Histoire posthume de Voltaire/Pièce 38

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Garnier
éd. Louis Moland

XXXVIII.

VIOLATION
DU TOMBEAU DE VOLTAIRE.

Le tombeau de Voltaire a-t-il été violé en 1814 ? Telle est la question que posait l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux du 15 février 1864.

La question posée, il fut bientôt démontré que les restes de Voltaire et de Rousseau ne sont plus au Panthéon, et que les deux sarcophages que l’on expose aux regards des visiteurs ne recouvrent aujourd’hui que des cercueils vides.

Le plus ancien témoignage qu’on ait recueilli date de 1826. À cette époque, M. de Montrol écrit dans le Résumé de l’histoire de Champagne (collection Lecointe et Durey), en parlant de l’abbaye de Scellières :


C’est là que furent déposés les restes de Voltaire. On les transporta depuis au Panthéon. Ils en ont été enlevés avec ceux de Rousseau, pour être jetés où il a paru convenable aux manœuvres employés à cette profanation, et sans que personne aujourd’hui puisse indiquer peut-être le lieu qui les recèle.


Le second témoignage est celui de M. Henrion, l’un des rédacteurs du Drapeau blanc, et son témoignage est confirmé par celui de M. Michaud.

En 1832, M. Henrion écrit, dans l’édition qu’il a donnée du Dictionnaire historique de Feller, continué par lui :


1822 (3 janvier). Les restes de Voltaire et de Rousseau, déposés dans le temple auquel on avait donné le nom de Panthéon, sont transportés au cimetière du Père-Lachaise. L’église Sainte-Geneviève, rendue à la religion, est bénie par l’archevêque de Paris.


M. Michaud a réimprimé la même phrase en 1836, dans l’édition qu’il a donnée de l’Abrégé chronologique de l’histoire de France, par le président Hénault, continué par lui.

Vient ensuite M. Montaubricq, ancien procureur général à Poitiers, démissionnaire en 1830. La note suivante paraît en 1852 dans la Guienne, et elle est reproduite, le 30 mai, par la Sentinelle du Jura :

On se préoccupe trop dans le monde religieux et politique de ce que deviendront les restes mortels de Voltaire lorsque l’église Sainte-Geneviève sera enfin restituée aux exercices de la religion. Cette question suppose l’ignorance d’un fait que je vais révéler. La tombe de Voltaire, transférée triomphalement au Panthéon en 1791, celle du sophiste Jean-Jacques, qu’on plaça à ses côtés en l’an III de la République, n’ont pas été fidèles à garder les dépouilles que leur avait confiées la patrie reconnaissante. Qu’on ouvre les monuments où ces contempteurs du christianisme furent ensevelis, et on trouvera deux tombeaux vides. Il y a trente ans, j’appris, par de graves et authentiques récits, que lorsque l’église Sainte-Geneviève fut, sous la Restauration, rendue au culte, dès ce jour Voltaire et le citoyen de Genève avaient fait place pour toujours au Dieu dont ils avaient usurpé le domaine. On peut fouiller, on n’aura pas même un peu de poussière.

Montaubricq, ancien procureur général.

Enfin, au témoignage de M. Dupeuty (Figaro du 28 février 1864), le tombeau de Voltaire a été récemment ouvert au Panthéon, et il a été constaté qu’il est vide, comme l’avait annoncé en 1852 M. Montaubricq. « On avait parlé, dit M. Dupeuty, l’auteur de l’article, de profanation nocturne des cendres de Voltaire, mais la question était restée indécise. Maintenant il n’y a plus à douter : elles ne sont plus au Panthéon. Le tombeau, pèlerinage quotidien des étrangers, et devant lequel les dévots de l’art et de l’esprit français s’inclinaient avec émotion, croyant saluer les reliques du grand homme, ce tombeau est complètement vide ; bien plus, on ne sait ce que sont devenues ces reliques. »

Mais comment était-on si bien instruit, et sur quoi reposaient ces affirmations si précises, si sûres d’elles-mêmes ? M. Dupeuty ajoutait que, lorsque le cœur de l’auteur de la Henriade fut offert à l’État comme revenant légitimement à la nation, Napoléon III pensa que ce qu’il y avait de plus naturel, c’était de le réunir à l’ensemble des dépouilles du poëte. Le Panthéon étant rendu au culte, cela ne se pouvait faire sans en référer à l’archevêque de Paris. Monseigneur Darboy répondit qu’avant de prendre un parti quelconque, il était prudent de vérifier si les cendres de Voltaire étaient encore là, ou si, depuis 1814, il n’y avait plus rien au Panthéon qu’un tombeau vide. L’empereur, étonné, ordonna des fouilles. « Une de ces nuits dernières, ajoutait M. Dupeuty, on est descendu dans les caveaux du Panthéon, on a soulevé la pierre qui, selon la croyance populaire, devait recouvrir les cendres de Voltaire, il n’y a en effet plus rien. Que sont-elles devenues ? »

