Du Traditionalisme/02

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DU


TRADITIONALISME





DEUXIEME PARTIE.
JOSEPH DE MAISTRE.





I. — Les Pouvoirs constitutifs de l’Église, par M. Bordas Demoulin, 1855.
II. — Essais sur ta Réforme catholique, par MM. Bordas Demoulin et F. Huet, 1836.





I.

Les lettres du comte de Maistre, publiées il y a quelques années, font mieux que ses livres juger son caractère. Le ton de ses écrits imprimés ne permettait guère de deviner qu’il fût aussi aimable, et ses lecteurs pour la plupart ignoraient ce que racontaient de lui ceux qui l’avaient connu. Considéré dans les relations de famille et du monde, il paraît avoir réuni tous les titres à l’affection comme au respect, et sa correspondance atteste combien son esprit ajoutait d’agrément à ses qualités sérieuses. Il y a de lui des lettres charmantes; celles qu’il adresse à sa fille le sont toutes. Il y règne une sorte de coquetterie paternelle qui n’ôte rien à la tendresse, un sentiment sincère, s’il n’est toujours naturel, une bonne grâce qui plaît, si elle ne touche pas vivement. Dans les autres lettres, l’écrivain montre généralement beaucoup d’élévation personnelle, souvent de la bienveillance et même de l’équité, l’une et l’autre un peu capricieuses, une envie de plaire un peu gâtée par le désir d’étonner, une véritable indépendance dans les jugemens et la conduite, enfin beaucoup d’esprit. Sans doute il n’y faut pas chercher plus de justesse et de mesure dans les opinions que n’en offrent ses pages destinées à l’impression : souvent la violence des paroles y accompagne la singularité des idées et dépare ou compromet la vérité, quand par aventure elle lui échappe; mais une foule de pensées vives, prenantes, spécieuses du moins, et qu’il n’a empruntées à personne, attestent une facilité improvisatrice parfaitement en accord pour le fond avec la méditation sentencieuse dont en public il garde les apparences, et chaque ligne offre la preuve que lorsqu’il se laisse aller ou se recueille, il pense et il écrit absolument de même. Cette lecture serait de tout point parfaitement agréable, si trop de passages ne laissaient percer une vanité un peu puérile que les gens du monde cachent d’ordinaire avec plus d’adresse. Il est trop évident que le mérite d’une diversité d’études rare dans sa condition et dans son pays, des réflexions constantes sinon profondes, l’originalité un peu cherchée de ses vues, l’habileté de déguiser des idées parfois superficielles ou communes sous une forme brillante qui le séduit lui-même, un certain amour du beau séparé du sentiment du vrai, une hardiesse d’esprit plus littéraire que philosophique, une haine consciencieuse contre le mal vu d’un seul côté, enfin les succès que dans la société une telle étrangeté d’aperçus et d’expressions ne pouvait manquer d’obtenir, ont fini par lui faire à lui-même une entière illusion sur la valeur, l’autorité, et j’ajouterai la mission de son esprit. Il se croit réellement à part au milieu des hommes de son siècle et comme envoyé pour les châtier et les surprendre, ce qu’il aimait encore mieux que les éclairer et les convaincre. L’excessive prétention ferait ici quelquefois douter de la supériorité, si trop d’exemples ne laissaient entrevoir de pareilles faiblesses, même chez des hommes de génie. A plus forte raison les gens d’esprit n’en sont pas exempts. C’est d’ailleurs une remarque qui me semble vraie que lorsque les hommes qui appartiennent à une certaine classe élevée de la société s’y font remarquer par les talens qui n’en sont pas l’apanage naturel ni le privilège obligé, ils se soustraient difficilement à une sorte d’infatuation dont les gens de lettres de profession se préservent plus facilement. Le plus célèbre écrivain de nos jours est tombé sous ce rapport en d’étranges puérilités, et si Clitandre eût écrit, il n’est pas impossible qu’il eût enchéri sur la vanité de Trissotin.

Celle de M. de Maistre était du moins justifiée par un talent remarquable, et le sérieux et la dignité de sa vie l’autorisaient à s’estimer fort au-dessus du monde frivole où l’avait placé sa naissance. L’activité et la fécondité de son esprit pouvaient l’abuser sur sa puissance intellectuelle, et l’on conçoit qu’il se crût un des grands maîtres de la pensée, car cette erreur complaisante a gagné d’autres que lui, et dans un certain monde elle subsiste encore.

On peut exalter à loisir des talens que nous ne contestons pas. Nous ne nous soucions pas d’enlever à un excellent écrivain une seule louange; qu’il garde sa renommée, mais qu’il perde son autorité. Ceux à qui sont chères les grandes causes qu’il a cru servir, la religion et la monarchie, ne sauraient choisir un plus funeste guide. Lorsque par habitude, déférence ou orgueil de parti, on l’invoque encore comme un maître, on renouvelle imprudemment des dissidences ou plutôt des incompatibilités qu’il est pressant de faire disparaître. Je le remarque, parce que je pourrais citer un auteur de l’esprit le plus élevé et le plus conciliant qui ne s’est pas aperçu, dans un ouvrage récent et distingué, qu’en prenant M. de Maistre pour un des grands philosophes de son parti, il semblait chercher la discorde éternelle et recommencer la guerre de principes. Voici pourquoi. Quelque place que les questions religieuses aient paru tenir dans les ouvrages de M. de Maistre, on ne peut se dissimuler qu’il les considère presque exclusivement au point de vue de l’intérêt social. Ce n’est pas de l’autre vie, c’est du salut de ce monde qu’il nous entretient. Il s’agit avant tout pour lui de relever ou de raffermir l’église, le trône, toutes les garanties de l’ordre dans l’humanité, telles qu’il les conçoit, telles qu’il les regrette, telles qu’il les déclare ébranlées ou ruinées par le vent du siècle. C’est au génie des temps modernes qu’il déclare une guerre mortelle, à ce génie tel qu’il s’est manifesté par les principes de la révolution française. Ce ne sont pas les excès, les égaremens, les crimes qu’il attaque; les excès, les égaremens, les crimes sont pour lui de l’essence de la révolution, et vouloir la séparer du mal qu’elle a fait, c’est entreprendre de la séparer d’elle-même. Cette pensée est partout dans ses livres, mais nulle part plus condensée que dans ces paroles répétées deux fois : « La révolution française est satanique dans son principe[1].» Or je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que les voix mêmes de ceux pour qui M. de Maistre écrivait se sont, depuis ces derniers temps, réunies pour proclamer leur adhésion aux principes de 1789. Qu’est-ce que les principes de 1789, si ce n’est la révolution française dans son principe ou dans son essence? Quiconque se rallie à cette déclaration de concorde se sépare donc de M. de Maistre de toute la distance qui sépare l’affirmation de la négation et le bien du mal, et il importe, si l’on veut que cette profession de foi ait toute l’autorité qui s’attache à la sincérité sans réticence, et qu’elle soit significative autant qu’intelligente, il importe que, par aucun retour imprudent vers les idées de celui qu’elle eût indigné, on ne relève d’une main ce qu’on détruit de l’autre, et l’on ne paraisse souscrire et protester à la fois. L’abandon des doctrines de M. de Maistre est de toute évidence une condition du rapprochement des esprits.

C’est à faciliter cet abandon, en soumettant ces doctrines à la critique, que peuvent servir les réflexions qui suivent.


II.

Les personnes qui avaient connu le comte Joseph de Maistre vantaient beaucoup sa conversation. De tous les éloges qu’il a reçus, ce doit être le plus mérité. Sa conversation devait être tour à tour élevée et piquante. Avec de fortes convictions, il s’amusait à jouer aux idées. La discussion suivie, mesurée, régulière, lui allait peu. Il n’aimait pas la méthode, et la méthode n’est guère de mise dans les entretiens du monde. Il préférait les traits aux raisonnemens, ne reconnaissait la vérité que sous les traits de l’hyperbole, et se plaisait à transformer en paradoxes jusqu’aux lieux communs. Sérieux, n’en doutons pas, dans ses opinions, il l’était moins dans sa manière de les défendre. Ses adversaires ne lui inspirant aucune estime, tout était contre eux de bonne guerre, et se croyant juste dans ses haines, il s’inquiétait peu de l’être dans ses accusations. Intolérant et irrité, il ne songeait qu’à se divertir et à se venger. Tout lui était bon pour la vérité, même l’erreur, pour le bien, même le mal, et mêlant la plaisanterie à l’indignation, les jeux de mots aux anathèmes, il devait séduire l’irréflexion par l’assurance, raffermir les croyances en les exagérant, les consoler de leurs disgrâces par l’invective, éblouir enfin des auditeurs déjà gagnés, en leur persuadant qu’il y avait beaucoup d’esprit dans leurs préjugés, et qu’ils étaient persécutés par des sots. La conversation peut être inexacte, superficielle, disparate, outrée, fausse, sans cesser d’être éloquente, et si la grâce de la personne relève encore celle des paroles, elle procure les plus grands succès qui soient accessibles aux gens du monde. Telle pouvait être la conversation du comte de Maistre, si elle ressemblait à ses ouvrages, et ses ouvrages ne m’ont jamais paru autre chose qu’une étincelante conversation. Sans me piquer d’être au-dessus de tout esprit de parti, je me crois pourtant capable d’en surmonter les préventions, au point de rendre justice au talent, à la conviction, à la puissance de raisonnement de mes adversaires. Je les ai lus de tout temps avec une sorte de préférence, et il m’est arrivé plus d’une fois d’être non-seulement ravi de leur talent ou touché de leur sincérité, mais encore ramené par eux, soit à modifier des opinions antérieures, soit à concevoir quelques doutes qui m’obligeaient à les raffermir par un nouvel examen; mais, je l’avoue, si j’ai parfois éprouvé la triste émotion de me sentir ébranlé dans ce que je croyais la vérité, jamais je n’ai lu dix pages du comte de Maistre sans éprouver une joie profonde de ne point penser comme lui. La langue française manque d’un adjectif qui soit l’opposé de persuasif; c’est pour lui qu’il faudrait l’inventer.

Les Considérations sur la France ont commencé sa réputation. Suivant quelques bons juges, c’est ce qu’il a fait de mieux. On dit cela volontiers du premier ouvrage d’un auteur. D’autres de ses écrits pourtant me semblent préférables; au moins dans ceux-ci défend-il une meilleure cause, car il s’y agit de religion plus encore peut-être que de politique. Dans les Considérations, sa cause est la contre-révolution, et la plaidoirie répond à la cause. L’idée générale à laquelle il s’attache est le gouvernement de la Providence. Il en voit la preuve dans les fautes, les succès, les revers de la révolution française. Plus tout cela est invraisemblable, plus il faut que Dieu s’en mêle. Conclusion : la Providence fera la contre-révolution, et elle la fera par les moyens qu’elle choisira dans sa suprême sagesse. La première assertion est gratuite; la seconde est incontestable, la première admise. Le tout est plutôt donné comme un oracle que comme une conjecture raisonnée.

