Irène et les eunuques/V

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 75-120).

E

V

t voilà. Il en est ainsi. Maîtresse des Romains…, dit Bythométrès, quand il fut admis auprès de sa disciple, passé les funérailles impériales… Et voilà. Il en est ainsi.

Il étendait les mains à plat hors de son manteau noir. Ses robes le grandissaient bien qu’il fût devenu corpulent. Ses joues grasses avaient tendu la peau sous la barbe trop clairsemée, argentée par endroits. Il avait pris coutume de se faire raser le crâne. Mais de sa beauté ancienne, l’air grave et hautain subsistait. Cela suffit pour que, assise dans le trône de marbre noir où Copronyme avait siégé, Irène s’estimât un peu moins sûre de sa puissance. Elle regarda Protargyre, le sourd-muet protecteur de ses mystères, garçon massif, au front surplombant des yeux petits et féroces. Elle eut peur d’apprendre sur cette physionomie qu’il la jugeât moins souveraine devant le moine dur et debout afin de la dominer par la taille.

Le muet crut distinguer un signe avertisseur de l’impératrice. Il guettait en s’appuyant sur sa double hache damasquinée, ainsi que sur un bâton de voyageur.

— Ô Jean Bythométrès, puisque ma confiance s’est reposée sur ta fidélité, tu es curopalate. Mon autorité le confirme aujourd’hui. Voici le sceau et voici l’acte. Es-tu content, mon maître de mathématiques ?

Jean sourit un peu de ses lèvres molles et flétries que des rides entouraient.

— Certes, Irène, le maître de mathématiques, comme tu dis, est content de servir ici ta Majesté, comme il fut content autrefois de servir ton esprit… Et tes yeux me voient à tes pieds dans la posture convenable pour un sujet que gratifie la bonté de légitimes Souverains… Mais ta complaisance ne voudra-t-elle pas écouter le ministre de tes sagesses, tant que l’eau de la clepsydre, montant à l’intérieur du socle, clèvera son niveau jusqu’à la fin de l’heure marquée sur la colonne ?…

— Mes oreilles accueilleront tes paroles. Assieds-toi ; je t’y convie…


… elle s’accouda sur l’appui que soutenait
le taureau de marbre.
Voir le texte.
Inquiète, elle s’accouda sur l’appui que soutenait le taureau de marbre. Elle craignait l’influence de Jean, et qu’il n’exigeât trop en lui rappelant leurs amours anciennes, le sacrifice prudent et cruel, toute l’histoire qu’il avait eu la finesse d’oublier si longtemps. Elle s’encourageait à répondre : « Irène de Byzance ne doit plus connaître d’Irène d’Athènes. Va. » Bien qu’elle eut honte, par avance, de cette phrase cruelle et lâche, elle inventait des motifs de justification. Et cela fit qu’elle n’entendit pas d’abord le discours du moine. Machinalement elle regardait Protargyre dont les larges épaules en justaucorps de samit jaune s’adossaient au mur poli, dont les jambes robustes se cambraient dans le caleçon écarlate.

— Onze ans déjà ! Onze ans, Irène, depuis le jour où la galère impériale du Copronyme te vint quérir au Pirée pour te conduire au promontoire d’Hieria, Toi, Lèvres de l’Esprit, et ma Science que contenait ton âme. Ma Science, à ce qu’il semble, n’a rien trahi des prévisions qu’elle faisait pour ton destin. Souviens-toi : dans le petit jardin, au bord de la fontaine où riait la figure de plomb païen, j’ai averti ta jeunesse…

— Tu m’as dit que je serais comme la lampe remplie d’huile pure par les sages, et qu’ils me placeraient ensuite sur la plus haute colonne du monde pour éclairer l’ignorance des hommes. Voilà ce que tu m’as dit ; et je reconnais que tout cela est advenu pour la gloire de ton esprit, ô Mesureur de l’Abyme !

— En vérité, tout cela est advenu, sauf que la Science n’a pas encore éclairé les cœurs obscurs des hommes…

— Ai-je si mal répandu tes lumières ?

— Ta lumière n’a pas éclairé encore les cœurs obscurs. Et voilà. Il en est ainsi…

— Ai-je pu, je te le demande, censeur téméraire de mes vertus, ai-je pu dompter l’époux que tu m’avais choisi ? Je n’ai pu que mâter ses vigueurs physiques par les fatigues de la volupté. Je n’ai pu soumettre son esprit brutal et orgueilleux à la volonté de ma Science…

— Ta Science !… Tu as prononcé : « Ma Science ! » ô Maîtresse des Romains ! Pèse donc ce qui reste en toi de notre Science ! Pèse ce qui reste d’huile pure dans la lampe allumée aux rayons divins !

— Que pèserai-je ! donc, ô faiseur d’énigmes ? Parleras-tu comme ces rhéteurs de carrefour qui emploient sans mesure les métaphores pour éblouir les palefreniers, leurs arméniennes grossières, ou des catéchumènes nigauds ?

— Je demande seulement à Ta Puissance si elle oserait encore commander aux éléments afin d’obtenir que le Fils descende son escalier de nuages ; si elle oserait, Ta Puissance, proférer la formule qui renferme les sept sciences dans ses lettres ? Si elle oserait la proférer, Ta Puissance, cette formule en tentant de se rappeler, à la fois, les principes et les conséquences des Sept Forces, émanations du Trois qui est Un… ?

Irène hésitait à répondre oui. Le maître ne se fut pas contenté de cette affirmation, et il l’eut aussitôt démentie en lui posant des questions difficiles. Elle mesura son ignorance ; puis et elle dit, astucieuse :

— « La Science ne connaît que la Providence, » a soutenu notre Proclus. Seule l’Extase connaît l’Un.

Elle niait ainsi le pouvoir de ce qu’elle ne possédait plus. Elle feignait de ne vouloir atteindre que le Théos même, et non sa Providence, manifestation inférieure de l’Un.

— Proclus enseigne aussi que notre règle est d’acquérir le savoir, parce que seule la culture de l’intelligence aide à discerner les vrais devoirs, ceux ignorés du vulgaire, ceux mêmes, ô Irène, qui te conseillèrent de renier ta dévotion aux Saintes Images, afin de rétablir, un jour, dans leur splendeur, ces mêmes Images. Et cela Ton Autocratie va l’accomplir malgré les doutes que tu m’exprimais jadis quand le Copronyme envoya solliciter ton alliance pour Léon. Qui donc alors prévoyait ?

— Toi, certes ! Mais j’étais une petite adolescente à peu près sotte.

— Plus de savoir encombrait ta personne. Cependant tu ne devinais même pas que si je m’étais obstiné, depuis ton enfance, à fortifier ton âme, c’était pour un autre dessein que celui de t’inspirer un amour vulgaire.

— Je t’écouterai jusqu’au bout, même si tu risques des paroles imprudentes et punies par les lois. Songe aux lois pourtant.

— Ô Irène ! De quelles lois menaces-tu mon courage ? Et pourquoi ? Mon courage n’est pas de ceux qui s’évanouissent devant les menaces. Ta mémoire le connaît, mon courage !

Trop certainement cette fois il faisait allusion à la vaillance qu’il avait eue de se mutiler pour la garder vierge et digne d’un empereur, malgré toute la fatalité de leurs penchants. Elle demeurait impassible, dans son large trône de marbre froid. Sur ses épaules ruisselait le voile de pourpre qui enveloppait sa tête, et sa chevelure retenue par un bandeau d’émeraudes.