Cette assertion, reproduite par l’Intermédiaire (p. 44 et 73), n’a pas été contredite. Le doute n’est donc pas possible pour le tombeau de Voltaire ; les trois témoignages que nous avons reproduits semblent prouver suffisamment que celui de Rousseau n’a pas été plus épargné[1].

À quelle époque les restes de Voltaire et de Rousseau ont-ils été enlevés des cercueils qui les enfermaient ? C’est un point qu’il est moins facile d’éclaircir.

Est-ce en 1814, comme l’affirme l’Intermédiaire ? Est-ce en 1822, comme l’assurent MM. Henrion, Michaud et Montaubricq ? Des deux allégations, la seconde nous paraît, jusqu’à meilleure information, la plus vraisemblable. Nous avons cité les témoignages sur lesquels elle s’appuie ; citons maintenant celui sur lequel s’est formée la conviction de l’Intermédiaire. Il se trouve

dans les mémoires de M. P. Lacroix, mémoires inédits qui sont destinés à

une lointaine publication, et dont l’auteur a détaché un feuillet au profit de l’Intermédiaire. Ce feuillet contient un récit qu’un ami de M. P. Lacroix « tenait, nous est-il dit, de la bouche même de M. de Puymaurin, directeur de la Monnaie ».

Voici le fait, dit M. P. Lacroix, tel qu’il me l’a rapporté :

Aussitôt après la rentrée des Bourbons à Paris, au mois d’avril 1814, les hommes du parti royaliste qui avaient le plus contribué à la Restauration se préoccupèrent de la sépulture de Voltaire et regardèrent comme un outrage à la religion la présence du corps de cet excommunié dans une église. Il y eut plusieurs conférences à ce sujet, et il fut décidé qu’on enlèverait sans bruit et sans scandale les restes mortels du philosophe antichrétien que la Révolution avait déifié. L’autorité avait été sans doute prévenue, et quoiqu’elle n’intervînt pas dans cette affaire, on peut croire qu’elle approuva tacitement ce qui se passa sous la responsabilité de quelques personnes pieuses qu’on ne nous a pas nommées. Nous savons seulement que les deux frères Puymaurin étaient du nombre. Il faut supposer que le curé de Sainte-Geneviève avait reçu des ordres auxquels il dut obéir.

Une nuit du mois de mai 1814, les ossements de Voltaire et de Rousseau furent extraits des cercueils de plomb[2] où ils avaient été enfermés ; on les réunit dans un sac de toile et on les porta dans un fiacre qui stationnait derrière l’église. Le fiacre s’ébranla lentement, accompagné de cinq ou six personnes, entre autres les deux frères Puymaurin. On arriva, vers deux heures du matin, par des rues désertes, à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy. Il y avait là un vaste terrain, entouré d’une clôture en planches, lequel avait fait partie de l’ancien périmètre de la Gare, qui devait être créée en cet endroit pour servir d’entrepôt au commerce de la Seine, mais qui n’a jamais existé qu’en projet. Ce terrain, appartenant alors à la ville de Paris, n’avait pas encore reçu d’autre destination : les alentours étaient déjà envahis par des cabarets et des guinguettes.

Une ouverture profonde était préparée au milieu de ce terrain vague et abandonné, où d’autres personnages attendaient l’arrivée de l’étrange convoi de Voltaire et de Rousseau : on vida le sac rempli d’ossements sur un lit de chaux vive, puis on rejeta la terre par-dessus, de manière à combler la fosse, sur laquelle piétinèrent en silence les auteurs de cette dernière inhumation de Voltaire. Ils remontèrent ensuite en voiture, satisfaits d’avoir rempli, selon eux, un devoir sacré de royaliste et de chrétien.

Dès que ce récit fut imprimé, nous devons nous hâter de le dire, M. le baron de Puymaurin protesta énergiquement contre le rôle qu’auraient joué dans cette odieuse profanation deux MM. Puymaurin, qui eussent été son père et son grand-père, car il n’y avait pas alors de frères Puymaurin[3]. Il faut donc effacer leur nom du récit, et c’est ce qu’a fait l’Intermédiaire, tout en continuant à considérer comme chose prouvée la violation des deux tombes en mai 1814.

