François Buloz et ses amis/05

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François Buloz et ses amis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 91-127).
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FRANÇOIS BULOZ
ET
SES AMIS

V [1]
GEORGE SAND
DEUXIÈME PARTIE

Au début de l’année 1838, George Sand est préoccupée d’un projet d’article sur Lamennais, projet auquel elle songe depuis quelque temps, un article sur le dernier ouvrage de l’abbé « Féli » : Le livre du peuple. Qui en fera la critique ? Elle s’adresse à Mme F. Buloz :


4 janvier 1838.

« Mille tendres remerciements, ma chère Christine, pour la charmante coupe japonaise ou indienne que vous m’envoyez. Elle est du meilleur goût, et flatte, comme vous avez eu la délicatesse de vous en souvenir, la seule fantaisie élégante que je me connaisse. Elle va briller comme un astre au milieu de mes autres porcelaines, et les écraser de sa supériorité. Mais ce qui me fait le plus de plaisir dans ceci, c’est votre bon souvenir, et l’aimable intention que vous avez eue de me faire une charmante surprise.

« Chère belle, recevez tous les compliments de nouvelle année, tous mes souhaits affectueux et sincères pour le raffermissement de votre santé, et pour la croissance prospère de votre bel enfant. Je ne puis rien souhaiter à Buloz de mieux que ces deux choses. Soyez mon interprète auprès de lui.

« Veuillez en même temps lui demander si l’on fait à la Revue un article sur le dernier ouvrage de M. de Lamennais. S’il n’existe pas sur le métier (car je ne veux faire de concurrence à personne), je prie Buloz d’en annoncer un de moi. Si, comme je le pense, M. Sainte-Beuve est prêt à en publier un, je prie Buloz de me laisser du moins la faculté d’en faire un immédiatement après, et dans lequel il me sera permis d’envisager la question à mon point de vue. Le tout dans les termes de la discussion la plus courtoise, et la plus mesurée du monde, pour le caractère et le talent de Sainte-Beuve.

« Je demande une prompte réponse à Buloz sur ce fait. Qu’il apprête des fonds. Je suis en veine de travailler terriblement. Mon cerveau se porte assez bien, les migraines m’ont quittée. Mais le foie est toujours bien malade et l’action physique d’écrire soit sur une table, soit sur mes genoux, me cause des douleurs insupportables. Je ne peux pas m’habituer à écrire debout, cela casse les jambes, je commence à pouvoir dicter, et si je peux en prendre tout à fait l’habitude, j’irai très vite en besogne, et je produirai beaucoup, car j’ai beaucoup de projets.

« Pardon, chère belle, je ne voulais pas vous parler de mes ennuyeuses affaires, je ne voulais vous entretenir que de ma sympathie pour vous, et, malgré moi, je vous envoie un bulletin des fonctions de la machine à Buloz. Donnez à cet homme des deux mondes une poignée de mains pour moi, et croyez-moi votre ami dévoué.

« George.

« Amitiés de Malefille à Buloz, et remerciements pour l’avance de fonds. »

Lerminier ayant été chargé déjà de la critique du livre de Lamennais, c’est à Lerminier que George, mécontente de son article, répondit dans la Revue, la quinzaine suivante. En passant, elle n’oublia pas de lancer à Sainte-Beuve, le relaps, un coup de patte.

Alors F. Buloz :

« Vous ne trouverez pas mauvais, mon cher George, que j’aie mis une note au paragraphe de votre lettre qui concerne Sainte-Beuve[2]. Si j’avais lu votre lettre, lorsque je vous ai envoyé l’épreuve, je vous aurais prié d’ôter ce paragraphe qui n’était pas nécessaire à votre raisonnement.

« Vous ne sauriez me conseiller l’ingratitude envers un homme que j’ai toujours trouvé, depuis 1831, dans les cas difficiles, auquel je dois beaucoup, qui est un ami sincère, et le procédé eût été mauvais de ma part, si j’avais accepté le reproche que vous lui faites, et qu’à mon avis, il ne mérite pas. Vous avez bien le droit de dire votre opinion ; mais lorsqu’il s’agit des nôtres, je dois vous renvoyer toute responsabilité, si cette opinion leur est défavorable. Vous devez comprendre cela mieux que personne, et la Revue ne serait pas possible autrement.

« Jamais vous ne serez chicané dans l’expression de vos opinions politiques ou littéraires ; mais lorsque mes amis sont en jeu, je ne puis procéder autrement ; vous me mettez en demeure de leur donner une marque de sympathie.

« Je désire maintenant que Lerminier ne réponde pas[3], bien que dans le dernier paragraphe, vous le provoquiez à s’expliquer sur la philosophie moderne. En tout cas, s’il le faisait, je ne consentirais pas à ce qu’il s’écartât des convenances ; je crois d’ailleurs qu’il en est incapable, et vous lui avez donné l’exemple d’un ton excellent.

« Mais vous avez été fort dur pour mon ancien ami, et vous auriez pu le combattre, sans le blesser ainsi[4]. »

Voici la réponse de George Sand :


« Mon cher Buloz,

« Je trouve fort bien que vous témoigniez en note votre sympathie à Sainte-Beuve, je ne suis pas jalouse, et pourvu que vous insériez mes articles tels que je vous les livre, il m’importe fort peu que vous fassiez couvrir les marges de réflexions, de dénégations et de renonciations. Je suis peut-être le seul de vos rédacteurs qui ne vous ait pas rendu solidaire de ses inimitiés, et il est vrai de dire qu’en fait de personnes, je n’en ai point. Je n’ai aucune rancune contre M. Sainte-Beuve, et vous approuve de lui rendre hommage. Vous pourriez lui faire des madrigaux sans me chagriner. Au reste, votre remarque était, je crois, inutile : je n’attaquais point le talent, ni la gravité habituelle du talent de M. Sainte-Beuve. Je disais seulement que son article sur M. de Lamennais était un jeu d’esprit, et je persiste à le croire, et j’aurais le droit de le dire, M. Sainte-Beuve fût-il mon ami, comme il l’a été autrefois. Il faudrait que M. Sainte-Beuve fût bien olympien pour qu’on n’eût pas la liberté de lui dire qu’il ne parle pas toujours sérieusement. Je crois qu’il sera moins susceptible que vous, et qu’il n’en dira ni plus ni moins de mal de moi qu’à l’ordinaire. D’ailleurs, il m’a conseillé une fois de parler plus respectueusement de Mme de Staël ; je n’ai pas trouvé cela mauvais, mais je peux bien, moi, lui conseiller de parler plus sérieusement de M. de Lamennais. M. de Lamennais vaut bien Mme de Staël, et je ne vois pas le droit que Sainte-Beuve a de juger les autres sans être jugé à son tour. Au reste, ne vous désespérez pas, ne vous arrachez pas les cheveux, cher Buloz, je ne dirai et n’écrirai jamais de Sainte-Beuve plus qu’il n’y a dans cet article, vu que c’est la seule lâcheté littéraire qu’il ait commise, et je pense que ce sera la dernière. Il l’a senti en se conduisant comme il l’a fait depuis à l’égard des Guizot, de Broglie, croix d’honneur, etc. Laissez M. Lerminier me répondre s’il le veut, je lui re répondrai. Je ne suis nullement inquiète de son ton avec moi, sûre que je suis de ne jamais l’autoriser à manquer de convenance dans la discussion… J’ai prié Planche de me renvoyer Spiridion, j’avais des changements à y faire, je l’ai reçu et vous l’aurez incessamment…

« Mon pauvre Maurice est bien souffrant, et il m’est impossible de le faire voyager. Je vous parlerai de mes projets quand il sera mieux, et que je pourrai fixer quelque chose. Si vous étiez joli, joli, vous me feriez cadeau des œuvres de Devigny (sic). Si Planche pouvait me faire donner par Huet un exemplaire des Sources de Royat, j’en serais très reconnaissante, et ce serait une bonne chose à mettre sous les yeux de Maurice, qui est un petit artiste tout à fait. Je suis en train de mendier, hein ? Bonsoir, mon vieux, séchez vos pleurs. Mon projet n’est pas d’empoisonner M. Sainte-Beuve, j’espère que M. Lerminier ne me passera pas sa philosophie au travers du corps, et le repos de la Revue n’est point menacé par mes idées anarchiques et subversives.

« Tout à vous de cœur. « GEORGE[5]. »

En effet la santé de Maurice ne se rétablissait pas. « Mon pauvre Maurice est toujours si souffrant, que je n’ai pu quitter Nohant de tout l’hiver, » écrit-elle ; et encore : « Il faudra pourtant que je m’en aille en Italie, pour tâcher de fortifier Maurice, et j’y passerai le plus de temps possible, si je vois que le climat lui convient… » Mais en août, Maurice est toujours en France avec sa mère, et celle-ci a commencé Spiridion, qu’elle n’achève pas… Mme Buloz lui rappelle doucement Spiridion. Ne le finira-t-elle jamais ? — Alors George Sand :


« Chère Christine,

« Je ferais tout au monde pour vous être agréable, mais l’inspiration (comme disent nos grands hommes littéraires) ne se commande pas. Vous savez que je ne fais pas mes embarras. Mais vraiment je ne peux pas loucher à Spiridion dans ce moment.

« Il faut vingt pages pour le terminer ; le vrai coup de feu, pour écrire les vingt pages comme je les conçois, n’est pas venu.

« Au lieu de cela, j’ai pris tontaine pour un petit drame fantastique dont la moitié est bâclée. J’y travaille avec passion depuis cinq ou six nuits et je puis vous promettre que, dans huit jours au plus tard, vous l’aurez.

« Voulez-vous dès demain la moitié ? Il y a deux feuilles environ, c’est-à-dire de quoi défrayer un numéro de la Revue.

« Buloz pourrait partir et être bien sûr que la fin suivra dans le numéro suivant. « Il y va de mon intérêt comme du sien, il y va de son intérêt comme du mien, que je ne finisse pas Spiridion trop misérablement pour avoir voulu forcer Ma Muse. Soyez sûre que je ne muse pas, et que je m’amuse encore moins.

« Répondez-moi un mot, chère enfant. S’il le faut absolument, je reprendrai Spiridion, car je ne voudrais pas que la santé de votre pauvre Buloz fût sacrifiée à mes caprices d’imagination.

« Je ferais tout, même un fiasco pour vous rendre l’espoir et la joie.

« Adieu, à vous de cœur.

« GEORGE.

« Rue Grange-Batelière 15 (tous les soirs)[6]. »

Mais, quoi qu’en dise George Sand, Spiridion n’est pas « repris. » Qu’y faire ? En novembre, il ne sera pas terminé encore, et fera le voyage de George Sand avec elle. C’est en route qu’elle trouvera l’inspiration nécessaire. Car nous voici à l’époque du voyage à Majorque avec Chopin et les enfants[7].


