Documents biographiques/Édition Garnier/39

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XXXIX.

VOLTAIRE À ANET.

lettres de Mme de staal[1] à Mme du deffant.

1747.

Anet, mardi 15 août 1747.

... Mme du Châtelet et Voltaire[2], qui s’étaient annoncés pour aujourd’hui, et qu’on avait perdus de vue, parurent hier sur le minuit, comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés qu’ils semblaient avoir apportée de leurs tombeaux ; on sortait de table ; c’étaient pourtant des spectres affamés : il leur fallut un souper, et, qui plus est, des lits qui n’étaient point préparés. La concierge, déjà couchée, se leva à grande hâte. Gaya[3], qui avait offert son logement pour les cas pressants, fut forcé de le céder dans celui-ci, déménagea avec autant de précipitation et de déplaisir qu’une armée surprise dans son camp, laissant une partie de son bagage au pouvoir de l’ennemi. Voltaire s’est bien trouvé du gîte : cela n’a point du tout consolé Gaya. Pour la dame, son lit ne s’est pas trouvé bien fait ; il a fallu la déloger aujourd’hui. Notez que ce lit, elle l’avait fait elle-même, faute de gens, et avait trouvé un défaut de… dans les matelas, ce qui, je crois, a plus blessé son esprit exact que son corps peu délicat ; elle a par intérim un appartement qui a été promis, qu’elle laissera vendredi ou samedi pour celui du maréchal de Maillebois[4], qui s’en va un de ces jours. Il est venu ici en même temps que nous avec sa fille et sa belle-fille : l’une est jolie, l’autre laide et triste. Il a chassé avec ses chiens un chevreuil et pris un faon de biche : voilà tout ce qui se peut tirer de là. Nos nouveaux hôtes fourniront plus abondamment : ils vont faire répéter leur comédie[5] ; c’est Venture qui fait le comte de Boursoufle : on ne dira pas que ce soient des armes parlantes, non plus que Mme du Châtelet faisant Mlle de La Cochonnière, qui devrait être grosse et courte. Voilà assez parlé d’eux pour aujourd’hui…


Anet, mercredi 16 août 1747.

... Nos revenants ne se montrent point de jour ; ils apparurent hier à dix heures du soir : je ne pense pas qu’on les voie guère plus tôt aujourd’hui : l’un est à décrire de hauts faits[6], l’autre à commenter Newton ; ils ne veulent ni jouer ni se promener : ce sont bien des non-valeurs dans une société, où leurs doctes écrits ne sont d’aucun rapport. Voici bien pis : l’apparition de ce soir a produit une déclamation véhémente contre la licence de se choisir des tableaux au cavagnole[7] : cela a été poussé sur un ton qui nous est tout à fait inouï, et soutenu avec une modération non moins surprenante ; mais ce qui ne se peut endurer, ma reine, c’est l’excès de ma bavarderie. Je vous fais pourtant grâce de ma métaphysique. Pour répondre sur cet article, il faudrait que je susse plus nettement ce que vous entendez par la nature, par démontrer. Ce qui sert de principe et de règle de conduite n’est pas au rang des choses démontrées, à ce qu’il me semble, et n’en est pas moins d’usage. Adieu, ma reine, en voilà beaucoup trop.


Anet, 20 août 1747.

