Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL11

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COMMENT PANTAGRUEL EXPLORE PAR SORTS VIRGILIENS QUEL SERA LE MARIAGE DE PANURGE.

Adonc ouvrant Panurge le livre, rencontra on[1] rang seizième ce vers :

Nec Deus hunc mensa, Dea nec dignata cubili est.
Digne ne fut d’être en table du dieu,
Et n’eut on lit de la déesse lieu.

« Cetui, dit Pantagruel, n’est à votre avantage. Il dénote que votre femme sera ribaude, vous cocu par conséquent. La déesse que n’aurez favorable est Minerve, vierge très redoutée, déesse puissante, foudroyante, ennemie des cocus, des muguets, des adultères, ennemie des femmes lubriques, non tenantes la foi promise à leurs maris, et à autrui soi abandonnantes. Le dieu est Jupiter tonnant et foudroyant des cieux. Et noterez, par la doctrine des anciens Étrusques, que les manubies (ainsi appelaient-ils les jets des foudres vulcaniques) compètent[2] à elle seulement (exemple de ce fut donné en la conflagration des navires d’Ajax Oileus), et à Jupiter, son père capital[3]. À autres dieux olympiques n’est licite foudroyer. Pourtant[4] ne sont-ils tant redoutés des humains. Plus vous dirai, et le prendrez comme extrait de haute mythologie. Quand les géants entreprirent guerre contre les dieux, les dieux, au commencement, se moquèrent de tels ennemis, et disaient qu’il n’y en avait pas pour leurs pages ; mais, quand ils virent, par le labeur des géants, le mont Pélion posé dessus le mont Osse et jà ébranlé le mont Olympe pour être mis au-dessus des deux, furent tous effrayés. Adonc tint Jupiter chapitre général. Là fut conclu de tous les dieux qu’ils se mettraient vertueusement en défense, et pour ce qu’ils avaient plusieurs fois vu les batailles perdues par l’empêchement des femmes qui étaient parmi les armées, fut décrété que, pour l’heure, on chasserait des cieux en Égypte et vers les confins du Nil toute cette vessaille[5] des déesses, déguisées en belettes, fouines, ratepenades[6], musaraignes et autres métamorphoses. Seule Minerve fut de retenue pour foudroyer avec Jupiter, comme déesse des lettres et de guerre, de conseil et exécution, déesse née armée, déesse redoutée on[7] ciel, en l’air, en la mer et en terre.

— Ventre sur ventre, dit Panurge, serais-je bien Vulcain duquel parle le poète ? Non. Je ne suis ni boiteux, ni faux monnayeur, ni forgeron, comme il était. Par aventure, ma femme sera aussi belle et avenante comme sa Vénus, mais non ribaude comme elle, ni moi cocu comme lui. Le vilain jambe torte se fit déclarer cocu par arrêt, et en veute figure[8] de tous les dieux. Pour ce entendez au rebours. Ce sort dénote que ma femme sera prude, pudique et loyale, non mie[9] armée, rebousse[10] ni écervelée et extraite de cervelle comme Pallas, et ne me sera corrival ce beau Jupin, et jà ne saucera son pain en ma soupe quand ensemble serions à table. Considérez ses gestes et beau faits. Il a été le plus fort rufian, et plus infâme cor… (je dis bordelier) qui onques fut, paillard toujours comme un verrat (aussi fut-il nourri par une truie en Dicte de Candie, si Agathocles Babylonien ne ment) et plus bouquin que n’est un bouc (aussi disent les autres qu’il fut allaité d’une chèvre Amalthée). Vertu d’Achéron, il belina pour un jour la tierce partie du monde, bêtes et gens, fleuves et montagnes : ce fut Europe. Pour cetui belinage[11] les Ammoniens le faisaient portraire[12] en figure de bélier belinant, bélier cornu. Mais je sais comment garder se faut de ce cornard. Croyez qu’il n’aura trouvé un sot Amphitryon, un niais Argus avec ses cent besicles, un couard Acrisius, un lanternier Lycus de Thèbes, un rêveur Agénor, un Asope flegmatique, un Lycaon pattepelue[13], un madourré[14] Corytus de la Toscane, un Atlas à la grande échine. Il pourrait cent et cent fois se transformer en cygne, en taureau, en satyre, en or, en cocu[15], comme fit quand il dépucela Junon, sa sœur, en aigle, en bélier, en pigeon, comme fit étant amoureux de la pucelle Phtie, laquelle demeurait en Ægie, en feu, en serpent, voire même en puce, en atomes épicuréiques, ou, magistronostralement[16], en secondes intentions. Je le vous grupperai[17] au crue[18]. Et savez que lui ferai ? Corbleu, ce que fit Saturne au Ciel son père (Sénèque l’a de moi prédit, et Lactance confirmé), ce que Rhéa fit à Athys. Je vous lui couperai les couillons tout rasibus du cul. Il ne s’en faudra un pelet[19]. Par cette raison ne sera-t-il jamais pape ; car testiculos non habet.

