Discours de Voltaire/Édition Garnier

La bibliothèque libre.

DISCOURS
DE M. DE VOLTAIRE
À SA RÉCEPTION À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRONONCÉ LE LUNDI 9 MAI 1746[1].

Messieurs,

Votre fondateur mit dans votre établissement toute la noblesse et la grandeur de son âme ; il voulut que vous fussiez toujours libres et égaux. En effet, il dut élever au-dessus de la dépendance des hommes qui étaient au-dessus de l’intérêt, et qui, aussi généreux que lui, faisaient aux lettres l’honneur qu’elles méritent, de les cultiver pour elles-mêmes[2]. Il était peut-être à craindre qu’un jour des travaux si honorables ne se ralentissent. Ce fut pour les conserver dans leur vigueur que vous vous fîtes une règle de n’admettre aucun académicien qui ne résidât dans Paris. Vous vous êtes écartés sagement de cette loi, quand vous avez reçu de ces génies rares que leurs dignités appelaient ailleurs, mais que leurs ouvrages touchants ou sublimes rendaient toujours présents parmi vous : car ce serait violer l’esprit d’une loi que de n’en pas transgresser la lettre en faveur des grands hommes. Si feu M. le président Bouhier, après s’être flatté de vous consacrer ses jours, fut obligé de les passer loin de vous, l’Académie et lui se consolèrent, parce qu’il n’en cultivait pas moins vos sciences dans la ville de Dijon, qui a produit tant d’hommes de lettres[3], et où le mérite de l’esprit semble être un des caractères des citoyens.

Il faisait ressouvenir la France de ces temps où les plus austères magistrats, consommés comme lui dans l’étude des lois, se délassaient des fatigues de leur état dans les travaux de la littérature. Que ceux qui méprisent ces travaux aimables, que ceux qui mettent je ne sais quelle misérable grandeur à se renfermer dans le cercle étroit de leurs emplois, sont à plaindre ! Ignorent-ils que Cicéron, après avoir rempli la première place du monde, plaidait encore les causes des citoyens, écrivait sur la nature des dieux, conférait avec des philosophes ; qu’il allait au théâtre, qu’il daignait cultiver l’amitié d’Ésopus et de Roscius, et laissait aux petits esprits leur constante gravité, qui n’est que le masque de la médiocrité ?

Mais le président Bouhier était très-savant ; mais il ne ressemblait pas à ces savants insociables et inutiles, qui négligent l’étude de leur propre langue pour savoir imparfaitement des langues anciennes ; qui se croient en droit de mépriser leur siècle, parce qu’ils se flattent d’avoir quelque connaissance des siècles passés ; qui se récrient sur un passage d’Eschyle, et n’ont jamais eu le plaisir de verser des larmes à nos spectacles. Il traduisit le poëme de Pétrone sur la guerre civile ; non qu’il pensât que cette déclamation, pleine de pensées fausses, approchât de la sage et élégante noblesse de Virgile : il savait que la satire de Pétrone[4], quoique semée de traits charmants, n’est que le caprice d’un jeune homme obscur qui n’eut de frein ni dans ses mœurs ni dans son style. Des hommes qui se sont donnés pour des maîtres de goût et de volupté estiment tout dans Pétrone ; et M. Bouhier, plus éclairé, n’estime pas même tout ce qu’il a traduit : c’est un des progrès de la raison humaine dans ce siècle qu’un traducteur ne soit plus idolâtre de son auteur, et qu’il sache lui rendre justice comme à un contemporain. Il exerça ses talents sur ce poëme, sur l’hymne à Vénus, sur Anacréon, pour montrer que les poëtes doivent être traduits en vers : c’était une opinion qu’il défendait avec chaleur, et on ne sera pas étonné que je me range à son sentiment. Qu’il me soit permis, messieurs, d’entrer ici avec vous dans ces discussions littéraires ; mes doutes me vaudront de vous des décisions. C’est ainsi que je pourrai contribuer au progrès des arts ; et j’aimerais mieux prononcer devant vous un discours utile qu’un discours éloquent.

Pourquoi Homère, Théocrite, Lucrèce, Virgile, Horace, sont-ils heureusement traduits chez les Italiens et chez les Anglais[5] ? Pourquoi ces nations n’ont-elles aucun grand poëte de l’antiquité en prose, et pourquoi n’en avons-nous encore eu aucun en vers ? Je vais tâcher d’en démêler la raison.

