Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\VieDeRabelais

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 9-30).


Gargantua et Pantagruel

VIE DE RABELAIS


La fantaisie qui préside aux prouesses de Gargantua et de Pantagruel a débordé du roman sur la vie de l’auteur. Elle l’a fait naître dans un cabaret, au bruit des pots et des chansons, la même année que Luther et Raphaël, en 1483.

La vérité est que François Rabelais a vu le jour une dizaine d’années plus tard, à Chinon, ou plus probablement à la Devinière, petite maison des champs que sa famille possédait à une lieue et demie de la ville, Son père, Antoine Rabelais, sénéchal de Lerné, conseiller et avocat au siège de Chinon, suppléant du lieutenant particulier, mourut vers la fin de 1534, laissant, outre la Devinière, le château et maison noble de Chavigny-en-Vallée (Maine-et-Loire), la métairie de la Pomardière, et plusieurs autres biens dans les paroisses de Chinon, de Seuilly et de Cinais (Indre-et-Loire). Sa maison d’habitation, en rapport avec sa fortune, se trouvait à Chinon, rue de la Lamproie, no 15, à l’emplacement désigné aujourd’hui par une plaque commémorative.

Nous voilà loin de l’aubergiste, et même de l’apothicaire imaginé par les biographes !

Une autre tradition, conforme cette fois à la vraisemblance, veut que le grand Tourangeau ait commencé ses études à l’abbaye bénédictine de Seuilly, voisine de la Devinière, et les ait continuées au couvent de la Baumette, près d’Angers où il aurait eu pour condisciples les frères du Bellay et Geoffroy d’Estissac. Mais le renseignement est vague et autant vaut dire que nous ne savons rien de certain sur les années d’enfance et de jeunesse de Rabelais, avant 1520. À cette date, il a revêtu la robe de cordelier au couvent de Fontenay-le-Comte, commençant à se faire un renom d’humaniste et d’érudit au-dessus de son âge.

La capitale du bas Poitou abritait alors un petit cénacle de jurisconsultes savants qui accueillirent à bras ouverts le fils du légiste chinonais. C’étaient le lieutenant du roi Artus Cailler, et son gendre le savant André Tiraqueau, l’avocat du roi Jean Brisson, Hilaire Goguet, sénéchal de Talmond, Amaury Bouchard, lieutenant de la sénéchaussée de Saintes. Sous le « berceau de lauriers » du jardin de Tiraqueau, venait s’asseoir aussi Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, protecteur et mécène de ce petit monde de lettrés dont il conviait les plus favorisés à son château de l’Hermenault ou à son prieuré de Ligugé.

Dans son couvent même, Rabelais trouva un compagnon d’études et un mentor dans la personne de Pierre Amy, zélé partisan des idées nouvelles, en relations épistolaires avec l’illustre Budé, le rénovateur des études classiques en France. Sous de tels maîtres, son ardeur à apprendre fut si dévorante qu’on pourrait lui appliquer ce qu’il disait lui-même de Pantagruel : « Tel était son esprit entre les livres comme est le feu parmi les brandes. » Il fut bientôt en mesure de faire une traduction du premier livre d’Hérodote (aujourd’hui perdue) et de correspondre avec Budé dans la langue de Platon.

La correspondance échangée entre le savant lecteur de François Ier, Rabelais et Pierre Amy, les épîtres et préfaces de Tiraqueau et de Bouchard, jettent seules quelque lueur sur les années de « moniage » du grand Tourangeau entre 1520 et 1524. Encore s’étendent-elles bien plus complaisamment en périodes cicéroniennes et en développements oratoires qu’elles ne contiennent de faits précis.

Cependant deux lettres de Budé nous apprennent qu’un événement fâcheux vint interrompre les études des deux amis à la fin de 1523. Leurs relations suspectes au dehors, leur amour des livres, et surtout des livres grecs toujours soupçonnés d’hérésie, leur avaient attiré l’animadversion de moines ignorants et grossiers. On fouilla leurs cellules. On saisit livres et papiers. Pierre Amy, plus exposé, prit la fuite. Rabelais s’en tira à meilleur compte, sans doute grâce à la protection de l’évêque et du lieutenant du roi, qui firent entendre aux cordeliers qu’ils allaient s’attirer l’hostilité de gens en crédit.

Mais l’avertissement ne fut pas perdu. Privé de la société de son Pylade (Amy était allé chercher refuge dans un couvent bénédictin près d’Orléans), menacé de nouvelles persécutions, maître François employa Geoffroy d’Estissac à le tirer de Fontenay. Grâce à cette intervention, on peut le croire, le pape Clément VII l’autorisa à quitter son ordre et à revêtir l’habit de Saint-Benoît. Il entra au monastère de Maillezais, dont son bienveillant protecteur était abbé, et y resta « plusieurs années », sans que l’on puisse autrement préciser. On sait cependant que le prélat, de plus en plus charmé de son savoir et de ses entretiens, l’attacha à sa personne comme secrétaire, en lui faisant entrevoir l’obtention d’un bénéfice, qui semble être toujours resté à l’état de promesse.

On aimerait à être mieux renseigné sur ces années, les plus belles peut-être de la vie de Rabelais et les plus heureuses, puisqu’elles n’ont pas d’histoire. On voulait connaître, autrement que par quelques vers de Jean Bouchet, les réunions de lettrés à Fontaine-le-Comte (Vienne) où le bon Tourangeau devisait « au clair matin » près d’une source limpide, avec le maître du logis, « le noble Ardillon », et ses amis, le voyageur Quentin, le cordelier Trojan, le légiste Nicolas Petit. On désirerait surtout un peu de lumière sur le séjour à Ligugé, dont Geoffroy d’Estissac était prieur, et où il s’entourait, comme les prélats italiens de la Renaissance, de toute une cour d’érudits et de poètes.