LE VOYAGE A MAJORQUE

« Pitoyable expédition ! » a-t-on dit…

On sait que George Sand connut Chopin par le ménage d’Agout-Liszt ; même, l’acquisition de Chopin désunit la compagnie des Piffoels et des Fellows (George Sand avait baptisé sa famille : les Piffoels, Mme d’Agoult et Liszt : les Fellows) . Débarrassée de Michel de Bourges, peu embarrassée de Malefille qui, à cette heure, pour elle, ne pesait plus guère, George Sand fut attirée, — et elle devait l’être, — par le mélancolique, le génial, le phtisique Chopin. Au mois de mai, avant de se lancer dans cette nouvelle aventure, elle écrivit au Polonais Gryzmala une longue lettre, que Mme Komaroff[8]a publiée jadis, et qui est bien la chose la plus étrange qu’on puisse voir. Elle s’y confesse, elle pèse les chances de bonheur que lui donnerait cette liaison, car cette liaison la tente. Elle écrit en terminant : « Quant au petit (c’est Chopin), il viendra s’il veut, à Nohant, mais dans ce cas-là, je voudrais être avertie d’avance, parce que j’enverrai Malefille, soit à Paris, soit à Genève. Les prétextes ne manqueront pas et les soupçons ne lui viendront jamais. » Pauvre Malefille ! C’est ainsi que Chopin « régna, » comme dit F. Buloz, au détriment de cet « être excellent, parfait sous le rapport du cœur et de l’honneur que je ne quitterai jamais, parce que c’est le seul homme qui, étant avec moi depuis près d’un an, ne m’ait pas une seule fois, une seule minute fait souffrir par sa faute[9]… »

Pour aller à Barcelone, voici les Piffoels à Lyon. Chopin ne rejoindra qu’à Perpignan, descendant le Rhône jusqu’à Avignon, visitant Vaucluse, etc. A Perpignan, on retrouvera Chopin « frais comme une rose, et rose comme un navet. » Mais on s’est arrêté aussi à Nîmes, où l’on a vu en passant le fidèle Boucoiran, et de Nîmes George Sand écrit, le 1er novembre, à F. Buloz, pour lui annoncer la troisième partie de Spiridion. (n’ai-je pas dit que Spiridion était du voyage ? ) et aussi pour complimenter son ami, qui vient d’être nommé Commissaire Royal ; elle termine ainsi sa lettre :

« Adieu, monsieur le Commissaire !

« Je pars pour Perpignan, et vous la souhaite bonne et heureuse.

« Embrassez Christine pour moi.

« J’ai l’honneur d’être, de votre commissairerie, le très humble et très, etc. etc.

« GEORGE. »


Et Boucoiran ensuite écrit :

« J’embrasse le charmant Buloz, que je porte dans mon cœur. Mes amitiés à Mme Buloz. »

Et encore George Sand :

« Je vous dirai à propos de cela que j’ai une femme de chambre qui écrit ses impressions de voyage, vous les publierez. »

Et, pour finir, Maurice :

« Bonjour Buloz, salut Buloz, adieu Buloz »

“ MAURICE. »

Tout ce monde est gai, d’ailleurs tout ce monde part, « le ciel est superbe, et la mer est la plus bleue, la plus pure, la plus unie. » George a prévenu F. Buloz qu’elle voyageait avec Mendizabel[10], et F. Buloz a répondu : « Gare à l’hidalgo ! »

Il viendra une heure, — et bientôt, — où cette joie sera changée en lassitude, cette gaieté exubérante en découragement. L’accueil hostile des Majorquins, la solitude, l’éloignement, la pluie… la pluie surtout, la pluie terrible qui inonde et submerge Palma, et la Chartreuse « la plus poétique du monde, » pendant vingt jours de suite. Comment résister à cela ? et puis Chopin malade, énervé, fiévreux… Oui, c’est une « pitoyable expédition. »

Cependant F. Buloz s’impatiente, il ne reçoit plus rien (c’est que les bateaux ne quittent pas l’île par le mauvais temps, « les cochons ne pouvant supporter le mauvais temps »). Il ne reçoit ni Spiridion, qui décidément ne « vient » pas facilement, ni le fameux drame, qu’il désire apporter aux Français ; et il écrit : « Tâchez donc que je l’aie pour le Ier décembre (la fin de Spiridion) ; vous me ferez bien plaisir aussi de m’envoyer d’autres Lettres d’un voyageur ; vous visitez un pays tout nouveau pour vous, et qui doit vous inspirer de belles choses. J’ai parlé de votre drame au Théâtre-Français, vous, serez la bienvenue ; on est ravi de pouvoir jouer quelque chose de vous. Envoyez-moi donc votre drame aussitôt que vous pourrez, ce serait une excellente manière d’inaugurer mon arrivée là, si je puis y faire venir des compositions plus élevées qu’Angelo et Caligula[11]. »

Pendant ce temps-là, George Sand voyage. « Nous voyageons, ou plutôt nous fuyons, car il ne s’agit pas tant de voyager que de partir, entendez-vous ? Quel est celui de nous qui n’a pas quelque douleur à distraire, ou quelque joug à secouer ? Aucun[12]. »

Elle avait écrit à son amie, Christine Buloz, le 19 novembre 1838 :


« Ma chère Christine,

« Je suis à Palma depuis quatre jours seulement, mon voyage a été fort heureux, mais assez long comme vous voyez, et pénible jusqu’à la sortie de France. En mer, nous avons été très vaillants, sauf Solange, qui a eu un peu de mal au cœur, comme on dit. J’ai pris vingt fois la plume (comme on dit encore) pour terminer les cinq ou six pages, qui depuis six mois manquent à Spiridion. Ce n’est pas la chose la plus facile du monde que de donner la conclusion de sa propre croyance religieuse, et je vous assure qu’en voyage c’est tout à fait impossible. Je me suis arrêtée dans vingt endroits, avec la volonté de me recueillir et d’écrire, mais ces repos ont été les pires fatigues du voyage. Les visites, les dîners, les promenades, les curiosités, les ruines. La fontaine de Vaucluse, Reboul et les arènes de Nîmes, les cathédrales à Barcelone, les dîners à bord sur les vaisseaux de guerre, les théâtres italiens d’Espagne (quels théâtres et quels Italiens ! ), les guittares (sic), que sais-je, moi ? Le clair de lune à la mer, et Palma surtout, et Mallorque, la plus délicieuse résidence du monde. Voilà qui m’écarte terriblement de la philosophie et de la théologie. Heureusement, j’ai rencontré ici de superbes couvents en ruine avec des palmiers, et des aloès, et des cactus, au milieu des mosaïques brisées et des cloîtres délabrés, et cela m’a remis sur la voie de Spiridion ; de sorte que, depuis trois jours, j’ai une rage de travail, mais jusqu’à présent impossible à satisfaire, car nous n’avons ni feu ni lieu. Pas d’auberge à Palma, pas de maison à louer, pas de meubles à acheter. Quand on arrive, on commence par acheter un terrain, après quoi on fait bâtir, et puis on commande des meubles. Ensuite on obtient du gouvernement la permission de demeurer quelque part, et enfin au bout de cinq à six ans on commence à ouvrir sa malle et à changer de chemise, en attendant qu’on ait obtenu de la douane la permission de faire entrer des souliers, et des mouchoirs de poche. Voilà donc quatre jours seulement que nous allons, de porte en porte, demander à ne pas coucher dehors et nous espérons dans trois jours être installés ; car un miracle s’est opéré en notre faveur. Pour la première fois de mémoire d’homme, à Mallorque, une maison meublée s’est trouvée à louer, maison de campagne, charmante, dans un désert délicieux, mais que le propriétaire, juif, à ce que je crois, nous fait marchander.

« C’est pour vous dire que le bateau à vapeur d’aujourd’hui vous portera ma lettre seulement, ce qui ne charmera pas Buloz, mais que le prochain bateau (il en part un par semaine) portera mon manuscrit au consul de Barcelone, qui le fera passer à Buloz par la voie la plus courte et la plus sûre. Mais malgré les promesses de toute la navigation, les vents et les flots de Neptune peuvent retarder l’envoi, car, quand le vent du nord souffle sur Palma, on y est bloqué. Cependant, quoi qu’il arrive, la fin de Spiridion ne manquera à la Revue que d’un numéro, si elle manque toutefois : je mets tout au pire.

« Voilà de nos nouvelles en attendant. Buloz fera la grimace. Vous qui n’êtes point éditeur, mais une petite amie bien gentille et bien aimable, vous m’en saurez gré, et vous prierez pour que l’hiver nous soit favorable, car les cheminées sont totalement inconnues à Mallorque. Jusqu’ici, Maurice va très bien. Il s’amuse comme un bienheureux. Sans les mosquitos, nous serions tous délicieux ; mais nous avons tous la figure et les mains tachetées comme des truites, et nous nous grattons comme des… suffit.

« Bonsoir, chère enfant ; embrassez pour moi le beau petit Paul. Mes enfants l’embrassent et vous embrassent aussi. Pensez à nous quelquefois, et aimez-nous toujours.

« Je vous ferai un roman sur Palma, — qui pourra être divertissant ; depuis le peu de temps que j’y suis, j’ai déjà vu des coutumes et des habitudes dont on n’a plus d’idée en France : c’est un pays en arrière de trois cents ans au moins. Voilà les voitures à la dernière mode… (Ici un croquis.) Ajoutez à cela quatre mulets et des rues en escalier. Quand on va au petit trot, on fait scandale, et on est traité de casse-cou. Du reste, palais arabes, orangers, citronniers, palmiers, montagnes magnifiques, la mer comme un beau lac, des vallées délicieuses, et une population excellente. Si nous pouvons nous caser commodément, nous y passerons l’hiver.

« Déposez vos lettres pour moi chez Marliani[13]ou bien à M. l’agent des Affaires étrangères à Marseille pour faire passer à M. Gauthier d’Arc, consul de France à Barcelone, et sous l’enveloppe seulement à Madame Sand, à Palma. Il me les fera parvenir.

« A vous de cœur, chère.

« GEORGE.

« Pour la troisième ou quatrième fois, je vous préviens que la troisième partie de Spiridion a été envoyée du Plessis-Picard près Melun. La faire réclamer au besoin à M. Du plessis.

« Voulez-vous dire à Buloz de prévenir M. Molé que, pour plus de sûreté dans l’envoi des manuscrits, je me permettrai de les lui adresser nominalement ; je n’ai pas songé à lui en demander la permission, mais il a été si gracieux pour moi que j’oserai[14].

