Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL39

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COMMENT BRIDOYE NARRE L’HISTOIRE DE L’APPOINTEUR DE PROCÈS.

« Il me souvient à ce propos, dit Bridoye continuant, qu’on[1] temps que j’étudiais à Poitiers en droit, sous Brocadium juris, était à Semeve un nommé Perrin Dendin, homme honorable, bon laboureur, bien chantant au lutrin, homme de crédit, et âgé autant que le plus de vous autres, Messieurs, lequel disait avoir vu le grand bonhomme Concile de Latran avec son gros chapeau rouge, ensemble la bonne dame Pragmatique Sanction, sa femme, avec son large tissu de satin pers[2], et ses grosses patenôtres de jaïet[3]. Cetui homme de bien appointait[4] plus de procès qu’il n’en était vidé en tout le palais de Poitiers, en l’auditoire de Montmorillon, en la halle de Parthenay le Vieux, ce que le faisait vénérable en tout le voisinage. De Chauvigny, Nouaillé, Croutelles, Esgne, Ligugé, La Motte, Lusignan, Vivonne, Mezeaux, Étables et lieux confins, tous les débats, procès et différends étaient par son devis[5] vidés, comme par juge souverain, quoi que juge ne fût, mais homme de bien.

« Il n’était tué pourceau en tout le voisinage dont il n’eût de la hastille[6] et des boudins, et était presque tous les jours de banquet, de festin, de noces, de commérage, de relevailles, et en la taverne, pour faire quelque appointement, entendez[7], car jamais n’appointait les parties qu’il ne les fît boire ensemble, par symbole de réconciliation, d’accord parfait et de nouvelle joie : ut no. per doct. ff. de peri. et comm. rei. vend. l. i. Il eut un fils nommé Tenot Dendin, grand hardeau’et galant homme, ainsi m’ait Dieu, lequel semblablement voulut s’entremettre d’appointer les plaidoyants, et se nommait en ses titres : l’appointeur des procès. En cetui négoce tant était actif et vigilant (car vigilantibus jura subveniunt, ex l. pupillus…) qu’incontinent[8] qu’il sentait ut ff. si quand. pan. fec. l. Agaso. gl. in verbo, olfecit. i. nasum ad culum posuit, et entendait par pays être mû procès ou débat, il s’ingérait d’appointer les parties. Mais en telle affaire, il fut tant malheureux que jamais n’appointa différend quelconque, tant petit fût-il que sauriez dire. En lieu de les appointer, il les irritait et aigrissait davantage, et disaient les taverniers de Semerve que, sous lui en un an, ils n’avaient tant vendu de vin d’appointation (ainsi nommaient-ils le bon vin de Ligugé), comme ils faisaient sous son père en demi-heure.

« Advint qu’il s’en plaignit à son père, et référait les causes de ce meshaing[9] en la perversité des hommes de son temps, franchement lui objectant que, si on temps jadis le monde eût été ainsi pervers, plaidoyart, détravé[10] et inappointable[11] il, son père, n’eût acquis l’honneur et titre d’appointeur tant irréfragable, comme il avait. En quoi faisait Tenot contre le droit, par lequel est ès enfants défendu reprocher[12] leurs propres pères, per gl. et Bar., l. iij, § si quis…

« Il faut, répondit Perrin, faire autrement, Dendin, mon fils. Or, quand oportet vient en place, il convient qu’ainsi se fasse, gl. c. de appell. l. eos etiam. Ce n’est là que gît le lièvre. Tu n’appointes jamais les différends. Pourquoi ? Tu les prends dès le commencement, étant encore verts et crus. Je les appointe tous. Pourquoi ? Je les prends sur leur fin, bien mûrs et digérés. Ne sais-tu qu’on dit en proverbe commun : Heureux être le médecin qui est appelé sur la déclination[13] de la maladie ? La maladie de soi critiquait[14] et tendait à fin, encore que le médecin n’y survînt. Mes plaidoyeurs semblablement de soi-même déclinaient on dernier but de plaidoirie, car leurs bourses étaient vides, de soi cessaient poursuivre et solliciter, plus d’aubert n’était en fouillouse[15] pour solliciter et poursuivre.

Deficiente pecu, deficit omne, nia.

« Manquait seulement quelqu’un, qui fût comme paranympne[16] et médiateur, qui premier parlât d’appointement, pour soi sauver l’une et l’autre partie de cette pernicieuse honte qu’on eût dit : « Cetui premier s’est rendu, il a premier parlé d’appointement, il a été las le premier, il n’avait le meilleur droit, il sentait que le bât le blessait. »

« Là, Dendin, je me trouve à propos, commme lard en pois. C’est mon heur[17], c’est mon gain, c’est ma bonne fortune. Et te dis, Dendin, mon fils joli, que, par cette méthode, je pourrais paix mettre, ou trêves pour le moins, entre le grand roi et les Vénitiens, entre l’empereur et les Suisses, entre les Anglais et les Écossais, entre le Pape et les Ferrarais. Irai-je plus loin ? ce m’aide Dieu, entre le Turc et le sophi, entre les Tartares et les Moscovites, Entends bien. Je les prendrais sur l’instant que les uns et les autres seraient las de guerroyer, qu’ils auraient vidé leurs coffres, épuisé les bourses de leurs sujets, vendu leur domaine, hypothéqué leurs terres, consumé leurs vivres et munitions. Là, de par Dieu, ou de par sa mère, force forcée leur est respirer et leurs félonies modérer. C’est la doctrine in gl. xxxvij d. c. Si quando. »


  1. Au.
  2. Vert bleuté.
  3. Jais.
  4. Conciliait.
  5. Avis.
  6. Grillons.
  7. Comprenez bien.
  8. Aussitôt.
  9. Chagrin.
  10. Sans retenue.
  11. Inconciliable.
  12. Faire des reproches à.
  13. Décroissance.
  14. Avait sa crise.
  15. Argent en poche(argot).
  16. Intermédiaire.
  17. Bonheur.