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Elle et Lui/2

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 26-34).



II


Le lendemain, Thérèse reçut de Laurent la lettre suivante :

« Ma bonne et chère amie, comment vous ai-je quittée hier ? Si je vous ai dit quelque énormité, oubliez-la, je n’en ai pas eu conscience. J’ai eu un éblouissement qui ne s’est pas dissipé dehors ; car je me suis trouvé à ma porte, en voiture, sans pouvoir me rappeler comment j’y étais monté.

« Cela m’arrive bien souvent, mon amie, que ma bouche dise une parole quand mon cerveau en dit une autre. Plaignez-moi, et pardonnez-moi. Je suis malade, et vous aviez raison, la vie que je mène est détestable.

« De quel droit vous ferais-je des questions ? Rendez-moi cette justice que, depuis trois mois que vous me recevez intimement, c’est la première que je vous adresse : Que m’importe que vous soyez fiancée, mariée ou veuve ?… Vous voulez que personne ne le sache ; ai-je cherché à le savoir ? Vous ai-je demandé ?… Ah ! tenez, Thérèse, il y a encore ce matin du désordre dans ma tête, et pourtant je sens que je mens, et je ne veux pas mentir avec vous. J’ai eu vendredi soir mon premier accès de curiosité à votre égard, celui d’hier était déjà le second ; mais ce sera le dernier, je vous jure, et, pour qu’il n’en soit plus jamais question, je veux me confesser de tout. J’ai donc été l’autre jour à votre porte, c’est-à-dire à la grille de votre jardin. J’ai regardé, je n’ai rien vu ; j’ai écouté, j’ai entendu ! Eh bien, que vous importe ? je ne sais pas son nom, je n’ai pas vu sa figure ; mais je sais que vous êtes ma sœur, ma confidente, ma consolation, mon soutien. Je sais qu’hier je pleurais à vos pieds, et que vous avez essuyé mes yeux avec votre mouchoir, en disant : « Que faire, que faire, mon pauvre enfant ? » Je sais que, sage, laborieuse, tranquille, respectée, puisque vous êtes libre, aimée, puisque vous êtes heureuse, vous trouvez le temps et la charité de me plaindre, de savoir que j’existe, et de vouloir me faire mieux exister. Bonne Thérèse, qui ne vous bénirait serait un ingrat, et, tout misérable que je suis, je ne connais pas l’ingratitude. Quand voulez-vous me recevoir, Thérèse ? Il me semble que je vous ai offensée. Il ne me manquerait plus que cela ? Irai-je ce soir chez vous ? Si vous dites non, oh ! ma foi, j’irai au diable ! ».

Laurent reçut, par le retour de son domestique, la réponse de Thérèse. Elle était courte : Venez ce soir. Laurent n’était ni roué ni fat, bien qu’il méditât ou fût tenté souvent d’être l’un et l’autre. C’était, on l’a vu, un être plein de contrastes, et que nous décrivons sans l’expliquer, ce ne serait pas possible ; certains caractères échappent à l’analyse logique.

La réponse de Thérèse le fit trembler comme un enfant. Jamais elle ne lui avait écrit sur ce ton. Était-ce son congé motivé qu’elle lui ordonnait de venir chercher ? était-ce à un rendez-vous d’amour qu’elle l’appelait ? Ces trois mots secs ou brûlants avaient-ils été dictés par l’indignation ou par le délire ?

M. Palmer arriva, et Laurent dut, tout agité et tout préoccupé, commencer son portrait. Il s’était promis de l’interroger avec une habileté consommée, et de lui arracher tous les secrets de Thérèse. Il ne trouva pas un mot pour entrer en matière, et, comme l’Américain posait en conscience, immobile et muet comme une statue, la séance se passa presque sans desserrer les lèvres de part ni d’autre.

Laurent put donc se calmer assez pour étudier la physionomie placide et pure de cet étranger. Il était d’une beauté accomplie ; ce qui, au premier abord, lui donnait l’air inanimé propre aux figures régulières. En l’examinant mieux, on découvrait de la finesse dans son sourire et du feu dans son regard. En même temps que Laurent faisait ces observations, il étudiait l’âge de son modèle.

— Je vous demande pardon, lui dit-il tout à coup, mais je voudrais et je dois savoir si vous êtes un jeune homme un peu fatigué ou un homme mûr extraordinairement conservé. J’ai beau vous regarder, je ne comprends pas bien ce que je vois.

— J’ai quarante ans, répondit simplement M. Palmer.

