Du Poète historien

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Du Poète historien
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 807-831).


DU
POÈTE HISTORIEN


Histoire de la Restauration, par M. De Lamartine, 8 vol. in-8o.

Je ne suis pas de ceux qui refusent aux poètes la faculté d’écrire l’histoire, je pense au contraire que l’imagination joue un rôle très important dans le talent historique ; mais pour que l’imagination intervienne utilement dans la composition d’un récit fondé sur la réalité, il faut que les matériaux aient été préparés par la science, c’est-à-dire par l’étude attentive des faits, par le dépouillement des documens originaux. Apres l’accomplissement de cette condition préliminaire, l’usage de l’imagination n’offre aucun danger. Je vais plus loin, je la considère comme un auxiliaire indispensable. Pour le contester, il faut n’avoir jamais compris qu’un seul côté de l’histoire. Qu’on me vante tant qu’on voudra l’érudition des annalistes, qu’on préconise l’utilité, l’exactitude de leurs travaux : malgré ma profonde estime pour leur persévérance, pour leur dévoûment à la vérité, je ne consentirai jamais à les prendre pour de vrais historiens. Il ne suffit pas de connaître la vérité, de la connaître tout entière, dans ses moindres détails, pour prétendre légitimement au titre d’historien ; un pareil titre ne se conquiert pas si facilement. Les grands écrivains de la Grèce et de l’Italie qui ont entrepris le récit des événemens accomplis dans leur pays avaient mesuré toutes les difficultés de leur tâche, et ne séparaient pas la science de l’art, c’est-à-dire la mémoire de l’imagination. Le secret des négociations, les épisodes d’une bataille, les principes du gouvernement n’étaient pour eux que les élémens du récit, interprétés par le récit lui-même. La plupart des historiens de nos jours ne paraissent pas avoir entrevu cette double face de l’histoire. À l’exception d’Augustin Thierry, qui se rattache directement aux grands maîtres de l’antiquité par l’union constante d’une science profonde et d’un art infini, je les vois se contenter de la relation des faits sans prendre la peine de les animer. Or c’est là une façon très mesquine et très incomplète de réaliser la tâche de l’historien. Proscrire l’imagination comme un danger est à mes yeux une singulière méprise ; si la vérité littérale peut tirer quelque profit de cette proscription, ce n’est pas à cette condition qu’elle se popularise et prend possession de la foule.

Quand j’ai vu M. de Lamartine aborder l’histoire, je ne me suis pas alarmé, je n’ai pas condamné d’avance les travaux qu’il entreprenait ; j’ai réservé mon jugement, ne voulant pas me prononcer à la légère. Malheureusement l’Histoire des Girondins a semblé donner gain de cause à ceux qui le déclaraient insuffisant pour une pareille tâche. Je n’entends pas contester la réalité de ce premier échec, il est certain en effet qu’aux yeux de tous les hommes sérieux, l’Histoire des Girondins est un livre infidèle à son titre. Que les hommes du monde, que les oisifs l’aient accueilli avec empressement, avec sympathie, comme une distraction séduisante, comme une agréable manière de tuer le temps, peu importe assurément. Que signifie la popularité de ce livre pour les hommes habitués à l’analyse, à l’interprétation des faits ? Elle signifie que les esprits trop nombreux pour qui l’étude est une fatigue, la pensée un tourment, ont salué avec bonheur un tableau de la révolution française qui les intéressait comme un roman. C’est là sans doute un assez triste éloge, et pourtant c’est l’expression pure de la vérité. L’Histoire des Girondins, amusante, je le veux bien, n’enseignera jamais à personne la marche de la révolution française. Pourquoi ? C’est que dans ce livre l’imagination règne en souveraine, et que la science proprement dite n’y tient qu’une très petite place. Les preuves de cette assertion ne sont pas difficiles à trouver, et je n’aurais que l’embarras du choix. On se rappelle en effet les nombreuses réclamations suscitées par la publication de ce livre. Tantôt c’était un acteur de la révolution que l’historien faisait mourir sur l’échafaud et qui était mort paisiblement dans son lit ; tantôt c’était un discours rapporté d’après des témoignages imaginaires attribués à un homme qui n’avait rien dit. Le public, je dois le reconnaître, n’a pas tenu grand compte de ces réclamations, et malgré tous ces démentis, le succès des Girondins ne s’est pas ralenti. Le charme du récit, les détails romanesques semés à profusion, ont maintenu et maintiennent encore la popularité du livre. Ce n’est donc pas contre la réalité, mais contre la légitimité du succès que j’entends m’inscrire. Les applaudissemens prodigués à cette composition où la vérité joue un rôle si mince ne m’empêchent pas d’affirmer que ce n’est pas un livre d’histoire.

L’Histoire de la Restauration est-elle écrite plus sérieusement ? C’est ce que j’entreprends d’examiner aujourd’hui. Dans le nouveau sujet choisi par M. de Lamartine, l’imagination se trouve encore moins à l’aise que dans la révolution française, car les acteurs sont plus près de nous. Si les fils des constituait et des conventionnels ont pu à bon droit contester l’exactitude de plus d’une page dans l’Histoire des Girondins, le péril est encore plus grand pour l’auteur lorsqu’il s’agit d’événemens accomplis entre la chute de Napoléon et l’avènement de Louis-Philippe. Dans un pareil sujet, les détails romanesques ont bien peu de chances de succès. Pour le traiter dignement, il faut renoncer aux portraits de fantaisie et ne laisser l’imagination intervenir qu’après avoir épuisé toutes les sources d’information. Cette condition, applicable à toutes les compositions historiques, devient de plus en plus impérieuse à mesure que les faits se rapprochent de nous. M. de Lamartine s’en est-il souvenu ? C’est ce que nous aurons à déterminer.

Il y a deux manières d’étudier les faits : l’une facile et rapide, mais incomplète et périlleuse, qui consiste à recueillir les témoignages de seconde main ; l’autre, lente et laborieuse, défiante et pleine de tâtonnemens. L’historien qui accepte les témoignages de seconde main, au lieu de s’adresser à ceux qui ont assisté ou pris part aux événemens, simplifie singulièrement sa tâche. N’ayant rien à contrôler ou plutôt ne voulant rien contrôler, il peut se mettre à l’œuvre au bout de quelques semaines. Dès qu’il a feuilleté deux ou trois récits, en ayant soin de les emprunter à des écrivains de sentimens contraires, il prend la plume et ne voit plus dans son sujet qu’un exercice de rhéteur. S’il possède une imagination abondante, s’il sait construire sans effort des périodes harmonieuses, il est à peu près sûr de rencontrer des lecteurs sympathiques. Comme les esprits dedans et scrupuleux sont en minorité, pour peu qu’il dise mieux ce qui a déjà été dit avant lui, les louanges ne lui manqueront pas. La foule se laisse volontiers séduire par la mise en scène, et ne demande pas à vérifier l’exactitude des faits. Aussi je comprends très bien que cette première méthode soit souvent appliquée : elle a quelque chose de séduisant ; pour résister à la tentation, il faut une grande force d’esprit, un vif amour de la vérité. Il est si doux d’achever en quelques mois ce qui demanderait plusieurs années de travail, de broder sur un thème déjà développé des phrases coquettes et sonores ! La plume, une fois lancée, ne s’arrête plus. Ce n’est pas un labeur, c’est un passe-temps. La tâche de l’historien, réduite à ces proportions, n’a plus rien d’épineux, rien qui effraie l’intelligence. On peut chaque matin, avant d’aller respirer l’air des champs ou se reposer sous les ombrages de la forêt, raconter une bataille, une négociation, une lutte parlementaire. On n’a pas besoin de se préparer, on est toujours prêt. On a sous la main tous les matériaux du récit rassemblés et triés par un esprit plus patient et plus courageux. La voie est toute frayée, toutes les ronces sont arrachées, il ne s’agit que de marcher.

Grâce à l’application de cette méthode, nous voyons se multiplier sous nos yeux les compositions historiques. Enfantées sans effort, lues sans profit, elles ne laissent pas dans la littérature de traces bien profondes, mais elles enrichissent quelquefois l’auteur et le libraire. Le plus coupable dans ces sortes de spéculations, c’est assurément le public. S’il n’encourageait pas de ses applaudissemens ces récits écrits à la hâte, s’il n’acceptait pas, comme dignes de confiance, ces amplifications où la pensée tient une place si modeste, les historiens seraient bien obligés d’abandonner l’improvisation pour l’étude des faits. Tant que le public persistera dans sa molle complaisance, les écrivains persisteront dans leur paresse. Je ne saurais donner le nom de travail à ces pages entassées sans choix et sans mesure ; c’est pour moi une oisiveté verbeuse et rien de plus. Le public n’a pas le droit de se plaindre, puisqu’il consent à lire, puisqu’il a la faiblesse de vanter des livres qui ne lui apprennent rien, ou qui ne laissent dans son esprit que des idées fausses. Il aurait mauvaise grâce à jeter les hauts cris le jour où une voix sévère viendrait le détromper. Il ne doit imputer qu’à lui-même sa déception. Qu’il se montre défiant, qu’il soit avare de louanges, et les historiens prendront la peine de l’instruire avant de lui enseigner ce qu’il veut apprendre ; qu’il ferme l’oreille aux récits improvisés, achevés presque aussitôt qu’annoncés, et il pourra compter sur des leçons dignes de foi.