La difficulté surmontée, dans quelque genre que ce puisse être, fait une grande partie du mérite. Point de grandes choses sans de grandes peines : et il n’y a point de nation au monde chez laquelle il soit plus difficile que chez la nôtre de rendre une véritable vie à la poésie ancienne. Les premiers poètes formèrent le génie de leur langue ; les Grecs et les Latins employèrent d’abord la poésie à peindre les objets sensibles de toute la nature. Homère exprime tout ce qui frappe les yeux : les Français, qui n’ont guère commencé à perfectionner la grande poésie qu’au théâtre, n’ont pu et n’ont dû exprimer alors que ce qui peut toucher l’âme. Nous nous sommes interdit nous-mêmes insensiblement presque tous les objets que d’autres nations ont osé peindre. Il n’est rien que le Dante n’exprimât, à l’exemple des anciens : il accoutuma les Italiens à tout dire ; mais nous, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur des Géorgiques, qui nomme sans détour tous les instruments de l’agriculture ? À peine les connaissons-nous, et notre mollesse orgueilleuse, dans le sein du repos et du luxe de nos villes, attache malheureusement une idée basse à ces travaux champêtres, et au détail de ces arts utiles, que les maîtres et les législateurs de la terre cultivaient de leurs mains victorieuses. Si nos bons poëtes avaient su exprimer heureusement les petites choses, notre langue ajouterait aujourd’hui ce mérite, qui est très-grand, à l’avantage d’être devenue la première langue du monde pour les charmes de la conversation, et pour l’expression du sentiment. Le langage du cœur et le style du théâtre ont entièrement prévalu : ils ont embelli la langue française ; mais ils en ont resserré les agréments dans des bornes un peu trop étroites.

Et quand je dis ici, messieurs, que ce sont les grands poëtes qui ont déterminé le génie des langues[6], je n’avance rien qui ne soit connu de vous. Les Grecs n’écrivirent l’histoire que quatre cents ans après Homère, La langue grecque reçut de ce grand peintre de la nature la supériorité qu’elle prit chez tous les peuples de l’Asie et de l’Europe : c’est Térence qui, chez les Romains, parla le premier avec une pureté toujours élégante ; c’est Pétrarque qui, après le Dante, donna à la langue italienne cette aménité et cette grâce qu’elle a toujours conservées ; c’est à Lope de Véga que l’espagnol doit sa noblesse et sa pompe ; c’est Shakespeare qui, tout barbare qu’il était, mit dans l’anglais cette force et cette énergie qu’on n’a jamais pu augmenter depuis sans l’outrer, et par conséquent sans l’affaiblir. D’où vient ce grand effet de la poésie, de former et fixer enfin le génie des peuples et de leurs langues ? La cause en est bien sensible : les premiers bons vers, ceux même qui n’en ont que l’apparence, s’impriment dans la mémoire à l’aide de l’harmonie. Leurs tours naturels et hardis deviennent familiers ; les hommes, qui sont tous nés imitateurs, prennent insensiblement la manière de s’exprimer, et même de penser, des premiers dont l’imagination a subjugué celle des autres. Me désavouerez-vous donc, messieurs, quand je dirai que le vrai mérite et la réputation de notre langue ont commencé à l’auteur du Cid et de Cinna ?

Montaigne, avant lui, était le seul livre qui attirât l’attention du petit nombre d’étrangers qui pouvaient savoir le français ; mais le style de Montaigne n’est ni pur, ni correct, ni précis, ni noble. Il est énergique et familier ; il exprime naïvement de grandes choses. C’est cette naïveté qui plaît ; on aime le caractère de l’auteur ; on se plaît à se retrouver dans ce qu’il dit de lui-même, à converser, à changer de discours et d’opinion avec lui. J’entends souvent regretter le langage de Montaigne ; c’est son imagination qu’il faut regretter : elle était forte et hardie ; mais sa langue était bien loin de l’être.

Marot, qui avait forgé le langage de Montaigne, n’a presque jamais été connu hors de sa patrie : il a été goûté parmi nous pour quelques contes naïfs, pour quelques épigrammes licencieuses, dont le succès est presque toujours dans le sujet ; mais c’est par ce petit mérite même que la langue fut longtemps avilie : on écrivit dans ce style les tragédies, les poëmes, l’histoire, les livres de morale. Le judicieux Despréaux a dit[7] : « Imitez de Marot l’élégant badinage. » J’ose croire qu’il aurait dit le neuf badinage, si ce mot plus vrai n’eût rendu son vers moins coulant. Il n’y a de véritablement bons ouvrages que ceux qui passent chez les nations étrangères, qu’on y apprend, qu’on y traduit ; et chez quel peuple a-t-on jamais traduit Marot ?