Que dura cette vie charmante dans les thélèmes poitevines ? Des mois ou des années ? Nul ne le saurait dire. Mais il est probable que Rabelais mit à profit ces loisirs exempts de soucis matériels pour acquérir ce savoir encyclopédique qui devait faire l’admiration de ses contemporains, et s’initier à l’étude de la médecine, sa science préférée. Puis, entraîné par son humeur vagabonde, il endossa la soutane de prêtre séculier, et se mit à voyager, tantôt exerçant le ministère sacré, tantôt utilisant ses connaissances médicales dans les maisons de son ordre. C’est ainsi, sans doute, qu’il visita les universités d’Angers, de Bourges, d’Orléans, et qu’il arriva à Paris en 1528 ou 1529, suivre les leçons de la Faculté de médecine. Peut-être même, comme son héros Pantagruel, élit-il domicile à l’hôtel ou collège de Saint-Denis, tout près des Grands Augustins, dans une maison spécialement consacrée aux novices de l’ordre de Saint-Benoît qui poursuivaient leurs études dans la capitale.

Ce n’est pas tout à fait ce qu’on peut appeler jeter le froc aux orties !

Nous retrouvons Rabelais à la Faculté de médecine de Montpellier, où il obtient, presque aussitôt son arrivée, le grade de bachelier (26 octobre 1530), et où il professe au printemps suivant un cours de trois mois sur les Aphorismes d’Hippocrate et l’Ars parva de Galien. Il y était encore en octobre (1531, ayant passé sans doute l’été à excursionner dans le Midi, à Narbonne, à Castres, à Agen, avec, comme intermède, la représentation de la Femme mute, cette farce joyeuse qu’il joua à Montpellier avec ses amis Ant. Saporta, Guy Bourguier, Balthazar Noyer, Tolet, Jean Quentin, François Robinet, Jean Perdrier.

Quelques mois plus tard, emportant une réputation médicale bien établie, il partait pour Lyon qui allait être pendant dix ans le centre de ses études et sa véritable patrie intellectuelle.

Libraires et imprimeurs lyonnais rivalisaient à cette époque avec leurs confrères parisiens. Les Gryphe, les Juste, les Nourry, groupaient autour de leurs presses toute une pléiade d’érudits et de gens de lettres, occupés à corriger de savantes éditions grecques et latines, ou à mettre au goût du jour les monuments de la vieille littérature nationale, La proximité des Alpes, déversant à Lyon un flot incessant d’auteurs italiens, en faisait un centre intellectuel moins original peut-être, mais à coup sûr aussi actif que Paris.

Dès ses premiers pas dans cette cité du livre, Rabelais est comme grisé. Coup sur coup, il publie une édition des Lettres médicales d’un médecin ferrarais Giovanni Manardi (juin 1532), une réimpression des Aphorismes d’Hippocrate en juillet, le Testament de Lucius Cuspidius en septembre. Il met son nom sur un Almanach pour 1533 et une Pronostication imitée des oracles en vogue de Nuremberg ou de Louvain. Il ne dédaigne même pas, peut-être, de revoir un assez piètre livret de colportage populaire : les Grandes et inestimables cronicques du grant et énorme géant Gargantua, qui met en scène les prouesses d’un héros légendaire remontant au moins au xve siècle. C’est le succès de ce petit livre de colportage dont il est plus vendu en deux mois que de bibles en neuf ans, qui l’amène à écrire en 1532 les Horribles et espouvantables faicts et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, et, en 1534, la Vie inestimable du Grand Gargantua, père de Pantagruel.

Les deux premiers chapitres du roman rabelaisien étaient nés.

L’admirable épopée bouffonne ne prolita guère tout d’abord à son auteur. Le bénéfice des éditions successives, alla, selon l’usage du temps, aux imprimeurs, et Rabelais ne connut peut-être même pas la gloire littéraire, car ni l’un ni l’autre des deux livrets ne parut sous son nom. Sur le Pantagruel il anagrammatisa François Rabelais en « Alcofribas Nasier », et sur le Gargantua il se dit « abstracteur de quintessence ». Mais, en revanche, ses publications savantes, aujourd’hui plus sévèrement jugées, lui valurent des résultats appréciables et immédiats.

Grâce à elles, au mois de novembre 1532, les conseillers du grand hôpital de Lyon l’attachèrent à leur établissement, bien qu’il n’eût encore que le grade de bachelier et qu’il ne prit le titre de docteur que par un abus assez général à l’époque. Il vit grandir sa réputation de médecin érudit. Des dissections anatomiques — une curiosité pour l’époque — lui valurent un renom de novateur avisé, Quant à sa qualité d’humaniste, la lettre fameuse qu’il adressa à Érasme, le 30 novembre 1532, atteste en quelle estime le tenaient les plus grands esprits de son temps.

Est-ce à cette période de sa vie qu’il faut rapporter la naissance de ce jeune Théodule, de ce fils mystérieux qui mourut à deux mois, après avoir vu des cardinaux romains incliner leur pourpre sur son berceau ? Touchante énigme posée par des vers de Boyssonné, docte professeur à la faculté de Toulouse : « Lugdurum patria, at pater est Rabelæsus,… Lyon est sa patrie, Rabelais est son père ; qui les ignore tous les deux ne connaît pas deux grandes choses en ce monde ! »

Dans tous les cas, c’est de ce séjour à Lyon que date l’amitié de Rabelais avec Étienne Dolet, et les premiers témoignages de la protection des frères du Bellay. Faveur si étroite, si longtemps soutenue, que les biographes, pour l’expliquer, l’ont fait remonter à une camaraderie de collège au couvent de la Baumette !