La seconde méthode dont j’ai parlé ne compte aujourd’hui que de rares partisans. La chose n’est pas difficile à concevoir. Pour aborder directement l’étude des documens originaux, il faut renoncer au loisir. Avant d’accepter un témoignage, il est nécessaire de le contrôler par un témoignage contraire, de discuter, d’interroger le caractère et la moralité des témoins, — rude besogne qui a de quoi décourager plus d’un esprit. Avant de se mettre à l’œuvre, avant d’écrire la première page, combien de tâtonnemens, combien de doutes ! Se frayer un chemin dans ce dédale de documens contradictoires, dégager l’ordre de la confusion, rétablir dans leur vrai jour les faits dénaturés par la passion, quelle tâche ingrate ! Et puis, comment et par qui sera récompensé ce travail, qui va dévorer des centaines de journées ? Les juges compétens sont si peu nombreux ! À quoi bon s’épuiser en efforts pour les contenter ? Ne vaut-il pas mieux s’adresser à la foule, qui bat des mains, pourvu qu’on réussisse à l’amuser ? La réponse serait embarrassante, si les applaudissemens prodigués par la foule assuraient la durée des œuvres historiques. Heureusement les choses ne se passent pas ainsi : la vraie renommée ne s’obtient pas à si bon marché. Au bout de quelques années, souvent au bout de quelques mois, le roman de l’improvisateur est oublié sans retour. Arrive le jugement des hommes à qui leurs études donnent le droit de parler, dont la voix est écoutée, dont l’autorité n’est contestée par personne ; les lecteurs, désabusés par des preuves sans réplique, abandonnent leur idole aussi facilement qu’ils l’ont encensée, et l’auteur du roman publié sous le nom d’histoire s’étonne du silence qui se fait autour de lui.

Ce n’est pas là d’ailleurs la seule raison qui doive ramener les historiens à l’étude des documens originaux : ils trouveront dans la nature même de nos facultés un puissant encouragement. Écrire sans avoir rien à dire de nouveau, de personnel, peut être une bonne spéculation, mais ne saurait jamais donner contentement à une intelligence élevée. Pour peu qu’on ait le goût de la pensée, pour peu qu’on ait en soi le souvenir des œuvres dignes d’admiration, on sait à quoi s’en tenir sur la valeur des pages qu’on vient d’achever ; on ne s’abuse pas facilement sur l’autorité des paroles qu’on vient d’assembler ; on est pour soi-même un juge impartial et sévère. Si l’on n’a rien écrit qui vaille la peine d’être écouté, on ne l’ignore pas. Le succès ne console pas toujours de ce témoignage accablant. On a beau faire, on a beau compter les applaudissemens, on n’impose pas silence à cette voix intérieure. Quand la conscience nous dit que le succès n’est pas mérité, la honte nous saisit, et la flatterie la plus assidue ne guérit pas notre plaie. Pour jouir de la louange, pour la savourer librement, sans trouble et sans confusion, il faut trouver en nous-mêmes le sentiment d’une force noblement dépensée. Pour les intelligences élevées, rien ne peut remplacer une telle joie. Une fois comme, elle devient un besoin de tous les instans. Aussi je nourris la ferme espérance qu’il se trouvera toujours pour les travaux historiques des hommes résolus à l’étude des documens originaux, car leur labeur ne reste pas sans récompense.

Entre ces deux méthodes, laquelle des deux a choisie M. de Lamartine ? Je voudrais pouvoir affirmer qu’il s’est décidé pour la seconde ; malheureusement l’évidence m’oblige à dire qu’il a préféré la première. Lors même qu’il n’eut pas avoué, avec une franchise dont nous devons le remercier, tout ce qu’il doit aux travaux de MM. Lubis et Vaulabelle, la lecture de son livre suffirait pour démontrer qu’il a négligé l’étude des documens originaux. C’est, à n’en pouvoir douter, une œuvre de seconde main. Or est-il possible, en procédant ainsi, de captiver, d’enchaîner l’attention ? Je suis loin de le penser. Essayer de prendre une moyenne entre les assertions de M. Lubis, écrivain légitimiste, et celles de M. Vaulabelle, écrivain libéral, c’est à mes yeux une tentative chimérique. Pour composer un récit vivant, un récit qui puisse émouvoir et instruire, il faut avoir reçu l’impression directe des faits, ou les avoir recueillis des acteurs et des témoins. Espérer suppléer à ce travail préliminaire par la puissance de la réflexion, c’est s’abuser étrangement. L’esprit le plus pénétrant, quelque effort qu’il fasse, ne réussira jamais à deviner la physionomie des événemens ; il aura beau consulter des récits appuyés d’études consciencieuses, rien ne pourra remplacer pour lui les acteurs et les témoins. Il y a certainement beaucoup à louer dans le livre de M. Vaulabelle ; c’est l’œuvre d’un homme laborieux, animé de sentimens élevés, résolu à chercher la vérité par tous les moyens dont il peut disposer. S’il n’a pas su donner à tous les épisodes les proportions qui leur conviennent, s’il a manqué plus d’une fois aux lois de la composition, on ne peut lui refuser du moins le mérite d’avoir interrogé tous les documens dignes de confiance ; mais quelque soin qu’ait pris l’auteur de puiser à toutes les sources d’informations, il ne dispense pas du travail celui qui veut écrire un livre sur le même sujet.

M. de Lamartine ne paraît pas avoir compris cette nécessité. Plein de confiance dans son imagination, il a cru pouvoir s’épargner cette besogne, fastidieuse quand on l’entreprend à regret, pleine d’attrait quand on la poursuit avec une énergique résolution. À coup sûr, il n’a pas choisi le parti le plus sage ; mais, tout en le condamnant, il faut lui tenir compte de sa position exceptionnelle. N’oublions pas qu’il est depuis longtemps l’enfant gâté du public, qu’il est habitué à se voir tout pardonner, que ses ébauches les plus confuses sont acceptées comme des œuvres achevées. Son indolence, que rien ne justifie, trouve du moins une excuse dans l’extrême indulgence de la foule. Pour ne pas profiter de cette position exceptionnelle, il aurait eu besoin de rencontrer parmi ses amis un homme assez franc pour lui montrer le danger ; l’Histoire des Girondins et l’Histoire de la Restauration prouvent assez clairement qu’une voix sincère lui a manqué. Personne n’a voulu ébranler sa confiance en lui-même, et lui conseiller, comme l’accomplissement d’une condition impérieuse, l’étude directe des faits. Aussi qu’est-il arrivé ? Son dernier livre n’est qu’une improvisation tantôt ingénieuse, tantôt passionnée, trop souvent confuse. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible d’y trouver les caractères d’un récit sérieux. Malgré tous ces défauts, trop faciles à démontrer, il y a des pages qui nous émeuvent, d’autres qui excitent la pensée. On sent que cette ébauche est tracée par un écrivain animé des sentimens les plus généreux, habitué aux plus nobles idées : c’est là un avantage dont l’indolence la plus obstinée ne peut le priver ; mais ces pages sont, hélas ! trop peu nombreuses, et n’effacent pas le vice radical du livre. L’historien ne donne pas à sa pensée le temps d’éclore ; il parle trop souvent avec une fastueuse abondance lors même qu’il n’a rien à dire, ou s’il tient sous sa main un rudiment de pensée que le temps et la réflexion pourraient seuls développer, il l’ensevelit sous une avalanche de paroles. Je ne saurais comparer le travail de son esprit qu’au travail d’un cheval surmené. Il lui demande l’accomplissement d’une tache au-dessus de ses forces ; il le sollicite, il l’aiguillonne à toute heure. Ni trêve, ni repos ; las ou dispos, il faut qu’il produise à tout prix. C’est vraiment un spectacle douloureux. Au lieu d’exercer ses facultés, il les épuise, il les gaspille. La sympathie profonde que m’inspire cette grande intelligence, si malheureusement fourvoyée, m’oblige à parler ainsi. Mes paroles ne sembleront pas trop sévères à ceux qui, au lieu de feuilleter l’Histoire de la Restauration, auront pris la peine de la lire. Si M. de Lamartine avait entendu plus souvent des avertissemens sincères, nous n’assisterions pas aujourd’hui à cet affligeant spectacle. La louange l’a perdu, la franchise l’aurait sauvé. Aujourd’hui, je le crains, la vérité ne peut plus lui porter aucun profit ; les habitudes pernicieuses qu’il a contractées, et que ses flatteurs glorifient, résisteront à tous les avertissemens. C’est grand dommage, car un écrivain si richement doué eût trouvé dans l’étude sérieuse de l’histoire une seconde jeunesse. Justement admiré, justement applaudi pour ses œuvres poétiques, il eût agrandi sa renommée en ouvrant à sa pensée une voie nouvelle. Que fait-il aujourd’hui ? Au lieu d’accroître l’éclat de son nom, on dirait qu’il s’applique à le ternir. Il y a trente ans, quand il attendait sa pensée, ses moindres paroles étaient recueillies avidement. Aujourd’hui qu’il a renversé l’ordre naturel des choses, et qu’il veut parler à tout prix, son nom, malgré son immense popularité, n’est plus entouré du même respect. Abordons maintenant l’Histoire de la Restauration.

