Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL33

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 88-90).

COMMENT TROUILLOGAN, PHILOSOPHE, TRAITE LA DIFFICULTÉ DE MARIAGE.

Ces paroles achevées, Pantagruel dit à Trouillogan le philosophe : « Notre féal, de main en main vous est la lampe baillée. C’est à vous maintenant de répondre. Panurge se doit-il marier, ou non ?

— Tous les deux, répondit Trouillogan.

— Que me dites-vous ? demanda Panurge.

— Ce qu’avez ouï, répondit Trouillogan.

— Qu’ai-je ouï ? demanda Panurge.

— Ce que j’ai dit, répondit Trouillogan.

— Ha ! ha ! en sommes-nous là ? dit Panurge. Passe sans flux[1]. Et donc me dois-je marier ou non ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Trouillogan.

— Le diable m’emporte, dit Panurge, si je ne deviens rêveur[2], et me puisse emporter[3] si je vous entends ! Attendez. Je mettrai mes lunettes à cette oreille gauche pour vous ouïr plus clair. »

En cetui instant, Pantagruel aperçut vers la porte de la salle le petit chien de Gargantua, lequel il nommait Kyne, pour ce que tel fut le nom du chien de Tobie. Adonc dit à toute la compagnie : « Notre roi n’est pas loin d’ici, levons-nous. »

Ce mot ne fut achevé que Gargantua entra dedans la salle du banquet. Chacun se leva pour lui faire révérence. Gargantua, ayant débonnairement salué l’assistance, dit : « Mes bons amis, vous me ferez ce plaisir, je vous en prie, de non laisser ni vos lieux[4] ni vos propos. Apportez-moi à ce bout de table une chaire[5]. Donnez-moi que je boive à toute la compagnie. Vous soyez les très bien venus. Or me dites. Sur quel propos étiez-vous ? » Pantagruel lui répondit que, sur l’apport de la seconde table, Panurge avait proposé une matière problématique, à savoir s’il se devait marier ou non, et que le père Hippothadée et maître Rondibilis étaient expédiés[6] de leurs réponses. Lorsqu’il est entré, répondait le féal Trouillogan, et premièrement, quand Panurge lui a demandé : « Me dois-je marier ou non ? » avait répondu : « Tous les deux ensemblement » : à la seconde fois, avait dit : « Ni l’un ni l’autre. » Panurge se complaint de telles répugnantes[7] et contradictoires réponses, et proteste n’y entendre rien.

— Je l’entends, dit Gargantua, en mon avis. La réponse est semblable à ce que dit un ancien philosophe interrogé s’il avait quelque femme qu’on lui nommait. Je l’ai, dit-il, amie ; mais elle ne m’a mie[8]. Je la possède, d’elle ne suis possédé.

— Pareille réponse, dit Pantagruel, fit une fantasque de Sparte. On lui demanda si jamais elle avait eu affaire à homme. Répondit que non jamais, bien que les hommes quelquefois avaient eu affaire à elle.

— Ainsi, dit Rondibilis, mettons-nous neutre en médecine et moyen en philosophie, par participation de l’une et l’autre extrémité, par abnégation de l’une et l’autre extrémité, et par compartiment[9] du temps, maintenant en l’une, maintenant en l’autre extrémité, »

— Le saint Envoyé, dit Hippothadée, me semble l’avoir plus apertement[10] déclaré quand il dit : « Ceux qui sont mariés soient comme non mariés : ceux qui ont femme soient comme non ayant femme. »

— J’interprète, dit Pantagruel, avoir et n’avoir femme en cette façon : que femme avoir, est l’avoir à usage tel que nature la créa, qui est pour l’aide, ébattement et société de l’homme ; n’avoir femme est ne soi apoltronner[11] autour d’elle, pour elle ne contaminer celle unique et suprême affection que doit l’homme à Dieu, ni laisser les offices qu’il doit naturellement à sa patrie, à la république, à ses amis, ni mettre en nonchaloir ses études et ses négoces, pour continuellement à sa femme complaire. Prenant en cette manière avoir et n’avoir femme, je ne vois répugnance ni contradiction ès termes. »


  1. (Terme de jeu).
  2. Fou.
  3. (Sous-entendu : le diable).
  4. Places.
  5. Chaise.
  6. Débarrassés.
  7. Opposées.
  8. Point.
  9. Division.
  10. Ouvertement.
  11. S’habituer à la mollesse.