Irène et les eunuques/IX

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Librairie Ollendorff (p. 255-334).

C

IX


ontent surtout de parader en tête des troupes, parmi les acclamations, de signer, hors de tutelle, les édits, de jouer le rôle impérial avec les costumes, les insignes, de donner son avis, d’exercer le pouvoir sans partage, le jeune souverain eût négligé de punir les eunuques ses précepteurs et, du reste, ses plus anciens compagnons. Mais Alexis redoutait trop leurs adresses. Il soudoya des vétérans qui, au cours des premières revues, et après les litanies vouées à Constantin, terminaient l’ovation par ce souhait opiniâtre :

— Meurent Staurakios et Aétios, ennemis du nom romain… Que Jean Bythométrès périsse dans les supplices infligés aux magiciens !

L’empereur céda. Dans Éleuthérion, Irène se tenait coite. Avec Pharès elle dénombrait les trésors qu’elle y avait peu à peu enfouis, noyés au creux de profondes cachettes où l’enquête de son fils ne sut les découvrir. En sorte qu’il aperçut tout de suite la fin prochaine de ses ressources financières. Alexis, ses amis, les Arméniaques avaient de forts appétits. Ceux qu’ils rappelèrent d’exil obtinrent le dédommagement de leurs peines. L’Athénienne attendait le moment de la déception qu’éprouveraient bientôt les protagonistes du parti militaire, lorsque, les coffres de la Magnaure étant vides, ces ambitieux accuseraient d’ingratitude leur maître.

Mais elle ne put empêcher qu’un jour de course, avant l’arrivée de Constantin dans le Cathisma de l’Hippodrome, Aétios et Staurakios fussent promenés autour de la Spina et fouettés publiquement. La sueur et le sang barbouillèrent le torse blet de celui-ci, la magnifique musculature de celui-là, les habits rabattus contre les hanches. Ce furent les huées de vingt mille adversaires hargneux, l’avalanche des écorces, des crachats, des cailloux, des vieilles sandales, des fruits pourris et des fleurs fanées. Ensuite les condamnés durent rejoindre le convoi qui poussait Bythométrès, Eutychès et les gens assidus à l’École du Palais vers les couvents de déportation, dans les montagnes du Taurus. Sous la bure des moines, les eunuques cultivèrent les mélancolies de la défaite en grignotant des salades crues et des galettes dures, à l’ombre des murailles mal crépies, ou dans les sentes de maigres vergers. Autour d’eux veillaient d’implacables sentinelles, de sévères geôliers ecclésiastiques. Les saisons des années 791 et 792 se succédèrent sans prêter à leur ironie, d’autres décors, que ceux de la neige, de la verdure, des soleils brûlants et des pluies monotones, sans que leur sort se modifiât, sinon par les conquêtes philosophiques de leurs âmes logiciennes et polémistes.

À Byzance, l’hiver qui suivit leur déconvenue ne fut pas clément pour le peuple. Les familles pauvres grelottèrent sous les appentis. Beaucoup durent creuser la terre gelée, afin de s’y blottir, tant les préservaient peu les parois des masures. Auparavant Irène avait coutume de faire distribuer des vêtements et des fagots par ses moines. Cette fois toutes les offrandes de ce genre furent destinées aux troupes venues d’Asie pour le coup d’État, et qui campaient dans les faubourgs. Une mère, ses quatre enfants furent trouvés morts dans leur bicoque. Tout le quartier Sphorakion s’émut, s’éplora, s’indigna. La puissante corporation des foulons, fidèle à l’impératrice, organisa les funérailles de ces infortunés. Des milliers de faméliques y assistèrent, en faisant retentir l’air de leurs lamentations, de leurs menaces mêmes. Et il advint qu’une cohorte d’Arméniaques ayant allumé un grand feu sur une place publique, pour se réchauffer, avant la manœuvre, le vent se leva soudain, coucha les flammes du bivouac vers les chariots de fourrage qui brûlèrent incontinent, avec deux ou trois baraques de taverniers. L’incendie se propagea, gagnant des tentes, des guérites, des voitures, les litières des écuries provisoires, les boutiques de bois, les maisons voisines d’où s’échappèrent les habitants affolés, furieux, ruinés en un instant. Au lieu de porter secours, ces Arméniaques s’occupèrent de sauver leurs chevaux et les chassèrent promptement hors de la ville. Les fumées, les étincelles, les tourbillons de pourpre et d’or se développèrent à l’aise sur les quartiers riches entourant le Palais du Patriarche. Les solives tombaient sur les fugitifs. Les toits s’effondraient à grand fracas. Partout des brasiers naquirent, s’activèrent, consumant les boiseries et les meubles, rôtissant les mules dans les étables, tordant et carbonisant les retardataires pris sous l’écroulement des façades. L’une après l’autre les poutres des maisons fumaient, puis rougissaient sous une lèpre d’étincelles devenues bientôt flamboyantes et dévoratrices.

En vain, les processions accoururent des églises, croix au ciel, bannières au vent, icones aux mains, chants aux bouches ferventes déjà suffoquées par les gaz de la combustion. La demeure du pontife que mordirent les volutes du fléau, s’abattit au milieu de la fournaise pleine de malheureux brûlant et grésillant à l’exemple des damnés.

Ensuite, les dévotes allèrent disant que le Théos ouvrait une porte de l’Hadès dans la partie de Byzance, chère aux favoris d’Alexis et de Constantin, aux débauchés, aux propriétaires de quadriges, aux courtisanes opulentes, et que la sainteté de Tarasios n’avait pu soustraire ces impies à la colère du ciel.

Cependant le basileus goûtait les amours de sa maîtresse Théodote, pour laquelle il aimait paraître à cheval devant un corps de cavalerie, presque quotidiennement. Alexis conservait alors son prestige en réunissant les plus beaux escadrons, en faisant venir de tous les pays des chevaux admirables, en inventant des étendards plus magnifiques, des cimiers plus somptueux, des trompettes plus tonitruantes, en agençant des évolutions hippiques auparavant inconnues. Michel Lachanodracon achetait jusque chez les Sarrasins des bêtes superbes qu’il envoyait au stratège des Arméniaques. Byzance n’était plus qu’un immense quartier de cavalerie tout sonore de fanfares militaires. L’arrogance des soldats royalement vêtus et pourvus d’armes ciselées, dorées, exaspéra le peuple dont ils déshonoraient les femmes et les filles, dont ils battaient les maris, les pères, les frères.

D’autre part, n’ayant pu s’approprier les registres des contributions que l’on avait détruits, sauf quelques exemplaires cachés sur l’ordre de Staurakios, les nouveaux percepteurs réclamaient à tort l’impôt, et molestaient, sans raison équitable, les marchands, les propriétaires, les cultivateurs. Dépourvus de renseignements précis, égarés dans ce désordre administratif, malmenés par les accusations des citoyens, harcelés par les cupidités de la cour, les fonctionnaires prirent le parti de la rapine afin de fournir au fisc les sommes nécessaires. Le mécontentement s’accrut. Serantopichos fut lui-même bafoué dans la rue un matin qu’il voulut entonner l’éloge d’Alexis.

Mais le Drongaire était homme de ressources. D’abord il s’associa pour administrer les finances, Nicéphore, de Séleucie, cet obscur épistate de l’Hippodrome qui, sans titre évident, régissait, depuis quelques mois, par la seule influence de son habileté reconnue, les choses du cirque. Pharès l’ayant distingué, l’avait commis aux dépenses spéciales que nécessitait l’entretien du Pî, de ses gardes et de ses hérauts. On ignorait tout du bonhomme, sinon qu’il était la ruse et la prudence mêmes, la clairvoyance aussi. Plutôt ami des Iconoclastes, sans blâmer d’ailleurs trop le gouvernement d’Irène, il jugeait pertinemment et drôlement les actes des uns, des autres. Frappé de son astuce, Alexis pensa qu’il serait l’Euthychès du nouveau régime. Tout d’un coup et pour se l’attacher par la reconnaissance, en l’intronisant dans une charge inespérée, il l’amena de l’Hippodrome aux bureaux du grand Sacellaire.

Nicéphore ne se laissa point éblouir. Remerciant l’Empereur, il fit comprendre, dès la première audience, que son emploi n’était guère facile à remplir dans de pareilles conditions, et que, l’honneur à part, il eut préféré ses calculs anciens relatifs aux travaux des maçons, aux devis des architectes, aux fourrages des grainetiers, aux fournitures des carrossiers et selliers. Le dos rond, l’air morose, l’œil petit et perspicace sous les touffes de sourcils épais, il inspectait malicieusement les visages de ses interlocuteurs, puis faisait l’humble et le confus, se fardait de tristesse et d’ennui.

Il réussit, toutefois, à rassembler les sommes indispensables pour une expédition de printemps contre les Bulgares. Alexis préconisait cette diversion au deuil public. Constantin voulut essayer les forces de sa cavalerie. Elle rencontra les Bulgares non loin du château de Probaton au bord du fleuve de Saint-Georges, mais ne put se déployer sur la rive trop étroite. Les masses de ses escadrons furent décimées par les flèches des archers. Maints pelotons culbutèrent dans les fosses creusées à l’avance, ou s’enlisèrent dans les prairies marécageuses. Nul ne put atteindre un ennemi défendu par les eaux, et solidement établi dans les broussailles de la berge adverse. On ne sut forcer le passage. Il fallut retourner sans honneur à Byzance.

Nicéphore dut s’évertuer afin de réunir les fonds nécessaires à une seconde campagne. Cette fois Alexis conseilla d’attaquer les Sarrazins plus commodes à vaincre, estimait-il. L’empereur lui pardonnait mal son échec et l’humiliation d’un retour fâcheux, après une manœuvre manquée. Il se cacha de nouveau dans le gynécée, entre les bras de Théodote, unique consolatrice. Marie d’Arménie consumait les heures dans les différentes églises et chapelles du Palais Sacré, à supplier les icones de rendre son mari vertueux.

Quand on crut les troupes en état et les munitions prêtes, Constantin et Alexis passèrent avec les Arméniaques en Cilicie, dans la vallée du Cydnus. Ils séjournèrent à Tarse où les légions vinrent se concentrer. Mais, pendant de longues marches sur la frontière de Syrie, elles perdirent beaucoup des leurs qu’éprouvaient les pluies d’hiver et une mauvaise alimentation. Par ses habiles mouvements, l’ennemi qui se dérobait, et tout à coup surgissait formidable contre les corps peu nombreux, prolongea ce supplice. Des convois furent enlevés à plusieurs reprises. Faute de vivres et de santé, les légions durent battre en retraite, mécontentes, accusant l’incapacité de l’Empereur et des intendants, acclamant, par contre, Alexis qui laissait grandir sa popularité, sans mesure.

Vers la fin d’une revue, les soldats ayant manifesté de cette manière, Constantin quitta brusquement les bivouacs. Dans Byzance, il trouva Nicéphore ironique et démuni, Marie l’Arménienne trop résignée à toutes les catastrophes, et trop encline à lui faire comprendre les évidentes faiblesses d’une science stratégique en défaut. Irène refusa de le recevoir dans Éleuthérion, sauf en cérémonie, puis l’accabla d’allusions blessantes. Seule Théodote lui fut l’amante extasiée, fraîche, voluptueuse, attendrie. Il fut s’enfermer avec elle.

Nicéphore le dérangea bientôt pour lui confirmer le péril de l’agitation entretenue par Alexis dans les thèmes d’Asie. Les troupes réclamaient leur solde en retard avec insolence, et menaçaient de la venir chercher dans le trésor même des Basilèis. Pour le fourrage et les vivres, la cavalerie rançonnait impitoyablement les bourgs, les petites cités, les couvents solitaires. Plusieurs députations d’archontes et d’honorables arrivés en hâte, protestaient respectueusement contre les conséquences ruineuses de l’audace militaire.

Les bras en croix sur la robe de son costume gemmé, le dos rond et les yeux sournois, le chartulaire s’amusa tout un matin de la colère impériale. De ses poings l’autocrate battait les couvertures de pourpre, en invectivant contre Alexis et contre Irène. Entortillée au hasard dans ceux de ses voiles qui s’étaient trouvés non loin du lit, Théodote debout réprimait une envie de pleurer. Sa bouche se gonflait sous une moue de chagrin. Pourtant elle essaya de cacher ses menus bras très blancs, puis de nouer sur un front clair les amples mèches de sa chevelure abondante, rebelle et noire. Ses yeux d’antilope bayaient au porteur de mauvaises nouvelles, tandis que, les mosaïques de la muraille, les apôtres du Iesous, semblaient se suivre à la file sur la cimaise, pour rejoindre un christ de beauté arménienne, brun, avec une auréole cruciale, et une main roidement levée. Dans plusieurs coffres d’ivoire aux bas-reliefs populeux et tragiques, dont elle ouvrait maladroitement les couvercles bombés, la favorite chercha les épitres d’Alexis que son maître exigeait à grands cris, pour le convaincre de trahison sur le champ, le faire condamner par le peuple de l’Hippodrome, et lui envoyer les bourreaux. Elle ne trouva rien dans les évangéliaires. En vain, elle dégrafait les fermoirs d’or précipitamment. Et sa chevelure déboula de sa tête penchée, voila ses regards naïfs. L’Empereur furieux sauta du lit, puis de l’estrade. Son corps mat et velu se démena sans plus du succès. Alors il jura qu’il allait rappeler sa mère au pouvoir, aussi bien que les eunuques. Ensuite des calamités vengeresses aboliraient l’orgueil des Judas…

— En vérité, Nicéphore. Ceci contente ma volonté ! Va promptement jusqu’au palais d’Éleuthérion… Avertis la Très Pieuse Irène que son trône sera replacé dans la Magnaure, avant ce soir, qu’elle y pourra siéger avec les insignes, pour confondre ses ennemis et les miens… En vérité… Cours, galope, emprunte un cheval aux cataphractaires… Et reviens plus vite que la flèche bulgare.

