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Harivansa ou histoire de la famille de Hari/Lecture 1

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HARIVANSA,
OU
HISTOIRE
DE
LA FAMILLE DE HARI[1]

PREMIÈRE LECTURE.

PREMIERE CREATION.
Aum[2] ! Adoration à Nârâyana !


Aum ! Après l’hommage rendu à Nârâyana, à Nara, le premier des êtres, gloire soit à la déesse Saraswatî ! Honneur à celui qui chassa les ténèbres de l’ignorance, au Maharchi[3] dont la science fut profonde et l’âme gênéreuse, à l’illustre fils que Satyavatî eut de son union avec Parâsara, et qui, enfanté par elle au milieu d’une île (dwîpa), reçut le surnom de Dwêpâyana ! De ses lèvres sortit le Bhârata, poëme incomparable, aussi pur que purifiant, dont la lecture détruit le péché et donne le bonheur, plus efficace que l’aspersion même des eaux du Pouchcara[4]. Gloire au fils de Parâsara, à Vyâsa, dont la naissance a réjoui le cœur de Satyavatî ! Le monde boit avec avidité le nectar poétique qui découle de sa bouche. Donner au Brahmane instruit dans les Vèdes et les écritures sacrées cent génisses aux cornes dorées, ou entendre la lecture du saint Bhârata, c’est acquérir des mérites égaux.

Le Maharchi Vyâsa est aussi l’auteur du Harivansa, qui assure à ses lecteurs les mêmes fruits éternels que produisent ici-bas cent aswamédhas[5] et quatre cent mille sacrifices ordinaires[6], ou bien ceux que l’on retire du sacrifice royal (râdjasoûya)[7] par le moyen des cérémonies appelées vâdjapéya et hastiratha. Car tels sont les avantages accordés aux discours de Vyâsa, comme aux chants du Maharchi Vâlmîki[8]. Pour celui qui tire une copie du Harivansa, en se conformant d’ailleurs aux règles de la pénitence, il est admis à savourer les doux parfums des pieds de Hari[9], comme l’abeille qui pompe avec délices les sucs du lotus.

Honneur donc à celui qu’on appelle le sixième Maharchi, qui ne voit avant lui que le père commun des êtres, qui fut doué d’un pouvoir merveilleux et sans bornes, à Dwêpâyana, fils unique, avatare partiel de Nârâyana, et dépositaire de la science des Vèdes !

Dans la forêt de Nêmicha, Sônaca, chef d’une famille sacrée, venait d’adorer le premier et le plus puissant des êtres, objet de tant d’hommages et d’honneurs, source de justice, celui dont le nom s’exprime par une seule lettre[10], ce Brahma visible et invisible, orné de formes apparentes et imperceptible aux sens, suprême, ancien, infini, auteur de toutes les créatures, grandes et petites, ce Vichnou, heureux et donnant le bonheur, choisi entre tous, pur de toute souillure, maître du monde animé et inanimé, connu sous les noms de Hrichîkésa et de Hari. Le pieux Mouni adressa la parole au fils de Soûta, habile dans la science des livres saints.

Sônaca dit :

Fils de Soûta, tu nous as raconté la grande histoire des fils de Bharata, et des princes leurs alliés. Tu nous as dit les œuvres vraiment admirables des Dévas et des Dânavas, des Gandharvas, des serpents, des Râkchasas, comme celles des Dêtyas, des Siddhas et des Gouhyacas. Les récits variés où tu nous représentais ces luttes de la puissance et de l’injustice, ces généalogies illustres et renommées, ces hauts faits des anciens ; oui, tous ces récits que nous faisait ta voix harmonieuse, pénétraient par notre oreille jusqu’à notre âme qui les recevait comme une douce ambroisie, et frémissait de plaisir. Nous connaissons ainsi la naissance des Gourous, mais non celle des enfants de Vrichni et d’Andhaca. Te plairait-il de nous la faire connaître ?

Le fils de Soûta répondit :

C’est aussi la demande que fit autrefois Djanamédjaya au pieux disciple de Vyâsa. Je te rapporterai le récit de ce dernier, dans lequel il remonte à l’origine de la famille des Vrichnis. Le sage Djanamédjaya, ce descendant de Bharata, venait d’entendre toute l’histoire de ses ancêtres : il s’adressa à Vêsampâyana.

