Irène et les eunuques/I

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Librairie Ollendorff (p. 1-12).


A

IRÈNE
ET
LES EUNUQUES

I


lors
que l’Isaurien Léon paissait encore les bestiaux dans les vallons du Taurus, il rencontra deux voyageurs, un soir.

Pour récompense des services d’hospitalité qu’il sut leur rendre, ces étrangers offrirent de lui dévoiler le sort.

Dès la première inspection des signes fatidiques, ils l’avertirent que, devant révéler d’admirables choses pour le guider à une très haute fortune, ils lui feraient promettre tout d’abord d’accomplir un vœu qu’ils formuleraient ensuite.

Railleur, Léon jura.

— Tu seras empereur !… Voici comment tu agiras pour obéir à ton serment. Dans l’étendue de tes États, tu interdiras que l’on rende les honneurs pieux aux Images dites saintes, ces idoles vénérées par la superstition publique, en une folle abjection, autant et plus que l’idée divine elle-même.

À quelques marques, il connut que ses hôtes étaient Juifs et kabbalistes. Il les congédia, se moquant de leur prédiction…

Ainsi parle la légende. De fait, le pasteur Léon, après certaines difficultés qu’il eut de contenter ses maîtres, suivit une troupe de soldats, au passage. Sa bravoure le porta vite aux premiers grades. Stratège, il acquit la confiance de son armée, conspira et profita, pour sa gloire, de ce désordre politique habituel, durant lequel cinq empereurs périrent de mort violente dans le Palais Sacré de Byzance, depuis Héraclios.

La prédiction se réalisa.

Stupéfait de sa fortune, lui ne faillit point à tenir son serment. Du moins, candidat des mercenaires pillards qui, par crainte d’anathème ecclésiastique, n’osaient trop voler les icônes de métal précieux peuplant les églises, ce lui valut une immense popularité de propager, parmi les thèmes militaires, la nouvelle et fructueuse hérésie. Les Juifs et les Arméniens en profitèrent, acquirent des soldats le butin religieux.

Lorsque, dans la salle des XIX Lits, Léon proclama l’abolition des images, les officiers l’acclamèrent. Plus tard même, les troupes surexcitées faillirent étrangler, en sa villa, le patriarche Germain qui refusait la sanction liturgique.

Les citoyens comprirent l’enfantillage d’une révolte à l’encontre de la multitude armée. Ils se résignèrent ou simulèrent la résignation. Mais les femmes ne l’entendirent pas ainsi. Avec une ferveur remarquable, elles secondèrent les revendications des moines. Amoureuses passionnées du luxe des églises, ayant au cœur la reconnaissance de maint ex-voto, on les vit s’ameuter autour des bassins, et s’agiter dans leurs voiles jaunes, bleus, pourpres, en appelant la colère du Théos sur les sacrilèges.

L’histoire de cette hérésie est toute de rivalité entre les soldats et les femmes : les uns cupides et soucieux de garder ce droit d’accroître le salaire des victoires ; les autres éprises des luxes canoniques, habituées au sourire douloureux du Iésous tordant sa beauté messiaque sur la croix, habituées au regard de la Panagia compatissante et douce, prête à ennoblir, de ses consolations, les plus intimes confidences. Elles n’eussent voulu perdre l’amour immédiat du Christ, de ses compagnons les saints, formes mystiques et chastes où s’incarnait le besoin perpétuel de tendresse, de protection. Elles n’eussent voulu se désister de croire à la très réelle puissance des Patronnes intercédant pour les menus péchés du cœur, et ornant, de leurs robes pompeuses, de leurs auréoles d’or, de leurs bottines gemmées, les mosaïques, les cimaises, les autels. Renonceraient-elles à cette compagnie d’excellent ton si peu répliqueuse, et devant qui bavarde à l’aise l’imagination ?

Aussi quand les militaires vinrent abattre l’image juchée sur la porte du palais impérial et considérée comme une sorte de palladium, cause ordinaire de nombreux miracles, elles se hâtèrent en foule au-devant, ébranlèrent l’échelle qui portait le spathaire Jovinus chargé de la besogne. Avant qu’il eût frappé trois fois l’image, elles se ruèrent, le déchirèrent après l’avoir décortiqué de sa cuirasse et de ses cuissards. Ensuite elles traînèrent la masse de ces chairs effrangées le long des étalages où ceux d’Arménie exposent les soies de Chine et les objets venus par les caravanes des Nestoriens.

