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Histoire d’un ruisseau/III

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J. Hetzel (p. 48-58).


CHAPITRE III

LE TORRENT DE LA MONTAGNE


Parmi les innombrables ruisseaux qui courent à la surface de la terre et se jettent dans l’océan ou se réunissent pour former rivières ou grands fleuves, celui dont nous allons suivre le cours n’a rien qui le signale particulièrement à l’attention des hommes. Il ne sort point des hautes montagnes chargées de glaces ; ses bords n’offrent point une splendeur exceptionnelle de végétation ; son nom n’est point célèbre dans l’histoire. Certes, il est charmant ; mais quel ruisseau ne l’est pas, à moins qu’il ne coule à travers des marécages rendus fétides par les égouts des villes, ou que ses rivages n’aient été gâtés par une culture sans art ?

Les monts d’où s’épanchent les premières eaux du ruisselet sont d’une élévation moyenne : verts jusqu’aux sommets, ils sont veloutés de prairies dans tous les vallons, touffus de forêts sur tous les contre-forts, et des pâturages, à demi voilés par les vapeurs bleuâtres de l’air, tapissent les haute pentes. Une cime aux larges épaules domine les autres sommets, qui s’alignent en une longue rangée en projetant des chaînons de collines entre toutes les vallées latérales. Les brusques escarpements, les promontoires avancés ne permettent pas de comprendre d’un regard l’ordonnance du paysage : on ne voit d’abord qu’une sorte de labyrinthe ou dépressions et hauteurs alternent sans ordre : mais si l’on planait comme l’oiseau, ou si l’on se balançait dans la nacelle d’un ballon, on verrait que les limites du bassin s’arrondissent autour de toutes les sources du ruisseau comme un amphithéâtre et que tous les vallons ouverts dans la vaste rondeur s’inclinent en convergeant l’un vers l’autre et se réunissent en une vallée commune. La chaîne principale des hauteurs forme le bord le plus élevé du cirque ; deux autres côtés sont des chaînons latéraux qui s’abaissent graduellement en s’éloignant de la grande arête, et quelques collines basses se rapprochent pour fermer le cirque parallèlement aux montagnes ; mais elles laissent une issue, celle par laquelle échappe le ruisseau.

Différents par la hauteur, les monts le sont aussi par la nature des terrains, le profil, l’aspect général. Le sommet le plus élevé, qui semble le pasteur de tout ce troupeau de montagnes, est un large dôme aux puissants contre-forts : la masse de granit caché sous la verdure se révèle par le mouvement superbe du relief. D’autres cimes plus humbles montrent dans le voisinage leurs longues crêtes en dents de scie et leurs déclivités rapides ; ce sont les assises schisteuses que le noyau de granit a redressées en se soulevant. Plus loin apparaissent des hauteurs calcaires coupées à pic, et se continuant par de vastes plateaux faiblement arrondis. Chaque sommet a sa vie propre, dirait-on ; comme un être distinct, il a son ossature particulière et sa forme extérieure correspondant ; chaque ruisselet qui découle de leurs flancs a son cours et ses accidents propres, son babil, son murmure ou son grondement à lui.

La source qui naît à la plus grande hauteur et fournit la plus longue course jusqu’à la vallée, est celle du pic le plus élevé. Bien souvent, dans les journées pluvieuses, ou même lorsqu’un beau soleil éclairait les campagnes d’en bas, nous avons vu, d’une distance de plusieurs lieues, la fontaine se former dans les hauteurs de l’air. Une nuée blanche s’élève comme une fumée de la cime lointaine, elle grandit, enveloppe les pâturages et s’effrange en flocons pourchassés du vent. « La montagne met son chapeau, » dit le paysan, et ce chapeau de nuages n’est autre chose que la source sous une autre après avoir été nuage, brouillards, pluie traînante, elle va reparaître fontaine à quelques centaines de mètres plus bas, dans une crevasse de rochers ou dans un léger pli de terrain.

En hiver et même au printemps, c’est comme neige que le vent dépose sur les hauteurs l’eau qui doit rejaillir du sol en source permanente. Les nuées grisâtres qui s’attachent au sommet ne s’évaporent point sans avoir laissé de traces de leur passage ; à l’endroit où l’on voyait d’en bas le vert des pâtis s’étend maintenant une nappe éblouissante de neiges. Cette blanche couche de flocons, c’est encore sous une nouvelle forme le nuage de vapeurs qui se condensaient dans l’espace, ce sera bientôt le ruisseau qui s’élance joyeusement vers la plaine. Tandis que la surface de la neige tombée se glace et se durcit dans la froide atmosphère de l’hiver, surtout pendant les nuits, un sourd travail s’accomplit au-dessous du grand laboratoire de la montagne : les gouttelettes que le soleil a fondues pendant le jour pénètrent dans le sol jusqu’au rocher et de grain de sable en grain de sable, de cristal de quartz à molécule d’argile, descendent imperceptiblement le long des pentes ; elles se rapprochent, elles deviennent gouttes, puis, se réunissant les unes aux autres, ce sont des filets liquides qui glissent souterrainement au-dessous des racines du gazon ou même dans les fissures de la roche sous-jacente. Puis quand viennent les premières chaleurs de l’année, la neige se fond rapidement en eau pour gonfler les ruisselets cachés, et l’herbe que l’on dirait torréfiée par un incendie, reparaît à la lumière et verdoie de nouveau.