Vous ne vous portez pas bien, vous menez une vie triste ; cela me fâche, ma reine. J’ai envie que vous fassiez votre voyage de Montmorency ; quoique cela ne soit pas gai, c’est toujours une diversion : elle ne manque pas ici à nos ennuis ; c’est le flux et reflux qui emporte nos compagnies et nous en ramène d’autres ; les Maillebois, les Villeneuve sont partis ; est arrivée Mme Dufour, exprès pour jouer le rôle de Mme Barbe, gouvernante de Mlle de La Cochonnière, et, je crois, en même temps servante de basse-cour du baron de La Cochonnière. Voilà le nom que vous n’avez pu lire. Je crois en effet, ma reine, que vous avez bien de la peine à me déchiffrer. Nous attendons demain les Estillac, au nombre de quatre, car Mme de Vogué et M. de Menou en sont. Mme de Valbelle nous est aussi arrivée ; la Malause s’est promise pour demain. Le cousin Soquence, aussi fier chasseur que Nemrod, n’est pas encore venu, et toutes nos chasses sont sans succès. La duchesse parle d’aller à Navarre[8], et ne peut s’y résoudre : M. de Bouillon la presse, dit-elle ; si elle y va, elle n’y sera guère : c’est un prodige de douceur et de complaisance, elle ne manque pas une promenade. La pauvre Saint-Pierre[9], mangée de goutte, souffrant le martyre, s’y traîne tant qu’elle peut, mais non pas avec moi, qui ne vais pas sur terre, et semble un hydrophobe quand je suis sur l’eau.

Mme du Châtelet est d’hier à son troisième logement : elle ne pouvait plus supporter celui qu’elle avait choisi ; il y avait du bruit, de la fumée sans feu (il me semble que c’est son emblème). Le bruit, ce n’est pas la nuit qu’il l’incommode, à ce qu’elle m’a dit, mais le jour, au fort de son travail : cela dérange ses idées. Elle fait actuellement la revue de ses Principes : c’est un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance : c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde. Elle préfère le bon air de cette occupation à tout amusement, et persiste à ne se montrer qu’à la nuit close. Voltaire a fait des vers galants qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite inusitée…

Anet, 24 août 1747.

J’espérais quelque chose de vous aujourd’hui, ma reine : je n’ai rien. Je vous crois à Montmorency ; vous n’aurez aussi presque rien de moi, car le temps me manque. Vous saurez seulement que nos deux ombres, croquées par M. de Richelieu, disparaîtront demain ; il ne peut aller à Gênes[10] sans les avoir consultées : rien n’est si pressant. La comédie qu’on ne devait voir que demain sera vue aujourd’hui, pour hâter le départ. Je vous rendrai compte du spectacle et des dernières circonstances du séjour ; mais, je vous prie, ne laissez pas traîner mes lettres sur votre cheminée…

Anet, dimanche 27 août 1747.

… Je vous ai mandé jeudi que nos revenants partaient le lendemain et que la pièce se jouait le soir : tout cela s’est fait. Je ne puis vous rendre Boursoufle que mincement. Mlle de La Cochonnière a si parfaitement exécuté l’extravagance de son rôle que j’y ai pris un vrai plaisir. Mais Venture n’a mis que sa propre fatuité au personnage de Boursoufle, qui demandait au delà ; il a joué naturellement dans une pièce où tout doit être aussi forcé que le sujet. Paris a joué en honnête homme le rôle de Maraudin, dont le nom exprime le caractère. Motel a bien fait le baron de La Cochonnière, d’Estillac un chevalier, Duplessis un valet. Tout cela n’a pas mal été, et l’on peut dire que cette farce a été bien rendue ; l’auteur l’a annoblie d’un prologue qu’il a joué lui-même, et très-bien, avec notre Dufour, qui, sans cette action brillante, ne pouvait digérer d’être Mme Barbe ; elle n’a pu se soumettre à la simplicité d’habillement qu’exigeait son rôle, non plus que la principale actrice, qui, préférant les intérêts de sa figure à ceux de la pièce, a paru sur le théâtre avec tout l’éclat et l’élégante parure d’une dame de la cour : elle a eu sur ce point maille à partir avec Voltaire ; mais c’est la souveraine, et lui l’esclave. Je suis très-fâchée de leur départ, quoique excédée de ses diverses volontés, dont elle m’avait remis l’exécution.

Le plaisir de faire rire d’aussi honnêtes gens que ceux que vous me marquez s’être divertis de mes lettres me ferait encore supporter cette onéreuse charge ; mais voilà la scène finie et mes récits terminés. Il y a bien encore de leur part quelques ridicules éparpillés que je pourrai vous ramasser au premier moment de loisir ; pour aujourd’hui, je ne puis aller plus loin.

