Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL7

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 135-137).

CONTINUATION DU MARCHÉ ENTRE PANURGE ET DINDENAULT.

« Mon ami, répondit le marchand, notre voisin, ce n’est viande que pour rois et princes. La chair en est tant délicate, tant savoureuse et tant friande que c’est baume. Je les amène d’un pays onquel[1] les pourceaux (Dieu soit avec nous) ne mangent que myrobolans[2]. Les truies, en leur gésine (sauf l’honneur de toute la compagnie) ne sont nourries que de fleurs d’orangers.

— Mais, dit Panurge, vendez-m’en un, et je vous paierai en roi, foi de piéton. Combien ?

— Notre ami, répondit le marchand, mon voisin, ce sont moutons extraits de la propre race de celui qui porta Phrixus et Hellé par la mer dite Hellesponte.

— Cancre ! dit Panurge, vous êtes clericus vel adiscens.

Ita sont choux, répondit le marchand ; vere ce sont porreaux. Mais rr. rrrrrrr. Ho ! Robin, rr, rrrrrrr. Vous n’entendez ce langage.

« À propos. Par tous les champs esquels ils pissent, le blé y provient[3] comme si Dieu y eût pissé. Il n’y faut autre marne ni fumier. Plus y a. De leur urine les quintessenciaux[4] tirent le meilleur salpêtre du monde. De leurs crottes (mais qu’il ne vous déplaise) les médecins de nos pays guérissent soixante et dix-huit espèces de maladies, la moindre est desquelles le mal saint Eutrope de Saintes, dont Dieu nous sauve et garde. Que pensez-vous, notre voisin, mon ami ? Aussi me coûtent-ils bon.

— Coûte et vaille, répondit Panurge. Seulement vendez-m’en un, le payant bien.

— Notre ami, dit le marchand, mon voisin, considérez un peu les merveilles de nature consistants en ces animaux que voyez, voire en un membre qu’estimeriez inutile. Prenez-moi ces cornes là, et les concassez un peu avec un pilon de fer, ou avec un landier, ce m’est tout un. Puis les enterrez en vue du soleil la part que[5] voudrez, et souvent les arrosez. En peu de mois vous en verrez naître les meilleures asperges du monde. Je n’en daignerais excepter ceux de Ravenne. Allez-moi dire que les cornes de vous autres messieurs les cocus aient vertu telle et propriété tant mirifique !

— Patience, répondit Panurge.

— Je ne sais, dit le marchand, si vous êtes clerc. J’ai vu prou[6] de clercs, je dis grands clercs, cocus. Oui dà. À propos, si vous étiez clerc, vous sauriez que, ès membres plus inférieurs de ces animaux divins (ce sont les pieds) y a un os (c’est le talon, l’astragale, si vous voulez) duquel, non d’autre animal du monde, fors de l’âne Indien et des dorcades[7] de Lybie, l’on jouait antiquement au royal jeu des tales[8], auquel l’empereur Octavien Auguste un soir gagna plus de 50,000 écus. Vous autres cocus n’avez garde d’en gagner autant.

— Patience, répondit Panurge. Mais expédions[9].

— Et quand, dit le marchand, vous aurai-je, notre ami, mon voisin, dignement loué les membres internes : les épaules, les éclanches, les gigots, le haut côté, la poitrine, le foie, la râtelle, les tripes, la gogue[10], la vessie dont on joue à la balle, les côtelettes dont on fait en Pygmion les beaux petits arcs pour tirer des noyaux de cerises contre les grues, la tête dont, avec un peu de soufre, on fait une mirifique décoction pour faire viander[11] les chiens constipés du ventre…

— Bren, bren[12] ! dit le patron de la nef au marchand, c’est trop ici barguigné. Vends-lui si tu veux ; si tu ne veux ne l’amuse plus.

— Je le veux, répondit le marchand, pour l’amour de vous. Mais il en paiera trois livres tournois de la pièce en choisissant.

— C’est beaucoup, dit Panurge. En nos pays j’en aurais bien cinq, voire six pour telle somme de deniers. Avisez que ne soit trop. Vous n’êtes le premier de ma connaissance qui, trop tôt voulant riche devenir et parvenir, est à l’envers tombé en pauvreté, voire quelquefois s’est rompu le col.

— Tes fortes fièvres quartaines ! dit le marchand, lourdaud sot que tu es. Par le digne vœu de Charroux, le moindre de ces moutons vaut quatre fois plus que le meilleur de ceux que jadis les Coraxiens en Tuditanie, contrée d’Espagne, vendaient un talent d’or la pièce. Et que penses-tu, ô sot à la grande paye, que valait un talent d’or ?

— Benoît monsieur, dit Panurge, vous vous échauffez en votre harnois[13] à ce que je vois et connais. Bien tenez, voyez là votre argent. » Panurge, ayant payé le marchand, choisit de tout le troupeau un beau et grand mouton, et l’emportait criant et bêlant, oyants tous les autres et ensemblement bêlants et regardants quelle part[14] on menait leur compagnon. Cependant le marchand disait à ses moutonniers : « Ô qu’il a bien su choisir, le chaland ! Il s’y entend, le paillard ! Vraiment, le bon vraiment, je le réservais pour le seigneur de Cancale, comme bien connaissant son naturel, car, de sa nature, il est tout joyeux et esbaudi[15] quand il tient une épaule de mouton en main, bien séante et avenante, comme une raquette gauchère[16], et, avec un couteau bien tranchant. Dieu sait comment il s’en escrime !


  1. Auquel.
  2. Fruits des Indes.
  3. Vient.
  4. Alchimistes.
  5. Du côté que.
  6. Beaucoup.
  7. Antilopes.
  8. Osselets.
  9. Dépéchons.
  10. Les boyaux.
  11. Fienter.
  12. Merde, merde.
  13. Armure.
  14. De quel côté.
  15. Réjoui.
  16. De la main gauche.