Essai sur les mœurs/Chapitre 99

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CHAPITRE XCIX.

Des tournois.

Les tournois, si longtemps célébrés dans l’Europe chrétienne, et si souvent anathématisés, étaient des jeux plus nobles que la lutte, le disque et la course des Grecs, et bien moins barbares que les combats des gladiateurs chez les Romains. Nos tournois ne ressemblaient en rien à ces spectacles, mais beaucoup à ces exercices militaires si communs dans l’antiquité, et à ces jeux dont on trouve tant d’exemples dès le temps d’Homère. Les jeux guerriers commencèrent à prendre naissance en Italie vers le temps de Théodoric, qui abolit les gladiateurs au ve siècle, non pas en les interdisant par un édit, mais en reprochant aux Romains cet usage barbare, afin qu’ils apprissent d’un Goth l’humanité et la politesse. Il y eut ensuite en Italie, et surtout dans le royaume de Lombardie, des jeux militaires, de petits combats qu’on appelait bataillole, dont l’usage s’est conservé encore dans les villes de Venise et de Pise.

Il passa bientôt chez les autres nations. Nithard rapporte qu’en 870, les enfants de Louis le Débonnaire signalèrent leur réconciliation par une de ces joutes solennelles, qu’on appela depuis tournois. « Ex utraque parte alter in alterum veloci cursu ruebant. »

L’empereur Henri l’Oiseleur, pour célébrer son couronnement, donna une de ces fêtes militaires (920) : on y combattit à cheval. L’appareil en fut aussi magnifique qu’il pouvait l’être dans un pays pauvre, qui n’avait encore de villes murées que celles qui avaient été bâties par les Romains le long du Rhin.

L’usage s’en perpétua en France, en Angleterre, chez les Espagnols et chez les Maures. On sait que Geoffroi de Preuilly, chevalier de Touraine, rédigea quelques lois pour la célébration de ces jeux, vers la fin du xie siècle ; quelques-uns prétendent que c’est de la ville de Tours qu’ils eurent le nom de tournois, car on ne tournait point dans ces jeux comme dans les courses des chars chez les Grecs et chez les Romains. Mais il est plus probable que tournoi venait d’épée tournante, ensis torneaticus, ainsi nommée dans la basse latinité, parce que c’était un sabre sans pointe, n’étant point permis dans ces jeux de frapper avec une autre pointe que celle de la lance.

Ces jeux s’appelaient d’abord chez les Français emprises, pardons d’armes ; et ce terme pardon signifiait qu’on ne se combattait pas jusqu’à la mort. On les nommait aussi béhourdis, du nom d’une armure qui couvrait le poitrail des chevaux[1]. René d’Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem, duc de Lorraine, qui, ne possédant aucun de ses États, s’amusait à faire des vers et des tournois, fit de nouvelles lois pour ces combats.

« S’il veut faire un tournoi, ou béhourdis, dit-il dans ses lois, faut que ce soit quelque prince, ou du moins haut baron. » Celui qui faisait le tournoi envoyait un héraut présenter une épée au prince qu’il invitait, et le priait de nommer les juges du camp.

« Les tournois, dit ce bon roi René, peuvent être moult utiles ; car par adventure il pourra advenir que tel jeune chevalier ou écuyer, pour y bien faire, acquerra grâce ou augmentation d’amour de sa dame. »

On voit ensuite toutes les cérémonies qu’il prescrit ; comment on pend aux fenêtres ou aux galeries de la lice les armoiries des chevaliers qui doivent combattre les chevaliers, et des écuyers qui doivent jouter contre les écuyers.

Tout se faisait à l’honneur des dames, selon les lois du bon roi René. Elles visitaient toutes les armes, elles distribuaient les prix ; et si quelque chevalier ou écuyer du tournoi avait mal parlé de quelques-unes d’elles, les autres tournoyants le battaient de leurs épées, jusqu’à ce que les dames criassent grâce ; ou bien on le mettait sur les barrières de la lice, les jambes pendantes à droite et à gauche, comme on met aujourd’hui un soldat sur le cheval de bois.

Outre les tournois, on institua les pas d’armes ; et ce même roi René fut encore législateur dans ces amusements. Le pas d’armes de la gueule du dragon auprès de Chinon, en 1446, fut très-célèbre. Quelque temps après, celui du château de la joyeuse garde eut plus de réputation encore. Il s’agissait dans ces combats de défendre l’entrée d’un château, ou le passage d’un grand chemin, René eût mieux fait de tenter d’entrer en Sicile ou en Lorraine. La devise de ce galant prince était une chaufferette pleine de charbon, avec ces mots : porté d’ardent désir ; et cet ardent désir n’était pas pour ses États, qu’il avait perdus, c’était pour mademoiselle Gui de Laval, dont il était amoureux, et qu’il épousa après la mort d’Isabelle de Lorraine.

Ce furent ces anciens tournois qui donnèrent naissance longtemps auparavant aux armoiries, vers le commencement du xiie siècle. Tous les blasons qu’on suppose avant ce temps sont évidemment faux, ainsi que toutes ces prétendues lois des chevaliers de la Table ronde, tant chantés par les romans. Chaque chevalier qui se présentait avec le casque fermé faisait peindre sur son bouclier ou sur sa cotte d’armes quelques figures de fantaisie. De là ces noms si célèbres dans les anciens romanciers, de chevaliers des aigles et des lions. Les termes du blason, qui paraissent aujourd’hui un jargon ridicule et barbare, étaient alors des mots communs. La couleur de feu était appelé gueules, le vert était nommé sinople, un pieu était un pal, une bande était une fasce, de fascia, qu’on écrivit depuis face.