« P.-S. — Mercredi. — Le courrier, c’est-à-dire le paquebot, n’est pas revenu de Barcelone, c’est-à-dire que ma lettre ne partira d’ici que demain. Je la laisse au consul pour vous l’envoyer, et je pars pour la campagne, où je suis installée, avec maison meublée et jardin, dans un site magnifique, pour 30 francs par mois. J’ai en outre arrêté une cellule, c’est-à-dire trois pièces et un jardin pour 35 francs par an dans la chartreuse de Valdemosa, immense et magnifique couvent, désert au milieu des montagnes. Notre jardin est jonché d’oranges et de citrons, les arbres en cassent. Nous avons des haies de cactus de vingt et trente pieds de haut, la mer à une demi-lieue, un âne pour aller à la ville, des chemins inaccessibles aux visiteurs, des cloîtres immenses et de la plus belle architecture, une église charmante, un cimetière avec un palmier et une croix de pierre comme celle du troisième acte de Robert le Diable, des parterres de buis taillé. Le tout habité par nous seulement, une vieille femme pour nous servir, et le sacristain porte-clefs intendant majordome, maître Jacques en un mot. J’espère que nous aurons des revenants. La porte de ma cellule donne sur un cloître énorme, et quand le vent pousse la porte, on entend comme une canonnade dans tout le couvent.

« Je suis dans l’enchantement, et je crois que j’habiterai la cellule plus que la maison de campagne qui en est, au reste, éloignée de deux lieues.

« Vous voyez que la solitude et la poésie ne me manqueront pas. Si je ne travaille pas bien, il faudra que je sois une f… bête. »

Cet enthousiasme n’eut qu’un temps et ne dura guère plus de quelques semaines ; bientôt, on se heurta à mille difficultés de logement, d’approvisionnement, etc. ; et la lettre suivante, écrite en janvier, est fort désenchantée déjà :


A. F. Buloz.

«… On m’avait incroyablement trompée sur la facilité de communiquer avec ce pays-ci. Il y a un seul bateau à vapeur, et une seule voie, savoir Barcelone où règne, je crois, une police ombrageuse, car ils ont peur de tout, ces braves Espagnols !… En outre, les vents du Nord soufflent sur notre île les trois quarts de l’année, de sorte qu’on y arrive mieux qu’on n’en sort ; le bateau, qui est censé partir tous les sept jours, reste souvent au port vingt et vingt-cinq jours. Et puis encore, l’Espagne va singulièrement… On ne sait d’ici ni qui vit, ni qui meurt. Les journaux, c’est-à-dire le journal majorquin, n’ose pas faire part à ses abonnés de la plus petite nouvelle, de crainte de se compromettre. Si l’on pouvait soupçonner qu’il s’avisât d’avoir une opinion, le malheureux journal, ce serait fait de lui. Ainsi l’Espagne peut être perdue et regagnée, et reperdue cent fois, personne ici ne s’en doutera de longtemps, ou n’osera dire ce qu’il en sait. Quels êtres que ces gens-là ! Je n’aurais jamais cru qu’il y eût à deux journées de navigation de la France une population aussi arriérée, aussi fanatique, aussi timide, pour ne rien dire de plus, et d’une aussi insigne mauvaise foi. Ils auront de mes nouvelles quand je les quitterai, cela soit dit sans préjudice de plusieurs personnes excellentes que j’ai trouvées ici comme on en trouve partout. Du reste, le pays est magnifique. Le climat est charmant, sauf des pluies, comme je n’en ai jamais vu, qui heureusement n’ont qu’un temps assez court. Mais nous y sommes en plein depuis vingt jours, et il y a des moments où nous en sommes effrayés. Bref, je suis au bout du monde, intellectuellement et physiquement aussi, car la difficulté des chemins peut compter pour plus que la distance réelle. Il n’y a pas une seule route dans l’île, ce sont des chemins à se rompre les os, et les voitures sont à l’avenant. Nous habitons une immense chartreuse abandonnée, et demi-abattue, mais où j’ai arrangé proprement une cellule. Nous sommes perchés sur les montagnes, et les vautours viennent faire la chasse aux moineaux jusque sur les orangers de notre jardin. Des deux côtés de l’horizon au-delà des sites sublimes, nous voyons la mer qui ne l’est pas moins. La chartreuse avec ses grands cloîtres, son cimetière, ses arcades, ses chapelles, ses sources d’eau vive, ses grands lauriers, ses bois taillés, et surtout son silence et son abandon, réalise toutes les poésies qui ont jamais pu traverser les cerveaux poétiques. Je me trouve tellement indigne d’habiter une demeure qui eût été à la taille de Byron, que je crois que je n’oserai jamais rien écrire là-dessus. Mais je dois aux Majorquins de parler de leur piété touchante. C’est ce qui me révolte le plus ici, moi qui ai jadis été dévote sincère. Ce que je vois me réconcilie avec Voltaire et ses lieux communs sur le fanatisme. On ne l’a pas encore lu ici, on a entendu vaguement parler d’un certain Boltaïré !…

« J’écrirai aussi sur mon voyage, mais je ne pourrais rien faire imprimer là-dessus, tant que j’habiterai ce pays. On m’y brûlerait vive, je suis déjà en assez mauvaise odeur dans ces montagnes, parce que je ne vais pas à la messe…[15] »

On voit combien le ton est changé. Chopin aussi était malade, et « doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant dans l’intimité exclusive. » Délicat et fragile, le musicien souffrait de tout : du froid et du chauffage malsain, du vent qui soufflait à travers le cloître, et l’énervait au point de lui donner des hallucinations, de l’humidité qui moisissait ses habits sur son dos. Pendant que George Sand, bien portante et infatigable, explorait l’île par les chemins défoncés et « passait la montagne à pied avec des torrents à travers les jambes, » la solitude du pauvre grand homme était hantée de visions… Au retour George Sand, écrivain la nuit et professeur le jour (car elle faisait à cette heure l’éducation de ses enfants), cuisinait le dîner de Chopin qui, ne pouvant supporter l’huile rance et la graisse de porc, était malade toutes les fois que des « mains étrangères lui préparaient ses aliments. » Que d’épreuves pour un musicien génial et sensible ! Ah ! ne voyageons jamais ! — de cette façon, s’entend.

Repoussé des habitants que sa phtisie épouvantait, mal soigné par « un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus ânes les uns que les autres, » il dut partir coûte que coûte, et il partit mourant ; arrivé à Barcelone après une traversée terrible, il crachait toujours « le sang a pleines cuvettes. » Enfin, à Marseille, le docteur Cauvière le sauva et le remit momentanément sur pied. George Sand se plaignant de toutes ces tribulations s’écrie : « l’Espagne est une odieuse nation ! »


UNE BROUILLE S’ANNONCE

Au commencement de juin, George Sand est rentrée au bercail, c’est-à-dire à Nohant. La voici singulièrement irritée contre son directeur : ne lui a-t-il pas dit que « Spiridion a eu moins de succès que l’Uscoque et a été traité de mystique ? » Ne pourrait-elle lui donner autre chose avant la publication des Sept Cordes de la Lyre… ? Quelque nouvelle moins philosophique ?… Elle s’emporte ! S’il veut des nouvelles, qu’il « se réconcilie avec Balzac, ou qu’il attire F. Soulié à la Revue. » « Vous ne pouvez me refuser le privilège d’endormir vos lecteurs, quand vous l’accordez à d’autres moins anciens en titre à la Revue. Je vous demande la préférence sur Lherminier et compagnie… » Mais F. Buloz ne peut souffrir les Sept Cordes de la Lyre : il note sur la lettre que je viens de citer :

« Je n’aurais pas voulu l’insérer dans la Revue, je lui avais offert l’abandon de 5 000 francs pour ne pas publier ce pastiche. Il fallut céder… »

« Il fallut céder, » — car George Sand pressait Mme Marliani, de Nohant ; Mme Marliani était chargée du sort des Sept Cordes, en l’absence de l’auteur. — « Tenez ferme, chère amie, » écrivait ce dernier, « pour qu’elles soient insérées dans la Revue… Mais ne voyez-vous pas que notre Buloz hésite ; et recule, parce qu’il y a cinq ou six phrases assez hardies, et que le cher homme craint de se brouiller avec son cher gouvernement… ? Les abonnés aiment mieux les petits romans comme André et compagnie, qui vont également aux belles dames et à leurs femmes de chambre… J’espère que j’en suis sortie (de ce genre) pour toujours. Ne le dites pas à notre butor… Laissez gémir notre Buloz qui pleure à chaudes larmes quand je fais ce qu’il appelle du mysticisme, et poussez à l’insertion[16]. »

C’est Leroux qui, en l’absence de George, corrigea les épreuves ; car voici venir maintenant Leroux et sa philosophie humanitaire et fumeuse…

Bientôt George Sand écrit au directeur de la Revue[17] : « Pour la première fois, j’ai du manuscrit terminé en portefeuille, et loin de le demander, vous avez fait un assez triste accueil à mon dernier envoi. Peut-être que je baisse ? Mon Dieu, dites-le-moi tout bonnement… car, croyez bien que s’il y a une conviction chez moi pour mes écrits, il n’y a pas d’amour-propre irritable. Je ne puis plus écrire agréablement, peut-être parce que je n’ai plus l’esprit agréable, mais qu’est-ce que cela fait ? il y a tant de bons lecteurs par le monde ! » Autre chose irrite à ce moment la « Reine : » l’insertion du Faust de Henri Blaze, car, elle aussi a fait un article sur Faust. « Vous saviez que je l’avais à votre disposition, et vous avez donné la préséance à celui de votre beau-frère ! »

Mais la grosse question, comme toujours, c’est la question d’argent. « Mes fermiers ne me paient pas, mes ouvriers de la maison que j’ai fait réparer à Paris ne veulent pas attendre, et j’ai 60000 francs de dettes sur ce que j’appelle mon passif, c’est-à-dire la fortune dont je suis censée jouir, en dehors de mon travail. » Dans ces conditions, qui pourra l’aider ? « Vous faites en grand les affaires que vos rédacteurs font en petit, vous devriez donc être préparé à tout événement, et n’être pas à court d’écus comme un petit négociant, lorsque nous venons, nous qui n’avons qu’une corde à notre arc, frapper à votre porte… » et encore : « Ne refusez pas mes manuscrits ; autrement, que voulez-vous que je devienne ? Je ne vous dis pas que vous soyez fort à l’aise… si nos conventions ne vous vont plus, déchirons-les[18]. »

Après avoir parlé ainsi, rudement, elle termine : « Bonsoir, mon cher Buloz, répondez-moi à Nohant, où je suis depuis cinq jours avec Maurice parfaitement guéri, et Solange toujours belle et forte, moi pas belle, pas riche, mais encore assez forte pour embrasser Christine, et vous donner des coups de poing[19]. »

À cette lettre, F. Buloz répond sans retard :

« Je ne veux pas tarder d’un jour à répondre à votre aimable lettre, et je vais tâcher de le faire avec un calme parfait, sans m’arrêter à l’aigreur que vous me témoignez, et aux insinuations injurieuses que vous n’hésitez pas à m’adresser. Je ne sais en vérité sur quelle herbe vous avez marché pour m’écrire de pareilles choses sans aucune espèce de raison.