Au milieu de janvier 1534, Jean du Bellay, évêque de Paris, envoyé à Rome comme ambassadeur près du Saint-Siège, attacha le médecin de l’Hôtel-Dieu à sa personne et l’emmena en Italie. Ils y restèrent deux mois, l’évêque à négocier sur le divorce du roi d’Angleterre, Rabelais à visiter la ville des papes avec ses amis Nicolas Leroy et Claude Chapuis, et à s’enquérir des plantes et des curiosités naturelles du pays. Même, il avait fait le projet de composer une description complète de Rome, dont il était arrivé à connaître jusqu’à la moindre ruelle, quand un antiquaire milanais le devança. L’ambassade revenue à Lyon, aù milieu de mai, la Topographia antiquæ Romæ de Marliani était prête à paraître. Rabelais dut se contenter d’en donner une édition revue et complétée qui parut chez Gryphe quatre mois plus tard.

Voilà le médecin revenu au chevet de ses malades « très précieux », auprès de qui, disons-le à son honneur, il s’était fait régulièrement remplacer. Mais une nouvelle absence, au début de 1535, motivée par les mesures de rigueur prises contre les suspects de luthéranisme, obligea les recteurs de l’hôpital à chercher un nouveau médecin. Le 5 mars, après avoir patienté quelque temps, sur l’assurance que Rabelais était à Grenoble et qu’il n’allait pas tarder à regagner Lyon, on lui donna un successeur.

Maître François se consola en repartant au milieu de l’été pour l’Italie avec Jean du Bellay, devenu cardinal. Il s’arrêta à Ferrare, à la cour de la duchesse Renée de France, où se trouvaient Clément Marot et Lion Jamet, contraints à l’exil par l’affaire des « placards ». Il visita Florence, émerveillé « de la structure du dôme, de la somptuosité des temples et palais magnifiques ». Il reprit surtout à Rome sa vie d’observateur curieux, en « compagnie de gens studieux, amateurs de pérégrinités », comme le voyageur André Thevet à qui il servit de guide et d’introducteur. Un jour il assistait à l’entrée d’Alexandre de Médicis, une autre fois la maison du pape allait au-devant des ambassadeurs vénitiens. À tout instant on s’attendait à l’arrivée de Charles-Quint. La ville était pleine d’Espagnols. On abattait églises et palais pour préparer une voie triomphale à César.

Puis c’étaient les entrevues diplomatiques auxquelles le cardinal du Bellay le faisait assister, les démarches en cour de Rome pour les affaires de l’évêque de Maillezais, les fleurs ou les légumes nouveaux à envoyer à son protecteur pour les jardins de Ligugé ou de l’Hermenaud. C’étaient surtout les sollicitations et les suppliques nécessitées par la régularisation de sa propre situation monastique.

Telle fut la vie de Rabelais jusqu’au printemps de 1536. Quand il rentra en France, il emportait une absolution du pape Paul III, conçue dans les termes les plus honorables, avec permission de pratiquer librement l’art de la médecine, et de reprendre l’habit de Saint-Benoît dans un monastère de l’ordre autre que celui de Maillezais.

Cette clause visait l’abbaye de Saint-Maur-des-Fossés, dont Jean du Bellay était abbé, et où il offrit asile à son protégé, sous une règle religieuse d’autant moins sévère que le monastère, venant d’être érigé en collégiale, maître François devint chanoine prébendé.

Il est à croire qu’il passa quelque temps dans « ce paradis de salubrité, aménité, sérénité, commodité, délices et tous honnêtes plaisirs d’agriculture et de vie champêtre ». Au moins le trouve-t-on à Paris, en février 1537, parmi les convives d’un banquet offert à Étienne Dolet, qui venait d’être grâcié d’une accusation de meurtre. Les bienfaits du cardinal l’ont mis en vue. Il prend place aux côtés de Budé, de Marot et des plus renommés humanistes. On le traite d’honneur de la médecine. On va jusqu’à dire qu’il peut « rappeler les morts des portes du tombeau et les rendre à la lumière ». Son habileté dans ses missions d’Italie lui a valu le titre envié de maître des requêtes.

Mais son humeur changeante reprend vite le dessus. On a grand peine à suivre sa carrière vagabonde, Le voilà à Montpellier, où il prend enfin le grade de docteur (22 mai 1537), et où il invente un instrument de chirurgie, le glottotomon. Au milieu de l’été il est à Lyon, et une correspondance imprudente avec un personnage de Rome lui vaut une fâcheuse affaire et des menaces d’arrestation. À l’automne il revient à Montpellier faire le cours obligé « au grand ordinaire », et expliquer les Pronostiques d’Hippocrate, devant un auditoire assidu. En juillet 1538 il assiste en qualité de maître des requêtes à l’entrevue d’Aigues-Mortes, entre François Ier et Charles-Quint, et suit le roi lorsque la cour revient à Lyon en remontant le Rhône.

Puis nous perdons sa trace. Peut-être faut-il placer ici un séjour aux îles d’Hyères où il aurait écrit une partie du Tiers livre. Peut-être a-t-il regagné Montpellier dans le courant de 1539, car le 13 août, un étudiant de l’Université le choisit pour patron. Mais, en 1540, nous le retrouvons, d’une façon certaine et pour la troisième fois, en Italie.

À ce voyage, il accompagne en qualité de médecin le frère cadet du cardinal du Bellay, Guillaume de Langey, gouverneur de Turin et vice-roi de Piémont. Les lettres du savant Pellicier, évêque de Montpellier et ambassadeur à Venise, nous le montrent occupé avec ce prélat à la recherche de manuscrits hébraïques, syriaques et grecs pour la bibliothèque du roi, et jouissant de la plus entière confiance de son maître. Une nouvelle imprudence de plume, qui lui fit confier à un ancien ami, Barnabé de Voré, des secrets d’importance, ne lui aliéna pas cette bienveillance, mais il dut rentrer en France au mois de décembre, pour empêcher l’affaire d’avoir des suites fâcheuses.