Ainsi l’impératrice Irène fut conviée par le chartulaire du logothète universel à reprendre sa place de Despoïna. Tout d’abord elle fit mine de refuser. Son fils dut lui rendre visite en grande pompe, avec Marie d’Arménie.

— Tu m’as punie du bien que je répandais parmi ton peuple !… Et tu veux que j’encoure de nouveau le courroux de tes boudons ?… Ô ignorant de toutes choses, et que seuls les ignorants conseillent ! Constantin avoua son erreur. Il vanta la sagesse de sa mère, des eunuques. Il rédigea le texte de l’édit qui leur restituait leurs charges. Déjà les courriers galopaient vers les couvents d’Arménie.

— Ô mère délivre-moi de mes maux ! Que ta science auguste me protège, que la puissance du Paraclet me défende par ta bouche et par ton geste bénis !

Et il lui baisait les épaules en s’émouvant jusqu’aux larmes. Elle consentit.

Quinze mois de liberté totale avaient suffi pour que l’imprudent se trouvât aux extrémités. Irène rentra dans le Palais Sacré au milieu d’une multitude enthousiaste jetant ses manteaux sous les pas des chevaux qui traînaient le char.

Aussitôt elle décerna la dignité de patrice au douteux Alexis, mais en le rappelant à Byzance. Ensuite, elle déclara que les Arméniaques ne toucheraient leur solde qu’après l’avoir requise d’elle-même, car elle puisait dans les caves opulentes d’Éleuthérion. Les Arméniaques, en réponse, refusèrent l’acclamation à l’usurpatrice. Ils rappelaient Alexis. Mais les légions du thème de Paphlagonie comblées d’or, s’ébranlèrent au nom d’Irène. Les chefs des Arméniaques insurgés voulurent prévenir cette attaque, et se précipitèrent sur elles, avec leur cavalerie seule. Elle ne put rien contre les remparts de Gangra qu’elle comptait surprendre. Les machines de guerre la couvrirent de projectiles inopinément. Le désordre se mit dans les escadrons que les archers piquèrent de mille traits à courte distance. Il eût été habile de battre en retraite. L’orgueil des révoltés ne le souffrit pas. Tournés durant la nuit, par un corps de fantassins, ils se virent, au matin, assiégés dans leur camp que tout aussitôt des coureurs réussirent à incendier.

Le vent seconda l’infanterie en poussant les flammes aux naseaux des cohortes. Les Arméniaques se débandèrent. Leurs chefs furent cernés dans une combe. Autour d’eux les chevaux atteints par les flèches périrent un à un.

Selon les ordres du Palais, Alexis sous l’inculpation de connivence fut, sur place, tondu, puis transféré dans les cachots du Prétoire. De là cependant, il put expédier un message recommandant aux Arméniaques de proclamer le césar Nicéphore que soutiendraient ses trois frères nobilissimes avec toute leur clientèle et les iconomaques. Quand Irène eut apprit cette opiniâtreté à lui nuire, elle ordonna l’arrestation de l’ancien maître des Offices, Pierre, et du cocher Damianos ; complices. Tous trois furent aveuglés dans la prison.

Pourvu d’argent, Constantin s’obstinait à vouloir refouler les Bulgares dans leurs montagnes. Au mois de juin, il appela près de lui le Lachanodracon, lui composa le meilleur état-major avec le protospathaire Étienne, Chaméas, les stratèges Nicetas, Théognoste et le devin Pancrace. Le génie de ces hommes de guerre échoua dans les défilés des Balkans. Au cours de combats engagés sur des terrains défavorables au déploiement de la cavalerie et à la manœuvre géométrique des légions, ces personnages, malgré les prédictions de Pancrace, perdirent tous la vie. Les barbares conservèrent leurs positions.

À cette nouvelle, les Arméniaques proclamèrent le César Nicéphore. Irène n’hésita point à le faire arrêter avant qu’il eût rejoint ses partisans, ainsi que les nobilissimes ses frères. Presqu’aussitôt, l’empereur penaud ayant d’ailleurs consenti, des bourreaux présentèrent aux yeux d’Alexis et de Nicéphore, les lames de fer incandescentes dont l’éclat les aveuglèrent à jamais, après que les conspirateurs eurent pour la dernière fois admiré la face estivale et radieuse de l’univers, au son des simandres invoquant la pitié du Théos. D’autres tortionnaires furent trancher les langues de Christophe, Nicetas, Anthime et Eudocime, les frères séditieux de Léon le Khazar.

Eutychès réalisait par ce moyen, l’espoir d’entendre l’opinion flétrir aussitôt la loyauté de Constantin qui livrait à d’odieux supplices les plus ardents zélateurs de son pouvoir viril. Pharès et Aétios acquirent bientôt la conviction du résultat. Bythométrès les remercia d’avoir ainsi replacé sa disciple Irène au faîte de la vénération publique. L’empereur sembla déchu dans l’esprit de la foule, comme stratège et comme ami.

Il ne fut pas sans, lui-même, s’apercevoir de ce changement. Furibond, il rendit les Arméniaques responsables de tous ses déboires. Il laissa le ministre d’Irène préparer longuement la répression que méritaient ces prétoriens ; car ils ne craignirent pas, en novembre 792, d’emprisonner leur nouveau stratège, d’aveugler un protospathaire et le chef des Bucellaires, Chrysocheir. En avril 793, les légions insurgées se trouvèrent, de toutes parts cernées et durent offrir leur soumission en livrant les meneurs. Solennellement, en face de leurs lignes, rebondirent les têtes coupées des turmarques agitateurs, Andronic et Théophile, puis de Grégoire, évêque de Sinope. Mille des plus compromis parmi les soldats furent ramenés. Introduits à Byzance par la porte des Blaquernes, au milieu d’une foule énorme applaudissant leur défaite sous l’ardeur du soleil de juillet, ils furent marqués au front de trous noircis qui formaient les caractères : Arménien traître. D’ailleurs, les Arabes, grâce au désordre de la révolte, s’emparaient de Comanum et de Thebasa. Dès lors, la haine du peuple fut définitive, et elle approuva que les militaires incorrigibles fussent bannis en Sicile. Enfin, Irène et Jean respirèrent. Ils tenaient à merci leurs adversaires après quatre ans de luttes implacables et tragiques. Ils s’assurèrent ainsi que nul ne conspirerait plus au nom de Constantin, puisque nul ne se fierait en lui. Par de cruels exemples, le monde demeurerait instruit de l’ingratitude qui punissait les partisans téméraires du Basileus. Alexis, Pierre et Damianos aveuglés, puis rappelés au Palais et pourvus de charges inférieures, ils y servirent d’exemples aux ambitieux Téméraires.

Déconsidérant le prince par l’ostentation de cette sottise et de cette faiblesse, les eunuques comptaient le rendre inhabile à commander. Ils résolurent de le dégrader devant les prêtres comme ils l’avaient dégradé devant les soldats.

Irène tranquille, cessa pourtant de le haïr. Leur réconciliation officielle fut complétée par des ententes intimes. Peut-être, l’ayant privé du pouvoir, la mère attendrie s’apitoyait-elle sur les chagrins de son enfant, et voulait-elle, du moins, lui donner la compensation de satisfaire des désirs d’une âme débile. Peut-être aussi n’ignorait-elle pas qu’on avilit les hommes en les mettant sous le joug souhaité de honteuses passions. Pleine de douceur et d’indulgence, elle prodigua l’argent utile aux dépenses de son fils, à ses folies érotiques, cependant qu’elle-même apparemment chaste et dédaigneuse, ferme dans les lignes de sa beauté rigide, excusait les vices qui, pour son avantage, abaissaient le jeune souverain devant l’élite de leur peuple. L’an 795, Constantin commit la faute suprême qui le condamna, lui, ses partisans, leur politique et leurs espérances.

Au mois de janvier, comme il était coutume lors de chaque grande fête, il fut communier sous la Sainte-Sagesse. Revenu dans le Palais il s’occupa comme c’était l’usage, de distribuer solennellement à ses officiers, à ses fonctionnaires, à ses proches, à ses serviteurs, à ses eunuques, les gâteaux de sa propre collation.

Il franchit l’Augustéon qu’entourent des loges pleines de statues, il y salua l’image du Fondateur élevée sur une colonne de porphyre, et celle de Justinien sur un cheval de bronze. Dans Chalcé il donna le pain d’anis aux candidats en uniformes blancs. Il favorisa les scholaires aux lourdes haches dorées, les cataphractaires enfermés dans leurs armures complètes. Ensuite, traversant le Consistoire, il harangua les fonctionnaires de sa maison par une longue homélie pleine d’allusions aux morts violentes et singulières de son père Léon, de son aïeul Copronyme ; il insinua que les traîtres menaçaient toujours la vie du souverain ; il réclama le dévouement de tous ceux qui portaient les insignes à leur bonnet, sur leurs manteaux, au milieu de la poitrine. Dans le Triclinion il renouvela les assurances pacifiques de sa mère Irène aux ambassadeurs et aux légats. On écouta le cortège se dérouler par Daphné, avec un bruit confus de sandales qui claquèrent, de piques reposées sur les dalles, d’écailles de fer bruissant aux pas militaires. Parfois montaient les répons d’une litanie psalmodiée par les castrats de la chapelle impériale. Et puis tout redevint rumeur confuse mais qui se réveilla dans les galeries supérieures dominant les cours.

De ces galeries descendait un vaste escalier de pierre verte aux degrés assez larges pour que sur chacun se pût prosterner un dignitaire prêt à recevoir le pain de l’empereur. Vers ces degrés Pharès guida les oncles de Constantin superbement vêtus de leurs vêtements ecclésiastiques.

Empotés dans leurs dalmatiques, Christophe, Nicétas, Anthime et Eudocime, sous les railleries de l’eunuque se parlaient par signes à la manière des muets. Fiers, ils se faisaient des gestes de résignation désespérée. Ils s’offrirent les confitures de leurs drageoirs et qu’avec une spatule d’or ils entamèrent.

— Nobilissimes… narguait l’eunuque… Vos Honneurs daigneront-elles me montrer si le goût de la girofle et du gingembre flatte autant leurs palais depuis que notre très pieuse Irène leur fit couper la langue ?

Eudocime nia de sa tête chenue. Christophe haussa les bosses de ses épaules. Le gros Nicétas roula des yeux de colère et avança sur Pharès comme pour le prendre à la gorge. Eudocime retint le furieux :

— Là ! là ! petit père sans langue… poursuivait Pharès,… ne m’achève pas… Ne charge pas ta conscience d’homicide… À genoux, petits oncles sans langues, déchets de la révolte !

En quatre tas d’or et de broderies, ils s’accroupirent malaisément sous la verge d’un héraut :

— Voici vos frères vaincus et leurs grandeurs aveugles !

Pharès reçut de leurs gardiens Alexis, Pierre, Damianos, aux yeux troués.

— Saisis le pan de ma dalmatique, Drongaire. Par ici, Préfet de la Ville, que Ta Vigilance prenne garde : elle va heurter la colonne. Appuie sur ta dextre, Alexis… Tu vas trébucher contre le rebord de la marche. Et toi, Damianos, tourne aussi la borne… C’est moins facile à présent qu’au temps où tu menais ton char dans l’Hippodrome sur les roues brûlantes… Ne lâchez pas les bouts de vos dalmatiques, nous arrivons. Là, notre maître offrira de ses friandises à ses serviteurs les plus chers.

— Le Théos seul nous aime… protesta Pierre, dévot.

— On ne peut pas dire cependant…, constatait Pharès… que le Théos vous encouragea, petits pères… Ça, on ne peut pas le dire.

Alexis espérait et menaçait toujours :

— Sa droite peut encore briller pour nous…

— Si elle brille, gros pigeon,… déduisit le logothète du Trésor privé,… avoue que tu ne pourras le savoir, puisque tu n’y vois plus… Salue les nobilissimes, ici présents, nos oncles sans langue…

Alors Damianos s’écria :

— Ô muets, ne verrez-vous pas, au lieu de nous, le jour de vengeance !

Alexis affirma solennellement :

— Les muets le verront pour nous…

Les muets approuvèrent de la tête. Nicéphore de Séleucie se plaça non loin d’eux, en observant :

— Mais il sera difficile, qu’ils vous crient bien haut leurs impressions.

— Ce Nicéphore,… grogna Damianos,… reste douteux comme un denier de taverne… Il passe dans tous les comptes, sans qu’on sache s’il est faux ou de bon aloi…

— Quand l’Autocrator vint me recevoir,… rappelait Alexis,… avec le peuple et les iconoclastes, celui-ci laissa crier : « Mort pour les eunuques et les femmes… » et il excitait la voix du héraut. Maintenant le voilà dans l’ombre de la magicienne.

— Entends-tu cliqueter sa robe,… nota Pierre méprisant… La très pieuse Irène et notre maître Constantin ont logé de fameux joyaux dans les alvéoles des broderies…

Doctoral Nicéphore les blâma :

— D’une part vous êtes des oiseaux imprudents. D’autre part si, comme moi, vous auscultiez avec sagesse l’esprit des maîtres et celui du peuple, vous n’auriez pas été vous compromettre avec vos Arméniaques, lorsqu’il semblait clair que ceux de Byzance se retournaient vers notre pieuse Irène.

— C’est nous maintenant,… déplora Pierre,… qui n’avons plus de gemmes précieuses dans les alvéoles de nos broderies, mais des morceaux d’émail vil :

— Ni d’œil dans la paupière,… fit Alexis.

