Essai sur le libre arbitre/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 49-126).


CHAPITRE III

la volonté devant la perception extérieure.


Si maintenant nous demandons à la perception extérieure des éclaircissements sur notre problème, nous savons d’avance que puisque cette faculté est par essence dirigée vers le dehors, la volonté ne peut pas être pour elle un objet de connaissance immédiate, comme elle paraissait l’être tout à l’heure pour la conscience, qui pourtant a été trouvée un juge incompétent en cette matière. Ce que l’on peut considérer ici, ce sont les êtres doués de volonté qui se présentent à l’entendement en tant que phénomènes objectifs et extérieurs, c’est-à-dire en tant qu’objets de l’expérience, et doivent être examinés et jugés comme tels, en partie d’après des règles générales, certaines à priori, relatives à la possibilité même de l’expérience, en partie d’après les faits que fournit l’expérience réelle, et que chacun peut constater. Ce n’est donc plus comme auparavant sur la volonté même, telle qu’elle n’est accessible qu’à la conscience, mais sur les êtres capables de vouloir, c’est-à-dire sur des objets tombant sous les sens, que notre examen va se porter. Si par là nous sommes condamnés à ne pouvoir considérer l’objet propre de nos recherches que médiatement et à une plus grande distance, c’est là un inconvénient racheté par un précieux avantage ; car nous pouvons maintenant faire usage dans nos recherches d’un instrument beaucoup plus parfait que le sens intime, cette conscience si obscure, si sourde, n’ayant vue sur la réalité que d’un seul côté. Notre nouvel instrument d’investigation sera l’intelligence, accompagnée de tous les sens et de toutes les forces cognitives, armées, si j’ose dire, pour la compréhension de l’objectif.

La forme la plus générale et la plus essentielle de notre entendement est le principe de causalité : ce n’est même que grâce à ce principe, toujours présent à notre esprit, que le spectacle du monde réel peut s’offrir à nos regards comme un ensemble harmonieux[1], car il nous fait concevoir inunédiatement comme des effets les affections et les modifications survenues dans les organes de nos sens[2]. Aussitôt la sensation éprouvée, sans qu’il soit besoin d’aucune éducation ni d’aucune expérience préalable, nous passons immédiatement de ces modifications à leurs causes, lesquelles, par l’effet même de cette opération de l'intelligence, se présentent alors à nous comme des objets situés dans l’espace. Il suit de là incontestablement que le principe de causalité nous est connu à priori, c’est-à-dire comme un principe nécessaire relativement à la possibilité de toute expérience en général ; et il n’est pas besoin, à ce qu’il semble, de la preuve indirecte, pénible, je dirai même insuffisante, que Kant a donnée de cette importante vérité. Le principe de causalité est établi solidement à priori, comme la règle générale à laquelle sont soumis sans exception tous les objets réels du monde extérieur. Le caractère absolu de ce principe est une conséquence même de son apriorité. Il se rapporte essentiellement et exclusivement aux modifications phénoménales ; lorsqu’on quelque endroit ou en quelque moment, dans le monde objectif, réel et matériel, une chose quelconque, grande ou petite, éprouve une modification, le principe de causalité nous fait comprendre qu’immédiatement avant ce phénomène, un autre objet a dû nécessairement éprouver une modification, de même qu’afin que ce dernier pût se modifier, un autre objet a dû se modifier antérieurement, — et ainsi de suite à l’infini. Dans cette série régressive de modifications sans fin, qui remplissent le temps comme la matière remplit l’espace, aucun point initial ne peut être découvert, ni même seulement pensé comme possible, bien loin qu’il puisse être supposé comme existant. En vain l’intelligence, reculant toujours plus haut, se fatigue à poursuivre le point fixe qui lui échappe : elle ne peut se soustraire à la question incessamment renouvelée : « Quelle est la cause de ce changement ? » C’est pourquoi une cause première est absolument aussi impensable que le commencement du temps ou la limite de l’espace[3]. La loi de causalité atteste non moins sûrement que lorsque la modification antécédente, — la cause — est entrée en jeu, la modifications conséquente qui est amenée par elle — l’effet — doit se produire immanquablement, et avec une nécessité absolue. Par ce caractère de nécessité, le principe de causalité révèle son identité avec le principe de raison suffisante[4], dont il n’est qu’un aspect particulier. On sait que ce dernier principe, qui constitue la forme la plus générale de notre entendement pris dans son ensemble, se présente dans le monde extérieur comme principe de causalité, dans le monde de la pensée comme loi logique du principe de la connaissance, et même dans l’espace vide, considéré à priori, comme loi de la dépendance rigoureuse de la position des parties les unes à l’égard des autres ; dépendance nécessaire, dont l’étude spéciale et développée est l’unique objet de la géométrie[5]. C’est précisément pour cela, comme je l’ai déjà établi en commençant, que le concept de la nécessité et celui de conséquence d’une raison déterminée, sont des notions identiques et convertibles.

Toutes les modifications qui ont pour théâtre le monde extérieur sont donc soumises à la loi de causalité, et, par conséquent, chaque fois qu’elles se produisent, elles sont revêtues du caractère de la plus stricte nécessité. À cela il ne peut pas y avoir d’exception, puisque la règle est établie à priori pour toute expérience possible. En ce qui concerne son application à un cas déterminé, il suffit de se demander chaque fois s’il s’agit d’une modification survenue à un objet réel donné dans l’expérience externe : aussitôt que cette condition est remplie, les modifications de cet objet sont soumises au principe de causalité, c’est-à-dire qu’elles doivent être amenées par une cause, et, partant, qu’elles se produisent d’une façon nécessaire.

Maintenant, armés de cette règle à priori, considérons non plus la simple possibilité de l’expérience en général, mais les objets réels qu’elle offre à nos regards, dont les modifications actuelles ou possibles sont soumises au principe général établi plus haut. Tout d’abord nous observons entre ces objets un certain nombre de différences fondamentales profondément marquées, d’après lesquelles, du reste, on les a classés depuis longtemps : on distingue en effet les corps inorganiques, c’est-à-dire dépourvus de vie, des corps organiques, c’est-à-dire vivants, et ceux-ci à leur tour se divisent en végétaux et en animaux. Ces derniers, bien que présentant des traits de ressemblance essentiels, et répondant à une même idée générale, nous paraissent former une chaîne continue extrêmement variée et finement nuancée (sic), qui monte par degré jusqu’à la perfection[6] depuis l’animal rudimentaire qui se distingue à peine de la plante, jusqu’aux êtres les plus capables et les plus achevés, qui répondent le mieux à l’idée de l’animalité : au haut terme de cette progression nous trouvons l’homme — nous-mêmes.

Envisageons à présent, sans nous laisser égarer par cette diversité infinie, l’ensemble de toutes les créatures en tant qu’objets réels de l’expérience externe, et essayons d’appliquer notre principe général de causalité aux modifications de toute espèce dont de pareils êtres peuvent être l’objet. Nous trouverons alors que sans doute l’expérience vérifie partout la loi certaine, à priori, que nous avons posée ; mais en même temps, qu’à la grande différence signalée plus haut entre la nature des objets de l’expérience, correspond aussi une certaine variété dans la manière dont la causalité s’exerce, lorsqu’elle régit les changements divers dont les trois règnes sont le théâtre. Je m’explique. Le principe de causalité, qui régit toutes les modifications des êtres, se présente sous trois aspects, correspondants à la triple division des corps en corps inorganiques, en plantes, et en animaux ; à savoir : 1° La Causation, dans le sens le plus étroit du mot ; 2° l’Excitation (Reiz) ; 3° enfin la Motivation. Il est bien entendu que sous ces trois formes différentes, le principe de causalité conserve sa valeur à priori, et que la nécessité de la liaison causale subsiste dans toute sa rigueur.

1° La causation, entendue dans le sens le plus étroit du mot, est la loi selon laquelle se produisent tous les changements mécaniques, physiques et chimiques dans les objets de l’expérience. Elle est toujours caractérisée par deux signes essentiels ; en premier lieu, que là où elle agit la troisième loi fondamentale de Newton (l’égalité de l’action et de la réaction) trouve son application : c’est-à-dire que l’état antécédent, appelé la cause, subit une modification égale à celle de l’état conséquent, qui se nomme l’effet ; en second lieu, que, conformément à la seconde loi de Newton, le degré d’intensité de l’effet est toujours exactement proportionné au degré d’intensité de la cause, et que par suite une augmentation d’intensité dans l’un entraîne une augmentation égale dans l’autre. Il en résulte que lorsque la manière dont l’effet se produit est connue une fois pour toutes, on peut aussitôt savoir, mesurer, et calculer, d’après le degré d’intensité de l’effet, le degré d’intensité de la cause, et réciproquement. Toutefois, dans l’application empirique de ce second critérium, on ne doit pas confondre l’effet proprement dit avec l’effet apparent [sensible], tel que nous le voyons se produire. Par exemple, il ne faut pas s’attendre à ce que le volume d’un corps soumis à la compression diminue indéfiniment, et dans la proportion même où s’accroît la force comprimante. Car l’espace dans lequel on comprime le corps diminuant toujours, il s’en suit que la résistance augmente : et si dans ce cas encore, l’effet réel, qui est l’augmentation de densité, s’accroît véritablement en proportion directe de la cause (comme le montre, dans le cas des gaz, la loi de Mariotte), on voit cependant qu’il n’en est pas de même de l’effet apparent, auquel on pourrait vouloir à tort appliquer cette loi. De même, une quantité croissante de chaleur agissant sur l’eau produit jusqu’à un certain degré un échauffement progressif, mais au delà de ce point un excès de chaleur ne provoque plus qu’une évaporation rapide[7]. Ici encore, comme dans un grand nombre d’autres cas, la même relation existe entre l’intensité de la cause et l’intensité réelle de l’effet. C’est uniquement sous la loi d’une pareille causation (dans le sens le plus étroit du mot), que s’opèrent les changements de tous les corps privés de vie, c’est-à-dire inorganiques. La connaissance et la prévision de causes de cette espèce éclairent l’étude de tous les phénomènes qui sont l’objet de la mécanique, de l’hydrostatique, de la physique et de la chimie. La possibilité exclusive d’être déterminé par des causes agissant de la sorte est, par conséquent, le caractère distinctif, essentiel, d’un corps inorganique.

2° La seconde forme de la causalité est l’excitation, caractérisée par deux particularités : 1° Il n’y a pas proportionnalité exacte entre l’action et la réaction correspondante ; 2° On ne peut établir aucune équation entre l’intensité de la cause et l’intensité de l’effet. Par suite, le degré d’intensité de l’effet ne peut pas être mesuré et déterminé d’avance lorsqu’on connaît le degré d’intensité de la cause : bien plus, une très-petite augmentation dans la cause excitatrice peut provoquer une augmentation très-grande dans l’effet, ou au contraire annuler complètement l’effet obtenu par une force moindre, et même en amener un tout opposé. Par exemple, on sait que la croissance des plantes peut être activée d’une façon extraordinaire par l’influence de la chaleur, ou de la chaux mélangée à la terre, agissant comme stimulants de leur force vitale : mais pour peu que l’on dépasse la juste mesure dans le degré de l’excitation, il en résultera non plus un accroissement d’activité et une maturité précoce, mais la mort de la plante. C’est ainsi que nous pouvons par l’usage du vin ou de l’opium tendre les énergies de notre esprit, et les exalter d’une façon notable ; mais si nous dépassons une certaine limite, le résultat est tout à fait opposé. — C’est cette forme de la causalité, désignée sous le nom d’excitation, qui détermine toutes les modifications des organismes, considérés comme tels. Toutes les métamorphoses successives et tous les développements des plantes, ainsi que toutes les modifications uniquement organiques et végétatives, ou fonctions des corps animés, se produisent sous l’influence d’excitations. C’est de cette façon qu’agissent sur eux la lumière, la chaleur, l’air, la nourriture, — qu’opèrent les attouchements, la fécondation, etc. — Tandis que la vie des animaux, outre ce qu’elle a de commun avec la vie végétative, se meut encore dans une sphère toute différente, dont je vais parler à l’instant, la vie des plantes, au contraire, se développe tout entière sous l’influence de l’excitation. Tous leurs phénomènes d’assimilation, leur croissance, la tendance de leurs tiges vers la lumière, de leurs racines vers un terrain plus propice, leur fécondation, leur germination, etc., ne sont que des modifications dues à l’excitation. Dans quelques espèces, d’ailleurs fort rares, on constate, outre les qualités énumérées plus haut, la production d’un mouvement particulier et rapide, qui lui-même n’est que la conséquence d’une excitation, et qui leur a fait donner cependant le nom de plantes sensitives. Ce sont principalement, comme on sait, la Mimosa pudica, le Hedysarum gyrans, et la Dionœa muscipula. La détermination exclusive et absolument générale par l’excitation est le caractère distinctif des plantes.

On peut donc considérer comme appartenant au règne végétal tout corps, dont les mouvements et modifications particulières et conformes à sa nature se produisent toujours et exclusivement sous l’influence de l’excitation.