« De quoi vous plaignez-vous donc ? Vous me traitez comme votre débiteur ; mais le suis-je en effet ? Voyons ensemble, je vous prie. (Du compte établi par Buloz il résulte qu’il n’est nullement son débiteur, au contraire.) Ainsi en sept mois je vous ai compté 17 500 francs[20]. Est-ce là faire un triste accueil à vos manuscrits ? Vous vous plaignez que je n’aie pas demandé le manuscrit que vous avez, mais ne m’aviez-vous pas écrit qu’il était en route, que vous m’enverriez des lettres de Palma, et cela est-il arrivé ?

« Tout ce que j’ai signé, je le tiendrai, je vous demande seulement la réciprocité.

« Je ne sais qui vous monte, et qui vous écoutez pour en venir à me traiter, comme vous le faites. Mais ce qui précède, doit vous prouver que vous n’avez pas toujours trouvé fermée la caisse du petit négociant dont vous parlez ; au reste, je n’ai nulle prétention à être un grand négociant, c’est un honneur dont je me passerai bien. Je n’ai pas non plus plusieurs cordes à mon arc, comme vous le dites avec votre bienveillance ordinaire ; je n’en ai qu’une : celle du travail, modeste, pénible et honnête, qui est loin de me rapporter ce que vous croyez, mais qui, avec mes goûts simples et républicains (démocrate en cela seulement), me donnera toujours l’avantage sur vous, grands gargantuas, qui dépensez avec tant d’imprévoyance et de folie les magnifiques revenus de votre cerveau.

« Vous me reprochez aussi de ne pas avoir tout l’argent qu’il vous faut ; à cela je réponds : il est vrai, mais je suis loin de vous en devoir…

« Tous ces malentendus, toute cette aigreur qui se renouvellent périodiquement ne viennent que des rapports faits et mal faits par vos intermédiaires.


« Qui vous a dit que vous baissiez ? J’ai dit que vous vous écartiez de votre véritable route, que vous aviez fait une fantasmagorie dans les Sept Cordes, que je n’y comprenais rien, ainsi que beaucoup de gens de bon sens, et que je voudrais voir Albertus au diable au lieu de mon argent.

« Si c’est là dire que vous baissez, il y a plusieurs mois que je vous ai écrit tout ceci. Vous savez le personnage que l’on mettait derrière le triomphateur romain ; pourquoi n’auriez-vous pas un personnage de cette espèce à côté de vous ? A qui va mieux ce rôle qu’à votre éditeur écorché des Sept Cordes de la Lyre ? J’en dirais bien d’autres, si je savais que mes grincements de dents puissent vous dégoûter à tout jamais de votre métaphysique plus que ballanchienne !

« J’oubliais de répondre à un de vos prétendus griefs, l’insertion du Gœthe de mon beau-frère[21]. Si vous voulez consulter vos Revues, vous verrez qu’il y a plus de deux ans que nous annonçons ce travail. En quoi d’ailleurs cela vous fait-il tort ? Cela vous empêche-t-il de publier le vôtre ? Bien loin de là, puisque vous ne connaissez pas le second Faust, cela peut vous servir.

« Henri a passé deux ans à étudier les œuvres de Gœthe, et quand la deuxième partie de son travail aura paru dans la Revue, il publiera la traduction entière du second Faust qu’il a terminée, et que lui seul, peut-être, pouvait faire maintenant.

« Amen. Vous avez réveillé le chat qui dort.

« Adieu, tigresse d’Arménie,

« F. BULOZ[22]

« P.-S. — J’attends votre Lettre sur Palma et votre Gœthe.

« Nous verrons si vous achevez le premier, je ne demande pas mieux…

« Vous me dites que vous avez besoin de fortes sommes, je vous ai déjà écrit que le Théâtre-Français vous tendait les bras[23]. »

Voici la réponse de George Sand, assez méchante, on le verra[24]. Elle est adressée à


Monsieur Buloz, homme de lettres :

« Vraiment, mon cher Buloz, vous avez bien de l’esprit depuis quelque temps, et je vous trouve léger. Vous devenez ambitieux aussi, vous avez la prétention de comprendre ce que vous éditez.

« Pourtant, je veux bien être pendue, si vous comprenez quelque chose au second Faust, et quant au style de Henri Blaze, il est tout aussi métaphysique que le mien. Ainsi votre jugement ne ferait pas beaucoup à l’affaire, mais ce qui est plus sérieux, c’est que vous vous dites écorché, — le mot est grossier. A la bonne heure… Je viens, moi, vous offrir la restitution de l’argent que vous avez perdu sur les Sept Cordes et vous proposer très sérieusement de résilier nos engagements, car je ne suis pas habituée à écorcher personne. Je ne suis pas le Juif Shylock, et je ne vois pas trop ce que je pourrais faire de votre peau, quelque gênée que je sois dans mes affaires.

« Des critiques littéraires, tout ce que vous voudrez, vous y excellez, et je n’ai qu’à profiter d’enseignements comme les vôtres. Bornez-vous là, car les reproches d’argent ne méritent pour réponse que de l’argent.

« Au reste, cette lettre vous ferait honneur, car c’est un petit chef-d’œuvre, et j’y vois que vous devenez trop profond pour qu’on puisse vous contenter par un travail digne de vous, c’est décourageant prenez-y garde, n’en écrivez pas une pareille à Planche, car il laisserait à jamais sa plume.

« Bonjour, cher Buloz. Vous m’appelez tigresse d’Arménie : c’est une faute d’impression sans doute, car le mot classique est Hyrcanie. L’Arménie n’a jamais été, que je sache, renommée pour ses tigres, mais peut-être qu’on y trouve des éditeurs ! Tout à vous quand même !

« Je ferai des pièces pour les Français, quand vous aurez perdu votre place, car vous êtes trop difficile.

« Embrassez Christine pour moi, je la plains d’être l’épouse d’un chacal d’Etuvie, — il y a autant de chacals en Etuvie, que de tigresses en Arménie[25]. »

Le 25 juin, F. Buloz réplique :

« Ma lettre vous a piquée, mon cher George ; tant mieux, j’aurais été trop malheureux de ne pas vous rendre une petite piqûre pour la blessure que vous m’avez faite. Vous le savez, je suis toujours sur la défensive avec vous. Mais quand on me mord trop vivement, je tâche d’égratigner.

« Or, si vous aviez votre dernière lettre sous les yeux, vous verriez que je ne vous ai adressé que des douceurs comparatif veinent.

« Avant de répondre à la partie positive de votre dernière lettre, je m’arrêterai à la partie littéraire. Je vous dirai d’abord que j’accepte bien franchement la leçon classique que vous me faites, à propos des mots tigresse d’Arménie.

« J’ai fait une balourdise, il est vrai, — c’est un souvenir presque effacé de Virgile, qui m’a fait mettre Arménie pour Hyrcanie.

« Mais je suis plus vieux que vous, j’ai la mémoire moins sûre ; vous avez des souvenirs plus frais de l’épopée latine ; cependant je vous ferai observer, et cela sans malice, que vous avez pris quinze jours pour rafraîchir votre mémoire.

« Je vous ai entendu bien des fois crier contre le pédantisme, vous lui donnez des coups d’étrivière à chaque occasion, et voilà que vous donnez dans le pédantisme. Je vais donc prendre exemple sur vous, et vous ne pourrez pas dire que je choisis mal mes maîtres. A propos des mots « Editeur écorché des Sept Cordes de la Lyre, » vous ne faites pas une balourdise moins grande que celle que je viens de reconnaître : j’ai voulu dire que la Musique de votre poème épique m’avait écorché les oreilles, que je n’y avais rien compris. Je me suis servi à dessein d’un terme musical, à propos d’une épopée musicale. Comment d’ailleurs vous étonner que je ne comprenne pas vos intentions philosophiques et fantastiques, puisque vous m’accordez si peu d’intelligence ? Mon opinion ne fait rien à l’affaire, je le sais, je n’ai nulle prétention à cet égard, mais j’ai la conviction que jamais des considérations d’intérêt n’entrent pour rien dans telle ou telle chose.

« Puisque vous m’amenez à vous dire ce que je pense du second Faust, j’ai regardé le travail de Henri Blaze comme bon, malgré ses défauts, parce qu’il faisait connaître une production bizarre d’un grand écrivain, production inconnue en France ; mais, pour mon compte particulier, je n’aime pas mieux le second Faust, que les Sept Cordes de la Lyre.

« Je suis assez simple pour juger cela, sauf quelques parties, comme un cauchemar, et ce qui me console, c’est que M. Cazalès, qui est un homme très distingué, m’assurait, il y a quelques jours, que Scheliing en disait autant ; je me console en me disant que je ne suis pas tout à fait abruti, puisque Schelling a avancé publiquement la même chose.

« J’en viens à ce que vous me dites, que vous attendez que j’aie perdu ma place pour écrire une pièce. Je vous remercie de vos tendres souhaits, et de l’intérêt que vous me portez. Mais je suis assez désintéressé pour donner ma démission, si ma présence au Théâtre-Français doit vous empêcher de doter la France d’un grand ouvrage dramatique. Mettez-vous donc à l’œuvre, faites un Hamlet ou un Othello, et ma démission est au bout.


« Je réponds maintenant à votre proposition de rupture partielle. Je ne l’accepte en aucune façon, et n’implore la pitié de personne. Je vous ai dit que j’exécuterais tout ce que j’ai signé ; je suis assez patient de ma nature et assez froid pour encourir toutes les chances d’un traité que j’ai consenti.


« Je garderai tout, ou je céderai tout : jusque-là, vous me trouverez toujours prêt à exécuter nos conventions, et, quand vous le voudrez, les relations que vous rendez difficiles, deviendront plus faciles. J’ai la conscience de n’avoir rien fait pour amener l’aigreur qui se manifeste chez vous, à des intervalles trop rapprochés.

« Je vous le répète, c’est là le fait de vos intermédiaires ; et pourquoi, encore une fois, des intermédiaires entre nous ?