— Tout beau, fillot, dit Pantagruel, tout beau. Ouvrez pour la seconde fois. »

Lors rencontra ce vers :

Membra quatit, gelidusque coït formidine sanguis
Les os lui rompt et les membres lui casse,
Dont de la peur le sang on corps lui glace.

« Il dénote, dit Pantagruel, qu’elle vous battra dos et ventre.

— Au rebours, répondit Panurge, c’est de moi qu’il pronostique, et dit que je la battrai en tigre, si elle me fâche. Martin bâton en fera l’office. En faute de bâton [20], le diable me mange si je ne la mangerais toute vive, comme la sienne mangea Cambles, roi des Lydiens.

— Vous êtes, dit Pantagruel, bien courageux : Hercules ne vous combattrait en cette fureur. Mais c’est ce que l’on dit que le Jan en vaut deux, et Hercules seul n’osa contre deux combattre.

— Je suis Jan ? dit Panurge.

— Rien, rien, répondit Pantagruel. Je pensais au jeu de lourche[21] et tric-trac. »

Au tiers[22] coup rencontra ce vers :

Fœtnineo prædæ et spoliorum ardebat amore.
Brûlait d’ardeur, en féminin usage,
De butiner et rober[23] le bagage.

« Il dénote, dit Pantagruel, qu’elle vous dérobera, et je vous vois bien en point, selon ces trois sorts : vous serez cocu, vous serez battu, vous serez dérobé.

— Au rebours, répondit Panurge, ce vers dénote qu’elle m’aimera d’amour parfait. Onques n’en mentit le Satirique, quand il dit que femme brûlant d’amour suprême prend quelquefois plaisir à dérober son ami. Savez quoi ? Un gant, une aiguillette pour la faire chercher. Peu de chose, rien d’importance. Pareillement ces petites noisettes[24], ces riottes[25] qui par certains temps sourdent entre les amants, sont nouveaux rafraîchissements et aiguillons d’amour, comme nous voyons par exemple les couteleurs[26] leurs cos[27] quelquefois marteler pour mieux aiguiser les ferrements. C’est pourquoi je prends ces trois sorts à mon grand avantage. Autrement j’en appelle.

— Appeler, dit Pantagruel, jamais on ne peut des jugements décidés par sort et fortune, comme attestent nos antiques jurisconsultes, et le dit Balde, l. ult. C. de leg. La raison est pour ce que fortune ne reconnaît point de supérieur, auquel d’elle et de ses sorts on puisse appeler, et ne peut, en ce cas, le mineur être en son entier restitué, comme apertement il dit in l. Ait praetor, § ult. ff. de Minor. »


  1. Au.
  2. Conviennent.
  3. Par la tête.
  4. Aussi.
  5. Ribaudaille.
  6. Chauves-souris.
  7. Au.
  8. En vue (veduta figura, italianisme).
  9. Point
  10. Revêche.
  11. Accouplement
  12. Représenter.
  13. Patte velue.
  14. Lourdaud.
  15. Coucou.
  16. Magistalement.
  17. Agripperai.
  18. Croc.
  19. Poil.
  20. À défaut
  21. (Sorte de tric-trac).
  22. Troisième.
  23. Dérober.
  24. Noises.
  25. Petites disputes.
  26. Couteliers.
  27. Pierre à aiguiser.