Pharès, pour les muets, compléta :

— Ni de langue dans la bouche…

Les muets haussèrent les épaules.

— Or, c’est le destin,… proclamait le fatalisme de Nicéphore… La monnaie passe d’une ceinture dans l’autre.

— Et la pointe du bourreau d’une paupière dans l’autre, selon les cris de la populace… remarqua Pharès… Il faut s’en remettre à la Consubstantialité du Verbe et du Père.

— Va, va,… contredit Damianos… Irène fait cailler le sang des petits chrétiens. Elle jette des parcelles d’hosties dans l’urine de licorne, pour faire rougir la lune… Voilà ce qui nous a vaincus !

— On affirme,… murmura Pierre,… craintif, qu’elle attache douze vierges par les cheveux aux douze signes du zodiaque gravés sur une sphère, et, elle les offre, enivrées avec de la rue, aux incubes Astaroth, Baalzebub, Appolon, Mercurus, Zeus et Adonaï, pour qu’elles enfantent des sirènes…

— On a toujours prétendu qu’elle commandait aux éléments…, répondit sournoisement Nicéphore… Moi je demeure un pauvre homme qui ne sait rien.

Et Pharès humble, confessait :

— Elle est au-dessus de toi, et de moi, et de vous tous, petits pères aveugles, petits oncles sans langues…

— Ceci est certain,… conclut Alexis, gravement… ! elle a suscité un tremblement de terre, il y a cinq ans.

— Et quelques jours après, advint notre malechance… confirmait Damianos.

Pierre conclut avec bon sens :

— D’autre part celui qui compte sur la gratitude des maîtres peut se croire plus bète qu’un Franc.

— Jamais plus,… pleura Damianos… je ne conduirai mon quadrige dans l’Hippodrome, quand les femmes se préservent du soleil, avec des touffes de roses et d’œillets…

Mais cette lâcheté impatienta Pierre.

— Ne parle plus d’une voix lamentable…

— Tu attires les larmes à nos paupières,… gémit Alexis, et, comme les plaies se cicatrisent lentement, c’est une douleur cuisante… Tais-toi.

Et Pierre :

— Oui le sel des larmes brûle mes paupières !

— Voici les muets qui pleurent aussi. Regarde, Nicéphore : nos oncles pleurent,… dit Pharès.

— Mais ça les pique moins… Écoute, Damianos ; je te donnerai du baume de Corinthe pour calmer l’irritation de ta plaie…

Damianos s’enivrait de colère sourde :

— Je ne veux rien… sinon chercher avec mes ongles la place de ta gorge et t’étrangler.

— Ne péchez pas,… répartit Pharès,… les aveugles, ni les muets, en désirant un homicide…

— Silence… là ! Silence, tous !… avertit le héraut, j’entends venir notre maître… À genoux… Humiliez vos fronts !

En haut de l’escalier apparurent les fonctionnaires de la Chambre, puis, telles des statues vivantes d’or et de joyaux, le patriarche Tarasios sous un dais, Constantin, Irène, Marie, Staurakios, Aétios et Jean. Le peuple du palais se hissait le long d’une barrière.

Un gros intendant disait à son voisin.

— Ne me serre pas si fort, toi, tu frippes mon manteau…

— Pour ce qu’il te coûte… Tu en rachèteras un autre en volant davantage.

— Ah je vois la figure de la sainte Augusta,… dit une femme… Regarde comme elle prie, l’Arménienne.

— On dit qu’elle a piétiné les images. Il faut se méfier des Arméniens…

Un Franc à longues moustaches et à brayes vertes constatait :

— Pour la quatrième fois, je reviens à Byzance. Il y a plus de langues coupées, plus d’yeux crevés, mais le reste ne change pas.

— Dis-moi Sidi,… priait un arabe grave et ardent ;… peux-tu désigner dans le cortège cette fleur d’oasis, dont parlent toutes les lèvres, cette Théodote !

— On ne la voit plus,… répondit un caloyer dont la mine sévère flétrit le vice de cette parole indiscrète !… La concubine a dû être reléguée dans les îles, en attendant les feux de l’enfer.

— Elle semblait malade au reste. Elles n’ont pas de sang sous la peau, ces filles du palais. J’ai chaud, moi !

— Silence… barbare… ordonna le héraut.

Mais le Franc cria plus fort :

— J’ai chaud… eunuque… j’ai chaud…

La cohue le hua.

Le cortège approchait. Il descendit les marches vertes de l’escalier. Déjà tout ivre de gaîté, malgré les splendeurs de la chappe et des ornements impériaux, l’autocrator parle aux dignitaires à genoux :

— Je vous salue, Nobilissimes… Bons oncles… vous persuadiez les légions arméniennes contre la chrétienté. Votre éloquence a, paraît-il, usé vos langues jusqu’à la racine… Que le Christ les fasse repousser… Nobilissimes… les fasse repousser, vos langues comme je vous pardonne en partageant mon pain avec vous.

Ayant pris les gâteaux d’anis sur un plat d’or tendu par les chambellans il les distribue. Mais à mesure que les dignitaires y mordent leurs visages sont secoués nerveusement, à cause d’un excès de poivre dans la pâte.

— Alexis, admire la clémence du Sauveur qui voulut que tu perdisses les yeux à temps, afin de ne pas voir les conséquences de ta défaite.

Il leur donne les gâteaux.

— Quelle maladie agite les aveugles ?… se demande l’assistance.

— Ils éternuent tous.

— L’Empereur a fait sans doute augmenter la dose d’épices.

— Pour se moquer de leurs figures…

Et les éternuements répétés d’Alexis font éclater de rire les étrangers admis à la fête.

— Souffle, stratège !… ordonne très haut une jolie cubiculaire, flatteuse à l’égard de Constantin qu’elle voit se divertir… Souffle, et tu expulseras de ton nez… une basilique…

— Et l’oncle Nicétas,… présume une autre… Deux hippogryphes vont sortir de ses narines, certainement… Reprends haleine, oncle…

— Bon, ils pleurent tous… Les larmes débordent les paupière des aveugles…

L’hilarité secoue la multitude en voiles de couleurs, en diadèmes de perles, en manteaux brodés d’insignes.

— Ça les fait souffrir, tu sais… Rien ne cicatrise entièrement leurs plaies…

— Ils font des grimaces plaisantes… Ah ! celui-là plus gros qu’une jarre de saumure…

Constantin déclame :

— Damianos, à toi qui allumais les villages sur la côte de Bithynie, afin d’épouvanter ceux de Byzance, Notre très pieuse mère et Moi-même, afin qu’Alexis devînt le Basileus des Romains et que tu fusses son logothète… ; et à toi, Pierre, toi qui ne verras plus rien avant les flammes de l’Hadès en signe de mon pardon je t’offre à manger de mon mets impérial…

Les aveugles grimacent et éternuent. La foule ricane :

— Ah ! ils pleurent tous…

— Ton caprice,… proteste Alexis,… peut faire rouler nos têtes dans le sang de nos veines coupées, Rayon du Christ, cependant…

— Qui parle sans être interrogé ?… gronde le héraut durement.

Or la cubiculaire espiègle murmure afin d’amuser l’entourage :

— Ils se taisent par la bouche, mais non par le nez…

— Vois le vieil Eudocime. Il éternue comme une catapulte quand elle lance des pierres.

— Et cet Alexis. Il secoue son arrogance sur la poussière à présent.

Une vieille en noble colère, se hausse et s’écrie :

— Je ne suis qu’une pauvre femme, moi ; cependant, à la place de l’Autocrator je n’insulterais pas ainsi ceux qui furent mes amis.

— Garde-toi de paroles imprudentes, femme ;… conseille un officier… On gèle dans les basses-fosses des Nouméra…

— Nous voici en été. Ça m’évitera la chaleur.

Les aveugles et les muets continuent d’éternuer, le peuple de s’esbaudir.

Constantin atteste l’approbation de la foule.

— Ils n’aiment pas les épices… mes amis !…

— Laisse,… ô mon maître,… intercède Marie,… laisse maintenant ces humbles sans te réjouir de leur défaite. Les uns sont tes parents, les autres des patrices…

— Il ne convient pas,… ajoute Irène,… de les abaisser davantage…

Alors Constantin solennellement déclare :

— Ils voulurent abaisser Notre Force, détruire Ta Piété, ruiner La Ville. Ta sagesse seule nous préserva de leurs embûches !

— Ta personne reniera-t-elle ceux qui voulurent la délivrer au prix de leur sang ?… hurla Damianos.

— Ceux qui luttèrent en ton nom contre les maléfices des magiciennes ?… rappela Pierre.

Et Damianos, plus hardi :

— Contre l’Hadès, et la fille de l’Hadès…

— Contre la lâcheté des eunuques et des idolâtres qui adorent les images.

— Contre les esclaves des barbares.

— Ton Autocratie nous a reniés. Et nous heurtons notre courage à la nuit…

— À la nuit perpétuelle…

— Le bourreau a fouillé nos yeux avec le fer rouge.

— Et les larmes brûlent nos paupières… Rayon du Christ !

Ainsi se déchaînèrent tous ces désespoirs, toutes ces douleurs.

Hors la foule une voix tremblante de rage anathématisa.

— Celui qui abandonne ses amis, que le Théos l’écrase !

Alors Staurakios ordonna.

— Chassez les femmes…

Constantin frappa du pied :

— Chassez-les tous… Chassez la populace et les aveugles.

Les gardes écartèrent les uns et les autres.

— Par où sortir ?… demandait Alexis, au soldat qui le bousculait… Ne frappe pas un Drongaire, candidat.

— Est-ce la colonne de la porte que je touche… interrogea Théodore, à tâtons.

Le héraut l’arrêta brutalement !

— Non, tu touches à l’Empereur… sacrilège…

Damianos, fier, se retourna :

— Guide mes pas sans me frapper… je suis patrice.

Les muets saisirent les aveugles par la main et les entraînèrent. Un officier les houspilla :

— Dehors, dehors que vos mains, Nobilissimes, prennent les mains des hommes sans yeux…

Les soldats expulsèrent en même temps le peuple qui grognait et se débattait jusque dans les jardins.

Solennels, l’empereur et son cortège quittèrent le lieu de l’algarade, et remontèrent aux galeries de Daphné. Là Constantin s’arrêta pour dire :

— Mère : tes ennemis, les crois-tu suffisamment abaissés ?

— Il ne faut pas qu’ils le soient plus.

Le fils et la mère se regardèrent, puis quelques instants se promenèrent, dans la splendeur de leurs costumes cérémoniels, parmi les hommages de la cohue vivante d’escarboucles et d’or.

Quand on se fut arrêté pour une seconde fois, Marie baisa la main de son époux :

— Rends-toi semblable au Théos par l’abondance de ta miséricorde.

— Ta sagesse veut-elle peser ceci,… insinua la prévoyance d’Eutychès… : beaucoup parmi le peuple révèrent encore les Aveugles et les Muets.

Le cortège continua sa marche sans que l’empereur répondît :

— Leurs voix viennent de s’élever, ici même, vers ton visage,… ajouta Staurakios.

— On plaint leur humiliation ;… dit Pharès.

Constantin, répliqua :

— Plaignait-on notre détresse, lorsque leur cupidité eut vidé le trésor à ce point que nous dûmes cesser la guerre faute d’argent pour le transport des fourrages ?

— La multitude est stupide,… objectait Irène, jouant avec les crépines de sa manche… Elle plaint les peines physiques et visibles. La douleur intellectuelle l’apitoie moins parce qu’elle ne la comprend pas.

La pitié de Marie renchérissait :

— Laisse en paix les aveugles et les muets, maintenant, Constantin.

Aétios sourit avec indulgence :

— Laisse-les dans le palais comme un témoignage honoré de notre force victorieuse.

Et Pharès, branlant de la tête :

— Tant que les séditieux attendront d’eux seuls le signal, rien ne deviendra redoutable.

Jean haussa les épaules, dédaigneux :

— Ce sont des humanités dérisoires pour justifier des espérances dérisoires.

Sur la plus haute terrasse de Daphné, le cortège parvint. Irène s’assit en un trône de pierre brute :

— Aussi gardons-nous de les humilier davantage, de peur que, devenus digne de pitié, ils réunissent plus de sympathies.

Staurakios s’accoudait derrière elle :

— Il semble utile que nous les montrions au peuple couverts de leurs insignes, entourés de serviteurs, hôtes du Palais.

— Il sera dit qu’Irène et Constantin respectent le malheur de l’adversaire soumis,… prévit Pharès sentencieux.

— Car les peuples se gouvernent avec des mots,… énonça Jean.

— Avec des mots et des cortèges,… complétait Aétios éloquent… Les aveugles et les muets forment un cortège ; et notre clémence est un mot favorable pour la vénération de Vos Majestés.

Constantin se gaussa :

— Rhéteurs grimpez sur la borne, on écoute…

L’inquiétude de Marie s’obstinait cependant :

— Ton oreille a-t-elle écouté tout à l’heure le sentiment du peuple, en faveur des aveugles ?

— Elle a entendu,… accorda l’époux complaisant.

Irène toucha la main de son fils.

— Il importe de craindre qu’un autre n’efface leur prestige de nobles victimes, qu’un autre ne leur succède dans l’imagination du peuple, les visées des ambitieux et la confiance des soldats.

Alors Aétios, levant le doigt, effleura ses paupières et sa bouche.

— Un qui, lui, aurait des yeux pour voir et une langue pour persuader.

Et Pharès, malicieux, timide :

— Un, comme deviendra le sacellaire Nicéphore, si l’on veut dire.

L’Empereur tourna les yeux vers sa mère :

— Ta Piété l’achètera.

— Déjà, Nicéphore a reçu des insignes qui valent cinq talents d’or.