Notre langue ne fut longtemps après lui qu’un jargon familier, dans lequel on réussissait quelquefois à faire d’heureuses plaisanteries ; mais quand on n’est que plaisant, on n’est point admiré des autres nations.


Enfin Malherbe vint, et le premier en France[8]
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.


Si Malherbe montra le premier ce que peut le grand art des expressions placées, il est donc le premier qui fut élégant ; mais quelques stances harmonieuses suffisaient-elles pour engager les étrangers à cultiver notre langage ? Ils lisaient le poëme admirable de la Jérusalem, l’Orlando, le Pastor Fido, les beaux morceaux de Pétrarque. Pouvait-on associer à ces chefs-d’œuvre un très-petit nombre de vers français, bien écrits à la vérité, mais faibles et presque sans imagination ?

La langue française restait donc à jamais dans la médiocrité, sans un de ces génies faits pour changer et pour élever l’esprit de toute une nation : c’est le plus grand de vos premiers académiciens, c’est Corneille seul qui commença à faire respecter notre langue des étrangers, précisément dans le temps que le cardinal de Richelieu commençait à faire respecter la couronne. L’un et l’autre portèrent notre gloire dans l’Europe. Après Corneille sont venus, je ne dis pas de plus grands génies, mais de meilleurs écrivains. Un homme s’éleva, qui fut à la fois plus passionné et plus correct, moins varié, mais moins inégal, aussi sublime quelquefois, et toujours noble sans enflure ; jamais déclamateur, parlant au cœur avec plus de vérité et plus de charmes.

Un de leurs contemporains, incapable peut-être du sublime qui élève l’âme, et du sentiment qui l’attendrit, mais fait pour éclairer ceux à qui la nature accorda l’un et l’autre, laborieux, sévère, précis, pur, harmonieux, qui devint enfin le poëte de la raison, commença malheureusement par écrire des satires ; mais bientôt après il égala et surpassa peut-être Horace dans la morale et dans l’art poétique : il donna les préceptes et les exemples ; il vit qu’à la longue l’art d’instruire, quand il est parfait, réussit mieux que l’art de médire, parce que la satire meurt avec ceux qui en sont les victimes, et que la raison et la vertu sont éternelles. Vous eûtes en tous les genres cette foule de grands hommes que la nature fit naître comme dans le siècle de Léon X et d’Auguste. C’est alors que les autres peuples ont cherché avidement dans vos auteurs de quoi s’instruire ; et, grâces en partie aux soins du cardinal de Richelieu, ils ont adopté votre langue, comme ils se sont empressés de se parer des travaux de nos ingénieux artistes, grâces aux soins du grand Colbert.

Un monarque illustre[9] chez tous les hommes par cinq victoires, et plus encore chez les sages par ses vastes connaissances, fait de notre langue la sienne propre, celle de sa cour et de ses États ; il la parle avec cette force et cette finesse que la seule étude ne donne jamais, et qui est le caractère du génie. Non-seulement il la cultive, mais il l’embellit quelquefois, parce que les âmes supérieures saisissent toujours ces tours et ces expressions dignes d’elles, qui ne se présentent point aux âmes faibles.

Il est dans Stockholm une nouvelle Christine[10] égale à la première en esprit, supérieure dans le reste ; elle fait le même honneur à notre langue. Le français est cultivé dans Rome, où il était dédaigné autrefois : il est aussi familier au souverain pontife que les langues savantes dans lesquelles il écrivit quand il instruisit le monde chrétien qu’il gouverne ; plus d’un cardinal italien écrit en français dans le Vatican, comme s’il était né à Versailles. Vos ouvrages, messieurs, ont pénétré jusqu’à cette capitale de l’empire le plus reculé de l’Europe et de l’Asie, et le plus vaste de l’univers ; dans cette ville qui n’était, il y a quarante ans, qu’un désert[11] habité par des bêtes sauvages : on y représente vos pièces dramatiques, et le même goût naturel qui fait recevoir, dans la ville de Pierre le Grand et de sa digne fille, la musique des Italiens, y fait aimer votre éloquence.