« Tout à vous donc, tigresse d’Hyrcanie[26]. »

J’ignore ce que Mme F. Buloz a pu écrire, à la suite de cela, à George Sand ; certainement la jeune femme a dû s’inquiéter du ton des dernières lettres qu’ont échangées les deux amis, car, à son tour, George Sand, s’adressant à Mme Buloz quelques jours après, la rassure[27] :


« Ne vous effrayez pas trop de mes fureurs et de celles de votre Buloz, chère Christinette. Tout cela n’est pas si sérieux que vous croyez, car au fond, je ne peux pas m’empêcher d’aimer le pauvre ours mal léché qu’il a plu à la divine Providence de vous donner pour époux ; c’est un excellent homme, je le sais, mais il est bourru, et il a bien besoin que vous le passiez au rabot de temps en temps. C’est à vous d’adoucir un peu son naturel féroce, et si j’étais comme lui, dans la compagnie d’un petit ange de paix comme vous, je n’aurais pas toutes les colères que vous me reprochez. Je courbe donc la tête devant toutes vos gentilles admonestations, d’abord parce que je ne pourrais me disculper sans accuser votre client, et que malgré mes théories subversives, je ne voudrais pas (dussiez-vous m’écouter) faire auprès de vous ce rôle damnable ; ensuite parce que je n’ai aucune animosité contre cette douce victime Buloz, qui vous fait croire qu’il est un petit saint. Je ne vous dirai dans tout ceci que deux mots sérieux. Le premier, c’est qu’il m’a adressé un reproche blessant et qui seul m’a fâchée ; le second, c’est que ce qu’il a pris de ma part pour une provocation du même genre était fort loin de ma pensée.

« Je ne nie pas l’emportement de mon caractère : que Dieu m’accorde la grâce de ne me pas refroidir le sang, malgré l’âge philosophique qui m’atteint ! mais dans toute cette affaire, j’ai la certitude de n’avoir pas commencé les hostilités. Vous voyez trop de gens de lettres pour croire qu’il en soit de naïfs et de sincères. Je vous prie de relire la lettre incriminée, sans subir l’influence de Buloz, vous verrez qu’elle est franche et enjouée, que j’y défends mes intérêts sans colère, et que de bonne foi, pensant que ma métaphysique peut fort bien déplaire à vos abonnés, j’offre à Buloz de ne pas lui imposer, le danger de méditer davantage. Faut-il s’entre-dévorer après cela ?

« Je ne voulais pas vous dire cela si longuement. Pardon mille fois, toute discussion est ennuyeuse. Finissons-en et venez me voir. Si Buloz ne s’amende pendant son dîner à Nohant, je le régalerai de sa pendaison en effigie, avec sa Revue au cou, au plus bel arbre de mon jardin.

« En attendant, je me fais une fête de vous voir, avec votre cher enfant. Vous n’aurez pas beaucoup de peine à m’adoucir, d’abord parce que je n’ai rien à vous refuser. Ensuite parce que je suis l’offensé, et qu’il est plus facile, comme vous le savez, de pardonner les torts d’autrui, que de pardonner à autrui ses torts.

« C’est M. La Bruyère qui a trouvé cela, et qui le dit beaucoup plus élégamment.

« Au revoir donc, chère enfant, le plus tôt possible.

« A vous de cœur.

« GEORGE.

« Serez-vous assez bonne pour faire prendre chez Mme Marliani une caisse d’argenterie qu’elle doit m’envoyer, et qu’elle n’a pas voulu confier à la diligence ?

« Si c’est elle que Buloz flétrit du nom d’intermédiaire, je vous dirai qu’il a grand tort. Je vous ferai voir la lettre qu’elle m’avait écrite, et vous y verrez que loin de l’accuser elle le défend[28]. »


George Sand n’attachait donc pas d’importance aux duretés qu’elle écrivait à Buloz, et lorsque Mme Buloz s’en affligeait, elle ne faisait qu’en rire. Pourtant ces querelles de mots portaient de trop nombreuses atteintes à leur amitié, et F. Buloz s’en montrait blessé. Avec sa nature droite, il était dérouté par ces revirements, ces attaques, ces réconciliations inattendus. Il se méfiait aussi de la cour qui entourait George Sand à Nohant. Le 3 juillet 1839, à propos de Gabriel, il lui écrit : « La première partie de Gabriel est tout à fait charmante, je vous dis cela au risque de me faire traiter d’épicier par vous : c’est de votre bonne manière, quoi que vous puissiez dire. » F. Buloz gardait son opinion : il préférait les romans de George à sa philosophie, qui l’en blâmera ?

En juillet il est attendu à Nohant, avec tout son monde.

« Vous êtes trop bonne de vous occuper de nous. Nous tombons sur vous à l’improviste, mais ne vous gênez en rien. »

Ce voyage à Nohant fut remis au mois de septembre[29]… « Je suis fâchée que vous ne soyez pas venu, écrit la Reine, je vous attendais tous les jours. Enfin j’espère que ce qui est différé n’est pas perdu. J’ai beaucoup de choses à vous dire qui seraient trop longues par écrit. Je n’ai pas reçu de nouvelles de Christine… Portez-vous bien malgré tous vos ennuis, et venez vous reposer un peu ici. »

Comme elle lui a glissé aussi ces mots : « Je ne me sens pos en bonne odeur à la Revue, » F. Buloz lui répond tout de suite[30] :

« Ne croyez pas davantage ce qu’on vous dit des prétendues mauvaises dispositions de la Revue, vous serez toujours, tant que vous le voudrez, notre Reine ; chacun y accepte votre royauté, mais il y a beaucoup de petites envies et de petites rancunes, qui feront tous leurs efforts pour vous convaincre du contraire. J’espère prochainement ne vous laisser aucun doute à cet égard[31]. »


Le drame que George Sand avait écrit et que F. Buloz était allé réclamer à Nohant, — Cosima[32], — le Théâtre-Français, on octobre, se préparait à le jouer. Le choix de Mlle Mars pour le rôle de Cosima effraie le Commissaire Royal… il redoute l’âge de Mlle Mars[33]. Le rôle est écrasant : comment le supportera-t-elle ? Il préférerait Mlle Plessy qui a dix-huit ans. Cependant George Sand est toujours dans le Berri. F. Buloz lui écrit, le 1er octobre :


« Mon cher George,

« J’ai appris avec inquiétude que vous vouliez donner le rôle de Cosima à Mlle Mars ; je crois que le talent de Mlle Mars serait d’un bon secours pour ce rôle, s’il ne dépassait pas ses forces. Mais je suis convaincu que Mlle Mars est hors d’état d’aller jusqu’au bout d’un rôle si fatigant. Je ne vois que Mlle Plessy qui soit assez jeune et assez belle pour se charger d’une si grande tâche ; j’ajouterai que le talent de cette actrice est aussi la meilleure garantie pour vous. Menjeaud, d’ailleurs, qui se chargerait du rôle d’Ordonio, ou de celui du Duc, m’assure qu’il lui serait impossible de jouer le rôle avec Mlle Mars, sur laquelle (c’est lui qui parle) il ne pourrait prendre l’ascendant voulu. D’ailleurs, toutes les voix au théâtre sont pour Mlle Plessy en cette circonstance. Vous savez bien que nous voulons tous vous procurer les meilleures chances de succès pour votre pièce ; aussi, laissez-moi agir ici malgré vous, s’il le faut : nous jugeons mieux des ressources du personnel du théâtre, et ne craignez pas que la moindre passion nous égare…

« Vous savez peut-être que Charles Maurice a donné, contre tout droit et sur une indiscrétion très coupable de ne je sais qui, une analyse mensongère de votre drame. Nous allons lui faire un procès pour arriver à lui infliger une peine pour son délit[34].

« F. BULOZ. »

Voici la réponse de George :

« Mon cher Buloz, « Je n’accepterai Mlle Plessy qu’après l’avoir vue jouer au théâtre, et faire preuve du talent que vous lui accordez. J’ai là-dessus des données si contraires aux vôtres, que j’aime mieux retirer ma pièce que de la voir minaudée et comprise de travers. Si vous pouvez avoir Mme Dorval, ou risquer les forces de Mlle Mars, je ne demande pas mieux que de vous laisser agir, mais ne dites pas du tout à Mlle Plessy que je lui donne le rôle, rien n’est moins sûr… Par exemple, je ne veux pas de Menjeaud pour Ordonio, mais seulement pour le Duc. Je veux Bocage ou Lockroy pour Ordonio, pas d’autre. Je ne veux de Ligier en aucune façon… En somme, votre théâtre est fort mal monté pour le drame, à ce que je vois, et je regrette amèrement la Renaissance et Mlle Dorval. Quand vous me ferez croire que celle-là n’est pas de force à jouer un rôle que peut jouer Mlle Plessy, qui a la réputation de la première grimacière du monde, vous serez bien habile. Cette lettre est entre nous deux, mais ma décision est prise : je veux voir

« Je viens d’être horriblement malade d’un empoisonnement de tomates. Dieu vous préserve des tomates ! Je suis encore sur les dents, je n’ai pas la force d’écrire des lettres et je ne vois pas en beau l’avenir de ma pièce. Faites ce que vous jugerez convenable avec Charles Maurice. Quant à moi, je ne me mêle pas des cabales et des cabaleurs, c’est à vous de les expulser de la salle, et de m’en préserver par tous les moyens, mais je n’en veux rien savoir.

« Vous ne me dites pas si vous avez fait un bon voyage, si ma petite Christine et son cher Paul sont arrivés en bonne santé. Embrassez-les bien pour moi.

« Tout à vous de cœur.