Ce qui frappe d’abord dans le dernier livre de M. de Lamartine, c’est l’imprévoyance, l’absence de composition. La première chute de l’empire remplit deux volumes ; Louis XVIII et les cent jours, cinq, et le règne entier de Charles X est condensé dans le huitième et dernier volume. Il est évident que l’auteur, en prenant la plume, ne s’est pas préoccupé des proportions qu’il devait donner à son travail. Il a mis en œuvre les matériaux qu’il avait sous la main, ne reculant devant aucun développement et se réservant la faculté d’abréger les faits qui se présenteraient plus tard, si l’espace venait à lui manquer. Je ne voudrais pas exagérer l’importance de cette observation ; cependant il est impossible de la considérer comme frivole. Puisqu’il s’agissait de nous raconter les événemens compris entre 1814 et 1830, il était indispensable d’assigner à chacun de ces événemens, je ne dis pas seulement le rang, mais encore l’espace qui lui appartient. Il semble que cette condition élémentaire de toute composition historique n’ait pas besoin d’être rappelée, et pourtant M. de Lamartine n’en a tenu aucun compte. Certes il était nécessaire de raconter la première chute de l’empire : sans ce récit préliminaire, la restauration ne se comprendrait pas, ou du moins se comprendrait d’une manière confuse ; mais, comme la restauration est le sujet principal, deux volumes de prolégomènes excitent à bon droit l’impatience du lecteur. Quant au règne de Charles X, il est manifeste que l’auteur l’a renfermé dans des limites trop étroites.

Je voudrais n’avoir à présenter que cette objection avant d’aborder le livre même. Malheureusement je suis forcé d’appeler l’attention sur un autre défaut qui n’est pas moins blessant pour le goût : je veux parler de l’abus des portraits. Esquisser en quelques lignes le caractère d’un personnage, rien de plus naturel, de plus légitime : c’est un exemple donné par tous les grands historiens ; mais ce n’est pas ainsi que M. de Lamartine comprend le portrait. Pour lui, la physionomie morale et intellectuelle n’est que la moitié d’un portrait : il éprouve le besoin de le compléter en parlant aux yeux. Dès qu’il aborde cette seconde partie de sa tâche, il se laisse entraîner aux caprices les plus singuliers, aux inventions les plus étranges. Parlant de Napoléon, il le traite de génie posthume, ce qui, rigoureusement interprété, ne signifie absolument rien, mais veut dire, dans la pensée de l’auteur, que Napoléon a tenté de ressusciter le passé ; c’est une entorse un peu violente donnée au sens légitime des mots. Le portrait physique de Napoléon est bien autrement singulier. M. de Lamartine voit dans son visage, ou plutôt dans son front, une mappemonde. Il s’est mépris sur le sens du mot mappemonde, comme il s’est mépris sur le sens du mot posthume ; il voulait sans doute comparer la tête de Napoléon au globe terrestre, ce qui eût été déjà passablement ridicule : en négligeant de vérifier la valeur des termes qu’il employait, il a trouvé moyen d’établir une comparaison inintelligible. Qu’est-ce en effet qu’une tête-mappemonde ? Je défie le plus habile de répondre à cette question. Voilà pourtant où mène l’improvisation ! Si je voulais recueillir tous les traits du même genre, je montrerais sans peine que M. de Lamartine emploie trop souvent des paroles qui ne présentent pas à son esprit de sens défini, qu’il les choisit pour leur caractère musical, sans se préoccuper de leur signification ; mais je n’insiste pas, il suffit de signaler de tels enfantillages.

Enfin, et ce sera ma dernière objection préliminaire, l’auteur confond volontiers l’histoire et la biographie. Sans doute il est important de connaître les antécédens de chaque personnage, mais il ne faut pourtant pas mettre les anecdotes au même rang que les événemens ; autrement l’histoire proprement dite s’évanouit, et nous n’avons plus qu’une suite de biographies. Avant de nous montrer Louis XVIII et Charles X sur le trône de France, il était important de nous les montrer dans l’émigration ; il était inutile de raconter en détail les moindres incidens de leur vie. M. de Lamartine recueille avidement et raconte avec une prolixité complaisante tout ce qui peut fournir un chapitre de roman. Il n’insiste pas longtemps sur l’attitude politique du comte d’Artois entre Louis XVI et le comte de Provence, mais il raconte avec plaisir les amours du comte d’Artois et de Mme de Polastron, et les sermens prononcés par le futur roi au lit de mort de sa maîtresse ; et pour que rien ne manque à la mise en scène, il a soin de rappeler que le serment est reçu par un évêque. Il est vrai que pour excuser ce récit, qui n’appartient pas directement à l’histoire, il cherche dans la mort de Mme de Polastron, dans le serment qu’elle exige de son amant, l’explication du règne entier de Charles X. Pour ma part, je doute fort que cette explication puisse contenter les esprits sérieux. Quelle promesse en effet le comte d’Artois avait-il faite à sa maîtresse ? Il lui avait juré de ne plus aimer aucune femme et de rester fidèle à son souvenir ; il lui avait juré de reporter à Dieu l’amour qu’il avait jusque-là prodigué aux choses de la terre. Eh bien ! supposons un instant que le comte d’Artois eût violé son serment : son intelligence se fût-elle agrandie ? eût-il même compris les nécessités du temps présent ? se fût-il soumis plus docilement aux événemens accomplis ? eût-il renoncé à l’espérance de ressusciter le passé et de supprimer la révolution française ? fidèle ou infidèle au souvenir de Mme de Polastron, ne devait-il pas rester sourd aux leçons de l’histoire ?

L’histoire de la restauration présente plus d’un genre de difficultés. Il ne s’agit pas seulement de recueillir avec un soin scrupuleux les documens originaux ; ce sujet est si près de nous, que l’historien ne peut guère compter sur l’attention et la sympathie du lecteur, à moins de mêler à son récit quelques détails anecdotiques d’une saveur vive et inattendue. Or c’est là, si je ne m’abuse, un écueil très dangereux. Pour allécher la curiosité, l’historien se laisse parfois entraîner à des révélations qui ne réunissent pas toujours des élémens irrécusables d’authenticité. M. de Lamartine, je dois l’avouer, n’a pas évité ce périlleux écueil. Malgré la défiance officielle derrière laquelle il se retranche, il est trop facile de voir qu’il se complaît dans ces révélations sans preuves, sans garanties : il a beau parler des devoirs austères et de la majesté de l’histoire, les esprits les moins clairvoyans devinent sans effort qu’il préfère Suétone à Tacite. C’est une prédilection que je comprends, mais que je n’excuse pas ; car si Suétone fournit à l’histoire des documens précieux, qu’il faut pourtant discuter sévèrement avant de les admettre, il ne peut prétendre au titre d’historien. C’est un point sur lequel je n’ai pas besoin d’insister. Tous ceux qui connaissent la biographie des Césars me comprendront à demi-mot.