Cet honneur qu’ont fait tant de peuples à nos excellents écrivains est un avertissement que l’Europe nous donne de ne pas dégénérer. Je ne dirai pas que tout se précipite vers une honteuse décadence, comme le crient si souvent des satiriques qui prétendent en secret justifier leur propre faiblesse par celle qu’ils imputent en public à leur siècle. J’avoue que la gloire de nos armes se soutient mieux que celle de nos lettres ; mais le feu qui nous éclairait n’est pas encore éteint. Ces dernières années n’ont-elles pas produit le seul livre de chronologie dans lequel on ait jamais peint les mœurs des hommes, le caractère des cours et des siècles ? ouvrage qui, s’il était sèchement instructif comme tant d’autres, serait le meilleur de tous, et dans lequel l’auteur[12] a trouvé encore le secret de plaire : partage réservé au très-petit nombre d’hommes qui sont supérieurs à leurs ouvrages.

On a montré la cause du progrès et de la chute de l’empire romain, dans un livre encore plus court, écrit par un génie mâle et rapide[13], qui approfondit tout en paraissant tout effleurer. Jamais nous n’avons eu de traducteurs plus élégants et plus fidèles. De vrais philosophes ont enfin écrit l’histoire. Un homme éloquent et profond[14] s’est formé dans le tumulte des armes. Il est plus d’un de ces esprits aimables, que Tibulle et Ovide eussent regardés comme leurs disciples, et dont ils eussent voulu être les amis. Le théâtre, je l’avoue, est menacé d’une chute prochaine ; mais au moins je vois ici ce génie véritablement tragique[15] qui m’a servi de maître quand j’ai fait quelques pas dans la même carrière ; je le regarde avec une satisfaction mêlée de douleur, comme on voit sur les débris de sa patrie un héros qui l’a défendue. Je compte parmi vous ceux qui ont, après le grand Molière, achevé de rendre la comédie une école de mœurs et de bienséance : école qui méritait chez les Français la considération qu’un théâtre moins épuré eut dans Athènes. Si l’homme célèbre, qui le premier orna la philosophie des grâces de l’imagination, appartient à un temps plus reculé, il est encore l’honneur et la consolation du vôtre[16].

Les grands talents sont toujours nécessairement rares, surtout quand le goût et l’esprit d’une nation sont formés. Il en est alors des esprits cultivés comme de ces forêts où les arbres pressés et élevés ne souffrent pas qu’aucun porte sa tête trop au-dessus des autres. Quand le commerce est en peu de mains, on voit quelques fortunes prodigieuses, et beaucoup de misère ; lorsqu’enfin il est plus étendu, l’opulence est générale, les grandes fortunes rares. C’est précisément, messieurs, parce qu’il y a beaucoup d’esprit en France qu’on y trouvera dorénavant moins de génies supérieurs.

Mais enfin, malgré cette culture universelle de la nation, je ne nierai pas que cette langue, devenue si belle, et qui doit être fixée par tant de bons ouvrages, peut se corrompre aisément. On doit avertir les étrangers qu’elle perd déjà beaucoup de sa pureté dans presque tous les livres composés dans cette célèbre république, si longtemps notre alliée, où le français est la langue dominante, au milieu des factions contraires à la France. Mais si elle s’altère dans ces pays par le mélange des idiomes, elle est prête à se gâter parmi nous par le mélange des styles. Ce qui déprave le goût déprave enfin le langage. Souvent on affecte d’égayer des ouvrages sérieux et instructifs par les expressions familières de la conversation. Souvent on introduit le style marotique dans les sujets les plus nobles : c’est revêtir un prince des habits d’un farceur. On se sert de termes nouveaux, qui sont inutiles, et qu’on ne doit hasarder que quand ils sont nécessaires. Il est d’autres défauts dont je suis encore plus frappé, parce que j’y suis tombé plus d’une fois. Je trouverai parmi vous, messieurs, pour m’en garantir, les secours que l’homme éclairé à qui je succède s’était donnés par ses études. Plein de la lecture de Cicéron, il en avait tiré ce fruit de s’étudier à parler sa langue comme ce consul parlait la sienne. Mais c’est surtout à celui[17] qui a fait son étude particulière des ouvrages de ce grand orateur, et qui était l’ami de M. le président Bouhier, à faire revivre ici l’éloquence de l’un, et à vous parler du mérite de l’autre. Il a aujourd’hui à la fois un ami à regretter et à célébrer, un ami à recevoir et à encourager. Il peut vous dire avec plus d’éloquence, mais non avec plus de sensibilité que moi, quel charme l’amitié répand sur les travaux des hommes consacrés aux lettres ; combien elle sert à les conduire, à les corriger, à les exciter, à les consoler ; combien elle inspire à l’âme cette joie douce et recueillie, sans laquelle on n’est jamais le maître de ses idées.