Jean sourit :

— On les achète, mais ils se remettent aussitôt en vente.

— Quel trésor ne s’épuiserait ?… craignit Aétios.

Irène secoua la tête :

— Nous l’avons éprouvé avec toi, Constantin, et beaucoup. Avant que tu eusses atteint l’âge viril, c’était toi l’espoir des capitaines endettés…

— Mais,… dit Jean,… ils attendirent la proclamation de ta majorité, pour agir.

— Et jusqu’à ce temps l’État profitait de leur patience.

Staurakios étalait les mains comme pour aplanir les difficultés :

— Si tu avais un fils, nous pourrions compter quinze ans d’ordre intérieur.

Constantin fit une moue en montrant Marie.

— Par malédiction, notre Augusta n’enfante que des filles.

— C’est une infortune après d’autres infortunes,… gémissait Marie en baissant les yeux.

Eutychès aggrava cette appréciation :

— Un malheur, certainement…

— La sûreté de l’État exigerait la naissance d’un fils,… déduisit Aétios en lissant les plis de sa robe.

— Mieux vaudrait cela.

La voix de l’Arménienne tremblait. Ses regards se voilèrent. Elle tendit pitoyablement les deux mains vers son époux :

— Je suis encore très jeune, moi ; on dit que les chances de maternité nombreuse augmentent avec l’âge…

Constantin l’interrompit :

— Depuis sept ans Byzance et le monde attendent un hoir. Qu’en pense le Patriarche ?

— Ce que le Théos a noué, rien ne peut le délier… décréta Tarasios, gravement.

— Est-ce une épouse, celle qui n’enfante pas de fils ?… demandait l’empereur à l’assistance.

Staurakios marcha sur le patriarche.

— Ta Sainteté probablement estime que le sacrement de mariage fut institué afin de prémunir la perpétuité de la race contre l’intrusion du sang étranger ?

— Je le pense,… affirma Tarasios.

Aétios comptait sur ses doigts les arguments :

— Afin de constituer une seule chair avec deux chairs, afin de créer ainsi la vigueur d’une race, qui, de génération en génération, ferait accroître, dans son essence, la même substance de sang chrétien, de foi chrétienne toujours plus robuste pour confesser à travers les siècles la divinité triple et une…

Tarasios approuvait de la tête :

— Consubstantiellement.

Sur ce mot, il se signait avec deux doigts.

Tous murmurèrent :

— Consubstantiellement ;… et se signèrent.

— Et si cette condition de la perpétuité de la vie mâle, but du mariage, semble ne pas devoir être remplie ?… opposait Eutychès.

Tarasios pressentit la déduction qui devait aboutir au vœu du divorce. Il se défendit fermement :

— Ce que le Théos a lié, aucune force humaine ne le peut délier.

— Pas même la sagesse de Ta Sainteté ?… offrit Pharès, flatteur.

Tarasios secoue la tête :

— Ma Sainteté est impuissante à délier cela !

Constantin se croisait les bras, pour ricaner.

— Alors tu es moindre que le Pape latin qui lie et qui délie… ?

— Le Pape latin trafique de la vérité et du mensonge,… riposta, méprisant, Tarasios.

Il se leva, s’éloigna.

Aétios le poursuivit :

— Le Décret de Foi te donne cependant tout pouvoir dans les choses spirituelles.

Staurakios insistait en gesticulant avec son reliquaire d’émaux bleuâtres :

— Il te donne le pouvoir absolu…

L’un et l’autre arrêtèrent Tarasios par les pans de la dalmatique :

— Ne laissez pas sortir le patriarche avant qu’il nous ait entendus.

Pharès rassemblait sa robe d’apparat pour les rejoindre :

— Il parlera dans la salle de porphyre, devant les Icones impériales…

Eutychès s’emportait en toussant, en frappant de sa haute canne bleue le sol dallé.

— Il nous trahit, celui que nous avons élevé au pontificat.

Et les eunuques, en tumulte, sortirent derrière lui.

Feignant d’indifférence Constantin resta seul avec sa mère et sa femme. Éperdue, Marie embrassa les genoux de l’empereur, et sanglotait :

— Tu m’as délaissée, tu m’as mise sous les pieds des prostituées, tu m’as ôtée de ta présence… Et maintenant tu veux que le titre d’épouse même me soit enlevé…

Constantin, froidement, résumait le problème :

— Ton Augustalité a entendu. Le manque d’héritier mâle excite les espérances des séditieux… Tout dépérit à cause de ta stérilité.

Marie joignait les mains :

— Ô Despoïna, ne direz-vous rien qui me défende

Irène, pitoyable, répondit cependant à sa bru :

— Le Théos se détourne de toi, lui-même. Tu sais : je t’ai choisie sans naissance pour la sainteté de ton aïeul Philarète, et pour les vertus de ton esprit ; mais les défauts de ton corps nuisent au destin de l’État…

— Peut-il naître une pitié en vos cœurs… Je t’adore, Constantin… Te voir, c’est la lumière… Te quitter, c’est l’ombre… Tu me précipiteras dans la nuit…

Implacable, il niait :

— Tu me hais, toi…

— Ah !… criait Marie, comme blessée par le fer.

Caressant les accoudoirs de son trône, il accusa :

— Tu me hais certainement… Que ta sincérité m’écoute… Tu as suivi mes pas… Tu as épié mes gestes… Tu as été l’espion de mes pensées.

— Je t’aime. Je voulais que rien de toi ne fût étranger à mon âme ; je voulais souffrir toutes tes douleurs, me réjouir de toutes tes joies…

— N’utilise pas la grammaire des rhéteurs. Aucune de mes joies ne te réjouissait. Tu ne veux pas boire, et tu baisses les yeux quand les danseuses retirent leur écharpe.

L’épouse, du regard, implora l’impératrice qui détourna son visage :

— Il convient que je me critique. En vous unissant, je me suis trompée.

Marie rectifia.

— Tu ne t’es pas trompée pour moi.

— Je me suis trompée pour toi, pour lui. Mon espoir était que ta vertu l’influençât.

— Sa vertu me rend plus ivrogne qu’un Scythe, et plus voluptueux qu’un Sarrasin, tant elle semble l’ennuyer elle-même…

L’épouse s’affaissa sur le siège de pierre :

— Je ne crois pas avoir de torts.

Croisant les mains contre son ventre lui conclut :

— Tu as le tort de rester stérile… Tu n’engendres ni les fils, ni la joie, ni la vertu. Depuis que tu es mon épouse, j’acquiers des vices.

— Il est vrai…, constatait Irène…, tristement.

Constantin ne ménagea plus rien :

— Tu flétris ta beauté par les jeûnes, les veilles. Tu refuses d’employer les onguents, l’art des masseuses, les parfums ; et tu sembles te désoler dans ta dévotion…

— Je me désole du mensonge que la vie révèle… Je suis malheureuse…

Maussade, Irène haussa les épaules :

— Ce n’excuse rien. Tu es une femme sans force pour résister à la peine, pour propager le bien, pour engendrer les empereurs… Faible, tu es indigne de ton rang…

— Voilà longtemps que je l’affirme. Ma mère, enfin, m’approuve.

Irène interrogea brusquement sa bru :

— On dit aussi que tu blasphèmes… que tu piétines les saintes images.

— Il suffit qu’un serviteur t’ait entendue… appuie l’empereur.

— Je comprends. Vous recueillez des témoignages contre moi.

— Tout témoigne contre toi : le ciel et les hommes !

— Les prostituées aussi !… proféra l’épouse.

— Ne jette pas d’injures au hasard. Tu apportas le malheur dans le palais. Sois humble devant toutes…

— Certainement depuis que ton pied innocent a foulé les dalles du seuil…, précisait Irène,… l’ouragan du malheur a sifflé par ici.

— J’ai failli, depuis lors, me séparer de ma bonne mère,… s’écria Constantin… J’écoutais les conseils pernicieux des iconoclastes.

Marie se releva lentement :

— Tu séduisis la simplicité de mes cubiculaires, à cause de moi, sans doute…

— Parce que tout ce qui pouvait te déplaire me parut excellent !

— Tu l’entends,… fit Irène, résignée à cela :… tu n’as pas su te faire aimer.

— Oh ! le Théos lui-même ne peut m’aimer…

— Et, à cause de cela, tu hais le Théos, tu blasphèmes Christ comme une païenne ; tu détestes ma vie…

— Je déteste ta vie, moi ?…

Elle dit cela, navrée. Son mari s’approcha d’elle, et à voix sourde :

— Faut-il le dire ?… On assure que tu prépares des liqueurs mortelles et que tu les mêleras à mes aliments, un jour.

Irène s’enfonçait dans son trône de pierre brute :

— Je l’ai entendu dire aussi. Mais rien ne le prouve. J’ignorais cependant tes blasphèmes… Écoute-moi, aimes-tu Constantin ?

— Je l’aime.

— Alors, avoue que tu fabriques des liqueurs mortelles.

Marie se redressa, bondit, fut debout, et ses mains battaient l’air. L’Impératrice elle-même lui commandait le mensonge atroce, ou bien la soupçonnait de meurtre. L’amante suffoqua. Constantin se promenait impatiemment, depuis les lauriers jusqu’aux balustres de la terrasse, jusqu’aux spectacles de la ville, du Bosphore, de la côte d’Asie, rose et bleue, dont brillaient les villas blanches étagées.

— Comment avouer une chose fausse ; pour me perdre ?… demanda Marie qui s’étrangla.

Constantin la pressa :

— Si tu m’aimes, avoue.

Marie se cachait la figure dans les bras :

— Ensuite, le patriarche prononcera le divorce ; n’est-ce pas ?

— Pense !… démontre Irène… Les ambitieux reporteraient sur l’héritier futur leurs espoirs. L’empire, pendant quinze années, jouirait du calme. Nous assurerons la prospérité des villes. Nous enrichirons les thèmes. Les récoltes seront nombreuses, et les coffres des marchands devront être agrandis. Nous entretiendrons des armées barbares qui repousseront les Sarrasins loin des frontières… Au lieu de servir à l’achat des ambitieux, l’or de Byzance maintiendra sa force.

Constantin saisit les poignets de Marie et la secoua :

— Parle. Tu portes sur ta langue la victoire de l’empire, ou sa déchéance.

L’Impératrice dissertait :

— Si tu aimes Constantin, tu dois avouer, afin que la gloire de Byzance devienne sa gloire. Si tu ne l’aimes pas, tu dois avouer, afin que la chrétienté triomphe des Sarrasins… Écoute ton âme. Elle te conseille d’avouer dans l’un et l’autre cas, soit que tu aimes Constantin, soit que tu révères le nom de Christ…

L’épouse laissa fléchir ses bras qui masquaient son visage :

— Mon âme ne me dit pas de rechercher le malheur.

Constantin la brutalisait.

— Elle te dit de piétiner la figure du Christ.

Irène attira Marie contre son trône :

— Avoue, Marie, pour moi qui t’ai donné des jours de triomphe…

— Il ne fallait pas me donner des jours de triomphe ! Mieux valait me permettre de vivre auprès de Philarète, le saint, sans amour, sans gloire, sans mission… Je ne puis avouer le crime que je n’ai pas commis.

Alors Constantin la menaça, les yeux contre les yeux.

— Il en est qui peuvent te convaincre…

— Il en est beaucoup qui vendent leur témoignage pour un peu d’argent.

— N’accuse pas lorsque l’on t’accuse. Il faut te disculper d’abord.

— Avoue courageusement…, conseillait la mère… On te donnera un monastère dans les îles… Et tu vivras au milieu d’une paix somptueuse.

Marie se frappa la poitrine.

— Comment, moi qui t’aime, Constantin, moi !… puis-je confesser le crime de vouloir ta mort ?…

L’empereur rit méchamment.

— Tu m’aimes ?

— Regarde ma figure, amaigrie par la peine, et calcule combien chacune de tes duretés creusa de rides autour de mes paupières… Calcule, et dis, après si je t’aime, ou non…

— Tu souffres dans ta vanité, uniquement… Moi je souffre dans tout le corps de l’Empire que ton obstination menace de ruine.

Dépitée, Irène lâcha la main de Marie :

— Tu ne nous aimes pas, ni lui, ni moi, ni Christ, ni Byzance. Tu es sans force contre ta vanité, Marie…

— Je suis sans force contre la vérité.

Constantin se promenait à grands pas.

— Je te l’ai toujours dit, mère : elle n’avouera point.

Irène empoigna les voiles de sa bru :

— Et pourtant tu m’avais promis obéissance, tu m’avais dit : « Je serai dans ta main comme un baume qui assainit. Tu m’emploieras pour guérir le malade. Ensuite tu me cacheras au fond d’un coffre, jusqu’à ce que tu aies à nouveau besoin de ma vertu. »

L’empereur trépignait et serrait les poings :

— Elle n’avouera plus… elle n’avouera plus !… Me voici sans espoir dans la vie, sans espoir de postérité mâle ni de gloire, ni de force. L’Arménienne détruit tout, tout !…

Irène s’agriffait aux bras de Marie.

— Avais-tu dit ces mots ?

— Je les avais dits, reconnut la jeune femme loyalement. Tu as usé du baume.

— Et le malade n’est pas guéri !… Avoue que tu fabriques des liqueurs mystérieuses ; et tu tiendras ta promesse… comme une fille de Christ… Aie la force du sacrifice utile à la chrétienté des peuples.

Les yeux clos, Marie refuse.

— Je demeure sans force contre la vérité…

— Puisse une pierre s’écrouler par accident sur ta tête… quelque jour… crie l’empereur.

Irène se lève de son siège et terrible :

— Il y a des pierres qui tombent par accident des vieux murs… Marie !