Brodée de serpents bleus qui s’enlaçaient à ses membres, sa robe violette, d’une étoffe persane, se cassait sur la saillie de la gorge, à la taille, et aux genoux des jambes croisées. Elle crut qu’il la désirait, qu’il regrettait. Pour la première fois, Bythométrès était-il devant elle avec un cœur d’homme… ? Il cessait de paraître le pur esprit, insinuant des vérités fécondes dans les âmes en tumulte des cubiculaires, des capitaines et des évêques, de leurs suites, de la foule. Crispé sur le cube de bois écarlate, il se gonflait de colère ou de luxure. Ses joues tremblaient. Ses doigts saccageaient sa barbe rare. Tels ceux qui veulent s’étourdir, il parlait avec précipitation. Il voulut lui démontrer que les Sciences seules assurent la naissance de l’Extase, qu’elles préparent la route vers le Bythos divin. Il leur souvint qu’elle le pensait aussi jadis. Elle le confessa. D’ailleurs toutes les idées sont en le Théos. Elles préexistent avec lui. Et si, conformément à l’avis de Denys l’Aréopagite, l’imagination intuitive l’emporte sur le raisonnement déductif, il n’en est pas moins véritable que l’imagination construit exclusivement ses rêves sur les assises de la Connaissance. Les gnostiques ont écrit assez là-dessus. Aussi bien Proclus lui-même a déclaré que le Pontife de l’Univers ne peut être que le philosophe. Or, qui se peut dire philosophe s’il demeure ignorant de la nature, de ses lois, de ses phénomènes et de ses noumènes. Donc Proclus se trompe en sa conclusion. Mais l’Aréopagite élucide le problème. Jean s’exaltait, sûr de sa logique, de ses victorieuses citations :

— Et moi, disciple de ces grands esprits, qu’ai-je souhaité, Irène, Maîtresse des Romains, sinon créer le Pontife de l’Univers en ton corps. Et voilà. Il en est ainsi. Tu sièges sur le trône de l’Univers déjà. Il t’appartient d’être philosophe pour en devenir la Pontife. Mais tu as oublié la doctrine pendant que tu gagnais la couronne en sacrifiant Léon sur l’autel païen de ta couche. Car telle fut seulement ton œuvre dans notre œuvre, celle de Théophane, le chambellan, qui est mort pour toi, de Thomas qui agonise au cloître, celle d’Eutychès, de Staurakios, de Pharès et de moi. Tu as lentement miné l’obstacle. Onze ans tu as miné l’obstacle. Aujourd’hui l’obstacle est en terre, et les maçons édifient le tombeau. Si notre Pharès sut composer les thériaques secrètement réclamés de lui par ton époux pour accroître indéfiniment sa vigueur et t’aimer indéfiniment, si l’usage de ces aphrodisiaques ont enflammé le sang isaurien, comme il convenait de s’y attendre, Irène, toi, tu as su renouveler ses désirs et les rendre si fiévreux qu’il a préféré mourir à ne pas les satisfaire. Laisse-moi parler encore. Je ne crains pas la double hache de ton sourd-muet qui me guette, ni toi-même, mon écolière ! Maîtresse des Romains, tu demeures, en effet, mon écolière !

— Tu t’abuses, ô Mesureur de l’Abyme ! Tu t’abuses, en vérité ! Que ta sagesse gouverne le Palais, qu’elle attire les auditeurs dans l’École, que mille têtes se pressent dans la salle des Apôtres pour t’entendre pérorer sur l’Un et le Non-Un, lequel est l’Un en tant que soumis à l’action de l’Un, mais Non-Un, par sa propre nature ! Que tu distribues les charges à tes perroquets favoris ! Cela je te le permets parce que tu m’amuses, Jean Bythométrès ; et aussi parce que je t’aime. Je t’aime comme mon aîné mal barbu !

Elle tâchait de paraître à la fois insolente et fraternelle. Elle s’étonnait que de la crainte la gênât, une crainte d’être jugée sans indulgence par celui qui s’était retranché des hommes afin de la mettre au faîte des choses, et de la faire régner sur cette ville immense, sur les galères dont les mâts se hérissaient en une masse par delà les coupoles des édifices et les feuillages taillés des jardins, même sur la flotte marchande éparse à la surface grise et bleue du détroit.

Pourtant, elle souriait, soutenait de ses mains le tableau d’or et d’émail pendu à son col. Deux phœnix affrontés y becquetaient la sphère du monde.

Jean réprima la raillerie de son léger ricanement. Il se leva :

— Nous sommes, tu le sais, par la pensée, la lumière même du Théos, et, par les instincts du corps, l’ombre de la lourde matière. Chacun peut être le reflet blanc du dieu spirituel ou le reflet noir de la matière divine. C’est en nous que se marient le jour et la nuit universels, en nous qu’ils deviennent l’Intelligible. Or qu’estimes-tu être à présent ? Le reflet d’en haut, ou le reflet d’en bas ? Sous quelle apparence le comprends-tu totalement ? Daigne répondre, Maîtresse des Romains, et tu prouveras sans doute la persistance, que je conteste, de ta subtilité ancienne.

Irène hésitait. Ce lui sembla contraire à sa dignité que de subir cette sorte d’examen. Soudain la réminiscence d’une thèse l’aida :

— Avouerai-je que la lumière me semble transformer l’ombre même, si elle est digne du nom de lumière ? L’ombre de mes instincts se dissipe parce qu’ils sont toujours contentés de telle façon que le plaisir de l’assouvissement suscite une pensée neuve.

— Tu crois donc, ô Despoïna, que tu tends à n’être que lumière, si tu ne l’es déjà ?

— Sincèrement je crois m’accroître en lumières. J’espère n’être, un jour, que lumière dans l’Abyme divin que tu m’appris à mesurer, autrefois.

— Et ce jour-là, pourrais-tu te concevoir ?

Elle sentit le piège. Mais elle ne voulut rester muette, ce qui eut été comme l’agenouillement de son intelligence devant un maître :

— Je pourrais me concevoir.

Il secoua la tête.

— As-tu donc oublié, ô Irène de Byzance, que rien de nous n’est sensible à moins que nous ne supposions son contraire. La lumière ne saurait se connaître sans une ombre sœur qui la démontre. As-tu donc oublié, Irène de Byzance, ce que n’ignorait pas Irène d’Athènes ?

Confuse de son erreur patente, elle s’embarrassa dans quelques arguments fragiles. Jean les brisait avant la fin de leur énonciation. Il triomphait. Elle imagina, dans l’intérieur de ce corps monastique, noir comme le manteau, un cœur rouge qui palpitait. Bythométrès se rassit, et murmura :

— On peut renoncer à la possession de son corps, sans renoncer à la possession de son esprit. Ne le crois-tu pas, Maîtresse des Romains ?

— Je pourrais, par la main de ce porte-hache, te faire renoncer à ton corps, en effet, sans que tu sois, pour cela, contraint de renoncer à ton âme immortelle.

Appuyé de l’échine au mur, le sourd-muet se redressa, voyant qu’on le désignait, et il devint plus attentif encore.

Irène se demandait si elle ne ferait pas du moins rejeter l’eunuque dans la basse-fosse des Nouméra d’où l’avait tiré le Copronyme, jadis. Mais Eutychès, Pharès, Staurakios redouteraient pour eux le même sort dans la suite, et ils seraient capables de conspirer, en proclamant le petit Constantin. Alors elle resta dans l’angoisse. Réussirait-elle à secouer le nouveau joug que Jean essayait certainement de substituer à celui du défunt ?

— Qu’il te soit pénible de satisfaire aux devoirs de la gratitude en supposant, une heure, que toi seule n’as pas construit ta fortune, mais aussi mes disciples, moi-même ; je le concède, Irène. Il ne faut pas moins t’y résigner. Les stratèges se rappellent que notre École de philosophie a, par son influence, amené la paix sarrasine, et fait déférer au prince le serment des corporations et des cohortes. Ils toléreront d’être gouvernés par une femme parce qu’ils nous savent auprès de toi, nous qui dirigeons indirectement l’État depuis six ans, malgré les conspirations de tes beaux-frères, les Nobilissimes. Maintenant crains le César Nicéphore. C’est un homme courageux et rusé. Les iconoclastes l’aiment. Plusieurs officiers, et non des moins glorieux, envoient leurs émissaires dans son exil de Chersonèse où nous l’avons fait reléguer par Léon, à si grande peine. Voilà ce que les espions m’apprirent tout à l’heure, et ce pour quoi je suis venu vers ton trône. Là-bas les légions ne t’apprécient guère, ni nous. Leur Lachanodracon vient de tuer le frère d’Othman et de disperser cinquante mille Sarrasins. Cela le comble de suffisance. Accepteront-ils, les vainqueurs, que la balance et l’épée demeurent aux mains d’une femme ? Qu’ils lèvent le camp, qu’ils marchent sur Byzance, aux ordres du César Nicéphore ? Ils satisferont tous les mécontents qui t’accusent d’avoir empoisonné le Copronyme, et d’avoir tué Léon dans les débauches. Car ces gens-là ne veulent pas rendre aux monastères les biens volés, car leur commerce périclite depuis que les soldats ne leur vendent plus les images sacrées à bas prix. Grégoire le logothète du Drome Bardas, le stratège des Arméniaques, Constantin, le domestique des Excubiteurs, tous ceux-là, dis-je, offriront au César les souliers de pourpre et le sceptre, s’ils ne nous redoutent unis contre eux, et plus forts ici que les séditions intérieures… Or, que Ta Toute Puissance nous supprime, et l’École des philosophes entière s’enfuira, laissant le Palais avec son peuple de fonctionnaires, et l’Hippodrome, avec les passions de ses foules sans directeurs écoutés de leur conscience. Alors il y aura bien des ambitieux pour attribuer la régence au César, et pour recevoir, en retour, des charges et des titres.

