Extrait d’un mémoire/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 403-406).
EXTRAIT


D’UN MÉMOIRE


pour l’entière abolition de la servitude en france.[1]




Regium munus est et monarcha dignum servos manumittere,
servitulis maculam delere, libertos natalibus restituere, non
successibiles facere succcessibiles, incapaces reddere capaces, et
intestabiles facere testabiles.

(Ferrant, de Privil. regni Franciœ.)

L’attention du gouvernement sur les progrès de l’agriculture, du commerce et de la population, nous est un sûr garant de sa faveur dans une affaire dont l’unique objet est d’assurer la propriété des terres et la liberté des mariages. Dans les derniers états généraux, la nation supplia Louis XIII d’abolir les restes honteux de l’esclavage sous lequel gémissaient autrefois presque tous les habitants des campagnes. Le parlement de Paris, secondant les désirs des états, restreint dans toutes les occasions un droit aussi humiliant en lui-même qu’il est contraire à la religion et aux bonnes mœurs ; et le règne d’un prince qui réunit à un amour éclairé de la justice le désir de faire le bonheur de ses peuples nous offre la circonstance la plus favorable pour obtenir enfin l’entière abolition de cette dernière trace des siècles de barbarie.

Les corps ecclésiastiques se sont toujours montrés les plus empressés à s’arroger ce droit odieux de servitude, à l’étendre au delà de ses bornes, et à l’exercer avec plus de dureté. Les moines possèdent la moitié des terres de la Franche-Comté, et toutes ces terres ne sont peuplées que de serfs.

Au sein de la liberté et des plaisirs de la capitale, on aura peine à croire qu’il est encore des Français qui sont de la même condition que le bétail de la terre qu’ils arrosent de leurs larmes, et que leur état se règle par les mêmes lois. Ces Français ne peuvent transmettre à l’héritier de leur sang la terre que leurs travaux ont fertilisée, si cet héritier a cessé pendant une année seulement, dans tout le cours de leur vie, de vivre avec eux sous le même toit, au même feu et du même pain. Privés de tous les effets civils, ils n’ont la faculté de disposer de leur patrimoine, pas même de leurs meubles, ni par donation, ni par testament ; ils n’ont pas non plus la liberté de les vendre dans leurs besoins, pour soulager leur indigence.

Une fille esclave perd irrévocablement, en se mariant, toute espérance de succéder à son père lorsqu’elle oublie de coucher la première nuit des noces dans la maison paternelle. Si elle passe cette première nuit dans le logis de son mari, elle en est punie par la perte de ses biens ; et souvent on a lancé des monitoires pour savoirs ! c’était chez son père ou chez son mari qu’elle avait perdu sa virginité.

Le serf, qui est privé de la faculté d’hypothéquer et de vendre son bien, n’a et ne peut avoir aucune espèce de crédit ; il ne peut ni faire des emprunts pour améliorer ses terres, ni se livrer au commerce.

Les femmes qui même apportent à leurs maris une dot en argent n’ont point d’hypothèque sur leurs biens pour sûreté de cette dot.

L’étranger qui viendrait habiter cette contrée barbare, s’il y demeurait une année entière, deviendrait au bout de l’année esclave de plein droit. Toute sa postérité serait éternellement flétrie de la même tache. Les moines rendent les hommes esclaves par prescription ; mais ces hommes ne peuvent pas recouvrer leur liberté par le même moyen.

Cependant ces moines prétendent justifier cet abominable usage. Ils répandent partout que les serfs sont les plus heureux de tous les hommes, et que les terres serves sont les plus peuplées.

Mais ce n’est pas à un gouvernement éclairé qu’ils persuaderont que le moyen de rendre les hommes heureux est de les rendre esclaves. On n’encourage pas les hommes au mariage en les dépouillant du patrimoine de leurs pères, en ne leur laissant que la perspective de transmettre à leurs enfants le même esclavage et la même misère.

À qui fera-t-on croire que la France est moins opulente depuis ses affranchissements généraux qu’elle ne l’était lorsque la servitude faisait la condition commune des habitants de la campagne ? que la Pologne et la Russie, où les paysans sont serfs, sont plus heureuses que la Suisse, l’Angleterre et la Suède, où ils sont libres ?

Les moyens par lesquels cette servitude se trouve aujourd’hui établie sont aussi odieux que la servitude elle-même. Ici ce sont des moines qui ont fabriqué de faux diplômes pour se rendre maîtres de toute une contrée, et en asservir les habitants ; là d’autres moines n’ont établi l’esclavage qu’en trompant de pauvres cultivateurs par de fausses copies de titres anciens, qu’en faisant croire à des peuples ignorants que des titres de franchise étaient des titres de servitude. Cette fraude est devenue sacrée au bout d’un certain temps. Les moines ont prétendu qu’une ancienne injustice ne pouvait pas être réformée, et cette prétention a été quelquefois accueillie dans des tribunaux, dont les membres n’oubliaient pas qu’ils avaient eux-mêmes des serfs dans leurs terres sans avoir de meilleurs titres.