L’Arménienne se réfugie loin de la mère et du fils.

L’amant de Théodote s’écriait :

— Tu la détestes aussi, mère !

Irène s’avança vers la jeune femme, la main tendue.

— La personne de Marie me reste chère. J’aime sa faiblesse et sa douceur, comme je les aimai. La condamnant, je m’attriste.

Marie baisa les doigts offerts et sanglota.

— Tu t’abuses sur ses mérites… protestait l’empereur… Par l’affectation de sa vertu elle veut acquérir les sympathies utiles du patriarche. Elle veut mettre son attitude en contraste avec mon amour de la vie. Ainsi elle détournera de nous le parti des « montreurs de sainteté ». Elle gagne l’approbation de ces moines mendiants, qui, de borne en borne, lui acquièrent dans les rues la renommée populaire par leurs homélies. Elle intrigue partout, l’Arménienne !

Irène réfuta l’injustice :

— Marie n’est qu’une pauvre femme désespérée de ne point plaire à son maître.

— Comment ? Tu l’as tirée de rien ! Elle a connu la dignité suprême ! elle obtient tout ce que lui refusaient sa naissance et son destin. Voici que nous lui demandons le sacrifice momentané de ces avantages ; et celle à qui ce caprice de notre mansuétude donna les heures inespérées de l’empire, celle-là veut garder indûment ce qui lui fut prêté, dussent périr Byzance et notre race, et toi, et moi… Et tu prétends qu’elle nous aime !

— Qui accomplirait sans hésitation un pareil sacrifice ?… réplique Irène… Toi, sans doute ?

— Moi ?… balbutie Constantin, ahuri.

Sa mère sourit :

— Ne blâme pas une faiblesse que tu ressentirais plus lâchement.

— Tu vas recommencer à me haïr, maintenant que, pour te plaire, j’ai laissé crever les yeux de mes amis et couper les langues de mes oncles… Ta Piété a toujours raison. Je suis un âne, un âne ; et tu me mènes avec le bâton.

Il proféra ces derniers mots en partant. Toutes deux le virent qui courait presque dans l’essor de ses manches dorées, et qui soulevait la poussière avec ses bottines rouges. Il gesticula beaucoup avant de disparaître.

Dès qu’il fut loin, sa femme s’éplora davantage, s’étant alanguie près d’Irène qui songeait :

— Pourquoi cesses-tu de m’aimer, Despoïna ? Pourquoi retires-tu ta main de ma main ?

— Tant que ta vie fut un espoir pour Byzance,… avouait Irène, douce et sérieuse,… je la chérissais. Si tu deviens un obstacle au triomphe, je me dresserai contre toi !

— Alors, je ne fus rien qu’un instrument pour ta force… questionna l’épouse avec une humilité infinie ?

Irène s’humilia davantage :

— Moi-même je ne suis que l’instrument d’une pensée.

— Tu le dis !

Alors, évoquant les tristesses de sa mémoire, l’Athénienne soupira :

— Tu me juges sans équité.

— Pour la grandeur de l’État, tu sacrifierais ton fils lui-même, toi !
Irène, lentement, attira Marie contre sa
poitrine…
Voir le texte.

Irène, lentement, attira Marie contre sa poitrine et lui murmura d’une voix grave.

— Rien n’est plus haut que la grandeur d’une idée… Il faut que l’empire d’Orient et celui d’Occident s’épousent. Alors la guerre des siècles finira. J’ai conçu de faire Byzance assez belle pour que le Franc la demande en union. J’atteindrai ce but ; et ni ton cœur fragile, ni les instincts de mon fils ne prévaudront contre cela.

Elles restèrent silencieuses ; elles examinèrent leurs sincérités, jusqu’à ce que Marie tentât encore la compassion :

— Tu exiges que je brise mon sort, que je relègue au cloître mes désespoirs.

Irène, sans faiblesse, prononça :

— Je l’exige. Tu dois obéir si tu respectes ta promesse de chrétienne.

— Tu n’as donc jamais aimé, toi ; tu n’as donc jamais frémi de joie en désirant qu’une vie d’homme tremble dans ta vie ?

Irène baissait le visage, et se protégeait avec les plis de son manteau.

— Prends garde : tu touches à ma douleur.

Soudain, Marie espéra :

— Si tu as aimé, tu ne me condamneras plus !

— À moins que je ne me sois condamnée d’abord.

Irène fixait les yeux à terre pour ne point voir ni s’attendrir.

Et Marie, de toute son angoisse :

— Tu n’aimais pas, si tu t’es condamnée, ainsi que tu me condamneras !

— Ma fille !… ma fille !…

La mère, étroitement, étreignit sa bru.

— Tu n’as pas aimé… Despoïna,… accusait toujours Marie… Oh !… me voici déjà une chose morte.

Ayant dit, elle se jeta contre terre.

— Ta peine me fait mal.

La victime voulut éviter cette forme impériale enveloppée de voiles et d’or qui se penchait vers sa misère :

— N’approche pas… N’approche pas ta cruauté de ma faiblesse…

— Lève ton visage vers moi,… commanda l’impératrice, les mains offertes.

L’épouse s’enveloppait la figure dans son voile.

— Regarde, Marie, regarde :… mes yeux larmoient.

Elle délia les bras de Marie et la contraignit à la voir, doucement.

— Ah ! tu as donc aimé, toi… Maîtresse du monde ! Essence des Éons, Langue du Théos ! Oh ! tu as aimé.

— Tu le vois, puisque je pleure avec toi.

— Tu as aimé et tu me demandes d’obéir, d’abolir pour jamais la félicité de le voir !…

— Je te le demande… ; mais j’ai le droit de te le demander.

Irène dit cela d’un ton ferme et noble, malgré le grelottement des mots.

— Toi aussi tu as cessé de le voir ?… demanda Marie, qui crut deviner… Mais il n’est plus vivant, l’empereur Léon !

L’Athénienne secoua la tête :

— Ce n’était pas l’empereur Léon.

Avide de savoir, Marie, encore à genoux, s’écarta.

— Aurais-tu péché ?

— Ma chair n’a pas péché,… dit la veuve, simplement.

La chaste se dérobait au regard, et doutait :

— Ta Sagesse veut me détourner de ma peine au moyen de fables.

Sans parler, elles gémirent un instant toutes deux, l’âme dans l’âme.

— Tu le sauras par sa bouche aussi,… promit tout à coup Irène.

Elle frappa dans ses mains. Un serviteur parut qui sortit aussitôt pour obéir au signe de trois doigts levés.

— Tu ne cesses pas de le voir, toi !… fit l’Arménienne presqu’envieuse.

— Nos esprits s’entendent, mais loin de nos corps. Écoute-moi. Il enseignait dans Athènes, quand on commença de vanter mon adolescence. Il portait une jeunesse imberbe. Les plis de sa tunique parfumaient l’air. À ses lèvres, les paroles de science bruissaient comme le vol des abeilles légères et laborieuses… Il expliquait le cours des astres, les vertus des nombres, la vie de la mer. Bien qu’il eut l’âge d’un disciple, les vieillards caressaient, en l’écoutant, leurs barbes. Il mesurait les sphères avec le compas ; et ses doigts resplendissaient de grâce… Oh ! j’ai vu l’univers sur ses yeux forts, à travers le rythme de sa parole cadencée… Et j’aimai l’univers en lui qui l’exprimait !

Elle s’interrompit, pâmée en sa passion ressouvenue, devant l’admiration de la jeune reine :

— Comme tu es heureuse, en te rappelant !

Irène alors continua, et elle assistait à la magnificence de sa jeunesse :

— Écoute. Il encouragea ma beauté. Il peupla mon intelligence ébahie. Auparavant j’étais comme une campagne déserte… Dès que je le connus, les oiseaux lumineux du savoir commencèrent à voler sur toutes les fleurs qui s’épanouirent. La lumière grandissait en moi… Pareilles aux essaims blancs des nymphes, les idées nouvelles accoururent. Je me sentis pleine d’espoirs actifs. Ensuite mon âme fut une large route où passèrent avec leurs dieux, leurs armes et les images de leurs villes, les peuples d’autrefois. De chaque cortège se détachaient des héros, des poètes, des philosophes, pour demeurer en ma mémoire avec leurs maximes et leurs hauts faits. Bientôt ils s’assemblèrent comme les habitants d’un bourg ombragé qui écoutent les conteurs auprès de la fontaine. Ce fut comme un camp : les bruits de l’histoire y retentirent. Plus tard, il éleva, dans mon intelligence, un temple où les Philosophies dissertèrent. Et le peuple d’idées grandit toujours. Je finis par me connaître ainsi qu’une ville impériale, dorée par ses dômes, pavoisée par tous ses étendards, traversée en mille sens par des voies diverses où se pressent des cohues de souvenirs, où triomphent des cortèges de visions, où se hâte une humble populace de syllogismes.

— Vraiment, tu te sentais comme une grande ville, quand tu l’aimais ?

— La ville regarda le ciel de tous ses visages haussés,… répond l’extase d’Irène à la dévotion de Marie… La ville admira les Forces. Elle vit à la face du Théos le sourire de l’homme qui le nommait.

— Oh ! oui, tu l’aimas… Tu l’aimes…, balbutie Marie conquise.

Et Irène, ravie :

— Il m’aima davantage, lui !…

La bru se penche davantage, avide d’écouter ;

— Dis encore !

Irène lève les deux doigts de sa dextre.

— Il voulut qu’un empire devint le reflet réel de notre intelligence, le corps de notre âme double.

Marie comprend :

— Byzance !

Irène se rassied dans le trône et sourit.

— Ses poèmes illustres vantèrent ma beauté savante ; ils l’annoncèrent aux hommes jusqu’à ce que l’Empereur averti m’envoyât des émissaires.

— Tu l’aimais,… s’étonne Marie… : et tu consentis à épouser Léon !

Enivrée de son récit, Irène lui met la main sur la bouche :

— Écoute, écoute en silence. Par peur de céder à sa passion envers moi, afin que je fusse une épouse loyale et vierge dans le lit impérial, une épouse qui dominerait son maître, noblement, il repoussa mes offres d’amour.

Comme elle prononce ce mot, extasiée, Jean Bvthométrès vieux et lourd dans sa bure noire, arrive sur la terrasse derrière l’esclave. Il s’arrête, et attend. Elle poursuit :

— Mes offres d’union, mes offres et mes prières, cet homme-ci les a repoussées, lui qui m’a créée toute, qui engendra mon esprit. Cet homme-ci que tu vois, Jean l’eunuque, se retrancha volontairement et par mutilation du nombre des mâles : ainsi la faiblesse de notre chair ne put trahir la grandeur de nos desseins…

Déclamant cela, elle en impose violente et superbe, radieuse de leur sacrifice.

Jean s’approche :

— Ta Piété demande son serviteur ?

La haute voix dominatrice d’Irène ordonne :

— Témoigne du sacrifice qui fut fait à notre idée du monde par ta passion et par ma passion.

— Tes paroles ne mentent pas,… affirme l’eunuque simplement.

L’impératrice s’incline alors vers le visage épouvanté de l’Augusta.

— Penses-tu maintenant que je puisse te demander un sacrifice moindre, à toi qui connus le bonheur de blêmir sous le baiser de l’époux.

— Le Théos m’éclaire !… hurle le désespoir de Marie qui s’écroule la face contre le sol.

— Que Ton Équité pèse notre œuvre !… prie Jean, sévère… Qu’elle-même juge si une passion humaine doit compromettre le sort du monde en perpétuant la guerre intestine.

Marie frappe la terre de ses poings.

— Comment moi, chétive, puis-je, en aimant parmi les douleurs, perpétuer la guerre ?

— Tu l’as entendu,… reprend Irène persuasive… : si l’impératrice ne donne point d’espoirs lointains aux factieux, demain ils se ligueront contre notre œuvre. Ils renforceront le parti des iconoclastes ; ils persuaderont à la populace que c’est honte de s’allier au Franc ; et Byzance demeurera sans force contre les Sarrasins. Karl tournera ses armées contre nous.

— Vienne au contraire la mère d’un fils,… annonce Jean,… les factieux reportent sur l’héritier leurs espoirs. Ils s’endorment dans l’attente. Ta générosité achève l’édifice de notre œuvre. Les empires chrétiens se réunissent. Notre très pieuse Irène, veuve, peut un jour échanger son anneau avec Karl le Franc… Byzance, cerveau du monde, commande aux efforts du monde, ainsi que le désire la Loi des Choses.

Irène attire dans ses mains les mains de Marie, et lui soulève le buste, la tête penchée.

— Pèse ton destin et celui des peuples. Compare. Décide.

— Si tu t’opposes au salut des hommes, comment oseras-tu reparaître devant ta conscience ?… lui demande Jean.

Et Marie, pleine de crainte jalouse :

— Mais où trouverez-vous l’épouse féconde ?

— Elle est ici,… murmure le Mesureur de l’Abyme.

Un cri furieux convulse l’épouse trahie :

— Théodote, la prostituée !

— N’insulte pas celle qui sera demain l’Augusta,… commande Irène.

Marie s’abîme encore, et frappe le sol de ses poings.

— C’est elle, c’est elle donc… Oh !… oh… Le Théos a voulu qu’elle devînt féconde encore !

Elle se roule à terre ; ses dents grincent.

— Vois, nous te supplions,… dit Irène s’agenouillant auprès d’elle, et la redressant… Lui le sacrifié, moi la sacrifiée… nous te supplions. Moi la maîtresse des Romains, j’embrasse tes genoux de sainte, moi qui t’ai tirée de l’obscur pour que tu connaisses les joies du Palais avec celles de l’amour.