Il s’arrêta tout essoufflé. La sueur coulait le long de ses joues.

— Jamais,… s’écria-t-il soudain,… jamais tu ne fus en plus terrible danger qu’à cette heure où la sphère du monde repose dans ta main ! Il en est qui conspirent pour te tuer. Même il en est qui veulent…

De sa manche il tira quatre minces rouleaux de parchemin, les déploya, les tendit à l’impératrice. C’étaient de nouveaux pamphlets répandus par un vétéran notoire dans Constantinople. Les chirurgiens lui avaient doctement coupé les deux jambes, une pierre sarrasine les ayant écrasées, durant un assaut. Couvert de décorations, Sarantapichos se traînait en mendiant, sur les degrés de l’Hippodrome. Il interpellait sans vergogne les évêques, les capitaines, les femmes des dignitaires, en leur reprochant tout haut ce que la médisance ou la calomnie colportaient tout bas. Des rhéteurs composaient aussi des satires anonymes, et les lui faisaient tenir sans qu’il put rien savoir d’eux. Alors il les récitait quand il se trouvait ivre, chose fréquente, au milieu des places, et dans les nymphées. Parfois même il vendait secrètement les copies des morceaux qu’on goûtait le plus.

Irène parcourut le premier factum. La colère crispa ses membres, et le sang de la honte brûla sa face. Elle lisait ceci :

Ne croyez pas, Hommes de Byzance, que j’ai combattu
Pour la gloire du nom romain, et du Kazar…
Voyez, tous, ce que m’a coûté mon courage…
Telle une limace immonde je rampe
Mes jambes ayant été détruites au service des Autocraties…

Mais ne croyez pas que cela me soit arrivé afin que l’étendard du Christos règne à jamais sur le monde,

Pour la conversion des Infidèles…
Point… J’ai empêché par ma valeur les cavaliers sarrazins
De déranger la sorcière d’Athènes.
Quand, les mamelles pendantes et les mains actives,
Elle épuisait de caresses lascives notre Léon,
Quand, assise sur les fourrures des tigres persiques,
Elle emprisonnait dans ses bras les petites nonnes arméniennes
Afin que son pâle époux s’exténuât sur leurs corps vierges,
Quand elle rassemblait au Palais, sous prétexte de récompense,
Les écoliers et les écolières et les dénudait
Dix et Dix, puis les mariait
Afin que ce spectacle ranimât la vigueur de l’Isaurien.
Quand elle lâchait son bouc jaune sur l’éthiopienne
Pour réveiller l’ardeur de notre Léon, l’ardeur
Qui l’a mis au tombeau ! Pleurez et frappez vos cœurs,
Sublimes guerriers du Christos !
Le glaive et la balance sont aux mains de la sorcière alexandrine.
Car le petit Constantin tardera-t-il à dépérir comme son père !
Pleurez et frappez vos cœurs
Sublimes guerriers du Christos !

Voilà pourquoi nous avons sacrifié nos forces et nos membres, notre sang pur.

Voilà pourquoi je suis devenu le vétéran hideux
Qui réclame une obole de votre pitié

Si toutefois l’Athénienne et ses eunuques vous ont laissé une obole dans la bourse.

Irène regarda Bythométrès. Derrière ses mains, il avait caché ses yeux comme pour ne pas assister à la honte de sa disciple. Ainsi paraissait-il un amas de bures blanches et noires. Elle-même suffoquait. Certes ce que le pamphlétaire avait écrit n’offensait pas toute la vérité. Qu’on eût osé l’ouïr, y croire et le divulguer, cela vraiment outrait l’impératrice. Il était injurieux qu’on la dévoilât de la sorte devant le peuple. Qui donc avait raconté les délires des vices conjugaux ! Qui donc ? Les écoliers, les écolières ? On les avait pourvus et envoyés au loin dans les cloîtres, dans les îles. Les nègres ? Ils avaient été vendus comme esclaves en Syrie. Les nonnes arméniennes étaient recluses dans un couvent de Sicile. Qui donc avait parlé ? Les cubiculaires, les eunuques, Pharès peut-être ? Et ils laissaient ce misérable propager leurs imprudences !

— Dis-moi : et mon peuple n’a point lapidé le calomniateur ?

— Loin de le lapider, on l’écoutait avec complaisance ! Les bouffons renchérissaient.

— Et il ne s’est pas trouvé un de mes soldats pour le tuer sur place, pour plonger dans cette gorge immonde un glaive purificateur ?

— Les hérauts du préfet voulurent se saisir de lui, mais les palefreniers de l’Hippodrome leur jetèrent des ordures. Sans doute, les amis du César les avaient abreuvés. Pendant la bagarre, on a hissé le cul-de-jatte sur un chameau qui est parti à toute vitesse ; car on lui donnait de l’aiguillon.

— Il importe qu’on le découvre ; qu’il disparaisse… Tu as entendu ma Parole impériale ? Que Sarantapichos disparaisse ! Il a trop vécu pour le renom de Byzance.

— Et pour le tien.

— Mon honneur n’est pas d’étouffer ma vie, mais de l’accroître. Je l’ai accrue en m’initiant à toutes les sensations.

— Tu l’as diminuée en avilissant ton esprit dans la débauche, ô Despoïna.

Elle éclata de rire injurieusement :

— Tu parles comme il te convient, en vérité. Comme il convient aux eunuques, ô mon maître de mathématiques !

— Devais-je attendre de toi cette insulte, Lèvres de l’esprit !

Amèrement il lui rappelait ainsi le surnom qu’il lui donnait jadis dans l’académie d’Athènes, lorsqu’elle émerveillait les philosophes et les théologiens par sa précoce éloquence. Il dit encore :

— Qui t’a aimée plus que moi, non pour moi, mais pour toi seule ? Je ne t’ai pas aimée pour jouir de ta beauté, moi ! Je t’ai chérie pour que ton triomphe s’élevât plus haut que mes espoirs. Léon n’adorait que ta chair et ta splendeur physiques dont il s’est repu. En vérité je suis capable d’un plus grand amour, moi !

— Si tu avais été capable d’amour, tu n’aurais pas mutilé ton sexe. Mais ce ne t’a rien coûté qu’un peu de douleur passagère. Et tu as pensé conquérir un instrument de ta domination sur le monde, ô le plus rusé des renards ! Tais-toi. Tais-toi. Qui donc a révélé les secrets de mon alcôve impériale, sinon les cubiculaires, tes pareils, les Pharès et les Staurakios, afin de me faire voir qu’ils peuvent me courber sous leur joug ? Ne te défends pas. Je ne t’accuse point, ô mon maître. Sans doute ce n’est point toi qui instruisis Sarantapichos. Mais ce sont les bavards investis d’astuce et d’ambition par ta parole. Car tu ne m’aimes pas. Tu aimes que ta sagesse règne, par le moyen de ma personne, et par le succès de mes passions si méprisées de ta morgue. Voilà ce qu’il en est de toi.

Les poings agriffés aux rebords du marbre, elle rugissait féroce et fébrile. Sa belle face était tendue vers le moine qui la considérait avec une paisible tristesse :

— Tu n’as pu te douter de mes douleurs, Irène, de toutes mes douleurs. Onze ans, j’ai souffert, moins cependant qu’à cette heure. Oui, j’ai moins souffert, le jour où, rampant sur mes genoux, j’étais venu vers le seuil de ta chambre, si plein de délire que je voulais t’enlever. Écoute, peut-être te rappelleras-tu : c’était en été, dans le moment des chaleurs… Ta beauté luisait autant que le soleil alors, et Léon ne te quittait plus. Je n’avais pu, depuis une semaine, t’entretenir de nos desseins sur l’État. Et cependant, aux frontières, les légions se révoltaient, le Franc menaçait la Sicile, le calife assiégeait Antioche, les galères apportaient la peste d’Égypte, et les Bulgares refusaient le tribut. Tu ne t’en souciais point. Amenés par l’entremetteur juif, un hermaphrodite persan, trois adolescentes géorgiennes qu’on disait jumelles et un géant éthiopien te divertissaient par leurs luxures monstrueuses. Tu n’écoutais plus rien, ravie de voir Léon se rouler en pleurant à tes pieds, parce qu’il ne pouvait plus obtenir de ses forces ce que l’hermaphrodite obtenait sous les caresses avant d’être contenté par la géorgienne et le nègre. Et si le géant ne s’était mis à rire soudain, je serais entré pour t’arracher enfin à tout ce stupre, rival triomphant de ton amante, mon intelligence ! Imagine, si tu le peux, ce que furent la douleur et la honte de mon esprit, de notre esprit, injurieusement oublié par tes instincts.

— Les tiens ne sont plus, il est vrai, en état d’oublier ta sublime intelligence.