C’est ainsi que cette Académie fut d’abord formée. Elle a une origine encore plus noble que celle qu’elle reçut du cardinal de Richelieu même : c’est dans le sein de l’amitié qu’elle prit naissance. Des hommes unis entre eux par ce lien respectable et par le goût des beaux-arts s’assemblaient sans se montrera la renommée ; ils furent moins brillants que leurs successeurs, et non moins heureux. La bienséance, l’union, la candeur, la saine critique si opposée à la satire, formèrent leurs assemblées. Elles animeront toujours les vôtres, elles seront l’éternel exemple des gens de lettres, et serviront peut-être à corriger ceux qui se rendent indignes de ce nom. Les vrais amateurs des arts sont amis. Qui est plus que moi en droit de le dire ? J’oserais m’étendre, messieurs, sur les bontés dont la plupart d’entre vous m’honorent, si je ne devais m’oublier pour ne vous parler que du grand objet de vos travaux, des intérêts devant qui tous les autres s’évanouissent, de la gloire de la nation.

Je sais combien l’esprit se dégoûte aisément des éloges ; je sais que le public, toujours avide de nouveautés, pense que tout est épuisé sur votre fondateur et sur vos protecteurs ; mais pourrai-je refuser le tribut que je dois, parce que ceux qui l’ont payé avant moi ne m’ont laissé rien de nouveau à vous dire ? Il en est de ces éloges qu’on répète comme de ces solennités qui sont toujours les mêmes, et qui réveillent la mémoire des événements chers à un peuple entier : elles sont nécessaires. Célébrer des hommes tels que le cardinal de Richelieu, Louis XIV, un Séguier, un Colbert, un Turenne, un Condé, c’est dire à haute voix : « Rois, ministres, généraux à venir, imitez ces grands hommes. » Ignore-t-on que le panégyrique de Trajan anima Antonin à la vertu ? et Marc-Aurèle, le premier des empereurs et des hommes, n’avoue-t-il pas dans ses écrits l’émulation que lui inspirèrent les vertus d’Antonin ? Lorsque Henri IV entendit dans le parlement nommer Louis XII le père du peuple, il se sentit pénétré du désir de l’imiter, et il le surpassa.

Pensez-vous, messieurs, que les honneurs rendus par tant de bouches à la mémoire de Louis XIV ne se soient pas fait entendre au cœur de son successeur, dès sa première enfance ? On dira un jour que tous deux ont été à l’immortalité, tantôt par les mêmes chemins, tantôt par des routes différentes. L’un et l’autre seront semblables, en ce qu’ils n’ont différé à se charger du poids des affaires que par reconnaissance ; et peut-être c’est en cela qu’ils ont été le plus grands. La postérité dira que tous deux ont aimé la justice, et ont commandé leurs armées. L’un recherchait avec éclat la gloire qu’il méritait ; il l’appelait à lui du haut de son trône : il en était suivi dans ses conquêtes, dans ses entreprises ; il en remplissait le monde : il déployait une âme sublime dans le bonheur, et dans l’adversité, dans ses camps, dans ses palais, dans les cours de l’Europe et de l’Asie ; les terres et les mers rendaient témoignage à sa magnificence ; et les plus petits objets, sitôt qu’ils avaient à lui quelque rapport, prenaient un nouveau caractère, et recevaient l’empreinte de sa grandeur. L’autre protége des empereurs et des rois, subjugue des provinces, interrompt le cours de ses conquêtes pour aller secourir ses sujets, et y vole du sein de la mort dont il est à peine échappé. Il remporte des victoires ; il fait les plus grandes choses avec une simplicité qui ferait penser que ce qui étonne le reste des hommes est pour lui dans l’ordre le plus commun et le plus ordinaire. Il cache la hauteur de son âme, sans s’étudier même à la cacher ; et il ne peut en affaiblir les rayons qui, en perçant malgré lui le voile de sa modestie, y prennent un éclat plus durable.

Louis XIV se signala par des monuments admirables, par l’amour de tous les arts, par les encouragements qu’il leur prodiguait. Ô vous, son auguste successeur, vous l’avez déjà imité, et vous n’attendez que cette paix que vous cherchez par des victoires, pour remplir tous vos projets bienfaisants qui demandent des jours tranquilles.