3° La troisième forme de la causalité motrice est particulière au règne animal, et le caractérise : c’est la motivation, c’est-à-dire la causalité agissant par l’intermédiaire de l’entendement. Elle intervient dans l’échelle naturelle des êtres au point où la créature ayant des besoins plus compliqués et par suite fort variés, ne peut plus les satisfaire uniquement sous l’impulsion des excitations, qu’elle devrait toujours attendre du dehors ; il faut alors qu’elle soit en état de choisir, de saisir, de rechercher même, les moyens de donner satisfaction à ces nouveaux besoins. Voilà pourquoi, dans les êtres de cette espèce, on voit se substituer à la simple réceptivité des excitations, et aux mouvements qui en sont la conséquence, la réceptivité des motifs, c’est-à-dire une faculté de représentation, un intellect, offrant d’innombrables degrés de perfection, et se présentant matériellement sous la forme d’un système nerveux et d’un cerveau, avec le privilège de la connaissance. On sait d’ailleurs qu’à la base de la vie animale est une vie purement végétative, qui en cette qualité ne procède que sous l’influence de l’excitation. Mais tous ces mouvements d’un ordre supérieur que l’animal accomplit en tant qu’animal, et qui pour cette raison dépendent de ce que la physiologie désigne sous le nom de fonctions animales, se produisent à la suite de la perception d’un objet, par conséquent sous l’influence de motifs. On comprendra donc sous l’appellation d’animaux tous les êtres dont les mouvements et modifications caractéristiques et conformes à leur nature, s’accomplissent sous l’impulsion des motifs, c’est-à-dire de certaines représentations présentes à leur entendement, dont l’existence est déjà présupposée par elles. Quelques innombrables degrés de perfection que présentent dans la série animale la puissance de la faculté représentative, et le développement de l’intelligence, chaque animal en possède pourtant une quantité suffisante pour que les objets extérieurs puissent agir sur lui, et provoquer ses mouvements, en tant que motifs[8]. C’est cette force motrice intérieure, dont chaque manifestation individuelle est provoquée par un motif, que la conscience perçoit intérieurement, et que nous désignons sous le nom de volonté.

Savoir si on corps donné se meut d’après des excitations ou d’après des motifs, c’est ce qui ne peut jamais faire de doute même pour l’observation externe (et c’est à ce point de vue que nous nous sommes placés ici). L’excitation et les motifs agissent en effet de deux manières si complètement différentes, qu’un examen même superficiel ne saurait les confondre. Car l’excitation agit toujours par contact immédiat, ou même par intussusception, et là où le contact n’est pas apparent, comme dans les cas où la cause excitatrice est l’air, la lumière, ou la chaleur, ce mode d’action se trahit néanmoins parce que l’effet est dans une proportionnalité manifeste avec la durée et l’intensité de l’excitation, quand même cette proportionnalité ne reste pas constante à tous les degrés. Dans le cas, au contraire, où c’est un motif qui provoque le mouvement, ces rapports caractéristiques disparaissent complètement. Car ici l’intermédiaire propre entre la cause et l’effet n’est pas l’atmosphère, mais seulement l’entendement. L’objet agissant comme motif n’a absolument besoin, pour exercer son influence, que d’être perçu et connu ; il n’importe plus de savoir pendant combien de temps, avec quel degré de clarté, et à quelle distance (du sujet), l’objet perçu est tombé sous les sens. Toutes ces particularités ne changent rien ici à l’intensité de l’effet ; dès que l’objet a été seulement perçu, il agit d’une façon tout à fait constante ; — à supposer toutefois qu’il puisse être un principe de détermination pour la volonté individuelle qu’il s’agit d’émouvoir. Sous ce rapport, d’ailleurs, il en est de même des causes physiques et chimiques, parmi lesquelles on range toutes les excitations, et qui ne produisent leur effet que si le corps à affecter présente à leur action une réceptivité propice. Je disais tout à l’heure : « de la volonté qu’il s’agit d’émouvoir, » car, comme je l’ai déjà indiqué, ce qui est désigné ici sous le nom de volonté, force immédiatement et intérieurement présente à la conscience des êtres animés, est cela même qui, à proprement parler, communique au motif la force d’action, et le ressort caché du mouvement qu’il sollicite. Dans les corps qui se meuvent exclusivement sous l’influence de l’excitation, les végétaux, nous appelons cette condition intérieure et permanente d’activité, la force vitale — dans les corps qui ne se meuvent que sous l’influence de motifs (dans le sens le plus étroit du mot), nous l’appelons force naturelle, ou l’ensemble de leurs qualités[9]. Cette énergie intérieure doit toujours être posée d’avance, et antérieurement à toute explication (des phénomènes), comme quelque chose d’inexplicable, parce qu’il n’est dans le sombre intérieur des êtres aucune conscience aux regards de laquelle elle puisse être immédiatement accessible. Maintenant, laissant de côté le monde phénoménal, pour diriger nos recherches sur ce que Kant appelle la chose en soi, nous pourrions nous demander si cette condition intérieure de la réaction de tous les êtres sous l’influence de motifs extérieurs, subsistant même dans le domaine de l’inconscient et de l’inanimé, ne serait peut-être pas essentiellement identique à ce que nous désignons en nous-mêmes sous le nom de volonté, comme un philosophe contemporain a prétendu le démontrer ; — mais c’est là une hypothèse que je me contente d’indiquer, sans vouloir toutefois y contredire formellement[10].

Par contre, je ne dois pas laisser sans examen la différence qui, dans la motivation même, constitue l’excellence de l’entendement humain relativement à celui de tout autre animal. Cette excellence, que désigne à proprement parler le mot raison, consiste en ce que l’homme n’est pas seulement capable, comme l’animal, de percevoir par les sens le monde extérieur, mais qu’il sait aussi, par l’abstraction, tirer de ce spectacle des notions générales (notiones universales), qu’il désigne par des mots, afin de pouvoir les fixer et les conserver dans son esprit. Ces mots donnent lieu ensuite à d’innombrables combinaisons, qui toujours, il est vrai, comme aussi les notions dont elles sont formées, se rapportent au monde perçu par les sens, mais dont l’ensemble constitue cependant ce qu’on appelle la pensée, grâce à laquelle peuvent se réaliser les grands avantages de la race humaine sur toutes les autres, à savoir le langage, la réflexion, la mémoire du passé, la prévision de l’avenir, l’intention, l’activité commune et méthodique d’un grand nombre d’intelligences, la société politique, les sciences, les arts, etc. Tous ces privilèges dérivent de la faculté particulière à l’homme de former des représentations non sensibles, abstraites, générales, que l’on appelle concepts (c’est-à-dire formes collectives et universelles de la réalité sensible), parce que chacune d’elles comprend une collection considérable d’individus[11]. Cette faculté fait défaut aux animaux, même aux plus intelligents : aussi n’ont-ils d’autres représentations que des représentations sensibles, et ne connaissent-ils que ce qui tombe immédiatement sous leurs sens, vivant uniquement renfermés dans le moment présent. Les mobiles par lesquels leur volonté est influencée doivent par suite être toujours présents et sensibles. Il en résulte que leur choix ne peut être que fort limité, car il ne peut s’exercer qu’entre les objets accessibles à l’instant même à leur vue bornée et à leur pouvoir représentatif étroit, c’est-à-dire contigus dans l’espace et dans le temps. De ces objets, celui qui est le plus fort en tant que motif détermine aussitôt leur volonté : chez eux, par conséquent, la causalité directe du motif se révèle d’une façon très-manifeste. Le dressage, qui n’est qu’une crainte opérant par l’intermédiaire de l’habitude, constitue une exception apparente à ce qui précède ; les actes instinctifs en sont une autre, véritable sous certains rapports ; car l’animal, en vertu de l’instinct qui est en lui, est mû, dans l’ensemble de ses actions, non pas, à proprement parler, par des motifs, mais par une impulsion et une puissance intérieures. Cette impulsion cependant, dans le détail des actions individuelles et pour chaque moment déterminé, est dirigée d’une façon précise par des motifs, ce qui nous permet de rentrer dans la donnée générale. L’examen plus approfondi de la théorie de l’instinct m’entraînerait ici trop loin de mon sujet : le 27e chapitre du second volume de mon ouvrage principal y est consacré. — L’homme, par contre, grâce à sa capacité de former des représentations non sensibles, au moyen desquelles il pense et réfléchit, domine un horizon infiniment plus étendu, qui embrasse les objets absents comme les objets présents, l’avenir comme le passé : il offre donc, pour ainsi dire, une surface beaucoup plus grande à l’action des motifs extérieurs, et peut, par conséquent, exercer son choix entre un nombre beaucoup plus considérable d’objets que l’animal, dont les regards sont bornés aux limites étroites du présent. En général, ce n’est pas ce qui est immédiatement présent dans l’espace et dans le temps à sa perception sensible, qui détermine ses actions : ce sont bien plus souvent de simples pensées, qu’il porte partout avec lui dans sa tête et qui peuvent le soustraire à l’action immédiate et fatale de la réalité présente[12]. Lorsqu’elles ne remplissent pas ce rôle, on dit que l’homme agit déraisonnablement : au contraire, on dit que sa conduite est raisonnable, lorsqu’il agit uniquement sous l’influence de pensées bien mûries, et par suite complètement indépendantes de l’impression des objets sensibles présents. Le fait même que l’homme est dirigé dans ses actes par une classe particulière de représentations que l’animal ne connaît pas (notions abstraites, pensées) se révèle jusque dans son existence intérieure ; car l’homme imprime à toutes ses actions, même aux plus insignifiantes, même à ses mouvements et à ses pas, l’empreinte et le caractère de l'intentionnalité et de la préméditation. Ce caractère différencie si nettement la manière d’agir de l’homme de celle des animaux, que l’on conçoit par quels fils déliés et à peine visibles (les motifs constitués par de simples pensées) ses mouvements sont dirigés, tandis que les animaux sont mus et gouvernés par les grossières et visibles attaches de la réalité sensible. Mais la différence entre l’homme et l’animal ne s’étend pas plus loin. La pensée devient motif, comme la perception devient motif, aussitôt qu’elle peut exercer son action sur une volonté humaine. Or tous les motifs sont des causes, et toute causalité entraîne la nécessité. L’homme peut d’ailleurs, au moyen de sa faculté de penser, évoquer devant son esprit dans l’ordre qui lui plaît, en les intervertissant ou en les ramenant à plusieurs reprises, les motifs dont il sent l’influence peser sur lui, afin de les placer successivement devant le tribunal dé sa volonté ; c’est en cette opération que consiste la délibération[13]. L’homme est capable de délibération, et, en vertu de cette faculté, il a, entre divers actes possibles, un choix beaucoup plus étendu que l’animal. Il y a déjà là pour lui une liberté relative, car il devient indépendant de la contrainte immédiate des objets présents, à l’action desquels la volonté dé l’animal est absolument soumise. L’homme, au contraire, se déterminé indépendamment des objets présents, d’après des idées, qui sont ses motifs à lui. Cette liberté relative n’est en réalité pas autre chose que le libre arbitre tel que l’entendent des personnes instruites, mais peu habituées à aller au fond des choses : elles reconnaissent avec raison dans cette faculté un privilège exclusif de l’homme sur les animaux. Mais cette liberté n’est pourtant que relative, parce qu’elle nous soustrait à la contrainte des objets présents, et comparative, en ce qu’elle nous rend supérieurs aux animaux[14].

Elle ne fait que modifier la manière dont s’exerce la motivation, mais la nécessité de l’action des motifs n’est nullement suspendue, ni même diminuée. Le motif abstrait, consistant simplement dans une pensée, est un motif extérieur, nécessitant la volonté, aussi bien que le motif sensible, produit par la présence d’un objet réel : par suite, c’est une cause aussi bien que tout autre motif, et même, comme les autres, c’est toujours un motif réel, matériel, en tant qu’il repose en dernière analyse sur une impression de l’extérieur, perçue en quelque lieu et à quelque époque que ce soit. La seule différence est dans la longueur plus grande du fil directeur des mouvements humains : je veux dire par là que les motifs de cette espèce n’agissent pas comme les motifs purement sensibles, sous la condition expresse de l’immédiation dans le temps et dans l’espace, mais que leur influence s’étend à une distance plus grande, à un intervalle plus long, grâce à l’enchaînement successif de notions et de pensées se rattachant les unes aux autres. La cause en est dans la constitution même, et dans l’éminente réceptivité de l’organe qui subit l’influence des motifs, et se modifie en

conséquence, à savoir le cerveau de l’homme, ou la raison. Mais cela n’atténue pas le moins du monde la puissance causale des motifs, ni la nécessité avec laquelle s’exerce leur action. Ce n’est donc qu’en considérant la réalité d’une façon très-superficielle qu’on peut prendre pour une liberté d’indifférence cette liberté relative et comparative dont nous venons de parler. La faculté délibérative qui en provient n’a en vérité d’autre effet que de produire le conflit si souvent pénible entre les motifs, que précède l’irrésolution, et dont le champ de bataille est l’âme et l’intelligence tout entière de l’homme. Il laisse, en effet, les motifs essayer à plusieurs reprises leurs forces respectives sur sa volonté[15], en se contrebalançant les uns les autres, de manière que sa volonté se trouve dans la même situation qu’un corps sur lequel différentes forces agissent en des directions opposées, — jusqu’à ce qu’enfin le motif le plus fort oblige les autres à lui céder la place et détermine seul la volonté. C’est cette issue du conflit des motifs qui s’appelle la résolution, et qui se trouve revêtue, en cette qualité, d’un caractère d’absolue nécessité.

