Haudequin, de Lyon/1/1

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-8).

HAUDEQUIN, DE LYON


PREMIÈRE PARTIE

I

Philippe Haudequin, tassé au fond de la Rochet-Schneider paternelle, sentait en roulant le bien-être de ses « effets » civils, endossés à Grenoble hier soir, définitivement, quand la grille du quartier de cavalerie s’était pour la dernière fois refermée sur lui. La mollesse du linge, les chaussettes de soie, la sollicitude précieuse des manchettes neuves protégeant son poignet déjà ombreux, lui donnaient l’impression de renaître après les léthargies intellectuelles du service militaire. Finis les matches au terrain de sport, dans le décor du massif de Chartreuse peint sur une toile lointaine ; finis les bains dans le Drac, par brigades ; le jus du matin qui avait le goût de fer du quart ; l’odeur de mégisserie du cheval qu’on portait jusque dans la chambrée mêlée à tous les parfums humains et aux relents d’armes graissées, et les sonneries wagnériennes des cuivres, qui ne martèleraient plus désormais son tympan.

Philippe allait rentrer dans la vie de l’esprit comme dans un beau cloître gothique et inspiré. « Et allez donc, les kilomètres ! » pensait-il, quand, sur les marges de la route, fuyaient les bornes affolées.

Vers onze heures du matin, une crise de laryngite du klaxon l’avertit qu’on traversait des voies peuplées. La voiture filait entre les bistrots et les charcuteries d’un faubourg. Et les camions industriels qui obstruaient la rue la regardaient de travers, silencieuse, vernie, haute sur roues et rapide, comme les chevaux de trait d’autrefois, les gros percherons crottés, regardaient leurs camarades de la calèche qui passait. La chaussée, dévastée, n’était que plaies et bosses : il fallait encore ménager les tramways suburbains, chargés jusqu’au marchepied d’employés en chapeaux mous ; un flot de jeunes femmes en robes printanières à cinquante francs fleurissaient les trottoirs : c’étaient des ourdisseuses, des rattacheuses, des tisseuses, que la grande usine prochaine vomissait ainsi deux fois par jour. Les hommes mangeaient déjà au fond des « porte-pots », devant des litres.

Philippe Haudequin ne se vautrait plus sur les coussins gris. Une émotion bizarre l’avait assis, respectueusement, tout droit près de la portière. Son passé et son avenir, séparés par la parenthèse du service militaire, commençaient de se rejoindre pour le reprendre. Une vieille atmosphère familière de sérieux, d’application, d’esclavage dans le travail lui fit soudain reconnaitre sa haute pression. D’ailleurs les maisons s’élevaient, devenaient des immeubles. On roulait sur un pavé régulier. Philippe voyait, dans les glaces sans tain de magasins élégants, glisser le reflet noir et géométrique de la Rochet. Il arrêta le chauffeur, un ancien magasinier de M. Haudequin.

— Tu peux aller garer. Je préfère arriver à pied à la maison.

Il sauta, étonné de la légèreté de ses souliers neufs. Le cours où il cheminait se jetait dans les quais. La ville se dressa devant lui, sur l’autre rive, nette, sèche, sans brouillard, sous l’aspect de milliers de fenêtres découpées à l’emporte-pièce qui le regardaient. Elles étaient parfaitement semblables en ïeur rectangle tout nu, comme dans les casernes, mais, s’escaladant les unes les autres jusqu’au sommet de l’Acropole, elles produisirent sur Philippe un effet imposant de citadelle.

Il s’accouda un instant au parapet, dominant ainsi les flots affairés d’un fleuve mâle et peu commode, où ont bu les peuples fiers. Glauque et sablonneux, le Rhône se hâtait, comme altéré des eaux plus douces qui enserrent avec lui, mais de l’autre versant, la colline de la Croix-Rousse et qu’il boira bientôt là-bas, quand il sera seul, loin de la cité.

Philippe Haudequin, rentrant dans sa ville, après ce voyage plus lointain qu’on ne croit, du service militaire, la vit soudain avec son énigmatique visage, son hermétisme, son manque d’apparat, cachant le bouillonnement coordonné de sa force. Lyon, qui le reprenait aujourd’hui pour toujours, n’était pas une ville comme les autres, walkyries faciles, parées pour tout le monde, qui affichent leurs attraits et, qu’en approchant, on entend rire à pleine gorge, comme Marseille, chanter comme Toulouse, manger et boire dans le luxe comme Bordeaux, tanguer comme Brest, chuchoter des marchés comme Rouen. Entre toutes les villes, comme son fleuve, Lyon est déclaré du sexe masculin. Dans ses rues, l’on ne voit que des hommes. Son âme virile, dédaigneuse de plaire, a les tristesses de la sagesse. Mais que sait-on des palpitations de sa vie intérieure ?

Ainsi Lyon se présente comme une forteresse, mais ses casemates ne renferment que les soldats du travail. Et cette Acropole blanche qui regarde le Rhône de ses milliers de fenêtres régulières, et se laisse choir par des ruelles sordides en pleine sévérité historique de la place des Terreaux, n’est que le grand temple où naît, pour la joie de l’univers, la soie divine et éblouissante !

Philippe comprenait tout à coup l’Acropole d. la Soie.