Et elle rit, en feignant de se contenir. Les serpents brodés ondulèrent autour de son corps.

— Ce n’est pas, reprit Bythométrès, qu’en te livrant à tes instincts, en leur prostituant tes heures, onze années durant, pour complaire à ton soldat Léon et à toi-même, ce n’est pas que tu m’aies trahi. Je ne me suis senti trompé que le jour où j’ai commencé d’apercevoir le déclin de ta science, fille de ma science, que le jour où j’ai vu s’effacer lentement mon empreinte sur la cire changeante de ton caractère. Alors j’ai souffert comme les damnés que les feux intérieurs tordent et fondent dans le Centre. De saison en saison, j’entendis ta parole, en notre École du Palais, affaiblir le sens de nos idées. Elles n’étaient plus qu’un souvenir d’Athènes. Tu ne créais plus. Tu ne fortifiais même plus ta mémoire par la lecture ni par les doctes entretiens. Je t’ai vue déchoir ainsi. Je t’ai vue trahir notre esprit en faveur de la volupté. Car Ta Majesté n’était point assez habile pour commander à la fougue des vices qui surent étouffer ta gnose. Ton Autocratie n’était point assez habile pour tenir la balance en équilibre sous le poids de tes plaisirs et sous le poids de tes sagesses. Tu n’ignores plus depuis longtemps cette vérité. Tu ne m’as pas trahi avec Léon. Tu m’as trahi avec tes instincts. Au reste tu sentis bien que l’énergie de ta pensée allait fléchissant toujours, à mesure que tu consacrais mieux ton attention aux plaisirs. L’attente et l’espoir de ces voluptés, le souvenir de leurs joies, cela chassait de ton cerveau toutes les méditations. Depuis que ton époux t’a délaissée, après la mort de Théophane, comme tu n’osais plus, sans lui, t’abandonner aux désirs de la chair, de peur qu’il te fît tondre et cloîtrer…, depuis, le regret de ces heures te ronge. Tes yeux se sont enfoncés dans leurs noires orbites. Ta chair s’est collée sur tes os. Et tu n’as plus manifesté d’indulgence à l’égard de tes serviteurs, de ton fils même, celui qui sera ton maître avant cinq ou six ans, lorsque les légions réclameront un mâle pour chef. Crains donc le César Nicéphore, et d’autres Nicéphores aussi. À partir de cette heure, tu n’avanceras plus que parmi les embûches de tes ennemis, qu’entre les glaives cachés des conspirateurs, que sous l’injure des pamphlets appris par la populace triviale et gaie. Toutes les factions se lèvent déjà pour dire à Nicéphore de couronner l’hoir, et pour lui mettre aux mains le sceptre et l’épée d’un stratège tuteur, en brisant ta quenouille… Bien que tu te serves peu de la quenouille… Irène de Byzance, Irène d’Athènes !

Riant et se récriant tour à tour, l’impératrice simulait l’insolence, le dédain, la bienveillance moqueuse, l’arrogance clémente. Mais elle eût pleuré de rage, en dépit de son orgueil, parce que Bythométrès confirmait de la sorte ce qu’elle appréhendait. Certes, onze ans, elle avait omis, au milieu de ses brutales amours, le soin de servir son âme. Elle n’étonnait plus les évêques, ni les philosophes, ni les voyageurs par ses discours, lorsque, confiants dans une ancienne gloire, ils venaient entendre la merveilleuse Irène. Bien qu’ils lui décernassent leurs éloges de courtisans, elle ne se méprenait pas sur la valeur de ces panégyriques. Sa droiture dialecticienne la persuadait de ne pas démentir Jean. Mais son orgueil offensé par la leçon du moine le destinait aux supplices déjà. La honte même de l’heure où elle s’était, dans le jardin d’Athènes, offerte à lui, et où il l’avait repoussée en lui révélant la mutilation, cette honte de son adolescence étouffait la mère de Constantin, la veuve de Léon, la femme assouvie par tant de luxures asiatiques et grecques. Elle ne pardonnait point à l’eunuque de la connaître autant qu’elle se connaissait. Ce lui fut la pire injure, l’affirmation d’un asservissement éternel à cet homme, à ce maître. Et elle hésitait à faire le signe pour que Protargyre le sourd-muet appelât les fonctionnaires de garde, pour que le violateur de l’âme impériale fût entraîné dans les caves des Nouméra, du moins. Ensuite le poison éteindrait doucement cette vie espionne. Mais Irène s’accusait à l’avance de le frapper lâchement. Pourquoi donc ? Parce que l’Esprit doit triompher au-dessus des monarques ; parce que le souverain ne doit être que le bras de la Sagesse ; parce qu’elle-même, Irène de Byzance, impératrice des Romains, maîtresse d’Orient et d’Occident, parce qu’elle-même ne pouvait, en son cœur, contredire cette vérité autrefois apprise dans le jardin d’Athènes, démontrée par les lèvres des saints et des philosophes ; parce que cette évidence conservait tout son pouvoir sur celle dont la rage s’agriffait au marbre du trône, et tordait la bouche insultante.

— Je t’aime, tu le vois, jusqu’à susciter ta haine contre moi, afin que tu sois sauvée des complots des hommes et du mal de ton cerveau. Je t’aime jusqu’à préférer mourir sous les fers de tes bourreaux, plutôt que de ne pas t’affranchir de tes fautes ! Oui, tu songes au bourreau pour Jean Bythométrès, ô Irène d’Athènes !

Debout il souriait, en secouant la tête. Il soupira, puis dit :

— Qu’Irène d’Athènes juge Irène de Byzance !

— Ou qu’Irène de Byzance juge Irène d’Athènes ?

Ils se regardèrent ; lui triste, elle furibonde. Cela fit qu’elle prit conscience de son infériorité morale. Le calme du moine convenait mieux que la colère de l’impératrice, à la solennité de ces murailles en marbre sombre et limpide, à l’immobilité déférente de Protargyre attentif, sourcilleux sous le bandeau d’acier.

Irène se dressa :

— La clepsydre elle-même te conseille, à présent, le silence. Quant à moi je réfléchirai si les lois doivent punir ton audace, ou si ma bienveillance doit oublier les lois. Cela n’est pas une parole de pardon, mais une parole d’hésitation et d’attente.

— De menace ?

— De menace même. Maintenant souffle au dehors ce qui te reste de folie dans le crâne, ô Mesureur de l’Abyme ; et parle-moi seulement de Nicéphore César, des capitaines hostiles à mon empire, de leurs messagers. Quelles mesures a prises notre logothète du Génikon.

— Staurakios attend, pour répondre, le signe de ton Autocratie…

De la main, l’impératrice ordonna que le sourd-muet ouvrît la porte. Entra Staurakios qui dressait une haute taille sous le manteau à deux angles dont les pointes alourdies d’or lui battaient les genoux et les mollets. À sa suite Pharès se glissa qui était humble bien que logothète du trésor privé. Oublieux de ses magnifiques costumes, il portait d’habitude une sorte de toge brune ceinte par une écharpe noire, et des bottes en feutre. Là dedans il se tenait anxieux, maigre et frissonnant. Ses mains lourdes tripotaient la plaque d’émail pendue à son cou par un cordon, et qui représentait deux lions frisés tirant, l’un vers la droite, l’autre vers la gauche, un char porteur de fruits. Eutychès, logothète de la guerre, était toujours le triste squelette que surmontait une tête de vieille femme grosse et bougonne. Ses joues flétries semblaient mâchonner une éternelle bouillie trop épaisse pour son gosier. Couvert de chaînes et de plaques, d’insignes tintinnabulants, il s’appuyait sur une haute canne vernie d’azur ; et traînait malaisément une simarre persane brodée d’alérions rouges.

Irène les considéra durant qu’ils se relevaient, leurs révérences accomplies. Depuis onze ans ils la secondaient. Autour d’elle, ils avaient été les gestes officieux et qu’on ignore d’esclaves attentifs, prompts, ironiques, tristes. Autrefois ils ouvraient les courtines du lit impérial, pressaient le troupeau des chambrières, précédaient les esclaves apportant les coupes et les coffrets à confitures sur des assiettes d’ivoire.