Vous avez commencé vos triomphes dans la même province où commencèrent ceux de votre bisaïeul, et vous les avez étendus plus loin. Il regretta de n’avoir pu, dans le cours de ses glorieuses campagnes, forcer un ennemi digne de lui à mesurer ses armes avec les siennes, en bataille rangée. Cette gloire qu’il désira, vous en avez joui. Plus heureux que le grand Henri, qui ne remporta presque de victoires que sur sa propre nation, vous avez vaincu les éternels et intrépides ennemis de la vôtre. Votre fils, après vous, l’objet de nos vœux et de notre crainte, apprit à vos côtés à voir le danger et le malheur même sans être troublé, et le plus beau triomphe sans être ébloui. Lorsque nous tremblions pour vous dans Paris, vous étiez au milieu d’un champ de carnage, tranquille dans les moments d’horreur et de confusion, tranquille dans la joie tumultueuse de vos soldats victorieux ; vous embrassiez ce général[18] qui n’avait souhaité de vivre que pour vous voir triompher, cet homme que vos vertus et les siennes ont fait votre sujet, que la France comptera toujours parmi ses enfants les plus chers et les plus illustres. Vous récompensiez déjà par votre témoignage et par vos éloges tous ceux qui avaient contribué à la victoire ; et cette récompense est la plus belle pour des Français.

Mais ce qui sera conservé à jamais dans les fastes de l’Académie, ce qui est précieux à chacun de vous, messieurs, ce fut l’un de vos confrères qui servit le plus votre protecteur et la France dans cette journée ; ce fut lui qui, après avoir volé de brigade en brigade, après avoir combattu en tant d’endroits différents, courut donner et exécuter ce conseil si prompt, si salutaire, si avidement reçu par le roi, dont la vue discernait tout dans des moments où elle peut s’égarer si aisément. Jouissez, messieurs, du plaisir d’entendre dans cette assemblée ces propres paroles, que votre protecteur dit au neveu[19] de votre fondateur, sur le champ de bataille : « Je n’oublierai jamais le service important que vous m’avez rendu. » Mais si cette gloire particulière vous est chère, combien sont chères à toute la France, combien le seront un jour à l’Europe, ces démarches pacifiques que fit Louis XV après ses victoires ! Il les fait encore, il ne court à ses ennemis que pour les désarmer, il ne veut les vaincre que pour les fléchir. S’ils pouvaient connaître le fond de son cœur, ils le feraient leur arbitre au lieu de le combattre, et ce serait peut-être le seul moyen d’obtenir sur lui des avantages[20]. Les vertus qui le font craindre leur ont été connues dès qu’il a commandé ; celles qui doivent ramener leur confiance, qui doivent être le lien des nations, demandent plus de temps pour être approfondies par des ennemis.

Nous, plus heureux, nous avons connu son âme dès qu’il a régné. Nous avons pensé comme penseront tous les peuples et tous les siècles : jamais amour ne fut ni plus vrai ni mieux exprimé ; tous nos cœurs le sentent, et vos bouches éloquentes en sont les interprètes. Les médailles dignes des plus beaux temps de la Grèce[21] éternisent ses triomphes et notre bonheur. Puissé-je voir dans nos places publiques ce monarque humain, sculpté des mains de nos Praxitèles, environné de tous les symboles de la félicité publique ! Puissé-je lire au pied de sa statue ces mots qui sont dans nos cœurs : Au père de la patrie !

FIN DU DISCOURS DE M. DE VOLTAIRE.

    de ce mérite, plus elle est harmonieuse. Voyez les vers italiens, la pénultième est toujours longue :

    Capitâno, mâno, sêno, christo, acquisto.

    Chaque langue a donc son génie, que des hommes supérieurs sentent les premiers, et font sentir aux autres. Ils font éclore ce génie caché de la langue. (Note de Voltaire.)

  1. Voltaire avait donné la Henriade, Œdipe, Mariamne, l’Indiscret, Brutus, et l’Histoire de Charles XII, lorsqu’au commencement de 1732 il se présenta pour une place à l’Académie française. Mais Le Gros de Boze déclara que Voltaire ne serait jamais un personnage académique, et le candidat eut à peine quelques voix. À la mort du cardinal de Fleury, en 1743, Voltaire, qui avait encore produit sur la scène Zaïre, la Mort de César, Alzire, Mahomet, Mérope, pensait à se présenter de nouveau. Le ministre Maurepas annonça qu’il s’opposerait à sa nomination. C’est à l’occasion de ce second refus que fut imprimé un pamphlet attribué au poëte Roy, et intitulé Discours prononcé à la porte de l’Académie française, par M. le directeur, à M***. Ce ne fut que trois ans après, à l’âge de cinquante-deux ans, que Voltaire fut nommé membre de l’Académie française. Encore fallut-il qu’il fît une espèce de profession de foi (voyez, dans la Correspondance, la lettre au R. P. de La Tour, du 7 février 1746). Il succédait au président Bouhier, et prit séance le 9 mai 1746. Le directeur de l’Académie était l’abbé d’Olivet. Voltaire, dans sa lettre à Maupertuis, du 26 mai ou 3 juillet 1746, parle de suppressions qu’on exigea lorsque, avant de prononcer son discours, il le lut dans un comité d’académiciens. Maupertuis ne croyait pas à la suppression.