Quelque temps après, comme l’on procédait à l’investiture du patriarche Anastase, successeur de Germain, et consentant à interdire le culte des images, elles accoururent vers la basilique, forcèrent les portes closes, accablèrent le récipiendaire de pierres et de coups, avec force injures dont les plus douces étaient « mercenaire » et « loup ravissant déguisé en pasteur ». On eut peine à le faire enfuir demi-mort jusqu’au lieu où se tenait l’empereur. Toutes les rues tortueuses furent comblées de mégères hurlantes, et levant au ciel leurs faces d’imprécatrices.

Outré de cette rage, Léon, qui n’était point tendre, envoya ses gardes massacrer les séditieuses. La cruauté n’en épargna point. Les glaives tranchèrent les mamelles flasques, et trouèrent les seins jeunes de celles qu’on avait d’abord violées sur les bornes, dans les échoppes où elles s’étaient réfugiées, hagardes, offrant leur vertu en échange de la vie, dénudant leurs ventres et leurs gorges rigides, comme on fait durant le sac des villes, après l’assaut. Le sang coula dans les ruisseaux entre les épluchures de pastèques et les têtes de poissons. Peu de maris, peu de pères eurent l’audace de venir reconnaître les mortes. Il n’y eut que les fripiers pour ramasser les survivantes à l’heure nocturne où ils furent dépouiller les victimes de leurs robes brodées, de leurs tuniques de lin, et de leurs voiles coûteux.

Plus tard, on enjoignit de brûler toutes les images sans valeur marchande, et de fondre celles en métal. Les femmes les serrèrent dans leurs vêtements. Elles luttaient avec des cris effroyables pour empêcher qu’on les leur arrachât. Des clameurs désespérées retentirent dans Byzance. Mus par l’appât du gain, par l’esprit de classe, les soldats coupèrent un membre aux plus récalcitrantes. Le sang et les pleurs souillèrent les sanctuaires dévastés. Les chiens avides emportèrent des mains tranchées dont les doigts gardaient les bagues en laiton.

Mais le Iésous protégea ses fidèles, répandit les grâces. Il s’accomplit des miracles éclatants ; et ils terrifièrent l’impiété. Jean Damascène qui remplissait une charge à la cour du Calife, rédigea une longue protestation. L’Isaurien la reçut. Afin de se venger d’une pareille insolence, il commanda que d’habiles calligraphes imitassent cette écriture, en copiant une lettre fausse dans laquelle Jean invitait l’empereur grec à profiter de la faiblesse militaire des Sarrasins pour envahir leur territoire. Puis Léon envoya ce papier au Calife, lui manda qu’il ne voulait pas user d’une si lâche trahison. Ce pour quoi Jean eut la dextre coupée à Damas, et exposée en place publique. Ayant obtenu qu’on lui restituât le membre après les heures de pilori, il se rendit dans une chapelle chrétienne, consacrée à la Pureté de la Vierge. Il supplia Marie de recoller la main perdue et de sauvegarder ainsi les prestiges des Saintes Images. Or il perdit connaissance avant d’avoir achevé sa supplique. Pendant son évanouissement, la Vierge apparut, et sembla lui rajuster le poignet. Au réveil, il jouissait de sa dextre.

Contre ce prodigieux amour divin, Léon l’Isaurien opposa de prodigieuses atrocités humaines. Aux défenseurs du culte intégral il fit arracher la peau de la tête ; et, sur le crâne mis au vif, il ordonna de lier plusieurs images de bois. On oignit les barbes de poix ; on les enflamma. Dans l’Hippodrome, les martyrs crépitèrent. Ils s’effondrèrent en étincelles sur les places publiques. À la voirie, les chiens prirent coutume de se repaître avec la chair de moines.