— Comment avouer un crime faux ?… pleure Marie, persuadée, désespérée… Ne plus le voir aussi ; ne plus le voir jamais !… Et puis quel signe observez-vous de cette fécondité ?… Non ! Que ce soit une autre, une autre que Théodote, une autre dont il n’aime point l’âme, mais dont il aime seulement le corps !… Quel signe avez-vous de sa fécondité ?… Quel signe ?

— Elle-même prouve sa maternité… répond Irène triste de l’accabler.

Marie sanglote.

— Ta Piété se trompe !…

— Elle a prouvé sa maternité, là, devant le patriarche et les dignitaires. Les matrones appuyèrent sa déclaration, comme l’Autocrator l’avait ordonné, afin de convaincre, en sa présence, le patriarche sur l’urgence du divorce…

L’épouse alors suffoque :

— Ah !… ah !… Oh ! quelle faute de mes ancêtres faut-il donc expier, aujourd’hui, moi sans forces, moi sans vices, moi misérable !…

— Ne te lamente pas vainement,… dit Bythométrès, consolateur… Accepte en chrétienne la malédiction du Verbe. Tu pardonneras le mal que nous te faisons, si tu mesures la magnificence de l’œuvre au nom de laquelle tu souffres.

— Pourquoi celle-ci usurpe-t-elle mes joies,… crie Marie révoltée ;… celle-ci que j’ai choyée de mon affection de sœur…

Irène la prend à la taille et l’embrasse à la joue :

— Tu recherches ce qui augmentera ta peine.

— Si, du moins, je pouvais mourir de ma peine.

— Pourquoi mourir,… demande Jean ?… Espère devenir comme Sa Piété, et comme Ma Dignité, un esprit plus fort que ses passions. Retranche aussi de toi la bassesse de l’amour, la sottise du sentiment. Élève-toi jusque la contemplation d’une œuvre.

— Écoute. Il te montrera l’Harmonie des Forces.

Et Irène, tout en lui parlant, se fait câline, la dorlote :

— Il peuplera ton cerveau d’idées différentes, comme les gens de toutes les nations peuplent Byzance, tête du monde. Et tu sentiras des jouissances indicibles.

— Que Ton Esprit devienne la complice de notre œuvre !

— Et tu auras deux cœurs pour te chérir,… poursuit Irène aimante,… deux âmes pour te penser, deux pouvoirs pour te rendre semblable aux puissants.

— Je ne veux qu’aimer Constantin.

— Il te hait !… gronde Irène, la serrant plus dans ses bras.

— Je l’aime. Je le ramènerai jusqu’à moi lorsqu’il sera vieux et que ses instincts auront perdu leur vigueur.

— Il t’a menacée de mort. Il a parlé de pierres qui tombent à propos du haut des murs lézardés.

— Je l’aime pour le jour où il cessera de vouloir ma mort.

— Si tu l’aimes, cesse de le faire souffrir,… conseille Jean, logique… Ce matin encore il se roulait à terre, dans sa rage, parce que Théodote lui refuse des baisers depuis qu’elle se croit mère. Les pêcheurs arrêtent leur barque afin de l’entendre se lamenter.

Marie saccage sa chevelure :

— Il faudra que je mente en avouant le crime faux ; il faudra que je perde à jamais la vue de Constantin.

Irène l’étreint mieux contre son cœur.

— Ta raison va consentir.

Jean exploite la menace de César :

— Si la pierre tombe du vieux mur, par hasard, tu n’auras plus la chance de revoir jamais l’Autocrator. Mais, si tu avoues, tu sortiras du cloître, plus tard. Vieux, il reconnaîtra ton dévouement, il te rendra sa confiance.

Irène recueille dans des baisers les sanglots de la malheureuse.

— Ta raison va consentir, Marie ?

L’Arménienne se débat pour douter.

— Théodote est-elle vraiment féconde ? Ne masque pas la vérité ?

— Si Ton Augustalité le veut, elle-même te le jurera,… déclare Jean, résolu aux cruautés nécessaires.

Marie se débarrasse de leurs gestes, écarte ses cheveux :

— Laisse-moi la voir seule à seule, et, si elle me promet une chose, j’avouerai… Dis, Maîtresse des Romains : dans quelle île serai-je reléguée ?

— Dans celle que tu nommeras ;… promet Irène, soumise.

Alors, l’Arménienne dicte sa volonté.

— Une île du Bosphore, la plus proche du palais… veux-tu ? À travers les feuillages des jardins, je pourrai, en temps clair, apercevoir ces murs derrière lesquels il respire.

— Je te le promets… répond Irène franchement… Deviens plus robuste que ta douleur, ma fille !

À peine Irène, l’a-t-elle encouragée que la jeune femme se précipite dans ses bras. Doucement l’impératrice se détache et sort.

Marie demeura, le front posé contre l’appui du siège en pierre.

Deux jours plus tard, dans une salle de Daphné, Théodote s’avancait la tête basse. Elle fit clignoter les franges de sa robe, s’étant mise à genoux.

Marie qui priait se retourna, la regarda, étrangla et murmura :

— Parle… — De la vie s’agite dans mes flancs. Je le confirme devant Ta Majesté…

— Je saluerai donc l’insolence de ton bonheur…

De ses mains tendues vers la rage de l’épouse, Théodote se protégeait :

— Ne veuille pas me confondre au moyen de paroles amères… D’abord, j’ai réclamé la paix du cloître.

— Tu mens,… s’écria Marie. Brusque, les poings serrés, elle s’élança même.

Théodote s’enfermait dans son voile :

— On ne te l’a pas dit ?

— Je ne sors plus du gynécée depuis qu’il me chassa un jour jusqu’à la rue…

— On ne t’a rien dit parce que l’on craignait que tu n’aidasses mon désir.

— Ton désir n’était pas sincère.

— Pardonne. Il l’était… Devenue mère, sans noces légitimes, comment paraître devant tous ? Ma faute donnait du scandale. C’était peu d’une vie entière consacrée au Théos pour expier. Christ a réprouvé le scandale dans maintes paroles des saints livres, parce que le scandale corrompt les simples. Alors le maître a déclaré me prendre pour épouse… Que Ta confiance le croie ? Je t’en supplie, que Ta confiance le croie ! J’obéis seulement au maître…

— Ton ambition et ton intrigue obéissent.

La haine de Marie n’épargnait pas la honte de Théodote qui, pourtant, continua :

— Si l’on ne t’a pas dit mon désir sincère d’expiation, tu as, du moins, entendu l’Autocrator pleurer et gémir durant les nuits, durant les jours, parce que, esclave de mon vœu, déjà je refusais son approche… Il est impossible que Ta perspicacité ne l’ait pas entendu.

— Du gynécée, j’écoutais geindre ce chagrin. Ainsi tu avivais, hypocrite, son désir ! Pour toi, il brame comme un cerf au printemps. Pour moi, il hurle comme un loup, avide de sang.

Souple et timide la cubiculaire s’efforça d’apaiser cette rancune.

— Il est le Maître, l’œil du Théos, celui auquel on ne résiste pas.

— Tu t’accommodes de ne pas résister.

— Le Théos mène le destin de tous…, protestait la pieuse concubine… Si tu prétends me haïr, tu offenseras le ciel qui m’a visiblement élue…

— Visiblement ?

— Tu te révolterais en vain…

— En vain ; oui.

— Alors,… acheva Théodote sur un ton de confidence…, aie pitié de Constantin qui heurte sa tête contre ma porte, depuis que je refuse son approche. Aie pitié de lui, si tu penses l’aimer. Avoue le secret des poisons. L’enfant qui frémit dans mes entrailles bénira plus tard ton aveu, et tu auras une vieillesse chérie par tous.

La suppliante se baissa. Ses lèvres, effleurèrent la robe de Marie qui, après l’avoir considérée, la releva :

— Tu ne sens pas les blessures que tu déchires… C’est toi… Laisse-moi te voir… Toi que le Théos protège, toi dont il pare la vie de toutes les félicités… La beauté t’a servie… Pourquoi enseigne-t-on que c’est un bien médiocre et périssable ?… Elle t’a donné ce que me refusent ma piété, ma vertu, tout ce que ma piété et ma vertu,… les mots dérisoires !… n’empêchèrent pas de follement souhaiter ! Ô Théos, tu promets d’écarter les tentations… Et voici : je pantèle ainsi qu’une gouje ivre, au nom de Constantin. Et voici : je rirais de joie folle si je voyais le sabre du bourreau voler sur ce col frêle, si le sang de cette femme s’épanchait et fuyait comme une horde de vipères rouges jusqu’aux coins extrêmes de la salle…

Elle repoussa Théodote et s’enfuit comme devant la peur de tuer. Mais celle-ci fut perfide :

— Crains que la démence ne justifie, en outre, le divorce !

Contre elle, Marie se rua, la saisit dans ses griffes :

— Oh ! ta bouche, ta gorge,… ce qu’il a saisi de ses mains fiévreuses… Je hais ta bouche, je hais tes mains que ses mains cherchèrent.

Effrayée, Théodote se dégagea.

— Reste loin, sinon j’appellerai.

L’Arménienne dut s’apaiser :

— N’aie pas peur ; car il faut que je t’implore…

— Tu vois, c’est ton tour d’implorer…, risqua Théodote, doucement.

Sous l’outrage, la souveraine frissonna :

— Oui… Fais attention à mes paroles… Si je consentais à l’aveu pour que lui cesse de souffrir en te désirant, si je consentais…

— Oui, si tu consentais…

— Fais le serment, jure, que tu mèneras Constantin, tous les samedis, sur la terrasse de Chalcé, à l’heure du crépuscule. Jure sur l’icone pendue à mon cou.

— Je le jure !…

— … Et que tu prononceras mon nom, au cours d’une phrase, devant lui.

— Je le jure… en vérité.

— Et que tu feras, à ce moment précis, lâcher par ta suivante, une de ces colombes qui volent à tire-d’aile vers les îles du Bosphore, dès que la liberté leur est rendue.

Sincère et solennelle Théodote affirma :

— Je ferai cela, je le jure sur la face de Christ mort pour nous acheter.

— Ainsi, je saurai que mon image aura traversé un instant sa pensée, pendant le vol rapide de la colombe revenant à l’île où je prierai.

Attendrie, Théodote embrassait les genoux de l’Augusta :

— Ne pleure pas, afin que je ne pleure pas non plus…

— Mais si tu manques au serment,… je te le jure également sur la face de Christ,… tu connaîtras le courroux du Théos.

— Je ne la crains plus, car je tiendrai le serment.

— Alors je t’aimerai dans ma prière… peut-être.

— Tu consens donc à l’aveu ?… s’écria Théodote illuminée de joie naïve.

L’épouse, ferma les yeux :

— Puisqu’il continuera de souffrir si je n’y consens pas…

— Ah !… Ah !… tu avoues !… Oh oui, tu l’aimes aussi.

Théodote, ivre de bonheur, courut vers Chalcé, avec des accents de gloire :

— Marie l’Arménienne avoue le secret du poison… Elle avoue !…

On entendit la voix se prolonger dans les couloirs.

— Ô victorieuse, oh !

Longtemps, la parole exécrée retentit. Des rumeurs lui répondirent.

— Tu m’écrases, Théos !… sanglotait l’Augusta, en se frappant la tête.

À partir de cette heure, Constantin alla par tout le Palais montrant à quiconque des vases remplis d’une liqueur infecte qu’il prétendait être le poison cuisiné par sa femme jalouse et meurtrière. Irène ne démentit pas cette allégation. Elle laissait entendre que sa bru, affolée par les peines sentimentales, avait, dans une heure d’égarement, cédé aux suggestions de la vengeance. Les gens de cour estimèrent adroit de déserter les appartements où ils rendaient hommage d’ordinaire à l’Arménienne. Bientôt cent bavards se trouvèrent pour confirmer les imputations. Fort de cette opinion générale, l’empereur fut harceler Tarasios. Il exigea qu’il fût remédié à cet excès d’infortune en voilant la pécheresse et en annulant le mariage. Le patriarche s’y refusa, publia même hautement l’imposture. Toutefois les faux témoins contredisaient à loisir.

Théodote ne cessa point de se dérober aux caresses de son amant. Esclave de son instinct, lui-même résolut d’expédier au patriarche un ordre formel. Tarasios renvoya les émissaires. Le peuple tenait pour son pontife, comme le clergé. Les courtisans au contraire, mettaient tout en œuvre pour transférer à la concubine les pouvoirs et le sceptre, pour faciliter au souverain l’assouvissement de sa passion. De ce secours important ils espéraient la récompense. Le spectacle était bizarre de ces stratèges, chefs de gardes impériaux, officiers, eunuques et palefreniers aux abois. Férus de rapprocher la couronne et la favorite, de rouvrir son lit à l’instinct du maître, tous s’entremettaient. Quelques officiers dégainèrent et voulurent passer au fil de l’épée le légat des monastères de Palestine bruyant approbateur de Tarasios, puis le syncelle du patriarche, lui-même.

Soumis à la plus méchante humeur, Constantin n’accordait nulle grâce. Il vouait les gens à la prison et aux supplices sur les rapports les moins sûrs. Il détestait les hommes, les moines particulièrement. À l’opposé de sa coutume, il ne quitta plus les salles de conseil. Examinant les pièces administratives méticuleusement, il relevait les erreurs sur l’avis de fonctionnaires humbles, intègres, sévères et méconnus qui se jouaient ainsi de leurs tyrans, tout à coup. Les concussionnaires et les agioteurs du Palais furent malmenés, destitués, punis, sans miséricorde. Nouveauté terrible et qui donna de l’angoisse à toute la foule des aigrefins, des écornifleurs, des intrigants, des intermédiaires, des suborneurs, des entremetteuses, des fonctionnaires, des soldats, des intendants ou des cubiculaires, lesquels trafiquaient clandestinement de toutes choses matérielles et morales.