Si quelqu’un trouve à redire à l’idée d’une providence divine, ce n’est pas nous. Si l’on y ajoute qu’elle gouverne le monde, que son action, tout à la fois générale et particulière, est directe sur les choses humaines, cette pensée ou plutôt cette croyance peut être pour l’âme un principe de consolation et surtout de résignation dans le malheur; elle n’est pour agir ni un stimulant, ni une règle. A côté de cette idée : tout est conduit par la Providence, se place de plein droit cette autre idée : les voies de la Providence sont impénétrables, et ces deux idées s’annulent l’une l’autre dans la pratique. Nous ignorons le but auquel Dieu nous mène, nous ignorons les moyens par lesquels il veut l’atteindre. Si donc nous ne considérions dans les événemens de la vie que les effets de sa volonté, nous perdrions la faculté aussi bien que le droit de juger ces événemens; nous pourrions tomber dans l’indifférence et dans l’inertie, c’est-à-dire dans un absolu fatalisme. Si par exemple je me persuadais, comme on le prétend quelquefois, que Dieu veut amener le bien par l’excès du mal, il se trouverait qu’en m’opposant au mal j’entrerais en lutte contre le ciel, et travailler au bien deviendrait une sorte de révolte. Heureusement une philosophie plus véritablement religieuse nous enseigne à mettre au-dessus de toute conjecture sur les vues de la Providence la notion du devoir. Nous ignorons les volontés particulières de Dieu, si cette expression est permise; mais nous connaissons parfaitement sa volonté générale par rapport à nous : il veut que nous fassions le bien. Quand je serai persuadé que les événemens ne sont que des moyens dont il daigne se servir pour accomplir l’inconnu, quand on m’aura convaincu que tout conspire, le mal comme le bien, la faiblesse comme la force, pour un but mystérieux, je n’en aurai pas un indice plus sûr de ce que je dois, ou plutôt je saurai uniquement comme auparavant que je dois chercher le vrai, le juste, l’utile et le possible, prier le ciel de me le faire connaître par la raison et de me soutenir dans l’épreuve. Si la distinction admise par de grands esprits et par Bossuet lui-même entre ce que Dieu veut et ce qu’il permet est sans nul fondement, si Malebranche a tort et que Dieu fasse pour ce monde quelque chose de plus que de lui donner des lois générales, si non-seulement il embrasse tous les événemens du regard unique de son universelle prescience, mais encore les prépare, les amène, et dirige à la lettre le cours de l’humanité, il veut alors également les institutions stables et les révolutions passagères; il veut également qu’il y ait des nations catholiques, des nations protestantes, des nations infidèles, et les hommes, ne connaissant ses volontés qu’après qu’elles sont accomplies, ne peuvent en juger que par l’événement. Ne sachant comment s’y conformer, ils agissent en aveugles, et leur aveuglement les absout; mais quoi qu’ils fassent, ils travaillent toujours pour une bonne fin, qui est celle de Dieu, et ils lui obéissent encore en faisant le mal d’où son infinie sagesse a décrété de faire sortir le bien... Di meliora piis.

Là conduit l’abus de la pensée du gouvernement de la Providence, pensée qui n’est juste qu’autant qu’elle est générale. Dès qu’elle se particularise, elle ne met en lumière que notre profonde ignorance. Jamais cette ignorance ne se manifeste par des erreurs plus humiliantes que lorsque nous entreprenons d’expliquer le cours des choses par les desseins divins, ou le connu par l’inconnu. C’est nous exposer à rapporter en quelque sorte à Dieu tous les faits qu’enfante la fantaisie, la faiblesse ou la perversité des hommes. Oui, sans doute, le monde est sous le gouvernement de la Providence : c’est une croyance à laquelle la raison ne saurait rien objecter; mais il y a une témérité folle à risquer une conjecture sur les conditions, les formes, les détails de ce gouvernement. Prétendre reconnaître dans un événement l’action de Dieu et le motif de cette action n’est permis qu’à celui qui en aurait reçu la révélation. Il ne faut pas, ainsi qu’on le fait souvent, prendre les rapports qui résultent entre les choses de l’harmonie de l’ensemble comme des preuves spéciales d’une intervention actuelle et directe de la Divinité. Par exemple, il y a des relations entre l’ordre physique et l’ordre moral : s’il survient dans l’un des calamités, l’homme peut n’y pas demeurer indifférent, quoiqu’il appartienne surtout à l’autre; mais il serait vain d’imaginer qu’elles eussent l’homme pour but. et que son existence en fût la raison suffisante. Des perturbations et des désastres affligent la nature dans le désert, en l’absence de l’homme. Avant même que notre espèce eût paru sur la terre, le monde a subi plus d’un bouleversement. Les cataclysmes ont donc des causes propres qui tiennent à la constitution de l’univers, et qui agiraient quand nous n’existerions pas. Lorsqu’il se manifeste quelqu’un de ces troubles de la nature qui deviennent pour nous des calamités, comme un tremblement de terre, comme une inondation, libre à l’homme assurément de s’y intéresser; il aura raison d’en faire un sujet de réflexion, pour chercher à les éviter, à y porter remède, en tout cas à les supporter. Il devra apprendre de ce spectacle la prévoyance, le courage, la résignation. Enfin, sous un point de vue plus élevé, cette expérience pourra développer en lui le sentiment de son impuissance, et, si l’on veut, de son néant devant les vastes lois de la création; il admirera la puissance de Dieu, la grandeur de la Providence, et, convaincu de sa faiblesse, il se tiendra prêt à endurer toutes les épreuves et à comparaître à toute heure devant le juge de l’avenir. Ainsi, pour la prudence, la sagesse, la religion, le spectacle des calamités naturelles n’est pas indifférent, et l’écrivain pieux y trouve matière de conseil ou d’enseignement. Dire que l’homme, créature intelligente et morale, et qui communique avec toutes choses par la faculté de connaître, est fait pour y chercher une idée, pour en déduire une leçon, c’est affirmer l’évidence; mais de là il y a loin à prétendre deviner à quelle fin tel événement matériel est arrivé, à soutenir que Dieu l’a déterminé tout exprès dans un moment donné pour agir sur telles ou telles personnes et produire tels et tels résultats. Ce sont suppositions gratuites, arbitraires, souvent immorales, puériles ou ridicules. Quand on s’engage dans cette voie, on ne sait où l’on peut être entraîné, et il peut arriver qu’on dise au public que les inondations du Rhône ont eu pour but providentiel de rappeler à l’observation du dimanche les habitans de la province lyonnaise, ou que Dieu a permis l’invention des chemins de fer particulièrement pour punir les aubergistes d’avoir fait faire gras aux voyageurs le vendredi.

Je le répète, lorsque l’on se risque à interpréter en détail et par les faits les volontés de la Providence, en reconnaissant, comme il le faut bien, que le choix des moyens qu’elle se réserve est hors de toute science humaine, et qu’il n’existe ni analogie visible, ni proportion apparente dans l’ajustement divin des effets et des causes, il y a une petite condition à remplir, c’est d’être inspiré. Bossuet a tenté de suivre la Providence dans l’histoire universelle, et il l’a pu sans une témérité insupportable, non parce qu’il était Bossuet, c’était encore trop peu pour une telle œuvre, mais parce qu’il considérait une longue suite de siècles révolus, et puisait ses explications dans la Bible; il écrivait les prophètes à la main. Mais l’Écriture n’a rien dit des événemens de la révolution française : en essayant, sept ou huit ans après qu’elle avait éclaté, de montrer dans sa marche les desseins d’en haut et de prédire l’avenir à l’aide d’un passé si court, en annonçant les faits, non parce qu’ils sont logiquement probables, mais miraculeusement singuliers et opposés à la sagesse humaine, l’auteur des Considérations sur la France se mettait dans l’obligation d’avoir un don surnaturel. La Providence étant, d’un avis commun, mystérieuse dans ses voies, le mystère reste mystère tant qu’il n’est pas révélé. La révélation de l’avenir, c’est l’inspiration prophétique, et les admirateurs de M. de Maistre n’ont pas uniquement cédé à un enthousiasme adulateur en le traitant parfois de prophète; ils n’ont fait que dire qu’il était ce qu’il faudrait qu’il eût été.

Lorsqu’on lit aujourd’hui son ouvrage à la distance des événemens, on ne peut malheureusement lui accorder aucun don de divination, ni même y admirer le bonheur des conjectures. A travers mille sarcasmes contre la révolution, contre ses principes et ses œuvres, contre les constitutions et leurs auteurs, il pose gratuitement que la vanité ou la brièveté de quelques-unes de ses créations, la violence ou la perversité de certains actes, la grandeur de certains succès, que tout en un mot témoigne que Dieu se propose immédiatement la contre-révolution. Pourquoi cela? Il oublie de le dire; mais il se montre convaincu en 1797 que la contre-révolution va se faire, et que Louis XVIII est près de revenir avec l’ancien régime. Par là toutes les choses révolutionnaires rentreront dans le néant, ou plutôt, les gouvernemens révolutionnaires n’ayant rien produit, la restauration n’aura rien à détruire. Tout ira de soi; la contre-révolution s’opérera en un tour de main. Le chapitre où elle est décrite à l’avance la présente comme un incident des plus simples amené par les plus petits moyens. Pas une haute pensée, pas une volonté énergique, pas un mouvement national, pas un événement dramatique n’est indiqué comme nécessaire. Rien de grand en un mot ne se lie, dans l’esprit du prophète, à la crise réparatrice qu’il se plaît à prédire. Il la souhaite mesquine, apparemment pour qu’elle soit plus humiliante. Lorsqu’en effet, pour avoir vu dans les affaires humaines le mal se mêler au bien, la petitesse à la grandeur, le ridicule au sérieux, on se plaît à exagérer en quelque sorte cette incohérence des choses et à outrer nos misères, parce qu’on croit grandir la Providence en lui prêtant des calculs fantasques, on rapetisse les hommes afin de les confondre, et l’on arrive peu à peu, sans s’en douter, à considérer le train de ce monde précisément au même point de vue que Voltaire. Comme Voltaire, M. de Maistre a besoin que l’humanité n’ait pas le sens commun, pour que Dieu seul ait raison, et quelquefois les choses lui paraissent d’autant plus divines qu’elles sont plus moquables.