Alors la ville prit pour lui le visage même de son père, Adolphe Haudequin, le grand fabricant, avec ses cinquante-huit ans, et ses cheveux argentés que la raie rejetait à droite en nappe plate, et son veston où il s’enfouissait jusqu’aux oreilles, et ses yeux encadrés d’écaille, bien qu’ils fussent excellents, parce qu’il convenait au personnage qu’il s’était composé depuis quarante ans, petit jacquardier de la rue des Fantasques devenu l’un des premiers sur la place de Lyon, que même son regard füt déguisé. Ces lunettes de M. Haudequin, défi à toute ophtalmologie,

verres à vitre, simulation, protection, embuscade

pour le regard, étaient le trait le plus marquant de son procédé d’ascension sociale. On ne pouvait se faire soi-même plus que M. Haudequin ne s’était fait. Ce détail l’attestait encore aujourd’hui, jusque dans son apothéose.

Le père de Philippe avait son nom au Musée des tissus, dominant la vitrine où chatoyaient les échantillons des taffetas brochés or et rouge fabriqués par lui en 1896 et offerts par la Chambre de commerce de Lyon à la Tsarine, alors hôtesse triomphale de Paris. Son nom régnait encore à Fourvière, sous une mosaïque : à l’École de tissage, au linteau d’une porte de classe ; à la Faculté des sciences, sur le mur du nouveau laboratoire d’études tinctoriales ; à la Condition des soies, au-dessus du monte-charge automatique pour le pesage des balles, à l’arrivée ; au bureau de bienfaisance, à la mairie, aux Sociétés sportives et sur toutes les lèvres.

Il était, à Lyon, l’homme dont on parlait le plus. On se vantait d’avoir croisé sa voiture, reconnu sa femme, aperçu sa cuisinière déposant le « seau d’équevilles » le matin, à sa porte, rue des Capucins. On traitait légèrement sa grosse fortune parce que, sorti de rien, il l’avait enfantée par ses propres moyens. Mais il forçait la ville de vivre à son égard sous le régime d’une curiosité dévorante. On tirait gloire de connaître l’une de ses manies inédites. Il n’ouvrait pas une lettre le dimanche. Il donnait à reteindre ses vêtements usagés. Il ne se nourrissait le soir que de coulis de légumes. À Saint-Polycarpe, un dimanche, il avait fait lui-même dans le plat de la quête la monnaie d’un billet de dix francs. L’anecdote qui sera encore le plaisir de la prochaine génération, c’est qu’il donna un jour mille francs à une bonne vieille petite sœur des pauvres qui lui plut par son air décidé. C’était un escroc parisien, déguisé en nonne, qui fut arrêté à Marseille le lendemain. Ceux qui raffinent encore sur le conte ajoutent qu’il disait, énigmatique : « Je le savais. »

On entendait couramment des hommes sérieux déclarer : « J’ai vu le bottier d’Adolphe Haudequin », ou : « Je connais son chemisier, une toute petite boutique. »

Depuis cinq ans, il avait marié sa fille aînée au marquis de Saint-Sever ; la seconde, au fils d’un sénateur de l’Ain. La troisième était madame de Guillancourt. D’ailleurs sa femme était née de Monthaloup.

Philippe appartenait trop à Lyon pour ne pas mesurer le personnage paternel à son chiffre d’affaires qui était monté l’an dernier à cinquante-quatre millions. Cela composait un prisme de première puissance pour un fils qui juge son père ; d’autant qu’il s’agissait de millions sains et honnêtes, comme des millions de la campagne nés du trafic des bœufs ou du blé. Ni fraude ni duperie dans ce commerce-là, comme s’il fallait à la soie, de même qu’une température égale, un air pur. Il suffisait d’une fécondité inlassable dans la production. Le secret est là.

Philippe revenait, pour se noyer dans la grande ombre paternelle, sans cette voracité qu’on aurait observée ailleurs pour la colossale fortune à laquelle il participerait un jour. Les cinquante-quatre millions de chiffre d’affaires étaient plutôt comme une victoire à poursuivre, un grand et agréable devoir, mais difficile. C’est déjà beaucoup d’avoir un nom à soutenir, mais ce jaillissement de millions qui ne devait pas fléchir, au contraire !

Ainsi, par l’intermédiaire de son père, Lyon l’absorbait déjà. C’étaient les tissages du Mont-Sauvage, près du boulevard de la Croix-Rousse, les établissements de Villeurbane toujours agrandis tous les cinq ou six ans depuis la fortune d’Adolphe, les Impressions de Décine, bref, ces impérieuses personnes morales que sont les usines qui, avec leur vacarme, leur démence de bruit, d’activité, de vie, ne cessent de hurler aux oreilles du fabricant ses effroyables responsabilités pour les avoir fait sortir de terre. Et c’était jusqu’à son nom, qui enracinait sa lointaine ascendance aux pentes mêmes de l’autre colline parallèle, là-bas, du temps où des tisseurs, de pauvres tireurs de lais du quinzième, fabriquaient à Fourvière ces étoffes disparues et peut-être incomparables, dont on n’a gardé que les noms mystérieux, le camocas, le cendal, le haudequin.

Philippe Haudequin résuma son état d’esprit à l’égard de l’as qu’était son père, et même son consentement à un phénomène d’inhibition que le grand homme produisait déjà sur lui, dans un mot qu’il prononça en abandonnant le parapet du Rhône et la contemplation de la Croix-Rousse :

— Allons-y.

Et il s’engagea sur le pont.