M. de Lamartine ne s’est pas contenté de faire à M. Vaulabelle et à M. Lubis de nombreux emprunts ; lorsqu’il ne met pas à contribution leur témoignage, il substitue au récit, à l’interprétation personnelle des faits, des citations tirées du Moniteur. C’est là sans doute un procédé fort commode, mais que l’histoire proprement dite ne saurait accepter. L’emploi des ciseaux, si habile et si ingénieux qu’il soit, ne remplacera jamais l’exercice de la pensée. C’est bien la peine vraiment d’occuper dans son pays un des premiers rangs, d’avoir conquis à son nom une légitime, une immense popularité, pour descendre au rôle de compilateur. Une telle besogne est au-dessous de l’homme éminent, du poète justement admiré qui a signé les Méditations, les Harmonies et Jocelyn. Il faut laisser ce travail de manœuvre aux hommes inconnus qui luttent péniblement contre le besoin de chaque jour, et qui n’ont pas de nom à compromettre. Quand on a pris place parmi les noms les plus illustres d’un pays tel que la France, on se doit à soi-même de s’imposer d’autres conditions. Il ne suffit pas, il ne suffira jamais de découper le Moniteur pour s’arroger le titre d’historien, On aura beau retourner dans tous les sens les paroles de Quintilien, si maladroitement interprétées par des compilateurs : on n’arrivera jamais à prouver que la transcription littérale des documens puisse remplacer le travail de l’histoire.

Et plût à Dieu que cette négligence, si condamnable d’ailleurs, fût la seule que j’eusse à reprocher à M. de Lamartine. Hélas ! je suis bien forcé d’aller plus loin dans la voie des reproches. Quand il ne copie pas M. Vaulabelle, M. Lubis ou le Moniteur, il s’abandonne à d’étranges fantaisies. Il parle avec une joie évidente, avec un bonheur qui frappe tous les yeux, des hommes qu’il n’a jamais connus ni directement ni indirectement, dont il n’a jamais entendu la parole, dont il ne connaît pas les travaux, et je ne fais pas ici allusion aux portraits physiognomoniques tracés d’après les données de Lavater, je veux parler des portraits qui ont la prétention de reposer sur l’étude, sur l’intelligence approfondie des personnages. Je ne m’arrêterai pas à relever tous les bouleversemens de chronologie que s’est permis M. de Lamartine en esquissant l’histoire littéraire de la restauration, où il figure pourtant comme un des acteurs les plus importans, et qu’il devrait connaître ; ce sont là péchés véniels que la critique dédaigne à bon droit de signaler. Je ne chercherai pas à deviner comment M. de Lamartine, déjà parvenu aux dernières limites de l’adolescence quand les Bourbons rentrèrent en France, a pu confondre dans sa mémoire des souvenirs qui devaient rester si précis. Je me contenterai de choisir deux figures d’une importance inégale sans doute aux yeux de la philosophie, mais qui dans l’histoire semblent placées comme deux adversaires : Joseph de Maistre et Royer-Collard.

M. de Lamartine ne craint pas de comparer Joseph de Maistre à Montaigne. J’ai beau m’évertuer, je ne réussis pas à deviner la mystérieuse parenté de ces deux esprits ; je défie hardiment l’Œdipe le plus pénétrant d’établir entre Montaigne et Joseph de Maistre une relation quelconque. Que signifient en effet les Essais de Montaigne ? Pour tout homme de bon sens, ils expriment le scepticisme absolu, universel, appliqué à tous les ordres de faits, à tous les ordres d’idées, aux croyances religieuses comme aux institutions politiques. Que signifient les Soirées de Saint-Pétersbourg, le livre du Pape, les Considérations sur la France, sinon la légitimité absolue du gouvernement théocratique, l’insuffisance et l’incapacité de toutes les autres formes de gouvernement, la folie, le péril, ou plutôt le néant du libre arbitre, la nécessité d’humilier la raison et la philosophie devant l’autorité sacerdotale ? À moins de fermer les yeux à l’évidence, à moins de protester contre la lumière, il faut bien reconnaître que Montaigne et Joseph de Maistre ne signifient pas autre chose. Et pourtant M. de Lamartine n’hésite pas à les comparer l’un à l’autre ! Pour lui, Joseph de Maistre n’est qu’un Montaigne rustique. Quelle que soit ma sympathie pour le génie poétique, quelle que soit mon indulgence pour ses caprices, il m’est impossible d’accepter une telle comparaison. Rustique ou non, Joseph de Maistre n’a rien à démêler avec Montaigne. Tant que le doute et l’affirmation ne seront pas une seule et même chose, tant que le libre développement de la raison se distinguera de l’autorité théocratique, cette comparaison inattendue sera considérée par tous les hommes de bon sens comme un enfantillage inexplicable chez un homme parvenu à la maturité. Que M. de Lamartine ignore Montaigne et Joseph de Maistre, c’est pour moi, pour tous ceux qui aiment, qui admirent son génie poétique, un légitime sujet d’étonnement ; qu’il s’applique à montrer son ignorance, c’est une faute que je ne saurais lui pardonner ; le silence était si facile et de si bon goût !

Quant à M. Royer-Collard, le langage de M. de Lamartine me cause encore une plus vive, une plus douloureuse surprise. Tout en rendant justice à l’élévation constante de sa parole, il lui reproche d’avoir prêté l’autorité de son talent à des idées tout à la fois vagues et systématiques. Concilie qui pourra ces deux épithètes, si étonnées de se trouver réunies. Que des idées systématiques soient dépourvues de vérité, je le comprends sans peine ; mais qu’elles soient en même temps systématiques et vagues, j’avoue humblement ne pas le concevoir. Tantôt l’historien compare M. Royer-Collard à un oracle dont les paroles, livrées au vent, présentent un double sens ; tantôt il parle avec amertume de l’inflexible austérité de ses ouvrages. De cette double accusation il faut conclure que M. de Lamartine n’a jamais lu les pages écrites par M. Royer-Collard et recueillies par Théodore Jouffroy, et je suis fondé à croire qu’il n’a jamais lu, je dis lu en entier, les discours prononcés à la chambre des députés par cet homme éminent sur le droit d’aînesse, sur le sacrilège ; car, s’il connaissait à fond ces deux admirables discours, il parlerait autrement de l’homme qui les a prononcés ; il ne lui reprocherait pas d’être tour à tour obscur comme la pythonisse et précis comme l’algèbre, pour tous les hommes qui tiennent à n’employer que des mots dont ils comprennent le sens, l’algèbre est un moyen de transformer, d’élucider, de résoudre les questions les plus délicates de l’ordre mathématique. Si donc, par un bonheur inoui, un orateur politique arrivait à discuter les intérêts et les droits dans une langue aussi précise que l’algèbre, et pourtant accessible à toutes les intelligences, loin de le blâmer, il faudrait l’applaudir et le glorifier.

Il est vrai que M. de Lamartine ne tarde pas à nous expliquer son aversion pour la précision algébrique dans la langue des affaires ; mais, hélas ! l’explication est pire que la faute, le plaidoyer pire que le délit. Il ne veut pas que le gouvernement des hommes soit une œuvre de réflexion, il veut qu’il relève uniquement de l’inspiration et de l’instinct. Prononcer de telles paroles, c’est se déclarer soi-même incapable de gouverner. L’instinct et l’inspiration peuvent suggérer de beaux discours, des actes énergiques et sublimes, dont l’histoire doit tenir compte, qui laissent une trace durable dans tous les esprits généreux, dont le souvenir est consacré par la reconnaissance publique ; mais ni l’instinct, ni l’inspiration ne suffiront jamais pour former un homme d’état. L’intelligence des droits les plus avérés, des passions les plus légitimes, compte sans doute parmi les élémens de la science politique, mais n’est pas la politique tout entière. Dans le gouvernement des sociétés humaines, les intérêts jouent un rôle, sinon aussi élevé, aussi pur, du moins aussi important que le droit et la passion. Tous ceux qui connaissent l’histoire savent à quoi s’en tenir sur ce point. S’agit-il de proclamer la supériorité du droit sur l’intérêt ? Rien de mieux ; mais prenez garde, pesez prudemment la portée de vos paroles. Croyez-vous donc que pour respecter le droit, il faille n’écouter que l’instinct et l’inspiration, et que la réflexion conduise à dédaigner le droit ? Si telle est votre pensée, vous calomniez étrangement la raison et la science. La philosophie et la politique vraiment dignes de ce nom ne méconnaissent aucun droit, et pourtant elles relèvent de la réflexion que vous voulez proscrire. Elles tiennent compte de l’inspiration et de l’instinct, mais elles savent par expérience que l’inspiration et l’instinct ne sont ni des instrumens de science, ni des instrumens de gouvernement ; elles les acceptent comme des auxiliaires, non comme des guides. Il semble puéril d’insister sur ces vérités familières à tous les hommes qui ont passé par le maniement des affaires, et pourtant je suis forcé de les rappeler à la mémoire du lecteur, puisque. M. de Lamartine voit dans la politique une science d’instinct et d’inspiration. Il est bon de répéter les vérités les plus vulgaires, quand les esprits les plus éminens s’appliquent sans relâche à les méconnaître, à les effacer de la mémoire de la foule.