Adieu, ma reine ; je vous prie de vous guérir parfaitement, de me mander avec la plus grande exactitude comment vous vous portez.


Anet, mercredi 30 août 1747.

J’espérais apprendre hier de vos nouvelles, ma reine. Si je n’en ai pas demain, je serai tout à fait en peine de vous. Notre princesse a écrit au président[11], et l’invite à venir ici et à vous y amener : vous savez cela sans doute ? J’ai fait ce que j’ai pu pour la détourner de cette démarche, qui pourra être infructueuse et dont le mauvais succès la fâchera. Si votre santé et les dispositions du président se trouvent favorables, cela sera charmant ; en tout cas, on vous garde un bon appartement : c’est celui dont Mme du Châtelet, après une revue exacte de toute la maison, s’était emparée. Il y aura un peu moins de meubles qu’elle n’y en avait mis, car elle avait dévasté tous ceux par où elle avait passé pour garnir celui-là. On y a retrouvé six ou sept tables : il lui en faut de toutes les grandeurs, d’immenses pour étaler ses papiers, de solides pour soutenir son nécessaire, de plus légères pour les pompons, pour les bijoux ; et cette belle ordonnance ne l’a pas garantie d’un accident pareil à celui qui arriva à Philippe II quand, après avoir passé la nuit à écrire, on répandit une bouteille d’encre sur ses dépêches. La dame ne s’est pas piquée d’imiter la modération de ce prince, aussi n’avait-il écrit que sur des affaires d’État, et ce qu’on lui a barbouillé, c’était de l’algèbre, bien plus difficile à remettre au net.

En voilà trop sur le même sujet, qui doit être épuisé ; je vous en dirai pourtant encore un mot, et cela sera fini. Le lendemain du départ, je reçois une lettre de quatre pages, de plus un billet dans le même paquet qui m’annonce un grand désarroi. M. de Voltaire a égaré sa pièce, oublié de retirer les rôles, et perdu le prologue ; il m’est enjoint de retrouver le tout, d’envoyer au plus vite le prologue, non par la poste, parce qu’on le copierait, de garder les rôles, crainte du même accident, et d’enfermer la pièce sous cent clefs. J’aurais cru un loquet suffisant pour garder ce trésor ! J’ai bien et dûment exécuté les ordres reçus.



  1. Marguerite-Jeanne Cordier Delaunay, baronne de Staal (1681-1750), d’abord femme de chambre, puis dame de la duchesse du Maine. Ses Mémoires, qui l’ont rendue célèbre, parurent en 1755.
  2. 2. Voltaire, qui venait de composer, à la prière de la duchesse du Maine, son Épître sur la victoire de Lawfeld (2 juillet 1747), avait été invité par elle à venir la visiter à sa belle résidence d’Anet.
  3. Le chevalier de Gaya, officier au service de la duchesse du Maine.
  4. Jean-Baptiste-François Desmarets, marquis de Maillebois (1682-1762), fils du contrôleur général, maréchal de France en 1741.
  5. La comédie du Comte de Boursoufle, que Voltaire et Mme du Châtelet avaient voulu d’abord produire à Anet comme une pièce improvisée pour la circonstance.
  6. Allusion à l’Épître sur la victoire de Lawfeld, que Voltaire adressa à la duchesse du Maine.
  7. « Sorte de jeu de hasard, où les joueurs ont des tableaux, et tirent les boules chacun à son tour. » (Dict. de l’Académie.)
  8. Château près d’Évreux, appartenant à la maison de Bouillon, et aujourd’hui détruit. Il a été chanté par Rulhières.
  9. Marguerite-Thérèse Colbert de Croissy (1682-1769), veuve, en 1702, du marquis de Resnel, et remariée, en 1704, au duc de Saint-Pierre.
  10. Le duc de Richelieu avait été appelé à remplacer, comme gouverneur de Gênes, le duc de Boufflers, mort de la petite vérole, le 2 Juillet 1747, après avoir forcé les Anglais à se rembarquer.
  11. Le président Hénault (1685-1770), ami très-intime de Mme du Deffant.


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