Djanamédjaya dit :

J’ai entendu le long récit que tu m’as fait du Mahâbhârata, de cette histoire immense et variée. Tu m’as conté les exploits d’une foule de héros ; j’ai distingué, entre autres, les noms et les actions des enfants de Vrichni et d’Andhaca, habiles à diriger les chars. Saint Brahmane, tu m’as parfois entretenu, d’une manière générale ou particulière, de leurs hauts faits les plus renommés. Puisque je n’ai plus de plaisir à espérer de ces récits, comme les Vrichnis et les Pândavas sont sortis d’une souche commune, toi qui connais leur origine, qui as vu l’illustration de leur race, pieux pénitent, dis-moi en détail ce que fut la première de ces deux familles. Je voudrais bien apprendre les filiations successives des Vrichnis. Raconte-moi sans réserve leur histoire tout entière, en remontant même jusqu’à la première création de l’espèce humaine.

Le fils de Soûta dit :

Le noble et vertueux Mouni le salua, et, pour répondre à ses vœux, commença son récit à l’origine même des choses.

Vêsampâyana dit :

Écoute, ô roi, une histoire sainte et divine, dont la vertu est d’effacer le péché, et qui, féconde en incidents variés, a mille rapports avec nos écritures sacrées. Quiconque en gardera fidèlement le souvenir, ou voudra plusieurs fois en entendre le récit, assurera pour jamais à sa race la félicité du paradis (swarga).

Celui qui à la fois est et n’est pas, cause indépendante, éternelle, spirituelle, a produit de lui-même la matière première (pradhâna) et l’esprit (pouroucha), et ce grand tout qui est en même temps Îswara. Ô prince, sache que c’est là Brahmâ[11] dont l’énergie créatrice est infinie ; Brahmâ, auteur de tous les êtres, accompagné partout de Nârâyana. Agent spontané[12] dans cet univers, de lui sont sorties les diverses classes de créatures ; de lui vient cette création éternelle qui se renouvelle dans le monde. Je vais, comme la science de nos sages me l’a enseigné, te raconter, pour la gloire même de nos premiers ancêtres, cette longue histoire dont le récit assure la fortune, la renommée, la victoire, le bonheur céleste, une longue existence à tous ceux qui marchent fermement dans les voies de l’honneur et de la sainteté. Ainsi, puisque tous deux nous sommes également purs et préparés, je te dirai l’œuvre merveilleuse de la création, pour arriver ensuite à la famille de Vrichni.

Le divin Swayambhou voulant créer les différents êtres, forma d’abord les eaux, dans lesquelles il déposa un germe vivifiant. Les eaux ont été appelées nâras, comme étant filles de Nara, qui est le premier mâle[13]. Elles lui servaient de voie (ayana) ; de là vient qu’il a été appelé Nârâyana. Dans le lit même des eaux parut un œuf d’or. Là, de lui-même était né Brahmâ : ce qui l’a fait nommer Swayambhou. Il y resta un an, et il doit son nom d'Hiranyagarbha à son séjour dans cette enveloppe d’or. De cet œuf, brisé en deux parties, il fit le ciel et la terre, et dans l’intervalle qui les sépare il répandit l’air. La terre nagea sur les eaux qui l’entourent, et les régions célestes furent établies au nombre de dix.

Brahmâ donna naissance au Temps, à l’Intelligence[14], au Désir, à la Colère et à la Volupté, et, pour exécuter la création dont il avait fait le type, il mit au monde les Pradjâpatis, Marîtchi, Atri, Angiras, Poulastya, Poulaha, Cratou et Vasichtha. Ce sont aussi les sept Mânasas[15] ou les sept Brahmâs, que les anciens livres nous représentent comme nés de Brahmâ et animés par Nârâyana.

Ensuite il créa Roudra, formé d’un souffle de colère, et le seigneur Sanatcoumâra, l’aîné des ancêtres du monde. O fils de Bharata, les sept Pradjâpatis, Roudra, Scanda (son fils) et Sanatcoumâra se mirent à produire les êtres, répandant partout l’inépuisable[16] énergie du Dieu. Des sept patriarches sortirent sept grandes familles, qui, attachées aux exercices de la piété et fécondes en rejetons, ont pour leur honneur donné au monde les Maharchis et les divers ordres de Dévas.