La première partie, je veux dire les deux premiers volumes de l’Histoire de la Restauration, donne lieu à deux sortes de reproche : au premier livre, les intrigues de l’émigration sont racontées avec beaucoup de complaisance et de partialité ; au second livre, l’état de la France est étudié ou plutôt indiqué d’une façon beaucoup trop rapide. Sans vouloir nier le rôle, hélas ! trop important que joue l’intrigue dans toutes les affaires humaines, je répugne à croire que l’intrigue seule suffise à bouleverser les empires, à détrôner les dynasties, à changer la forme des gouvernemens. Pour que de pareils événemens s’accomplissent, il faut quelque chose de plus. Tous les enseignemens de l’histoire, tous les faits dont le siècle présent a été témoin sont unanimes sur ce point. C’est pourquoi je regrette que M. de Lamartine ait développé si longuement les menées de l’émigration à l’étranger. Tout en reconnaissant qu’il a su animer cette première partie de son récit, qu’il a remis en lumière plus d’un trait qui méritait d’être conservé, je ne puis comprendre qu’il ait accordé tant d’espace aux prolégomènes de son livre, et qu’il ait traité avec tant de négligence, j’allais dire avec tant de dédain, l’état intérieur de la France à l’époque où l’empire succomba devant l’Europe coalisée. L’étude approfondie de la France à cette époque désastreuse pouvait seule annoncer au lecteur la grandeur, l’importance, la vivacité des questions qui allaient s’agiter. Retracer l’état des partis, l’état de l’esprit public, était la seule manière d’aborder l’histoire de la restauration. M. de Lamartine en a jugé autrement, ou plutôt il s’est laissé aller au plaisir de recueillir des anecdotes, et de les rajeunir par le nombre et l’éclat des images. Il a fouillé tant qu’il a pu dans la vie privée des acteurs éminens ou subalternes qui ont pris part au rétablissement des Bourbons, ajournant de page en page l’histoire proprement dite. Au lieu d’aborder franchement le sujet qu’il avait choisi, il s’est dit qu’il serait toujours temps de commencer le récit des événemens, et il s’est complu, je ne dirai pas dans l’étude, mais dans la peinture des personnages. Tous ceux qui prennent le passé au sérieux, tous ceux qui cherchent dans le tableau des événemens accomplis un enseignement pour le présent et pour l’avenir, partageront mon regret. Oui, sans doute, il faut accorder une grande importance à la partie purement humaine du récit ; oui, sans doute, il est bon de scruter les sentimens qui animent les acteurs ; mais il ne faut pas confondre l’histoire et le roman. Si les grands historiens de l’antiquité, si les plus habiles parmi les modernes ont mêlé au récit des événemens le portrait des principaux acteurs, ils n’ont jamais méconnu les lois de la composition au point d’accorder aux portraits plus d’importance et d’espace qu’au récit des événemens.

L’Europe coalisée, les batailles perdues, l’action des émigrés sur les cours étrangères, ne suffisent pas à expliquer la chute de l’empire et le rétablissement des Bourbons. Il faut de toute nécessité chercher dans la France elle-même l’explication du sort qu’elle a subi. Tant que la guerre signifiait la défense des droits conquis par le pays, tant qu’elle signifiait l’indépendance et la grandeur en face de l’Europe, la France s’est résignée sans peine à tous les sacrifices, elle a prodigué sans hésiter son sang et ses richesses ; mais le jour où la guerre, au lieu de signifier l’indépendance, a signifié la conquête, c’est-à-dire le sacrifice permanent, indéfini, de toute la nation à l’ambition d’un seul homme, la France s’est détachée du maître qu’elle avait accepté. Tout en versant des larmes amères sur l’humiliation de son drapeau, elle a compris que sa cause n’était pas la cause d’un seul homme, si grand qu’il fût. Rassasiée de gloire, elle n’a pas persévéré dans sa résistance à l’invasion européenne. Sans doute, et je ne songe pas à le contester, tous les cœurs généreux, toutes les âmes pénétrées du sentiment de la dignité nationale ont protesté contre les conditions imposées à la France par la coalition ; mais ces cœurs généreux ne pouvaient réussir à entraîner la foule. Ce qui dominait dans la multitude, dans la masse de la nation, c’était le besoin de la paix. Pour satisfaire ce besoin impérieux, la multitude s’est résignée, et la protestation des cœurs généreux est demeurée impuissante. Cette vérité si évidente, M. de Lamartine ne la méconnaît pas, mais il se contente de l’indiquer, tandis qu’il aurait dû s’appliquer, je ne dis pas à la démontrer, car l’évidence ne se démontre pas, mais à la développer. À peine prend-il la peine de caractériser l’état de l’esprit public ; il compte sur la biographie des hommes qui ont traité de la rançon de la France pour expliquer tous les événemens : c’est une confiance que je ne crois pas légitime. C’est la France elle-même qu’il fallait interroger, et sa réponse aurait jeté sur le récit tout entier une lumière éclatante. Par l’élévation de son âme, par la pureté de ses sentimens, M. de Lamartine était digne, entre tous, de la transcrire et de la commenter. À quelque parti qu’on appartienne, il faut s’incliner devant l’évidence : il y a dans la restauration autre chose qu’une trahison. Rapporter à la trahison seule tous les malheurs du pays, c’est vouloir fermer les yeux à la lumière. C’est pourquoi l’historien de la restauration devait insister sur la condition morale du pays ; c’était la partie la plus délicate de sa tâche, la plus difficile peut-être, mais à coup sûr la plus importante.

Et je m’étonne d’autant plus de la négligence, de la rapidité avec laquelle M. de Lamartine a traité cette partie de son sujet, qu’il a senti la nécessité d’invoquer le sentiment de la France pour expliquer la courte durée de la restauration impériale. Le récit des cent jours est à mon avis ce qu’il y a de plus vivant, de plus vrai dans ce livre, d’ailleurs si incohérent et si confus. Si Napoléon est tombé si vite après avoir repris possession de la France, c’est qu’il n’avait pour lui que l’armée, et que l’armée ne pouvait tenir seule contre le pays tout entier. L’auteur a tiré de cette vérité un excellent parti. C’est à elle qu’il a demandé toutes ses inspirations dans le récit des cent jours, et si sa parole ne s’arrête pas toujours à temps dans le tableau des faits, si plus d’une fois l’exubérance des images altère la précision de la pensée, je reconnais volontiers que l’auteur a souvent trouvé des accens pathétiques en nous retraçant les dernières luttes de Napoléon. En nous le montrant aux prises avec la fortune, vaincu par le nombre bien plus que par l’épuisement de son génie militaire, il n’a pas oublié de nous le montrer aux prises avec son pays. Ce n’est que justice, et, placé sur ce terrain, M. de Lamartine n’a pas de peine à rencontrer l’éloquence. Il faut lire dans ces pages douloureuses le retour de Napoléon à Paris après la bataille de Waterloo, et son entretien avec Caulaincourt à l’Elysée. Jamais M. de Lamartine n’a été plus heureusement inspiré. Je verrais disparaître sans regret quelques détails d’intérieur sur lesquels l’historien s’appesantit avec trop de complaisance. Que Napoléon, accablé de lassitude, s’endorme dans un bain ou sur un fauteuil, peu nous importe assurément ; mais il est impossible de lire sans attendrissement, sans une émotion profonde, les paroles de Caulaincourt et la réponse du soldat vaincu. Quand le duc de Vicence, demeuré fidèle au malheur, mais comprenant pourtant que la fortune n’est pas seule coupable de la défaite de son maître, n’hésite pas à condamner le retour de l’empereur, et lui dit hardiment devant les courtisans consternés et déjà indécis : « Sire, votre place est au milieu de votre armée, » et que Napoléon, comprenant trop tard sa faute irréparable, laisse échapper l’aveu terrible qu’il avait jusque-là retenu sur ses lèvres : « Je n’ai plus d’armée ! » le lecteur, à quelque parti qu’il soit attaché, s’associe à l’émotion et à la justice de l’historien. Dans ces quelques pages, animées du patriotisme le plus pur, écrites d’une main sûre et impartiale, toutes les paroles portent coup. Rien n’est livré à la fantaisie, aux hasards de l’inspiration ; l’auteur exprime fidèlement ce qu’il sent et n’a pas besoin de recourir aux artifices du langage pour masquer l’indécision de sa pensée. L’expression se présente d’elle-même et trouve un écho empressé dans la conscience publique. Un peu plus de sobriété serait sans doute à désirer ; mais le regret s’efface devant la grandeur de la scène. Le retour de Napoléon à l’Elysée restera parmi les plus belles pages de M. de Lamartine.