Bien que les eunuques n’ignorassent rien de ces divers commerces, ils les toléraient, chassant toute illusion favorable à la probité de ces hommes avides et ambitieux. Pharès répétait qu’un malandrin avisé sert mieux l’État qu’un honnête imbécile. S’il prélève sur les bénéfices du trésor son larcin, il remplit du moins ingénieusement, avec le reste, les caisses officielles ; tandis que le sot impeccable appauvrit, par ses scrupules inopportuns, et l’empire et lui-même. En outre, Eutychès professait qu’un personnage équivoque appartient mieux aux chefs capables de le menacer de révélations, s’il n’obéit. Quiconque a commis un obscur méfait, par cela même, demeure au pouvoir de celui qui s’en doute à point. D’après ces judicieux principes, les logothètes gouvernaient le monde rétif et nombreux du Palais. Le rigorisme soudain de l’empereur les sépara brusquement de leurs auxiliaires les plus adroits, mécontenta la clientèle des dignitaires déshonorés, et menaça chacun dans sa place. Une conspiration grave était à craindre. Irène circonvint Marie d’Arménie pour qu’elle ne retardât plus l’aveu public dont l’infortunée, chaque jour, suppliait qu’on éloignât la date. Théodote exposait, du matin au soir, à tout venant, l’ingratitude souveraine. L’héritier du trône qu’elle portait dans ses flancs ne serait donc pas légitime ? À quels désastres prochains, l’empereur vouait Byzance ! Et elle adoptait le langage des prophètes, entrevoyant les ruines et les cataclysmes des Babylones impénitentes. Cela redoublait la fureur de Constantin à qui l’on ne manquait pas de rapporter le propos.

Lors, il fit prévenir Tarasios que, revenant à la foi de son père, il allait prononcer une palinodie solennelle, décréter de nouveau l’abolition des images, et condamner aux supplices les principaux orthodoxes. Le Théos détestait les idoles puisque, depuis leur restauration, les armées grecques ne connaissaient plus la victoire. À l’ouïr, le vieux parti militaire s’agita, recruta les mécontents, les déçus. Ce devint périlleux. Pourtant, au dehors, le peuple blâmait le Basileus. Les aveugles et les muets furent applaudis obstinément chaque fois qu’ils parurent dans les rues, par manière d’opposition. Jean Bythométrès pensa que c’était l’heure d’immoler la victime. Une plus longue compassion eût déterminé les pires catastrophes. La félicité d’une seule femme ne pouvait être cause d’émeutes, de conflits, de bagarres et de morts. Irène se décida.

Le dernier jour des fêtes religieuses consacrées à l’Épiphanie, comme Tarasios officiait dans l’église de Chalcé patriarcalement, et en présence de toute la cour, Eutychès attendit la fin du service, puis, s’étant incliné devant Irène, devant Marie d’Arménie assises sur leurs trônes aux côtés de l’autocrator, il les pria de confier au pontife ce qu’elles savaient sur les poisons.

Un murmure agita toutes les bouches. Ensuite il se fit un silence tragique rompu par le gémissement de la jeune femme. Irène dit à haute voix :

— Marie, tu ne nies plus ?

— Tu ne nies plus ?… répéta Constantin, oppressé… Parle.

— Il ne faut pas que je nie…, prononça Marie désolée…, car tu continuerais à souffrir.

Aussitôt, Constantin cria :

— Ta Sainteté a-t-elle entendu l’aveu ?

Le patriarche voulut se défendre contre une surprise :

— J’ai entendu… Je n’ai pas entendu un aveu spontané.

— Songe à ce que tu as promis, ma fille !… adjurait Irène montrant le ciel.

— Ton courage doit avouer… supplia Bythométrès, sans réticences.

Une longue angoisse précipita le sang dans tous les cœurs. Enfin Marie se prosterna devant Tarasios. Sa voix trébuchait, s’étouffait :

— Je supplie Ta Sainteté de m’imposer le voile et de me permettre d’invoquer le Théos, le reste de mes jours, dans une cellule de religieuse où je me repentirai de mes fautes.

— Dis clairement quelle fut ta faute !… requit sévèrement le Patriarche.

L’innocente jeta les yeux autour d’elle, cherchant une pitié qui ne se déclara point.

— Je ne puis crier ma honte, ni ma faiblesse, ni ma misère ainsi devant tous,… gémit-elle.

Staurakios proposait :

— Nous t’interrogerons et tu répondras.

— Nous pouvons recueillir ici ton aveu…, dit Aétios empressé… Voici le canicléios, détenteur de l’encre de pourpre, pour signer l’acte.

Jean Bythométrès ajouta :

— Et voici les logothètes pour témoigner selon ta parole…

Domptée par la lassitude, l’épouse consentit d’un signe.

— Qu’on ouvre les portes… ordonna Constantin… Laissez jusqu’à la grille entrer le peuple qui attend dehors pour être béni au passage du Patriarche… Il faut que l’aveu soit public.

— Moi, je te soutiendrai, ma fille… promit Irène à voix basse, et douloureuse de cette douleur.

Même, elle sut recueillir dans ses bras Marie qui s’évanouissait.

Habilement, avec une générosité feinte, Théodote, de sa place, dit :

— Moi aussi, je soutiendrai l’Augusta, car elle n’a péché que par jalousie et par grand amour.

Tarasios comprit cette duplicité, et il s’oublia jusqu’à reprocher :

— Vous usez d’une torture plus efficace que celle du bourreau.

— Tarasios soupçonne-t-il notre franchise ?… grondait Irène, impérieuse.

— Ceux qui adorent les idoles mentent…, rugit Constantin… Mais je briserai ton pouvoir. Je promulguerai les édits de mon père Léon. Je lancerai la force des soldats contre les tiens… Tu entends, Patriarche…

Dédaigneux, Tarasios s’assit en sa cathèdre :

— Les menaces de Ton Autocratie resteront sans effet contre moi, gardien de la Parole qui est la Loi plus forte que tes édits.

— Je t’ai élevé moi-même au-dessus des hommes…, proférait l’empereur…

Tarasios usa de malice :

— Aussi ne rendrai-je pas ton choix honteux et ridicule, en abaissant le caractère du Patriarcat jusqu’à lui faire servir les manœuvres d’une suivante.

Un prêtre cria soudain :

— Tarasios parle dignement ; et moi, délégué des Sept Églises je déclare qu’il exprime le sentiment de mes frères en Christ.

— Gloire à toi, serviteur du Théos !… glapit de tout son cœur une matrone mêlée au populaire.

Là-dessus un tumulte troubla la foule. Des femmes émues pleuraient. Des mères précipitamment, eurent de l’audace :

— Ne cède pas, ô Tarasios. Sauve Marie des embûches.

Constantin, Irène et Théodote gardèrent une pose rigide sur leurs trônes.

— Ne mets pas ton ministère sacré à l’usage d’une passion vile,… conseillait le légat du Pape au Patriarche.

Derrière les grilles des religieuses encouragèrent l’Augusta.

— Descendante de Philarète, n’avoue pas un mensonge…

Et, de la foule, jaillirent mille réflexions impudentes :

— Regarde l’Autocrator ; il a l’air d’un bouc à qui on a retiré sa chèvre…

— Silence !… hurla le héraut… ou les gardes vous courront sus…

— Écoutez, les aveugles. Voyez, muets ! Écoutez le mensonge. Voyez le crime…

Alexis sentit que le peuple applaudirait son courage :

— Tu nous fais venir pour être complices, après avoir été victimes, Constantin !

Damianos le seconda :

— Entends la réprobation du peuple crier contre Ta Majesté.

— Nos yeux seront vengés…, hurla Pierre.

— Leurs langues seront vengées,… prophétisa Damianos.

Alors les aveugles et les muets s’avancèrent jusqu’à l’ambon, en se tenant par la main. Et personne ne les empêcha.

— Mène-moi jusqu’à l’Arménienne, Christophe,… demandait Alexis, courageux, afin que je baise le bas de sa robe sainte.

Il fallut que Pharès les touchât de sa verge :

— Ne bougez pas les aveugles ; ne bougez pas les muets.

— Mène-moi, nobilissime…, répliquait Damianos…, jusque la robe de la martyre.

— Nous ferons des reliques avec ceux de nos doigts qui l’auront effleurée.

— Arrière, arrière… commanda le drongaire de service, les arrêtant sur le plat du glaive.

Aiguë mais tonnante, la voix de Staurakios, couvrit le tumulte :

— Vous prétendiez, les aveugles, mettre au couvent l’Augusta et lui raser la tête autrefois, lorsque vous pensiez tenir le pouvoir…

— Il lui a suffi…, reprit Aétios…, de préparer la mort de votre Empereur ; vous l’appelez sainte.

— Vous répliquerez difficilement à cela, petits pères sans yeux…, railla Nicéphore, insolent…

L’audace d’Alexis ripostait à l’impertinence du sacellaire :

— Et toi aussi tu vociférais alors contre les eunuques et contre les femmes… ! L’or n’avait pas changé ta voix.

— Ce qui change ma voix, le voici…

Nicéphore désigna deux buires apportées par des serviteurs.

— Ta Sainteté voit aux mains de ce serviteur…, récita Pharès…, les vases saisis dans le gynécée de l’Augusta Marie.

Nicéphore, s’inclinant, demanda :

— Notre Augusta reconnaît-elle les vases comme appartenant aux femmes de son gynécée ?…

Et l’épouse, pareille à une morte :

— Il ne faut plus que je le nie, parce que Constantin souffrirait encore.

— Le Patriarche a-t-il entendu ?… interpella Constantin, brusque.

La foule s’étonna, frémit :

— L’Arménienne avoue ?

— Que lui ont-ils fait pour qu’elle avoue ?

— Elle laissera triompher la concubine !… clamait un moine, exaspéré.

Peu à peu, cependant, le silence s’établit, unanime. Nicéphore, les mains étendues, exposa d’une voix forte et claire :

— Moi, Nicéphore, fils de Boëlos, je déclare que ces vases remplis de la liqueur mystérieuse me furent apportés par des gens dignes de foi… Après m’être informé secrètement, il semble résulter de bons témoignages que le liquide de ces vases est un poison destiné à faire périr Son Autocratie que sauve le Théos !

— Moi, Staurakios, logothète du Génikon et gardien de l’encre de pourpre, j’ai entre les mains les rouleaux contenant les dépositions.

— L’Augusta,… demande Aétios, prosterné devant Marie,… reconnaît-elle les liqueurs mises dans ces vases ? L’Augusta nie-t-elle que ces liqueurs soient un poison destiné à notre Autocrator Constantin ?…

Ruisselante de malesueur, Marie se garde impassible :

— Je ne puis pas, je ne puis pas le dire.

— Aie courage, ma fille… souffle Irène.

Marie tente un effort qui déchire sa voix.

— Il ne faut plus que je nie rien de ce qui m’accuse. Il ne le faut plus, afin que l’Autocrator cesse de souffrir.

— Que dit l’Arménienne ?… interrogeaient les femmes stupéfaites aux derniers rangs de l’assistance.

— Je prétends qu’elle avoue…

— Ce n’est pas un aveu clair…

Cependant Tarasios, du haut de l’estrade où il siège avec son clergé, demande :

— Nicéphore, sacellaire du logothète universel, par le nom de Christ, crois-tu vraiment que l’Augusta Marie ait destiné ce poison à l’Autocrator ?

Nicéphore hésite, puis explique :

— D’une part, les témoins l’affirmèrent devant moi ; d’autre part, je ne puis dire, en vérité, davantage sur ce qui concerne mon opinion. Je suis un humble serviteur du Palais. Je ne puis émettre un avis devant les Lumières du monde. Je fus une oreille pour entendre des témoignages. Je suis une bouche pour les rapporter. Voilà.

Alexis ricane :

— Eunuques, vous ne le payez point assez cher…

— Ajoutez une obole,… raille aussi Damianos,… et il jurera avoir vu fabriquer la liqueur.:

Pharès les touche de sa verge et glapit :

— Silence ! stratèges, silence !

Et tandis que les muets agitent les bras, Pierre proclame par-dessus les rumeurs :

— Augusta Marie, souviens-toi que tu appartiens de ce jour à ceux que tu combattais. Souviens-toi que tu deviens la sœur adoptive des aveugles et des muets.

— Triomphent les aveugles et les muets !

— Triomphe l’Arménienne !

— Triomphe Nicéphore, l’impartial !

— Ah ! les marchands inclinent vers Nicéphore,… observe Alexis, perspicace… Le sacellaire va trouver de l’or pour soutenir ses machinations.

— L’aveu est entendu publiquement… juge Staurakios qui veut en finir… Qu’on fasse évacuer le narthex ! Mais un Arménien proteste :

— L’aveu n’a pas été entendu.

D’autres répètent :

— Pas entendu !

— Ne mentez pas, les eunuques. On n’a pas entendu l’aveu.

Nicéphore proposa cet arbitrage :

— Le Patriarche seul peut dire s’il a entendu.

— En vérité, je n’ai pas entendu un aveu clair,… répondit vaillamment Tarasios.

Ébloui par sa colère, l’empereur désigne au peuple le Pontife :

— Ce Patriarche est comme les idoles des Images. Il a des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne pas entendre. Mon père Léon avait aboli justement le culte des Images. Ce culte corrompt les âmes. Voilà qui est démontré avec évidence.

— Si vous ne mentez,… répondit Tarasios à Nicéphore et à Pharès,… vous me proposez d’admettre parmi les vierges sacrées celle qu’il faudrait faire mourir aux yeux de l’univers sur un honteux échafaud. Convainquez l’Augusta devant les Sénateurs et livrez-la au bras séculier.