Brahmâ créa encore dès le commencement les éclairs, les nuages chargés de tonnerre, l’arc d’Indra, les saisons et le bruit précurseur de la foudre. De lui sont venus les trois Vèdes, le Rig, l’Yadjour et le Sâma, pour l’accomplissement du sacrifice. De sa bouche il produisit les Dévas, les Pitris de sa poitrine, de parties plus ou moins nobles les hommes, les Asouras, les Sâdhyas, tous les êtres de quelque forme qu’ils soient.

Tant que le Créateur, distingué par le nom d’Âpava, parce qu’il se jouait sur les eaux[17], fut occupé de cette première œuvre, les êtres qu’il produisait ne se multipliaient point. Il se partagea lui-même en deux moitiés, dont l’une fut mâle, l’autre femelle : dans cette seconde moitié de lui-même, il forma l’immense variété des êtres, embrassant tout de sa grandeur, et pénétrant tout ce qui existe dans le ciel et sur la terre[18] : de cette circonstance est venu le nom de Vichnou. Il créa Virâdj : Virâdj donna le jour au premier homme (Pouroucha) ; et ce Pouroucha est le premier Manou. Chaque Manou règne pendant une période de temps appelée manwantara. Celui qui préside au second manwantara est surnommé Âpava[19]. Ainsi Pouroucha Manou fut père et roi des hommes. Cette création, issue de Nârâyana, fut faite sans le concours des sexes.

Celui qui aura bien connu l’histoire de cette première création, obtiendra ce qu’il aura désiré, une longue vie, de la gloire, des richesses, de la famille.

