Esquisse d'une grammaire comparée de l’arménien classique/Chapitre II

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Imprimerie des pp. Mekhitaristes (p. 60-63).


Chapitre II.
ALTERNANCES.

28. — La partie vocalique de chacun des éléments morphologiques indo-européens, comportait des alternances dont la nature et la valeur significative étaient rigoureusement définies et qui caractérisaient les formes grammaticales d’une manière essentielle et nécessaire. Le type normal des alternances était :

ĕ (et ē) ŏ (et ō) zéro.

L’aspect en était compliqué par la présence des sonantes, mais on reconnaît sans peine que :

skr. ás-ti « il est » s-ánti « ils sont »
lat. es-t s-unt

et

skr. é-mi « je vais » i-máḥ « nous allons »
gr. εἶ-μι ἴ-μεν

sont exactement parallèles et présentent une même alternance ĕ zéro. — Ces alternances sont surtout claires en grec, dans des cas comme :

χέ(ϝ)-ω γο(ϝ)-ᾱ χυ-τός
χεύ-σω

ou

τέν-ων
τόν-ος
τα-τός (de *tn̥-tos).

Elles se sont maintenues partiellement jusqu’aujourd’hui dans certaines langues, par exemple dans les verbes forts allemands tels que binde « je lie », band, gebunden ou dans le russe so-berú « je réunirai », so-brát‘ « réunir », so-bór « réunion », cf. gr. φέρω, φαρέτρα, φόρος. Mais d’une manière générale elles n’ont pas cessé de perdre de leur importance depuis l’époque indo-européenne et aucune langue historiquement attestée ne les présente avec toute l’étendue qu’elles avaient en indo-européen. Le bouleversement du système des sonantes et les graves altérations des voyelles en rendaient la conservation impossible en arménien, et en effet on n’y en trouve plus que des traces isolées ; les alternances vocaliques de l’indo-européen, comme telles, ne jouent plus aucun rôle dans la morphologie arménienne.

La principale survivance est celle de l’élément prédésinentiel des thèmes en *-n (v. § 43) ; l’arménien a ici : génitif-datif sing. hars-in հարսին « de la fiancée », instr. sing. hars-am-b հարսամբ « avec la fiancée », nomin. plur. hars-un-k‘ հարսունք « fiancées », où l’alternance de iո-, -an-, -un- représente une alternance indo-européenne *-en-e/os (gr. -εν-ος), *-n̥-bhi (cf. skr. -a-bhiḥ au pluriel), *-on-es ou *-ōn-es (gr. ον-ες ou ων-ες cf. gr. φρήν, φρενός, φρασί, ἄφρονες (phrên, phrenos, phrasi, aphrones). En indo-européen, cette alternance faisait partie d’un système dont relevaient des mots de toute forme ; en arménien, c’est une particularité isolée de quelques thèmes en -n-. — L’alternance de o et de e qui existait dans le type thématique ne se reflète plus que par l’e de l’adverbe hete-w հետե–ւ– dans hetewim հետեւիմ « je suis », à côté de l’o généralisé de la flexion en -o- : het հետ « trace de pas », gén. hetoy հետոյ, instr. hetov հետով.