Au printemps, il est de retour à Turin, dans cette petite cour de Français italianisants, où François Errault, plus tard garde des sceaux, Guillaume Bigot, Claude Massuau, et surtout Étienne Lorens, seigneur de Saint-Ayl, sont pour lui des amis de tous les instants. Il ne quitte le Piémont qu’à la fin de l’année, lorsque Langey rentre en France pour aller rendre compte de sa mission à la cour (novembre 1541).

On passe les Alpes, on s’arrête à Lyon. Rabelais remet à l’imprimeur Sébastien Gryphe les Stratagèmes, c’est-à-dire prouesses et ruses de guerre, de Guillaume du Bellay, qu’il avait composés en latin et que Claude Massuau avait mis en français. Il surveille en même temps chez Juste la réimpression des deux premiers livres de son roman, dont il supprime les passages qui pouvaient lui attirer les foudres de la Sorbonne. L’anonymat, évidemment, était depuis longtemps percé : le médecin tourangeau de 1532, devenu maintenant un personnage et comme il le dirait lui même : « Monsieur du Rabelais » jugeait prudent de ménager les puissances. Faute d’avoir tenu compte de ces prudentes modifications dans une édition subreptice, Dolet s’attire la colère de l’auteur, et sous le masque de l’imprimeur se voit traité, par son ancien ami, avec une rigueur extrême.

Pendant que Langey reste à Paris, Rabelais va se reposer aux environs d’Orléans, au château de Saint-Ayl, où Étienne Lorens lui offre une plantureuse hospitalité. Il lit Platon, il écrit à ses amis d’Orléans, l’avocat Antoine Hullot, l’élu Pailleron, le savant Daniel, sans oublier Claude Framberge, scelleur de l’évêché, pour les inviter à venir déguster le vin ducru et les délicieux poissons de la Loire (mars 1542).

Cette vie charmante dure jusqu’au mois de mai, où vient le moment de regagner l’Italie. Plus que jamais Guillaume du Bellay a besoin de son médecin : sa santé chancelante va de mal en pis. En octobre, se sentant plus gravement atteint, le « bon seigneur » demande son rappel, et le 13 novembre il dicte son testament où Rabelais se trouve compris pour une rente de 150 livres tournois, en attendant un bénéfice d’un produit double. Toute la maison reprend la route de France et passe les monts en plein hiver. À Lyon, Guillaume du Bellay refuse de s’arrêter, malgré l’avis des médecins, et le 9 janvier 1543 il meurt à Tarare au milieu de ses familiers et de ses serviteurs consternés.

« Il m’en souvient, écrit Rabelais dix ans plus tard, et encore me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsules… Amis, domestiques et serviteurs du défunt et tous effrayés se regardaient les uns les autres en silence sans mot dire de bouche, mais bien tous pensants et prévoyants en leurs entendements que de bref seroit France privée d’un tant parfait et nécessaire chevalier à sa gloire et protection. »

Il fallut ramener le corps. Le bon Tourangeau et son ami Étienne Lorens conduisirent le cortège funèbre et arrivèrent à Saint-Ayl, le 30 janvier, incertains de la direction à suivre. L’ordre vint enfin de continuer sur le Mans où les obsèques eurent lieu le 5 mars : pendant le désordre du voyage, un Allemand au service du défunt déroba ses papiers que Rabelais avait renfermés dans les coffres du bagage.

Cette mort, dont le retentissement fut énorme en France, en Italie, et même en Allemagne où Langey avait rempli d’importantes missions, privait maître François d’un puissant protecteur, mais en même temps elle lui donnait la notoriété qui s’attache toujours à quelqu’un qui vient d’être mêlé à de grands événements. Cependant l’effet ne s’en fit pas sentir sur-le-champ, car pendant plus de deux ans rien ne nous parle de Rabelais. Tout porte à croire que, sans quitter le service des du Bellay, il se rapprocha de ses amis du Poitou, qu’il n’avait jamais oubliés. L’évêque de Maillezais était mort (1543), mais son neveu et héritier Louis d’Estissac continuait les bons offices du prélat, et c’est sans doute à son château de Coulonges-les-Royaux (Deux-Sèvres) ou de la Brosse (Charente-Inférieure) que l’auteur de Pantagruel chercha à oublier dans le calme et la retraite tant de tragiques événements. Il se mit en devoir de terminer son troisième livre.

Au mois de septembre 1545 la composition en était assez avancée pour qu’il dût songer à solliciter un privilège du roi. Il l’obtint dans les termes les plus flatteurs, malgré l’opposition de la Sorbonne, réduite au silence par l’intervention de Marguerite de Navarre, et par la lecture de son livre que fit à François Ier Pierre Duchâtel, évêque de Tulle. Fort de l’approbation royale, Rabelais mit pour la première fois son nom sur le titre.

Il avait alors dépassé la cinquantaine. Il était connu comme médecin, comme diplomate, comme légiste, comme humamiste et comme poète, mais ses amis seuls songeaient, et pour cause, à le louer d’avoir mis au monde un roman immortel. Il avait enrichi ses imprimeurs. La gloire d’avoir écrit Gargantua et Pantagruel, ne lui arrivait que six ans avant sa mort.

Quand le Tiers livre parut à Paris, chez Chrestien Wechel, en 1546, Rabelais était sur la route d’Allemagne, fuyant la réaction qui venait de se déchaîner et allait aboutir au supplice d’Étienne Dolet, Au mois d’avril on le trouve à Metz, sans doute chez son fidèle Saint-Ayl qui y possédait une maison et des bois. Une place de médecin stipendié de la ville, à 120 livres d’appointements, lui permet, en « vivotant » aussi frugalement que possible, de s’entretenir « honnêtement » et de faire honneur à la maison dont il « était issu à sa départie de France ».