— Salut ! reprit Laurent ; vous avez donc une fière santé ?

— Excellente ! dit Palmer.

Et il reprit sa pose aisée et son tranquille sourire.

— C’est la figure d’un amant heureux, se disait l’artiste, ou celle d’un homme qui n’a jamais aimé que le roastbeef.

Il ne put résister au désir de lui dire encore :

— Alors vous avez connu mademoiselle Jacques toute jeune ?

— Elle avait quinze ans quand je l’ai vue pour la première fois.

Laurent ne se sentit pas le courage de demander en quelle année. Il lui semblait qu’en parlant de Thérèse, le rouge lui montait au visage. Que lui importait au fond l’âge de Thérèse ? C’est son histoire qu’il aurait voulu apprendre. Thérèse ne paraissait pas avoir trente ans ; Palmer pouvait n’avoir été pour elle autrefois qu’un ami. Et puis il avait la voix forte et la prononciation vibrante. Si c’eût été à lui que Thérèse se fût adressée en disant : Je n’aime plus que vous, il aurait fait une réponse quelconque que Laurent eût entendue.

Enfin le soir arriva, et l’artiste, qui n’avait pas coutume d’être exact, arriva avant l’heure où Thérèse le recevait habituellement. Il la trouva dans son jardin, inoccupée contre sa coutume, et marchant avec agitation. Dès qu’elle le vit, elle alla à sa rencontre ; et, lui prenant la main avec plus d’autorité que d’affection :

— Si vous êtes un homme d’honneur, lui dit-elle, vous allez me dire tout ce que vous avez entendu à travers ce buisson. Voyons, parlez ; j’écoute.

Elle s’assit sur un banc, et Laurent, irrité de cet accueil inusité, essaya de l’inquiéter en lui faisant des réponses évasives ; mais elle le domina par une attitude de mécontentement et une expression de visage qu’il ne lui connaissait pas. La crainte de se brouiller avec elle sans retour lui fit dire tout simplement la vérité.

— Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous avez entendu ? Je disais à une personne que vous n’avez pas même pu apercevoir : « Vous êtes maintenant mon seul amour sur la terre ? »

— J’ai donc rêvé cela, Thérèse ! Je suis prêt à le croire, si vous me l’ordonnez.

— Non, vous n’avez pas rêvé. J’ai pu, j’ai dû dire cela. Et que m’a-t-on répondu ?

— Rien que j’aie entendu, dit Laurent, sur qui la réponse de Thérèse fit l’effet d’une douche froide, pas même le son de sa voix. Êtes-vous rassurée ?

— Non ! je vous interroge encore. À qui supposez-vous que je parlais ainsi ?

— Je ne suppose rien. Je ne sache que M. Palmer avec qui vos relations ne soient pas connues.

— Ah ! s’écria Thérèse d’un air de satisfaction étrange, vous pensez que c’était M. Palmer ?

— Pourquoi ne serait-ce pas lui ? Est-ce une injure à vous faire que de supposer une ancienne liaison tout à coup renouée ? Je sais que vos rapports avec tous ceux que je vois chez vous depuis trois mois sont aussi désintéressés de leur part, et aussi indifférents de la vôtre, que ceux que j’ai moi-même avec vous. M. Palmer est très-beau, et ses manières sont d’un galant homme. Il m’est très-sympathique. Je n’ai ni le droit ni la présomption de vous demander compte de vos sentiments particuliers. Seulement… vous allez dire que je vous ai espionnée…

— Oui, au fait, dit Thérèse, qui ne parut pas songer à nier la moindre chose, pourquoi m’espionniez-vous ? Cela me paraît mal, bien que je n’y comprenne rien. Expliquez-moi cette fantaisie.

— Thérèse ! répondit vivement le jeune homme, résolu à se débarrasser d’un reste de souffrance, dites-moi que vous avez un amant, et que cet amant est Palmer, et je vous aimerai véritablement, je vous parlerai avec une ingénuité complète. Je vous demanderai pardon d’un accès de folie, et vous n’aurez jamais un reproche à me faire. Voyons, voulez-vous que je sois votre ami ? Malgré mes forfanteries, je sens que j’ai besoin de l’être et que j’en suis capable. Soyez franche avec moi, voilà tout ce que je vous demande !

