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Essai sur les mœurs/Chapitre 143

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CHAPITRE CXLIII.

De l’Inde en deçà et delà le Gange. Des espèces d’hommes
différentes, et de leurs coutumes.

Je ne vous parlerai pas ici du royaume de Siam, qui n’a été bien connu qu’au temps où Louis XIV en reçut une ambassade, et y envoya des missionnaires et des troupes également inutiles. Je vous épargne les peuples du Tunquin, de Laos, de la Cochinchine, chez qui on ne pénétra que rarement, et longtemps après l’époque des entreprises portugaises, et où notre commerce ne s’est jamais bien étendu.

Les potentats de l’Europe, et les négociants qui les enrichissent, n’ont eu pour objet, dans toutes ces découvertes, que de nouveaux trésors. Les philosophes y ont découvert un nouvel univers en morale et en physique. La route facile et ouverte de tous les ports de l’Europe jusqu’aux extrémités des Indes mit notre curiosité à portée de voir par ses propres yeux tout ce qu’elle ignorait ou qu’elle ne connaissait qu’imparfaitement par d’anciennes relations infidèles. Quels objets, pour des hommes qui réfléchissent, de voir au delà du fleuve Zayre, bordé d’une multitude innombrable de nègres, les vastes côtes de la Cafrerie, où les hommes sont de couleur d’olive, et où ils se coupent un testicule à l’honneur de la Divinité, tandis que les Éthiopiens et tant d’autres peuples de l’Afrique se contentent d’offrir une partie de leur prépuce ! Ensuite, si vous remontez à Sofala, à Quiloa, à Montbasa, à Mélinde, vous trouvez des noirs d’une espèce différente de ceux de la Nigritie, des blancs et des bronzés, qui tous commercent ensemble. Tous ces pays sont couverts d’animaux et de végétaux inconnus dans nos climats.

Au milieu des terres de l’Afrique est une race peu nombreuse de petits hommes blancs comme de la neige, dont le visage a la forme du visage des nègres, et dont les yeux ronds ressemblent parfaitement à ceux des perdrix : les Portugais les nommèrent Albinos. Ils sont petits, faibles, louches. La laine qui couvre leur tête et qui forme leurs sourcils est comme un coton blanc et fin : ils sont au-dessous des nègres pour la force du corps et de l’entendement, et la nature les a peut-être placés après les nègres et les Hottentots, au-dessus des singes, comme un des degrés qui descendent de l’homme à l’animal[1]. Peut-être aussi y a-t-il eu des espèces mitoyennes inférieures, que leur faiblesse a fait périr. Nous avons eu deux de ces Albinos en France ; j’en ai vu un à Paris, à l’hôtel de Bretagne, qu’un marchand de nègres avait amené. On trouve quelques-uns de ces animaux ressemblants à l’homme dans l’Asie orientale ; mais l’espèce est rare : elle demanderait des soins compatissants des autres espèces humaines, qui n’en ont point pour tout ce qui leur est inutile.

La vaste presqu’île de l’Inde, qui s’avance des embouchures de l’Indus et du Gange jusqu’au milieu des îles Maldives, est peuplée de vingt nations différentes, dont les mœurs et les religions ne se ressemblent pas. Les naturels du pays sont d’une couleur de cuivre rouge, Dampierre trouva depuis dans l’île de Timor des hommes dont la couleur est de cuivre jaune : tant la nature se varie ! La première chose que vit Pelsart, en 1630, vers la partie des terres australes, séparées de notre hémisphère, à laquelle on a donné le nom de Nouvelle-Hollande, ce fut une troupe de nègres qui venaient à lui en marchant sur les mains comme sur les pieds[2]. Il est à croire que, quand on aura pénétré dans ce monde austral, on connaîtra encore plus la variété de la nature : tout agrandira la sphère de nos idées, et diminuera celle de nos préjugés.

Mais, pour revenir aux côtes de l’Inde, dans la presqu’île deçà le Gange habitent des multitudes de Banians, descendants des anciens brachmanes attachés à l’ancien dogme de la métempsycose, et à celui des deux principes, répandu dans toutes les provinces des Indes, ne mangeant rien de ce qui respire, aussi obstinés que les Juifs à ne s’allier avec aucune nation, aussi anciens que ce peuple, et aussi occupés que lui du commerce.

C’est surtout dans ce pays que s’est conservée la coutume immémoriale qui encourage les femmes à se brûler sur le corps de leurs maris, dans l’espérance de renaître, ainsi que vous l’avez vu précédemment.

