Eurydice deux fois perdue/Préface

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Société Littéraire de France (p. préface-xii).


PAUL DROUOT


De sa courte vie, que termina une mort héroïque, Paul Drouot a laissé, en témoignage de son talent et en indice d’une gloire future, trois recueils de poèmes juvénilement et pathétiquement beaux : « La Chanson d’Éliacin », « La Grappe de raisin » et « Sous le Vocable du Chêne », quelques vers inédits et les fragments d’un livre : « Eurydice deux fois perdue », qui eût été « son livre », celui qui l’eût fait connaître au delà du petit cercle d’amis et de lecteurs attentifs qui avaient senti en ces premiers essais la valeur de cette âme magnifique, de ce cœur généreux, de ce noble esprit.

C’est en leur nom que j’écris ces lignes et aussi parce que Paul Drouot avait inscrit le mien en tête de son « Sous le Vocable du Chêne », mais surtout parce qu’il importe, avant de livrer au public cette « Eurydice deux fois perdue », de préciser l’état dans lequel elle nous est parvenue. Paul Drouot ne nous a laissé de cette œuvre que des feuillets épars et dont le plan et la disposition demeuraient incertains et mystérieux, au point de se demander si leur publication était légitime et devrait être favorable à la mémoire du poète. L’« Eurydice » de Paul Drouot se compose, en effet, d’un certain nombre de morceaux assez développés et dont l’enchaînement est à peu près reconnaissable, mais elle en comprend aussi d’autres, de dimension moindre, et pour lesquels n’existait aucune indication de classement, quelques-uns même se présentant sous l’aspect elliptique de notes et même de phrases isolées en leur énigmatique beauté.

Car l’« Eurydice » de Paul Drouot n’est pas seulement une œuvre inachevée à laquelle manque ce dernier soin qu’y apporte un auteur scrupuleux. C’est une œuvre en préparation et qui s’offre à nous à un instant encore provisoire d’elle-même.

Il importait tout d’abord, et avant de songer à la produire, d’y mettre un certain ordre et d’en rendre la lecture possible, en groupant et en disposant pour le mieux les matériaux qui la forment. De cette mise au point, des mains vigilantes et pieuses se sont chargées, mais, cela fait, restait à savoir si l’œuvre ainsi ordonnée deviendrait accessible. À cette question toutes les réponses sollicitées furent unanimes. De ces morceaux, de ces fragments, de ces débris, de cette poussière même, se dégagent un tel accent de douleur, une telle certitude de beauté qu’il fallait que cette « Eurydice deux fois perdue » ne le fût pas à jamais. Agir autrement eût été desservir la mémoire du poète. Avait-on le droit de la priver de cette couronne de fleurs épineuses qu’elle s’était tressée à elle-même et dont la guirlande brisée, mais pieusement renouée, la parait d’une odorante et mortelle dignité ?

L’« Eurydice deux fois perdue » est en effet une œuvre admirable, même si, sans imaginer ce qu’elle eût été en sa perfection, on la considère en ce qu’elle est. Dans une prose de poète, magnifique et forte, expressive et harmonieuse, concise, et riche d’étonnantes trouvailles, elle est le poème de l’attente, de la solitude et du souvenir, avec ses espoirs, ses angoisses, ses ardeurs, ses regrets, ses appels, ses colères, ses renoncements. De ces pages, s’exhale le secret du cœur le plus noble et le plus déchiré, le plus tendre et le plus hautain. Et quelle souffrance passionnée, à la fois mystérieuse et poignante, qui va jusqu’au sanglot et au cri, ou se tait dans un silence stoïquement désespéré ! Tourment d’une âme juvénile et torturée, jamais vous n’avez été exprimé avec plus de beauté ! Ô Détresse qui a le visage de l’Amour ! Ô Amour qui a la figure de la Douleur ! Ô Solitude, toi, la voilée !

Je ne sais quel sera le sort de ces feuillets, mais j’ose leur prédire cependant une grande destinée littéraire. Avec les trois volumes de poésies, ils constituent l’œuvre de Paul Drouot et y ajoutent quelque chose qui, à mon sens, la rend impérissable et lui assure une durée indestructible. Eurydice, la souterraine, Eurydice deux fois perdue, Eurydice, la mystérieuse, nous guide au plus secret de ce cœur. Muse douloureuse, elle nous fait toucher le fond de la sensibilité du poète. Elle nous la montre à nu. Elle lui arrache, un à un, ces feuillets d’angoisse intime qui composent une de ces œuvres exceptionnelles et qui suffisent, même si le malfaisant et taciturne caprice de la mort a interrompu la main qui en eût signé l’achèvement et assuré la perfection.

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De la place où j’écris ces lignes je repense à une des premières journées du mois d’août 1914. J’étais assis en ce même fauteuil, devant cette même table où reposait ce même encrier ; je tenais à la main cette même plume. Les mêmes objets familiers m’entouraient quand la porte qui est en face de moi s’ouvrit et je vis entrer Paul Drouot. Il entra rapide, la tête haute sous l’abondante chevelure, le front fièrement levé, les yeux illuminés d’un feu héroïque ; il entra de son pas alerte et franc ; il entra vêtu en soldat, joyeux et charmant, en vrai fils de race militaire qui sait l’heure venue de faire honneur au nom porté, un des plus beaux et des plus purs noms de la France impériale. Il partait le lendemain et venait me dire adieu. La guerre avait réveillé en lui l’atavisme glorieux et il était là, tout frémissant du devoir à accomplir, prêt au sacrifice de sa vie et l’acceptant d’avance, l’ayant fait à la France et à la Patrie.

Et cependant, la vie, il l’aimait ! Il apportait à la vivre la franchise et la hardiesse de son âme ardente et noble, ces beaux désirs d’amour et de gloire qui font palpiter un jeune cœur. Il l’abordait avec courage et fierté, et elle lui avait déjà été dure. Nous le savions, mais nous pensions qu’elle aurait un jour pour lui des heures réparatrices. Ce que nous ne savions pas alors, c’était toute la souffrance secrète dont elle l’avait meurtri, et qui lui avait arraché, à Eurydice deux fois perdue, l’appel déchirant qui nous revient aujourd’hui d’au delà de la mort. Écoutons-le, maintenant que s’est tu le bruit du canon qui éteignit pour jamais cette voix douloureuse et passionnée. Saluons Paul Drouot en son mortel destin de soldat, en son œuvre vivante de poète.


Henri de Régnier