Essai sur les mœurs/Chapitre 114

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CHAPITRE CXIV.

Suite des affaires de Louis XII. De Ferdinand le Catholique, et de Henri VIII, roi d’Angleterre.

Cette fameuse ligue de Cambrai, qui s’était d’abord tramée contre Venise, ne fut donc à la fin tournée que contre la France ; et c’est à Louis XII qu’elle devint funeste. On voit qu’il y avait surtout deux princes plus habiles que lui, Ferdinand le Catholique et le pape. Louis n’avait été à craindre qu’un moment ; et il eut, depuis, le reste de l’Europe à craindre.

Tandis qu’il perdait Milan et Gênes, ses trésors et ses troupes, on le privait encore d’un rempart que la France avait contre l’Espagne. Son allié et son parent le roi de Navarre, Jean d’Albret, vit son État enlevé tout d’un coup par Ferdinand le Catholique. Ce brigandage était appuyé d’un prétexte sacré : Ferdinand prétendait avoir une bulle du pape Jules II qui excommuniait Jean d’Albret comme adhérent du roi de France et du concile de Pise. La Navarre est restée depuis à l’Espagne, sans que jamais elle en ait été détachée.

Pour mieux connaître la politique de ce Ferdinand le Catholique, fameux par la religion et la bonne foi dont il parlait sans cesse, et qu’il viola toujours, il faut voir avec quel art il fit cette conquête. Le jeune Henri VIII, roi d’Angleterre, était son gendre : il lui propose de s’unir ensemble pour rendre aux Anglais la Guienne, leur ancien patrimoine, dont ils étaient chassés depuis plus de cent ans. (1512) Le jeune roi d’Angleterre, ébloui, envoie une flotte en Biscaye ; Ferdinand se sert de l’armée anglaise pour conquérir la Navarre, et laisse les Anglais retourner ensuite chez eux sans avoir rien tenté sur la Guienne, dont l’invasion était impraticable. C’est ainsi qu’il trompa son gendre, après avoir successivement trompé son parent le roi de Naples, et le roi Louis XII, et les Vénitiens, et les papes. On l’appelait en Espagne le sage, le prudent ; en Italie, le pieux ; en France et à Londres, le perfide.

Louis XII, qui avait mis un bon ordre à la défense de la Guienne, ne fut pas aussi heureux en Picardie. Le nouveau roi d’Angleterre, Henri VIII, prenait ce temps de calamité pour faire de ce côté une irruption en France, dont la ville de Calais donnait toujours l’entrée.

Ce jeune roi, bouillant d’ambition et de courage, attaqua seul la France, sans être secouru des troupes de l’empereur Maximilien, ni de Ferdinand le Catholique, ses alliés. Le vieil empereur, toujours entreprenant et pauvre, servit dans l’armée du roi d’Angleterre, et ne rougit point d’en recevoir une paye de cent écus par jour. Henri VIII, avec ses seules forces, semblait près de renouveler les temps funestes de Poitiers et d’Azincourt. Il eut une victoire complète à la journée de Guinegaste (1513), qu’on nomma la journée des éperons. Il prit Térouane, qui à présent n’existe plus, et Tournai, ville de tout temps incorporée à la France, et le berceau de la monarchie française.

Louis XII, alors veuf d’Anne de Bretagne, ne put avoir la paix avec Henri VIII qu’en épousant sa sœur Marie d’Angleterre ; mais au lieu que les rois, aussi bien que les particuliers, reçoivent une dot de leurs femmes, Louis XII en paya une : il lui en coûta un million d’écus pour épouser la sœur de son vainqueur. Rançonné à la fois par l’Angleterre et par les Suisses, toujours trompé par Ferdinand le Catholique, et chassé de ses conquêtes d’Italie par la fermeté de Jules II, il finit bientôt après sa carrière (1515).