Cette servitude, connue sous le nom de mainmorte ou de taillabilitè, subsiste encore en Franche-Comté et dans le duché de Bourgogne, en Champagne, dans l’Auvergne et dans la Marche.

On peut, en l’abolissant, dédommager les seigneurs de deux manières : ou fixer une indemnité en argent, et permettre aux communautés de faire des emprunts et de vendre les communaux qui leur sont inutiles ; ou changer la mainmorte en d’autres redevances.

Le premier plan a été adopté par le feu roi de Sardaigne, qui a affranchi toutes les terres de la Savoie de la mainmorte réelle et personnelle par deux édits : l’un, du mois de janvier 1762 ; l’autre, du mois de décembre 1771.

Le second fut proposé sur la fin du siècle dernier par l’illustre premier président de Lamoignon. Voici ce projet, auquel on a pris la liberté d’ajouter quelques articles nécessaires.


projet d’affranchissement.

Art. Ier. — Nous voulons, à l’exemple du roi saint Louis, notre aïeul, et de plusieurs autres rois nos prédécesseurs, en accordant à tout notre royaume ce qu’ils ont donné seulement pour quelques endroits particuliers, que tous nos sujets soient libres, et de franche condition, sans tache de servitude personnelle et réelle, que nous abolissons dans toutes les terres et pays de notre obéissance, sans qu’à cause du présent affranchissement les seigneurs puissent prétendre aucun droit en vertu des coutumes auxquelles nous avons spécialement dérogé et dérogeons.

Art. II. — Ne seront tenus nos sujets à aucun devoir de qualité servile, soit par droit de suite, de fort mariage, de communion, commise, échute ou autres manières quelconques.

Art. III. — Pourront nosdits sujets se marier librement, établir et transférer leurs domiciles, disposer de tous leurs biens et facultés, entre-vifs ou à cause de mort, ou les laisser ab intestat à leurs héritiers légitimes en ligne directe et collatérale, et généralement ordonner de leurs personnes et facultés selon l’ordre établi par les coutumes et les ordonnances pour les personnes et les biens libres.

Art. IV. — Pour aucunement récompenser les seigneurs qui auront titres valables ou possessions légitimes, du préjudice qu’ils peuvent ressentir à cause dudit affranchissement, toutes les fois que les héritages qui se trouveront, au jour de la publication des présentes, affectés de la condition servile changeront de main par succession collatérale, disposition entre-vifs ou testamentaire, échange, vente, et par quelque autre manière que ce soit, autre que par donation et succession en ligne directe ascendante et descendante, et au premier degré de la ligne collatérale, il sera payé au seigneur, par le nouveau tenancier, un droit de lods à raison du sixième denier du prix des ventes et du retour des échanges, et, dans les autres cas, au douzième denier sur le pied de la valeur des héritages au denier vingt ; le tout sans préjudice des redevances et autres prestations annuelles, si aucunes sont dues au seigneur par titres et déclarations anciennes.

Art. V. — Ne seront réputées légitimes les possessions qui se trouveraient contraires aux titres primitifs, et dans lesquels le droit de mainmorte ne se trouvera pas taxativement énoncé.

Ne seront pareillement réputés titres valables que ceux portant concession des terrains sous la condition expresse de mainmorte, ou, à ce défaut, des reconnaissances géminées passées par les deux tiers au moins des habitants des communautés où il y a généralité de mainmorte, et revêtues d’ailleurs de toutes les formalités prescrites par les lois, coutumes, ou ordonnances pour la validité de semblables actes.

Art. VI. — Les corps, communautés et gens d’église, ne pourront exercer aucun droit de retraite ou de retenue, dans le cas de vente ou autrement, sur les fonds affranchis en vertu du présent édit.

Si donnons en mandement à     .    .    .    .    .    . que ces présentes ils aient à faire registrer, publier et observer, nonobstant tous arrêts, jugements, coutumes, ordonnances, actes, traités, transactions ou autres choses à ce contraires, auxquelles nous avons spécialement dérogé.


N. B. M. le premier président de Lamoignon avait adjugé aux seigneurs un lods au douzième dans tous les cas de successions collatérales ; mais il serait encore bien dur de faire payer un lods au frère qui succède à son frère. Pour dédommager les seigneurs, on peut régler les lods, en cas de vente, au sixième du prix, et dans tous les autres cas de mutation au douzième, les successions directes et les collatérales au premier degré exceptées.


fin de l’extrait d’un mémoire, etc.

  1. Cet écrit paraît être de la fin de 1775. Il a beaucoup de rapports avec la lettre à Morellet, du 29 décembre 1775. (B. )