Mais enfin cette peinture satirique des événemens mêmes qu’il désire est-elle exacte? Pas le moins du monde. En considérant la France vers 1797, il ne s’est point avisé de cette prédiction facile qu’il aurait pu recueillir dans l’histoire, qu’il aurait pu lire dans Platon, savoir que l’anarchie pourrait amener la dictature militaire. Tout le monde alors s’y attendait, M. de Maistre n’y pensait pas. Ce que chacun prévoyait échappait à sa prévoyance, car ce lieu commun eut dérangé ses paradoxes. La république devait en effet périr; mais la monarchie qui lui devait succéder n’était ni la restauration, ni l’ancien régime. L’anarchie devait disparaître sans que la contre-révolution prît sa place, puis à son tour cette monarchie nouvelle devait tomber. Par la révolution? Non, par la guerre. C’est alors, c’est dix-sept ans plus tard que la restauration devait s’accomplir. Et comment? Parce que l’empire aurait abouti à la conquête de la France. Cette restauration, qui devait être amenée comme par hasard et que Dieu devait réduire à un changement subreptice, n’a été possible qu’à la suite d’événemens gigantesques. Il a fallu pour la réaliser des guerres inouïes, des événemens dont les proportions dépassaient tout ce qui s’était vu depuis Charlemagne; il a fallu l’Europe deux fois envahie en sens contraire, par la France de Paris à Moscou, par la Russie de Moscou à Paris, en un mot le bouleversement du monde. Qui ne voit ici que les causes ont été tout autrement grandes que les effets? Quoi de plus complètement différent de ce chapitre ix, où la restauration est donnée comme si rapide et si aisée à faire qu’on dirait qu’elle est pour le lendemain? Et non-seulement aucun des incidens qui, selon M. de Maistre, pouvaient la ramener ne s’est produit, mais encore elle devait être, il n’en doute pas, la contre-révolution, et elle ne l’a pas été. Sans contredit, plus d’un germe de contre-révolution a pu se cacher dans son sein, mais c’est le jour où ces germes se sont développés qu’elle s’est perdue. Elle n’a duré qu’autant qu’elle a démenti son prophète. Voilà soixante-huit ans révolus depuis 89 : où en sont les prédictions politiques de M. de Maistre? On me dira : La révolution n’a pas définitivement triomphé. Soit, mais la contre-révolution encore moins. Il n’a prévalu, ce semble, que cette vérité expérimentale : l’anarchie mène au despotisme, et le despotisme peut ramener à l’anarchie; mais cette vérité un peu vulgaire, M. de Maistre n’en dit mot.

Tout cela ne l’empêchait pas d’écrire en 1814 avec une admirable confiance : « Mes Considérations sur la France, où, par un insigne bonheur, tout s’est trouvé prophétique. » — Comment en serait-il autrement? N’écrivait-il pas longtemps auparavant : « Il y a quinze ans que j’étudie la révolution française; je me trompe peu sur les grands résultats. » Et une autre fois : « Je ne puis m’empêcher de croire que j’ai deviné ce qui se fait aujourd’hui dans le monde et le but vers lequel nous marchons. » De telles paroles suffisent pour diminuer grandement l’autorité de ceux qui les prononcent.


III.

Si l’observateur s’est assez constamment mépris, les systèmes du publiciste ont-ils plus de valeur et méritent-ils plus de confiance? Ici la raison humaine est sur un meilleur terrain, et il est plus aisé de se faire une idée des institutions qui conviennent à la société que de ses destinées futures et des événemens prochains qui l’attendent; mais la philosophie politique de M. de Maistre, lorsqu’on la distingue de sa philosophie religieuse, n’est pas facile à caractériser. On voit bien qu’en général il aime l’ancien régime des sociétés européennes, et préfère les monarchies qu’on appelle absolues aux gouvernemens qui se disent libres. En principe, il ne semble pas mettre de borne au despotisme : « Il n’y a point de souveraineté limitée, dit-il; toutes sont absolues et infaillibles. » Il s’élève en tout lieu contre le droit de résistance. La révolte lui paraît toujours un crime. La réforme exigée par voie de remontrance, imposée même par la volonté du peuple, n’a rien de légitime à ses yeux. Toute révolution est interdite. Cependant en fait il se félicite de ce que nulle souveraineté ne peut tout. La toute-puissance effective est impossible. Il ne se contente pas de souhaiter au pouvoir politique le contrôle du pouvoir spirituel, ce serait trop simple; il accepte toute force qui lui sert de frein : « c’est une loi, c’est une coutume, c’est la conscience, c’est une tiare, c’est un poignard; mais c’est toujours quelque chose. » Il n’y a qu’une chose qu’il ne puisse souffrir, c’est une limitation constitutionnelle, c’est une garantie de droit écrit. Son Essai sur le Principe générateur des Constitutions, ouvrage didactique par la forme, et qui, sous ce rapport, rappelle la manière de M. de Bonald, le contredit sur beaucoup de points, en étant cependant consacré à la défense de la même cause. Ainsi, tandis que M. de Bonald veut tout écrire, même la loi des lois, même la législation primitive, M. de Maistre prétend qu’aucune constitution ne doit être écrite, que rien de ce qui est écrit n’est durable, et que la religion chrétienne n’a duré que parce qu’elle est fondée sur la parole, oubliant apparemment qu’elle n’est pas moins fondée sur l’Écriture. De toutes les législations, celle qui jusqu’ici a eu la plus longue vie, c’est le droit romain, qui s’est appelé la raison écrite. La constitution anglaise qu’il cite, et dont il ne veut faire qu’un assemblage incohérent d’usages qui n’ont pas été recueillis, est un vaste ensemble de lois fondamentales et de lois réformatrices dont le texte est partout. Dieu lui-même enfin n’a-t-il pas voulu que ses lois fussent gravées sur des tables de pierre, et le Décalogue a-t-il passé?

Nous avons nommé la constitution anglaise. C’est qu’en effet M. de Maistre en fait quelquefois l’éloge, se séparant sur ce point de M. de Bonald par une assez singulière inconséquence. « C’est, dit-il, l’unité la plus compliquée et le plus bel équilibre de forces politiques qu’on ait jamais vu dans le monde. » — « Quel peuple, dit-il encore, surpasse l’Angleterre en force, en unité, en gloire nationale? » Cela ne l’empêche pas d’écrire ailleurs : « l’Angleterre me paraît assez disposée à nous donner quelque tragédie du grand genre. Ce ne sera pas sans l’avoir bien mérité. » Il n’en est pas moins persuadé que la réformation a dans ce pays abrégé la durée des règnes et des familles patriciennes. Il n’en admire pas moins, en contemplant son église, l’abîme d’égarement où le plus juste des châtimens plonge la plus criminelle des révoltes. Il n’en regarde pas moins toute imitation des formes du gouvernement anglais comme l’aveu d’une grande misère et la preuve d’une grande extravagance. « Jamais on n’a rien vu d’aussi fou. Vous ne m’avez jamais dit, monsieur le vicomte (de Bonald), si vous croyez à la charte; pour moi, je n’y crois pas plus qu’à l’hippogriffe et au poisson rémora. Non-seulement elle ne durera pas, mais elle n’existera jamais, car il n’est pas vrai qu’elle existe (1819). » Le grand tort de la charte en effet, de toute charte, c’est d’être écrite, et il importe à la gloire de la Providence qu’on ne croie à rien de ce qui est prévu et réglé par la sagesse humaine. C’est manquer à Dieu que de ne pas se fier à l’imprévu, et tout gouvernement constitué par des lois positives est une usurpation sur l’autorité du divin législateur. L’auteur est si sûr de son fait, il doute si peu de l’impossibilité de rien décréter qui vaille, que bien que les Américains, dénués d’un gouvernement antérieur, soient excusables d’avoir essayé de s’en donner un, il offre de parier que la ville de l’union ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le congrès n’y résidera pas. Par malheur, la ville s’est bâtie, elle s’appelle Washington, et le congrès y réside.

Il serait très difficile de faire un système de la politique proprement dite de M. de Maistre. Elle se compose plutôt d’imprécations et d’épigrammes contre tout ce que le XIXe siècle a rêvé ou tenté que de principes et de conséquences touchant la constitution des états. Beaucoup de goût et de respect pour ce que les faits ont produit, pourvu toutefois que le produit des faits ne contrarie pas ses vues, une idée mystérieuse de l’élection des races royales et de l’autorité des rois, pourvu que les rois et leurs races respectent le pouvoir pontifical, une certaine disposition à regarder les familles nobles comme privilégiées d’en haut avec la persuasion qu’elles ont fort compromis leurs privilèges, enfin une véritable admiration pour l’ancien régime unie à la conviction qu’il a à peu près mérité ses malheurs, tout cela ne forme pas une politique dont on puisse tirer un parti spéculatif ou pratique. Au fond, s’il fallait trouver un principe à ces déclamations constantes contre l’œuvre des hommes, contre leur prétention à organiser la justice et la liberté, contre leur idée absurde ou criminelle de réformer ce qui s’est fait sans eux, contre la témérité séditieuse qui veut affranchir leurs passions du frein de certains moyens rigoureux de contrainte et de châtiment, on irait forcément tomber sur les principes mêmes de Hobbes. C’était, comme on sait, la seule philosophie politique que comprissent les Stuarts. M. de Maistre, il est vrai, est religieux, et Hobbes ne l’était pas; mais les Stuarts l’étaient, et leurs confesseurs sortaient d’une école que M. de Maistre a rouverte. Le hobbisme chrétien est bien le fond de la doctrine des apôtres de contre-révolution; mais c’est une alliance de deux principes fort différens qu’il faut rompre, car le hobbisme n’y gagne rien qu’une bonne apparence, et le christianisme s’y compromet.