    La réception donna naissance à quelques pamphlets : I. Lettre d’un académicien de Villefranche à M. de Voltaire, au sujet de son remerciement à l’Académie française, in-4°. — II. Réflexions sur le remerciement de M. de V*** à l’Académie française, faisant partie du Voltariana. — III. Discours prononcé à l’Académie française par M. de Voltaire, harangue ironique, dont l’auteur est Baillet de Saint-Julien. Louis Travenol fils, violon de l’Académie royale de musique, fit alors réimprimer le Discours prononcé à la porte de l’Académie, et une pièce de vers intitulée le Triomphe poétique, déjà publiée en 1739. Voltaire traduisit Travenol devant les tribunaux. Le Discours de réception de Voltaire a été admis dans le tome VIII de ses Œuvres, Dresde, 1748, in-8°. Dans l’édition des Œuvres de Voltaire, donnée dans la même ville en 1752, le Discours de réception fait partie du tome IV, et est précédé de cet Avertissement des éditeurs :

    « Quoiqu’un discours à l’Académie ne soit d’ordinaire qu’un compliment plein de louanges rebattues, et surchargé de l’éloge d’un prédécesseur qui se trouve souvent un homme très-médiocre ; cependant ce discours, dont plusieurs personnes nous ont demandé la réimpression, doit être excepté de la loi commune, qui condamme à l’oubli la plupart de ces pièces d’appareil, où l’on ne trouve rien. Il y a ici quelque chose, et les notes sont utiles. »

    On a quelquefois attribué aux éditeurs de Kehl ce petit Avertissement, qui est peut-être de Voltaire lui-même. Les notes avaient été ajoutées en 1748. (B.)

  2. L’Académie française est la plus ancienne de France ; elle fut d’abord composée de quelques gens de lettres, qui s’assemblaient pour conférer ensemble. Elle n’est point partagée en honoraires et pensionnaires ; elle n’a que des droits honorifiques, comme celui des commensaux de la maison du roi, de ne point plaider hors de Paris ; celui de haranguer le roi en corps avec les cours supérieures, et de ne rendre compte directement qu’au roi. (Note de Voltaire.)
  3. MM. de La Monnoie, Bouhier, Lantin, et surtout l’éloquent Bossuet, évêque de Meaux, regardé comme le dernier Père de l’Église. (Id.)
  4. Saint-Évremond admire Pétrone, parce qu’il le prend pour un grand homme de cour, et que Saint-Évremond croyait en être un : c’était la manie du temps. Saint-Évremond et beaucoup d’autres décident que Néron est peint sous le nom de Trimalcion ; mais en vérité, quel rapport d’un vieux financier grossier et ridicule, et de sa vieille femme, qui n’est qu’une bourgeoise impertinente, qui fait mal au cœur, avec un jeune empereur et son épouse, la jeune Octavie ou la jeune Poppée ? Quel rapport des débauches et des larcins de quelques écoliers fripons avec les plaisirs du maître du monde ? Le Pétrone, auteur de la satire, est visiblement un jeune homme d’esprit, élevé parmi des débauchés obscurs, et n’est pas le consul Pétrone. (Note de Voltaire.)
  5. Horace est traduit en vers italiens par (Stefano) Pallavicini ; Virgile, par Annibal Caro ; Ovide, par Anguillara ; Théocrite, par Ricolotti. Les Italiens ont cinq bonnes traductions d’Anacréon. À l’égard des Anglais, Dryden a traduit Virgile et Juvénal ; Pope, Homère ; Creech, Lucrèce, etc. (Id.)
  6. On n’a pu, dans un discours d’appareil, entrer dans les raisons de cette difficulté attachée à notre poésie ; elle vient du génie de la langue : car quoique M. de Lamotte, et beaucoup d’autres après lui, aient dit en pleine Académie que les langues n’ont point de génie, il parait démontré que chacune a le sien bien marqué.

