Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL27

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 72-74).

COMMENT PANTAGRUEL FAIT ASSEMBLÉE D’UN THÉOLOGIEN, D’UN MÉDECIN, D’UN LÉGISTE ET D’UN PHILOSOPHE, POUR LA PERPLEXITÉ DE PANURGE.

Arrivés au palais, contèrent à Pantagruel le discours de leur voyage, et lui montrèrent le dicté[1] de Raminagrobis. Pantagruel, l’avoir[2] lu et relu, dit : « Encore n’ai-je vu réponse que plus me plaise. Il veut dire sommairement qu’en l’entreprise de mariage chacun doit être arbitre de ses propres pensées et de soi-même conseil prendre. Telle a toujours été mon opinion, et autant vous en dis la première fois que m’en parlâtes. Mais vous en moquiez tacitement, il m’en souvient, et connais que philautie[3] et amour de soi vous déçoit. Faisons autrement. Voici quoi :

« Tout ce que sommes et qu’avons consiste en trois choses : en l’âme, on[4] corps, ès biens. À la conservation de chacun des trois respectivement sont aujourd’hui destinées trois manières de gens : les théologiens à l’âme, les médecins au corps, les jurisconsultes aux biens. Je suis d’avis que, dimanche, nous ayons ici à dîner un théologien, un médecin et un jurisconsulte. Avec eux ensemble nous conférerons de votre perplexité.

— Par saint Picault, répondit Panurge, nous ne ferons rien qui vaille, je le vois déjà bien. Et voyez comment le monde est vistempenardé[5] ! Nous baillons en garde nos âmes aux théologiens, lesquels pour la plupart sont hérétiques, nos corps aux médecins, qui tous abhorrent les médicaments, jamais ne prennent médecine, et nos biens ès avocats, qui n’ont jamais procès ensemble.

— Vous parlez en courtisan, dit Pantagruel. Mais le premier point, je nie, voyant l’occupation principale, voire unique et totale des bons théologiens être emploitée[6] par faits, par dits, par écrits à extirper les erreurs et hérésies (tant s’en faut qu’ils en soient entachés), et planter profondément ès cœurs humains la vraie et vive foi catholique. Le second je loue, voyant les bons médecins donner tel ordre à la partie prophylactice et conservatrice de santé en leur endroit qu’ils n’ont besoin de la thérapeutice et curative par médicaments. Le tiers je concède, voyant les bons avocats tant distraits en leurs patrocinations[7] et réponses du droit d’autrui qu’ils n’ont temps ni loisir d’entendre à leur propre. Pourtant, dimanche prochain, ayons pour théologien notre père Hippothadée, pour médecin notre maître Rondibilis, pour légiste notre ami Bridoye. Encore suis-je d’avis que nous entrions en la tétrade pythagorique, et, pour subréquart[8], ayons notre féal le philosophe Trouillogan, attendu mêmement que le philosophe parfait, et tel qu’est Trouillogan, répond assertivement[9] de tous doutes proposés. Carpalim, donnez ordre que les ayons tous quatre dimanche prochain à dîner.

— Je crois, dit Épistémon, qu’en toute la patrie vous n’eussiez mieux choisi. Je ne dis seulement touchant les perfections d’un chacun en son état, lesquelles sont hors tout dé[10] de jugement ; mais, d’abondant[11], en ce que Rondibilis marié est, ne l’avait été ; Hippothadée onques ne le fut et ne l’est ; Bridoye l’a été et ne l’est ; Trouillogan l’est et l’a été. Je relèverai Carpalim d’une peine. J’irai inviter Bridoye, si bon vous semble, lequel est de mon antique connaissance, et auquel j’ai à parler pour le bien et avancement d’un sien honnête et docte fils, lequel étudie à Toulouse, sous l’auditoire du très docte et vertueux Boissonné.

— Faites, dit Pantagruel, comme bon vous semblera, et avisez si je peux rien pour l’avancement du fils et dignité du seigneur Boissonné, lequel j’aime et révère, comme l’un des plus suffisants qui soit hui[12] en son état. Je m’y emploirai de bien bon cœur. »


  1. Le dire.
  2. Après l’avoir.
  3. Égoïsme.
  4. Au.
  5. Turlupiné.
  6. Employée.
  7. Défenses.
  8. Quatrième en sus.
  9. Positivement.
  10. Aléa.
  11. En outre.
  12. Aujourd’hui.