De même pour la racine, il arrive que l’arménien ait conservé deux ou même trois des types vocaliques de l’indo-européen, mais ce sont des survivances fortuites et isolées, et dans une partie des cas au moins, la parenté des deux mots n’est plus sentie : otn ոտն « pied », cf. gr. πόδα (poda), et het հետ « trace de pas », cf. skr. padám (et gr. πέδον (pedon)) appartiennent à une même racine indo-européenne, mais sont indépendants l’un de l’autre en arménien ; meṙanim մեռանիմ « je meurs » a le vocalisme e de v. sl. mrèti « mourir », mard մարգ « homme » le vocalisme sans e du skr. mr̥táḥ « mort », mais le sens de « mortel », qui est le sens premier de mard, n’est plus perceptible en arménien ; loys լոյս « lumière » a une diphtongue oy qui répond au eu de gr. λευϰός (leukos) « blanc » ou au ου de λοῦσσον (lousson) « point blanc du sapin », et lusn լուսն « tache blanche de l’œil », λεύϰωμα (leukôma), lsnanam լսնտնամ « je blanchis » (de *lusnanam), avec u issu de i.-e. *u, cf. gr. (ἀμφι-)λύϰη ((amphi-)lukê) « demi-jour », sont nettement séparés par le sens. L’alternance de e et o attestée par gr. φέρω : φόρος, φόρα (pherô : phoros, phora) ; v. sl. berô : -borŭ apparaît en arménien dans berem բերեմ « je porte » d’une part et de l’autre dans -wor –ւոր des mots en -awor –աւոր tels que lusawor լուսաւոր « lumineux » (littéralement « qui porte la lumière » ) ; mais, au point de vue arménien, -awor –աւոր n’a rien à faire avec berem բերեմ ; un degré zéro de la même racine est peut-être conservé dans le mot également isolé bard բարդ « amas » (instr. bardiw բարդիւ, donc thème en -i-), qui, pour la forme, répond à skr. bhr̥tíḥ « action de porter », got. -baurþs, v. h. a. -burt. Les deux verbes k‘erem քերեմ et k‘orem քորեմ « je gratte » présentent une trace de l’alternance e:o. Le rapport de l’adjectif barjr բարձր « haut » avec le vocalisme zéro et du second terme de composé -berj –բերձ « hauteur », par exemple dans erkna-berj երկնաբերձ « qui a la hauteur du ciel » est identique à celui de skr. br̥hán « haut » et de dvi-bárhāḥ « qui a une double grandeur » (cf. le type gr. θρασύς : Ἱππο-θέρσης (thrasus : Hippo-thersês)), ici la parenté des deux mots ne pouvait pas ne pas être sentie en arménien, mais le cas est isolé. Enfin le nominatif singulier kin կին « femme » a le vocalisme e de v. pruss. genna, v. sl. žena, et le nominatif pluriel kanayk‘ կանայք « femmes » le vocalisme zéro de gr. γυναῖϰες (gunaikes), béotien βανῆϰες (banêkes) : conservation accidentelle des formes d’un mot anomal. Et, si les finales -san et -sun de k‘san քսան « vingt », cf. béotien Ϝίϰατι et eresun երեսուն « trente », cf. gr. τριάϰοντα (triakonta), représentent respectivement le nominatif-accusatif duel et le nominatif-accusatif pluriel d’un mot signifiant « dizaine » en indo-européen, cette valeur n’est plus apparente en arménien.

Les alternances des séries à voyelle longue du type ē (ā, ō), ō, ə ne sont plus conservées en arménien que dans un seul exemple : dans etu ետու « j’ai donné », cf. skr. ádām, gr. ἔδω-ϰα (edô-ka) ; turk‘ տուրք « don », cf. gr. δῶρον (dôron), v. sl. darŭ ; dans tam տամ « je donne » (d’un thème *də-ye-, cf. lat. dă-mus « nous donnons » ).

En résumé, si l’on excepte la flexion des thèmes en -n-, les alternances vocaliques de l’indo-européen n’ont pas laissé de traces dans la grammaire arménienne et n’apparaissent plus que dans des particularités isolées de vocabulaire, telles que celles signalées plus haut et peut-être quelques autres.

29. — En revanche, les alternances récentes qui résultent de l’action de l’accent arménien sont régulières et l’on observe dans toute la flexion, aussi bien que dans la formation des mots, les oppositions suivantes entre syllabes accentuées et inaccentuées.

Syllabe accentuée Syllabe inaccentuée
i է zéro
u ու zéro
oy ոյ u ու
ē է i ի
ea եա e ե
ew եւ iw իւ

Ainsi dans la flexion nominale sirt սիրտ « cœur », génit. srti սրտի ; šaržumn չարժումն « mouvement », génit. šaržman չարժման, loys լոյս « lumière », génit. lusoy լուսոյ ; hrawēr հրաւէր « invitation », génit. hrawiri հրաւիրի ; génit. t‘agaworut‘ean թագաւորութեան « de la royauté », ablat. t‘agaworut‘enē թագաւորութենէ) ; ewł եւղ « huile » ; génit. iwłoy իւղոյ « de l’huile ».

Dans la flexion verbale : elik‘ ելիք « il a laissé », lk‘i լքի « j’ai laissé » ; beric̣ բերից « je porterai », berc̣es բերցես « tu porteras » ; et‘uk‘ եթուք « il a craché », t‘k‘i թքի « j’ai craché » ; hasoyc̣ հասոյց « il a fait arriver », hasuc̣i հասուցի « j’ai fait arriver » ; ēǰ էջ « il est descendu », iǰi իջի « je suis descendu » ; sireac̣ uիրեաց « il a aimé », sirec̣i սիրեցի « j’ai aimé », etc.

Dans la dérivation et la composition : erkin երկին « ciel », erknawor երկնաւոր « céleste » ; buṙn բուռն « violence », bṙnel բռնել « empoigner » ; boyr բոյր « odeur », burastan բուրաստան « jardin » ; tēr տէր « maître », tiraspan տիրասպան « qui tue son maître » ; leaṙn լեառն « montagne », leṙnotn լեռնոտն « pied de montagne ».

Ces alternances qui traversent toute la flexion et toute la formation des mots en arménien seront désormais tenues pour connues et ne seront plus rappelées : elles sont constantes (sauf les limitations phonétiques indiquées ci-dessus § 5) et presque aucune action analogique n’en altère la rigueur.