— Les cubiculaires n’oseront jamais !… défiait Alexis…

— Ta Sainteté,… menace encore Constantin,… refuse-t-elle de donner le voile à l’Augusta Marie ?

— Je l’ai déjà dit : je préfère mourir à consentir.

Un prêtre, derrière la grille :

— Les Sept Églises approuvent Ta Sainteté par ma voix.

Or un turmarque lance son glaive à la tête de l’ecclésiastique :

— Meurs donc…

Une bagarre s’anime. Dans le tapage et dans les rumeurs le turmarque se débat.

— À la bonne heure,… approuve Alexis, qui s’est fait décrire le geste par un serviteur :… les eunuques te donneront le commandement d’un thème !

La foi de la foule condamne :

— Périssent les eunuques !

— Qu’on emmène celui qui a tiré le glaive sous les yeux de l’Empereur,… commande Nicéphore, aux soldats qui bousculent le peuple… Il subira la peine des sacrilèges.

— Triomphe Nicéphore l’impartial !

— Triomphe Nicéphore l’impartial !… reprennent en chœur les marchands.

Or la voix de Staurakios surmonte le tumulte :

— Moi, canicléios, j’ordonne que le turmarque soit relâché.

— Périssent les eunuques !… jettent quelques bouches timides.

— Assez !… hurle l’Empereur,… que la populace sorte…

Alexis lève les bras et son grand reliquaire d’argent :

— Ne sortez pas, citoyens de Byzance. Assistez jusqu’au bout…

Les acclamations du peuple le lui promettent…

— Nobilissimes,… implore Damianos,… s’adressant aux muets, conduisez-nous pour que nos mains se nouent avec les mains de nos frères…

— Que chacun reste en sa place !… clame Aétios… Ne confondez pas les hiérarchies…

Mais Alexis persiste :

— Marche, Nobilissime, je tiens ta cotte, et, si l’on me touche, tu guideras mon poing où il faudra frapper avec cette masse !

Ils brandissent leurs lourds reliquaires d’argent, et, les muets en tête, cherchent à se faire jour parmi les gardes, les eunuques, jusqu’à la grille où s’agriffe le peuple.

— Arrêtez ! arrêtez-les !… grogne Pharès.

— Voici nos mains, les aveugles !… offre le peuple à travers les grilles… Voici nos mains, les muets !

— Nos mains, nos mains !

Toutes les mains du peuple s’agitent hors les barreaux, contre la brutalité des soldats.

Pharès glapit :

— À vous, candidats, arrêtez les aveugles !

De loin Alexis brandit sa châsse d’argent au hasard vers ceux qui prétendent le saisir :

— Celui qui ne veut pas que le poids de mon reliquaire enfonce ses mandibules…

Les soldats s’écartent et se ruent sur Damianos qui refuse de se laisser toucher :

— Celui-là, qu’il nous livre passage, je sens une barbe sous mes doigts… Han !…

Confuse, rugissante la lutte s’engage entre les candidats et les aveugles qui brandissent leurs reliquaires, puis assomment, enfin succombent sous les soldats hargneux agriffés aux dalmatiques.

Tragiquement, Constantin annonce au peuple :

— L’Arménienne a fait couler le sang !

Alors Irène pose la main sur l’épaule de Marie toujours agenouillée :

— Ma fille, tu fais couler le sang des hommes.

— L’Augusta perpétue la guerre…, reproche Jean.

— On nous tue ici… râle un vieillard étranglé… Les scholaires tuent…

Mille cris de femmes percent le tumulte :

— Ah ! ne m’arrache pas le sein, brute sarrasine… sauve-toi… Par ici… ah !… Il m’étrangle, le candidat !… Arrière ! arrière !… Théos ! je suis chaude de sang.

Et sous la coupole qu’élèvent deux étages d’arcades circulaires, sous les yeux en lapis des Évangélistes immortalisés dans les hautes mosaïques, sous les lampes suspendues au milieu des couronnes d’or, contre les piliers trapus de l’ambon, dans les recoins obscurs des bas côtés, autour des colonnes du narthex, la mêlée s’enlace. Les femmes s’enroulent dans leurs voiles de couleurs en poussant des cris d’orfraies. Les candidats blancs bondissent, pointent, égorgent. Le glaive et la lance dorée balafrent. Les casques émergent des remous humains, des rixes, des corps-à-corps, des mouvements acharnés. Les soldats frappent, insultent, empoignent.

— Halte !… Halte !… commande Nicéphore.

À bout d’angoisses, prête à tous les aveux, Marie se redresse :

— Peuple, écoute… Que Ta Patriarcalité écoute… Écoutez, les aveugles, et vous, les muets !… mes frères… Moi l’Augusta, impératrice des Romains, je demande que le divorce soit prononcé entre Constantin, l’Autocrator, et moi. Car je me suis, depuis des jours, fiancée à Christ ; et je veux, couverte du voile, préparer le repentir de mes fautes jusqu’aux épousailles d’une bonne mort !… Ainsi soit-il…

— Tu l’entends, peuple,… hurle Constantin,… et toi, Patriarche ! Elle-même quitte Notre Majesté, elle-même renonce, elle-même se fiance à Christ… Résisteras-tu à sa volonté ?…

— Qui peut résister à la volonté du Théos,… dit Nicéphore, au peuple que les soldats chassent,… si Elle s’exprime par la bouche de l’Augusta sainte ?

Et Alexis proclame tout en assommant au hasard :

— Cet homme mange à toutes les tables… Il engraissera.

Les soldats eurent vite refoulé les plus hardis perturbateurs, enclavé dans un peloton les Aveugles et les Muets, puis contraint les femmes à se taire, à relever leurs amies, à s’aligner en ordre, tandis que le cortège impérial défilait. Les gens qui sortirent d’abord ameutèrent sur la place du Palais les badauds en leur contant l’aventure. Ils étaient encore à commenter l’événement, lorsqu’ils aperçurent Marie l’Arménienne dissimulée dans une pelisse, dépouillée de tout apparat, accompagnée de quelques esclaves hagards. Elle prit le chemin du Pelagion. Beaucoup la suivirent à distance, sans rien dire, par respect. Ils la regardèrent embarquer sur un chelandion, puis voguer vers les îles des Princes. Alors ils annoncèrent dans les tavernes que la descendante de Philarète s’était réfugiée au cloître.

Et ce fut, dans Byzance, une consternation. Il neigea dès les vêpres. Chacun se réfugia dans sa maison, estimant que la nature jetait avec raison un linceul sur le deuil de la cité.

À quelques heures de là, Constantin fit savoir à Tarasios, par Jean Bythométrès, que sa femme ayant abandonné le domicile conjugal, injurieusement, rien n’entravait plus les formalités nécessaires au divorce. Le patriarche opposa des moyens dilatoires malgré quatre démarches de la Très pieuse Irène. Cependant il permit qu’un catéchiste fût voiler l’épouse, dans cet exil volontaire.

Théodote ne put alors se faire légalement épouser. D’ailleurs elle simula quelqu’accident pour justifier la disparition de ses espoirs de maternité.

S’étant trouvé en mesure de faire campagne dès le commencement d’avril, l’empereur avide de tenter encore la fortune des armes, partit pour Anousan, où il arrêta une incursion de cavaliers Sarrasins. Dans sa joie il diminua de cent livres d’or l’impôt à prélever sur les Éphésiens pendant la foire de Saint-Jean.

Revenu triomphant, il pressa les formalités des fiançailles. Elles eurent lieu au mois d’août, ainsi que le couronnement de Théodote. Au mois de septembre, l’abbé Joseph, hygoumène du monastère des Cathares fondé par l’empereur, célébra les noces en grande pompe à Saint-Mamas. Les fêtes durèrent quarante jours. Les courtisans respirèrent. Il ne fut plus question de contrôles superflus.

Tarasios s’abstint de prêcher contre le scandale. En vain le peuple dévot accourut au pied de sa chaire, et réclama l’excommunication de Théodote. On osa même prédire que le monarque ne mourrait pas en paix. Au grand dépit de son fils, Irène couvrit de sa protection ces ecclésiastiques hostiles. Ainsi parut-elle juste à l’intransigeance des fanatiques et des vertueux.

Or, persuadés par l’exemple suprême, des couples réclamèrent l’annulation de leur mariage. Ces requêtes affluèrent dans tous les évêchés. Le clergé ne sut que faire pour combattre une telle licence. Nulle réfutation plausible ne lui fut commode lorsque l’opinion l’accusa de déformer le dogme et la pratique selon les caprices des grands, tandis qu’il refusait les mêmes avantages aux fidèles. Certains abbés approuvèrent la censure publique. Les émules de Tarasios, ceux qu’il avait jadis frappés disciplinairement, leurs amis, se concertèrent pour vitupérer contre la faiblesse du patriarche. Les propres parents de Théodote, titulaires de grades liturgiques, adoptèrent cette idée. Du Palais on les pria de modifier leur sentiment. Ils ne se rétractèrent pas. On les menaça. Ce fut inutile. Et la propagande d’insubordination gagna toutes les églises orthodoxes.

Constantin se transformait au cours de cette lutte. La violence de son caractère empira. Le Bulgare ayant exigé que Byzance payât tribut, l’empereur lui fit incontinent parvenir un coffre rempli de fumier, puis courut avec sa cavalerie jusqu’à Bersinikia. Mal préparés au combat, les barbares se retirèrent dans les forêts des Balkans. C’était la seconde victoire que Constantin remportait. Il se crut invincible, intelligent et maître à jamais. Aussi rentra-t-il dans sa capitale, plein d’orgueil.

Or Platon, higoumène de Saccoudion en Bithynie, refusa de communier avec Tarasios. Son neveu, l’abbé Théodore, qualifia d’adultère l’union impériale, et recommanda partout de considérer le couple souverain comme excommunié. De cela, les eunuques du Palais s’inquiétèrent. Staurakios persuada Constantin de risquer une démarche personnelle auprès de ces religieux, de leur faire visite au monastère, pendant la villégiature de la cour aux bains de Pruse, car la multitude pieuse manifestait quotidiennement en faveur de ces moines. Maints et maints groupes de dévots venaient aux abords du cloître chanter des litanies subversives.

Dès que Constantin se fut présenté à la tête de son escorte sur le seuil du monastère que régissait Platon, les caloyers proférèrent l’anathème, renversèrent les cierges, comme il était d’usage à l’approche des excommuniés, s’enfuirent dans leurs cellules, et s’y verrouillèrent bruyamment. Sur l’ordre de l’empereur en rage, l’escorte se précipita. Elle les arracha de leurs retraites, et les ensanglanta cruellement par des coups d’étrivières empruntées au harnachement de ses chevaux. Sur l’heure ils furent, les uns dispersés, les autres relégués à Thessalonique avec Théodore. On incarcéra Platon au Palais Sacré, dans l’église de Saint-Michel transformée en prison. Aussitôt le légat du Pape loua la vaillance de ces saints personnages. Le peuple les admira fervemment. Afin de marquer la force de leur influence, toutes les requêtes en annulation de mariage furent retirées par leurs signataires.

Irène enferma son fils aux bains de Pruse pour calmer l’agitation.

Tout ce scandale avait encore fourni le prétexte d’une entente et d’une action concertées aux iconomaques. Ils allaient déplorant que les eunuques eussent repris le pouvoir, excitant contre ces parasites de l’État les colères anciennes du parti militaire. Les succès récents remportés sur le Sarrasin et sur le Bulgare ravivaient toutes les espérances de gloire, de triomphe, de conquêtes, de pillages, de titres nobiliaires, d’enrichissement.

La mère et le fils s’attardant à Pruse parmi les légions de l’Opsikion, elles trahirent leur hardiesse, en acclamant de mille manières Constantin. Il s’exalta, promit des guerres fructueuses. Irène dut le blâmer. Théodote était réellement grosse depuis février. On se trouvait au milieu de septembre. La belle-mère pouvait craindre qu’à la naissance de l’enfant, s’il appartenait au sexe mâle, toutes les oppositions se ralliassent autour de l’hoir afin de restaurer puissamment le parti redoutable. Constantin fut rappelé tout à coup pour les couches à Byzance.

Demeurés au milieu des troupes audacieuses, avec l’équipage impérial, Irène et les Eunuques se démenèrent, empressés de recruter là même des zélateurs. Pharès distribua les bons du trésor secret. Eutychès rappela profusément à tel et tel les fautes et les crimes de jadis qu’ils pensaient dans l’oubli. Aétios menaça les plus bavards. Bythométrès parla d’abondance sur la prospérité de l’empire, sur les périls d’une politique agressive, sur la nécessité de pourvoir au complément des forces armées, du trésor, afin de tenir en respect les Francs, toujours invités par le Pape à remettre l’église grecque en la domination de Rome. Sa science, son éloquence en imposèrent dans les camps et dans les citadelles. Il réussit même à faire comprendre les avantages d’une alliance avec Karl, avec ses leudes. Et sous la tente, dans les casemates, les Byzantins dissertèrent, s’allouant la suprématie universelle par l’aide des barbares d’Occident.

Ce fut une sorte de mode, d’engouement qui gagna l’esprit des officiers, des intendants, des fournisseurs, de leurs familles et de leurs prostituées. On se posait le problème sous mille formes. On discutait fermement la « pensée de la très pieuse Irène ». On attribuait à son génie la conception de ce pacte grandiose qui scellerait l’union des deux mondes, qui ressusciterait au total l’empire de Constantin le Grand. Et cela pour la gloire de l’enfant près de naître dans le lit de la jeune Théodote, maîtresse des Romains, fécondée par l’amour d’un prince séduisant et courageux que secondaient les prières de Sainte Marie d’Arménie, en son cloître.