Mais si la personne qui a confié ces renseignements à la mémoire de M. P. Lacroix s’est trompée sur le nom des seuls acteurs qu’elle ait désignés, n’a-t-elle pu également se tromper sur la date ?

Qu’au moment où le Panthéon fut abandonné aux missionnaires, on ait pris souci de la présence de deux tombes dans une église, on le comprend sans peine ; si elle eut lieu en 1821 ou 1822, il est facile d’expliquer l’ouverture du cercueil, sinon de l’excuser ou de l’amnistier. Mais quel intérêt si pressant avait en mai 1814, même pour les ennemis les plus ardents de Voltaire et de Rousseau, le secret déplacement de leurs cendres ? C’est au commencement de 1822, nous y reviendrons, que, pour la première fois, l’opinion publique s’émeut au sujet des deux tombes ; c’est alors seulement que l’on constate l’existence des soupçons dont le souvenir a été recueilli par l’Intermédiaire, et nul témoignage, en dehors de celui que lui a communiqué M. Lacroix, ne donne lieu de croire que cette violation soit antérieure à 1821 ou 1822. Nous disons 1821 ou 1822, sans nous arrêter dès maintenant à la date qu’inscrivent MM. Henrion et Michaud, celle du 3 janvier 1822 ; le fait avait pour eux une grande importance, et non sans doute la date précise du jour auquel il faut le rattacher. C’est donc surtout vers ce qui se passa au Panthéon à la fin de 1821 (l’ordonnance qui le rend au culte est du 12 décembre 1821), ou au commencement de 1822, que nous conseillerions de diriger désormais l’enquête, si l’on veut la poursuivre avec les meilleures chances de succès.

Nous continuons l’analyse des documents publiés, sans négliger aucun des détails qui peuvent être invoqués, soit à l’appui, soit à l’encontre de chacune des hypothèses qui se présentent à l’esprit.

C’est en 1822, avons-nous dit, — au moment où les missionnaires viennent de prendre possession du Panthéon, — que le public demande avec inquiétude ce que sont devenus les restes des deux philosophes. Dans la séance de la Chambre des députés du 25 mars, M. Stanislas Girardin pose la question à la tribune. Il réclame, dit l’Intermédiaire, contre l’ordonnance royale du 12 décembre précédent, qui avait menacé « les grands hommes » inhumés au Panthéon dans la possession de cette demeure dernière qu’ils tenaient d’un décret-loi et de la « patrie reconnaissante », suivant les termes de la belle inscription due à M. de Pastoret. Il se plaint du « silence injustifiable » du ministre, en présence « des bruits plus ou moins vraisemblables qui se sont répandus relativement aux dépouilles de Voltaire et de Rousseau, » et il le « somme de dire enfin ce que ces dépouilles sont devenues ».

À cette interpellation, le ministre de l’intérieur, M. Corbière, répond : « Elles ont été déposées dans les caveaux de l’église Sainte-Geneviève, et elles y sont encore. » (Sensation, dit le Moniteur.)

Qui donc avait raison ? Le ministre ou le public ? Si c’était le public, comment expliquer la réponse très-affirmative du ministre ? Était-ce mensonge ou ignorance ?

Si c’était le ministre, jusqu’à quel jour sa déclaration reste-t-elle vraie ? Cette réponse faite une fois pour toutes, mit-on bien vite à profit la sécurité qu’elle put inspirer au parti libéral pour faire secrètement, et en toute quiétude, la translation ?

Quoi qu’il en soit, les sarcophages sont restés au même emplacement[4]. Mais où sont les ossements qu’ils ont contenus ? À la gare de Bercy ? Au cimetière du Père-Lachaise[5] ? C’est ce qu’on ne saurait dire.


  1. Il est cependant à noter que le cercueil de Rousseau est en plomb, et que l’opération, pour demeurer secrète, présentait plus de difficulté.
  2. Celui de Voltaire est en bois.
  3. « J’ai écrit de souvenir, répond à cela le Bibliophile, la note envoyée à l’Intermédiaire, et j’y ai fait entrer, par mégarde, deux frères Puymaurin, au lieu de cette simple désignation que j’avais consignée dans mes Mémoires, les deux Puymaurin. »
  4. En 1852, on a entouré l’un et l’autre de cloisons. La statue de Houdon est placée, comme autrefois, à côté du sarcophage de Voltaire.
  5. Il a été constaté, dit l’Intermédiaire, que les registres du Père-Lachaise ne mentionnent aucune translation des restes de Voltaire ou de Rousseau.
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