« GEORGE[35]. »


Après cela Mlle Mars est abandonnée, et c’est Mme Dorval que George désire : pourtant, Mlle Mars se serait volontiers chargée du rôle, aucun ne lui paraissant trop jeune. On se souvient que lorsque Scribe lui apporta la Grand’Mère, qu’imprudemment il avait écrite pour elle, l’actrice dit ingénument : « Le rôle de Cécile me va, mais qui jouera la grand’mère ? » Enfin, après une démarche de George Sand auprès du ministre Duchâtel, Dorval est engagée, et George Sand écrit à Hippolyte Chatiron : « J’ai renversé toutes les barrières et j’ai fait entrer Mme Dorval, qui n’en est pas plus contente pour cela. »

La pièce est distribuée, laborieusement, mais les répétitions ne sont pas encore commencées le 15 janvier. L’auteur se plaint amèrement de ces retards, dont elle accuse F. Buloz, — naturellement : « Quant à ma pièce aux Français, je vous prie de suspendre tout préparatif et de m’en faire rendre le manuscrit. M. Lockroy quitte le théâtre prétextant une maladie ; je vois qu’il y a là contre moi des intrigues avec lesquelles je ne veux pas me commettre. Ma tentative aux Français était impossible…[36] » Elle veut aussi aller trouver M. Duchâtel de nouveau, mais cette fois « pour lui dire que j’aime mieux retirer ma pièce, et lui dire de rompre l’engagement de Mme Dorval. Ni elle ni moi ne pouvons attendre indéfiniment et moi, je ne peux rester à Paris après le mois de mai. D’ailleurs on sait ce que devient une pièce dans les cartons du Théâtre-Français. On la donne à un auteur aimé de ces messieurs et de ces dames, on change les noms et les costumes, et on la joue au nez de l’auteur. Nous connaissons bien tous l’auteur véritable de Mademoiselle de Belle-Isle, et, quand vous voudrez, je vous montrerai le manuscrit. Ainsi finissons-en donc. Mettons Cosima dans la Revue des Deux Mondes[37]. » L’auteur aussi est pressé par ses perpétuels besoins d’argent : « Si vous comptez sur M. Vedel, nous n’en finirons jamais… et surtout envoyez-moi de quoi dîner ou je serai obligée de dévorer mes enfants comme Ugolin ![38] »

A la Comédie-Française aussi, on parait être en pleine effervescence. « Ils sont tous en révolution à la Cour du roi Pétaud. Le Comité se prend aux cheveux avec le ministère. Le ministre veut donner sa démission, prétendant qu’il aimerait mieux gouverner une bande d’anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français[39]. »

Enfin Cosima est jouée le 29 avril. L’auteur redoutait une « sifflade de première classe. » Ce fut cela en effet : « J’ai été huée et sifflée comme je m’y attendais, écrit-elle à Calamatta : chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d’indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale, et il n’est pas sûr que le Gouvernement ne la défende pas… Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers[40]. »


Cette chute de Cosima est de mauvais augure, et la « sifflade » présage d’autres orages. L’année 1840 verra naître le Compagnon du Tour de France, roman issu des idées sociales que Pierre Leroux avec George Sand cultivait. On verra surgir à cette époque autour de George Sand, et par suite dans ses romans, toute une floraison de prolétaires, prosateurs ou poètes, au génie desquels elle croyait : Charles Poncy, le père Magu, tisserand et poète, « qui s’inspirait de La Fontaine, » Agricol Perdiguier, le héros du Tour de France. Il y aura aussi Savinien Lapointe, Durand, Gilland, le serrurier. Hélas ! leurs œuvres n’ont pas laissé de souvenir dans l’ingrate mémoire des hommes, et sauf Jasmin le coiffeur, et Reboul le boulanger, les poètes prolétaires de 1840 sont fort oubliés aujourd’hui.

Agricol Perdiguier, « ouvrier conscient, » auteur de plusieurs livres sur le « compagnonnage, » sembla à George un type idéal ; elle voulut présenter cet ouvrier menuisier à la Revue, mais F. Buloz déclara n’en pas vouloir, et refusa le Compagnon du Tour de France. Plus tard, l’auteur crut trouver une fois encore la personnification vivante de son héros dans Charles Poncy ; elle écrivit à celui-ci : « L’idée qui m’a fait rencontrer le type de Pierre Huguenin n’en était pas moins une conception de la vérité. Vous êtes autre, et vous êtes mieux. Vous êtes poète, donc vous êtes plus richement doué et vous êtes plus homme que lui. Vous n’avez pas cherché l’idéal de l’amour dans une caste ennemie, etc.[41] » Cet homme avisé était, au dire de W. Karénine, ouvrier vidangeur.

Il est à remarquer que les héros de George Sand, tels qu’elle les représente dans ses romans, s’éloignent souvent de leurs modèles, tels qu’ils étaient dans la réalité ; les types créés par elle, désintéressés et sublimes, ne songent qu’au relèvement de leur caste, et noblement repoussent la main et les bienfaits des héroïnes sensibles qui veulent améliorer leur sort. Mais le bon Magu, ou le brave Agricol « ouvrier conscient, » ignorant ces délicatesses, acceptent avec une grande bonhomie les nombreux secours, que la main généreuse de Lélia leur prodigue.

Bref, plutôt que de laisser ces hommes à leur rabot ou à leur navette, quelques lettrés, les uns sincères comme George Sand, d’autres qui l’étaient certainement moins, les encouragèrent à publier leurs poésies et leurs « récits. » Perdiguier écrivit même une pièce en cinq actes. Quelques-uns, en 1848, firent de la politique, comme ce dernier qui, exilé sous l’Empire, finit petit libraire sous la troisième République, et Gilland le serrurier, gendre du père Magu, qui mourut phtisique. Ce Gilland professait un socialisme évangélique, qui n’était pas sans beauté, et lisait saint Bernard dans sa prison ; d’ailleurs reconnaissant à George Sand et l’adorant, s’épuisant à faire des serrures pendant le jour, et de la littérature la nuit.

Chez George Sand et autour d’elle, ce fut un véritable engouement ; on se plaisait à découvrir le génial ouvrier, le nouveau Béranger, sorti du peuple une lyre à la main ; et George Sand, généreusement, écrit des préfaces aux Magu, Gilland, Poney, corrige leurs vers, etc. Devant ce délire, F. Buloz demeurait froid. Il ne partageait pas l’enthousiasme de la Reine et de sa cour, et estimait que le maçon n’avait que faire d’une plume ; puis l’introduction du bon prolétaire dans le roman, et les amours des Irène de Villepreux, lui paraissaient dépasser la mesure du bon goût. De jour en jour, les idées de George Sand s’écartaient de celles de F. Buloz.


Enfin, il y eut entre le directeur et le collaborateur, cette même année, un procès.

Il est certain qu’on aurait pu l’éviter, et que ces dissentiments auraient pu se terminer amiablement, sans l’hostilité de la cour qui entourait George Sand. Cette cour, Pierre Leroux en tête, eut sur George Sand une influence qu’elle se plut, d’ailleurs, à subir. « Ce philosophe social est, dit Henri Heine, pour George Sand, un directeur de conscience littéraire, une espèce de capucin philosophique. » Pierre Leroux, on le verra dans l’histoire de la fondation de la Revue indépendante, travailla de tout son pouvoir à séparer George Sand de F. Buloz et à exciter ses rancunes contre lui. Les autres amis de Nohant ne furent pas étrangers non plus à cette querelle, ainsi qu’en témoigne un avis dicté par Rollinat, et qu’on a lu déjà sur une lettre de George Sand[42]. Enfin, chacun donnait un conseil, et tout le monde, au lieu de l’éteindre, attisait le feu.

Nous ne pouvons faire ici l’exposé, forcément aride, de cette affaire. Disons seulement que le différend portait sur la propriété des œuvres de George Sand assurée naguère à Buloz et Bonnaire par un traité dont Michel de Bourges poussa George Sand à poursuivre la rupture.

Voici le jugement qui fut rendu par le Tribunal de commerce, le lundi 16 mai 1842 :

« Le tribunal fixe au 24 décembre 1841 l’époque à laquelle cesse la jouissance de Buloz et Bonnaire sur les ouvrages compris au traité verbal de 1835 en exceptant le roman de Lélia[43].

« Fixe au 24 juin 1842 le terme de leur propriété sur ce dernier roman.

« Dit que pour les ouvrages non compris au traité de 1835, la jouissance exclusive de Buloz et Bonnaire et de Magen et Comon, leurs ayants droit, cessera le 1er janvier 1843.

« Dit qu’il n’y a pas lieu d’accorder de dommages et intérêts à F. Buloz et Bonnaire pour la non-livraison d’EngeIwald.

« Condamne la dame Dudevant, par toutes les voies de droit, seulement, à payer à Buloz et Bonnaire la somme de 9 200 francs avec les intérêts du jour de la demande, etc. »

Les dépens étaient partagés entre les deux adversaires.

George Sand, entraînée par ses conseils, poussée par eux, ne remportait pas la victoire qu’ils lui avaient promise.


HORACE ET LA « REVUE INDÉPENDANTE »

Malgré le refroidissement que le procès aurait pu amener dans les relations de F. Buloz et de son collaborateur, ce ne fut pas le procès qui les sépara. Ce fut Horace et le refus d’Horace. Mais Charles de Mazade l’a écrit plus tard : « Comment Horace et le Compagnon du Tour de France eussent-ils pu être insérés dans la Revue ? Entre les emportements démocratiques de Mme Sand et l’esprit de ce recueil, l’incompatibilité était trop flagrante, et la force des choses amena la séparation. » Donc Horace déplut à F. Buloz, et cela ne me semble pas scandaleux. Mais cela sembla scandaleux à George Sand, qui reprocha à son directeur, et amèrement, d’être juste milieu, ministériel, que sais-je ? Elle dit : « Que me reprochez-vous ? je n’ai jamais changé. J’ai toujours aimé le peuple, haï et méprisé les bourgeois. Voyez mes romans : Benedict n’est-il pas un paysan, Geneviève une grisette ? » Sans doute, mais ne voit-elle pas, à son tour, que ses précédents romans étaient tout simplement romanesques, et que les derniers sont remplis de thèses sociales ? Horace est parfaitement ennuyeux.

Le contrat concernant Horace fut signé le 9 juin 1841[44], le manuscrit remis à l’imprimerie, — l’épreuve de la première partie renvoyée par l’auteur. George Sand s’attend à voir cette première partie dans la Revue du 1er septembre ; — elle n’y est pas.

« Mon cher Buloz, je m’attendais à voir la première partie d’Horace dans le numéro du 1er. Vous avez dû recevoir les épreuves le 25 ou le 26… Ce retard m’inquiète parce que je crains que la poste n’ait arrêté mes épreuves à cause des corrections[45]. »

F. Buloz alors s’éleva résolument contre Horace, et voici, le 15 septembre, la défense par son auteur de ce livre et des idées humanitaires qu’il contient. Cette défense est éloquente certes et véhémente, mais il me semble que George Sand y perd de vue un point essentiel, c’est qu’un écrivain, par ses opinions, peut compromettre le recueil dans lequel il écrit : « Ne vous mêlez pas de mes affaires, dit George Sand à F. Buloz. Je ne me mêle pas des vôtres, laissez-moi dire ce qui me plaît… » La proposition parait ingénue.


« Mon cher Buloz,

« Distinguons et tâchons de nous entendre. La Revue est-elle libre, ou ne l’est-elle pas ? A qui ai-je affaire ? A vous, à vos abonnés ou au gouvernement ?… Vos idées et vos instincts n’ont que faire dans ma prose. Je ne me mêle pas de votre chronique, pas plus que de votre ménage. J’aime votre femme, je n’aime pas votre chronique, mais je ne prétends diriger ni l’une ni l’autre, et je vous prie de laisser mon cerveau et mon encrier tranquilles. Si c’est à vous que j’ai affaire, voilà toute ma réponse. Vous êtes effrayé, dites-vous, est-ce pour vous ? Alors, ne prenez pas mon roman. Est-ce pour moi, cela ne vous regarde pas.

