Essai de psychologie/Chapitre 41

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Chapitre 41

De la faculté de sentir & de celle de mouvoir. Que ces deux facultés sont très-distinctes l’une de l’autre.


Sentir & agir sont deux choses distinctes. Avoir une multitude de perceptions confuses à l’occasion des mouvemens qu’un objet excite dans le cerveau, c’est sentir . Imprimer au cerveau de pareils mouvemens, c’est agir . Le mouvement qui occasione un sentiment n’est point ce sentiment. Tout sentiment est une idée ou une collection d’idées. Toute idée tient à la faculté de connoître. Tout mouvement tient à la faculté de mouvoir. La faculté de vouloir suppose nécessairement la faculté de connoître. On ne veut point ce qu’on ne connoît point. Mais la faculté de vouloir ne suppose pas toujours la faculté de mouvoir. On peut vouloir des choses auxquelles la sphere d’activité de l’ame ne s’étend point. Prenons garde à ceci : l’ame toujours présente à elle-même, s’ignore elle-même. Elle agit à chaque instant sur différentes parties : elle exerce cette action le voulant & le sachant ; & elle ne connoît point la maniere dont elle l’exerce. Elle est unie de la maniere la plus intime à toutes les parties de son corps, & elle n’a pas le moindre sentiment de leur méchanique et de leur jeu. Seroit-ce donc heurter de front nos connoissances certaines que d’avancer, que la force motrice n’a été soumise à la direction de la volonté que jusques à un certain point et relativement à un certain ordre de mouvemens ? Y auroit-il de la contradiction à penser que la force motrice déploie son activité sur certaines parties en vertu d’une loi secrete, qui la rend indépendante à cet égard de toute volonté et de tout sentiment ? Cela répugneroit-il davantage à notre maniere de concevoir, que n’y répugne l’union de deux substances qui n’ont entr’elles aucun rapport ? Non assurément. Mais, nous sommes forcés par de bons raisonnemens d’admettre cette union ; & rien ne nous force d’admettre cette loi secrete. Si cependant on aimoit à la réaliser, comme l’ont fait quelques philosophes pour expliquer par là plus facilement tous les phénomenes de l’économie animale, les ames seroient dans les corps organisés ce que les poids, les ressorts & les autres puissances sont dans les machines. Les ames présideroient aux mouvemens admirables de la digestion, de la circulation, des sécrétions, de l’accroissement, des reproductions, &c. Comme un enfant préside aux merveilles qu’enfante le métier que sa main ignorante fait mouvoir.

Je m’explique plus métaphysiquement. Les sens sont l’origine de toute connoissance. Les idées les plus spirituelles sortent des idées sensibles comme de leur matrice. Liée aux sens par les nœuds les plus étroits, l’ame ignoreroit pourtant à jamais leur existence si l’action des objets extérieurs ne venoit la lui découvrir. Elle ignoreroit de même la faculté qu’elle a de mouvoir, si le plaisir & la douleur ne l’en instruisoient par le ministere des sens. L’ame sent qu’elle meut son bras, par la réaction du bras sur le cerveau. Cette réaction affectant quelqu’un des sens, produit dans l’ame un sentiment, une idée. De cette idée sensible ou directe l’ame peut déduire avec le secours du langage les notions réfléchies d’existence, de sentiment, de volonté, d’activité, d’organe, de mouvement, de corps, de substance, &c. Afin donc qu’un mouvement soit apperçu de l’ame, il ne suffit pas qu’elle l’exécute : ce mouvement n’est point lui-même une idée ; or, il n’y a qu’une idée qui puisse être l’objet de la faculté de sentir. Il ne peut devenir cet objet qu’autant qu’il est réfléchi sur l’organe du sentiment. Mais les mouvemens qui operent les reproductions, l’accroissement, les sécrétions, &c. Ne réagissent point sur le siege du sentiment, puisque l’ame n’en a pas la moindre idée. Ils pourroient donc être l’effet de la force motrice sans que l’ame en eût le plus léger sentiment ; la force motrice différant autant de la force représentatrice ou de la faculté d’appercevoir, qu’un mouvement differe d’une perception.

Par une conséquence naturelle du même principe, l’ame n’a point le sentiment de la méchanique et du jeu des organes sur lesquels elle agit librement, par cela même qu’elle agit sur ces organes. Cette action n’est point une idée : c’est un mouvement communiqué, un degré de force transmis. Tout ce que l’ame en connoît & que l’expérience lui enseigne, c’est le point du sensorium vers lequel elle doit diriger son action.

L’action des sens sur l’ame ne sauroit non plus lui donner le sentiment de leur structure & de leur maniere d’opérer. Dans l’ordre établi l’effet nécessaire de cette action est la perception d’un objet extérieur au sens qui en rend à l’ame les impressions. Ce n’est que par cette perception que l’action dont nous parlons affecte la faculté de sentir. Mais cette perception n’a rien de commun avec le mouvement qui en est la cause occasionelle. Ce qu’un mot est à l’idée qu’il représente, ce mouvement l’est, pour ainsi dire, à la perception qu’il fait naître. Il est une espece de signe employé par le créateur pour exciter dans l’ame une certaine perception & pour n’y exciter que cette perception. Il seroit contradictoire à la nature & à la fin de ce signe qu’il excitât à la fois & de la même maniere deux perceptions qui non seulement n’auroient entr’elles aucun rapport, mais qui s’excluroient encore mutuellement. Comment le mouvement qui donneroit à l’ame l’idée d’une couleur qui est une idée simple, lui donneroit-il en même tems & précisément par la même voie l’idée très-composée de l’organe & de son opération ? Il faudroit à l’ame un autre sens qui traduisît en perceptions, si je puis m’exprimer ainsi, cette méchanique & ce jeu.

C’est encore par la même raison que l’ame ne se connoît point elle-même. L’ame ne connoît que par l’intervention des sens. Les sens n’ont de rapport qu’à ce qui tient au corps : l’ame n’est rien de ce qui tient au corps.