Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G18

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COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR PONOCRATES EN TELLE DISCIPLINE QU’IL NE PERDAIT HEURE DU JOUR.


Quand Ponocrates connut la vicieuse manière de vivre de Gargantua, délibéra autrement l’instituer en lettres ; mais, pour les premiers jours, le toléra, considérant que nature n’endure mutations soudaines sans grande violence.

Pour donc mieux son œuvre commencer, supplia un savant médecin de celui temps, nommé maître Théodore, à ce qu’il considérât si possible était remettre Gargantua en meilleure voie. Lequel le purgea canoniquement avec ellébore d’Anticyre, et, par ce médicament, lui nettoya toute l’altération et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi, Ponocrates lui fit oublier tout ce qu’il avait appris sous ses antiques précepteurs, comme faisait Thimoté à ses disciples, qui avaient été instruits sous autres musiciens.

Pour mieux ce faire, l’indroduisait ès compagnies des gens savants que là étaient, à l’émulation desquels lui crut l’esprit et le désir d’étudier autrement et se faire valoir.

Après, en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains[1] tout son temps consommait en lettres et honnête savoir. S’éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine[2] de la divine Écriture, hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux.

Puis allait ès lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Eux retournants, considéraient l’état du ciel, si tel était comme l’avaient noté au soir précédent, et[3] quels signes entrait le soleil, aussi la lune, pour icelle journée.

Ce fait, était habillé, peigné, testonné[4], accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour d’avant. Lui-même les disait par cœur et y fondait quelques cas pratiques et concernants l’état humain, lesquels ils étendaient aucunes fois jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu’il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était faite lecture.

Ce fait, issaient[5] hors, toujours conférants des propos de la lecture, et se déportaient[6] en Bracque, ou ès prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone[7], galantement s’exerçants les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n’était qu’en liberté, car ils laissaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi le corps, ou étaient autrement las. Adonc étaient très bien essuyés et frottés, changeaient de chemise, et, doucement se promenants, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendants, récitaient clairement et éloquentement[8] quelques sentences retenues de la leçon.

Cependant Monsieur l’Appétit venait, et par bonne opportunité s’asseyaient à table. Au commencement du repas, était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eût pris son vin. Lors, si bon semblait, on continuait la lecture, ou commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlants, pour les premiers mois, de la vertu, propriété, efficace[9] et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprêt d’icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétants en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppian, Polybe, Héliodore, Aristotèles, Elian et autres. Iceux propos tenus, faisaient souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n’était médecin qui en sut à la moitié tant comme il faisait. Après, devisaient des leçons lues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat[10], s’écurait les dents avec un trou[11] de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraiche, et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine.

Ce fait, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issaient[12] d’arithmétique. En ce moyen entra en affection d’icelle science numérale, et, tous les jours après diner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu’il soulait[13] ès dés ou ès cartes. À tant[14] sut d’icelle et théorique et pratique, si bien que Tunstal, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n’y entendait que le haut allemand.

Et non seulement d’icelle, mais des autres sciences mathématiques comme géométrie, astronomie et musique ; car, attendants la concoction et digestion de son past[15], ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques, et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s’esbaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème, à plaisir de gorge. Au regard des instruments de musique, il apprit jouer du luc[16], de l’épinette, de la harpe, de la flûte d’allemand et à neuf trous, de la viole et de la sacquebutte[17].

Cette heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgeait des excréments naturels ; puis se remettait à son étude principal par trois heures ou davantage, tant à répéter la lecture matutinale qu’à poursuivre le livre entrepris, qu’aussi à écrire et bien traire[18] et former les antiques et romaines lettres.