C’est en ces termes que le 6 février 1547 il s’adresse au cardinal du Bellay pour lui demander des secours. Mais la réponse à sa supplique n’a pas le temps d’arriver qu’éclate comme un coup de foudre la mort de François Ier, bouleversant toutes les charges de la cour et envoyant le cardinal Rome avec la surintendance des affaires royales.

Rabelais rentra-t-il à Paris, comme une allusion au duel fameux de la Chataigneraye et de Jarnac semble l’indiquer ? Alla-t-il rejoindre son protecteur en Italie et laissa-t-il prudemment la frontière entre lui et ses ennemis, qui ne parlaient rien moins que de le brûler avec ses livres ? Cette dernière conjecture est la plus plausible : c’est sans doute un messager qui porta à l’imprimeur les premiers chapitres du Quart livre, parus à Lyon dans les premiers mois de 1548.

En tous cas, Rabelais était certainement à Rome avant le mois de juin 1548, et il y était encore au printemps suivant lorsque le cardinal donna sa fête fameuse en l’honneur de la naissance du duc d’Orléans, fils d’Henri II et de Catherine de Médicis (mars 1549). Féérie merveilleuse, composée de combats sur terre et sur eau, de courses de taureaux, de défilés de troupes, de tableaux mythologiques, de festins, de feux d’artifice dont maître François, sans doute un des principaux organisateurs, fit imprimer le récit par Gryphe sous le titre de Sciomachie !

Ce dernier séjour au-delà des monts, sans doute aussi fécond pour Rabelais que les précédents, est celui sur lequel nous sommes le moins bien renseignés. Autant dire que nous n’en savons rien. Au mois de novembre 1549 le cardinal, qui s’était mis en route pour la France, reçoit l’ordre de revenir à Rome et d’assister au conclave. Rabelais le devance à Paris, rapportant au complet le manuscrit du Quart livre.

Cette fois, maître Alcofribas pouvait se croire à l’abri des inconstances du sort. Avec son bon sens aiguisé de finesse qui lui fit toute sa vie garder un pied dans les deux camps, il s’était assuré la protection des nouveaux conseillers du roi Henri II, du cardinal de Guise, chef de la faction catholique, et du cardinal de Châtillon, manifestement incliné vers la Réforme. Il vivait tranquille au château de Saint-Maur où le cardinal, revenu malade d’Italie, récompensait les soins de son médecin en lui faisant obtenir les cures de Saint-Christophe du Jambet, au diocèse du Mans, et de Meudon (18 janvier 1550). Le 6 août 1550, le roi avait gracieusement accordé un privilège pour le Quart livre, qui servait sa politique gallicane du moment.

Mais Rabelais ne devait pas, cette fois plus que les autres, échapper à ses ennemis sorbonnicoles. Le Quart livre, le plus hardi de son œuvre, était à peine mis en vente (28 janvier 1552) que la Faculté de théologie le censurait, et comme Henri II dans l’intervalle avait fait sa paix avec Rome, le Parlement condamna ses attaques contre la papauté et les sacro-saintes Décrétales. Parmi les douze juges qui siégeaient ce jour-là, figurait André Tiraqueau, l’ami Fontenay-le-Comte, celui que maître François appelait « le bon, docte, sage, tant humain, tant débonnaire et équitable ».

Nous voici à la fin de la carrière. L’incertitude qui entoure la naissance du grand Chinonais enveloppe ses dernières années. Tout porte à croire qu’elles furent troublées. Malade, (on n’en peut douter en voyant avec quelle ferveur il demande et souhaite la santé au début de son Quart livre), persécuté à la fois par les protestants et la Sorbonne, on ignore où il abrita ses derniers jours. Le bruit de son emprisonnement même parmi ses amis À la fin de 1552. Le 9 janvier 1553, il résigna ses cures, et le 9 avril 1553, selon un épitaphier manuscrit de l’église Saint-Paul, il mourut à Paris, dans une maison de la rue des Jardins.

Le cardinal du Bellay alla prendre à Rome sa dernière retraite sans son compagnon de vingt ans.


L’HOMME ET L’ŒUVRE


On ne chante pas impunément les plaisirs de la table et le libre exercice de toutes les fonctions naturelles.

Rabelais était à peine mort que Ronsard lui composait une épitaphe bachique qui allait fixer pour des siècles sa physionomie de Silène bouffon :

……………………………………
Jamais le soleil ne l’a veu
Tant fut-il matin qu’il n’eust beu,
Et jamais au soir la nuit noire,
Tant fut tard, ne l’a veu sans boire,
Car altéré sans nul séjour
Le gallant boivoit nuit et jour.

Mais quand l’ardante canicule
Ramenoit la saison qui brule,
Demi-nus se troussoit les bras,
Et se couchoit tout plat à bas
Sur la jonchée, entre les taces,
Et parmi les escuelles grasses

Sans nulle honte se souillant,
Alloit dans le vin barbouillant
Comme une grenouille en la fange.
……………………………………

Ronsard, qui avait puisé ses principaux traits dans l’Anthologie grecque où ils s’appliquent à Anacréon, ne prenait sans doute pas au sérieux son amplification poétique. Mais la carrière de maître François était trop mal connue pour que la postérité pût faire la part de la vérité dans ce portrait du bon biberon. Le tableau s’adaptait à merveille à certains héros du roman. Il n’en fallait pas plus pour qu’on l’appliquât à l’auteur. La légende du Rabelais bouffon et gaillard était née.

