Discours prononcé lors de la reprise des travaux de la Classe des Lettres

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Discours prononcé lors de la reprise des travaux de la Classe des Lettres
Bulletins de la classe des lettres et des sciences morales et politiques (p. 11-16).

Discours prononcé lors de la reprise des travaux de la Classe des Lettres


M. le Directeur ouvre la séance en prononçant les paroles suivantes :

Mes chers confrères,

Le 3 août 1914, le jour même où la Belgique apprenait, avec ce sursaut d’indignation que vous vous rappelez tous, la mise en demeure que l’Allemagne lui adressait, de se déshonorer en violant la confiance de l’Europe et en devenant sa complice, notre Classe tenait sa séance mensuelle. J’avais l’honneur de la présider, et si, participant à l’émotion qui nous étreignait, j’ai pu bien mal me faire l’interprète de votre foi dans la patrie et dans la sainteté de notre cause, cette foi, du moins, je la savais, je la sentais indéfectible et capable de supporter toutes les épreuves. Et, en effet, elle les a supportées toutes. Sans faiblir, elle a résisté à la chute de nos forteresses, à la retraite de notre armée, à l’occupation quasi totale de notre territoire et, enfin, aux attentats les plus effroyables, les plus inouïs qui aient jamais déshonoré une invasion. L’atrocité de l’occupation augmentait avec sa durée. Dépité de la résistance de sa victime, l’agresseur s’acharnait sur elle avec une barbarie méthodique. Ce n’est pas seulement le corps, mais l’âme même de la patrie qu’il avait résolu de détruire. Falsifiant l’histoire comme il avait violé le droit, il faisait affirmer par ses savants à tout faire que cette nation, dont il était non seulement incapable, mais indigne de comprendre la raison et la volonté de vivre, n’était qu’un produit artificiel et éphémère de la politique. Avec une hypocrisie plus répugnante encore que sa cruauté, il se disait appelé à sauver les Flamands de l’oppression wallonne, et, recourant une fois de plus à ces fallacieuses doctrines qui répartissent les peuples d’après les langues, sans tenir compte de leur volonté, et qui ont si admirablement servi dans le passé les appétits conquérants de la Prusse, il édictait cette séparation administrative qui n’était qu’une forme déguisée de l’annexion, mais d’une annexion qui devait en même temps livrer au vainqueur, comme un simple butin, les corps et les âmes de tous les Belges.

Cependant, durant cinquante et un mois, ni les supplices, ni les déportations, ni l’esclavage rétabli sur tout un peuple n’ont pu venir à bout de notre endurance. Spectacle merveilleux, affirmation grandiose de la supériorité de la force morale sur la force tout court, si formidable, si savamment organisée qu’elle puisse être. Il n’est pas un Belge qui n’ait senti se cabrer, sous le choc de l’agression, sa dignité de citoyen et sa conscience d’homme libre. Sauf une poignée de traîtres, dont l’abjection intellectuelle explique peut-être, sans l’excuser, l’abjection morale, il nous a paru évident dès le premier jour que ce qui était en question, c’était, avec le droit du peuple de disposer de soi-même, ce qu’il y a de plus sacré en ce monde : la fidélité à la parole donnée, la religion de l’honneur et le respect de la justice. C’est aussi tout cela qui vient de triompher, et la Belgique reprend sa place au milieu des nations, glorieuse d’avoir souffert, lutté et vaincu, non seulement pour elle-même, mais pour le principe essentiel de toute civilisation. Justicia fundamentum regnorum. Il n’est pas de joie plus haute et plus pure que celle d’une victoire qui répond aussi complètement que celle-ci aux aspirations de la conscience. Et nulle part, sans doute, elle ne sera ressentie avec plus d’allégresse que parmi nous, puisque aussi bien la mission de notre Compagnie est l’étude de ces grands problèmes d’histoire, de politique et de morale dont jamais la portée ne s’est révélée aussi pleinement que durant les années tragiques qui viennent de prendre fin.

Je parle de nos sentiments, Messieurs, et je me sens malheureusement incapable d’exprimer, comme je le voudrais, le plus puissant de tous. Comment traduire, en effet, sans les déflorer, l’admiration, la vénération, la reconnaissance qui, de nos cœurs comme de ceux de tous les Belges, montent vers notre Roi et vers notre Reine ? Par un bonheur inouï, il s’est trouvé qu’au moment même où se jouaient ses destinées, la Nation a rencontré en eux des vertus si hautes et un si pur héroïsme que, de se savoir personnifiée ainsi devant l’ennemi comme devant le monde, son courage s’en est trouvé décuplé. Aux soldats de dire ce que notre Roi a été pour eux dans les tranchées, sous les balles, derrière les parapets, ce que la Reine leur a apporté de réconfort, et ce que le sillage de sa robe blanche d’infirmière a remué dans les hôpitaux d’espérances et de consolations. De ce côté-ci de l’Yser, tous ceux qui sont restés, tous ceux qui ont été déportés dans les geôles d’Allemagne ont vécu, le mot n’est pas trop fort, dans le rayonnement que répandaient de loin la force et la douceur associées d’Albert et d’Élisabeth.