Eutychès avait toujours mêlé à ces besognes des conseils sentencieux dont Léon riait avant de leur obéir ; car cette espèce de fantôme affreux était le dépositaire des pensées gouvernementales écloses dans le cerveau du Copronyme. Il savait les noms des archontes, des stratèges, des principaux cataphractaires et scholaires, leurs fortunes, leurs ambitions, leurs crimes et leurs vices ; ce par quoi il leur était dangereux. Jadis ses mains crochues avaient livré des captives, contre argent, à tous les soudards revenus gorgés de butin, soit de la Cappadoce, soit de l’Exarchat, après leurs défaites nombreuses, comme après leurs rares succès. Il avait, entre eux, réparti les terres confisquées des moines pendant la période iconoclaste. Ils craignaient sa mémoire. Ils espéraient ses faveurs. C’était l’homme le plus puissant du Palais, celui dont le nom méprisé, redouté, haï sortait de toutes les lèvres militaires : en Thrace où s’exerçaient les réserves de cavalerie, en Illyrie où les fantassins apprenaient l’endurance, en Cilicie sous les tentes menacées par les flèches sarrasines, et en Calabre dans les postes des montagnes où les fruits consolent les archers isauriens des rudes et quotidiennes fatigues que leur valent les Francs du Pape. Les richesses de l’eunuque passaient pour incommensurables. Elles étaient enfouies aux Manganes dans les caves de l’Arsenal. Il régnait là sur un peuple de scribes comptables et de vétérans farouches qui avaient fortifié comme une bastille, ce lieu sis en la Corne d’or, et défendu de trois côtés par les eaux. S’excusant sur l’exemple de David, le vieillard dormait avec de petites vierges esclavones dont il possédait tout un chœur espiègle. Là-dessus Sarantapichos déclamait des vers obscènes à souhait pour la plèbe de l’Hippodrome.

Eutychès était arrogant, comme Pharès était humble. Celui-ci vivait vertueux et probe au milieu des infamies, des crimes, des concussions qu’il ne blâmait point. Dévot, il se rendait nu-pieds, par mortification, dès l’aube, jusqu’à la Sainte-Sagesse pour y prier le Théos d’améliorer les maîtres dont il aidait ensuite les vices, étant subtil pharmacien, élaborateur de poisons inexorables et d’aphrodisiaques merveilleux. Son officine, dans une chambre haute, ressemblait à une chapelle et à un cabinet d’alchimiste. L’athanor dans lequel il dissolvait les métaux et calcinait les plantes, brûlait sous un triptyque dont les panneaux fermés offraient aux yeux les nombres et les symboles d’une table astronomique, tandis qu’ouverts ils montraient l’image du Christos, avec la Panagia sur le volet de droite, et sur le volet de gauche, le Parakletos.

De sa voix en lamentation, il dit aussitôt :

— Que l’illuminante Pureté protège ton Empire, Despoïna. L’ange noir a soufflé l’esprit du mal sur le calife Mahdi, et il a jeté ses Sarrasins dans le thème de Cappadoce. Ils ont ravagé les champs, brûlé douze villages. Daigneras-tu sceller, de ton anneau, cette quittance afin que mon trésorier puise légalement dans les coffres pour expédier les subsides de guerre aux camps de la Comagène ?

— Est-il déjà nécessaire, ô fabricant de thériaques ?

— En vérité c’est absolument nécessaire ! Maîtresse des Romains…, affirma Staurakios avec l’autorité de sa voix frêle mais aiguë, qui sonnait précipitamment comme si tout un chœur de religieuses eussent chanté ses pensées nombreuses et promptes, empressées de sortir.

Irène leur ayant désigné leurs sièges ils s’étaient assis sur les cubes de bois rouge. Et ils se tenaient là silencieux, sévères. Pharès caressait timidement ses lions d’émail. La canne d’Eutychès traçait des cercles imaginaires sur les dalles pareilles à l’eau par leurs reflets profonds ; et ses petits yeux perçants de presbyte apercevaient des poussières sur le marbre de la table où s’alignaient les boisseaux d’argent remplis de rouleaux administratifs. Digne et hautain, Staurakios récapitulait les sciences qui l’avaient conduit à la première place de l’empire, pas à pas, lentement, régulièrement, après des preuves réitérées d’intelligence évidente, unique, mais que ses rivaux discutaient toujours, sans vergogne, alors qu’ils discutaient moins celle de Bythométrès, plus fécond, en maximes et qui en imposait ainsi.

Les contemplant tous quatre, Irène se souvenait des heures où Pharès emportait, sous le manteau, les vases d’urine impériale, dans les premiers temps du mariage. Ce Staurakios alors livrait les petites Arméniennes en larmes au colosse éthiopien que Léon aimait voir agir pendant que lui-même embrassait le corps cambré de son épouse athénienne. Staurakios maintenant décrivait avec une lucidité miraculeuse le caractère du calife ; il supputait les ressources de Bagdad ; il calculait les distances, nommait tous les bourgs, tous les fleuves et toutes les rivières, toutes les collines et tous les monts qui pouvaient servir de remparts aux Grecs. Son esprit se lançait dans mille directions, les parcourait, revenait au centre. Il dit les moissons engrangées, les lieux de leurs amas, et comment la cavalerie s’y ravitaillerait. Il dit les routes capables de supporter le charroi des machines de guerre ; et les sentiers propices aux explorations des éclaireurs. Rien ne lui semblait inconnu de cette région où jamais il n’avait atterri. Entre les phrases il souriait un peu de sa longue figure blême, couverte de rides très fines et jaunâtres. Il souriait en attendant que l’impératrice complétât le renseignement qu’il donnait, afin de ne pas faire trop ostensiblement état de ses connaissances, et de laisser à la souveraine le mérite d’une collaboration à l’œuvre de gouverner.

Mais Irène dut constater sa propre insuffisance. Elle ne savait plus. Du moins ces eunuques cubiculaires, ces entremetteurs avaient, par une étude perpétuelle, dépassé tout son talent. Eutychès aussi la contredit plusieurs fois, lorsqu’elle voulut opiner sur le choix des stratèges, des comtes, du logothète de l’intendance, du domestique commandant la cavalerie. Elle confondit les pères et les fils, les frères entre eux. Elle ignorait que Christophe fût en mission dans la Chersonèse, que l’ingénieur des machines Pierre Pogonat fût mourant dans un monastère du mont Olympe, que le protonotaire Eumène fût déconsidéré depuis qu’il avait gaspillé le trésor de son thème pour couvrir de joyaux un giton égyptien, depuis qu’il avait secrètement vendu les mules des légionnaires aux maquignons. D’autre part, le préfet Anastase venait d’être convaincu d’avoir prostitué ses nièces à des banquiers syriens, afin de soudoyer des faux témoins indispensables au procès de sacrilège que lui intentait le Patriarchat ; et c’était l’affaire du moment. Voilà les hommes auxquels elle proposait de remettre la direction des troupes. Les soldats eussent refusé sinon l’obéissance, du moins le respect de tels chefs.

— Léon les aimait pourtant !

— Il y a trois ans, oui ! Depuis, son Autocratie avait étouffé les scandales de son mieux, et laissé les scélérats en place afin de ne pas ébranler la confiance du peuple dans les grands.

— Je consulterai le stratège de Sicile, Epildios, mon protégé, celui que j’ai distingué entre les héros.

— On a fouillé un émissaire qui portait son sceau parmi d’autres au César !

— Ah ! le César… Il est passé au César, déjà ?

— Ô Maîtresse des Romains, dis-nous quel sera ton choix. Il importe de composer sans retard le conseil militaire qui secondera ton grand Domestique des Scholes d’Orient…

— Qui nommerai-je que vous ne vilipendiez ? Michel de Cos, le glorieux, celui qui, avec des galères, dispersa toute la flotte d’Égypte.

— Que ta volonté soit faite, Despoïna ; mais n’oublies-tu pas que la secte iconoclaste le flatte afin de le compter parmi les siens. Et on dit qu’il écoute leurs louanges, qu’il reçoit leurs présents. Les quatre chevaux scythes de son char, il les a reçus de ton beau-frère Eudocime. Peut-être cette faction l’a-t-elle acquis.

— Le Théos vous confonde ! Cœurs de soupçons et d’envie. À toi Pharès : nomme tes candidats !

— Pour moi j’indiquerai très humblement à ta sagesse Alexis Scleros et Basile de Nicomédie. Autour d’eux ils ont assemblé une clientèle de braves officiers comme Daniel Protikos, Théophile de Samosate, Bardas Botoniate.

— Qui se sont fait battre dans l’Exarchat. Le Copronyme leur a souvent reproché leur maladresse, et il les déposséda de leurs biens.

— Il y a longtemps de cela,… répliqua le vieil Eutychès… Depuis lors, l’âge leur a donné de la prudence et du jugement. Ils brûlent de réparer leur défaite d’Occident par une victoire d’Orient.

— Et ils ne sont pas Iconoclastes !… déclara Staurakios.

— Chose essentielle ; j’en atteste l’Esprit Invoqué !… renchérit Phares.

— Chose plus essentielle que de repousser les Sarrazins, peut-être ?… s’écria l’impératrice.