Elle se développa avec une rapidité et une ampleur surprenantes. Anecdotes, traits plaisants, bons mots, se groupèrent autour des rares détails exacts qui surnageaient, composant pour la légende une figure de moine buveur et charlatan presque impossible à détruire. On le représenta au couvent de Fontenay, mélant au vin des frères des drogues aphrodisiaques, ou à Paris, déguisé d’une robe verte et d’une fausse barbe, répondant au chancelier Duprat en autant de dialectes que Panurge à Pantagruel. On le figura à Rome, s’offrant, en guise de saint, à la vénération des fidèles et scandalisant le pape par de grossières irrévérences. On l’imagina à Lyon feignant un complot contre les jours du roi pour se faire arrêter et ramener à Paris sans bourse délier : — le quart d’heure de Rabelais !

Les derniers moments, surtout, eurent le singulier privilège de multiplier les bons mots. Il demande à mourir dans un froc ou domino de bénédictin, à cause de cette parole du psalmiste : Beati qui moriuntur in Domino. Il dit en voyant le prêtre lui apporter la communion : « Je crois voir mon Dieu tel qu’il entra à Jérusalem, triomphant et porté par un âne. » Il fait ce testament burlesque : « Je n’ai rien, je donne le reste aux pauvres, » et meurt sur ce mot de la fin : « Tirez le rideau, la farce est jouée. »

Est-il besoin de faire remarquer l’invraisemblance de cette légende, en contradiction avec tont ce que nous savons maintenant de la vie de Rabelais ? Est-ce là le maître des requêtes du roi, le protégé de Marguerite de Navarre, le familier des princes de l’Église et des plus grands seigneurs de son temps, le correspondant d’Érasme, de Budé, l’ami des Tiraqueau, de Bouchet, de Pélicier, des plus graves et des plus doctes humanistes ? Tant de preuves d’estime et de considération ne pouvaient aller à un histrion buveur et bouffon. Les contemporains n’auraient su se tromper aussi grossièrement.

Des critiques modernes, en parlant du grand Tourangeau, sont tombés dans une erreur contraire. Pour réagir contre le travestissement bachique de la Pléiade, ils ont donné à leur personnage une figure de censeur austère, de philosophe chagrin, qui lui va, faut-il le dire ? encore moins que l’autre. Ils en ont fait un réformateur à outrance, un démolisseur du vieux monde, ébranlant de son rire immense les piliers de l’édifice social, un précurseur de la Révolution française, annonçant dès le xvie siècle la chute de l’ancien régime et la Déclaration des droits de l’homme. Janus à double face, il n’aurait pris le masque comique que pour débiter impunément de dangereuses vérités. Il aurait contrefait l’insensé comme Brutus pour échapper aux tyrans, et semé l’ordure dans son livre pour en dégoûter ses lecteurs, à la façon de Solon simulant l’ivresse.

C’est, avouons-le, bien mal connaître maître Alcofribas que de prendre son rire pour un déguisement. La sympathie qu’il manifeste pour les bons vivants, pour les repas plantureux, pour les tours même les plus risqués de ses mauvais sujets, est trop vive pour être feinte. Elle présente un accent de sincérité que l’art le plus consommé serait impuissant à simuler. Le rire est le fond même du caractère de Rabelais. Son génie, c’est la belle humeur.

Quant à son action sociale immédiate, il faut sans doute en faire son deuil. Jamais homme de cette valeur n’exerça moins d’influence sur les contemporains. Beaucoup connaissaient le médecin et le savant. Bien peu l’auteur de Gargantua et de Pantagruel. Ceux qui savaient que maître Alcofribas Nasier et le maître des requêtes du roi ne faisaient qu’un, voyaient dans son livre un amusement d’honnêtes gens, un divertissement d’après souper. Rabelais n’était dangereux pour personne. À peine trouvait-on parfois qu’il parlait et surtout qu’il écrivait un peu trop.

Le moyen de prendre au sérieux ses réformes ! L’auteur lui-même y croit-il bien quand il les date d’Utopie ? On le sait ami de l’ordre, praticien prudent, prêchant le retour à l’antiquité comme source de toute science, linguiste savant, ennemi des nouveautés dans le langage et dans les mœurs, champion déclaré de la littérature du passé, jusque dans les pronostications et les romans de chevalerie. Y a-t-il vraiment là de quoi révolutionner un siècle ?

Les protestants, remarquons-le, ne s’y trompèrent guère. Si les « démoniacles Calvins, imposteurs de Genève » unirent leurs invectives contre l’auteur de Pantagruel, c’est qu’il avait refusé de les suivre dans leur action réformatrice, qu’il les avait abandonnés en route pour rester avec les modérés.

Et voilà le véritable Rabelais qui nous apparaît. Ni bouffon, ni démolisseur, esprit merveilleusement pondéré, comine le climat de sa benoîte Touraine, avide de tout savoir et de toute science, mais, comme beaucoup de savants, ami de son repos et peu désireux de compromettre la sécurité de ses chères études dans les luttes politiques et religieuses. Équilibriste à la façon d’Érasme, il sait, avec une opportunité que nous voudrions peut-être moins habile, se concilier l’amitié des grands dans tous les partis. Il gouverne sa barque en prenant les événements du bon côté et les gens tels qu’ils sont, excellent exemple à donner à une époque où les flammes du bûcher de Servet répondent à l’autodafé de Dolet, où l’on va bientôt s’égorger au nom de la Réforme et de la Ligue.


Tel est l’homme, ou plutôt tel nous pouvons nous le figurer d’après le peu que nous savons de sa vie. Son œuvre, au moins, s’offre à nous presque entière et nous permet d’embrasser sous toutes ses faces son admirable talent.