En politique comme dans le reste, la philosophie du comte de Maistre est tout agressive. Hormis sur quelques points du symbolisme théologique, ne lui demandez pas de rien affirmer, ni surtout de rien déduire. Il n’a point de méthode et il n’y prétend pas. Ce n’est pas qu’il n’y ait de l’unité dans son esprit. Toutes ses idées sont dans la même direction. Elles vont dans le même sens, mais éparses et comme à l’aventure. Il court en tirailleur sur le même ennemi, l’esprit du XVIIIe siècle. Il fait une guerre de partisan plutôt qu’une guerre régulière, ou, pour le traiter d’une manière plus conforme à son rang et à ses goûts, il combat en chevalier errant. Il attaque, il défie, il soutient à coups d’épée que sa dame est la plus noble et la plus belle. Il le soutient en frappant plutôt qu’il ne le prouve, et pourvu qu’il ait blessé l’adversaire, il le tient pour convaincu. Dans la controverse, il ignore ou dédaigne les objections, passe à côté des difficultés, prend l’offensive avec autant de dextérité que de vigueur, s’arme de son mépris comme d’une lame acérée, pousse la raillerie jusqu’à l’insulte, et se moque de ceux qu’il n’écoute pas. Cette manière de discuter n’est pas de très bon aloi, mais elle est utile, et elle venait bien à propos pour venger des gens qui craignaient d’avoir l’esprit contre eux. Ce n’est pas ainsi que l’on résout les questions difficiles, que l’on établit de saines théories; mais qu’importe, si l’on satisfait ses amis, si on leur restitue l’entrain qu’ils ont perdu, si l’on amuse les siens en rendant ennuyeux ses ennemis? Nous avons ici à faire à un écrivain qui ne se pique nullement d’être difficile dans le choix des armes. Capable de vues élevées, quelquefois heureux en beaux traits, il semble aimer autant les jeux d’esprit que les raisons: il ne s’interdit pas une pointe qui l’amuse; il va jusqu’au non-sens, si le non-sens a l’air d’une pensée. Encore une fois, il a une éblouissante conversation.

Inutile donc de le suivre sur le terrain de la philosophie proprement dite, non qu’il y fût étranger, mais il y était peu propre. Ses idées avaient un tour élevé qui dans la métaphysique le portait du bon côté. Ses lectures l’avaient initié beaucoup plus directement que M. de Donald aux secrets de la sagesse antique. Familier avec les langues anciennes, il semble, à une époque où c’était rare, avoir quelque teinture d’Aristote, et il choisit avec bonheur des citations dans Platon; mais il lui manque pour la philosophie deux grandes choses, la dialectique et le calme. Son intelligence laissée à elle-même serait peut-être propre à tout comprendre; mais son pli est pris, et sa résolution formée : il ne comprend rien de ce qui le contrarie. On n’est point philosophe avec cela.

Citons pour exemple le seul de ses ouvrages qui puisse être regardé comme appartenant à la philosophie pure. Impatienté d’entendre sans cesse depuis l’Encyclopédie les philosophes invoquer Bacon, il imagina un jour qu’il devait y avoir là quelque funeste gloire à détruire et un prince des ténèbres à détrôner. Il se mit aussitôt à l’œuvre et composa un Examen de la Philosophie de Bacon, qui a paru après sa mort. C’est assurément le plus médiocre de ses écrits; mais peu importerait, un méchant livre est sans conséquence, si celui-ci n’offrait à chaque page les tristes preuves de l’incroyable légèreté avec laquelle le fougueux critique accuse ceux qu’il soupçonne et juge ceux qu’il accuse. Les intentions de Bacon, le sens de ses idées, le but de son œuvre, la sincérité de ses convictions ou de son langage, rien de tout cela ne semble accepté ni compris. La critique prend le ton de l’injure, la réfutation est un réquisitoire. La haine aveugle entraîne l’aveugle censeur aux méprises les plus plaisantes. Ainsi tout le monde sait qu’un des principaux ouvrages de Bacon a pour titre : Novum Organum, et peu de gens ignorent ce que ce titre veut dire. Ce que nous appelons la Logique d’Aristote est connu depuis des siècles sous ce nom d’Organum, c’est-à-dire d’instrument ou de clé, et ce titre s’explique de lui-même. Lorsque Bacon crut apercevoir que, guidées par la scolastique, les sciences avaient fait fausse route, et qu’il fallait, pour les rendre plus sûres et plus fécondes, les affranchir du joug de ce que lui et Descartes après lui nommaient logica vulgaris, il entreprit de leur donner une logique nouvelle; c’était, comme on l’a dit, celle de l’induction substituée à celle du syllogisme, et il intitula naturellement son ouvrage : Novum Organum, c’est-à-dire nouvel instrument, nouvelle méthode, et voilà plus de deux siècles qu’on estime la pensée juste et le titre bien choisi. Que trouve à dire à cela M. de Maistre? « J’honore la sagesse qui propose un nouvel organe autant que celle qui proposerait une nouvelle jambe. » Voilà comment un écrivain qui appelle Voltaire bouffon comprend et juge un des plus mémorables monumens du génie de l’homme.


IV.

Les croyances religieuses de M. de Maistre sont assurément son meilleur côté, même au point de vue purement intellectuel. Ce sont elles qui donnent du sérieux à son esprit, une certaine règle à son humeur, et qui le retiennent dans le cercle d’un spiritualisme élevé. Sans elles, ce contempteur satirique de la raison humaine tomberait dans un scepticisme moqueur, et peut-être les choses de ce monde ne se montreraient-elles à lui que sous l’aspect qui frappait Voltaire. Ce serait Voltaire avec moins d’amour de l’humanité, avec moins de confiance dans les lumières de la raison. Il n’a déjà que trop de pente à considérer le fait plus que le droit, à s’exagérer la part de la force dans la direction des affaires de la société. Arrachez-lui ce que le christianisme ajoute nécessairement de hautes contemplations et de convictions désintéressées à la considération la plus malveillante et la plus prosaïque des choses d’ici-bas, rompez ce lien qui rattache la terre au ciel, et l’on ne sait vraiment à quelles extrémités d’opinions arides et décourageantes cet esprit dédaigneux et sardonique pourrait être conduit. Déjà même la sincérité de sa foi ne suffit pas pour le préserver du penchant à l’incrédulité et au dénigrement, quand il s’agit de justice, de grandeur, de liberté. Elle ne lui inspire qu’à de longs intervalles le langage communicatif de l’amour et de l’espérance, et il s’amuse trop souvent à rendre impitoyable une doctrine de charité, à diminuer la dignité humaine, comme si la grandeur divine avait besoin de notre petitesse, à prêter aux institutions mêmes et aux puissances qu’il veut sanctifier un caractère d’utilité pratique et d’efficacité oppressive plus fait pour contenter Machiavel que Fénelon. Que serait-ce donc s’il n’avait appris de l’Évangile que l’homme ne vit pas seulement de pain, que la vraie lumière éclaire tout homme venant au monde, et qu’il n’a pas reçu l’esprit de servitude pour se conduire toujours par la crainte?

Aussi n’hésité-je pas à regarder comme son meilleur ouvrage de beaucoup les Soirées de Saint-Pétersbourg. Il semble, en effet, y considérer les vérités religieuses un peu plus en elles-mêmes, un peu moins dans leur influence sur la société. Là elles sont plus des dogmes qui élèvent l’esprit que des moyens de police qui l’intimident. S’il ne parvient jamais à leur prêter l’accent de l’enthousiasme et de l’amour, s’il cherche plus à les rendre extraordinaires que pénétrantes et terribles qu’adorables, s’il donne à l’orthodoxie même un air fâcheux de paradoxe, cependant il se montre ingénieux à rajeunir d’antiques croyances, à découvrir un sens caché aux traditions judaïques, qu’il s’efforce de rendre chrétiennes. Sa sévérité un peu rude n’est pas sans élévation morale, et il dévoile avec autant d’adresse que de vivacité les côtés faibles ou abjects des systèmes auxquels il s’attaque. L’ouvrage, un peu moins systématique, un peu moins visiblement politique que ses autres écrits, semble plus appartenir à la réflexion désintéressée : c’est une suite de dissertations, quelquefois même de divagations, où l’esprit paraît se jouer avec une certaine liberté, et suivre les lueurs qui naissent et brillent tout à coup dans le cours d’une lecture ou d’une conversation. La forme du dialogue d’ailleurs permet davantage de s’abandonner aux aventures de la pensée, et de hasarder des singularités ou des exagérations qui offrent une apparence fugitive de vérité. On peut se tromper en causant, pourvu que l’on pense et que l’on fasse penser, et quoique le public se rappelle surtout des Soirées de Saint-Pétersbourg certaines déclamations choquantes sur le bourreau et les expiations sanglantes, nous persistons à croire que c’est encore l’ouvrage de M. de Maistre le plus propre à faire admirer et même goûter son auteur. Il s’y montre plus libre et moins passionné, plus intelligent et moins absolu; il se meut dans un cercle dont le rayon est plus étendu, et, moins préoccupé des intérêts et des inimitiés du moment, il se rapproche davantage de la sphère des pures idées.

Mais il ne pouvait s’y maintenir longtemps; sa vocation ne l’y portait pas : même dans les choses de religion, la religion pour lui est encore le siècle. Il serait indigne d’élever l’ombre d’un doute sur la sincérité de sa foi; mais il faut avouer que si elle n’avait pas été sincère, il aurait pu encore écrire une grande partie de ce qu’il a écrit, tant il s’obstine à considérer le christianisme au point de vue terrestre, humain, politique, tant il aime à le présenter surtout comme la sauvegarde des souverains et la première propriété des nobles, puisque la religion conserve leur privilège qui tombe toujours avec elle! Il ne se lasse pas de la recommander aux princes, aux grands, aux puissans pour leur sûreté. Il semble s’acharner à la transformer en instrumentum regni. Il supplie les hommes d’état, pour épargner les deux choses les plus précieuses de l’univers, le temps et l’argent, de reconnaître en toute dispute religieuse l’autorité de Rome, ce qui est pour lui le fond de la religion. « Si j’étais athée et souverain, je déclarerais le pape infaillible par édit public pour l’établissement et la sûreté de la paix dans mes états; » ce qui transforme la religion en une bonne politique d’athée. Charmé de cette idée, il aime à répéter qu’il se chargerait d’amener des athées à son avis sur l’église, et il ne voit pas que de telles paroles sont l’arme la plus redoutable livrée à l’incrédulité. Il ne voit pas que c’est rendre des points à l’opinion qui ne prétend voir dans les religions qu’un moyen de tromper les hommes. Assurément il est permis de rappeler qu’elles sont utiles à la société. Aucune nation civilisée ne s’est passée de culte public, et sous une forme sacrée comme elles, les croyances régulatrices du cœur humain ont obtenu plus d’empire et de popularité. Un homme sincère doit donc respecter la religion de son pays, lors même qu’il ne verrait pas en elle la vérité parfaite. Il peut s’abstenir de chercher à séparer les grandes vérités qu’elle renferme des illusions qui s’y mêlent, quand cette séparation est impraticable dans l’esprit des peuples, et préférer encore la vérité même altérée à l’erreur intégrale, à la négation de la vérité; mais c’est la crainte et la haine de l’athéisme qui l’inspirent alors et le justifient, et l’athée n’a pas le droit de l’imiter, s’il ne confesse le projet odieux de réaliser l’oppression par l’imposture.