Si maintenant nous envisageons encore une fois toute la série des formes de la causalité, parmi lesquelles on distingue nettement les causes dans le sens le plus étroit du mot, puis les excitations, et enfin les motifs (qui eux-mêmes se subdivisent en motifs sensibles et en motifs abstraits), nous remarquerons que, lorsque nous parcourons de bas en haut la série des êtres, la cause et reflet se différencient de plus en plus, se distinguent plus clairement et deviennent plus hétérogènes, la cause devenant de moins en moins matérielle et palpable ; — de sorte qu’il semble qu’à mesure que l’on avance, la cause contient toujours moins de force, et l’effet toujours davantage ; le lien qui existe entre la cause et l’effet devient fugitif, insaisissable, invisible[16]. Dans la causation mécanique, ce lien est le plus apparent de tous, et c’est pourquoi cette forme de la causalité est la plus facile à comprendre : de là cette tendance née au siècle dernier, encore subsistante en France, et qui plus récemment s’est révélée même en Allemagne, de ramener toute espèce de causalité à celle-là, et d’expliquer par des causes mécaniques tous les phénomènes physiques et chimiques, puis, en s’appuyant sur la connaissance de ceux-ci, d’expliquer mécaniquement jusqu’au phénomène de la vie[17]. Le corps qui donne une impulsion meut le corps immobile qui la reçoit, et il perd autant de force qu’il en communique ; en ce cas nous voyons immédiatement la cause se transformer en un effet de même nature : ils sont tous les deux parfaitement homogènes, exactement commensurables, et en même temps sensibles. Il en est ainsi dans tous les phénomènes purement mécaniques. Mais Ton trouvera que ce mode d’action se transforme de plus en plus à mesure que l’on remonte l’échelle des êtres, et que les différences indiquées plus haut tendent à s’accentuer.

Que l’on examine, pour s’en convaincre, le rapport entre l’effet et la cause à différents degrés d’intensité, par exemple, entre la chaleur en tant que cause et ses divers effets, tels que la dilatation, l’ignition, la fusion, l’évaporation, la combustion, la thermo-électricité, etc., — ou entre l’évaporation en tant que cause, et le refroidissement, la cristallisation, qui en sont les effets : ou entre le frottement du verre, envisagé comme cause, et le développement de l’électricité libre avec ses singuliers phénomènes ; ou bien entre l’oxydation lente des plaques, et le galvanisme, avec tous les phénomènes électriques, chimiques, et magnétiques qui s’y rattachent. Donc la cause et l’effet se différencient de plus en plus, deviennent de plus en plus hétérogènes, leur lien devient plus difficile à saisir, l’effet semble renfermer plus que la cause, parce que celle-ci paraît de moins en moins palpable et matérielle. Toutes ces différences se manifestent plus clairement encore quand nous passons au règne organique, où ce ne sont plus que de simples excitations, — tantôt extérieures comme celles de la lumière, de la chaleur, de l’air, du sol, de la nourriture ; tantôt intérieures, comme l’action des sucs et l’action réciproque des organes — qui agissent comme causer, tandis que la vie, dans sa complication infinie et ses variétés d’aspect innombrables, se présente comme l’effet et la résultante de toutes ces causes, sous les différentes formes de l’existence végétale et animale[18]

Mais pendant que cette hétérogénéité, cette incommensurabilité, cette obscurité toujours croissante des rapports entre la cause et l'effet se manifestent dans le règne organique, la nécessité que la liaison causale impose se trouve-t-elle atténuée en rien ? Aucunement, pas le moins du monde. La même nécessité qui fait qu’une bille en roulant met en mouvement la bille qui est en repos, fait qu’une bouteille de Leyde, quand on la tient d’une main et qu’on la touche de l’autre, se décharge, — que l’arsenic tue tout être vivant, que le grain de semence, qui, préservé dans un milieu sec, n’a, pendant des milliers d’années, subi aucune transformation, aussitôt qu’on l’enfouit dans un terrain propice, qu’on le soumet à l’action de la lumière, de l’air, de la chaleur, de l’humidité, doit germer, croître, et se développer jusqu’à devenir une plante[19]. La cause est plus compliquée, l’effet plus hétérogène, mais la nécessité de son intervention n’est pas diminuée de l’épaisseur d’un cheveu (sic).

Dans la vie des plantes et dans la vie végétative des animaux, l’excitation et la fonction organique provoquée par elle, sont, il est vrai, fort différentes sous tous les rapports, et peuvent être nettement distinguées l’une de l’autre. Cependant elles ne sont pas encore à proprement parler séparées, et il faut toujours que le passage de l’une à l’autre s’effectue par un contact, quelque léger et quelque imperceptible qu’il soit. La séparation complète ne commence à se produire que dans la vie animale, dont les actes sont provoqués par des motifs ; dès lors la cause, qui jusque-là était toujours rattachée matériellement à l’effet, se montre complètement indépendante de lui, d’une nature tout à fait différente, tout immatérielle, et n’est qu’une simple représentation. C’est donc dans le motif qui provoque les mouvements de l’animal que cette hétérogénéité de la cause et de l’effet, leur différenciation de plus en plus profonde, leur incommensurabilité, l’immatérialité de la cause, et, par suite, son manque apparent d’intensité quand on la compare à l’effet, — atteignent leur plus haut degré. L’inconcevabilité du rapport qui les lie deviendrait même absolue » si ce rapport, comme les autres relations causales, ne nous était connu que par le dehors ; or, on sait qu’il n’en est pas ainsi. Une connaissance d’une autre nature, tout intérieure, complète celle que les phénomènes nous donnent, et nous percevons au dedans de nous la transformation que subit la cause, avant de se manifester de nouveau comme effet. L’instrument de cette transformation, nous le désignons par un terminus ad hoc : la volonté. Que d’autre part, ici comme ailleurs, comme dans le cas le plus simple de l’excitation, la causalité n’a rien perdu de son pouvoir nécessitant, c’est ce que nous prononçons d’une façon décisive aussitôt que nous reconnaissons l’existence d’un rapport de causalité entre l’effet et la cause, et que nous pensons ces deux phénomènes par rapport à cette forme essentielle de notre entendement. En outre, nous trouvons que la motivation est essentiellement analogue aux deux autres formes de la causalité examinées plus haut, et qu’elle n’est que le degré le plus élevé auquel celles-ci atteignent dans leur évolution progressive. Au plus bas degré de l’échelle animale, le motif est encore très-voisin de la simple excitation : les zoophytes, les radiaires en général, les acéphales parmi les mollusques, n’ont qu’un faible crépuscule de connaissance, juste ce qu’il en faut pour apercevoir leur nourriture ou leur proie, pour l’attirer vers eux, quand elle se présente, ou même, en cas de nécessité, pour changer leur séjour contre un plus favorable. Aussi, dans ces êtres inférieurs, l’action du motif nous semble-t-elle encore aussi claire, aussi immédiate, aussi apparente, que celle de l’excitation. Les petits insectes sont attirés par l’éclat de la lumière jusque dans la flamme : la mouche vient se poser avec confiance sur la tête du lézard, qui à l’instant même, sous ses yeux, a englouti une de ses pareilles. Qui songera ici à la liberté ? Chez les animaux supérieurs et plus intelligents, l’influence des motifs devient de plus en plus médiate : en effet le motif se différencie de plus en plus nettement de l’action qu’il provoque, à tel point que l’on pourrait même se servir de ce degré de différenciation entre l’intensité du motif et celle de l’acte qui en résulte, pour mesurer l’intelligence des animaux. Chez l’homme, cette différence devient incommensurable. Par contre, même chez les animaux les plus sagaces, la représentation, qui agit comme motif de leurs actions, doit toujours encore être une image sensible : même là où un choix commence déjà à être possible, il ne peut s’exercer qu’entre deux objets sensibles également présents. Le chien reste hésitant entre l’appel de son maître et la vue d’une chienne : le motif le plus fort détermine son action, et la nécessité avec laquelle elle se produit alors n’est pas moins rigoureuse que celle d’un effet mécanique. De même nous voyons un corps soustrait à sa position d’équilibre, osciller pendant quelque temps de droite à gauche, jusqu’à ce qu’il soit décidé de quel côté se trouve son centre de gravité, et qu’il se précipite dans cette direction. Or, aussi longtemps que la motivation est bornée à des représentations sensibles, son affinité avec l’excitation et la causation en général devient encore plus apparente par ce fait que le motif, en tant que cause active, doit être quelque chose de réel et de présent, et même exercer encore sur les sens, par la lumière, le son, ou par rôdeur, une action qui, bien que médiate, reste toujours cependant une action physique. En outre, pour l’observateur, la cause est ici aussi apparente que l’effet : il voit le motif entrer en jeu et l’action de l’animal en être l’inévitable conséquence, aussi longtemps qu’aucun autre motif non moins frappant, ou l’effet du dressage, n’influe en sens contraire. Il est impossible de mettre en doute le lien qui les rattache. C’est pourquoi il n’entrera même dans l’esprit de personne de prêter aux animaux une liberté d’indifférence, c’est-à-dire de leur attribuer des actes qui ne soient déterminés par aucune cause.

Mais dès que la faculté cognitive devient le privilège d’un être raisonnable, dès qu’elle devient capable de s’étendre aux objets non sensibles, de s’élever à des notions abstraites et à des idées, alors les motifs deviennent tout à fait indépendants du moment présent et des objets immédiatement contigus ; ils restent par suite cachés à l’observateur. Car ce ne sont plus que de simples idées, que l’homme porte avec lui dans sa tête, dont l’origine est toujours cependant dans la réalité extérieure, quoique souvent bien loin en arrière dans le passé ; tantôt en effet il les doit à l’expérience personnelle des années écoulées, tantôt à une tradition communiquée par l’écriture ou par la parole, datant même des temps les plus reculés, mais ayant toujours pourtant un commencement réel et objectif. — Ajoutons que grâce à la combinaison souvent difficile de circonstances extérieures fort compliquées, beaucoup d’erreurs, et, par reflet de la tradition, beaucoup d’illusions, par suite aussi beaucoup de folies, doivent être comptées parmi les motifs humains. Il faut encore remarquer que l’homme cache souvent à tout le monde les motifs de sa conduite, parfois même à sa propre conscience, comme dans les cas où il a honte de s’avouer le véritable motif qui le pousse à faire telle ou telle chose. Cependant, dès que l’on perçoit ses actes, on cherche par conjecture à en pénétrer les motifs, et on les présuppose avec autant de confiance et de sûreté que la cause physique des mouvements sensibles des corps bruts, dans la conviction que les uns comme les autres sont impossibles sans causes. En accord avec ce qui vient d’être dit, nous faisons aussi entrer en ligne de compte, dans la formation de nos projets et la construction de nos plans, l’influence des divers motifs sur l’esprit des hommes. Nous le faisons même avec une sûreté qui pourrait devenir égale à celle avec laquelle on calcule les effets des appareils de mécanique, si l’on pouvait connaître aussi exactement le caractère individuel des hommes avec lesquels on est en rapport, que la longueur et l’épaisseur des planches, le diamètre des roues, le poids des fardeaux, etc. C’est là une hypothèse (l’influence des motifs sur les actes humains) à laquelle chacun se conforme instinctivement tant qu’il tourne ses regards vers le dehors, qu’il a affaire avec ses semblables, et qu’il poursuit des buts pratiques : car c’est à ceux-là surtout que l’intelligence humaine est véritablement destinée. Mais dès que l’homme essaie de juger la question au point de vue théorique et philosophique, ce qui n’est pas à proprement parler dans le rôle de son intelligence, et qu’il se fait lui-même l’objet de son jugement, il se laisse tromper par l’immatérialité des motifs humains, consistant en simples pensées, qui ne se rattachent à rien de présent ni à rien de ce qui l’entoure, et dont les obstacles mêmes ne sont que de simples pensées, agissant comme des motifs contraires. Alors il met en doute leur existence, ou, en tous les cas, la nécessité de leur action, et s’imagine que ce qu’il fait, il pourrait aussi bien ne pas le faire, que la volonté se décide spontané ? ment, sans motifs, et que chacun de ses actes est le premier anneau d’une série de modifications impossibles à calculer et à prévoir. Cette illusion, se trouve encore renforcée par la fausse interprétation du témoignage de la conscience : « Je peux faire ce que je veux », surtout lorsque ce témoignage, qui accompagne du reste tous nos actes, se fait entendre à nous au moment même où s’exerce l’influence de plusieurs motifs, s’excluant l’un l’autre, et sollicitant tour à tour la volonté.

Telle est, dans toute sa complexité, la source de l’illusion naturelle qui nous fait croire à tort que la conscience affirme l’existence du libre arbitre, en ce sens que, contrairement à tous les principes à priori de la raison pure et à toutes les lois naturelles, la volonté seule soit une force capable de se décider sans raison suffisante, dont les résolutions, en des circonstances données, pour un seul et même individu, puissent incliner indifféremment dans une direction ou dans l’autre.