Je voudrais pouvoir louer avec la même sincérité le récit de la bataille de Waterloo. Malheureusement ce récit, qui affiche toutes les prétentions d’un exposé stratégique, ne se recommande pas par la chute. La topographie, qui joue un rôle si important dans ces sortes de narrations, est traitée d’une manière beaucoup trop confuse. Quand on veut raconter une bataille selon la méthode de Jomini, il faut avant tout expliquer nettement la configuration du terrain où la bataille va se livrer. Or c’est précisément ce que M. de Lamartine a négligé. Il avait pourtant sous les yeux le récit de M. Vaulabelle, qui ne laisse rien à souhaiter sous le rapport de la clarté. Là, tout se comprend sans peine ; les mouvemens des armées ne sont pas plus difficiles à saisir que la marche d’une tour sur l’échiquier. Pourquoi ? C’est que M. Vaulabelle s’est avant tout appliqué à promener nos yeux sur le théâtre de la guerre. Aussi, quand les années s’ébranlent, comme nous connaissons tous les plis du terrain, nous les suivons sans effort, malgré la fumée du canon : les bataillons culbutés par la cavalerie, les escadrons décimés par l’infanterie, ne se présentent pas à nous comme des énigmes impénétrables. Tous les épisodes de la lutte et de la défaite se groupent dans notre mémoire. M. de Lamartine, en prodiguant les détails, n’a pas su les ordonner : il compte les triangles formés par l’armée française au moment où l’action commence, et paraît croire que cette indication suffit à l’intelligence de la bataille tout entière ; mais comme il a négligé la topographie, malgré ces triangles si bien comptés, nous ne comprenons pas grand’chose aux masses qui vont engager l’action. Il avait sous la main tous les élémens du récit, il n’a pas su les rassembler et les mettre en œuvre. Il parle du rôle assigné aux différentes armes, comme s’il voulait contenter la curiosité des hommes du métier, et ne laisse dans tous les esprits qu’un souvenir confus. Le lecteur a le droit de se montrer d’autant plus sévère, que l’auteur veut paraître ne rien ignorer. Je suis loin d’approuver sans réserve la prédilection des historiens de notre temps pour les détails stratégiques, car un écrivain qui n’a jamais étudié par lui-même les champs de bataille et l’emploi des différentes armes, qui ne sait pas même dans quelles proportions doivent se trouver l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie pour composer une armée bien ordonnée, risque fort de commettre plus d’une bévue. S’il parle d’après les renseignemens recueillis la veille dans la conversation des hommes du métier, il n’est pas toujours sûr d’interpréter fidèlement ce qu’il a entendu. Un peu plus de modestie serait de bon goût chez ceux qui n’ont pas fait la guerre, et qui pourtant veulent raconter les batailles. Mais enfin la prétention militaire une fois acceptée, le lecteur veut qu’on la justifie ; il veut comprendre ce qu’on lui raconte ; or la bataille de Waterloo ne se comprend guère dans le récit de M. de Lamartine. Pour les bourgeois aussi bien que pour les hommes de guerre, c’est un défaut que rien ne saurait excuser.

M. de Lamartine a bien compris le caractère de Louis XVIII ; malheureusement, après avoir esquissé le portrait du monarque, il a reculé devant la tâche qu’il s’était imposée. Quel intérêt présente le règne de Louis XVIII, si ce n’est celui des débats parlementaires ? Il n’y a pas deux avis sur ce point ; or, pour que les débats parlementaires laissent dans la mémoire du lecteur une trace durable, il faut que l’historien les analyse, les condense, les résume. Ce travail, j’en conviens, n’est pas toujours facile ; mais si l’historien croit pouvoir s’en dispenser, si, au lieu d’analyser et de juger les débats, il les cite par extraits, il manque à son devoir, et rencontre l’indifférence au lieu de l’attention. M. de Lamartine a choisi le second parti, et il prodigue volontiers les citations : il emprunte au Moniteur des discours presque entiers, et ne se croit pas obligé de marquer les différens momens de la discussion. À proprement parler, il s’abstient de raconter et de juger ; aussi, dans son livre, le règne de Louis XVIII semble très incomplet, malgré les développemens considérables qu’il a reçus. Le lecteur ne voit pas la marche de l’esprit public ; or que signifie l’histoire du gouvernement représentatif, si l’esprit public ne se révèle pas avec éclat toutes les fois que s’engage un débat important ? La mission de l’historien, telle que l’a comprise M. de Lamartine, est singulièrement simplifiée. Pour l’accomplissement de cette mission, le travail de la pensée devient à peu près inutile ; il suffit d’avoir le Moniteur sous la main.

Cependant je serais injuste envers l’auteur si je laissais croire qu’il s’en est tenu aux documens officiels : il enregistre avec empressement un grand nombre de faits qui n’ont laissé aucune trace dans le Moniteur, et qui appartiennent à l’histoire anecdotique de la restauration. Peut-être serait-on en droit de lui reprocher sa prédilection pour ce genre de documens. Je ne crois pas qu’il faille les bannir de l’histoire, mais il faut du moins en user avec discrétion, et M. de Lamartine en use trop largement. Il parle avec admiration du talent politique de M. de Villèle. Sans partager son enthousiasme, je reconnais dans ce ministre une aptitude incontestable pour le maniement des affaires ; mais l’estime que j’ai conçue pour son intelligence s’amoindrit nécessairement, quand je le vois chaque jour se résigner à consulter Mme du Cayla avant de travailler avec le roi. On me répondra que Mme du Cayla lui révélait fidèlement les prétentions des émigrés, et lui donnait ainsi des armes pour les combattre. Je ne conteste pas la valeur d’un tel argument, je ne le crois pourtant pas sans réplique. Si c’est là de l’habileté, à coup sûr ce n’est pas de la dignité. Que dans un gouvernement absolu le premier ministre consulte chaque jour la maîtresse du roi, rien de mieux, ou du moins rien de plus naturel : c’est pour lui la seule manière de dominer celui qu’il appelle son maître, mais dans un gouvernement représentatif, je ne pense pas qu’il soit obligé de subir cette dure condition. Louis XVIII, égoïste et hautain, comprenait son temps beaucoup mieux que son frère et ses neveux, ce qui n’est pas d’ailleurs faire de lui un grand éloge. Puisque M. de Villèle avait su se rendre nécessaire, Louis XVIII n’eût pas refusé d’accueillir et de suivre ses conseils, lors même que ces conseils n’eussent pas subi le contrôle de Mme du Cayla : il sentait trop bien le danger des partis extrêmes pour se laisser conduire par le comte d’Artois. Pourquoi donc M. de Villèle, dont M. de Lamartine exalte si souvent les services, dont il fait presque un homme de génie, s’est-il résigné à consulter chaque jour Mme du Cayla ? C’est qu’en entrant au ministère, il avait fait bon marché de sa dignité. Résolu à combattre le parti du clergé, il avait pourtant accepté son appui. Or Mme du Cayla connaissait aussi bien les prétentions de l’église que les prétentions des émigrés, et M. de Villèle trouvait dans son entretien des argumens contre ses alliés. Le pouvoir acheté à ce prix n’a pas de quoi flatter l’orgueil : gouverner dans de telles conditions, est-ce vraiment gouverner ? Tout en reconnaissant que M. de Villèle a contenu pendant quelques années les prétentions de l’église et de l’émigration, je ne puis voir en lui un grand homme d’état. S’il eût été profondément pénétré de ses devoirs politiques, il n’aurait pas accepté l’appui de l’église : se servir d’un allié qu’on est résolu a combattre, quelle preuve d’habileté ! Ou le gouvernement représentatif est un non-sens, ou il répudie l’emploi de tels moyens. M. de Villèle ne gardera pas dans l’histoire les proportions que M. de Lamartine a voulu lui donner. C’est un homme d’affaires qui a fait preuve en mainte occasion de souplesse et de prévoyance ; mais la ruse et la duplicité ont tenu trop de place dans sa vie pour qu’il prenne rang parmi les grands hommes d’état.

Je m’étonne que M. de Lamartine, qui a vécu si longtemps au milieu des luttes parlementaires, qui a remporté à la tribune tant de victoires éclatantes, consente à louer si vivement une nature qui s’accorde si peu avec la sienne. Il faut sans doute expliquer cette complaisance par les souvenirs de jeunesse ; mais en pareil cas l’explication n’est pas une excuse. M. de Lamartine est un des enfans gâtés de la restauration. Très jeune encore, il a trouvé dans les salons de l’aristocratie des applaudissemens et des louanges qu’il n’a pu oublier. Ces applaudissemens étaient légitimes, ces louanges étaient méritées, ce n’est pas moi qui songe a le contester ; je regrette seulement que le souvenir des salons de la restauration ait rendu l’historien trop indulgent pour M. de Villèle. Le poète, enivré d’éloges par l’aristocratie, n’a pas voulu croire qu’une société si pleine de respect et d’enthousiasme pour le génie ait pu être gouvernée si longtemps par un homme de second ordre. En rapetissant M. de Villèle, c’est-à-dire en lui laissant les proportions qu’il gardera dans l’histoire, il aurait cru se rapetisser lui-même et dépouiller de tout prestige les plus belles années de sa jeunesse.