Les argumens de ce genre ont ce grand inconvénient, qu’ils peuvent presque également servir pour une religion vraie et pour une religion fausse. C’est pour cela que tout fidèle n’en doit user qu’avec réserve, et que M. de Maistre, qui n’en connaît presque pas d’autres, compromet une cause digne pourtant d’être plus noblement défendue. Presque jamais la religion n’est présentée dans ses livres que comme une institution consacrée par l’histoire, salutaire dans ses effets, conservatrice des gouvernemens, en un mot contre-révolutionnaire. La vérité divine en est supposée plutôt qu’exposée, et bien rarement fait-il quelque allusion à la sublimité philosophique du dogme pour établir l’autorité de l’institution. C’est au contraire l’institution qui semble toujours recommander le dogme; c’est l’église qui sert de fondement à la foi, ou plutôt c’est le pape, car l’église ou le pape c’est tout un. Ce ne sont point ici des manières de parler. « Le dogme capital du catholicisme est le souverain pontife, » dit en toutes lettres M. de Maistre. « Les droits du souverain pontife et sa suprématie spirituelle, ajoute-t-il, forment l’essence même de la religion[2]. » Le premier, je crois, il a exprimé en français d’une manière aussi absolue, aussi violente, ces maximes, qui sont devenues courantes aujourd’hui. Il y a cinquante ans qu’elles auraient bien surpris les vénérables restaurateurs de notre église. Je ne sais si de ce côté des Alpes un seul prêtre se fût permis au XVIIe siècle un pareil langage; mais on a changé bien des choses pour la plus grande gloire de l’unité et de la perpétuité de la foi.

Nous arrivons ainsi au livre Du Pape. C’est assurément celui où l’auteur a le plus clairement montré combien les questions spirituelles étaient au fond pour lui des questions politiques, et il suffit de comparer cet ouvrage à l’Essai sur l’Indifférence, qui traite en réalité le même sujet, pour apercevoir la distance qui sépare M. de Maistre de son ancien émule. M. de Lamennais a fait un effort, malheureux il est vrai, pour établir philosophiquement le principe de l’autorité. M. de Maistre fonde sur des considérations empiriques ce qu’il y a de moins empirique au monde, l’infaillibilité. L’infaillibilité est en effet pour lui le synonyme de la souveraineté, et comme le pape est souverain, il est infaillible : tel est le fond de la doctrine. Or il faut se bien peu soucier de la rigueur et de l’exactitude pour établir, comme un point convenu et incontestable, que toutes les souverainetés étant tenues pour infaillibles, on ne demande pour le chef de l’église aucun privilège particulier; on demande seulement qu’il jouisse du droit commun à toutes les souverainetés. Il est trop évident que hormis peut-être en Asie, on n’a jamais pensé ni prétendu qu’aucun pouvoir souverain fût infaillible. L’orgueil des rois, la bassesse des courtisans ne sont jamais allés jusque-là. Tous les gouvernemens se sont trompés, l’histoire l’atteste, et la raison l’affirmerait à défaut de l’histoire; tous les pouvoirs humains peuvent se tromper, et tous se réforment, se rétractent, se démentent, quand la nécessité l’exige ou quand la raison les éclaire. Sans doute dans la législation, dans l’administration, dans les tribunaux, il faut bien des décisions définitives et dont on n’appelle pas. Les questions ne peuvent rester sans solution, les contestations ne peuvent être éternelles; il faut en finir. Res judicata pro veritate habetur, et puisque la chose jugée est prise pour la vérité, c’est qu’elle peut n’être pas la vérité, c’est que celui qui prononce n’est pas infaillible. S’il l’était, elle serait la vérité même; mais il suffit toujours ou presque toujours qu’elle soit tenue pour elle : c’est une fiction, c’est une convention utile au repos de la société. L’intérêt général la justifie dans la plupart des cas. Tout le monde consent que la cour de cassation juge définitivement; personne, pas même elle, ne la tient pour infaillible, et elle ne se fait aucun scrupule de réformer sa jurisprudence. La loi même, la loi, ce qu’il y a de plus auguste et de plus définitif dans les décisions des hommes, peut bien avoir droit à l’obéissance tant qu’elle reste loi : je ne veux pas même parler des cas extrêmes et rares où elle commanderait une telle iniquité qu’elle autoriserait la résistance; mais tandis qu’elle est en pleine vigueur, il n’est point d’état si absolu où quelqu’un n’ait le droit d’en conseiller ou d’en solliciter soit l’abrogation, soit l’amendement, et toute représentation contre la loi, fût-elle la plus humble et la plus modeste des prières, implique que le législateur n’est pas infaillible. M. de Maistre cite hardiment le parlement d’Angleterre, dont les publicistes vantent l’omnipotence, comme un pouvoir dont les actes portent le sceau de l’infaillibilité. Il oublie que d’une année à l’autre un changement de ministère, une nouvelle élection, un mouvement d’opinion peut faire varier la volonté de cet immuable arbitre, et que le lendemain même du jour où ses décrets ont été promulgués, la presse, les pétitions, la clameur des réunions populaires peut en dénoncer l’erreur et en solliciter bruyamment la réforme. Ce sont là des faits simples et notoires qu’on est embarrassé de rappeler, parce qu’on ne sait comment qualifier la légèreté qui les omet.

Il n’y a personne en effet qui ne comprenne que, lorsqu’on réclame pour l’église et pour son chef l’infaillibilité, on réclame pour l’une ou l’autre ce qui n’appartient à personne. On leur attribue une prérogative unique, incommunicable, et qui n’est possible qu’à la condition d’un miracle toujours subsistant, d’une intervention directe et constante du Saint-Esprit. Assimiler cette autorité unique à l’infaillibilité artificielle et provisoire qui n’est que le dernier ressort légal des pouvoirs temporels, c’est confondre le ciel et la terre, ou diminuer l’église et la religion pour les faire passer plus aisément. Est-ce donc par fiction ou convention, est-ce pour terminer les querelles, pour éviter le bruit, est-ce parce qu’un mauvais jugement vaut mieux qu’un long procès, qu’on veut que l’autorité pontificale soit l’interprète divin de la vérité? M. de Maistre, en matière de religion, pense-t-il donc, comme Voltaire, que

la paix que l’on trouble et qu’on aime
Soit d’un prix aussi grand que la vérité même?


Plus grand, faudrait-il dire, car ses raisonnemens vont à conclure, non qu’une infaillibilité existe, mais qu’il y faut croire. Il semble que le titre du saint-siège soit uniquement dans la nécessité d’une décision. C’est pour la même raison que la sentence d’un tribunal de simple police est sans appel dans certaines affaires minimes. Voilà certes le successeur de saint Pierre placé bien haut! Mais l’autorité spirituelle ne statue pas sur des intérêts transitoires. Ses décisions portent sur des choses sacrées, sur des vérités éternelles. Il faut que ses jugemens soient à la lettre irréformables. Lorsqu’elle déclare par exemple que la vierge Marie a été conçue sans péché, elle ne le fait pas pour l’amour de la paix; elle entend proclamer un dogme vrai dans tous les siècles, et sa compétence, si elle existe, ne se fonde pas sur des motifs qui pourraient aussi bien servir à légitimer les ukases de l’empereur de Russie que les sentences d’un juge de paix.

Tel est pourtant le fondement de tout l’ouvrage. Qu’ensuite l’auteur montre historiquement que l’autorité du pape est loin d’avoir été constamment méconnue, qu’elle a pour elle de nombreux témoignages, qu’elle a été souvent exercée utilement, et que son intervention a parfois mis obstacle aux violences du moyen âge, qu’enfin elle n’a pas toujours été dirigée par l’ambition, et que les papes ont été dans l’occasion moins passionnés que les rois : c’est ce qu’on lui accordera aisément, et ce qu’on le dispensera même de prouver, pourvu qu’il accorde que la suprématie pontificale a été souvent contestée dans les prérogatives qu’elle s’attribuait, qu’on peut invoquer contre elle d’imposantes autorités, qu’elle a souvent été contenue et réprimée avec avantage, que les princes ont eu souvent raison de la restreindre, et que si l’orgueil ou la passion les a quelquefois dirigés, ils ont souvent aussi, dans la lutte, défendu le bon droit et l’intérêt légitime de l’état et de la société. De la manière dont étaient constituées les deux puissances, leur conflit était inévitable, et il a dû servir à limiter les excès de l’une ou de l’autre. Le bien dans ce monde ne se fait le plus souvent que par la lutte, et il est peu de résistances qui n’aient leur jour d’utilité. Mais toutes ces considérations historiques, toutes ces vues de politique pratique, n’ont rien à faire avec la question de l’infaillibilité.

Si l’on ne pouvait soutenir l’autorité absolue des papes sans rencontrer le pouvoir et l’indépendance des gouvernemens, on ne pouvait soutenir l’infaillibilité des premiers sans se heurter aux droits de l’église et des conciles. Toutes les recherches de M. de Maistre ont abouti seulement à prouver qu’en toutes ces matières le pour et le contre avaient été soutenus, et que des deux côtés des Alpes personne n’avait formellement cédé. Rien d’absolu ne peut être établi par les faits; il faudrait donc des raisons spéculatives ou une révélation spéciale. Les premières ne vont pas à notre habile écrivain, et la seconde n’a pas été donnée sur ce point à l’église. Quoi qu’on soutienne aujourd’hui dans les bulles et dans les livres, quoi qu’on prononce dans l’avenir, on ne pourra faire que rétroactivement l’incertain ait été certain, le litigieux résolu, et ce qu’on établira manquera toujours de perpétuité et d’unité. En particulier, on rencontrera toujours la vieille et célèbre dissidence de cette église de France tant prônée par la chrétienté, tant louée par les papes eux-mêmes, et qui, sans avoir jamais été ni séparée ni condamnée, a maintes fois, et pendant de longues périodes, protesté contre la doctrine ultramontaine tant de la suprématie absolue que de l’infaillibilité pontificale. Il sera toujours impossible de regarder avec M. de Maistre cette doctrine comme un dogme capital, de dire : « C’est un point fixe;... qui balance sur ce point n’entend rien au christianisme, » et de tenir en même temps l’église gallicane pour constamment orthodoxe et catholique. Or, comme elle n’a jamais été sérieusement accusée de n’être ni l’un ni l’autre, c’est abuser des paroles pour effrayer les gens que d’incriminer si violemment les maximes qu’elle a soutenues pendant plusieurs siècles. Je sais qu’on peut ainsi lui faire peur, et que même on y est parvenu; mais elle aurait beau changer de langage et se désavouer elle-même, en renonçant à sa gloire elle ne referait pas ses antécédens. Toutes ses variations, toutes ses rétractations, toutes ses déclamations, ne feront jamais que le passé ne soit point le passé, et que Gerson ou Bossuet aient été des hérétiques.