Pour élucider d’une façon spéciale et aussi claire que possible l’origine de cette erreur si importante pour notre thèse, et compléter par là l’étude du témoignage de la conscience entreprise au chapitre précédent, nous allons nous figurer on homme, qui, se trouvant par exemple à la rue, se dirait : « Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ; ou bien je peux aller au club ; je peux aussi monter sur la tour, pour voir le coucher du soleil ; je peux aussi aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre ; je peux même m’échapper par la porte de la ville, m’élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir… Tout cela ne dépend que de moi, jamais pleine liberté d’agir à ma guise ; et cependant je n’en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme. » C’est exactement comme si l’eau disait : « Je peux m’élever bruyamment en hautes vagues (oui certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !) — je peux descendre d’un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d’un torrent), — je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), — je peux m’élever dans l’air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), — je peux enfin m’évaporer et disparaître (oui, à 100 degrés de chaleur) ; — et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac. » Comme l’eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l’amènent à l’un ou à l’autre de ces états ; de même l’homme ne peut faire ce qu’il se persuade être en son pouvoir, que lorsque des motifs particuliers l’y déterminent. Jusqu’à ce que les causes interviennent, tout acte lui est impossible : mais une fois qu’elles agissent sur lui, il doit, aussi bien que l’eau, agir comme l’exigent les circonstances correspondant à chaque cas. Son erreur, et en général l’illusion provenant ici d’une fausse interprétation du témoignage de la conscience (qu’il puisse, en un instant donné, accomplir indifféremment ces divers actes), repose, à y regarder de près, sur ce fait, que son imagination ne peut se rendre présente qu’une seule image à la fois, laquelle, au moment où elle lui apparaît, exclut toutes les autres. Si maintenant il se représente le motif d’une de ces actions proposées comme possibles, il en sent immédiatement l’influence sur sa volonté, qui est sollicitée par lui : le terme technique pour désigner ce mouvement est velléité[20]. Mais il s’imagine qu’il peut aussi transformer cette velléité en volition c’est-à-dire accomplir l’action qu’il envisage actuellement : et c’est en cela que consiste son illusion. Car aussitôt la réflexion interviendrait et rappellerait à son souvenir les motifs agissant sur lui dans d’autres sens, ou les motifs contraires : et alors il verrait qu’il ne peut pas réaliser cette action. Pendant que des motifs s’excluant l’un l’autre se succèdent de la sorte devant l’esprit, avec l’accompagnement perpétuel de l’affirmation intérieure : « Je peux faire ce que je veux, » la volonté se meut comme une girouelle[21] sur un support bien graissé et par un vent inconstant ; elle se tourne aussitôt du côté de chaque motif que l'imagination lui représente ; tous les possibles influent sur elle tour à tour ; et l'homme croit à chaque fois qu’il est dans son pouvoir de vouloir telle ou telle chose, et de fixer la girouette en telle ou telle position ; ce qui est une pure illusion. Car son affirmation « je peux vouloir ceci » est en vérité hypothétique, et il doit la compléter en ajoutant : « si je ne préfère telle autre chose. » Mais cette restriction seule suffit pour infirmer l'hypothèse d’un pouvoir absolu du moi sur la volonté. — Reprenons l’exemple de tout à l’heure, notre individu qui délibère à six heures du soir, et figurons-nous qu’il s’aperçoive tout à coup que je me tiens derrière lui, que je philosophe sur son compte, et que je lui conteste la liberté d’accomplir tous les actes qui lui sont possibles ; alors il pourrait facilement arriver que, pour me contredire, il en accomplit un quelconque : mais en ce cas ce serait justement l’expression de mon doute et l’influence qu’elle a exercée sur son esprit de contradiction, qui auraient été les motifs nécessitants de son action[22]. Toutefois une pareille circonstance ne pourrait le décider qu’à l'une ou à l’autre des actions faciles parmi celles qu’il lui est loisible d accomplir, par exemple d’aller au théâtre, mais nullement à celle que j’ai nommée en dernier lieu, d’aller courir les aventures dans le monde ; pour cela un motif de contradiction serait beaucoup trop faible. — Telle est encore l’erreur de beaucoup de gens, qui, tenant à la main un pistolet chargé, s’imaginent qu’il est en leur pouvoir de se tuer en le déchargeant. Pour l’accomplissement d’un acte semblable, le moyen mécanique d’exécution est ce qu’il y a de moins important. La condition capitale est l’intervention d’un motif d’une force écrasante, et par là même fort rare, possédant la puissance énorme qui est nécessaire pour contrebalancer en nous l'amour de la vie, ou plus exactement la crainte de la mort. Ce n’est qu’après qu'un pareil motif est entré en jeu, que l’on peut se décider vraiment, et alors il le faut, — à moins qu’il ne se présente un motif opposé plus puissant encore, si toutefois il peut en exister de tel.

Je peux faire ce que je veux : je peux, si je veux, donner aux pauvres tout ce que je possède, et devenir pauvre moi-même — si je veux ! — Mais il n’est pas en mon pouvoir de le vouloir, parce que les motifs opposés ont sur moi beaucoup trop d’empire. Par contre, si j’avais un autre caractère, et si je poussais l’abnégation jusqu’à la sainteté, alors je pourrais vouloir pareille chose : mais alors aussi je ne pourrais pas m’empêcher de la faire, et je la ferais nécessairement. — Tout cela s’accorde parfaitement avec le témoignage de la conscience « je peux faire ce que je veux », où aujourd’hui encore quelques philosophâtres sans cervelle s’imaginent trouver la preuve du libre arbitre[23], et qu’ils font valoir en conséquence comme une vérité de fait que la conscience atteste. Parmi ces derniers se distingue M. Cousin, qui mérite sous ce rapport une mention honorable, puisque dans son Cours d’Histoire de la Philosophie, professé en 18191820, et publié par Vacherot, 1841, il enseigne que le libre arbitre est le fait le plus certain dont témoigne la conscience (vol. I, p. 19, 20) ; et il blâme Kant de n’avoir démontré la liberté que par la loi morale, et de l’avoir énoncée comme un postulat, tandis qu’en vérité elle est un fait : « Pourquoi démontrer ce qu’il suffit de constater ? » (Page 50). « La liberté est un fait, et non une croyance » (Ibid.). — D’ailleurs il ne manque pas non plus en Allemagne d’ignorants, qui, jetant au vent tout ce que de grands penseurs ont dit à ce sujet depuis deux cents ans et se targuant du témoignage de la conscience tel qu'il a été analysé plus haut (témoignage qu’ils interprètent à faux, de même que le vulgaire en général), préconisent le libre arbitre comme une vérité de fait. Et cependant je leur fais peut-être tort ; car il se peut qu’ils ne soient pas aussi ignorants qu’ils le paraissent, mais seulement qu’ils aient bien faim, et que, dans l’espoir d'un morceau de pain très-sec, ils enseignent tout ce qui pourra être bien vu par un haut ministère[24].

Ce n’est nullement une métaphore, ni une hyperbole, mais seulement une vérité bien simple et bien élémentaire, que, de même qu’une bille sur un billard ne peut entrer en mouvement, avant d’avoir reçu une impulsion, ainsi un homme ne peut se lever de sa chaise, avant qu’un motif ne l’y détermine : mais alors il se lève d’une façon aussi nécessaire et aussi inévitable que la boule se meut après avoir reçu l'impulsion. Et s’attendre à ce qu’un homme agisse de quelque manière, sans qu’aucun intérêt ne l'y sollicite, c’est comme si j’allais m’imaginer qu’un morceau de bois pût se mettre en mouvement pour venir vers moi, sans être tiré par une corde[25]. Celui qui soutenant cette théorie dans une société rencontrerait une contradiction obstinée, se tirerait d’affaire de la façon la plus expéditive en priant un tiers de s’écrier tout à coup d’une voix forte et convaincue : « Le plafond s’écroule ! » et les contradicteurs devraient bien vite se ranger à son opinion, et confesser qu’un motif peut être aussi puissant pour faire fuir des gens hors d’une maison que la cause mécanique la plus efficace.

L’homme, en effet, ainsi que tous les objets de l’expérience, est un phénomène dans l’espace et dans le temps, et comme la loi de la causalité vaut à priori pour tous les phénomènes, et par suite ne souffre pas d’exception, l’homme doit aussi être soumis à cette loi. C’est cette vérité que proclame la raison pure à priori, que confirme l’analogie qui persiste dans toute la nature, que l’expérience de tous les jours démontre à chaque instant, pourvu qu’on ne se laisse pas tromper par l’apparence. Ce qui produit l’illusion c’est que, tandis que les êtres de la nature, s’élevant de degré en degré, deviennent de plus en plus compliqués, et que leur réceptivité, naguère purement mécanique, se perfectionne graduellement jusqu’à devenir chimique, électrique, excitable, sensible, et s’élève enfin jusqu’à la réceptivité intellectuelle et rationnelle, la nature des causes influentes doit en même temps suivre cette gradation d’un pas égal, et se modifier à chaque degré en rapport avec l’être qui doit subir leur action ; c’est pourquoi aussi les causes paraissent de moins en moins palpables et matérielles, de sorte qu’à la fin elles ne sont plus visibles à l’œil, mais seulement accessibles à la raison, qui, dans chaque cas particulier, les présuppose avec une confiance inébranlable et les découvre aussi après les recherches suffisantes. Car ici les causes agissantes se sont élevées à la hauteur de simples pensées, qui se trouvent en lutte avec d’autres pensées, jusqu’à ce que la plus puissante porte le premier coup et mette la volonté en mouvement ; toutes opérations qui se poursuivent avec la même nécessité dans l’enchaînement causal, que lorsque des causes purement mécaniques, dans une liaison compliquée, agissent à l’encontre les unes des autres, et que le résultat calculé d’avance arrive immanquablement. Cette exception apparente aux lois de la causalité, résultant de l’invisibilité des causes, paraît se produire aussi bien dans le cas des petites balles de liège électrisées qui sautent dans toutes les directions sous la cloche de verre, que dans celui des mouvements humains : seulement, ce n’est pas à l’œil qu’il appartient de juger, mais à la raison.

Si l’on admet le libre arbitre, chaque action humaine est un miracle inexplicable, un effet sans cause. Et si l’on essaie de se représenter cette liberté d’indifférence, on se convaincra bientôt qu’en présence d’une telle notion la raison est absolument paralysée : les formes mêmes de l’entendement y répugnent. Car le principe de raison suffisante, le principe de la détermination universelle et de la dépendance mutuelle des phénomènes, est la forme la plus générale de notre entendement, laquelle, suivant la diversité des objets qu’il considère, revêt elle-même des aspects fort différents[26]. Mais ici il faut que nous nous figurions quelque chose qui détermine sans être déterminé, qui ne dépende de rien, mais dont d’autres choses dépendent, qui, sans nécessité et par suite sans raison, produit actuellement A, tandis qu’il pourrait aussi bien produire B, ou C, ou D, et cela dans des circonstances identiques, c’est-à-dire sans qu’il y ait à présent rien en A, qui puisse lui faire donner la préférence sur B (car ce serait là un motif, et par conséquent une cause), pas plus que sur C ou sur D. Nous sommes ramenés ici à la notion indiquée dès le commencement de ce travail (p. 11), celle du hasard absolu. Je le répète : une telle notion paralyse complètement l’esprit, à supposer même qu’on réussisse à la lui faire concevoir.

Il convient maintenant de nous rappeler ce qu’est une cause en général : La modification antécédente qui rend nécessaire la modification conséquente[27]. Jamais aucune cause au monde ne tire son effet entièrement d’elle-même, c’est-à-dire ne le crée ex nihilo[28]. Il y a toujours une matière sur laquelle elle s’exerce, et elle ne fait qu’occasionner à un moment, en un lieu, et sur un être donnés, une modification qui est toujours conformé à la nature de cet être, et dont la possibilité devait donc préexister en lui. Par conséquent chaque effet est la résultante de deux facteurs, un intérieur et un extérieur : l’énergie naturelle et originelle de la matière sur laquelle agit la force en question, et la cause déterminante, qui oblige cette énergie à se réaliser, en passant de la puissance à l'acte. Cette énergie primitive est présupposée par toute idée de causalité et par toute explication qui s’y rapporte aussi une explication de ce genre, quelle : qu’elle soit, n’explique jamais tout, mais laisse toujours en dernière analyse quelque chose, d'inexplicable. C’est ce que nous constatons à chaque instant dans la physique et la chimie. L’explication des phénomènes, c’est-à-dire des effets, ainsi que les raisonnements qui ramènent ces phénomènes à leur source dernière, présupposent toujours l’existence de certaines forces naturelles. Une force naturelle considérée en elle-même n’est soumise à aucune explication, mais elle est le principe de toute explication. De même, elle n’est non plus soumise en elle-même à aucune causalité, mais elle est précisément ce qui donne à chaque cause la causalité, c’est-à-dire la possibilité de produire son effet. Elle-même est le substratum commun de tous les effets de cette espèce, et est présente dans chacun d’eux. C’est ainsi que les phénomènes magnétiques peuvent être ramenés à une force originelle, appelée électricité. L’explication ne peut pas aller plus loin : elle ne donne que les conditions sous lesquelles une pareille force se manifeste, c’est-à-dire les causes qui provoquent son activité. Les explications de la mécanique céleste présupposent toutes comme force primitive la gravitation, en vertu de laquelle les causes individuelles, qui déterminent la marche des corps célestes, exercent leur action. Les explications de la Chimie présupposent les forces cachées, qui se manifestent, en tant qu’affinités électives, d’après certains rapports stœchiométriques, et sur lesquelles reposent en dernière analyse tous les effets qui, appelés par des causes que l’on détermine à l’avance, entrent en jeu avec une exactitude rigoureuse. Ainsi encore les explications de la physiologie présupposent la force vitale, qui réagit dans les phénomènes vitaux sous l’influence d’excitations spéciales, intérieures et extérieures. Il en est de même pour toutes les sciences. Il n’est point jusqu’aux causes dont s’occupe la science si claire de la mécanique, comme la poussée et la pression, qui ne présupposent l’impénétrabilité, la cohésion, la rigidité, la dureté, l’inertie, la pesanteur, l’élasticité, propriétés naturelles des corps qui dérivent des forces irréductibles dont nous avons parlé plus haut. Il s’en suit que les causes en général ne déterminent jamais que le quando et le ubi des manifestations de certaines forces originelles, impénétrables, sans lesquelles elles n’existeraient pas en tant que causes, c’est-à-dire en tant que forces actives, produisant nécessairement certains effets particuliers.