— Mon cher enfant, répondit Thérèse, vous me parlez comme à une coquette qui essayerait de vous retenir près d’elle, et qui aurait une faute à confesser. Je ne peux pas accepter cette situation ; elle ne me convient nullement. M. Palmer n’est et ne sera jamais pour moi qu’un ami fort estimable, avec qui je ne vais même pas jusqu’à l’intimité, et que j’avais depuis longtemps perdu de vue. Voilà ce que je dois vous dire, mais rien au delà. Mes secrets, si j’en ai, n’ont pas besoin d’épanchement, et je vous prie de ne pas vous y intéresser plus que je ne souhaite. Ce n’est donc pas à vous de m’interroger, c’est à vous de me répondre. Que faisiez-vous ici, il y a quatre jours ? Pourquoi m’espionniez-vous ? Quel est l’accès de folie que je dois savoir et juger ?

— Le ton dont vous me parlez n’est pas encourageant. Pourquoi me confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon camarade et avoir confiance en moi ?

— Ne vous confessez donc pas, reprit Thérèse en se levant. Cela me prouvera que vous ne méritiez pas l’estime que je vous ai témoignée, et qu’en cherchant à savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du tout.

— Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c’est fini entre nous ?

— C’est fini, et adieu, répondit Thérèse d’un ton sévère.

Laurent sortit, en proie à une colère qui ne lui permit pas de dire un mot ; mais il n’eut pas fait trente pas dehors, qu’il revint, disant à Catherine qu’il avait oublié une commission dont on l’avait chargé pour sa maîtresse. Il trouva Thérèse assise dans un petit salon : la porte sur le jardin était restée ouverte ; il semblait que Thérèse, affligée et abattue, fût demeurée plongée dans ses réflexions. Son accueil fut glacé.

— Vous voilà revenu ? dit-elle : qu’est-ce que vous avez oublié ?

— J’ai oublié de vous dire la vérité.

— Je ne veux plus l’entendre.

— Et pourtant vous me la demandiez !

— Je croyais que vous pourriez me la dire spontanément.

— Je le pouvais, je le devais ; j’ai eu tort de ne pas le faire. Voyons, Thérèse, croyez-vous donc qu’il soit possible à un homme de mon âge de vous voir sans être amoureux de vous ?

— Amoureux ? dit Thérèse en fronçant le sourcil. En me disant que vous ne pouviez l’être d’aucune femme, vous vous êtes donc moqué de moi ?

— Non, certes, j’ai dit ce que je pensais.

— Alors vous vous étiez trompé, et vous voilà amoureux, c’est bien sûr ?

— Oh ! ne vous fâchez pas, mon Dieu ! ce n’est pas si sûr que cela. Il m’a passé des idées d’amour par la tête, par les sens, si vous voulez. Avez-vous si peu d’expérience, que vous ayez jugé la chose impossible ?

— J’ai l’âge de l’expérience, répondit Thérèse ; mais j’ai longtemps vécu seule. Je n’ai pas l’expérience de certaines situations. Cela vous étonne ? C’est pourtant comme cela. J’ai beaucoup de simplicité, quoique j’aie été trompée… comme tout le monde ! Vous m’avez dit cent fois que vous me respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous n’aimiez les femmes qu’avec beaucoup de grossièreté. Je me suis donc crue à l’abri de l’outrage de vos désirs, et, de tout ce que j’estimais en vous, votre sincérité sur ce point est ce que j’estimai le plus. Je m’attachais à votre destinée avec d’autant plus d’abandon que nous nous étions dit en riant, souvenez-vous, mais sérieusement au fond : « Entre deux êtres dont l’un est idéaliste, et l’autre matérialiste, il y a la mer Baltique. »

— Je l’ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance à marcher le long de mon rivage, sans avoir l’idée de traverser ; mais il s’est trouvé que, de mon côté, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j’ai vingt-quatre ans et si vous êtes belle ?

— Est-ce que je suis encore belle ? J’espérais que non !

— Je n’en sais rien, je ne trouvais pas d’abord, et puis, un beau jour, vous m’êtes apparue comme cela. Quant à vous, c’est sans le vouloir, je le sais bien ; mais c’est sans le vouloir aussi que j’ai ressenti cette séduction, tellement sans le vouloir, que je m’en suis défendu et distrait. J’ai rendu à Satan ce qui appartient à Satan, c’est-à-dire ma pauvre âme, et je n’ai apporté ici à César que ce qui revient à César, mon respect et mon silence. Voilà huit ou dix jours pourtant que cette mauvaise émotion me revient en rêve. Elle se dissipe dès que je suis auprès de vous. Ma parole d’honneur, Thérèse, quand je vous vois, quand vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d’avoir crié après vous dans un moment de démence auquel je ne comprends rien moi-même. Quand je parle de vous, je dis que vous n’êtes pas jeune ou que je n’aime pas la couleur de vos cheveux. Je proclame que vous êtes ma grande camarade, c’est-à-dire mon frère, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe je ne sais quelles bouffées de printemps dans l’hiver de mon imbécile de cœur, et je me figure que c’est vous qui me les soufflez. C’est vous, en effet, Thérèse, avec votre culte pour ce que vous appelez le véritable amour ! cela donne à penser, malgré qu’on en ait !

— Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d’amour.

— Oui, je le sais. Vous avez à cet égard un parti pris. Vous avez lu quelque part que parler d’amour, c’était déjà en donner ou en prendre ; mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique !

— En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.

— Pourquoi ? qu’est-ce que cela vous fait, que j’aie eu quelques nuits sans sommeil, puisqu’il ne tient qu’à vous de me rendre aussi tranquille que je l’étais auparavant ?

— Que faut-il faire pour cela ?

— Ce que je vous demandais : me dire que vous êtes à quelqu’un. Je me le tiendrai pour dit, et, comme je suis très-fier, je serai guéri comme par la baguette d’une fée.

— Et si je vous dis que je ne suis à personne, parce que je ne veux plus aimer personne, cela ne suffira pas ?

— Non, j’aurai la fatuité de croire que vous pouvez changer d’avis.

Thérèse ne put s’empêcher de rire de la bonne grâce avec laquelle Laurent s’exécutait.

— Eh bien, lui dit-elle, soyez guéri, et rendez-moi une amitié dont j’étais fière, au lieu d’un amour dont j’aurais à rougir. J’aime quelqu’un.

— Ce n’est pas assez, Thérèse : il faut me dire que vous lui appartenez !

— Autrement, vous croirez que ce quelqu’un c’est vous, n’est-ce pas ? Eh bien, soit, j’ai un amant. Êtes-vous satisfait ?

— Parfaitement. Et vous voyez, je vous baise la main pour vous remercier de votre franchise. Soyez tout à fait bonne, dites-moi que c’est Palmer !

— Cela m’est impossible, je mentirais.

— Alors… je m’y perds !

— Ce n’est personne que vous connaissez, c’est une personne absente…

— Qui vient cependant quelquefois ?

— Apparemment, puisque vous avez surpris un épanchement…

— Merci, merci, Thérèse ! Me voilà tout à fait sur mes pieds ; je sais qui vous êtes et qui je suis, et, s’il faut tout dire, je crois que je vous aime mieux ainsi, vous êtes une femme et non plus un sphinx. Ah ! que ne parliez-vous plus tôt !

— Cette passion vous a donc bien ravagé ? dit Thérèse railleuse.

— Eh ! mais, peut-être ! Dans dix ans, je vous dirai cela, Thérèse, et nous en rirons ensemble.

— Voilà qui est convenu ; bonsoir.

Laurent alla se coucher fort tranquille et tout à fait désabusé. Il avait réellement souffert pour Thérèse. Il l’avait désirée avec passion, sans oser le lui faire pressentir. Ce n’était certes pas une bonne passion que celle-là. Il s’y était mêlé autant de vanité que de curiosité. Cette femme dont tous ses amis disaient : « Qui aime-t-elle ? je voudrais bien que ce fût moi, mais ce n’est personne, » lui était apparue comme un idéal à saisir. Son imagination s’était enflammée, son orgueil avait saigné de la crainte, de la presque certitude d’échouer.

Mais ce jeune homme n’était pas voué exclusivement à l’orgueil. Il avait la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du vrai.

C’était un ange, sinon déchu comme tant d’autres, du moins fourvoyé et malade. Le besoin d’aimer lui dévorait le cœur, et cent fois par jour il se demandait avec effroi s’il n’avait pas déjà trop abusé de la vie, et s’il lui restait la force d’être heureux.