Si ces jeux guerriers des tournois avaient jamais dû être autorisés, c’était dans le temps des croisades, où l’exercice des armes était nécessaire, et devenait consacré ; cependant c’est dans ce temps même que les papes s’avisèrent de les défendre, et d’anathématiser une image de la guerre, eux qui avaient si souvent excité des guerres véritables. Entre autres, Nicolas III, le même qui depuis conseilla les Vêpres siciliennes, excommunia tous ceux qui avaient combattu et même assisté à un tournoi en France sous Philippe le Hardi (1279) ; mais d’autres papes approuvèrent ces combats, et le roi de France Jean donna au pape Urbain V le spectacle d’un tournoi, lorsque après avoir été prisonnier à Londres il alla se croiser à Avignon, dans le dessein chimérique d’aller combattre les Turcs, au lieu de penser à réparer les malheurs de son royaume.

L’empire grec n’adopta que très-tard les tournois ; toutes les coutumes de l’Occident étaient méprisées des Grecs ; ils dédaignaient les armoiries, et la science du blason leur parut ridicule. Enfin le jeune empereur Andronic ayant épousé une princesse de Savoie (1326), quelques jeunes Savoyards donnèrent le spectacle d’un tournoi à Constantinople : les Grecs alors s’accoutumèrent à cet exercice militaire ; mais ce n’était pas avec des tournois qu’on pouvait résister aux Turcs : il fallait de bonnes armées et un bon gouvernement, que les Grecs n’eurent presque jamais.

L’usage des tournois se conserva dans toute l’Europe. Un des plus solennels fut celui de Boulogne-sur-Mer (1309), au mariage d’Isabelle de France avec Édouard II, roi d’Angleterre. Édouard III en fit deux beaux à Londres. Il y en eut même un à Paris du temps du malheureux Charles VI ; ensuite vinrent ceux de René d’Anjou, dont nous avons déjà parlé (1415). Le nombre en fut très-grand jusque vers le temps qui suivit la mort du roi de France Henri II, tué, comme on sait, dans un tournoi au palais des Tournelles (1559). Cet accident semblait devoir les abolir pour jamais.

La vie désoccupée des grands, l’habitude et la passion, renouvelèrent pourtant ces jeux funestes à Orléans, un an après la mort tragique de Henri II. Le prince Henri de Bourbon-Montpensier en fut encore la victime ; une chute de cheval le fit périr. Les tournois cessèrent alors absolument. Il en resta une image dans le pas d’armes, dont Charles IX et Henri III furent les tenants un an après la Saint-Barthélémy ; car les fêtes furent toujours mêlées, dans ces temps horribles, aux proscriptions. Ce pas d’armes n’était pas dangereux ; on n’y combattait pas à fer émoulu (1581). Il n’y eut point de tournoi au mariage du duc de Joyeuse. Le terme de tournoi est employé mal à propos à ce sujet dans le Journal de L’Étoile. Les seigneurs ne combattirent point ; et ce que L’Étoile appelle tournoi ne fut qu’une espèce de ballet guerrier représenté dans le jardin du Louvre par des mercenaires : c’était un des spectacles qu’on donnait à la cour, mais non pas un spectacle que la cour donnât elle-même. Les jeux que l’on continua depuis d’appeler tournois ne furent que des carrousels.

L’abolition des tournois est donc de l’année 1560. Avec eux périt l’ancien esprit de la chevalerie, qui ne reparut plus guère que dans les romans. Cet esprit régnait encore beaucoup au temps de François Ier et de Charles-Quint. Philippe II, renfermé dans son palais, n’établit en Espagne d’autre mérite que celui de la soumission à ses volontés. La France, après la mort de Henri II, fut plongée dans le fanatisme, et désolée par les guerres de religion. L’Allemagne, divisée en catholiques romains, luthériens, calvinistes, oublia tous les anciens usages de chevalerie, et l’esprit d’intrigue les détruisit en Italie.

À ces pas d’armes, aux combats à la barrière, à ces imitations des anciens tournois partout abolis, ont succédé les combats contre les taureaux en Espagne, et les carrousels en France, en Italie, en Allemagne. Il serait superflu de donner ici la description de ces jeux ; il suffira du grand carrousel qu’on verra dans le Siècle de Louis XIV. En 1750, le roi de Prusse donna dans Berlin un carrousel très-brillant[2] ; mais le plus magnifique et le plus singulier de tous a été celui de Saint-Pétersbourg, donné par l’impératrice Catherine Seconde[3] : les dames coururent avec les seigneurs, et remportèrent des prix. Tous ces jeux militaires commencent à être abandonnés ; et de tous les exercices qui rendaient autrefois les corps plus robustes et plus agiles, il n’est presque plus resté que la chasse : encore est-elle négligée par la plupart des princes de l’Europe. Il s’est fait des révolutions dans les plaisirs comme dans tout le reste.

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  1. Les béhours ou béhourdis étaient des siéges simulés où les deux partis assaillaient et défendaient une espèce de citadelle de bois.
  2. Voyez sa description dans la Correspondance, lettre à d’Argental, du 28 auguste 1750.
  3. Voyez, tome VIII, page 486, l’ode qui est intitulée Galimatias pindarique (1766).