Ce qui est vrai des causes dans le sens le plus étroit du mot, ainsi que des excitations, l’est également des motifs, puisque la motivation ne diffère pas essentiellement de la causation en général, mais n’en est qu’une forme particulière, à savoir la causation qui opère par l’intermédiaire de l’entendement. Ici encore la cause ne fait que provoquer la manifestation d’une force irréductible à les forces plus simples, et qu’il faut admettre comme un fait premier et inexplicable, laquelle, portant le nom de volonté[29]. se distingue des autres forces de la nature en ce qu’elle ne se fait pas seulement sentir à nous par le dehors, mais, grâce à la conscience, nous est aussi connue par le dedans et immédiatement. Ce n’est qu’avec la présupposition qu’une telle volonté existe, et, dans chaque cas particulier, qu’elle a une nature déterminée, que les causes dirigées sur elle, appelées ici motifs, peuvent exercer leur action. Cette nature spéciale et individuellement déterminée de la volonté, en vertu de laquelle sa réaction sous l’influence de motifs identiques diffère d’un homme à l’autre, constitue ce qu’on appelle le caractère de chacun, et même (parce qu’il n’est pas connu à priori, mais seulement à la suite de l’expérience), son caractère empirique. C’est la nature de ce caractère qui détermine le mode d’action particulier des différents motifs sur chaque individu donné. Car il est à la base de tous les effets que les motifs provoquent, comme les forces naturelles générales sont à l’origine des effets produits par les causes prises dans le sens le plus étroit du mot, comme la force vitale est à la source des phénomènes produits par les excitations. Et de même que toutes les forces de la nature, il est, lui aussi, primitif, inaltérable, impénétrable. Chez les animaux, il varie d’espèce à espèce ; chez les hommes, d’individu à individu. Ce n’est que dans les animaux supérieurs les plus intelligents que se montre déjà un caractère individuel nettement défini, au dessus duquel le caractère général de l’espèce se révèle toujours encore comme dominant.

Le caractère de l’homme est : 1° Individuel : il diffère d’individu à individu. Sans doute, les traits généraux du caractère spécifique forment la base commune de tous, et c’est pourquoi certaines qualités principales se retrouvent chez tous les hommes. Mais il y a là une telle différence dans le plus et le moins, dans la combinaison des qualités et leur modification les unes par les autres, que la dissemblance morale des caractères peut être considérée comme égale à celle des facultés intellectuelles, ce qui veut beaucoup dire, — et que toutes les deux sont incomparablement plus considérables que les inégalités corporelles entre un géant et un nain, entre Apollon et Thersite. C’est pourquoi l’action d’un même motif varie tant d’un homme à un autre, de même que la lumière du soleil blanchit la cire et noircit le chlorure d’argent, et que la chaleur ramollit la cire, mais durcit l’argile. C’est pourquoi encore la connaissance des motifs ne suffit pas pour prédire l’action qui doit en résulter : il faut en outre la connaissance exacte du caractère qu’ils sollicitent.

2° Le caractère de l’homme est empirique. Par l’expérience seule on apprend à le connaître, non-seulement tel qu’il est dans autrui, mais tel qu’il est en nous-mêmes. Aussi n’est-on pas moins souvent désillusionné sur son propre compte que sur celui des autres, lorsque l’on découvre qu’on ne possède pas telle ou telle qualité, par exemple la justice, le désintéressement, la bravoure, au même degré qu’on le supposait, avec trop de complaisance pour soi. Dans le cas d’un choix difficile qui se trouve soumis à notre volonté, notre résolution finale reste pour nous-mêmes un secret, comme la résolution d’une personne étrangère, aussi longtemps que nous ne nous sommes pas décidés : tantôt nous pensons qu’elle inclinera d’un côté, tantôt de l’autre, selon que tel ou tel motif est présenté plus immédiatement à la volonté par l’entendement, et qu’il essaie au moment même sa force sur elle : c’est alors que cette pensée « je peux faire ce que je veux » nous offre l’apparence trompeuse d’une affirmation du libre arbitre. Enfin le motif le plus fort fait valoir définitivement son droit sur la volonté ; et le choix tombe souvent autrement que nous ne supposions d’abord. Par suite, nul ne peut savoir comment un autre homme, ni même comment lui en personne agira dans une circonstance déterminée, avant qu’il ne s’y soit trouvé. Ce n’est qu’après une épreuve subie qu’il peut être certain des autres et de lui-même. Mais alors il peut l’être en toute sécurité : l’amitié éprouvée, des serviteurs éprouvés, sont les choses les plus sûres du monde[30]. En général, nous traitons un homme qui nous est exactement connu, comme toute chose, dont nous avons déjà appris à connaître les qualités, et nous prévoyons avec assurance, dans l’avenir, ce qu’il nous est permis ou non d’attendre de lui. Celui qui a fait une fois telle chose, agira encore de même le cas échéant, en bien comme en mal. Aussi celui qui a besoin d’une aide considérable, extraordinaire, s’adressera-t-il de préférence à un homme ayant donné des preuves de sa grandeur d’âme : et celui qui veut aposter un meurtrier, jettera les yeux sur les gens qui ont déjà trempé leurs mains dans le sang. D’après le récit d’Hérodote (VII, 164), Gélon de Syracuse, se trouvant dans la nécessité de confier une très-forte somme à un homme pour la porter à l’étranger, choisit à cet effet Kadmos, qui avait donné jadis un témoignage éclatant d’une loyauté et d’une bonne foi rares et même inouïes. Sa confiance fut pleinement justifiée. — Pareillement, ce n’est que par l'expérience, et à mesure que l’occasion s’en présente, que notre connaissance de nous-mêmes s’approfondit, et c’est sur elle que repose noire confiance ou notre méfiance en nos propres moyens. Selon que dans un cas nous avons montré de la réflexion, du courage, de la loyauté, de la discrétion, de la délicatesse, ou toute autre qualité que pouvaient réclamer les circonstances, — ou que ne us avons donné la preuve de l’absence de ces qualités, cette connaissance plus intime avec nous-mêmes nous inspire de la satisfaction ou du mécontentement touchant notre propre nature. Ce n’est que la connaissance exacte de son caractère empirique qui donne à l’homme ce qu’on appelle le caractère acquis : celui-là le possède, qui connaît exactement ses qualités personnelles, les bonnes comme les mauvaises, et voit par là sûrement ce qu’il peut ou ne peut pas attendre et exiger de lui-même. Il joue dès lors son rôle, que naguère, au moyen de son caractère empirique, il ne faisait que naturaliser (réaliser), — avec art et méthode, fermeté et convenance, sans jamais, comme on dit, se départir de son caractère, ce qui n’arrive qu’à ceux qui entretiennent quelque illusion sur leur propre compte.

3° Le caractère de l’homme est invariable : il reste le même pendant toute la durée de sa vie. Sous l’enveloppe changeante des années, des circonstances où il se trouve, même de ses connaissances et de ses opinions, demeure, comme l’écrevisse sous son écaille, l’homme identique et individuel, absolument immuable et toujours le même. Ce n’est que dans sa direction générale et dans sa matière que son caractère éprouve des modifications apparentes, qui résultent des différences d’âges, et des besoins divers qu’ils suscitent. L’homme même ne change jamais : comme il a agi dans un cas, il agira encore, si les mêmes circonstances se présentent (en supposant toutefois qu’il en possède une connaissance exacte). L’expérience de tous les jours peut nous fournir la confirmation de cette vérité : mais elle semble le plus frappante, quand on retrouve une personne de connaissance après vingt ou trente années, et qu’on découvre bientôt qu’elle n’a rien changé à ses procédés d’autrefois. — Sans doute plus d’un niera en paroles cette vérité : et cependant dans sa conduite il la présuppose sans cesse, par exemple quand il refuse à tout jamais sa confiance à celui qu’il a trouvé une seule fois malhonnête, et, inversement, lorsqu’il se confie volontiers à l’homme qui s’est un jour montré loyal. Car c’est sur elle que repose la possibilité de toute connaissance des hommes, ainsi que la ferme confiance que l’on a en ceux qui ont donné des marques incontestables de leur mérite. Et même lorsqu’une pareille confiance nous a trahis une fois, nous ne disons jamais : « le caractère d’un tel a changé », mais : « je me suis abusé sur son compte. » C'est en vertu de ce même principe que lorsque nous voulons juger de la valeur morale d’une action, nous cherchons avant tout à connaître avec certitude le motif qui l'a inspirée, et qu’alors notre louange ou notre blâme ne porte pas sur le motif, mais sur le caractère qui s’est laissé déterminer par lui, en tant que second facteur de cette action, et le seul qui soit inhérent à l'homme. — C’est pourquoi aussi l’honneur véritable (non pas l’honneur chevaleresque, qui est celui des fous), une fois perdu, ne se retrouve jamais, mais que la tache d’une seule action méprisable reste attachée à l’homme, et, comme on dit, le stigmatise. De là le proverbe : « Voleur un jour, volera toujours. » — De même encore, si dans quelque affaire d’État importante il a été jugé nécessaire de recourir à la trahison, et partant de récompenser le traître dont on a employé les services, une fois le but atteint, la prudence commande d’éloigner cet homme, parce que les circonstances peuvent changer, tandis que son caractère ne le peut pas. — Pour le même motif, on sait que le plus grave défaut d’un auteur dramatique est que ses caractères ne se soutiennent pas, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas tracés d’un bout à l’autre comme ceux que nous ont représentés les grands poètes, avec la constance et l’inflexible logique qui président au développement d’une force naturelle (je l’ai prouvé par un exemple emprunté à Shakespeare, Parerga, V, 2, § 118, p. 196 de la 1er édition). — C’est encore sur cette vérité que repose la possibilité de la conscience morale, qui nous reproche jusque dans la vieillesse les méfaits de notre jeune âge. C’est ainsi, par exemple, que J.-J. Rousseau, après plus de quarante ans, se rappelait avec douleur avoir accusé la servante Marion d’un vol, dont il était lui-même l’auteur. Cela n’est explicable qu’en admettant que le caractère soit resté invariable dans l’intervalle ; puisque au contraire les plus ridicules méprises, la plus grossière ignorance, les plus étonnantes folies de notre jeunesse ne nous font pas honte dans l’âge mûr ; car tout cela a changé, c’était l’affaire de l’intelligence, nous sommes revenus de ces erreurs, et nous les avons mises de côté depuis longtemps comme nos habits de jeunes hommes. — De là découle encore ce fait, qu’un homme, même quand il a la connaissance la plus claire de ses fautes et de ses imperfections morales, quand il les déteste même, quand il prend la plus ferme résolution de s’en corriger, ne se corrige néanmoins jamais complètement ; bientôt, malgré de sérieuses résolutions, malgré des promesses sincères, il s’égare de nouveau, quand l’occasion s’en présente, sur le même sentier qu’auparavant, et s’étonne lui-même quand on le surprend à mal faire[31]. Sa connaissance seule peut être redressée : on peut arriver à lui faire comprendre que tels ou tels moyens, qu’il employait autrefois, ne conduisent pas à son but, ou lui procurent plus de dommage que de profit : alors il change de moyens, mais non de but. C’est là le principe du système pénitencier américain : il ne se propose pas d’améliorer le caractère, le cœur même du coupable, mais plutôt de rétablir l’ordre dans sa tête, et de lui montrer que ces mêmes fins, qu’il poursuit nécessairement en vertu de sa nature et de son caractère, lui coûteront à atteindre beaucoup plus de difficulté, de fatigue, et de danger, sur le chemin de la malhonnêteté suivi par lui jusque-là, que sur la voie de la probité, du travail et de la tempérance. En général ce n’est que jusqu’à la région de la connaissance que s’étend la sphère de toute amélioration possible et de tout ennoblissement de l’âme. Le caractère est invariable, l’action des motifs fatale : mais ils doivent avant d’agir passer par l’entendement, qui est le medium des motifs. Or celui-ci est susceptible à des degrés infinis des perfectionnements les plus divers et d’un redressement incessant : c’est là le but même vers lequel tend toute éducation. La culture de l’intelligence, enrichie de connaissances et de vues de toute sorte, dérive son importance de ce que des motifs d’ordre supérieur, auxquels sans cette culture l’homme ne serait pas accessible, peuvent se frayer ainsi un chemin jusqu’à sa volonté. Aussi longtemps que l’homme ne pouvait pas comprendre ces motifs, ils étaient pour sa volonté comme s’ils n’existaient pas. C’est pourquoi, les circonstances extérieures restant identiques, la position d’un homme relativement à une résolution possible peut être fort différente la seconde fois de ce qu’elle était la première : il peut, pendant l’intervalle, être devenu capable de concevoir les mêmes circonstances d’une façon plus exacte : et plus complète, et c’est ainsi que des motifs, auxquels il était autrefois inaccessible, peuvent l’influencer aujourd’hui. Dans ce sens les scolastiques disaient très-justement : « Causa finalis (le but, le motif) movet non secundum suum esse reale, sed secundum esse cognitum… » (Le motif meut [la volonté] non d’après ce qu’il est en soi mais seulement en tant qu'il est connu.) Mais aucune influence morale ne peut avoir pour résultat d'autre redressement que celui de la connaissance et l’entreprise de vouloir corriger les défauts du caractère d'un homme par des discours et des sermons de morale, et de transformer ainsi sa nature même et sa propre moralité, n’est pas moins chimérique que celle de changer le plomb en or en le soumettant à une influence extérieure, ou d’amener un chêne, par une culture très-soignée, à produire des abricots[32].