Il s’éveilla calme et triste. Il regrettait déjà sa chimère, son beau sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l’admirait, le grondait, l’encourageait et le plaignait tour à tour, sans jamais rien révéler de sa propre destinée, mais en laissant pressentir des trésors d’affection, de dévouement, peut-être de volupté ! Du moins, c’est ainsi qu’il plaisait à Laurent d’interpréter le silence de Thérèse sur son propre compte, et un certain sourire, mystérieux comme celui de la Joconde,

qu’elle avait sur les lèvres et au coin de l’œil, lorsqu’il blasphémait devant elle. Dans ces moments-là, elle avait l’air de se dire : « Je pourrais bien décrire le paradis en regard de ce mauvais enfer ; mais ce pauvre fou ne me comprendrait pas. »

Une fois le mystère de son cœur dévoilé, Thérèse perdit d’abord tout son prestige aux yeux de Laurent. Ce n’était plus qu’une femme pareille aux autres. Il était même tenté de la rabaisser dans sa propre estime, et, bien qu’elle ne se fût jamais laissé interroger, de l’accuser d’hypocrisie et de pruderie. Mais, du moment qu’elle était à quelqu’un, il ne regrettait plus de l’avoir respectée, et il ne désirait plus rien d’elle, pas même son amitié, qu’il n’était pas embarrassé, pensait-il, de trouver ailleurs.

Cette situation dura deux ou trois jours, pendant lesquels Laurent prépara plusieurs prétextes pour s’excuser, si par hasard Thérèse lui demandait compte de ce temps passé sans venir chez elle. Le quatrième jour, Laurent se sentit en proie à un spleen indicible. Les filles de joie et les femmes galantes lui donnaient des nausées ; il ne retrouvait dans aucun de ses amis la bonté patiente et délicate de Thérèse pour remarquer son ennui, pour tâcher de l’en distraire, pour en chercher avec lui la cause et le remède, en un mot pour s’occuper de lui. Elle seule savait ce qu’il fallait lui dire, et paraissait comprendre que la destinée d’un artiste tel que lui n’était pas un fait de peu d’importance, et sur lequel un esprit élevé eût le droit de prononcer que, s’il était malheureux, c’était tant pis pour lui.

Il courut chez elle avec tant de hâte, qu’il oublia ce qu’il voulait lui dire pour s’excuser ; mais Thérèse ne montra ni mécontentement ni surprise de son oubli, et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question. Il en fut piqué, et s’aperçut qu’il était plus jaloux d’elle qu’auparavant.

— Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m’aura oublié.

Cependant il ne fit rien paraître de son dépit, et veilla désormais sur lui-même avec un si grand soin, que Thérèse y fut trompée.

Plusieurs semaines s’écoulèrent pour lui dans une alternative de rage, de froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui était si nécessaire et si bienfaisant que l’amitié de cette femme, rien ne lui était si amer et si blessant que de ne pouvoir prétendre à son amour. L’aveu qu’il avait exigé, loin de le guérir comme il s’en était flatté, avait irrité sa souffrance. C’était de la jalousie qu’il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu’elle avait une cause avouée et certaine. Comment avait-il donc pu s’imaginer qu’aussitôt cette cause connue, il dédaignerait de vouloir lutter pour la détruire ?

Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l’invisible et heureux rival. Sa fierté, excessive auprès de Thérèse, ne le lui permettait pas. Seul, il le haïssait, il le dénigrait en lui-même, attribuant tous les ridicules à ce fantôme, l’insultant et le provoquant dix fois par jour.

Et puis il se dégoûtait de souffrir, retournait à la débauche, s’oubliait lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses, allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer l’air qu’elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir d’entendre sa voix grondeuse et caressante.

Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourments ; il la méprisait pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu’un homme médiocre, puisqu’elle n’éprouvait pas le besoin d’en parler ; il la quittait en se jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure après s’il eût espéré être reçu.

Thérèse, qui un instant s’était aperçue de son amour, ne s’en doutait plus, tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi : elle avait voué une sorte de culte, disait-elle, à ce qu’il eût pu être, et il lui en restait une pitié pleine de gâteries où se mêlait encore un vrai respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l’eût caressé comme un fils, et il y avait des moments où elle se reprenait parce qu’il lui venait sur les lèvres de le tutoyer.

Y avait-il de l’amour dans ce sentiment maternel ? Il y en avait certainement, à l’insu de Thérèse ; mais une femme vraiment chaste, et qui a vécu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps vis-à-vis d’elle-même le secret d’un amour dont elle a résolu de se défendre. Thérèse croyait être certaine de ne jamais songer à sa propre satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais ; du moment que Laurent trouvait du calme et du bien-être auprès d’elle, elle en trouvait elle-même à lui en donner. Elle savait bien qu’il était incapable d’aimer comme elle l’entendait ; aussi avait-elle été blessée et effrayée du moment de fantaisie qu’il avait avoué. Cette crise passée, elle s’applaudissait d’avoir trouvé dans un mensonge innocent le moyen d’en prévenir le retour ; et comme en toute occasion, dès qu’il se sentait ému, Laurent se hâtait de proclamer l’infranchissable barrière de glace de la mer Baltique, elle n’avait plus peur et s’habituait à vivre sans brûlure au milieu du feu.

Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis étaient cachés et comme couvés sous une habitude de gaieté railleuse, qui est comme la manière d’être, comme le cachet indélébile des artistes français. C’est une seconde nature que les étrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et pour laquelle les graves Anglais surtout nous dédaignent passablement. C’est elle pourtant qui fait le charme des liaisons délicates, et qui nous préserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le côté ridicule des choses, c’est en découvrir le côté faible et illogique. Se moquer des périls où l’âme se trouve engagée, c’est s’exercer à les braver, comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un ami, c’est souvent le sauver d’une mollesse de l’âme dans laquelle notre pitié l’eût engagé à se complaire. Enfin, se persifler soi-même, c’est se préserver de la sotte ivresse de l’amour-propre exagéré. J’ai remarqué que les gens qui ne plaisantaient jamais étaient doués d’une vanité puérile et insupportable.

La gaieté de Laurent était éblouissante de couleur et d’esprit, comme son talent, et d’autant plus naturelle qu’elle était originale. Thérèse avait moins d’esprit que lui, en ce sens qu’elle était naturellement rêveuse et paresseuse à causer ; mais elle avait précisément besoin de l’enjouement des autres : alors le sien se mettait peu à peu de la partie, et sa gaieté sans éclat n’était pas sans charme.

Il résultait donc de cette habitude de bonne humeur où l’on se maintenait, que l’amour, chapitre sur lequel Thérèse ne plaisantait jamais et n’aimait pas que l’on plaisantât devant elle, ne trouvait pas un mot à glisser, pas une note à faire entendre.

Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva terminé, et Thérèse remit à Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme lui promit de mettre en réserve pour le cas de maladie ou de dépense obligatoire imprévue.

Laurent s’était lié avec Palmer en faisant son portrait. Il l’avait trouvé ce qu’il était : droit, juste, généreux, intelligent et instruit. Palmer était un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du commerce. Il avait fait le trafic lui-même et les voyages au long cours dans sa jeunesse. À trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver assez riche et de vouloir vivre pour lui-même. Il ne voyageait donc plus que pour son plaisir, et, après avoir vu, disait-il, beaucoup de choses curieuses et de pays extraordinaires, il se plaisait à la vue des belles choses et à l’étude des pays véritablement intéressants par leur civilisation.

Sans être très-éclairé dans les arts, il y portait un sentiment assez sûr, et en toutes choses il avait des notions saines comme ses instincts. Son langage en français se ressentait de sa timidité, au point d’être presque inintelligible et risiblement incorrect au début d’un dialogue ; mais, lorsqu’il se sentait à l’aise, on reconnaissait qu’il savait la langue, et qu’il ne lui manquait qu’une plus longue pratique ou plus de confiance pour la parler très-bien.

Laurent avait étudié cet homme avec beaucoup de trouble et de curiosité au commencement. Lorsqu’il lui fut démontré jusqu’à l’évidence qu’il n’était pas l’amant de mademoiselle Jacques, il l’apprécia et se prit pour lui d’une sorte d’amitié qui ressemblait de loin, il est vrai, à celle qu’il éprouvait pour Thérèse. Palmer était un philosophe tolérant, assez rigide pour lui-même et très-charitable pour les autres. Par les idées sinon par le caractère, il ressemblait à Thérèse, et se trouvait presque toujours d’accord avec elle sur tous les points. Par moments encore, Laurent se sentait jaloux de ce qu’il appelait musicalement leur imperturbable unisson, et, comme ce n’était plus qu’une jalousie intellectuelle, il n’osait s’en plaindre à Thérèse.

— Votre définition ne vaut rien, disait-elle. Palmer est trop calme et trop parfait pour moi. J’ai un peu plus de feu, et je chante un peu plus haut que lui. Je suis, relativement à lui, la note élevée de la tierce majeure.

— Alors, moi, je ne suis qu’une fausse note, reprenait Laurent.

— Non, disait Thérèse, avec vous je me modifie et descends à former la tierce mineure.

— C’est qu’alors avec moi vous baissez d’un demi-ton ?

— Et je me trouve d’un demi-intervalle plus rapprochée de vous que de Palmer.