Et elle vit que les eunuques se regardaient en souriant. Eutychès grommela, redressa sa vieille taille. Toutes ses plaques, tous ses insignes, toutes ses chaînes sonnèrent confusément :

— Chose plus essentielle en effet, à cette heure !

Irène bondit hors de son trône double…

— Voilà ce que l’on me reproche. Vous parlez comme des femmes, vous n’êtes pas des hommes. Il vous manque ce qui fait le cœur mâle et le bras généreux.

— La grâce de la Providence en effet a bien voulu nous épargner la présomption et l’aveuglement brutal des soldats. Nos pensées… déclama Staurakios…

— Vos pensées !…

Irène haussa les épaules ; et elle ricana. Vraiment une rage sincère tordait ses nerfs, vibrait dans sa poitrine, serrait ses dents, étouffait même les accents de sa fureur. C’était à ces lâches qu’il fallait donc obéir. Leurs pensées ! Et où prendre un autre appui. Les iconoclastes qu’elle eût aimés à présent la détestaient et préparaient contre elle des complots. Les iconoclastes et le parti militaire étaient ses ennemis qu’elle eût voulu ses amis.

— Va vers eux, Despoïna, si tu songes que c’est là ta voie… dit Bythométrès, bien qu’elle n’eût point parlé… Et ils nommeront les tuteurs de ton fils qui t’évinceront. Car ils ne te pardonneront ni tes discours dans l’École du Palais, ni ta politique coupable d’avoir fait couronner Constantin sous leur serment. Ils te haïssent à jamais. Ils se défieront à jamais.

— Oui vous m’avez chargée de liens. Ô mes araignées hideuses. Je me débats dans vos toiles perfides, aujourd’hui. Mais je les romprai bientôt.

— Ton Autocratie peut tout. Que sommes-nous à tes pieds, sinon des bestioles chétives…, avoua Pharès.

Et il courbait le dos comme pour recevoir le cinglement des verges. Staurakios ajouta :

— Si nous avons tissé nos toiles dans le Palais, ô Basilissa, toi-même nous fournissais le fil, toi-même as chassé dans nos rets deux grosses mouches : le Copronyme et le Khazar. Et si ta dextre maintenant tient la sphère du monde, c’est que tu laissas ces imprudentes mouches s’embarrasser dans nos fils, dans ces liens. Certes, puisque ta bouche augustale a parlé, nous sommes des araignées hideuses, mais toi-même ne pourrais-tu pas te comparer à une araignée magnifique, à une araignée d’or, à une araignée d’escarboucles, si tu veux, mais à une araignée qui sut épuiser l’Autocrator Léon en lui suçant sinon le sang, du moins ce qui équivaut au sang…

Ainsi parlait Staurakios tranquille, sans que ses gestes fissent même bruire la soie de sa longue robe fauve.

Irène pensa l’étrangler. Elle voulut saisir dans ses mains les fanons de ce cou flétri, et sentir les veines gonfler, le larynx craquer sous ses doigts haineux. Cela l’eût soulagée, tant ses muscles et ses os voulaient agir, tendus, tels des ressorts d’arbalète, par les nerfs qui se contractaient encore. Mais elle se ravisa, préféra sourire, et se rasseoir épuisée, au fond du large trône froid. Dans le silence, les poitrines oppressées haletèrent.

— Qui donc,… reprit-elle…, qui donc battra les Sarrazins ? Lequel de vous réduira le César ; et lequel de vous dispersera les cavaliers du Khalife ?

— Il n’est pas besoin,… énonça Bythométrès,… que les Sarrazins soient vaincus. Daigne, ô Lèvres de l’Esprit, daigne écouter mon discours. Je soutiens que si l’un de tes généraux remporte une éclatante victoire sur les Infidèles, rien de plus terrible ne peut t’advenir, à toi et à l’Empire.

— En vérité Bythométrès a exposé le meilleur avis,… soutint Eutychès.

Et il amassait, autour de ses longues jambes, sa simarre pour les protéger contre le vent coulis. Staurakios approuva. D’ailleurs il claquait de la langue, impatient de ne pas être compris par Irène, ni par son ironie cruelle.

— Ah, les chapons qui dénigrent le chant du coq triomphal. Bacchus rirait de vous entendre, s’il n’était un dieu mort. Ô mes eunuques ! Et comment avez-vous découvert cette merveille, ô mes sophistes.

— Mais…, riposta Staurakios… ; ta sublime intelligence n’a-t-elle point deviné que le vainqueur des Infidèles jouira d’un prestige indéfectible sur les légions. N’a-t-elle pas deviné que ce mortel serait aussitôt appelé par les Iconoclastes à la tutelle du prince ; n’a-t-elle pas deviné qu’il viendrait sans doute ici, prendre possession de cette tutelle avec le pas cadencé de cent mille héros pillards. Alors tu n’auras qu’à tendre la tête aux ciseaux des nonnes, et à t’enfermer dans le cloître. À moins qu’un fer rouge ne crève tes yeux athéniens, pour te mettre hors d’état de régner sur l’avenir.

— Et notre vœu de rétablir les Images serait impossible, comme celui de gouverner le monde avec la sagesse de l’Aréopagite, avec celle de Plotin, avec la force des Éons.

— L’empire serait offert encore à la bestialité des soldats.

— Et la tête de l’enfant Constantin ne tarderait point à rouler sur un échafaud afin que, dans son sang, quelque Michel de Cos, ou quelque César Nicéphore ramasse la couronne de tes Autocraties, puis la ceigne, avec ses émaux sacrés et sa croix mystique.

— Non, Despoïna, il ne convient pas à ta destinée que les Sarrazins soient vaincus.

— Et cela ne convient pas non plus aux Archétypes qui doivent commander avec ton sceptre.

— Seront-ils mieux servis par une armée en fuite, dans Constantinople assiégée, comme elle le fut déjà ?

— Il ne faut pas non plus que la déroute avilisse tes étendards, mais qu’un stratège prudent se contente de tenir les passages du Taurus, avec opiniâtreté, sans livrer bataille en plaine. Voilà ce qu’il faut à notre dessein. Après un hiver d’escarmouches inutiles et dispendieuses, tu feras offrir au Khalife de payer un tribut annuel, pour qu’il garde chez lui ses cavaliers malodorants et ses fantassins pouilleux ! Byzance est assez riche pour jeter quelques os d’or aux chiens hurleurs du Prophète.

— Ainsi, tu ne connaîtras point les hontes du désastre, ni les périls de la compétition. Et tu pourras grandir, en paix, ta puissance…

— Alors les sublimes Entéléchies gouverneront de l’Orient à l’Occident…, espéra Bythométrès.

— Et l’ange descendra comme une étoile qui tombe du ciel sur la terre ; et il donnera la clef de l’Abyme à nos méditations, à nos extases.

— Et l’impératrice Irène sera la femme revêtue de soleil ; elle aura la lune sous les pieds et une couronne de douze astres sur sa tête, parce que c’est écrit ; et qu’elle est l’élue.

Alors, tous quatre se prosternèrent, ayant quitté leurs sièges. Irène vit leurs échines respectueuses ramper, peut-être moqueusement, vers ses souliers de pourpre.

Plusieurs jours ils la convainquirent ainsi de leur excellence. Et, pour la déterminer à suivre les avis de la prudence, il amenaient, avec eux, le prince qui était, par le corps, un garçon solide comme l’aïeul Constantin V, et, par la face, une fille grave semblable à sa mère dans les premières années du mariage. Il aimait les jeux de vigueur. On le voyait partout chevauchant avec son camarade Théoctistos nègre et lippu. Il adorait un paon apprivoisé, cadeau de la ville d’Andrinople. Avec le geste même de son père caressant les joyaux, Constantin lissait continuellement les plumes de l’oiseau majestueux qui se cambrait voluptueusement sous la main adroite et lente. Souvent le prince se couchait au long de la bête accroupie et lui tendait les lèvres. Aussitôt le bec aigu s’y engageait pour se retirer, plein de salive humaine, après une longue succion. Alors le paon levait haut son gosier de saphir, et il savourait la liqueur amicale en gloussant. Ce qui rendait le petit garçon fou d’orgueil et de joie.