Là pourtant, ou peu s’en faut, devait être conduit M. de Maistre. On sait que, prenant enfin son parti, il a joint un troisième volume à son ouvrage sur le pape, et dressé l’accusation de l’église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife. « L’opposition française a fait de grands maux au christianisme, » dit-il au début, et cette opposition, remarquez-le bien, ce n’est pas celle de Voltaire ou de Mirabeau, c’est celle de Philippe le Bel comme de Louis XIV, de Gerson comme de Bossuet. Il est divertissant de voir l’embarras de l’auteur obligé de mettre des rois dans leur tort, de s’en prendre à des prélats qui ont illustré l’église, d’inculper, sur la question la plus grave, les pouvoirs et les institutions de l’ancien régime. Il s’y résout bravement néanmoins, et ce n’est pas de faiblesse ni de complaisance qu’on peut l’accuser. Toute analyse serait ici oiseuse; rappelons seulement que l’expression la plus réfléchie et la plus modérée de l’ancienne doctrine de France, atténuée même dans les termes, si on la compare à ce que disait saint Louis, est la déclaration de l’assemblée du clergé en 1682, « cette célèbre déclaration qui est, dit le cardinal de Bausset, un des beaux titres de la gloire de l’église de France,» — « et qui est au fond, ajoute M. de Maistre, ce qu’on peut imaginer de plus méprisable et de plus dangereux. » — « C’est surtout dans la vie de Bossuet, dit encore le cardinal, qu’elle doit être inscrite comme le plus beau monument de son histoire. » — « Tant qu’un homme tel que vous (M. de Bonald), disait le laïque, regardera la déclaration de 1682... comme une chose médiocrement mauvaise, il n’y a plus d’espérance de salut. » Voilà les variations de l’unité.

Le caractère le plus saillant de ces derniers ouvrages de M. de Maistre comme de tout son système, c’est que tout y est poussé à l’extrême, qu’aucune place ne reste aux transactions, aux tempéramens, aux nuances. Ainsi chacun sait que le gallicanisme et certaines opinions sur la grâce, sur la morale, sont condamnées à la fois par les jésuites et toute l’ancienne école ultramontaine, et il faut bien reconnaître que ces diverses doctrines, bien que catholiques encore, sont à une distance un peu moindre des croyances protestantes que les doctrines romaines. Ces degrés sont inévitables, et personne ne peut empêcher que saint Augustin ne soit, touchant le libre arbitre, moins éloigné de Calvin que de Pelage. Avant notre temps et surtout avant M. de Maistre, rien de ce qui pouvait être distingué n’était confondu, et les mots tout ou rien n’étaient la devise d’aucun esprit sage ; mais maintenant parcourez la série des assertions suivantes : « 1° Il n’y a plus que deux systèmes possibles, le catholicisme et le déisme… Un protestant, s’il existait, serait un être risible. 2° Toutes les sectes sont filles du calvinisme ; la plus dangereuse est le jansénisme, parce qu’elle se couvre d’un masque catholique… Calvin n’aurait pas mieux dit que Pascal et sa hideuse secte. 3° Un augustinien ou thomiste rigide pourra bien condamner le jansénisme, mais non le haïr ;… jamais il ne le poursuivra comme ennemi. » 4° Enfin on connaît la phrase célèbre : « Si Bossuet n’a pas avant de mourir abandonné sa Défense des quatre articles (et l’on sait bien qu’il n’en a rien fait), il n’y a point de milieu ; il faut croire que Bossuet est mort protestant. » 5° Un ridicule gallican, c’est d’opposer constamment le protestantisme et l’ultramontanisme comme deux systèmes également éloignés de la vérité ; c’est oublier en effet qu’il n’y a point de milieu.

Il n’y a point de milieu ! Tel est le texte favori des esprits de la trempe de M. de Maistre, et c’est, en toutes choses intéressant la société, la plus funeste conclusion à laquelle puisse mener l’union de la logique et de la passion. C’est parce qu’il tend constamment à l’excessif et à l’absolu que nous croyons toujours à propos de relever ses erreurs. C’est par là que son influence, en lui survivant, mérite encore d’être combattue, et qu’il faut prémunir contre elle quiconque veut le ralliement des opinions vraiment nationales et des convictions honorables. Il ne faut pas qu’il se forme sous son nom une école politique à la suite d’une école religieuse, car, on doit le dire avec douleur, dans l’église il a trop réussi.


V.

On a vu que notre foi était médiocre aux prophéties de M. de Maistre ; en voici une pourtant qu’il écrivait en 1819, et dont nous ne pouvons contester l’accomplissement : « Le souverain pontife et le sacerdoce français s’embrasseront, et dans cet embrassement sacré ils étoufferont les maximes gallicanes. » Il est vrai qu’il ajoute : « Alors le clergé français commencera une nouvelle ère et reconstruira la France, et la France prêchera la religion à l’Europe, et jamais on n’aura rien vu d’égal à cette propagande. » Ceci reste à prouver ; mais quant au premier point, c’en est fait : tout ce qui parle haut dans l’église s’exprime sur les doctrines gallicanes, sur les libertés chères à nos pères, sur la déclaration de 1682, sur Pascal et les Provinciales, sur Bossuet et les quatre articles, sur le jansénisme et Port-Royal, comme M. de Maistre l’a voulu.

C’est, là un fait grave et dont il est impossible qu’il ne sorte pas d’importantes conséquences. Le cardinal de Lorraine n’est pas suspect; c’était l’apôtre de la sainte ligue, et cependant, assistant au concile de Trente, voici quel était son langage : « Je ne puis nier que je suis Français nourri en l’Université de Paris, en laquelle on tient l’autorité du concile par-dessus le pape, et sont censurés comme hérétiques ceux qui tiennent le contraire;... et pour ça on fera plutôt mourir les Français que d’aller au contraire. » « L’église gallicane, dit M. de Bausset, a donné à la France ses plus grands ministres et à l’Europe ses plus grands orateurs; mais sa plus grande gloire est d’être la seule qui ait eu constamment un esprit national. » C’est cet esprit national qu’on l’exhorte à déposer. Il s’est manifesté, il s’est épanoui au XVIIe siècle, et comme pour la science, la critique et l’éloquence, le clergé n’a point eu dans notre pays de plus belle époque, c’est celle-là qu’il est juste et naturel de choisir pour le juger. Aussi, pendant près de cinquante ans, la plus grande partie de la jeunesse a-t-elle été élevée à chercher là ses maîtres et ses modèles, à considérer le siècle de Louis XIV comme l’âge d’or de la religion aussi bien que des lettres. Qu’on exagérât cette opinion, la chose est possible; mais on la fondait sur des faits éclatans, et que notre pays regarde avec raison comme une partie de sa gloire. Or, s’il fallait caractériser d’une manière générale l’esprit du clergé au XVIIe siècle, on pourrait dire qu’il tendait à ce que dans les deux derniers siècles on a appelé une religion éclairée ou un christianisme raisonnable. Ce qui le signalait, c’était, dans la politique religieuse, un certain goût d’indépendance et de nationalité, dans les lettres l’amour intelligent de l’antiquité, dans la morale une sévérité conséquente, dans la liturgie une pieuse fidélité à des usages révérés, dans le dogme un certain éloignement pour les accessoires superstitieux, pour les puérilités du moyen âge, et un soin jaloux de purifier la foi de tout élément légendaire. Que cet esprit s’unît par un rapport très explicable avec une interprétation particulière des doctrines de la chute, de la grâce et de la liberté qu’on appelle le thomisme, l’augustinianisme, et dont le jansénisme est l’expression la plus accusée; que malgré un contraste apparent, le gallicanisme, favorable à ces idées rigoureuses, eût un secret penchant vers ce que les modernes ont appelé le libéralisme, comme l’a montré par exemple l’Oratoire et comme le soupçonnait l’âme tyrannique de Richelieu, ce sont là des faits donnés par l’histoire, et qui peut-être sont le vrai motif de la réaction immodérée dont nous sommes témoins.

On peut dire, afin de se servir d’un seul mot, que cet esprit du clergé était janséniste en puissance, ou du moins par tendance. Assurément ni Bossuet, ni une foule de gallicans, n’étaient actuellement jansénistes; mais M. de Maistre ne me démentirait pas, si je disais qu’ils étaient en voie de l’être. Bossuet se déclarait thomiste sur les matières de la grâce. Dans les affaires de la bulle, il demandait toujours qu’on ménageât M. Arnauld, un si grand homme; il combattait la morale relâchée des casuistes, il se défiait des jésuites. Fleury était son secrétaire et son ami. « Quoi! disait l’évêque de Meaux en parlant de Rome, Bellarmin y tient lieu de tout et y fait seul toute la tradition! Où en sommes-nous si cela est, et si le pape va condamner tout ce que condamne cet auteur? » Tout cela est bien gallican; tout cela est dans le sens du jansénisme. On ne peut nier que les livres de Port-Royal n’aient été l’école de la jeunesse française. Les sentimens presque unanimes de l’ancienne magistrature ne peuvent être méconnus, et à l’exception de Fénelon, on citerait difficilement un grand écrivain qui se soit explicitement déclaré pour les maximes ultramontaines. Encore Fénelon était-il libéral à sa manière, et a-t-il plus poussé qu’aucun autre, par l’indépendance de ses idées, à la sécularisation de la philosophie morale.