Cependant beaucoup s’obstinèrent à servir en secret le culte des icones. Même les payens convertis préférèrent toujours la gloire du premier culte. Le monde en eut un bel exemple, lorsque l’empereur voulut marier son fils Constantin V Copronyme, déshonoré d’un tel surnom pour avoir au jour de son baptême, souillé honteusement les fonts. Il le fiança à la fille du roi des Khazars. Le patriarche iconoclaste accepta la tâche d’instruire la princesse dans le dogme. Elle se montra docile aux leçons, se prit de ferveur pour la morale et la symbolique chrétiennes. Mais elle ne tarda point à se vouer, dès qu’elle la connut, à l’adoration des images, et rien ne la put empêcher de suivre ce rite dans le palais même.

Tant d’avertissements de la Providence ne réussirent pas à convertir le monarque. Il veillait surtout à ne pas mécontenter les soldats iconoclastes, seuls appuis d’un pouvoir d’occasion. D’imposantes calamités survinrent qui punirent ces hérétiques. La terre trembla dans l’horreur de porter de si opiniâtres criminels. Les statues des Césars croulèrent. La porte Dorée se défleuronna de l’image de Théodose. Les empereurs étaient frappés là même où ils voulaient atteindre le dieu.

Léon succomba parmi ces afflictions publiques, à un affreux mal. Il se décomposait avant la mort. Il se vit fermenter vivant comme une charogne pestilentielle ; et les soins théurgiques du Copronyme ne le sauvèrent point, l’an 740.

La peste suivit qui dévasta Byzance. Les cadavres encombrèrent les chariots. On se barricadait dans les maisons contre le fléau. On interdit l’approche aux étrangers. Sur les habits des malades furent appliquées des croix verdâtres ou bleu clair pour avertir du danger qu’ils portaient avec eux. Tous ceux qui le purent désertèrent la cité impériale, renoncèrent aux merveilles de la Byzance triangulaire ceinte de six lieues de murailles, étendant ses admirables faubourgs au long du Bosphore, élevant au ciel l’orgueil de son Acropole élancée, le feu de son phare géant sur le promontoire. Nul ne promena plus, en robes peintes, sa flânerie sous les colonnades des thermes d’Arcadius. Les statues de la galerie Justinien n’attirèrent plus la rêverie grave des eunuques impériaux aux fronts blancs.

Quand la peste fut passée, Constantin V repeupla la ville d’Arméniens fidèles à l’hérésie iconoclaste. Il n’y eut plus dès lors d’opposition redoutable parmi le peuple. La doctrine chère au souverain fut définitivement établie, l’an 753, par le conciliabule de Constantinople.

Or le Pape envoya, de Rome, plusieurs moines chargés d’agir clandestinement contre l’erreur officielle. L’un osa discourir devant Constantin même. Le dernier supplice punit l’audace du protestataire. Mais, afin de ne point paraître l’ennemi des pieuses et vertueuses gens, les amis de l’Empereur tentèrent d’attirer en son parti saint Étienne le Jeune, lequel avait grande réputation d’honneur religieux. Près de son ancien monastère, Saint-Auxence en Bithynie, il vivait ermite dans une cellule étroite comme un cercueil, et construite sur ce modèle. Les émissaires du Copronyme vinrent l’y visiter, et le ramenèrent à Constantinople, tels qu’ils l’avaient trouvé, avec, pour unique vêture, une peau de mouton ceinte par une chaîne de fer. Ils entreprirent de le convaincre. N’y pouvant réussir, ils accusèrent le rebelle d’entretenir des relations infâmes avec Anne, une noble veuve que la parole édifiante du saint avait conduite au monastère. Soumise à la torture, cette femme préféra mourir dans les douleurs plutôt que de renier l’innocence d’Étienne, la sienne. La sollicitude du dieu se manifesta, car la servante qui avait témoigné contre la dame eut les mamelles déchirées par ses enfants jumeaux jusqu’à ce qu’elle expirât dans ce tourment.

Persécutés, les moines d’Étienne renouvelèrent les austérités des stylites. Lui-même réprimanda Constantin sur son hérésie. Ayant jeté une pièce de monnaie à l’effigie de l’Empereur, il la foula sous les pieds en sa présence, et prétendit qu’on ne s’en devait offenser, puisqu’on jugeait que le Seigneur ne s’offensait pas, si l’on profanait ses images. Ensuite il refusa de signer le synodicon qui défendait de joindre le qualificatif de saint à tout autre nom qu’à celui du Théos même.