À considérer ces jeux, l’impératrice reconnut souvent les manières de Léon le Khazar, et les gestes de leurs ivresses lascives. Ce prince était né de leurs embrassements, de leurs fougueuses débauches. À l’instant où l’oiseau favori insinuait son bec dans la bouche de son ami comme dans une figue ouverte, Irène se voyait, ainsi qu’au miroir, en ses minutes de pâmoison, tant lui ressemblait alors l’enfant de la volupté. À l’ordinaire, il était l’image de son aïeul, bruyant, crédule et brutal. Il entraînait ses précepteurs dans les écuries des cataphractaires, pour admirer indéfiniment les lignes des beaux coursiers. Tous les matins, il se réveillait afin de suivre, solidement assujetti entre les bosses d’un chameau persan, les évolutions de la cavalerie par le champ de manœuvres. Et il rentrait joyeux, chantant à tue-tête des psaumes de victoire. Aussi les soldats iconoclastes le vantaient, le chérissaient comme la descendance de l’Isaurien. Ils élevaient, pour lui, dans leurs casernes, des singes amusants ; ils doraient des grains de maïs réservés à la nourriture du paon.

Les gens du Palais mirent en lui leurs espoirs. Les fauteurs de compétitions persuadèrent mal les troupes. L’opinion s’établit qu’on pouvait bien tolérer, quelque cinq ou six ans, la régence d’Irène et le gouvernement de philosophes éprouvés dans les disputes qui avaient glorieusement illustré l’École du Palais, à tel point que Karl le Franc voulait, au dire des voyageurs, instituer la même en sa cour d’Aix-la-Chapelle. Dans six ans au plus, Constantin règnerait, pour la gloire de Byzance, et la fortune de ses légions.

Le serment du Vendredi-Saint fut renouvelé selon les mêmes termes. Irène se trouva toute-puissante, appuyée sur un parti solide. Disposé parfaitement en sa faveur, déjà, le peuple reçut des largesses considérables, fruit de l’avarice criminelle de la dynastie. Jean stipendia ses amis avec les trésors acquis jadis au prix d’iniquités nombreuses dont la foule gardait rancune. En sorte que cette conduite fut un heureux contraste avec les habitudes cupides des empereurs, sans que l’on s’aperçût qu’Irène accomplissait une simple et peu coûteuse restitution.

Elle eut grand soin de faire ces largesses en son propre nom, et d’écarter, dès le présent, la personnalité de son fils. D’abord les monnaies l’avaient représenté sous un visage niaisement ovale, et soutenant avec son père une croix double. De même, les pièces nouvelles le montrèrent soutenant avec sa mère une haute croix géminée. Cela seulement se modifia dans sa vie.

Irène sollicitait Anthusa de partager le pouvoir. La sainte s’y refusa. Cloîtrée elle attendit la mort et la béatification dans l’austérité monastique. Et l’impératrice domina, sans émule, servie par la modestie même de celle qui l’aidait encore à s’affermir sur le trône.

On put voir en peu de temps, comme les eunuques surpasseraient les espérances publiques.

Le pape Adrien Ier, qui sut préparer le Franc Karl à devenir le Carolus Magnus des écrits ecclésiastiques, et le Charlemagne de l’histoire, devint favorable. Le pontife de Rome pénétra les desseins des orthodoxes. Sûr de ne plus craindre l’absorption grecque maintenant balancée par l’énorme pouvoir des Carolingiens, il transigea dans la querelle canonique. Il s’entendit avec la pompeuse intelligence de Bythométrès. Charlemagne, qu’il menait en épouvantail pour éloigner les maraudeurs du temporel de Saint-Pierre, seconda de tels desseins. Une manière de triple alliance s’établit entre Byzance, le Pape et le Franc décidés à se maintenir contre les Barbares et les ambitions soudaines des généraux rebelles.

Qu’en vingt mois de règne un pareil résultat eût été atteint c’était la marque d’esprits actifs, propres à méditer de grandes choses, et volontaires pour les accomplir.

En même temps, le budget se dégrevait d’impôts. Les richesses illégalement enlevées aux citoyens, aux moines, étaient rendues par Pharès. Une harmonie nouvelle naissait dans l’État, un équilibre de ses forces, de ses facultés. Ce fut la paix si vainement attendue. Les louanges du peuple acclamèrent Irène.

Maintenant Jean, assoupli à la vie de cour par son très long service, savait bien les hommes, leurs passions, leurs faiblesses surtout qui les livrent. Là-dessus, il parachevait l’éducation de Staurakios. Des derniers rangs sociaux, celui-ci s’était élevé par l’unique force de son talent observateur. Il concentrait en sa seule ambition les vigueurs de son être, avec l’espoir vague de soumettre un jour ceux-là qui l’avaient asservi, honteusement mutilé. C’était, à condition de ne pas lui laisser rompre le frein, un auxiliaire sans égal. Jean d’ailleurs le mâtait.

Irène, dit un pieux historien, « les prit pour l’éclairer et non pour la conduire. » Pourtant c’étaient eux qui régentaient la vie du Palais, de cette cité énorme, de ses églises, ses trésors, ses trois mondes militaire, ecclésiastique, administratif, circulant dans l’ensemble des salles immenses, des édifices divers, le long des quais, sous les arcades basses de l’Hippodrome, et sans cesse occupé à s’unir en factions, à tramer des complots avec un art spécial créé pour cela, une sorte de sport aristocratique qui consumait l’existence de cour.

La ville était une tout autre chose, plus inconnue de ces patriciens, de ces eunuques, que les postes militaires des confins asiatiques, où, tour à tour, ils allaient commander, et s’user en tentatives périlleuses afin d’attacher à leur fortune individuelle les mercenaires barbares pour reparaître, un jour, sous les murs de la ville impériale, chaussés de pourpre, la couronne des basileis au front, près de triompher, prêts à subir courageusement le dur supplice des yeux crevés, s’ils ne gagnaient point la partie.

Eutychès n’ignorait aucun système de conjuration. À tous, il avait été mêlé depuis l’adolescence comme agent, comme spectateur, comme espion. Ce fut lui qui saisit de nouvelles lettres adressées par Théophylacte Rhangabé, drongaire des Douze-Îles, et plusieurs officiers iconoclastes, au César, frère de Léon, avant qu’elles parvinssent en Chersonèse.

Sur l’avis de Jean, l’impératrice rappela Nicéphore avec de tels termes qu’il crut sa grâce accordée en l’honneur du joyeux avènement. Il accourut par une pluie mêlée de neige. Mais, dès la première heure de son arrivée, il fallut qu’il se justifiât. On instruisit le procès. Y furent impliqués des sénateurs même.

En d’aussi graves conjonctures, Irène n’hésita point. Les eunuques décidèrent qu’il importait de punir terriblement pour marquer que sa main de femme châtiait de façon virile. Grégoire logothète du Drome, Bardas Stratège des Arméniaques, Constantin domestique des Excubiteurs, Théophylacte Rhangabé drongaire des Douze-Îles, fauteurs du complot, reçurent, sans égard au rang, le fouet. Ils furent tondus puis relégués aux frontières. Les plus illustres de leurs complices durent subir l’internement dans des îles différentes où nul rapport ne leur demeurerait possible.

Quant aux cinq oncles de l’empereur, césars et nobilissimes, Irène leur enjoignit de comparaître en sa présence devant le patriarche Paul. Ils l’y saluèrent superbe et courroucée, revêtue de ses insignes d’Augusta, ayant le diadème surmonté de la croix grecque, et cette sorte de chasuble courte devant, longue derrière qui se retroussait sur la main gauche comme une traîne. Les eunuques et les dignitaires orthodoxes l’entouraient, les scholaires avec leurs masses d’armes. Staurakios lut un réquisitoire contre des prétentions menaçantes pour la paix intérieure. Cela se terminait par une condamnation à mort. On laissait aux conspirateurs une voie de salut : substituer la mort civile à la mort physique par tous les vœux de renoncement. Le patriarche voulait bien les recevoir au nombre des ministres du Iesous, et les ordonner prêtres. Jean ne leur laissait pas le loisir de réflexion. Il fallut qu’ils se résignassent et se fissent sacrer incontinent. Après une abdication de leurs titres et qualités, le patriarche leur conféra les ordres.

Bythométrès exigea que ce premier succès sur les adversaires fût suivi d’une sanction solennelle. Elle instruirait le peuple de la puissance infrangible que possédait Irène. L’influence des manifestations extérieures est suprême sur l’esprit des foules. La magnifique cérémonie du couronnement de Constantin avait, aux yeux du monde, légitimé sans conteste sa qualité d’empereur. Faire officier sacerdotalement par les oncles, devant Byzance, les marquerait ainsi d’un caractère d’onction qui rendrait odieuse à l’avenir toute tentative guerrière ou politique de leur part. Le sentiment religieux des Grecs souffrirait mal de telles profanations. Les nobilissimes resteraient pour jamais déchus de leurs droits de naissance.