Eux seuls peut-être, avec cette simplicité qui dès l’abord leur avait gagné les âmes, ne se rendent pas exactement compte de tout ce qu’ils ont fait pour nous. Mais nous, qui l’avons senti et le sentirons jusqu’au dernier jour, nous pouvons, nous devons en rendre témoignage, et nous leur dirons : Sire, Madame, si la Belgique a si fermement attendu la délivrance et n’a pas failli aux heures les plus sombres, c’est que Vous avez, par Votre exemple, soutenu sa fierté et entretenu ses espoirs. Se reconnaissant en Vous, elle s’est élevée à la hauteur de Votre héroïsme. En la conservant à elle-même, Vous l’avez faite Vôtre à jamais, et ces années de deuil et de gloire ont noué dans le sang et dans les larmes, entre Vous et elle, un lien aussi fort que la mort et que l’amour.

À son Roi, la Belgique a donné la seule récompense qui pût répondre à celle grande âme : elle s’est montrée digne de lui. Vous savez trop bien, pour que j’y insiste, quel a été le courage de ces milliers de victimes que les fusillades ou la déportation ont punies du crime d’avoir aimé leur patrie et haï l’iniquité. Toutes les classes sociales ont fait également leur devoir, étonnées de se rencontrer si semblables dans le sacrifice et se rapprochant les unes des autres dans une même fidélité à leur mère commune. Dévouements obscurs pour la plupart, et d’autant plus sublimes ! Quelques-uns pourtant partirent de trop haut pour passer inaperçus. Son Éminence le cardinal Mercier est devenu, devant l’Europe, l’interprète éloquent et intrépide des protestations du droit foulé aux pieds. Sa voix de prêtre et de penseur a trouvé des accents dignes de la justice de notre cause, et l’émotion que nous en avons ressentie s’est trouvée rehaussée encore par la fierté de compter, parmi les membres de notre Classe, un homme en qui le caractère est supérieur même à l’intelligence et à la science.

Nous saluons aussi nos confrères Paul Fredericq et le P. Delehaye : le premier, déporté en Allemagne pour avoir résisté aux machinations de l’ennemi contre l’Université de Gand ; le second, condamné à douze ans de travaux forcés pour avoir inspiré de son patriotisme l’un de ces nobles petits journaux clandestins qui, durant l’occupation, furent les seuls interprètes de la Nation.

Messieurs, nous reprenons enfin nos travaux après quatre ans et demi de silence, dans un pays jonché de ruines. Nous n’avons pas échappé au sort commun. Notre vieux Palais des Académies a été envahi par l’ennemi, nous en avons été chassés, et obligés de réfugier dans une salle de la Bibliothèque royale ce que nous avons pu sauver de nos archives, et d’y abriter notre Secrétariat. De séances régulières, il ne pouvait plus être question. Siéger sous l’œil et avec la complaisance de l’ennemi, c’eût été pour ainsi dire reconnaître son attentat. Pouvions-nous, nous dont le Roi est Protecteur, demander l’autorisation de nous réunir à des von Bissing ou à des von Falkenhausen ? Nous nous sommes tus, nous contentant de nous réunir, les uns à Bruxelles, les autres à Gand ou à Liège, en des séances familières où l’on s’entretenait de l’avenir et du jour, enfin arrivé, où l’Académie se ranimerait dans l’indépendance reconquise, et pour le service de la Patrie. Durant quatre ans et demi, nous avons attendu. Nous avons attendu avec courage, mais avec combien de tristesse ! Que de pertes à déplorer ! Les angoisses patriotiques, la misère du temps, les deuils privés, chez beaucoup d’entre nous, chez beaucoup des meilleurs, ont eu raison de la résistance physique. Nous avons eu successivement à déplorer la perte dans la Section d’histoire et des lettres de MM. Godefroid Kurth, Ernest Discailles, Henri Francotte, Henri Lonchay, le baron de Borchgrave ; dans la Section des sciences morales et politiques, de MM. Mesdagh de ter Kiele, Victor Brants, Émile Waxweiler.

Nous aurons à rendre plus tard à ces chers morts le tribut de reconnaissance et d’estime que nous leur devons. Mais nous aurons aussi, par piété pour eux, comme par respect pour nous-mêmes, à rayer de la liste de nos associés les noms de quelques personnes qui n’ont pas craint de se déshonorer comme hommes et de se discréditer comme savants en portant contre la Belgique, au moment où la lâche agression allemande se ruait sur elle, des accusations aussi infamantes que mensongères. Je citerai comme tels MM. von Wilamowitz-Möllendorf, Lamprecht et von Liszt.

Et maintenant, mes chers Confrères, remettons-nous à la besogne. Renouons les fils interrompus de nos travaux. Dans cette Belgique où tout est à refaire, recommençons joyeusement notre tâche. Après la convulsion formidable dont il sort, le monde, sans doute, va se transformer. Bien des préjugés vont disparaître, bien des idées et des tendances nouvelles s’épanouir. Malheur à ceux qui n’auront rien oublié et rien appris ! Nous entrons dans une période de l’histoire où les nations étroitement associées vont s’unir pour veiller ensemble sur les intérêts les plus sacrés de l’humanité. Au nationalisme conquérant dont nous constatons en ce moment la chute retentissante, va se substituer une époque de civilisation fraternelle et de paix pour tous les peuples de bonne volonté. Dans cette collaboration à l’œuvre commune, les Académies peuvent et doivent jouer un rôle. Je souhaite à la nôtre de répondre à ce que l’on est en droit d’exiger d’elle, aujourd’hui que notre pays a pris dans le monde une place dont il ne lui est pas permis de déchoir.