« Maintenant, est-ce à vos abonnés que j’ai affaire ? Je ne les connais pas… Je n’ai jamais travaillé pour leur plaire. J’ai travaillé pour gagner ma vie, en n’écrivant jamais une ligne contre ma conviction. Si j’ai plu à vos abonnés, peu m’importe, j’aurais pu tout aussi bien plaire à un autre public que je n’aurais ni ménagé, ni connu davantage… Depuis qu’il vous a plu de me sermonner comme si vous étiez un cuistre et moi un marmot, la Revue m’ennuie considérablement. Donc, si vos abonnés disent être indignés de mon roman, laissons-les tranquilles et laissez-moi tranquillement faire mes utopies, puisque utopies il y a.

« Enfin, est-ce au gouvernement que j’ai affaire ? — Vous m’avez toujours dit, juré, répété, que la Revue était et serait toujours indépendante !…

« Pour les corrections… depuis votre seconde lettre, et après avoir examiné mon manuscrit, je vois clairement que vous me demandez l’impossible. Vous voulez tout bonnement que je parle d’une époque sans y faire participer mes personnages, que je vous montre des étudiants de 1830 dévoués au gouvernement de Louis-Philippe, un démocrate prolétaire qui ne s’afflige pas, après les journées de Juillet, du rétablissement de la monarchie, vous voulez des grisettes qui ne soient pas des grisettes, et dans la vie desquelles il ne faut pas entrer ; vous voulez que je parle de la bourgeoisie, et que je ne dise pas qu’elle est bête et injuste ; de la société, et que je ne la trouve pas absurde et impitoyable… relisez donc deux ou trois pages de Jacques et de Mauprat. Dans tous mes livres, et jusque dans les plus innocents, jusque dans les Mosaïstes, jusque dans la dernière Aldini, vous y verrez une opposition continuelle entre vos bourgeois, vos hommes réfléchis, vos gouvernements, votre inégalité sociale et ma sympathie constante pour les hommes du peuple. Benedict est un paysan, Mello (de la dernière Aldini) est un gondolier, Simon un autre paysan, Geneviève une grisette.

« Tout cela pour vous dire que je ne veux aucune coupure et aucun retranchement. Je puis changer un ou deux mots dans la première partie, pas davantage. Bonsoir ; vous me prouveriez que cela me discrédite, me perd et me ruine, je suis têtue à cet endroit-là et me ruinerai de bon cœur, pourvu que je dise ma pensée.

« La deuxième partie n’est mêlée à aucune action politique, et nous n’aurions rien à y changer, mais la troisième vous mettrait au désespoir.

« GEORGE[46]. »


On pense que Pierre Leroux, dans tout ceci, n’est pas resté inactif, et l’idée d’une Revue qu’il avait projetée naguère avec George est reprise activement par lui, après le refus d’insertion d’Horace ; voici ce qu’il écrit à George, à ce propos :

« J’ai à vous soumettre, chère amie, un projet que vous avez inspiré, et qui s’accomplira si vous l’approuvez… »

Ce projet s’est formé dans sa tête et dans celle de Viardot en conséquence de ce qu’elle lui a écrit des impertinentes critiques du Tyran de la Revue des Deux Mondes : ils ont l’idée d’affranchir la presse de cette « insolente protection. »

« Si vous le voulez, nous publierons, à compter du commencement du mois prochain, une Revue du même format que celle de Buloz, et paraissant, comme la sienne, tous les quinze jours, — philosophique, politique et littéraire comme la sienne, mais libre, et aussi franche et généreuse dans ses tendances, et dans ses inspirations, que la sienne est vénale et misérable, »

Ils pensent intituler leur Revue : Revue sociale ; elle paraitrait sous ce titre : Revue sociale publiée par… Suivraient leurs trois noms. Dans une autre combinaison, ils seraient cinq : les trois mêmes, plus Béranger et Reynaud. Ces deux derniers noms leur serviraient vis-à-vis du public « à masquer leur mouvement et leur excentricité. » Mais il doute de ces deux derniers venus, ils n’adhéreront sans doute pas à son projet ; alors ce ne serait pas un directoire, mais un triumvirat, et « nous resterons une trinité parfaite. » Il ajoute : « Regardez en effet, et voyez si ce n’est pas une trinité que nous trois. » Il se donne quelques louanges : « N’est-il pas vrai qu’une direction ainsi composée représenterait autre-chose que cet intrus de Buloz, Buloz qui, caché dans son officine, fabrique suivant son intérêt telle ou telle marchandise plus ou moins frelatée, voire même du poison ? »

Pour les collaborateurs, ils admettront naturellement ceux qui répondront à leurs idées républicaines et réformatrices. En ce qui concerne l’exécution : « Aucun de nous n’est apte au travail journalier de rédaction (les fonctions de Buloz), mais nous avons l’homme propre à cette fonction. C’est Joanne, le cousin de Viardot que vous connaissez un peu. Il sait l’anglais et l’allemand, il écrit très proprement, est fort instruit sur les choses pratiques, et les siennes, qui se rapportent à ces choses directement, la géographie, la statistique, une certaine histoire. » Ils ont aussi l’argent nécessaire, car ils ont calculé que les frais par an s’élèveraient à 50 000 francs ; ils ont la moitié de cette somme, ils peuvent donc s’embarquer…

« Il nous faut votre Horace, qui a été la première cause de toute cette belle imagination, il nous le faut promptement, il faut donc l’arracher jusqu’à la dernière plume, des griffes de ce butor de Buloz. »

Ils ont été très prudents et discrets pour que Buloz n’ait vent de rien. Viardot serait en mesure de lui rembourser, à lui Buloz, les sommes qu’elle doit, et puis on lui ferait une aussi rude concurrence que l’on pourrait. Et maintenant, voici ce qui sera offert aux lecteurs de la Revue sociale : d’abord, les sept discours de Pierre Leroux, morceaux de consistance ; peut-être des vers de Béranger, si Béranger entre dans la combinaison ; sinon, non. Ils ont plusieurs articles de Littré. Fortoul aussi donnerait volontiers les bonnes pages de son livre qui va paraître… et puis c’est tout : « Nous taillerons nos plumes[47]. » Pour finir, Leroux conseille à George Sand de payer intégralement sa dette à cet « être détestable » et de charger Falempin de tout.

Le 8 octobre suivant, en effet, Falempin, qui avait déjà paru dans le procès en séparation de George Sand, reparait, et, dévoué auxiliaire, rembourse à F. Buloz le paiement qu’il avait fait pour Horace : le traité est ainsi annulé.

« Mon avis moral, écrit encore Leroux à George Sand, est qu’il est absurde et déplorable que le journal ou Revue de Buloz soit l’arbitre de vos publications. Chère amie, tout cela mérite grande attention. Il y a longtemps que vous sentez comme moi votre position dans cette misérable boutique, où se sont conclus tant de marchés ignobles et où la littérature s’est prostituée comme Buloz l’a voulu. Vous échappez à tous les soupçons par votre grandeur, mais votre réputation de caractère y perd beaucoup. Cent fois, j’ai entendu vos partisans déplorer votre participation à cette Revue. C’est une question générale dans le public : « Comment George Sand écrit-elle dans la Revue des Deux Mondes ? »

Après cela, Leroux lit Horace et il en est bien entendu « ravi, très ravi. » Mais que va-t-on faire d’Horace ? Justement Leroux est sans argent, Horace sans domicile, et voici la Revue sociale, devenue en dernier Revue indépendante, fondée. Horace y trouvera asile, ainsi que toutes les productions littéraires du prolétariat conscient[48].


Mais il faut parler ici d’un roman dont le titre revient constamment dans les discussions et dans la correspondance qui les a précédées : Engelwald. J’ai dit qu’il fut brûlé de la main de George Sand en 1861. Mais qu’était-ce qu’Engelwald ? Et pourquoi tant d’hésitation à terminer cette œuvre, alors qu’en général les œuvres de George Sand étaient si géniales et si abondantes ? La réponse, je la trouve dans un long rapport résumant les griefs de George Sand contre Buloz, et destiné à l’arbitre. C’est une explication, tout entière de la main de l’auteur, contenant la genèse d’Engelwald, et son histoire.

« Le sujet et le dénouement de ce roman étaient l’histoire et la mort de F. Staab, jeune Allemand affilié à la société secrète des Illuminés, et qui, à l’âge de dix-sept ans, fit une tentative d’assassinat sur la personne de Napoléon, à Schœnbrünn. Tout le monde sait cette histoire, dont on a fait une pièce à la Porte-Saint-Martin, peu de mois après la Révolution de Juillet. Dans cette pièce, au lieu de faire fusiller son assassin, comme il le fut en effet, l’Empereur lui faisait grâce, mettant sur le compte d’un patriotisme exaspéré, le geste de Frederick Staab. (George Sand explique qu’elle n’a pas cru, elle, devoir se permettre pareille altération de la vérité.)

« Pour motiver son acte de démence enthousiaste, il me fallut bien entrer dans les idées que ce jeune homme avait pu avoir sur l’oppression et l’avilissement de son pays, le despotisme du conquérant, sur le droit qu’un individu croit pouvoir s’arroger, etc. Toutes ces théories ne concluaient certainement pas à l’apologie du régicide. Mais j’avoue que, ne faisant pas un ouvrage politique ou philosophique, mais un roman pour amuser mes lecteurs, je leur laissais le soin d’absoudre ou de condamner les erreurs de Frederick Staab.

« Ce roman était fort avancé lorsque arriva l’explosion du complot de Fieschi. Alors les théories des Illuminés d’Allemagne, espèce de Tribunal secret qui s’était arrogé le droit de vie et de mort sur les hommes politiques, me parurent tout à fait hors de saison. Je n’ai pas plus songé à encourager l’application de semblables principes, que Voltaire n’y songea en écrivant la Mort de César ou M. Horace Vernet en faisant le tableau de Judith immolant Holopherne, etc.

« Mais du moment que des actes de ce genre passaient dans le présent, il devenait de mauvais goût de s’en occuper. Je fis part de mes répugnances à M. Buloz. Il convînt que ce n’était pas le moment de faire paraître ce roman, etc. »

Certes George Sand écrit : « Toutes ces théories ne concluaient pas à l’apologie du régicide, » et elle se défend d’avoir voulu faire cette apologie. Mais nous connaissons ses sympathies et l’admiration qu’elle exprimait si vivement pour Alibaud, après l’attentat de 1836, dans une lettre à F. Buloz, — « Alibaud est un héros, son nom sera mis dans l’histoire à côté de celui de Frederick Staab, etc. » — nous a renseignés.

Après l’aventure d’Horace, le nom de George Sand disparait des sommaires de la Revue pour un certain laps de temps, — à la vérité assez long : dix ans ; encore les relations d’auteur à directeur ne reprirent-elles véritablement qu’en 1858 avec l’Homme de Neige et grâce à l’intervention amicale d’Emile Aucante. Est-ce à dire que toutes relations furent rompues entre eux pendant la période où le nom de George Sand ne parut plus dans la Revue ? Non, et si leurs lettres, pendant les années qui suivirent 1841, sont moins fréquentes, la correspondance ne cesse jamais complètement.