Roman satirique ! il faut bien lui laisser ce nom, puisque le mot humour — ne l’a-t-on pas déjà remarqué ? — n’existe pas dans la langue française, et que nous avons peine à nous imaginer une œuvre où l’auteur aurait accumulé les peintures les plus plaisantes des hommes et des choses de son temps sans autre but que de donner carrière à son humeur joviale et à son plaisir de raconter. Mais le roman rabelaisien ne connaît ni le fiel ni la passion. Il reste bien au-dessous des attaques virulentes des libres prêcheurs du xve siècle, des invectives d’Olivier Maillard, des pamphlets d’Ulric de Hutten et des protestants.

Bienheureux, a-t-on dit, le pays qui serait gouverné pardes géants comme Gargantua et Pantagruel ! Les plaideurs, pourrait-on ajouter, qui auraient affaire à Perrin Dandin, et même à cette âme simple et candide de Bridoye, ne seraient pas non plus bien à plaindre, tant Rabelais a tracé avec bonhomie ces figures de la petite judicature à laquelle appartenait son père.

Les moines ? Certes il les fustige de temps à autre avec une vivacité où l’on devine quelque rancune personnelle. Mais ne sent-on pas au fond qu’il leur garde une sympathie involontaire ? Ne restent-ils pas pour lui « les béats pères » ? Ne fait-il pas cause commune avec eux contre les femmes ? Ne garde-t-il pas une complaisante indulgence pour leurs grasses plaisanteries, leur paresse, leur gourmandise ? Ne fait-il pas surtout de frère Jean son héros préféré, l’âme et la joie du roman ?

Même pour la papauté — exception faite de l’Ile sonnante qui comme l’épisode des Chats fourrés ne nous est certainement pas parvenue dans sa rédaction définitive — Rabelais ne peut en vouloir beaucoup à cette cour romaine où il a puisé des souvenirs inoubliables. S’il condamne en bon gallican, et sans doute d’accord avec le roi, la simonie, le trafic des indulgences, l’abus des dispenses, c’est presque de la tendresse qu’il montre pour ces « bons christians » de papimanie et pour le père Hypothadée.

Le roman rabelaisien est donc mieux qu’une satire, c’est une œuvre humaine, sans système ni parti-pris. Maître François peint les hommes et les choses de son temps, à peu près tels qu’ils se présentent. Sans doute il en exagère plaisamment les côtés ridicules : il faut bien rire, c’est le propre de l’homme. Mais tout ce qu’il écrit, il l’a vu. C’est de l’observation vécue.

Voyez ses héros ! Où trouver des figures plus vivantes, plus humaines que Panurge, frère Jean, tous les amis du sage Pantagruel ? Les personnages épisodiques eux-mêmes, qui n’apparaissent que dans une anecdote, une historiette, un trait, laissent cependant en nous des silhouettes ineffaçables. On sent qu’ils ont existé, que l’auteur les a connus, qu’il s’est attablé avec eux, qu’il les a fait causer comme Molière les siens, qu’il les a fait passer tout vifs dans sa comédie avec leurs moindres particularités de mise, d’allure ou de langage. Il n’est pas jusqu’au lieu de l’action qui ne soit réel. Ici, c’est Paris, la vieille cité du moyen âge avec ses rues illustrées par les exploits de Villon et de ses coquillards ; là, la benoîte Touraine, le Chinonais avec la Devinière et la petite vallée de la Vède où s’est passée son enfance ; ailleurs c’est Poitiers, Orléans, Bourges, vingt autres villes que son humeur vagabonde lui a fait connaître. Même quand le caprice l’emporte dans des pays imaginaires, il emprunte des éléments réels à la géographie de son temps, et compose, avec de l’observation et de la couleur locale, ses tableaux les plus fantaisistes.

Sans doute, sur cette trame solide, Rabelais a semé les dessins les plus inattendus. Il a ajouté à ses portraits l’empreinte de son puissant génie, mais n’y cherchez ni symbole ni sens abscons. On ne fonde pas, a-t-on dit très justement, une doctrine et une satire sociale quand on n’emploie à écrire « autre temps que celui qui était établi à prendre sa réfection corporelle, savoir est, beuvant et mangeant ».

Voilà la vérité. C’est Rabelais qui nous en instruit. Il a dicté Gargantua et Pantagruel, — exception faite pour le Tiers livre — non pas en mangeant et en buvant — gardons-nous de prendre une boutade à la lettre, — mais en laissant courir librement son imagination et sa fantaisie, changeant le lieu de la scène sans nous en avertir, oubliant dans un livre ce qu’il avait annoncé dans l’autre, commençant un chapitre par des facéties de songe-creux, et, tout à coup, se laissant entraîner aux plus hautes et plus graves émotions.

Non. La merveilleuse et burlesque épopée ne sent pas l’huile. C’est l’inspiration heureuse d’un génie en belle humeur qui s’est laissé aller à écrire comme il parlait avec ses amis. Mettez en regard les publications savantes, les dédicaces, les lettres, les poésies, cette Sciomachie d’allure officielle, ces morceaux travaillés sur lesquels il comptait peut-être pour passer à la postérité. Tout paraît terne, sec, ennuyeux à périr. C’est une éclipse.

Il y a bien, il est vrai, les citations, qui entretiennent cette illusion de patiente élaboration. Quelle multitude d’auteurs cités ! L’antiquité latine et grecque, l’Écriture sainte, les Pères de l’Église, tout y passe avec l’indication du livre, du chapitre, du passage ! L’érudition paraît immense, démesurée et elle l’est en réalité. Mais regardez de près. Vous verrez que souvent Rabelais ne fait pas ses recherches lui-même et qu’il puise tout simplement ses citations dans les polygraphes anciens ou les humanistes contemporains. S’agit-il de conter l’histoire du fou et du rôtisseur ? Il invoque Jo. André, un rescrit papal, le Panormitain, Barbatia et Jason. Il n’oublie que de citer Tiraqueau à qui il a emprunté toutes ses références. Veut-il discuter la légitimité d’un enfant né après la mort du père ? Il fait appel à Hippocrate, Pline, Plaute, Varron, Censorinus, Aristote, Aulu-Gelle, mais il ne nous dit pas que c’est ce dernier auteur qui lui a fourni tout son bagage de science.