Cette invariabilité fondamentale du caractère se trouve déjà affirmée comme un fait indubitable dans Apulée (Oratio de Magiâ), où, se défendant de l’accusation de magie, il en appelle à son caractère bien connu, et s’exprime ainsi[33] : « La moralité d’un homme est le plus sûr témoignage, et si quelqu’un a constamment persévéré dans la vertu ou dans le mal, ce doit être le plus fort argument de toute poursuite ou de toute justification. »

4° Le caractère individuel est inné : il n’est pas une œuvre d’art[34], ni le produit de circonstances fortuites, mais l’ouvrage de la nature elle-même. Il se manifeste d’abord chez l’enfant, et montre dès lors en petit ce qu’il doit être en grand. C’est pourquoi deux enfants, soumis à une même éducation et à l’influence d’un même entourage, ne tardent pas cependant à révéler le plus clairement possible deux caractères essentiellement distincts : ce sont les mêmes qu’ils auront un jour étant vieillards. Dans ses traits généraux, le caractère est même héréditaire, mais du côté du père seulement, l’intelligence par contre venant de la mère : sur ce point, je renvoie au chapitre 45 de mon ouvrage capital[35] (Welt als Wille).

De cette explication de l’essence du caractère individuel, il résulte sans doute que les vertus et les vices sont choses innées. Cette vérité peut paraître choquante à plus d’un préjugé et à plus d’une philosophie de vieilles commères[36], jalouse de ménager les prétendus intérêts pratiques, c’est-àdire ses idées mesquines, étroites, et ses vues bornées d’écoles primaires ; mais telle était déjà la conviction du père de la morale, Socrate, qui, selon le témoignage d’Aristote (Ethica magna, 1, 9), prétendait « qu’il ne dépend pas de nous d’être bons on méchants. » Les raisons qu’Aristote invoque contre cette thèse sont manifestement mauvaises ; d’ailleurs il partage lui-même sur ce point l’opinion de Socrate, et il l’exprime de la façon la plus claire dans l’Éthique à Nicomaque (vi, 11) : « Tout le monde croit que chacune des qualités morales que nous possédons se trouve en quelque mesure en nous par la seule influence de la nature. Ainsi, nous sommes disposés à devenir équitables et justes, sages et courageux, et à développer d’autres vertus, dès le moment de notre naissance. » (Trad. de M. Barthélémy Saint-Hilaire.)

Et si l’on considère l’ensemble des vertus et des vices tels qu’Aristote les a résumés en un rapide tableau dans son ouvrage « De virtutibus et vitiis,  » on reconnaîtra que tous, supposés existant chez des hommes réels, ne peuvent être pensés que comme des qualités innées, et ne sauraient être vrais que comme tels : par contre, s’ils étaient nés de la réflexion et acceptés par la volonté, ils ressembleraient, à vrai dire, à une sorte de comédie, ils seraient faux, et par suite on ne pourrait compter aucunement ni sur leur persistance, ni sur leur durée, sous la pression variable des circonstances. Il en est de même de cette vertu chrétienne de l’amour, caritas ignorée d’Aristote comme de tous les anciens[37]. Comment se pourrait-il que la bonté infatigable d’un homme, aussi bien que la perversité incorrigible, profondément enracinée de tels autres, le caractère d’un Antonin, d’un Adrien, d’un Titus, d’une part, et celui de Caligula, de Néron, de Domitien de l’autre, fussent en quelque sorte nés du dehors, l’ouvrage de circonstances fortuites, ou une pure affaire d’intelligence et d’éducation ! Sénèque ne fut-il pas le précepteur de Néron ? — C’est bien plutôt dans le caractère inné, ce noyau véritable de l’homme moral tout entier, que résident les germes de toutes ses vertus et de tous ses vices. Cette conviction naturelle à tout homme sans préjugés guidait déjà la plume de Velleius Paterculus, quand il écrivait les lignes suivantes sur Caton (II, 35) : « Caton était l’image de la vertu même. Plus semblable aux Dieux qu’aux hommes, par sa droiture et par son génie, il ne fit jamais le bien pour paraître le faire, mais parce qu’il lui était impossible de faire autrement[38]. » (Trad. française de M. Herbet.)

Au contraire, dans l’hypothèse du libre arbitre, la vertu et le vice, ou plus généralement ce fait, que deux hommes semblablement élevés, dans des circonstances tout à fait pareilles, et soumis aux mêmes influences, puissent agir tout différemment, voire même de deux façons diamétralement opposées, sont des choses dont il est absolument impossible de se rendre compte. La dissemblance effective, originelle, des caractères, est inconciliable avec la supposition d’un libre arbitre consistant en ce que tout homme, dans quelque position qu’il se trouve, puisse agir également bien de deux façons opposées. Car alors il faudrait qu’à l’origine son caractère fût une tabula rasa, comme l’est l’intelligence d’après Locke, et n’eût d’inclination innée ni dans un sens, ni dans un autre ; parce que toute tendance primitive supprimerait déjà le parfait équilibre, tel qu’on se le figure dans l’hypothèse de la

liberté d’indifférence. Avec cette hypothèse, ce n’est donc pas dans le subjectif que peut résider la cause de la différence indiquée plus haut entre les manières d’agir des différents hommes ; encore moins serait-ce dans l’objectif, car alors ce seraient les objets extérieurs qui détermineraient nos actions, et la prétendue liberté serait entièrement abolie. Il resterait encore une dernière issue : ce serait de placer l’origine de cette grande divergence constatée entre les façons d’agir des hommes dans une région moyenne entre le sujet et l’objet, en lui assignant pour origine les diverses manières dont l’objet est perçu et compris par le sujet, c’est-à-dire les divergences entre les jugements et les opinions des hommes. Mais alors toute la moralité reviendrait à la connaissance vraie ou fausse des circonstances présentes, ce qui réduirait la différence morale de nos façons d’agir à une simple différence de rectitude entre nos jugements, et ramènerait la morale à la logique. — Enfin les partisans du libre arbitre peuvent essayer encore d’échapper à ce difficile dilemme, en disant : « Il n’existe pas de différence originelle entre les caractères, mais une pareille différence est bientôt produite par l’action des circonstances extérieures, les impressions du dehors, l’expérience personnelle, les exemples, les enseignements, etc. ; et lorsque de cette manière le caractère individuel s’est une fois définitivement fixé, on peut ensuite expliquer par la différence des caractères la différence des actions. » À cela on répond : 1° que dans cette hypothèse le caractère devrait se former très-tard, — tandis qu’il est de fait qu’on le reconnaît déjà chez les enfants, — et que la plupart des hommes mourraient avant d’avoir acquis un caractère ; 2° que toutes ces circonstances extérieures, dont le caractère de chacun serait le résultat, sont tout à fait indépendantes de nous, et se trouvent, quand le hasard, ou, si l’on veut, la Providence les amène, complètement déterminées dans leur nature. Si donc le caractère était le produit de ces circonstances, et que le caractère fût la source de la différence des façons d’agir, on voit que toute responsabilité morale serait absolument supprimée, puisqu’il est manifeste que nos actions seraient en dernière analyse l’œuvre du hasard ou de la Providence. Nous voyons donc, dans l’hypothèse du libre arbitre, l’origine de la différence morale entre les actions humaines et par suite l’origine du vice et de la vertu, en même temps que le fondement de la responsabilité, flotter en l’air sans point d’appui, et ne trouver nulle part la moindre petite place où pousser des racines dans le sol. Il en résulte que cette supposition, quelque attrait qu’elle puisse exercer au premier abord sur une intelligence peu cultivée, est pourtant au fond tout autant en contradiction avec nos convictions morales, qu’avec le principe fondamental que domine tout noire entendement (le principe de raison suffisante), comme il a été démontré plus haut.

La nécessité avec laquelle les motifs, ainsi que toutes les causes en général, exercent leur action, n’est donc pas une doctrine qui ne repose sur rien. Nous avons maintenant appris à connaître le fait qui lui sert de base, le sol même sur lequel elle s’appuie, je veux dire le caractère inné et individuel. De : même que chaque effet dans la nature inorganique est le produit nécessaire de deux facteurs, qui sont d’une part la force naturelle et primitive dont l’essence se révèle en lui, et de l’autre la cause particulière qui provoque cette manifestation ; ainsi chaque action d’un homme est le produit nécessaire de son caractère, et du motif entré en jeu. Ces deux facteurs étant donnés, l’action résulte inévitablement. Pour qu’une action différente pût se produire, il faudrait qu’on admît l’existence d’un motif différent ou d’un autre caractère. Aussi l’on pourrait prévoir, et même calculer d’avance avec certitude chaque action, si le caractère n’était pas très-difficile à déterminer exactement, et si les motifs ne restaient pas souvent cachés, et toujours exposés aux contre-coups d’autres motifs[39], qui seuls peuvent pénétrer dans la sphère de la pensée humaine, et sont incapables d’agir sur tout autre être que sur l’homme. Par le caractère inné de chaque homme, les fins en général vers lesquelles il tend invariablement, sont déjà déterminées dans leur essence : les moyens auxquels il a recours pour y parvenir sont déterminés tantôt par les circonstances extérieures, tantôt par la compréhension et par la vue qu’il en a, vue dont la justesse dépend à son tour de son intelligence et de la culture qu’elle possède. Comme résultat final, nous trouvons l’enchaînement de ses actes, et l’ensemble du rôle qu’il doit jouer dans le monde. C’est donc avec autant de justesse dans la pensée que de poésie dans la forme que Gœthe, dans une de ses plus belles strophes, a résumé comme il suit cette théorie du caractère individuel :

Comme dans le jour qui t’a donné au monde,
Le soleil était là pour saluer les planètes,
Tu as aussitôt grandi sans cesse,
D’après la loi selon laquelle tu as commencé,
Telle est ta destinée, tu ne peux échapper à toi-même
Ainsi parlaient déjà les sibylles, ainsi les prophètes ;
Aucun temps, aucune puissance ne brise
La forme empreinte, qui se développe dans le cours de la vie[40].

Nous disions donc que la vérité fondamentale sur laquelle repose la nécessité de l’action de toutes les causes, est l’existence d’une essence intérieure dans tout objet de la nature, que cette essence soit simplement une force naturelle générale qui se manifeste en lui, ou la force vitale, ou la volonté : tout être, de quelque espèce qu’il soit, réagira toujours sous l’influence des causes qui le sollicitent conformément à sa nature individuelle. Cette loi, à laquelle toutes les choses du monde, sans exception, sont soumises, était énoncée par les scolastiques sous cette forme : Operari sequitur esse. (Chaque être agit conformément à son essence.) Elle est également présente à l’esprit du chimiste lorsqu’il étudie les corps en les soumettant à des réactifs, et à celui de l’homme, quand il étudie ses semblables en les soumettant à diverses épreuves. Dans tous les cas, les causes extérieures provoqueront nécessairement l’être affecté à manifester ce qu’il contient (son essence intérieure) : car celui-ci ne peut pas réagir autrement qu’il n’est.

Il faut rappeler ici que toute existence présuppose une essence : c’est-à-dire que tout ce qui est doit aussi être quelque chose, avoir une essence déterminée. Une chose ne peut pas exister et en même temps n’être rien, quelque chose comme l’ens metaphysicum des scolastiques, c’est-à-dire une chose qui est, et n’est rien de plus qu’une existence pure, sans aucun attribut ni qualité, et par suite sans la manière d’agir déterminée qui en découle. Or, pas plus qu’une essence sans existence (ce que Kant a expliqué par l’exemple connu des cent écus)[41], une existence sans essence ne possède de réalité. Car toute chose qui est doit avoir une nature particulière, caractéristique, grâce à laquelle elle est ce qu’elle est, nature qu’elle atteste par tous ses actes, dont les manifestations sont provoquées nécessairement par les causes extérieures ; tandis que, par contre, cette nature même n’est aucunement l’ouvrage de ces causes, et n’est pas modifiable par elles. Mais tout ceci est aussi vrai de l’homme et de sa volonté, que de tous les êtres de la création. Lui aussi, outre le simple attribut de l’existence, a une essence fixe, c’est-à-dire des qualités caractéristiques, qui constituent précisément son caractère, et n’ont besoin que d’une excitation du dehors pour entrer en jeu. Par suite, s’attendre à ce qu’un homme, sous des influences identiques, agisse tantôt d’une façon, et tantôt d’une autre absolument opposée, c’est comme si l'on voulait s’attendre à ce que le même arbre qui l’été dernier a porté des cerises, porte l’été prochain des poires. Le libre arbitre implique, à le considérer de près, une existence sans essence, c’est-à-dire quelque chose qui est et qui en même temps n’est rien, par conséquent qui n’est pas, — d’où une contradiction manifeste[42].