    Ce génie est l’aptitude à rendre heureusement certaines idées, et l’impossibilité d’en exprimer d’autres avec succès. Ces secours et ces obstacles naissent : 1° de la désinence des termes ; 2° des verbes auxiliaires et des participes ; 3° du nombre plus ou moins grand des rimes ; 4° de la longueur et de la brièveté des mots ; 5° des cas plus ou moins variés ; 6° des articles et pronoms ; 7° des élisions ; 8° de l’inversion ; 9° de la quantité dans les syllabes ; et enfin d’une infinité de finesses qui ne sont senties que par ceux qui ont fait une étude approfondie d’une langue.

    La désinence des mots, comme perdre, vaincre, un coin, sucre, reste, crotte, perdu, sourdre, fief, coffre : ces syllabes dures révoltent l’oreille, et c’est le partage de toutes les langues du Nord.

    Les verbes auxiliaires et les participes. Victis hostibus, les ennemis ayant été vaincus : voilà quatre mots pour deux. Lœso et invicto militi ; c’est l’inscription des Invalides de Berlin ; si on va traduire, pour les soldats qui ont été blessés, et qui n’ont pas été vaincus, quelle langueur ! Voilà pourquoi la langue latine est plus propre aux inscriptions que la française.

    Le nombre des rimes. Ouvrez un dictionnaire de rimes italiennes et un de rimes françaises, vous trouvez toujours une fois plus de termes dans l’italien ; et vous remarquerez encore que dans le français il y a toujours vingt rimes burlesques et basses pour deux qui peuvent entrer dans le style noble.

    La longueur et la brièveté des mots. C’est ce qui rend la langue plus ou moins propre à l’expression de certaines maximes, et à la mesure de certains vers.

    On n’a jamais pu rendre en français dans un beau vers :

    Quanto si mostra men, tanto è più bella.

    On n’a jamais pu traduire en beaux vers italiens :


    Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier.
    (Henr., I, 31.)

    C’est un poids bien pesant qu’un nom trop tôt fameux,
    (Henr., III, 41.)

    Les cas plus ou moins variés. Mon père, de mon père, à mon père, meus pater, mei patris, meo patri ; cela est sensible.

    Les articles et pronoms. De ipsius negotio ei loquebatur. Con ello parlava dell’ affare di lui ; il lui parlait de son affaire. Point d’amphibologie dans le latin. Elle est presque inévitable dans le français. On ne sait si son affaire est celle de l’homme qui parle, ou de celui auquel on parle ; le pronom il se retranche en latin, et fait languir l’italien et le français.

    Les élisions.

    Canto l’arme pietose, e il capitano.

    Nous ne pouvons dire :

    Chantons la piété et la vertu heureuse.

    Les inversions. César cultiva tous les arts utiles ; on ne peut tourner cette phrase que de cette seule façon. On peut dire en latin de cent vingt façons différentes :

    Cæsar omnes utiles artes coluit.

    Quelle incroyable différence !

    La quantité dans les syllabes. C’est de là que naît l’harmonie. Les brèves et les longues des Latins forment une vraie musique. Plus une langue approche

  7. Art poétique, I, 90.
  8. Art poétique, I, 131.
  9. Frédéric II, roi de Prusse.
  10. La princesse Ulrique de Prusse, reine de Suède, à qui Voltaire avait adressé un célèbre madrigal (voyez, dans les Poésies mêlées, tome X, page 549).
  11. L’endroit où est Pétersbourg n’était qu’un désert marécageux et inhabité. (Note de Voltaire.)
  12. C’est le président Hénault. Dans quelques traductions de ce discours, on a mis en note l’abbé Lenglet, au lieu de M. Hénault ; c’est une étrange méprise. (Note de Voltaire.)
  13. Le président de Montesquieu. (Id.)
  14. Le marquis de Vauvenargues, jeune homme de la plus grande espérance, mort à vingt-sept ans. (Id.)
  15. M. Crébillon, auteur d’Électre et de Rhadamiste. Ces pièces, remplies de traits vraiment tragiques, sont souvent jouées. (Id.)
  16. M. de Fontenelle. (Note de M. Decroix.)
  17. L’abbé d’Olivet, directeur de l’Académie lors de la réception de Voltaire, et qui, en cette qualité, répondit à son discours.
  18. Le maréchal de Saxe ; voyez, tome XV, le chapitre xv du Précis du Siècle de Louis XV.
  19. M. le maréchal duc de Richelieu. (Note de Voltaire.)
  20. L’événement a justifié, en 1748, ce que disait M. de Voltaire en 1746. (Id.)
  21. Les médailles frappées au Louvre sont au-dessus des plus belles de l’antiquité, non pas pour les légendes, mais pour le dessin et la beauté des coins. (Id.)