Ce fait, issaient[19] hors leur hôtel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l’écuyer Gymnaste, lequel lui montrait l’art de chevalerie. Changeant donc de vêtements, montait sur un coursier, sur un roussin, sur un genet, sur un cheval barbe, cheval léger, et lui donnait cent carrières[20], le faisait voltiger en l’air, franchir le fossé, sauter le palis[21], court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompait, non la lance, car c’est la plus grande rêverie du monde dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille, » un charpentier le ferait bien ; mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc, acérée, verte et raide, rompait un huis[22], enfonçait un harnais[23], aculait[24] une arbre, enclavait[25] un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Le tout faisait armé de pied en cap.

Au regard de fanfarer[26] et faire les petits popismes[27] sur un cheval, nul ne le fit mieux que lui. Le voltigeur de Ferrare n’était qu’un singe en comparaison. Singulièrement[28] était appris à sauter hâtivement d’un cheval sur l’autre sans prendre terre, et nommait-on ces chevaux désultoires[29], et de chacun côté, la lance au poing, monter sans estriviers[30] et, sans bride, guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline militaire.

Un autre jour s’exercait à la hache, laquelle tant bien coulait, tant vertement de tous pics[31] resserrait, tant souplement avalait[32] en taille ronde[33], qu’il fut passé chevalier d’armes en campagne, et en tous essais.

Puis branlait la pique, saquait[34] de l’épée à deux mains, de l’épée bâtarde, de l’espagnole, de la dague et du poignard ; armé, non armé, au bouclier, à la cape, à la rondelle[35].

Courait le cerf, le chevreuil, l’ours, le daim, le sanglier, le lièvre, la perdrix, le faisan, l’outarde. Jouait à la grosse balle, et la faisait bondir en l’air autant du pied que du poing.

Luttait, courait, sautait, non à trois pas un saut, non à cloche-pied, non au saut d’allemand, car, disait Gymnaste, tels sauts sont inutiles et de nul bien en guerre ; mais d’un saut perçait[36] un fossé, volait sur une haie, montait six pas encontre une muraille, et rampait en cette façon à une fenêtre de la hauteur d’une lance.

Nageait en parfonde[37] eau, à l’endroit, à l’envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassait toute la rivière de Seine sans icelui mouiller, et tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César ; puis d’une main entrait par grande force en bateau, d’icelui se jetait derechef en l’eau la tête première ; sondait le parfond[38], creusait les rochers, plongeait ès abîmes et gouffres. Puis icelui bateau tournait, gouvernait, menait hâtivement, lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenait en pleine écluse, d’une main le guidait, de l’autre s’escrimait avec un grand aviron, tendait le vèle[39], montait au mât par les traits[40], courait sur les brancards[41], ajustait la boussole, contreventait les boulines[42], bandait le gouvernail.

Issant de l’eau, raidement montait encontre la montagne, et dévalait aussi franchement, gravait[43] ès arbres comme un chat, sautait de l’une en l’autre comme un écurieux[44], abattait les gros rameaux comme un autre Milo ; avec deux poignards acérés et deux poinçons éprouvés, montait au haut d’une maison comme un rat, descendait puis du haut en bas en telle composition des membres que de la chute n’était aucunement grevé[45]. Jetait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, enfonçait[46] l’arc, bandait ès reins les fortes arbalètes de passe, visait de l’arquebuse à l’œil, affûtait le canon, tirait à la butte, au papegai, du bas en mont, d’amont en val, devant, de côté, en arrière comme les Parthes.

On lui attachait un câble en quelque haute tour, pendant en terre par icelui avec deux mains montait, puis dévalait si raidement et si assurément que plus ne pourriez parmi un pré bien égalé. On lui mettait une grosse perche appuyée à deux arbres ; à icelle se pendait par les mains, et d’icelle allait et venait, sans des pieds à rien toucher, qu’à grande course on ne l’eût pu aconcevoir[47].

Et pour s’exercer le thorax et poumon, criait comme tous les diables. Je l’ouïs une fois appelant Eudémon depuis la porte Saint-Victor jusques à Montmartre. Stentor n’eut onques telle voix à la bataille de Troie.