C’est aux vues exposées ci-dessus, comme aussi à la valeur certaine à priori et par suite absolument générale du principe de causalité, qu’il faut attribuer ce fait, que tous les penseurs vraiment profonds de toutes les époques, quelque différentes que pussent être leurs opinions sur d’autres matières, se sont accordés cependant pour soutenir la nécessité des volitions sous l'influence de motifs, et pour repousser d’une commune voix le libre arbitre. Et même — précisément parce que la grande et incalculable majorité de la multitude, incapable de penser et livrée tout entière à l’apparence et au préjugé, a de tous temps résisté obstinément à cette vérité, — ils se sont complus à la mettre en toute évidence, à l’exagérer même, et à la soutenir par les expressions les plus décidées, souvent même les plus dédaigneuses. Le symbole le plus connu qu’ils aient adopté à cet effet est l’âne de Buridan, que l’on cherche toutefois en vain, depuis environ un siècle, dans les ouvrages qui nous restent sous le nom de ce sophiste. Je possède moi-même une édition des Sophismata, imprimée apparemment au xve siècle, sans indication de lieu, ni de date, ni même de pagination, que j’ai souvent, mais inutilement, feuilletée à cet effet, bien que presque à chaque page l’auteur prenne pour exemples des ânes. Bayle, dont l’article Buridan dans le Dictionnaire Historique est la base de tout ce qui a été écrit sur cette question, dit très-inexactement qu’on ne connaît de Buridan que ce seul sophisme, tandis que je possède de lui tout un inquarto qui en est rempli. Bayle, qui traite la question si explicitement, aurait dû aussi savoir (ce qui d’ailleurs ne parait pas non plus avoir été remarqué depuis) que cet exemple, qui, dans une certaine mesure, est devenu l’expression typique et symbolique de la grande vérité pour laquelle je combats, est beaucoup plus ancien que Buridan. Il se trouve déjà dans le Dante, qui concentrait en lui toute la science de son époque, et qui vivait avant Buridan. Le poète, qui ne parle pas d’ânes, mais d’hommes, commence le 4e livre de son Paradiso par le tercet suivant :

Entre deux mets placés à pareille distance,
Tous deux d’égal attrait, l’homme libre balance
Mourant de faim avant de mordre à l’un des deux[43].

Aristote lui-même exprime déjà cette pensée, lorsqu’il dit (De cœlo, ii, 13) : « Il en est comme d’un homme ayant très-faim et très-soif, mais se trouvant à une distance égale d’un aliment et d’une boisson : nécessairement, il restera immobile. » Buridan, qui a emprunté son exemple à cette source, se contenta de mettre un âne à la place de l’homme, simplement parce que c’est l’habitude de ce pauvre scolastique de prendre pour exemples Socrate, Platon, ou asinus[44].

La question du libre arbitre est vraiment une pierre de touche avec laquelle on peut distinguer les profonds penseurs des esprits superficiels, ou plutôt une limite où ces deux classes d’esprits se séparent, les uns soutenant à l'unanimité la nécessitation rigoureuse des actions humaines, étant donnés le caractère et les motifs, les autres par contre se ralliant à la doctrine du libre arbitre, d'accord en cela avec la grande majorité des hommes. Il existe encore un parti moyen, celui des esprits timides, qui, se sentant embarrassés, louvoient de côté et d’autre, reculent le but pour eux-mêmes et pour autrui, se réfugient derrière des mots et des phrases, ou tournent et retournent la question si longtemps, qu’on finit par ne plus savoir de quoi il s’agit. Tel a été autrefois le procédé de Leibniz[45] qui était bien plutôt un mathématicien et un polygraphe qu’un philosophe. Mais pour mettre au pied du mur ces discoureurs indécis et flottants, il faut leur poser la question de la manière suivante, et ne pas se départir de ce formulaire :

1° Un homme donné, dans des circonstances données, peut-il faire également bien deux actions différentes, ou doit-il nécessairement en faire une ? — Réponse de tous les penseurs profonds : Une seulement.

2° Est-ce que la carrière écoulée de la vie d’un homme donné — étant admis que d’une part son caractère reste invariable, et de l’antre que les circonstances dont il a eu à subir l’influence soient déterminées nécessairement d’un bout à l’autre, et jusqu’à la plus infime, par des motifs extérieurs qui entrait toujours en jeu avec une nécessité rigoureuse, et dont la chaîne continue, formée d’une suite d’anneaux tous également nécessaires, se prolonge à l’infini — est-ce que cette carrière, en un point quelconque de son parcours, dans aucun détail, aucune action, aucune scène, aurait pu être différente de ce qu’elle a été ? — Non, est la réponse conséquente et exacte.

Le résultat de ces deux principes est celui-ci : Tout ce qui arrive, les plus petites choses comme les plus grandes, arrive nécessairement. Quidquid fit, necessario fit.

Celui qui se récrie à la lecture de ces principes montre qu’il a encore quelque chose à apprendre et quelque chose à oublier : mais il reconnaîtra ensuite que cette croyance à la nécessité universelle est la source la plus féconde en consolations et la meilleure sauvegarde de la tranquillité de l’âme. — Nos actions ne sont d’ailleurs nullement un premier commencement, et rien de véritablement nouveau ne parvient en elles à l’existence : mais par ce que nous faisons seulement, nous apprenons ce que nous sommes.

C’est aussi sur cette conviction, sinon clairement analysée, du moins pressentie, de la rigoureuse nécessité de tout ce qui arrive, que repose l’opinion si fermement établie chez les anciens au sujet du Fatum, l’εἱμαρμένη, comme aussi le fatalisme des Mahométans[46] ; j’en dirai autant de la croyance aux présages, si répandue et si difficile à extirper, précisément parce que même le plus petit accident se produit nécessairement, et que tous les événements, pour ainsi dire, marchent en mesure sous une même loi, de manière que tout se répercute dans tout. Enfin cette croyance implicite peut servir à expliquer pourquoi l’homme, qui, sans la moindre intention et par un pur hasard, en a tué ou estropié un autre, porte toute sa vie le deuil de ce piaculum, avec un sentiment qui semble se rapprocher du remords, et subit aussi de la part de ses semblables une espèce particulière de discrédit en tant que persona piacularis (homme de malheur). Il n’est pas jusqu’à la doctrine chrétienne de la prédestination[47], qui ne soit un produit lointain de cette conviction innée de l’invariabilité du caractère et de la nécessité de ses manifestations. — Enfin je ne veux pas supprimer ici une remarque, tout à fait incidente du reste, et à laquelle chacun, suivant ce qu’il pense sur certains sujets, peut attacher la valeur qu’il lui plaira. Si nous n’admettons pas la nécessitation rigoureuse de tout ce qui arrive, en vertu d’une causalité qui enchaîne tous les événements sans exception, et si nous laissons se produire en une infinité d’endroits de cette chaîne des solutions de continuité, par l’intervention d’une liberté absolue ; alors toute prévision de l’avenir, soit dans le rêve, soit dans le somnambulisme clairvoyant, soit dans la seconde vue, devient, même objectivement, tout à fait impossible, et par conséquent inconcevable ; parce qu’il n’existe plus aucun avenir vraiment objectif, qui puisse être possiblement prévu ; tandis que maintenant nous n’en mettons en doute que les conditions subjectives, c’est-à-dire la possibilité subjective seulement. Et ce doute lui-même ne peut plus subsister aujourd’hui chez les personnes bien renseignées[48], après que

d’innombrables témoignages, issus de sources dignes de foi, ont établi l’exactitude (la possibilité) de cette anticipation de l’avenir.

J’ajoute encore quelques considérations, comme corollaires à la doctrine ci-dessus établie, relativement à la nécessité de tous les événements. Que deviendrait le monde, si la nécessité n’était

point le fil conducteur qui passe pour ainsi dire à travers toutes choses[49] et qui les unit, si surtout elle ne présidait pas à la production des individus ? Une monstruosité, un amas de décombres, une grimace (sic) dénuée de signification et de sens, — un produit du hasard véritable et proprement dit.

Souhaiter que quelque événement n’arrive point, c’est s’infliger follement un tourment gratuit : car cela revient à souhaiter quelque chose d’absolument impossible, et n’est pas moins déraisonnable que de souhaiter que le soleil se lève à l’Ouest. En effet, puisque tout événement, grand ou petit, est absolument nécessaire, il est parfaitement oiseux de méditer sur l’exiguïté ou la contingence des causes qui ont amené tel ou tel changement, et de penser combien il eût été aisé qu’il en fût différemment : tout cela est illusoire, car ces causes sont entrées en jeu et ont opéré en vertu d’une puissance aussi absolue que celle par laquelle le soleil se lève à l’Orient. Nous devons bien plutôt considérer les événements qui se déroulent devant nous du même œil que les caractères imprimés sur les pages d’un livre que nous lisons, en sachant bien qu’ils s’y trouvaient déjà, avant que nous les lussions[50].

    en est une conséquence. À Rome, quand on ne crut plus à Jupiter, on crut à Apollonius de Tyane : Schopenhauer, qui ne croit pas en Dieu, croit aux devins et aux somnambules. — Un peintre distingué, M. Lunteschutz, qui fut pendant de longues années un des amis les plus intimes de Schopenhauer, dont il nous a conservé un très-beau portrait à l’huile (aujourd’hui à Francfort, dans un salon de l’Hôtel d’Angleterre), me communique à ce sujet les renseignements suivants : « Dans le commerce familier, Schopenhauer parlait souvent de rêves, de somnambulisme, de magnétisme, et il ne cachait point sa crédulité à cet égard. Il m’a raconté aussi beaucoup d’histoires de revenants, dont il ne semblait pas mettre en doute l’authenticité, car il les racontait avec la plus grande émotion… Je n’ai pas connaissance qu’il ait jamais consulté lui-même des somnambules… Pour ce qui est des prophéties, il n’y croyait pas moins fermement qu’à l’apparition des esprits. Je me souviens qu’un jour il me faisait remarquer que cette croyance à la divination se retrouve dans les traditions religieuses de tous les peuples et dans les œuvres de leurs grands poètes. » Ces défaillances du caractère trahissent les défauts de la doctrine. Combien il serait à désirer que tous ceux qui ont vu de près Schopenhauer rassemblassent avec soin, comme l’a fait M. Lindner, tous les souvenirs qu’ont laissés en eux ses interminables conversations ! La philosophie de Schopenhauer ne sera bien jugée que lorsque le philosophe lui-même sera complètement connu, avec ce mélange de grandes qualités, de bizarreries et de faiblesses, qui font de lui une des figures les plus originales du siècle.

    intuitions à priori de temps et d’espace et les vérités mathématiques qui en dérivent. 4e Le principe de raison suffisante de l’action, qu’il appelle aussi loi de motivation, qui s’applique à la causalité des événements internes. » Ribot, Philosophie de Schopenhauer, p. 5).

    singulièrement à celle de Kant, et de Schopenhauer lui-même, sur le choix extemporel.