Chose étrange ! M. de Lamartine a prouvé maintes fois qu’il est animé de sentimens libéraux, et pourtant ce qui manque à l’histoire des premières années de la restauration, c’est le souffle de 89. Si l’on ne juge pas ces premières années au nom de la constituante, il faut renoncer à les juger. Louis XVIII, bien qu’il eût octroyé une charte au lieu de l’accepter des mains de la nation, ne pouvait, sans manquer à sa parole, fausser ou briser les rouages du gouvernement représentatif. Si l’égoïsme et la prudence l’ont retenu presque toujours dans les limites de la légalité, il n’est pourtant pas à l’abri de tout reproche : les cours prévotales, les massacres de Nîmes et d’Avignon sont des crimes dont le souvenir ne s’effacera jamais. Ces crimes, M. de Lamartine les condamne, mais il ne s’y arrête pas assez longtemps ; il semble trop pressé de revenir aux hommes et aux choses de la cour ; il détourne ses yeux du sang versé, et se remet à nous raconter la vie privée des personnages qui sont en scène. Sans les doctrines de 89, l’histoire de la restauration ne présente aucun intérêt sérieux. Maudites par l’émigration, qui ne pouvait les comprendre, elles ont servi de point de ralliement à tous les défenseurs des libertés publiques, et pourtant M. de Lamartine, en nous racontant le règne de Louis XVIII, évoque bien rarement le souvenir de 89.

Est-ce dédain pour l’assemblée constituante ? Je suis loin de le croire. J’incline à penser qu’il faut chercher dans la vie même de M. de Lamartine l’origine de l’oubli où il paraît la laisser. Quand les Bourbons perdirent le royaume de France, l’auteur était déjà parvenu à la maturité de l’âge, sans atteindre à la maturité politique. Sans approuver les ordonnances qui ont perdu la dynastie, il avait partagé, il gardait encore bien des illusions. Plus tard, lorsqu’il eut abordé la tribune, il défendit avec sincérité ces illusions, qu’il devait combattre plus tard. Il a commencé par plaider, sous la monarchie de juillet, la cause de la restauration. En écrivant l’histoire de Louis XVIII, il a repris à son insu la plupart des sentimens dont il était animé avant la chute des Bourbons ; il aime trop le temps qu’il essaie de retracer pour le juger en toute équité. Les croyances qui ont dicté ses derniers discours ne s’accordent guère avec ses premiers sentimens ; il ne s’en aperçoit pas, et garde pour la restauration l’indulgence de sa jeunesse. Je ne veux pas dire qu’il méconnaisse absolument la vérité, ce serait aller trop loin ; il la laisse entrevoir et n’ose pas la montrer tout entière : c’est une considération dont l’histoire ne saurait s’accommoder. Pour juger les événemens accomplis sous nos yeux, il faut, dans la mesure de nos forces, nous dépouiller de nos sympathies. M. de Lamartine s’est mis à revivre par la pensée les années de sa jeunesse, et n’a pas su condamner sévèrement, au nom de ses dernières croyances, les hommes et les choses qu’il avait aimés avant de se mêler aux luttes parlementaires. Ce retour vers la première partie de sa vie lui sera facilement pardonné par le grand nombre des lecteurs ; pour moi, je crois utile de le condamner, parce qu’il ne s’accorde pas avec les devoirs de l’historien. Les événemens racontes par les contemporains ont un charme, une vivacité qu’on trouve bien rarement dans les récits de seconde main ; mais pour mériter le nom d’historien, en peignant ce qu’on a vu, il faut concilier la fidélité de la mémoire avec la maturité du jugement. Or, en écrivant le règne de Louis XVIII, M. de Lamartine n’a pas tenu grand compte des années révolues ; il a oublié comme par enchantement ses derniers combats de tribune, et n’a trouvé pour les fautes les plus évidentes qu’une demi-justice, une demi-sévérité.

Plus on avance dans la lecture de ce livre improvisé en deux ans, plus on est frappé des étranges contradictions auxquelles l’auteur s’est laissé entraîner. Parle-t-il des Bourbons émigrés ? il s’attendrit sur leur exil volontaire, et leur reproche à peine d’avoir méconnu les nécessités de leur temps. Arrivé aux cent jours, la justice lui devient facile, la sévérité ne lui coûte rien ; il condamne sans effort ce qu’il doit condamner. Napoléon une fois enchaîné sur le rocher de Sainte-Hélène, la lumière qui éclairait son esprit pâlit d’heure en heure ; il ne sait pas juger la restauration comme il a jugé les cent jours. Quand Louis XVIII cherche à violer ses promesses et revient au respect du droit par le sentiment du danger, il blâme sa duplicité sans oser la flétrir. Or les principes qui condamnent le gouvernement des cent jours n’absolvent ni l’émigration, ni la restauration. L’émigration et l’appel adressé aux armées étrangères sont un crime contre la patrie. Quand Louis XVIII oubliait le rôle du comte de Provence aux états-généraux et tentait par la ruse ce qu’il n’eût osé tenter par la force, — la résurrection de l’ancien régime, — sa conduite n’était pas moins criminelle qu’imprudente. Son intérêt personnel, les droits qu’il avait reconnus, lui prescrivaient l’accomplissement de ses promesses. Pourquoi donc M. de Lamartine juge-t-il avec tant d’indulgence l’émigration et la restauration ? J’ai tâché de l’expliquer ; je crois y avoir réussi, et je ne me charge pas de le justifier ; une telle tâche serait au-dessus de mes forces. Les diverses parties de ce livre ne semblent pas appartenir au même esprit ; on dirait que l’historien des cent jours ne connaît pas l’historien de l’émigration, et que l’historien de la restauration n’a jamais rencontré l’historien des cent jours. On aimerait à voir un livre signé d’un seul nom révéler à chaque page les sentimens d’un homme toujours comparable à lui-même ; M. de Lamartine paraît s’attacher à nous prouver qu’il y a en lui plusieurs hommes.

Le règne de Charles X n’a pas reçu tous les développemens qu’il comportait, et pourtant ce règne, qui n’a duré que six ans, peut seul servir à expliquer la chute des Bourbons. Dans ce récit si rapide, M. de Lamartine apporte un contingent de renseignemens personnels. Il a connu M. de Polignac, il a rempli des fonctions diplomatiques sous son ministère ; mais hélas ! quel usage fait-il de ces renseignemens personnels ? Il nous raconte ses conversations avec M. de Polignac, et la conclusion qu’il en tire, c’est que le premier ministre de Charles X était illuminé, avait des visions. Quand la politique est livrée à de telles inspirations, on entre de plain pied dans le domaine de la folie. Puisque M. de Lamartine n’avait rien de plus nouveau à nous dire sur le dernier ministère de Charles X, il eût mieux fait de s’en tenir aux documens recueillis par ses devanciers. Un roi partagé entre la chasse et la dévotion, prenant pour conseiller un illuminé, offre au lecteur un spectacle navrant : la colère disparaît devant la pitié. Dès que la conquête d’Alger est résolue, les moins clairvoyans comprennent que le lendemain de la victoire sera signalé par un coup d’état, et en effet cette prophétie, qui était dans toutes les bouches, s’accomplit avec une littéralité désespérante.

M. de Lamartine ne dit pas assez nettement que le ministère Martignac fut le seul ministère libéral de la restauration. C’est un point sur lequel il était nécessaire d’insister. Il condamne, mais en termes trop rapides, les projets de loi sur le sacrilège et sur le droit d’aînesse. Ces deux projets de loi étaient pourtant la préface des ordonnances ; le droit d’aînesse et la peine du sacrilège n’allaient pas à moins qu’à supprimer, à biffer d’un trait de plume la révolution française. M. de Lamartine, tout entier à l’agonie de la monarchie, effleure à peine ce double sujet, si bien que, malgré l’entêtement de Charles X, malgré les visions du prince de Polignac, le dénoûment paraît trop brusquement amené. Quand on voit à quelle dure condition M. de Martignac se résignait pour réconcilier la nation et le roi, et comment il en était récompensé, on s’étonne qu’il ait gardé si longtemps le pouvoir. Pour accepter le gouvernement au milieu de pareils tourmens, de pareilles trahisons, il faut plus que du dévouement, il faut de l’abnégation. M. de Martignac sentait le terrain miné sous ses pieds par les courtisans, par le clergé, et cependant il n’a pas déserté son poste. Sans l’aveuglement insensé de Charles X, qui sait combien de temps le ministre dévoué eût maintenu la monarchie en équilibre !