Vers Surate, vers Cambaye, et sur les frontières de la Perse, étaient répandus les Guèbres, restes des anciens Persans, qui suivent la religion de Zoroastre, et qui ne se mêlent pas plus avec les autres peuples que les banians et les Hébreux. On vit dans l’Inde d’anciennes familles juives qu’on y crut établies depuis leur première dispersion. On trouva sur les côtes de Malabar des chrétiens nestoriens, qu’on appelle mal à propos les chrétiens de saint Thomas : ils ne savaient pas qu’il y eût une Église de Rome. Gouvernés autrefois par un patriarche de Syrie, ils reconnaissaient encore ce fantôme de patriarche, qui résidait, ou plutôt qui se cachait dans Mosul, qu’on prétend être l’ancienne Ninive. Cette faible Église syriaque était comme ensevelie sous ses ruines par le pouvoir mahométan, ainsi que celles d’Antioche, de Jérusalem, d’Alexandrie. Les Portugais apportaient la religion catholique romaine dans ces climats ; ils fondaient un archevêché dans Goa, devenue métropole en même temps que capitale. On voulut soumettre les chrétiens du Malabar au saint-siége ; on ne put jamais y réussir. Ce qu’on a fait si aisément chez les sauvages de l’Amérique, on l’a toujours tenté vainement dans toutes les églises séparées de la communion de Rome.

Lorsque d’Ormus on alla vers l’Arabie, on rencontra des disciples de saint Jean, qui n’avaient jamais connu l’Évangile : ce sont ceux qu’on nomme les Sabéens.

Quand on a pénétré ensuite par la mer orientale de l’Inde à la Chine, au Japon, et quand on a vécu dans l’intérieur du pays, les mœurs, la religion, les usages des Chinois, des Japonais, des Siamois, ont été mieux connus de nous que ne l’étaient auparavant ceux de nos contrées limitrophes dans nos siècles de barbarie.

C’est un objet digne de l’attention d’un philosophe que cette différence entre les usages de l’Orient et les nôtres, aussi grande qu’entre nos langages. Les peuples les plus policés de ces vastes contrées n’ont rien de notre police ; leurs arts ne sont point les nôtres. Nourriture, vêtements, maisons, jardins, lois, culte, bienséances, tout diffère. Y a-t-il rien de plus opposé à nos coutumes que la manière dont les banians trafiquent dans l’Indoustan ? Les marchés les plus considérables se concluent sans parler, sans écrire ; tout se fait par signes. Comment tant d’usages orientaux ne différeraient-ils pas des nôtres ? La nature, dont le fond est partout le même, a de prodigieuses différences dans leur climat et dans le nôtre. On est nubile à sept ou huit ans dans l’Inde méridionale. Les mariages contractés à cet âge y sont communs. Ces enfants, qui deviennent pères, jouissent de la mesure de raison que la nature leur accorde dans un âge où la nôtre est à peine développée.

Tous ces peuples ne nous ressemblent que par les passions, et par la raison universelle qui contre-balance les passions, et qui imprime cette loi dans tous les cœurs : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. » Ce sont là les deux caractères que la nature empreint dans tant de races d’hommes différentes, et les deux liens éternels dont elle les unit, malgré tout ce qui les divise. Tout le reste est le fruit du sol de la terre, et de la coutume.

Là c’était la ville de Pégu, gardée par des crocodiles qui nagent dans des fossés pleins d’eau. Ici c’était Java, où des femmes montaient la garde au palais du roi. À Siam, la possession d’un éléphant blanc fait la gloire du royaume. Point de blé au Malabar. Le pain, le vin, sont ignorés dans toutes les îles. On voit dans une des Philippines un arbre dont le fruit peut remplacer le pain. Dans les îles Mariannes l’usage du feu était inconnu.

Il est vrai qu’il faut lire avec un esprit de doute presque toutes les relations qui nous viennent de ces pays éloignés. On est plus occupé à nous envoyer des côtes de Coromandel et de Malabar des marchandises que des vérités. Un cas particulier est souvent pris pour un usage général. On nous dit qu’à Cochin ce n’est point le fils du roi qui est son héritier, mais le fils de sa sœur. Un tel règlement contredit trop la nature ; il n’y a point d’homme qui veuille exclure son fils de son héritage, et si ce roi de Cochin n’a point de sœur, à qui appartiendra le trône ? Il est vraisemblable qu’un neveu habile l’aura emporté sur un fils mal conseillé et mal secouru, ou qu’un prince, n’ayant laissé que des fils en bas âge, aura eu son neveu pour successeur, et qu’un voyageur aura pris cet accident pour une loi fondamentale. Cent écrivains auront copié ce voyageur, et l’erreur se sera accréditée.