Un jour qu’Étienne prêchait dans les rues de Byzance et que la foule augmentait à sa suite, les soldats, furieux de le voir ramener ces gens à l’orthodoxie, le poussèrent devant le Préfet de la Ville, après l’avoir enveloppé dans de somptueux habits sacerdotaux. Quand le magistrat l’eut blâmé pour idolâtrie, les soldats l’emmenèrent, sous les coups et les huées, jusqu’au Pelagion, s’armèrent de tridents, et le mirent en pièces avec sa dalmatique en fils d’or. Vers les eaux immondes, ils traînèrent, dans le tissu précieux et saigneux, tout le poids inerte de l’apôtre.

Il était une religieuse nommée Anthusa. Elle vivait dans la solitude en grand renom de piété. Copronyme la fit tirer de sa cellule et, n’obtenant pas son apostasie, il lui infligea, par la main du bourreau, dans l’Hippodrome, une fustigation publique. La plèbe militaire ricana quand la chemise commença de se tacher en rouge sous le cinglement des lanières.

Ce devint le spectacle fréquent du cirque. Dans l’immense amphithéâtre, les martyres remplacèrent les courses de char et les combats d’animaux féroces, pour le goût de l’assistance. Elle se plut à voir promener sous le soleil, autour de la Spina, dans le stade, des moines et des courtisanes liés ensemble. Elle invectivait contre les couples par des injures obscènes, par des gestes lascifs. Dix mille têtes hargneuses, par-dessus les manteaux de couleur insultèrent, avant que le sang jaillît de leurs troncs décapités, Constantin Podogune, logothète du Drome, son frère, le domestique des Excubiteurs, les deux patrices Antiochus commandant de la Sicile, et David, le spathaire comte des Obséquiens, Théophylacte d’Iconium, et plus tard, en 768, l’ancien patriarche qui avait accusé l’empereur d’athéisme, après avoir été déposé, puis remplacé par l’esclave-eunuque Nicétas, destructeur des mosaïques, des tableaux, des bas-reliefs en cire et en bois représentant les saints. Souvent aussi la plèbe militaire s’amusait des grimaces provoquées par la douleur sur le visage grésillant de ceux que d’athlétiques belluaires aveuglaient avec des fers rouges. On aimait voir le sang gicler des dos que zébraient les verges vivement abattues par les poignes des scholaires aux guêtres de cuir. Les flaques rouges luisirent dans le sable fin de l’arène, presque chaque jour, sous les cadavres convulsés.

D’autres fois, le peuple multicolore et tumultueux, les femmes criardes, coiffées de fleurs, admiraient, tantôt, les deux mille cinq cents robes de soie chinoise que les esclaves étalaient sous ses yeux avant de les envoyer aux Sclavons comme rançon des Grecs capturés aux combats de Tenedos, d’Imbros et de Samothrace, tantôt le cortège des Césars Christophe et Nicéphore, fils de l’impératrice, triomphant avec leur nouveau titre dans des chars d’ivoire et de bronze orfévrés, aux quatre roues pleines, aux quatre étalons blancs que menaient des écuyers porteurs de souples aiguillons. Accoudés, chacun sur l’un des dauphins dorés qui bordaient le siège profond du véhicule, les princes demeuraient immobiles dans leurs manteaux coruscants, la barbe roide, et le front chargé de joyaux. De temps à autre, ils jetaient vers les gradins, en signe de leur pouvoir consulaire, des monnaies trémisses et nomismes que s’arrachaient les mains cupides parmi des bousculades atroces.

Or l’impératrice Eudoxie, l’une des trois épouses successives de Constantin, en peine d’enfanter, fit quérir Anthusa qui la soulagerait par son intercession souvent miraculeuse. Après une fervente prière, Anthusa promit la délivrance de deux jumeaux, un fils et une fille, et qu’il fallait remercier le Théos. L’impératrice obtint aisément la liberté de la religieuse et, par reconnaissance, nomma sa fille Anthusa. Cette princesse, dans la suite, vécut comme une nonne, ne se résigna jamais au mariage.