Il est donc permis d’affirmer que le règne de Charles X n’offre qu’un récit écourté ; mais je ne veux pas quitter ce livre sans présenter deux ordres de considérations. En premier lieu, je regrette que M. de Lamartine, après avoir raconté l’histoire de la restauration, ne marque pas l’écueil contre lequel viennent se briser les dynasties ramenées par les armées étrangères. Toutes leurs destinées se ressemblent : elles n’ont rien appris, rien oublié. Toute leur conduite repose sur une erreur radicale : elles croient pouvoir recommencer le passé, et le jour où elles reconnaissent qu’elles se sont trompées, il est trop tard pour revenir sur leurs pas. Telle est la pensée que j’aurais désiré voir se développer comme épilogue du récit. En second lieu, je suis bien forcé de signaler dans cette histoire l’absence complète d’austérité. Il est triste de voir l’histoire, ainsi réduite aux proportions du roman : on a dit et on a eu raison de dire que l’histoire est l’école des peuples et des rois ; mais pour que les peuples et les rois recueillent dans le tableau du passé des leçons fécondes, il faut que l’historien renonce au désir d’amuser le lecteur. Or ce désir éclate à chaque page dans le livre de M. de Lamartine. L’auteur prodigue en toute occasion les anecdotes, les détails biographiques, et il oublie de caractériser les événemens.

Consultez les lecteurs de bonne foi, demandez-leur quel profit ils ont tiré de ce long récit ; ils avoueront qu’ils n’ont pas appris grand’chose : au lieu de s’instruire, ils se sont amusés. Combattre la popularité de pareils livres semble peine perdue, car la foule s’empresse de les dévorer, sans tenir aucun compte des remontrances. Cependant il ne faut pas se lasser de les condamner, car la cause de la vérité finit tôt ou tard par triompher. Les plus complaisans nous accuseront peut-être de faire la moue à notre plaisir ; nous les laisserons dire, et nous attendrons sans inquiétude l’action du temps. Dans dix ans, qui donc se souviendra de l’Histoire de la Restauration ? Il faudra s’adresser aux bibliographes pour en avoir des nouvelles. Loin de moi toute pensée amère : je ne voudrais pas blesser un écrivain dont le nom occupe dans notre littérature un rang si glorieux ; mais je suis bien forcé de lui dire qu’il s’est complètement mépris sur la nature du travail qu’il avait abordé. Pour le mener à bonne fin, il était indispensable de sacrifier les anecdotes à la politique intérieure, à la diplomatie. Or M. de Lamartine a reculé devant la difficulté de sa tâche, et tous ceux qui portent à son talent une affection sincère doivent avoir le courage de l’avertir. Le double succès qu’il a obtenu avec l’Histoire des Girondins et l’Histoire de la Restauration ne ferme pas nos yeux à l’évidence. Les applaudissemens qu’il recueille ne viennent pas des vrais juges, et ces derniers finiront toujours par avoir raison.

Je ne crois pas que les hommes voués aux études historiques m’accusent d’un excès de sévérité. J’ai loué dans l’Histoire de la Restauration ce qui méritait d’être loué, — l’histoire des cent jours. Si dans le règne de Louis XVIII ou de Charles X j’avais rencontré des pages d’une égale valeur, je n’aurais pas négligé de les signaler. Que l’auteur ne s’en prenne qu’à lui-même si je me suis montré avare d’éloges. Ce qui domine dans ce livre, qui devrait se recommander par la simplicité, c’est la recherche assidue de l’effet théâtral. Je serais injuste envers M. de Lamartine, si je n’avouais pas qu’il entend parfaitement la mise en scène ; il groupe ses personnages comme s’il s’agissait d’une œuvre dramatique. Malheureusement, quand le lecteur arrive à se demander si les choses ont dû se passer ainsi, il ne tarde pas à reconnaître l’artifice et la supercherie. Malgré sa faiblesse pour ce talent populaire, il ne peut se défendre d’une sorte d’étonnement, et se demande comment il a été pris pour dupe. C’est un sentiment auquel n’échappent pas les lecteurs habitués à ne pas se contenter de leur première impression. Ces lecteurs sont malheureusement en minorité, mais ils ne l’ont pas mystère de leur étonnement, et leur étonnement se propage.

Est-il permis d’espérer que M. de Lamartine, en abordant un sujet nouveau, changera de méthode ? Une telle espérance serait de notre part une grande témérité. À voir comme il passe de la Toscane à la Turquie, comme il abandonne le siècle des Médicis pour l’empire ottoman, il est trop manifeste qu’il ne prend pas la peine d’étudier. L’histoire n’est pour lui qu’un sujet d’amplification, un exercice de rhéteur. Il avait annoncé l’Histoire du Directoire, tout à coup il tourne le dos au directoire sans que le public sache pourquoi. Dans les conditions où il s’est placé, l’étude devient inutile. Il possède désormais la science universelle. Les choses qu’il ne sait pas sont pour lui comme si elles n’étaient pas. C’est exactement comme s’il les savait.

Il est donc à présumer qu’il obéira longtemps à la méthode qui lui a si bien réussi ; tant qu’il n’aura pas rencontré sur sa route l’indifférence et le dédain, il ne renoncera pas à l’amplification. Pour tous ceux qui aiment à voir les plus grands noms de notre littérature demeurer purs et garder leur éclat, c’est un sujet d’affliction ; car depuis que M. de Lamartine est entré dans le domaine de l’histoire, il va s’amoindrissant de jour en jour. Ses flatteurs lui répètent chaque matin qu’il peut tout oser, qu’il connaît le passé bien mieux et plus sûrement que les esprits patiens qui se croient obligés d’étudier les faits avant de les raconter. Ces coupables mensonges n’empêcheront pas l’auteur de succomber sous le nombre et le poids de ses ouvrages historiques, et le public, lassé d’un plaisir stérile, voudra demander des leçons à l’histoire. M. de Lamartine ne pourra secouer ses habitudes d’indolence, il n’aura pas le courage d’étudier longtemps avant de prendre la parole, et la popularité désertera son nom, qui devait demeurer éternellement jeune. Pour changer de route, il sera trop tard, bon gré mal gré, il s’obstinera dans l’amplification. Qu’il ne se plaigne pas du moins de n’avoir pas été averti. Depuis l’Histoire des Girondins, il a entendu plus d’une voix sincère au milieu de ses triomphes. Il est vrai que pour suivre ces conseils salutaires, il eût dû se résigner à un long silence ; mais ce silence eût été fécond, car il eût permis à l’auteur d’étudier. M. de Lamartine n’a pas voulu : qu’il se résigne donc à porter la peine de son aveuglement. Il a cru qu’il pouvait en se jouant aborder les époques les plus diverses et promener sa fantaisie dans le monde entier. Pareille illusion ne se comprendrait pas chez un autre homme ; je l’explique par les éloges sans nombre prodigués à ses moindres ébauches. Son nom restera grand dans le passé entre les Méditations, les Harmonies et Jocelyn ; mais qu’il ne compte pas sur la durée de ses œuvres historiques, car elles ne méritent pas de durer.

Si M. de Lamartine veut garder dans le domaine de l’histoire la place qu’il a conquise dans le domaine de la poésie, il faut qu’il dise adieu aux flatteurs, et qu’il se fasse des amis prompts à le censurer. Au début, l’épreuve sera rude, mais il sera bientôt dédommagé de sa résignation. Dans l’étude des faits, son esprit se rajeunira. Marchant sur un terrain solide et bien connu, il trouvera sans peine l’émotion sans recourir à l’effet théâtral. Souscrira-t-il aux conditions du marché ? Abandonnera-t-il l’improvisation pour produire à loisir une œuvre simple et savante ? Que les flatteurs qui l’ont endormi jusqu’ici dans une confiance trompeuse consentent à se taire, et la moitié du chemin sera faite. Quand il ne sera plus étourdi d’éloges, livré à lui-même, il ne s’abusera pas longtemps sur la valeur de ses amplifications. Alors il entendra la voix de ses vrais amis, de ceux qui voient dans son nom une des gloires de la France. Alors il ouvrira les yeux et s’étonnera de sa présomption. Quand les hommes les plus éminens de notre temps, MM. Augustin Thierry, Thiers et Guizot, se préparent à écrire l’histoire par de longues et patientes études, c’est une singulière prétention que d’aborder l’histoire sans l’avoir étudiée. Le temps respecte peu ce qu’on a fait sans lui, c’est un vieux proverbe qu’il ne faut jamais oublier.


GUSTAVE PLANCHE.