Comme il mit peu d’impôts, il fut appelé Père par le peuple. Les héros dont la France était pleine l’eussent aussi appelé leur père s’il avait, en imposant des tributs nécessaires, conservé l’Italie, réprimé les Suisses, secouru efficacement la Navarre, repoussé l’Anglais, et préservé la Picardie et la Bourgogne d’invasions plus ruineuses que ces impôts n’auraient pu l’être.

Mais s’il fut malheureux au dehors de son royaume, il fut heureux au dedans. On ne peut reprocher à ce roi que la vente des charges, laquelle ne s’étendit pas sous lui aux offices de judicature : il en tira en dix-sept années de règne la somme de douze cent mille livres dans le seul district de Paris ; mais les tailles, les aides, furent modiques. Il eut toujours une attention paternelle à ne point faire porter au peuple un fardeau pesant : il ne se croyait pas roi des Français comme un seigneur l’est de sa terre, uniquement pour en tirer la substance. On ne connut de son temps aucune imposition nouvelle, (1580) et lorsque Fromenteau présenta au dissipateur Henri III un état de comparaison de ce qu’on exigeait sous ce malheureux prince, avec ce qu’on avait payé sous Louis XII, on vit à chaque article une somme immense pour Henri III, et une modique pour Louis, si c’était un ancien droit ; mais quand c’était une taxe extraordinaire, il y avait à l’article Louis XII, néant ; et malheureusement cet état de ce qu’on ne payait pas à Louis XII et de ce qu’on exigeait sous Henri III contient un gros volume.

Ce roi n’avait environ que treize millions de revenu ; mais ces treize millions en valaient environ cinquante d’aujourd’hui. Les denrées étaient beaucoup moins chères, et l’État n’était pas endetté : il n’est donc pas étonnant qu’avec ce faible revenu numéraire et une sage économie, il vécût avec splendeur et maintînt son peuple dans l’abondance. Il avait soin que la justice fût rendue partout avec promptitude, avec impartialité et presque sans frais : on payait quarante fois moins d’épices qu’aujourd’hui[1]. Il n’y avait dans le bailliage de Paris que quarante-neuf sergents, et à présent il y en a plus de cinq cents : il est vrai que Paris n’était pas la cinquième partie de ce qu’il est de nos jours ; mais le nombre des officiers de justice s’est accru dans une bien plus grande proportion que Paris, et les maux inséparables des grandes villes ont augmenté plus que le nombre des habitants.

Il maintint l’usage où étaient les parlements du royaume de choisir trois sujets pour remplir une place vacante : le roi nommait un des trois. Les dignités de la robe n’étaient données alors qu’aux avocats : elles étaient le prix du mérite, ou de la réputation, qui suppose le mérite. Son édit de 1499, éternellement mémorable, et que nos historiens n’auraient pas dû oublier, a rendu sa mémoire chère à tous ceux qui rendent la justice, et à ceux qui l’aiment. Il ordonne, par cet édit, « qu’on suive toujours la loi, malgré les ordres contraires à la loi que l’importunité pourrait arracher du monarque ».

Le plan général suivant lequel vous étudiez ici l’histoire n’admet que peu de détails ; mais de telles particularités, qui font le bonheur des États et la leçon des bons princes, deviennent un objet principal.

Louis XII fut le premier des rois qui mit les laboureurs à couvert de la rapacité du soldat, et qui fit punir de mort les gendarmes qui rançonnaient le paysan. Il en coûta la vie à cinq gendarmes, et les campagnes furent tranquilles. S’il ne fut ni un héros, ni un grand politique, il eut donc la gloire plus précieuse d’être un bon roi ; et sa mémoire sera toujours en bénédiction à la postérité.



  1. Sous Louis XV, on n’en paya plus depuis 1771 : le chancelier de Maupeou, en abolissant l’infâme vénalité des offices de judicature introduite par le chancelier Duprat, supprima aussi l’opprobre des épices ; mais la vénalité et les épices ont été rétablies en 1774. (Note de Voltaire, ajoutée en 1775.)