Des auteurs qui ont vécu dans l’Inde prétendent que personne ne possède de bien en propre dans les États du Grand Mogol : ce qui serait encore plus contre la nature. Les mêmes écrivains nous assurent qu’ils ont négocié avec des Indiens riches de plusieurs millions. Ces deux assertions semblent un peu se contredire. Il faut toujours se souvenir que les conquérants du Nord ont établi l’usage des fiefs depuis la Lombardie jusqu’à l’Inde. Un banian qui aurait voyagé en Italie du temps d’Astolphe et d’Albouin aurait-il eu raison d’affirmer que les Italiens ne possédaient rien en propre ? On ne peut trop combattre cette idée, humiliante pour le genre humain, qu’il y a des pays où des millions d’hommes travaillent sans cesse pour un seul qui dévore tout.

Nous ne devons pas moins nous défier de ceux qui nous parlent de temples consacrés à la débauche. Mettons-nous à la place d’un Indien qui serait témoin dans nos climats de quelques scènes scandaleuses de nos moines : il ne devrait pas assurer que c’est là leur institut et leur règle.

Ce qui attirera surtout votre attention, c’est de voir presque tous ces peuples imbus de l’opinion que leurs dieux sont venus souvent sur la terre. Visnou s’y métamorphosa neuf fois dans la presqu’île du Gange ; Sammonocodom, le dieu des Siamois, y prit cinq cent cinquante fois la forme humaine. Cette idée leur est commune avec les anciens Égyptiens, les Grecs, les Romains. Une erreur si téméraire, si ridicule et si universelle, vient pourtant d’un sentiment raisonnable qui est au fond de tous les cœurs : on sent naturellement sa dépendance d’un Être suprême, et l’erreur, se joignant toujours à la vérité, a fait regarder les dieux, dans presque toute la terre, comme des seigneurs qui venaient quelquefois visiter et réformer leurs domaines. La religion a été chez tant de peuples comme l’astronomie : l’une et l’autre ont précédé les temps historiques ; l’une et l’autre ont été un mélange de vérité et d’imposture. Les premiers observateurs du cours véritable des astres leur altribuèrent de fausses influences : les fondateurs des religions, en reconnaissant la Divinité, souillèrent le culte par les superstitions.

De tant de religions différentes il n’en est aucune qui n’ait pour but principal les expiations. L’homme a toujours senti qu’il avait besoin de clémence. C’est l’origine de ces pénitences effrayantes auxquelles les bonzes, les bramins, les faquirs, se dévouent ; et ces tourments volontaires, qui semblent crier miséricorde pour le genre humain, sont devenus un métier pour gagner sa vie.

Je n’entrerai point dans le détail immense de leurs coutumes ; mais il y en a une si étrange pour nos mœurs qu’on ne peut s’empêcher d’en faire mention : c’est celle des bramins, qui portent en procession le Phallum des Égyptiens, le Priape des Romains. Nos idées de bienséance nous portent à croire qu’une cérémonie qui nous paraît si infâme n’a été inventée que par la débauche ; mais il n’est guère croyable que la dépravation des mœurs ait jamais chez aucun peuple établi des cérémonies religieuses. Il est probable, au contraire, que cette coutume fut d’abord introduite dans des temps de simplicité, et qu’on ne pensa d’abord qu’à honorer la Divinité dans le symbole de la vie qu’elle nous a donnée. Une telle cérémonie a dû inspirer la licence à la jeunesse, et paraître ridicule aux esprits sages, dans des temps plus raffinés, plus corrompus, et plus éclairés. Mais l’ancien usage a subsisté malgré les abus, et il n’y a guère de peuple qui n’ait conservé quelque cérémonie qu’on ne peut ni approuver ni abolir.

Parmi tant d’opinions extravagantes et de superstitions bizarres, croirions-nous que tous ces païens des Indes reconnaissent comme nous un Être infiniment parfait ? qu’ils l’appellent l’Être des êtres, l’Être souverain, invisible, incompréhensible, sans figure, créateur et conservateur, juste et miséricordieux, qui se plaît à se communiquer aux hommes pour les conduire au bonheur éternel » ? Ces idées sont contenues dans le Veidam, ce livre des anciens brachmanes, et encore mieux dans le Shasta, plus ancien que le Veidam. Elles sont répandues dans les écrits modernes des bramins.

Un savant danois, missionnaire sur la côte de Tranquebar, cite plusieurs passages, plusieurs formules de prières, qui semblent partir de la raison la plus droite, et de la sainteté la plus épurée. En voici une, tirée d’un livre intitulé Varabadu : « Ô souverain de tous les êtres, Seigneur du ciel et de la terre, je ne vous contiens pas dans mon cœur ! Devant qui déplorerai-je ma misère, si vous m’abandonnez, vous à qui je dois mon soutien et ma conservation ? sans vous je ne saurais vivre. Appelez-moi, Seigneur, afin que j’aille vers vous. »

Il fallait être aussi ignorant et aussi téméraire que nos moines du moyen âge pour nous bercer continuellement de la fausse idée que tout ce qui habite au delà de notre petite Europe, et nos anciens maîtres et législateurs les Romains, et les Grecs précepteurs des Romains, et les anciens Égyptiens précepteurs des Grecs, et enfin tout ce qui n’est pas nous, ont toujours été des idolâtres odieux et ridicules.