  1. Hari, comme on pourra le voir plus loin, est un des noms de Vichnou. Ce dieu, en s’incarnant sous le nom de Crichna, devint membre d’une famille nombreuse issue de l’antique roi Pourou, et qui était une branche collatérale de la dynastie lunaire. À cette famille appartenaient les Vrichnis et les Andhacas, dont il sera question tout à l’heure.
  2. Exclamation mystérieuse et symbolique, dont les trois lettres représentent la triade indienne. Bhagavad-gîtâ, lect. xvii, sl. 23. Lois de Manou, lect. II, sl. 76 et suiv.
  3. Maharchi signifie grand Richi, c’est-à-dire un de ces personnages qui pour leurs actions pieuses sont considérés comme saints, il y a parmi eux des degrés, désignés par des noms particuliers, suivant la classe à laquelle ils appartiennent, comme Brahmarchi, Dévarchi, Râdjarchi, etc. Nous saisissons cette occasion pour avertir notre lecteur que nous nous sommes fait une loi de reproduire le mot sanscrit, toutes les fois que notre langue ne nous offrait pas d’expression équivalente.
  4. Le mot Pouchcara désigne en général un étang consacré, et en particulier un lac, à quatre milles d’Ajmère, près duquel existe une petite ville, nommée aujourd’hui Pokur, qui est un lieu célèbre de pèlerinage.
  5. Sacrifices dans lesquels un cheval était pris pour victime : cent sacrifices de ce genre valaient à celui qui les avait faits la dignité d’Indra ou roi des dieux.
  6. Je rends ainsi शतक्रतु (satacratou) dans ce passage obscur. Ce mot est quelquefois une épithète d’Indra. Je crois qu’il faut ici le décomposer, et traduire चतु : सहस्रस्य शतक्रतो : par cent sacrifices multipliant quatre mille, c’est-à-dire quatre cent mille ; comme ailleurs दश वर्षसहस्राणि dix milliers d’années, ou mille années multipliées par dix.
  7. Sacrifice offert par un prince suzerain assisté de ses grands feudataires. On y présentait aux dieux une liqueur fermentée, formée de farine et d’eau : c’était la cérémonie du vâdjapéya. Pour celle de l’hastiratha, j’avoue que j’ignore en quoi elle consistait : ce mot est composé de हस्ति (hasti), éléphant, et de रथ (ratha), char. Le Nouveau Journal asiatique, N° 54, juin 1832, pag. 550, décrit une cérémonie, moderne il est vrai, mais peut-être conservée des anciens temps, et qui pourrait avoir quelque rapport avec l’hastiratha.
  8. Vâlmiki est l’auteur du Râmâyana. Ce passage semble établir une différence entre les genres de ces deux écrivains : pour Vyâsa, on emploie le mot वचस् (vatchas), qui désigne plutôt l’orateur ou le moraliste ; pour Vâlmiki, le mot गीत (gîta), qui convient mieux au rhythme harmonieux et cadencé du poëte.
  9. Baiser les pieds d’une personne est une marque de respect que le disciple donne à son maître, que le dévot donne à l’image de son dieu. L’Indien, après sa mort, est admis dans le paradis de la divinité qu’il a spécialement adorée, et sa piété doit y être récompensée par la faveur de pouvoir baiser les pieds parfumés de son dieu. Si je ne craignais d’être accusé de vouloir prêter trop d’esprit à mon auteur, je verrais dans ce passage une allusion ingénieuse. Le mot पद (pada) signifie pied et fragment de vers. Celui qui copie le Harivansa, doit nécessairement goûter la douceur des vers de ce poème dont Hari est le héros.
  10. Voyez la note 2, Aum. Le son Aum est représenté en sanscrit par une seule lettre, .
  11. Brahmâ doit être distingué de Brahma. Le premier est le créateur agissant, la cause efficiente du monde : le second est l’essence du monde, la source divine d’où sortent les êtres et où ils retournent. L’un est en sanscrit un nom masculin, l’autre un nom neutre. Brahma renferme Brahmâ, Vichnou et Siva.
  12. J’ai rendu de cette manière une expression bien difficile à entendre dans son acception philosophique. L'ahancâra est un des cinq grands éléments (mahâbhoûtas), comme il est aussi une des facultés de l’âme humaine. Est-ce la conscience de soi-même ? est-ce la faculté d’agir par soi-même, ou la liberté ? quelquefois on doit le traduire par orgueil. Voy. Bhagavad-gîtâ, lect. xiii, sl. 5 ; lect. xvi, sl. 18 ; lect xviii, sl. 53 ; et Lois de Manou, lect i, sl. 24. Brahmâ est ici appelé अहङ्कार : महत ce qui me semble indiquer la liberté, la spontanéité du mahat, c’est-à-dire du principe intellectuel. Voyez pour ce mot la note spirituelle de M. Haughton, dans son édition de Manou, t. i, p. 425.
  13. Voyez Lois de Manou, lect i.
  14. Cest le mot मनस् (Manas), que j’ai traduit par intelligence.
  15. Le mot mânasa a pour racine manas, l’âme, et il semble qu’il désigne ici des êtres issus de l’âme universelle, dont l’auteur immédiat est Brahmâ ou Nârâyana. Ce sont peut-être aussi les types primordiaux, n’existant que dans la pensée du créateur. Dans les Lois de Manou, liv. I, ces Pradjâpatis sont fils de Manou. On a donné leurs noms aux sept étoiles qui forment la constellation du Chariot (septem triones). Ce sont en sanscrit les Saptarchis, ou sept Richis. L’étude des poèmes sanscrits m’a convaincu, et le lecteur pourra aussi le reconnaître, que beaucoup de leurs fables sont astronomiques. Roudra, Scanda ou Cârtikéya et même Sanatcoumâra sont des personnages de la sphère indienne, qui nous est peu connue malheureusement, et qui nous donnerait la clef de toutes ces fictions qui, au premier abord, paraissent absurdes.
  16. Ce passage présente le verbe तिष्ठति dont la signification est un objet de contestation. Il se trouve aussi dans le Bhagavad-gîtâ, lect. x, sl. 42. M. de Schlegel a cru pouvoir y retrouver l’idée de ce repos que la Genèse attribue au Créateur le septième jour de son œuvre. M. de Chézy, dans ses remarques sur la traduction de cet ingénieux professeur, pense que ce mot représente l’état immuable de Dieu, dont la création ne diminue point la grandeur et l’énergie. S’il m’était permis de parler après
  17. Je dois cette explication à un commentaire inespéré que m’a fourni un de mes manuscrits.
  18. Voyez la note 16.
  19. Ce passage me semble incomplet. Un manuscrit porte mânasa au lieu d'âpava. Le Bhagavad-gîtâ dit que quatre Manous sont appelés Mânasas, parce qu’ils sortent de l’esprit de Dieu, lect. x, sl. 6.