  1. « Le principe de causalité est le père du monde extérieur » (V. Cousin.) Sans lui « on arriverait à considérer l’ensemble des événements et des êtres comme un simple monceau. » (M. Taine).
  2. On trouvera le développement de cette théorie dans la Dissertation sur le Principe de Raison Suffisante, § 21 de la 2e édition. (Note de Schopenhauer).
  3. Schopenhauer dit ailleurs « qu’une cause première est une contradictio in adjecto. » Aussi rejette-t-il dédaigneusement la preuve de l’existence de Dieu dite par la nécessité d’une cause première. (Preuve cosmologique). L’ἀνάγϰη στῆναι, nécessité subjective, peut-elle nous faire admettre l’existence d’un point initial ? « Si le principe de causalité est absolu, pourquoi s’arrêter ? On ne le peut. Si son énergie est telle qu’il enfante une série infinie de causes, il faut la subir. Quand nous opposons ἀνάγϰη στῆναι au principe de causalité, n’est-ce pas comme si les principes de nos spéculations se tournaient contre nous pour nous confondre ? » (J. Simon, École d’Alexandrie, p. 29). Cf. Schopenhauer, Dissertation sur le Quadruple Principe, etc. P. 36 et sq.
  4. Ce point de doctrine a été développé par Schopenhaaer dans l’ouvrage qu’on vient de citer. V. aussi quelques belles pages de M. Fouillée, Philosophie de Platon, t. II, p 469 et sq.
  5. « Suivant Schopenhauer, le principe de raison suffisante a quatre formes : 1e Le principe de raison suffisante du devenir qui gouverne tous les changements et constitue ce qu’on appelle d’ordinaire la loi de causalité. 2e Le principe de raison suffisante de la connaissance. Sous cette forme, surtout logique, il règle les concepts abstraits, en particulier le jugement. 3e Le principe de raison suffisante de l’essence qui régit le monde formel, les
  6. Un des mérites les plus incontestables de Schopenhauer est ce profond sentiment de la continuité de la nature, et de l’étroite parenté des êtres des trois règnes. Il va trop loin en attribuant la volonté aux végétaux — encore le mot volonté a-t-il chez lui un sens beaucoup plus général qu’en français : — mais les expériences récentes de M. Claude Bernard démontrent, contrairement à l’axiome de Cuvier, qu’il faut accorder au moins aux plantes une sensibilité inconsciente, et fort analogue à celle de certains animaux. (Congrès de Clermont, 1876. — Les pages que l’on va lire sont d’une haute valeur philosophique, et Schopenhauer a avoué lui-même (Diss. sur la Quadr. Racine, etc.) qu’il en était fort satisfait. Il est extrêmement curieux de les rapprocher d’un passage analogue de la belle thèse de M. Ravaisson sur l’Habitude (1838) : ce sont les mêmes idées, quelquefois les mêmes expressions chez les deux philosophes.
  7. On explique ce fait de la façon la plus simple par la théorie mécanique de la chaleur.
  8. C’est-à-dire en tant que causes finales de ces mouvements. Il y a là un point qu’il ne faut pas perdre de vue : l’action des motifs sur la volonté est toujours l’action de la volonté vers les motifs, et les déterministes seraient peut-être embarrassés d’expliquer pourquoi un cet est absolument nécessité par cela seul qu’il a un but.
  9. « Qualitaet. » On traduirait plus exactement ce mot par le terme scolastique de quiddité (ποιότης) correspondant au τὸ τι ἦν εἶναι d’Aristote, qu’on a nommé plus tard la forme substantielle. (V. Aristote, Métaph, VII, 6.)
  10. « On comprend que c’est de moi-même qu’il s’agit en ce passage, mais je ne pouvais m’exprimer à la première personne, l’incognito étant de rigueur. » (Note de Schopenhauer.) — V. Th. Ribot, Ouvr. cit., p. 63-92.
  11. En allemand, Begriff, concept ou notion, vient du verbe begreifen, qui signifie comprehendere. La rigueur philosophique de la langue est ici parfaite.
  12. Fatis avolea voluntas.
  13. Il y a là une inconséquence grave. Si Schopenhauer reconnaît à l’homme le pouvoir de faire agir les motifs sur sa volonté dans l’ordre qui lui plaît, la question du libre arbitre est résolue contre les déterministes. Qu’est-ce d’ailleurs que cet être qui veut séparé de sa volonté, puisque c’est sur elle-même que se porte sa volition ? Est-ce la substance dernière qui nous constitue, un substratum de nos facultés, auquel Schopenhauer se voit malgré lui obligé d’accorder la liberté ? Ce serait le cas de rappeler les paroles d’un profond philosophe que nous avons plus d’une fois cité dans ces notes : « Le nécessaire ne saurait être primitif… le libre peut seul offrir ce caractère. Le principe des choses ne peut pas être une nécessité de quelque genre qu’elle soit, mais une liberté, parce que la liberté seule est infime et absolue. »
  14. C’est cette liberté relative que revendique seule l’auteur des lignes suivantes, auxquelles a souscrit M. Ravaisson : « De ce que la volonté dépend toujours des motifs qui la déterminent, faut-il conclure que la volonté n’est pas libre ? Non ; car ces motifs qui me déterminent sont mes motifs. En leur obéissant c’est à moi que j’obéis et la liberté consiste précisément à ne dépendre que de soi. » — « Ces explications, remarque un critique, sont peut-être fortes contre le déterminisme, mais elles le sont encore plus contre le libre arbitre. »
  15. V. la note de la page 69. Schopenhauer accuse ridée du libre arbitre d’être impensable : il paraît qu’il éprouve lui-même quelque difficulté à rester conséquent avec son idée déterministe.
  16. Il est intéressant de voir comment M. Ravaisson tire de prémisses presque semblables une conclusion tout à fait opposée : nous résumons ses paroles plutôt que nous ne les reproduisons : « Dans la vie inorganique, l’action et la réaction sont égales : dès le premier degré de la vie animale, elles s’écartent et se différencient de plus en plus. Les affections de la réceptivité et les actes de la spontanéité deviennent de plus en plus différents en grandeur : une cause hyper-organique apparaît. Car si la réaction est de plus en plus indépendante de l’action à laquelle elle répond, il faut nécessairement qu’il y ait un centre qui leur serve de commune limite, où l’une arrive et dont l’autre parte. D’ailleurs ce n’est pas un moyen terme indifférent comme le centre des forces opposées du levier ; c’est un centre qui, par sa propre vertu, mesure et dispense la force. Ce juge, ce dispensateur de l’action, c’est l’âme libre. — Ainsi semble apparaître dans l’empire de la Nature le règne de la connaissance, de la prévoyance, et poindre la première lueur de la liberté. » Rapprochez cette conception de la liberté de celle qui est exposée à la p. 70, note 1.
  17. C’est l’iatro-physicisme. « Le mécanisme de Descartes et de Boerhaave subsiste encore, sinon à l’état de doctrine, du moins à l’état de tendance. Il y a aujourd’hui, et il y aura longtemps encore des physiciens convaincus qu’on peut ramener tous les phénomènes de la nature, même ces phénomènes si délicats et si compliqués de l’organisation, aux lois générales du mouvement. » (E. Saisset, Revue des Deux-Mondes, 15 août 1862.
  18. V. l'ouvrage de Schopenhaur intitulé « La volonté dans la nature, » p. 80 de la 2e édition, où ces idées sont reprises avec quelques développements.
  19. Le fait a été constaté sur des grains de blé trouvés dans des sarcophages égyptiens.
  20. C’est la velléité à proprement parler, que Schopenhauer a confondue plus haut (p. 30) avec le désir.
  21. Comparaison reprise de Bayle.
  22. Les déterministes réfutent ainsi l’argument puéril dit des paris, qui vaut tout au plus contre le fatalisme mahométan, et qu’on s’étonne de retrouver dans Le Devoir (p. 5). M. Fouillée en a fait justice. (Liberté et Déterminisme, p. 15)
  23. Maine de Biran, Fénelon, Bossuet, et même Descartes « notre grand Descartes, le fondateur de la philosophie subjective, » comme l’appelle quelque part Schopenhauer, ont admis la liberté d’indifférence comme un fait attesté par la conscience, sans mériter pourtant, à ce qu’il semble, l’épithète peu courtoise que Schopenhauer inflige à M. Cousin.
  24. « Hobbes, Spinoza, Priestley, Voltaire, même Kant, ont déjà enseigné avant moi la détermination rigoureuse des actes. Cela n’empêche point que nos dignes professeurs de philosophie parlent du libre arbitre comme d’une chose dont on ne doute plus. Mais enfin, je le demande à ces messieurs, pourquoi s’imaginent-ils que ces grands hommes que je viens de nommer ont, par un bienfait de la nature, paru sur la terre ? Pour qu’ils puissent, eux, vivre de la philosophie, — n’est-ce pas ? » — (Dissertation sur le Quadruple Principe, etc…) — « Une seconde classe de gens qui vivent du besoin métaphysique de l'homme, ce sont ceux qui vivent de la philosophie. On les appelait chez les Grecs sophistes ; chez les modernes, ce sont les professeurs de philosophie. Mais il arrive rarement que ceux qui vivent de la philosophie vivent pour la philosophie. » (Welt als Wille, t. II, chap. 17 ; passage traduit par M. Ribot, p. 28 de l’ouvr. cité.)
  25. Toutes les comparaisons de ce genre pèchent par la base : elles reposent sur une confusion systématique entre les causes efficientes et les causes finales. (V. suprà, p. 62)
  26. Voyez la note de la page 53.
  27. La définition scolastique : « Per causam intelligo id quo sublato tollitur effectus,  » a le défaut de s’appliquer aussi bien aux conditions d’un fait qu’à sa cause.
  28. Il est assez remarquable que ceux qui nient la création et soutiennent l’aséité du monde, nient aussi le libre arbitre : Spinoza, les matérialistes du xviiie siècle, Schopenhauer (V. infrà, p. 144) sont dans ce cas. — L’analogie profonde qui existe entre l’acte créateur de la toute-puissance divine et l’acte libre de la volonté humaine, a été admirablement marquée par M. Cousin : « L’homme ne tire point du néant l'action qu’il n’a pas faite encore, et qu’il va faire, il la tire de la puissance très-réelle qu’il a de la faire. La création divine est de la même nature. Dieu en créant l’univers ne le tire pas du néant, qui n’existe pas, qui est un pur mot, il le tire de lui-même, de cette puissance de causation et de création dont nous possédons une faible partie, etc. » (Cours de l'Hist. de la Phil. moderne, t. I, p. 100 sqq.) Ce n’est donc pas sans quelque surprise que nous avons lu ces lignes de M. Vacherot, auxquelles la citation précédente peut servir de réfutation : « Le plus inintelligible des mystères, c’est la création ex nihilo,… Et cela est tout simple : pour qu’une explication, si hypothétique qu'elle soit, devienne intelligible, il faut qu’elle se fonde sur une analogie quelconque. Or il n'est aucune opération… qui puisse éveiller dans l’esprit l'idée de la création ex nihilo. » (Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1876.)
  29. « Mais si on se pose cette question dernière : « Cette volonté qui se manifeste dans le monde et par le monde, qu’est-elle absolument et en elle-même ? » Il n’y a aucune réponse possible à cette question, puisque être connu est en contradiction avec être en soi et que tout ce qui est connu est par là-même phénomène. » (Welt als Wille, t. II ch. 25 — Cité par M Ribot, p. 92).
  30. Mme Necker a écrit dans le même esprit : « La probité reconnue est le plus sûr de tous les serments. »
  31. Les poètes anciens ont souvent exprimé cette vérité, mais aucun ne l’a fait avec autant de vigueur que Perse (V, 159) :
    Nam et luctata canis nodum abripit : attamen illi
    Quum fugit, a collo trahitur pars longa catenæ.
  32. Théognis : ἀλλὰ διδάσϰων — οῦποτε ποιήσεις τὸν ϰαϰὸν ᾶνδρʹ άγαθὸν. — Schopenhauer citait encore souvent le mot de Sénèque : Velle non discitur, II est vrai qu’on pourrait lui répondre avec le même philosophe : Non dat natura virtutem : ars est bonum fieri.
  33. Certum indicium cujusque animum esse, qui semper eodem ingenio ad virtutem vel ad malitiam moratuts, firmum argumentum est accipiendi criminis, aut respuendi. — Trad. de M. Bétolaud.
  34. Les Stoïciens anciens et modernes ont mille fois répété que l’homme est artifex vitœ, arlifex sut, « l’ouvrier de sa nature morale, et l’artisan de son bonheur ou de son malheur ici-bas. »
  35. Schopenhauer aimait à se citer lui-même comme un exemple à l’appui de cette théorie, du reste sans valeur. (V. Ribot, ouvr. cit., p. 11.)
  36. Rockenphilosophie, mot à mot, philosophie de quenouilles.
  37. Il semble cependant qu’elle n’est pas tout à fait étrangère au fameux Homo sum du vieux Térence !
  38. « Ce passage tend à devenir peu à peu une arme régulière dans l’arsenal des déterministes, honneur auquel le bon vieil historien, il y a dix-huit cents ans, n’avait certainement jamais rêvé. Hobbes l’a relevé le premier, et après lui Priestley. Ensuite Schilling l’a reproduit, à la p. 478 de sa dissertation sur la liberté, dans une traduction légèrement faussée au profit de sa thèse ; c’est pour cela qu’il ne cite pas le nom de Velleius Paterculus, mais se contente de dire, avec autant de réserve que de majesté : « un Ancien ». Enfin je n’ai pu m’empêcher de le citer à mon tour, puisqu’il est véritablement ici à sa place. » (Note de Schopenhauer.) — La vertu suprême ne détruit pas plus le libre arbitre que la vie spirituelle n’anéantit la personnalité : elle l’achève au contraire, et en est la plus haute expression. — Cf. Jouffroy, Mélanges Philosophiques, p. 361 sqq.
  39. Les motifs moraux.
  40. Dieu et le monde, poésies orphiques. — Traduction de M. Porchat, t. I, p. 312.
  41. Critique de la Raison Pure, Logique Transcendentale, p 220 de la trad. Tissot.
  42. On ne peut songer à discuter ici tout au long cette argumentation très-bien conduite et très-serrée. Nous accordons volontiers à Schopenhauer que nos actes sont la résultante de notre caractère et des motifs, mais, comme l'a très-bien vu Reid, les motifs en eux-mêmes sont quelque chose d’absolument inerte et indéterminé, et toute la force qu’ils possèdent, c’est nous, le sujet, qui la leur donnons. En renonçant à la liberté d’indifférence, il n'est pas impossible d’éviter le déterminisme : et Schopenhauer aurait dû examiner de plus près l'opinion de Leibniz, au lieu de se contenter, en passant, de faire une allusion dédaigneuse à ce remarquable essai de conciliation.
  43. Traduction de M. Ratisbonne. — Voici le tercet original :Intra duo cibi, distanti è moventi — D’un modo, prima si morria di fame, — Che liber’uomo l’un recasse à denti.
  44. Depuis Schopenhauer, on n’a pas retrouvé dans Buridan le sophisme en question. Personne non plus, à ce qu’il semble, n’a tenu compte des intéressants rapprochements qu’on vient de lire avec le Dante et Aristote. La dernière édition du Dictionnaire Philosophique répète, au sujet de Buridan, les explications de Bayle et de Tiedemann. — Quant à l’édition des Sophismata, dont parle Schopenhauer, elle se trouve partout mentionnée sans l’indication de la date ni du lieu de publication, tantôt comme un in-4e et tantôt comme un in-8e.
  45. « C’est la correspondance de Leibniz avec Coste (Opera Phil., éd. Ernann, p. 447), qui nous montre le plus clairement combien ses idées étaient peu arrêtées à ce sujet. On en trouvera une autre preuve dans la Théodicée, § 45-53. » (Note de Schopenhauer). — En réalité, ce que Schopenhauer ne peut pas pardonner à Leibniz, c’est d’avoir été avant lui un « théoricien de la notion de force. » V. infrà.
  46. Les philosophes anciens ont presque toujours confondu le fatalisme avec le déterminisme, qui en est, si l’on peut dire, la forme scientifique. Il est curieux de suivre sur ce point les oscillations de la pensée d’un profond penseur comme Tacite, V. infrà, note 1 de la page ult.
  47. Cette doctrine, comme on l’a remarqué, ressemble
  48. Une aussi étrange affirmation doit surprendre au premier abord dans la bouche d’un penseur comme Schopenhauer : elle est cependant, à y regarder de près, en parfaite harmonie avec sa philosophie athée, ou plutôt elle
  49. J’ai tenu à conserver l’image du texte, qui est fort belle.
  50. La comparaison ne manque pas de profondeur, mais Schopenhauer est bien près du fatalisme.