Et, pour galentir[48] les nerfs, on lui avait fait deux grosses saumones[49] de plomb, chacune du poids de huit mille sept cents quintaux, lesquelles il nommait haltères. Icelles prenait de terre en chacune main, et les élevait en l’air au-dessus de la tête, et les tenait ainsi, sans soi remuer, trois quarts d’heure et davantage, qu’était une force inimitable.

Jouait aux barres avec les plus forts, et quand le point advenait, se tenait sur ses pieds tant raidement qu’il s’abandonnait ès plus aventureux, en cas qu’ils le fissent mouvoir de sa place, comme jadis faisait Milo, à l’imitation duquel aussi tenait une pomme de grenade en sa main et la donnait à qui lui pourrait ôter.

Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé et rafraîchi d’habillements, tout doucement retournait, et, passants par quelques près ou autres lieux herbus, visitaient les arbres et plantes, les conférants avec les livres des anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien, et en emportaient leurs pleines mains au logis, desquelles avait la charge un jeune page nommé Rhizotome, ensemble des marrochons[50], des pioches, serfouettes, bêches, tranches[51] et autres instruments requis à bien arboriser[52].

Eux arrivés au logis, cependant qu’on apprêtait le souper, répétaient quelques passages de ce qu’avait été lu et s’asseyaient à table. Notez ici que son diner était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large, car tant en prenait que lui était de besoin à soi entretenir et nourrir, ce qu’est la vraie diète[53] prescrite par l’art de bonne et sûre médecine, quoiqu’un tas de badauds médecins, herselés[54] en l’officine des Arabes, conseillent le contraire.

Durant icelui repas était continuée la leçon du diner tant que bon semblait : le reste était consommé en bons propos, tous lettrés et utiles. Après grâces rendues, s’adonnaient à chanter musicalement, à jouer d’instruments harmonieux, ou de ces petits passe-temps qu’on fait ès cartes, ès dés et gobelets, et là demeuraient faisants grand’chère, et s’ébaudissants aucunes fois jusques à l’heure de dormir ; quelque fois allaient visiter les compagnies de gens lettrés, ou de gens qui eussent vu pays étranges[55].

En pleine nuit, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert voir la face du ciel, et là notaient les comètes, si aucunes étaient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres.

Puis, avec son précepteur, récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au décours[56] de toute la journée.

Si priaient Dieu le créateur, en l’adorant et ratifiant leur foi envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et, lui rendants grâce de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l’avenir. Ce fait entraient en leur repos.


  1. Mais.
  2. Page.
  3. (Sous-entendez : en).
  4. Coiffé.
  5. Sortaient.
  6. Se divertissaient.
  7. À la balle en triangle (à trois joueurs).
  8. Éloquemment.
  9. Efficacité.
  10. Confiture de cotignac.
  11. Tronc.
  12. Sortaient.
  13. Avait l’habitude
  14. Par suite.
  15. Repas.
  16. Luth.
  17. (Sorte d’instrument de cuivre.)
  18. Tracer.
  19. Sortaient.
  20. Lui faisait parcourir cent fois la carrière.
  21. La palissade.
  22. Porte.
  23. Armure.
  24. Mettait bas.
  25. Enfilait.
  26. Faire exécuter des exercices à la voix.
  27. Appels de langue pour exciter le cheval.
  28. Particulièrement.
  29. Desultorii (latinisme).
  30. Étriers.
  31. Coups de pointe.
  32. Descendait.
  33. Coups de taille en cercle.
  34. Tirait.
  35. Rondache.
  36. Traversait.
  37. Profonde.
  38. Les eaux profondes.
  39. La voile.
  40. Les cordages.
  41. Les vergues.
  42. Mettait les amunes à contre-vent.
  43. Grimpait.
  44. Écureuil.
  45. Blessé.
  46. Tirait à fond.
  47. Atteindre.
  48. Fortifier.
  49. Deux gros saumons.
  50. Houes.
  51. Tranchoirs.
  52. Herboriser.
  53. Régime.
  54. Harcelés.
  55. Étrangers.
  56. Cours.