Si la montagne était fracturée de lézardes profondes, les eaux s’engouffreraient dans ces fentes et ne rejailliraient que bien loin dans la plaine, ou même elles ne ressortiraient point de la terre ; mais non, la roche est compacte et fendillée seulement à la surface, l’eau courante ne s’y enfonce pas, et voici que, tout à coup, dans une dépression du sol, on la voit surgir en petits bouillons qui soulèvent les paillettes du sable fin et balancent mollement les feuilles vertes du cresson. Certes, elle est peu abondante, la jeune source, surtout pendant les chaleurs de l’été, alors qu’il ne reste plus dans le sol que l’humidité des pluies et des brouillards ; en se couchant par terre pour boire à la fontaine même, on la voit diminuer sous ses lèvres ; mais la vasque du ruisselet, à demi tarie, se remplit aussitôt, et son eau pure déborde sur la pente des pâturages pour commencer son grand voyage dans le monde extérieur.

La plus haute source et le gazon qui l’entoure, c’est là sur toutes les montagnes, le lieu délicieux par excellence ! On se trouve sur la limite entre les deux mondes ; d’un côté, par delà les promontoires boisés, se montre la riche vallée avec ses cultures, ses maisons, ses eaux paisibles, et la brume indistincte qui pèse au loin sur la ville ; de l’autre côté, s’étendent les pâturages solitaires et le pic baigné dans la bleue profondeur des cieux. L’air fortifiant et léger ; on plane de haut dans l’espace, et quand on voit au loin l’aigle porté sur ses fortes ailes, on se demande presque si l’on ne pourrait comme lui voler au-dessus des campagnes et des collines, en laissant tomber de haut sa vue sur les petites œuvres des hommes. Que de fois, bien plus encore pour la volupté de voir que pour la douceur du repos, je me suis accoudé près de la source de la montagne, en reportant mes regards de la discrète fontaine à ce grand monde inférieur qui se perdait au loin dans le cercle infini de l’horizon !

De la vasque de la source s’épanche un petit filet d’eau qui çà et là disparaît dans une rainure du sol entre les touffes de gazon ; il se montre et se cache tour à tour : on dirait une série de fontaines superposées. À chaque nouvel élan, le ruisselet prend une autre physionomie ; il se heurte sur une saillie de rocher et rebondit en paraboles de perles ; il s’égare entre les pierres, puis s’étale dans un petit bassin sablonneux ; ensuite, il s’élance en cascatelle et baigne les herbes de ses gouttes éparses. D’autres sources, venues de droite et de gauche, se mêlent au filet principal, et bientôt la masse liquide est assez abondante pour couler sans cesse à la surface : quand elle arrive sur une roche inclinée, elle s’étale en une vaste nappe, que l’on peut même voir de la plaine à des kilomètres de distance. Cette eau glissante, qui brille au soleil, apparaît de loin comme une grande plaque de métal.

Descendant, descendant toujours, le ruisseau, qui grossit incessamment, devient aussi plus tapageur : près de la source, il murmurait à peine ; même, en certains endroits, il fallait coller son oreille contre terre pour entendre le frémissement de l’eau contre ses rives et la plainte des brins d’herbe froissés ; mais voici que le petit courant parle d’une voix claire, puis il se fait bruyant, et quand il bondit en rapides, et s’élance en cascatelles, son fracas réveille déjà les échos des roches et de la forêt. Plus bas encore, ses cascades s’écroulent avec un bruit tonnant, et même dans les parties de son cours où son lit est presque horizontal le ruisseau mugit et gronde contre les saillies des berges et du fond. Il ne poussait d’abord que de petits grains de sable ; puis, devenu plus vigoureux, il mettait en mouvement les cailloux ; maintenant il roule dans son lit des blocs de pierre qui s’entre-choquent avec un sourd fracas, il mine à la base les parois de rocher qui le bordent, fait ébouler les terres et les pierrailles, et déracine parfois les arbres qui l’ombragent.

Ainsi, le filet liquide presque imperceptible s’est changé en ruisselet, puis en vrai ruisseau. Il se grossit d’un nouveau cours d’eau à l’issue de chacun des vallons tributaires, et bruyant, impétueux, il échappe enfin à ses défilés des montagnes pour couler avec plus de lenteur et de calme dans une large vallée que dominent seulement des coteaux arrondis. L’intrépide marcheur qui l’a suivi dans la partie supérieure, depuis la haute source de pâturages jusqu’à l’uniforme surface de la vallée, a vu, durant sa course de descente, çà et là dangereuse, les plus brusques inégalités du sol, les différences de pente les plus soudaines : aux « plans » où l’eau semble s’endormir succèdent les précipices perpendiculaires d’où elle s’élance avec fureur ; abîmes, déclivités plus ou moins fortes, surfaces horizontales alternent sans ordre apparent, et cependant lorsque le géographe, négligeant les détails, calcule et trace sur le papier la courbe décrite par le ruisseau jusqu’à la verdoyante vallée, il trouve que cette ligne est d’une régularité presque parfaite : le torrent, travaillant sans relâche à se creuser un lit à son gré, abattant les saillies, emplissant de sables et d’argile les petits creux de la roche, a fini par se développer en une parabole régulière, analogue à celle d’un char descendant du haut d’une montagne russe.