À Noël donc, ils donnèrent, en grand appareil, la communion publique, dans l’église de La Sainte-Sagesse. Irène y parut avec un superbe cortège. L’empereur Constantin l’accompagnait, suivi de toute la cour, des officiers, des dignitaires. Les hérauts portaient devant eux la couronne adorée par Léon, cette merveille de joaillerie pour l’amour de laquelle il était mort. Afin d’expier le sacrilège, Pharès l’avait enrichie encore des pierres les plus rares qu’il avait pu réunir. Paul en fit un nouvel hommage au Théos parmi l’allégresse des moines et les acclamations populaires.

Le parti militaire jugea que l’orthodoxie scrupuleuse des eunuques le menaçait. Ce fut une créature de l’impératrice, le vieux stratège Elpidios, gouverneur de Sicile, et déjà compromis, qui, le premier, fomenta la révolte.

Dans son gouvernement, il blâma la cérémonie de Noël. Les Siciliens l’approuvèrent excités par les milices. Ils rapportaient immédiatement à l’intervention d’Elpidios les améliorations administratives appliquées selon les ordres de Bythométrès. Et ils offrirent au César-prêtre de le proclamer. Ils se levèrent en armes.

Nicéphore concevait que, si la Despoïna avait entièrement mené à bien son œuvre de répression, le peuple de Byzance pensait avec elle et pour elle, et que, rien n’était qui méritât les hasards d’un soulèvement. Aussi prévint-il, de lui-même, Irène sur les choses de Sicile.

Théophane, capitaine des gardes, aussitôt expédié à Messine pour signifier à Elpidios son rappel, manqua d’être écharpé par la populace. Il dut fuir. Dès son retour, Irène commanda l’arrestation de la famille d’Elpidios. Au milieu de l’Hippodrome, sous la colonne serpentine des Platéens, les verges des soldats firent voler le sang de la mère obèse, qui hurlait entre des mèches grises, des adolescents flexueux et maigres dont les miaulements excitèrent les risées de la foule égayée par le soleil d’avril.

Eutychès les enferma au cloître, puis en prison, comme otages.

La nouvelle de la révolte détermina certains troubles dans l’esprit des thèmes militaires. À quelque temps de là les eunuques purent redouter qu’elle se généralisât.

Ils organisèrent une diversion. Jean, comme Chef du Palais, émanation directe du trône, rejoignit le grand domestique des Scholes d’Orient dans les camps de la Comagène. La cavalerie du Khalife tentait de franchir le Taurus. Elle ignorait que le Mesureur de l’Abyme eût amené les machines et le feu grégeois. S’étant hasardée par un défilé, elle fut surprise dans une embuscade. La poix brûlante et le soufre corrodèrent les corps tordus. Des chevaux enflammés s’enfuirent par toutes les pentes, incendièrent les bois, bondirent dans les précipices. Des forêts flambèrent.

À cette nouvelle l’enthousiasme des Byzantins se fit tellement aveugle que la victoire finale du Khalife El-Mahdi en ce même pays de Comagène, fut alors tenue pour peu de chose, encore qu’on dut promettre de payer tribut, avant qu’il évacuât les territoires du thème. Le prestige des Eunuques auprès des troupes n’en fut pas moins confirmé.

La faveur d’Elpidios baissa.

Irène ne laissa pas languir ce sentiment de l’opinion. Avec les sommes accumulées par la prudence des empereurs iconoclastes, elle arma la flotte. Et ce lui attira les cœurs belliqueux davantage. Seule après tant de maîtres, elle savait vaincre sans fouiller les bourses. Elpidios ne devait pas résister aux légions d’Eutychès, de Théodore, son lieutenant, eunuque et patrice. En 782 il s’enfuira chez les Sarrasins, emportant pour toute fortune ce titre apocryphe de basileus décerné par les soldats séditieux. Les Infidèles le lui reconnaîtront et l’honoreront. Mais nul historien ne dira quelle fin il eut. Sans doute, mourut-il exilé, misérable, occupé à de vaines intrigues pour persuader ses hôtes d’aller combattre sa patrie, et de l’installer sur le trône. À Byzance, le Palais jugera les Siciliens suffisamment punis par l’humiliation de la défaite. Nul autre châtiment ne les frappera.

Malheureusement, Staurakios fut livré aux Sarrasins victorieux du Lachanodracon. Le Palais dut payer cher la rançon. Staurakios compensa cet échec en soumettant les Slavons de Grèce et de Thessalie. En janvier 784 il revint toucher le milliaire d’or d’où rayonnaient les routes impériales. Sur la place intérieure du Palais, à la joie de la classe négociante certaine d’accroître ses trafics dans ces provinces rouvertes, il chevaucha parmi la majesté des étendards déclos et le poudroiement de la cavalerie. La Régente le reçut avec beaucoup d’honneur. Jean voulut que l’on fêtât extraordinairement l’habile ministre qui le secondait. Staurakios triompha solennellement dans l’Hippodrome avec une splendeur inaccoutumée. Byzance n’avait rien vu de pareil depuis Bélisaire.

Irène comptait alors deux ans de pouvoir.

Ses adversaires semblaient partout défaits aussi bien par l’opiniâtreté de ses armes que par l’adresse de sa politique et l’énorme activité de ses eunuques. Au pouvoir précaire d’autrefois, maintenu contre l’hostilité du peuple selon la faveur instable des troupes, succédait un gouvernement en équilibre sur ces deux forces, sachant acquérir les sympathies des masses au moyen d’une économie sociale admirablement improvisée, sachant, de plus, occuper l’inquiète brutalité des soldats par des expéditions militaires, avant de la réprimer par d’énergiques coups d’État.

Byzance n’armait que contrainte, et pour conclure les querelles au moyen d’alliances commerciales.

La prospérité accrut étrangement sous cette administration. Les excellences du règne de Justinien se renouvelèrent. Partout la culture des champs occupait les bras des captifs. Les routes sûres se creusaient d’ornières sous le faix des chariots colportant les richesses qui passaient d’Orient en Occident. La vertu géographique de Byzance en faisait le comptoir du monde le plus achalandé entre la civilisation de l’Asie et la barbarie de l’Europe.

Irène alors se remit à l’étude. Bythométrès chargea de parchemins les mains propices de l’initiée. Les sciences incluses aux anciens livres de l’hermétisme alexandrin révélaient les conseils nécessaires pour établir l’harmonie des éléments humains en présence dans le corps de l’empire. Irène reconquit sa précellence intellectuelle.

Assise sous les tendelets impériaux, à l’extrême pointe d’un promontoire dominant les eaux rapides du Bosphore, elle passait les soirs, avec le Mesureur de l’Abyme, devant l’immortelle splendeur du ciel levantin. À se voir reflétée dans les vasques de métal, et resplendissante comme la Mère du Iésous en la châsse pompeuse de ses vêtements qui miraient les scintillantes étoiles sur chaque facette de leurs joyaux, elle écouta chanter ses espoirs de triomphe. Sa mémoire reconstituait les enseignements logiques d’autrefois que précisait l’eunuque à la voix changeante. Elle se demandait pourquoi les arbitres du monde négligent si facilement la joie de sentir leur esprit, vivifier les âmes de millions d’êtres, et leur imprimer une cadence d’efforts réalisant le principe même qui les suscita. Renoncer à cela pour sacrifier à des appétits ! Irène ne comprenait plus son erreur. Les monarques des temps défunts défilaient, devant son souvenir, courbés sous le ridicule de passions humbles pour l’assouvissement desquelles le pouvoir ne leur avait paru qu’un moyen. Elle éprouvait de la honte à songer qu’elle compterait un jour, aux pages des annales, dans la série de ces princes.

Le désir de faire vibrer un peuple au souffle de son esprit la tenait haletante et pâmée quand la foule approbative poussait vers elle ses flots humains secoués de clameurs favorables. Elle imaginait que tout cet élan de la multitude pénétrait sa chair tressaillante. Elle communiait, presque sous les espèces sensuelles, elle, principe actif et fécondant, avec cette foule passive, enthousiaste comme une amante, et palpitant comme l’épouse à l’approche de l’époux.

Ce délire d’élue, elle l’éprouva surtout durant le voyage qu’elle accomplit à travers ses États. Dans tout l’éclat d’une gloire récente dont le peuple s’était déshabitué, elle parut aux foules pieuses ainsi qu’une seconde incarnation de la Panagia. L’or des réserves isauriennes alimentait ses perpétuelles largesses. Elle semait, sous les sandales des passants, les monnaies nombreuses, symboles infaillibles pour enchanter les âmes.

Sa marche d’ailleurs fut marquée par des œuvres. Elle reconstruisit les villes que les guerres avaient détruites. Elle fonda des colonies pour les pauvres. Elle dota les monastères communistes. Ainsi confia-t-elle à l’économie des moines, la ville de Berrhoë qu’elle releva parmi ses ruines, et qu’elle nomma Eirenopolis.