Cependant, malgré une doctrine si sage et si sublime, les plus basses et les plus folles superstitions prévalent. Cette contradiction n’est que trop dans la nature de l’homme. Les Grecs et les Romains avaient la même idée d’un Être suprême, et ils avaient joint tant de divinités subalternes, le peuple avait honoré ces divinités par tant de superstitions, et avait étouffé la vérité par tant de fables, qu’on ne pouvait plus distinguer à la fin ce qui était digne de respect et ce qui méritait le mépris.

Vous ne perdrez point un temps précieux à rechercher toutes les sectes qui partagent l’Inde. Les erreurs se subdivisent en trop de manières. Il est d’ailleurs vraisemblable que nos voyageurs ont pris quelquefois des rites différents pour des sectes opposées ; il est aisé de s’y méprendre. Chaque collége de prêtres, dans l’ancienne Grèce et dans l’ancienne Rome, avait ses cérémonies et ses sacrifices. On ne vénérait point Hercule comme Apollon, ni Junon comme Vénus : tous ces différents cultes appartenaient pourtant à la même religion.

Nos peuples occidentaux ont fait éclater dans toutes ces découvertes une grande supériorité d’esprit et de courage sur les nations orientales. Nous nous sommes établis chez elles, et très-souvent malgré leur résistance. Nous avons appris leurs langues, nous leur avons enseigné quelques-uns de nos arts. Mais la nature leur avait donné sur nous un avantage qui balance tous les nôtres : c’est qu’elles n’avaient nul besoin de nous, et que nous avions besoin d’elles.

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  1. Tout ce qu’on appelle homme doit être regardé comme de la même espèce, parce que toutes ces variétés produisent ensemble des métis qui généralement sont féconds : tous apprennent à parler, et marchent naturellement sur deux pieds.

    La différence entre l’homme et le singe est plus grande que celle du cheval à l’âne, mais plus petite que celle du cheval au taureau. Il pourrait donc exister des métis sortis du mélange de l’homme et du singe ; et comme les mulets, quoique inféconds en général, produisent cependant quelquefois, le hasard aurait pu faire naître et conserver une de ces espèces mitoyennes. Mais dans l’état sauvage les mélanges d’espèces sont si rares, et dans l’état civilisé ceux de ce genre seraient si odieux, et on serait obligé d’en cacher les suites avec tant de soins, que l’existence d’une de ces espèces nouvelles restera probablement toujours au rang des possibles.

    On ne peut révoquer en doute qu’il n’existe des hommes très-blancs ayant la forme du visage, les cheveux des nègres ; mais on ne sait pas avec certitude si c’est une monstruosité dans l’espèce des nègres, ou dans celle des mulâtres ; si c’est au contraire une race particulière, si les qualités qui les distinguent des autres hommes se perpétueraient dans leurs enfants, etc. Ces questions, et beaucoup d’autres de ce genre, resteront indécises tant que les voyageurs conserveront l’habitude d’écrire des contes, et les philosophes celle de faire des systèmes.

    Quant à la question si la nature n’a formé qu’une paire de chiens, ancêtres communs des barbets et des lévriers, ou bien un seul homme et une seule femme d’où descendent les Lapons, les Caraïbes, les Nègres et les Français, ou même une paire de chaque genre dont les dégénérations auraient produit toutes les autres espèces, on sent qu’elle est insoluble pour nous, qu’elle le sera longtemps encore, mais qu’elle n’est pas cependant hors de la portée de l’esprit humain. (K.)

  2. Le voyageur que Voltaire appelle Dampierre est le capitaine anglais William Dampier, qui fit trois fois le tour du monde, et dont les relations ont été traduites en français (Rouen, 1715, 5 vol. in-12). Dampier visita l’ile de Timor au mois d’octobre 1699, et ce fut dans la baie de Laplace qu’il vit les indigènes de couleur de cuivre jaune, avec des cheveux noirs et plats.

    Pelsart, négociant hollandais, était parti du Texel le 28 octobre 1628, et fut jeté, par une tempête, sur la terre australe. Son journal, traduit en français, se trouve dans le premier volume du recueil des Relations de divers voyages, par Thévenot. (Paris, 1663-1672, 2 vol. in-folio.) (E. B.)