D’ailleurs un événement cruel, un deuil, les rapprocha. En 1846, F. Buloz perdit son premier-né, « ce beau petit Paul » qui était L’orgueil de la maison, sa lumière et sa gaieté. Quand George Sand apprit ce malheur, elle alla trouver son ancien ami, et lui tendit la main ; F. Buloz ne put que lui dire : « Oh ! George, que je suis malheureux ! »

L’année suivante, elle écrivait à son ami : « Quand je vous ai vu dans la douleur, vous avez vu que j’ai tout oublié pour vous tendre la main. Votre pauvre femme a-t-elle repris le dessus ? Il lui reste encore de charmants enfants pour la consoler. Dites-lui pour moi mille choses affectueuses, et que j’aurais été la voir depuis cette malheureuse circonstance si je n’étais pas un ours[49]. »

En 1847, F. Buloz tenta de ramener George Sand au théâtre ; il le tenta, surtout quand il vit accroître ses pouvoirs à la Comédie, sous le ministère de Rémusat ; quelque temps après la première du Caprice, il lui écrivait :

« Que diable ! nous ne pouvons pas mourir séparés ! Nous devons nous rejoindre de nouveau. Pour moi, j’ai toujours gardé le souvenir de nos jours d’amitié, et je voudrais les voir renaître. Le voulez-vous ? Je n’ajouterai qu’un mot : la situation est toute nouvelle ici, et je voudrais que nous prissions une revanche sur notre soirée du 29 avril 1840[50]. La chose est facile si vous le voulez, le moment est bon. Voyez le succès d’Alfred de Musset ! Quant à la Revue, votre place est toujours là, vous le savez… » Et le 10 décembre : « Ne repoussez pas l’idée de travailler pour le Théâtre-Français. Savez-vous, à ce propos, que Scribe fait une pièce intitulée le Maréchal de Saxe pour Mlle Rachel ? Sa pièce sera jouée en mars.

« Ma femme est très sensible à la marque de souvenir que vous lui donnez, elle vous écrira. Allons, mon cher George, revenez à nous, comme à de vieux amis qui n’ont jamais cessé de vous aimer, et quelles qu’aient pu être les apparences et les colères. »

Pour la Revue, il y a quelques tentatives de rapprochement, de part et d’autre. George Sand, dans la lettre que j’ai citée, offre même un roman. « C’est M. Hetzel qui l’a entre les mains. Si vous voulez le voir ou lui faire parler, je ne pense pas qu’il ait disposé encore de ce roman. . Ce serait très convenable pour une Revue et j’aurais quelque regret à le morceler en feuilleton. » et la Revue indépendante ? George elle-même, sa marraine, sa fondatrice, écrit : « Je ne connais plus personne à la Revue indépendante ; je ne sais même pas si elle existe encore, car je ne l’ai pas reçue depuis bien longtemps ; je suis donc indépendante d’elle à l’heure qu’il est. » Quelques années plus tard, elle avouera : « J’ai mis bien forcément de côté depuis longtemps le scrupule d’écrire dans des journaux et recueils d’opinions diverses. Et à l’heure qu’il est surtout, si je voulais ne vendre mon travail qu’à une journal qui représente mes idées, je n’en trouverais pas un seul existant[51]. »

Quant au théâtre, elle ne voulut pas alors en entendre parler.


« Mon cher Buloz,

« Ne me parlez pas du théâtre, même avec la bonne fortune du collaborateur dont vous me parlez, même avec une assurance contre tous les ennuis de la mise en œuvre d’une idée quelconque au théâtre… Je vous offre mon roman pour vous être agréable, car depuis un an je ne produis pas assez pour être en peine de mon débit. Depuis un an, je n’ai presque rien écrit. Mais je ne crois pourtant pas que nous puissions renouer des affaires ensemble, car vous me parlez de toujours, c’est-à-dire apparemment de quelque arrangement exclusif avec la Revue, et je n’ai pas la volonté de prendre un tel engagement. Je suis arrivée à cet âge où l’on donne son dernier coup de collier dans l’espoir de se reposer après, mais où l’on veut pouvoir changer de collier à chaque sillon[52]. »


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 avril, 15 mai, 15 juin.
  2. Voici cette note : « Nous regrettons vivement que l’auteur de cette lettre, entraîné sans doute par ses sympathies politiques, ait méconnu l’une des qualités distinctives de M. Sainte-Beuve. L’écrivain sincère et loyal qui a rendu compte du livre de M. de Lamennais sur les Affaires de Rome dans cette Revue, a toujours pris au sérieux les questions et les hommes dont il a parlé : il n’a jamais mérité le reproche de frivolité. Mais notre respect pour la libre expression de toutes les pensées de quelque importance, ne nous permettait pas de modifier une opinion que nous sommes loin de partager. » (N. du D.)
  3. Lerminier répondit dans la Revue du 15 février 1838.
  4. Collection S. de Lovenjoul, inédite.
  5. 4 février 1838. Inédite.
  6. Timbre de la poste, 8 août 1838. Inédite.
  7. Maurice définitivement appartenait à sa mère. M. Dudevant, pensant que les crises de cœur de l’enfant étaient dues à l’imagination maternelle, avait épié, surveillé, mais en vain. Maurice était véritablement malade et plus malade quand sa mère était loin de lui : force fut à ce vilain mari de se rendre à l’évidence. Maurice tomba malade chez lui, Casimir alla alors chercher la mère. D’ailleurs, le Dr Gaubert dit à George Sand : « Cet enfant ne respire que par vous, vous êtes le médecin qu’il lui faut, vous êtes son arbre de vie. »
  8. Wladimir Karénine, George Sand, sa vie et ses œuvres.
  9. Wladimir Karénine. George Sand. Tome III. Lettre à Gryzmala.
  10. Mendizabel, ministre d’Espagne, « mais il ne s’agissait pas de le retrouver à Perpignan, il s’agissait de retrouver Chopin » (Karénine).
  11. Collection S. de Lovenjoul. Inédite.
  12. Un hiver à Majorque, p. 29.
  13. Ami de George Sand.
  14. Elle était allée voir M. Molé avec V. Buloz et celui-ci note : « Je l’ai menée aux Affaires étrangères par le petit escalier ; » elle voulait obtenir alors l’exequatur de Marliani. « On n’est plus si républicain quand il s’agit de cela. »
  15. Inédite.
  16. Wl. Karénine, qui publie ce fragment (du 14 mars 1839), fait remarquer qu’il a été changé et tronqué dans la correspondance. Maurice Sand, lorsqu’il le publia, ne voulut sans doute pas laisser subsister les gracieuses épithètes dont le romancier gratifiait son ex-ami dans ses lettres.
  17. Le 5 juin 1839.
  18. F. Buloz à cette heure ne lui avait rien refusé, mais elle semble ici faire allusion à son étude sur Goethe, Byron et Mickiewicz, qui ne parut que plus tard à la Revue : 1er décembre 1839.
  19. Inédite : F. Buloz a écrit en guise de commentaire en tête de cette lettre : « Je garde ces deux lettres (celle-ci et la suivante)… qu’on n’a pas craint de m’écrire, quand on me devait plus de 10 000 francs depuis des années.
  20. George Sand a reçu pour les Sept Cordes de la Lyre au lieu de 5 000 francs qu’elle avait demandés, 6 000 francs en octobre, « sur une simple demande de vous à cause des ajoutés que je vous ai fait payer pour l’édition des œuvres complètes, » pour la publication de Lélia, 7 500 francs, et pour Gabriel elle a demandé 4 000 francs, soit 17 600 francs en sept mois.
  21. Allemagne : Gœthe et le Second Faust par Henri de Blaze Bury, Revue de Deux Mondes, 1er juin, 15 août-15 octobre 1839.
  22. Collection S. de Lovenjoul, inédite.
  23. Buloz avait été nommé Commissaire royal, près le Théâtre-Français en 1838 le 18 octobre.
  24. En travers de cette lettre, en haut de la page, George Sand a écrit : « Cette réponse, M. Rollinat a voulu me la faire recopier, et il en a recopié lui-même une partie. Il prétend Qu’elle est utile. »
  25. Collection S. de Lovenjoul, inédite.
  26. Collection S. de Lovenjoul.
  27. 1er juillet 1839.
  28. Inédite.
  29. « J’ai oublié de te dire écrivit Mme F. Buloz à sa sœur, Mme R. Combe, que j’ai été voir Mme Sand à Nohan (sic) et qu’il faut encore que tu ajoutes à mes tours de force 32 lieues faites en patache en 30 heures, c’est-à-dire que nous sommes partis de la Brosse (propriété Bonnaire) le mardi à cinq heures du matin, que nous sommes arrivés à Nohan à cinq heures du soir et que nous sommes repartis dudit Nohan le lendemain à deux heures pour arriver à onze heures du soir à la Brosse. » (Inédite.)
  30. 5 août. Inédite.
  31. Collection S. de Lovenjoul. Inédite.
  32. C’était le nom de la fille aînée de Liszt que George Sand avait donné à son héroïne : elle épousa Wagner.
  33. Mlle Mars avait soixante ans à cette époque.
  34. Collection S. de Lovenjoul. Inédite.
  35. Inédite.
  36. 15 janvier 1840. Correspondance inédite.
  37. Inédite.
  38. Collection S. de Lovenjoul, ibid.
  39. Correspondance de George Sand.
  40. Ibid.
  41. Cité par Karénine, George Sand, t. III.
  42. Voir lettre à F. Buloz, juin 1839.
  43. Réimprimé par Bonnaire, pour la première fois en 1839 seulement.
  44. L’Étudiant, premier titre d’Horace, est payé 9 000 francs, dont 5 000 francs à la remise du manuscrit.
  45. 7 septembre 1841.
  46. Inédite, datée de la main de F. Buloz : 15 septembre 1841.
  47. Collection S. de Lovenjoul.
  48. Voici l’avis de Sainte-Beuve sur la Revue Indépendante : « Quant à Mme Sand… sa Revue est un coup de tête ; le but est le communisme. Leroux en est le pape, ils sont déconsidérés en naissant, et n’en ont pas pour six mois. Il n’y a à Paris que deux Revues qui vivent et qui paient tant bien que mal (et même assez bien) les nôtres. Et puis, il y a les journaux quotidiens : les Débats, la Presse ; le reste ne vaut par l’honneur d’être nommé (littérairement parlant). Et puis rien. » (Correspondance de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier, 1841, p. 280.)
  49. Inédite.
  50. Première représentation de Cosima.
  51. Inédite.
  52. Inédite, 14 décembre 1847. Collection S. de Lovenjoul.