Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G39

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 120-121).

COMMENT LE MOINE SE DÉFIT DE SES GARDES, ET COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT DÉFAITE.

Le moine, les voyant départir[1] en désordre, conjectura qu’ils allaient charger sur Gargantua et ses gens, et se contristait merveilleusement de ce qu’il ne les pouvait secourir. Puis avisa la contenance de ses deux archers de garde, lesquels eussent volontiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose, et toujours regardaient vers la vallée en laquelle ils descendaient.

Davantage[2] syllogisait[3], disant : « Ces gens ici sont bien mal exercés en faits d’armes, car onques ne m’ont demandé ma foi, et ne m’ont ôté mon braquemart[4]. » Soudain après tira son dit braquemart et en férut[5] l’archer qui le tenait à dextre, lui coupant entièrement les veines jugulaires et artères sphagitides[6] du col, avec le gargaréon[7], jusques ès deux adènes[8], et, retirant le coup, lui entrouvrit la moelle spinale entre la seconde et tierce vertèbre ; là tomba l’archer tout mort. Et le moine, détournant son cheval à gauche, courut sur l’autre, lequel, voyant son compagnon mort et le moine avantagé sur soi, criait à haute voix : « Ha ! monsieur le priour, je me rends, monsieur le priour, mon bon ami, monsieur le priour ! » Et le moine criait de même : « Monsieur le postériour, mon ami, monsieur le postériour, vous aurez sur vos postères.

— Ha ! disait l’archer, monsieur le priour, mon mignon, monsieur le priour, que Dieu vous fasse abbé.

— Par l’habit, disait le moine, que je porte, je vous ferai ici cardinal. Rançonnez-vous les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge à cette heure de ma main. »

Et l’archer criait : « Monsieur le priour, monsieur le priour, monsieur l’abbé futur, monsieur le cardinal, monsieur le tout ! Ha ! ha ! hés ! non, monsieur le priour, mon bon petit seigneur le priour, je me rends à vous.

— Et je te rends, dit le moine, à tous les diables ! »

Lors d’un coup lui trancha la tête, lui coupant le test[9] sur les os pétreux[10] et enlevant les deux os bregmatis[11] et la commissure sagittale[12], avec grande partie de l’os coronal, ce que faisant lui trancha les deux méninges, et ouvrit profondément les deux postérieurs ventricules du cerveau ; et demeura le crâne pendant sur les épaules à la peau du péricrane par derrière, en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba raide mort en terre.

Ce fait, le moine donne des éperons à son cheval, et poursuit la voie que tenaient les ennemis, lesquels avaient rencontré Gargantua et ses compagnons au grand chemin, et tant étaient diminués au nombre pour l’énorme meurtre qu’y avait fait Gargantua avec son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudémon et les autres, qu’ils commençaient soi retirer à diligence, tous effrayés et perturbés[13] de sens et entendement comme s’ils vissent la propre espèce et forme de mort devant leurs yeux. Et — comme vous voyez un âne, quand il a au cul un œstre[14] Junonique, ou une mouche qui le point[15], courir çà et là sans voie ni chemin, jetant sa charge par terre, rompant son frein et rênes, sans aucunement respirer ni prendre repos, et ne sait-on qui le meut, car l’on ne voit rien qui le touche, — ainsi fuyaient ces gens, de sens dépourvus, sans savoir cause de fuir, tant seulement les poursuit une terreur panique, laquelle avaient conçue en leurs âmes.

Voyant le moine que toute leur pensée n’était sinon à gagner au pied, descend de son cheval et monte sur une grosse roche qui était sur le chemin, et avec son grand braquemart[16] frappait sur ces fuyards à grand tour de bras, sans se faindre[17] ni épargner. Tant en tua et mit par terre que son braquemart rompit en deux pièces.

Adonc pensa en soi-même que c’était assez massacré et tué, et que le reste devait échapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hache de ceux qui là gisaient morts, et se retourna de rechef sur la roche, passant temps à voir fuir les ennemis et culbuter entre les corps morts, excepté qu’à tous faisait laisser leurs piques, épées, lances et haquebutes[18], et ceux qui portaient les pèlerins liés, il les mettait à pied, et délivrait leurs chevaux aux dits pèlerins, les retenant avec soi l’orée[19] de la haie, et Touquedillon, lequel il retint prisonnier.


  1. S’éloigner.
  2. En outre.
  3. Raisonnait.
  4. Épée.
  5. Frappa.
  6. Veines jugulaires.
  7. Gavion.
  8. Glandes.
  9. Crâne.
  10. Rochers temporaux.
  11. Os pariétaux.
  12. Suture sagittale.
  13. Bouleversés.
  14. Taon.
  15. Pique.
  16. Épée.
  17. Se ménager.
  18. Arquebuses.
  19. Le long.