Ce caractère, que j’appelle janséniste faute d’un meilleur mot, et que j’attribue au génie du XVIIe siècle, est précisément ce qu’on tient aujourd’hui à effacer sans retour. L’église, qui vit du passé, l’église, à qui importent tant les exemples et les traditions, en est venue à reconnaître, à proclamer qu’en ses jours de splendeur elle a fait fausse route, et elle cherche à innover contre une tradition plus que séculaire. Pascal a eu tort d’écrire les Provinciales et de prendre si fort au tragique la misère de l’homme depuis le péché. Arnauld, Nicole et tant d’autres ont égaré les esprits par ces livres de piété, de morale et d’éducation, si longtemps étudiés avec autant de goût que de respect. Bossuet est un guide périlleux, dès qu’il s’agit du libre arbitre, des cas de conscience et de l’église. Les sermons du père Latour ne peuvent être lus qu’avec défiance, et Massillon a poussé le rigorisme jusqu’à l’hérésie. Dans l’histoire, non-seulement les Dupin et les Launoy, mais les Tillemont, les Mabillon, les Fleury, sont suspects. Un venin funeste avait été sucé avec le lait du christianisme par ces poètes admirables et ces prosateurs habiles, honneur de notre langue et de notre littérature. En un mot, le XVIIe siècle, ce temps de génie qui est certainement le zénith éclatant de l’ancienne France, s’est dangereusement trompé sur le péché originel, sur les rapports de la grâce et de la liberté, sur l’essence de la nature humaine, sur le gouvernement de la conscience, sur les conditions du salut, sur les rapports des deux puissances, sur la constitution de l’église, et par suite sur le principe même de l’autorité et l’unique garantie de la vérité dans ce monde. S’il en est ainsi, une telle dissidence entre cette époque et la nôtre, toutes deux catholiques, ne constituerait-elle pas des variations aussi considérables que celles qu’on reproche si bruyamment aux églises protestantes? S’il en est ainsi, que faut-il penser de la sagesse du passé, de ces retours qu’on nous prêche vers les maximes et les institutions de nos pères, et quel est donc le régime religieux et civil auquel on voudrait revenir? Nous soumettons ces deux questions aux partisans avoués des idées d’unité et des idées conservatrices.

On ne contestera point apparemment la rigueur des condamnations lancées contre ce que j’ai appelé la tendance janséniste du XVIIe siècle. Elles se lisent partout. Je ne citerai plus M. de Maistre parlant du jansénisme comme de «l’hérésie la plus subtile que le diable ait tissue. » Adressons-nous à des autorités plus fortes, parce qu’elles sont plus raisonnables. M. Gratry a l’esprit élevé, étendu, bienveillant, et voici comme il parle : « Il faut extirper entièrement les dernières fibres du jansénisme; il en faut signaler jusqu’aux moindres nuances dans notre XVIIe siècle, dans nos plus grands auteurs, et les oratoriens doivent savoir les trouver et les effacer au besoin, même dans leur plus classique écrivain. » Bon exemple, qui nous vaudrait une édition des classiques du XVIIe siècle expurgée à l’usage du XIXe ! Nous avons, dans une précédente étude, rendu hommage à un écrivain judicieux et sincère, au père Chastel; son ouvrage semble dicté par la modération même, et dans cet ouvrage si modéré on lit : « Arius et Pelage, Béranger et Wicleff, Luther et les jansénistes, furent-ils coupables dès le début comme ils le furent plus tard? Nous l’ignorons. » Ainsi l’auteur du livre de la Perpétuité de la Foi touchant l’eucharistie est, pour l’hérésie, mis sur la même ligne que Luther. Il existe une vie du cardinal d’Astros par le père Caussette, supérieur des pères du Sacré-Cœur. C’est un ouvrage intéressant, écrit avec mesure, et cependant, après une comparaison de Port-Royal avec les disciples de la première école de M. de Lamennais, l’auteur n’hésite pas à donner en ces termes la préférence à ceux-ci. « Les solitaires de Port-Royal, dit-il, ont tous laissé une mémoire équivoque qui fait trembler pour leur éternité; il n’en sera pas de même des solitaires de La Chenaye. » Enfin mon habile confrère, M. de Falloux, dans le manifeste conciliant et courageux qu’il a publié contre les opinions extrêmes, s’est cru lui-même obligé de dire à ses adversaires : « Vous détestez le jansénisme, et vous avez bien raison. » Or, si l’on a raison de détester le jansénisme, c’est apparemment qu’il est détestable.

Nous n’avons pas mission pour le défendre, et M. Royer-Collard n’est plus; mais a-t-on bien pensé à la portée de ce langage? Croit-on qu’il serait indifférent, même dans l’intérêt de la religion, de dire à ses ministres : Fuyez l’exemple du XVIIe siècle; l’œuvre de Bossuet et de la majorité des évêques en 1682 est le grand anathème qui pesait sur le sacerdoce français; — aux théologiens et aux philosophes : Pascal et Arnauld ont prêché les doctrines d’une secte hideuse; — à tous les chrétiens : Il faut trembler pour le salut de Nicole et de Sacy; — aux hommes d’état : Le gallicanisme est l’exemple le plus funeste qui ait été donné dans le monde catholique aux peuples et aux rois ; — aux écrivains et aux gens de lettres : Les opinions religieuses de Despréaux et de Racine étaient détestables; — à tous les gens d’esprit enfin : Mme de Sévigné dans sa dévotion suivait des maîtres coupables, comme Arius et Luther, et prenait parti pour un fanatisme dangereux que trop de gens confondent encore avec le christianisme? Le ciel me préserve de supposer qu’on ne croie pas ce qu’on dit, quand on parle ainsi; mais à côté d’une conviction nouvelle n’y a-t-il pas dans quelques réformateurs ultramontains un peu de tactique politique et beaucoup de déclamation?

L’église connaît ses devoirs et elle doit connaître ses intérêts. C’est à elle de savoir s’il lui importe de sortir sans retour de ce large milieu, de cette liberté modérée dont un grand siècle lui avait donné l’exemple, pour se jeter dans une extrémité, au risque de provoquer l’extrémité contraire. Elle seule peut décider quel avantage elle trouverait à se faire nouvelle après un tel passé, étrangère après avoir été nationale. L’état ancien du clergé français comportait des diversités d’opinions, de tendances et de conduites dont il semble qu’il n’avait pas à rougir, et l’on croyait jusqu’ici qu’il n’avait pas lieu de porter envie au clergé d’Espagne ou d’Italie. Aurait-il raison de rechercher avec les églises exotiques jusqu’à l’uniformité de costume et de bréviaire? serait-il jaloux à bon droit d’égaler les clergés de Rome ou de Madrid dans leur empire sur l’esprit du siècle et dans leur influence pour prévenir ou comprimer les explosions des idées de bouleversement, et pour mettre la barque de saint Pierre à l’abri des tempêtes?

La réponse, je le sais, serait celle-ci : L’ancienne église de France n’a pas empêché la révolution française. — Sans doute, ni l’église de Rome la révolution romaine.


VI.

Nous avons trouvé d’excellens écrivains qui, du sein de l’église, ont combattu le traditionalisme en philosophie. Nous désirerions sincèrement que l’orthodoxie opposât des adversaires non moins habiles aux tendances analogues d’une certaine politique ecclésiastique. Il serait bon que ces innovations ou ces rénovations ne passassent point sans débat, et que tout fût discuté avant d’être adopté. Il est vrai qu’un grand courage est nécessaire pour lutter contre le courant, quand on appartient au saint ministère. On doit autant de respect que de sympathie à ce peu de lévites persévérans, isolés, qui bravent le discrédit, le dédain, l’injure, et quelquefois une sorte de persécution, pour témoigner qu’ils pensent encore comme saint Louis sur l’autorité royale, comme saint Thomas sur le libre arbitre, ou comme les cardinaux de Bausset et de La Luzerne sur l’autorité du pape. Les historiens de l’école de Fleury, les théologiens de celle d’Arnauld s’exposent aux sévérités de l’index, à la défiance de l’épiscopat, à la disgrâce et à l’abandon. Honorons la sincérité et la fermeté de leurs convictions, et regrettons que leur cause n’ait pas été jusqu’ici plaidée avec plus d’éloquence.

Ce serait pourtant une injustice que de laisser dans l’oubli un écrivain à qui le talent ne manque pas, mais qui n’appartient pas à l’église. M. Bordas Demoulin est un cartésien catholique. Il s’est fait connaître par un essai sur Descartes qui atteste de la force d’esprit, et où, dans un style remarquable, sont exposées d’une manière originale les doctrines et les destinées de la plus grande école philosophique du XVIIe siècle. Des mélanges publiés depuis ont confirmé l’opinion qu’on avait pu se former des mérites et des défauts du système de l’auteur. Il a étudié avec soin tous les cartésiens qui ont suivi ou commenté le maître; mais il n’en sait pas beaucoup plus de l’histoire de la philosophie. Ne le consultez donc pas sur les doctrines de la Grèce, sur la scolastique, sur la philosophie allemande, anglaise, écossaise; il les connaît trop peu pour n’être pas injuste. C’est un esprit distingué, mais solitaire, et qui s’est un peu rétréci dans l’isolement. Chrétien ardent, avec quelques nuances d’hétérodoxie, plein d’une foi vive, attestée, dit-on, par les austérités de sa vie, il croit avoir découvert le point de jonction du catholicisme au cartésianisme, et il s’est persuadé que la science lui devait une vérité nouvelle; mais en même temps qu’il tient fermement à la tradition dogmatique de l’église, il se sépare hautement d’elle sur toutes les questions d’organisation, de politique et d’histoire, et convaincu que le progrès démocratique des sociétés est à la fois dans les vues de la Providence et dans l’esprit du christianisme, il se pose en ennemi déclaré du moyen âge, de l’ultramontanisme, de l’absolutisme, et en général de toute doctrine qui tend à l’alliance du dogme et de la force. C’est plus qu’un libéral, c’est un démocrate chrétien. Sans lui attribuer cette prudence d’esprit qui juge avec calme et s’arrête à temps, sans ignorer qu’il s’est trop étroitement renfermé dans ses méditations propres, et qu’il aurait eu besoin, pour étendre ses idées, du commerce des livres et des hommes, on doit aimer à lui reconnaître une intelligence élevée, hardie, sincère, et ce courage de la conviction qui sait braver tout pour la vérité. M. Bordas Demoulin, peu connu du public, a un petit cercle d’admirateurs, ou plutôt de disciples, parmi lesquels nos lecteurs auront distingué M. Huet, dont la Revue a publié un travail remarquable.

Cette école est, on le pense bien, l’antipode de M. de Maistre. Elle est profondément mécontente de l’esprit qui semble dominer dans le monde religieux, et elle se croit fondée à défendre le christianisme contre l’église. Quelques écrits dignes d’attention ont manifesté son opposition, et, quoique rédigés avec négligence et singularité, ce sont d’intéressans mémoires pour servir à l’histoire des controverses du XIXe siècle.