Et ce sont là les moindres emprunts que Rabelais se permette. On a écrit des volumes pour faire la liste de tout ce qu’on a cru lui voir emprunter à autrui. L’Utopie de Thomas Morus, l’Histoire macaronique de Folengo, le Songe de Polyphile de Colonna, les Adages d’Érasme, Villon, la Farce de Pathelin, les nouvellistes italiens, les fabliaux français, les romans de chevalerie : il puise partout. Non content de s’inspirer de ses devanciers et de leur emprunter leurs inventions, il insère même dans son œuvre des passages textuellement reproduits de Geoffroy Tory, du poète Crétin, de Mellin de Saint-Gelais. Si l’on ne tenait compte des habitudes du xvie siècle, on ferait de Rabelais le plus audacieux ou le plus inconscient des plagiaires.

Mais si notre grand écrivain, comme beaucoup de ses contemporains, a été moins préoccupé de trouver du nouveau que de dire en meilleurs termes ce que d’autres avaient dit déjà avant lui, il faut avouer que son génie l’a merveilleusement servi. Tous ses emprunts se fondent dans l’ampleur du récit. On dirait qu’en passant dans son œuvre, ils deviennent originaux. Il se les est si bien appropriés, il les a si bien faits siens, que tous ces aliments divers sont « transmués en sang précieux ».

« Tel un grand fleuve, dit M. Brunetière après Michelet, ce fleuve de Loire dans les paysages duquel il a toujours aimé revivre les impressions de sa jeunesse : ni les obstacles n’en arrêtent où n’en détournent le cours ; il se grossit, en coulant, du tribut des eaux de la montagne ou de la plaine ; ses affluents, l’un après l’autre, viennent perdre en lui jusqu’au souvenir de leur source natale, et ni les sables, ni les débris qu’il emporte à la mer ne réussissent à troubler la limpidité de son flot… Ainsi de Rabelais ! La continuité de son récit n’en a de comparable ou d’égale que la largeur et la rapidité. Ses énormités même s’y noient. Et non seulement ce qu’il imite, il n’a pas besoin de le dénaturer pour se l’approprier, mais on dirait de ses modèles qu’ils sont nés ses tributaires, parce qu’il est poète, c’est-à-dire parce qu’il y a quelque chose en lui d’antérieur à ses emprunts. »

Poète ! Le mot semble étrange appliqué à l’auteur de Gargantua et de Pantagruel, et pourtant nulle qualification ne lui convient mieux. Celui qui fut un si piètre versificateur, fut un admirable poète en prose, et c’est ce qui lui assure dans la littérature une place que son talent de conteur n’aurait peut-être pas suffi à rendre incomparable.

Voyez l’œuvre ! n’a-t-elle pas comme une allure de poème épique ? Ses livres, qu’on a pu appeler des chants, célèbrent des batailles, des festins, des voyages sur mer. Le merveilleux y apparait à chaque pas. À l’exemple des anciens dont il est le disciple, il divinise les forces naturelles, la santé, l’équilibre du corps et de l’âme, l’énergie de l’action, la capacité illimitée du boire et du manger, sans séparer ce qui est noble de ce qui est bas, ce qui est l’esprit de ce qui est l’ordure, pas plus que ne le fait la nature, ignorante de toute fausse pudeur. Créateur de mythes, il met sur pied des héros démesurés, fantastiques, nourris d’un vague idéal de justice et de bonté, de force surnaturelle et bienfaisante, comme les personnages de la Légende des siècles. Il détruit des géants et des monstres. Il élève les murs de Thélème contre les hypocrites, cagots, sorbonnâtres, précepteurs scolastiques.

Et tout autant que l’idée, la poésie transfigure l’expression de Rabelais. Il a le don de penser par images : son style est en comparaisons, en peintures. Un seul chapitre de Gargantua, a-t-on dit, contient plus de métaphores que tout un recueil de Marot ou l’œuvre entière de Jean Bouchet, et toutes ces images, surprenantes de justesse et d’originalité, ont à leur service la plus incroyable fécondité verbale, un vocabulaire d’une richesse inouïe. Tout y entre, latin, grec, hébreu, italien, espagnol, écossais, anglais, patois locaux, nomenclature des sciences, termes de métiers. Il appelle même l’argot et le vieux fonds gaulois du moyen âge à son secours. Quand les mots lui manquent, il en forge de nouveaux, et ces derniers venus sont si bien frappés, si caractéristiques, qu’ils entrent tout vifs dans la langue française.

C’est tout cela qui fait l’immortalité de l’œuvre. Humeur gauloise, gaîté inépuisable, observation profonde du cœur humain, réalisme admirable, richesse incomparable de l’expression, toutes ces qualités, dont une seule suffirait à faire la gloire d’un auteur, sont réunies dans le roman rabelaisien. Certes, plus d’un trait s’est émoussé, plus d’un bon mot a vieilli. Ce qui fit le charme de plusieurs générations nous laisse parfois indifférents. Mais notre admiration n’en est pas amoindrie. Comme tous les chefs-d’œuvre, le livre de Rabelais continue à vivre de sa vie propre ; il nous apparaît aujourd’hui dépouillé des exagérations et des rêveries dont l’avaient entouré les commentateurs anciens, brillant d’une nouvelle jeunesse, transfiguré au feu d’une poésie plus large et plus humaine[1].

Henri CLOUZOT.

  1. Beaucoup des opinions de cette introduction ont déjà été émises par des critiques tels que Brunetière, Gebhart, Stapfer, Abel Lefranc. Nous nous excusons de ne pas les citer. Leur nom eût reparu à chaque ligne.