Toute la philosophie, suivant M. Bordas Demoulin, est dans la question des idées, puisque l’homme ne pense que par elles. Lorsqu’on les ramène toutes aux sensations, on les annule ; lorsqu’on les croit toutes humaines, on n’est, comme Aristote, Kant ou Reid, qu’à demi philosophe ; lorsqu’on les croit toutes divines, avec Zénon ou Malebranche, on tombe dans le panthéisme. Le vrai, c’est qu’elles sont les unes divines, les autres humaines, ce qui est la doctrine de Descartes et ce qui devrait être la doctrine de l’église, en dépit de la scolastique. Par une erreur analogue à celle du panthéisme, l’église et la théologie ont professé depuis Constantin la théocratie. C’était l’effet d’une interprétation erronée du dogme de la chute de l’homme. Lorsque par suite d’une fausse théorie des idées on pense que l’homme est tombé d’un état de perfection surnaturelle, toute valeur de la nature humaine est anéantie, et les doctrines de tyrannie et de servitude absolues prévalent. Si l’on pense au contraire avec la vérité chrétienne que l’état de chute n’est que l’état de la nature corrompue, un amendement, un progrès, une délivrance est possible, grâce à l’intervention du Rédempteur, et l’histoire du christianisme peut être celle d’une lente émancipation de l’humanité. La doctrine contraire, dominante au moyen âge, a favorisé l’absolutisme par la théocratie et engendré une trompeuse assimilation du gouvernement de l’église aux gouvernemens temporels. Tout au contraire, ses pouvoirs sont d’une nature toute spéciale ; ils n’ont rien de commun avec les pouvoirs civils. Ce sont des pouvoirs purement spirituels. C’est pour avoir méconnu ces vérités que Maistre[3] a été conduit à de monstrueuses erreurs.

L’église est divine, et la société humaine. La nature déchue ayant besoin, pour être réconciliée, de la foi, de la grâce et de Dieu, la communion des saints ou l’église n’est que la réunion de ceux qui sont ainsi régénérés, et le pouvoir de régénération, c’est-à-dire le pouvoir de donner la pénitence et Jésus-Christ, est le pouvoir éminent du sacerdoce. Tous les pouvoirs de l’église sont d’une nature plus ou moins mystique comme celui-là. Il s’ensuit que toute assimilation, toute union de sa puissance à la puissance temporelle est une hérésie ; toute intrusion de la force dans le cercle de son autorité tout intérieure et toute morale est un sacrilège. Cette puissance ou cette autorité a été donnée à Pierre, et dans la personne de Pierre à l’église, d’où il-résulte que Pierre n’a rien reçu que l’église n’ait reçu. Lors donc que l’on attribue à la papauté autre chose qu’une primauté nominale, ou un pouvoir exécutif, pure délégation de la société chrétienne, on introduit au sein de cette dernière la tyrannie, et avec la tyrannie mille erreurs originaires de Rome. M. Bordas Demoulin ne craint pas de qualifier ainsi les indulgences, l’invocation des saints, le culte de Marie, et surtout la doctrine de l’infaillibilité, et il conclut que toute résistance à ce pouvoir usurpé et à ses effets a été utile ou légitime. C’est dire qu’il prend sous sa défense le gallicanisme, le jansénisme, et que, bien que très opposé aux dogmes particuliers du protestantisme, il est porté à excuser et même à justifier les protestans. Ses idées d’indépendance à cet égard vont jusqu’à soutenir que la puissance spirituelle ayant été donnée à l’église, c’est-à-dire à toute la société chrétienne, les évêques, égaux des papes au spirituel, doivent être, dans les matières importantes et générales, assistés d’un conseil de prêtres, et que ceux-ci à leur tour ne peuvent se passer du concours des simples fidèles. Ainsi les conciles doivent être composés de trois états, les évêques, les prêtres, les laïques. Telle est la réforme à laquelle il aspire pour l’église, et en même temps il lui conseille de se ranger du côté des libertés et des lumières modernes, et de cesser de provoquer l’incrédulité et la révolte en se posant en ennemie devant les progrès de la démocratie.

Il y a, selon lui, deux christianismes, le christianisme religieux et le christianisme social. Le premier est depuis longtemps vainqueur du paganisme. Il n’en est pas de même du second. Constantin, ses successeurs, les papes, ont maintenu sous la loi nouvelle la société païenne, et c’est pour briser le joug qui pèse encore sur l’humanité que le gallicanisme, le jansénisme, le libéralisme s’épuisent en pénibles efforts. Ils triompheront, c’est l’espérance de M. Bordas Demoulin; mais la lutte est difficile, et l’école qu’il dirige la soutient avec passion. Son plan d’émancipation chrétienne, qui rappelle la constitution civile du clergé, passera facilement pour chimérique, et, quoiqu’il se fonde sur des idées comparables à celles que nous avons vu le docteur Arnold[4] proposer à l’église anglicane, il paraîtra sans doute appuyé sur des considérations très douteuses ou des appréciations fort exagérées. L’auteur, habitué à vivre avec lui-même, à se défier de tout ce qui choque ses croyances comme du mensonge ou de l’iniquité, est âpre et violent dans son langage, et il rend à M. de Maistre rudesse démocratique pour aristocratique insolence. Cependant on ne peut méconnaître dans ses excès d’expression et de pensée une franchise honorable, et qui tranche avec la timidité cauteleuse du langage à la mode; il écrit avec un talent un peu inculte, et tombe souvent dans la bizarrerie et la confusion. Il manque d’élégance et d’art, mais il a de la force, et il faut convenir que sur quelques points, comme l’infaillibilité romaine, comme l’indépendance du pouvoir politique, il presse ses adversaires de raisonnemens et de citations qui ont leur valeur, et contre M. de Maistre en particulier, il a presque toujours vigoureusement raison. Les trois premiers chapitres de son livre V laissent subsister peu de chose de l’ouvrage intitulé Du Pape.

Après un traité important sur les pouvoirs constitutifs de l’église (1855), M. Bordas Demoulin a publié en commun avec M. Huet un volume sous ce titre : Essai sur la Réforme catholique. C’est une suite de morceaux détachés composés dans le même esprit, et parmi lesquels les articles de M. Huet méritent, pour le fond comme pour la forme, d’être particulièrement distingués. Il nous semble cependant que ces deux écrivains s’attachent trop étroitement aux principes et aux exemples de quelques ecclésiastiques dont nous ne nierons pas les intentions droites et la foi courageuse, mais enfin qui, ayant essayé, à travers la révolution, de concilier l’Évangile et la démocratie, ont laissé une réputation contestée. Loin de nous la pensée de nous faire les échos des haines calomnieuses des partis; mais ces théologiens d’une école impuissante et oubliée n’ont point eu les caractères de supériorité qui permettraient de les prendre pour maîtres et d’invoquer leur autorité. Leurs écrits ne sont pas des monumens du génie, et la métaphysique aride et subtile de M. de Donald, la hauteur dictatoriale des paradoxes de M. de Maistre, la véhémente dialectique du premier M. de Lamennais, enfin l’éloquence capricieuse mais animée, affectée mais brillante, de quelques prédicateurs de notre temps, pèseront toujours dans la balance de l’opinion plus que les argumentations modestes et les apologies obscures des adversaires démocrates du concordat. Il faut une doctrine plus nouvelle et moins compromise par de récens naufrages. Il faut des propagateurs d’idées dont l’esprit large parcoure tout le front de la société moderne pour pénétrer dans ses rangs, dont la voix douce et forte l’émeuve sans la troubler, dont la pensée sereine l’éclaire sans l’éblouir. Il faudrait un Gioberti dont le jugement dominât l’enthousiasme, et qui sût donner en même temps l’éclat et la solidité aux conseils de la raison et de la foi. Sans aucun doute on ne saurait tenir le passé en mépris : la faute même de ceux dont on voudrait arrêter les progrès est de méconnaître un passé glorieux en poussant la France à reculons dans la voie où les trois derniers siècles la faisaient marcher; mais en se réclamant des grands exemples, on ne doit pas s’attacher aux petits, et c’est d’une œuvre nouvelle qu’il faut entretenir la raison publique.

Disons-le avec un sincère regret, cette œuvre est presque tout entière à commencer, ou plutôt à recommencer. Ceux qu’elle devrait intéresser le plus, inquiets sur un dépôt sacré, entraînés par l’effroi universel, dominés par cet esprit étroit de conservation qui sacrifie à la sûreté du présent celle de l’avenir, n’ont su consacrer leur zèle, leur énergie, leur talent, qu’aux restaurations éphémères d’un semblant de moyen âge affecté et puéril, et par un mélange de vieillerie et de paradoxe, ils ont travaillé à détruire et à décrier les travaux des siècles les plus brillans de l’Europe moderne. A quoi sert pourtant d’être dans un vaisseau battu de l’orage, avec l’assurance qu’il ne périra pas, si l’on ne sait braver la haute mer, et si l’on ne songe qu’à se réfugier dans le port ruineux et ensablé d’où l’on était sorti sur la foi des astres et de l’espérance? Veut-on que l’église paraisse avoir cessé de croire en elle-même, qu’elle se sauve à la façon des pouvoirs de la terre, et comme si elle avait meilleure idée de son passé que de son avenir? Plus elle compte sur l’éternité, moins elle doit se défier du temps.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Lettres et Opuscules inédits, t. Ier, p. 381 de la 3e édition. « La révolution française est satanique dans son essence. » Du Pape, préface de la 2e édition, t. Ier, p. XXXV.
  2. Lettres et Opuscules, t. Ier, p. 444; t. II, p. 389. — Du Pape, t. II, p. 201 et passim.
  3. C’est ainsi que M. Bordas Demoulin désigne son illustre adversaire, et il a raison malgré un usage contraire. Le comte de Maistre le remarque lui-même avec beaucoup de justesse : « La particule de en français, dit-il, ne peut se joindre à un nom propre commençant par une consonne, à moins qu’elle ne suive un titre. Ainsi vous pouvez fort bien dire : Le vicomte de Bonald a dit, mais non pas de Bonald a dit. Il faut dire : Bonald a dit….. Vous êtes donc obligé de dire : « Enfin M. (Maistre) a paru, etc., (citation de l’écrivain auquel il adresse cette observation). » L’exception même en faveur des noms qui commencent par une voyelle n’est pas une règle absolue. On peut très bien dire avec Boileau :

    Un bruit s’épand qu’Enghien et Condé sont passés,

    ou

    Et ses arrêts par Arbouville
    Sont à plein verre exécutés ;

    mais les romanciers modernes, croyant très faussement prendre le ton aristocratique, ont changé tout cela, et pour les imiter il faudrait dire : De Richelieu fut un grand ministre, de Condé a gagné la bataille de Rocroy, de Voltaire est l’auteur de Zaïre, et de Montesquieu a écrit l’Esprit des Lois.

  4. Voyez, sur le docteur Arnold, la Revue du 1er octobre 1856.