Jean de la Roche/28

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Calmann-Lévy (p. 304-314).



XXVIII


J’étais toujours aux pieds de Love, derrière le petit monument trigonométrique, lorsque des voix, qui se firent entendre au-dessous de nous, nous signalèrent l’approche du reste de la caravane. M. Butler et son fils, assez inquiets de notre audacieuse ascension qu’ils avaient vue de loin, doublaient le pas pour nous rejoindre et commençaient à gravir le cône. Love m’apprit à la hâte que son père avait été informé par elle, la veille seulement, de mon identité avec ce Jean de la Roche, dont il remarquait déjà, et de plus en plus, la ressemblance sur mon visage. Quant à Hope, il ne se rappelait réellement pas assez mes traits pour avoir le moindre soupçon, et Love me supplia de lui donner quelques jours encore pour le préparer à cette surprise.

— Ne faites semblant de rien, me dit-elle, et partez demain pour Bellevue ; c’est là que nous nous rejoindrons presque en même temps. Je me charge d’informer mon père de mes résolutions, qu’il approuve d’avance, je le sais, à tel point qu’en vous donnant ma main et mon âme c’est à lui presque autant qu’à vous que je cède.

En effet, deux jours après, j’étais à Bellevue sous ma figure normale, et la famille Butler y arrivait peu d’heures après moi. La première personne qui me sauta au cou fut le cher Hope.

— Vous vous êtes moqué de moi, me dit-il ; mais je vous le pardonne, à la condition qu’une autre plaisanterie que l’on m’a faite en voyage restera ce qu’elle est, une plaisanterie horrible et détestable !

— Sachez, me dit M. Butler en riant et en m’embrassant, que nous avons appris à cet enfant le motif de votre déguisement. N’était-ce pas en effet une manière adroite de vous introduire auprès de nous pour plaider la cause et faire agréer les offres de votre aimable cousin de Bressac ?

— Et Love jouait cette comédie avec un sérieux irritant, reprit le jeune homme. J’ai failli croire qu’elle voulait me donner pour beau-frère l’homme qui m’est le plus antipathique, et j’ai été assez simple pour plaider votre cause et pour dire que ma sœur n’était pas libre d’épouser un autre homme que vous.

— Vous avez été plus loin, dit Love en souriant. Vous avez affirmé que je devais épouser M. de la Roche. Est-ce encore votre opinion ?

— Oui, répliqua le jeune homme avec chaleur. Il faut que cela soit pour que je redevienne heureux, car j’ai cessé de l’être le jour où je vous ai vue pleurer.

— En ce cas, me voici pour dresser le contrat ? dit M. Louandre, qui venait d’arriver et qui nous écoutait depuis un instant sans se montrer.

Le soir, après que nous eûmes dîné en famille et causé longtemps avec expansion, Love me dit à demi-voix :

— Décidément, mon ami, je vous aime mieux quand vous parlez en bon français, sans accent, et quand, n’ayant plus l’obligation de faire le paysan montagnard, vous montrez votre cœur et votre esprit tels qu’ils sont. Je ne dirai pas que je vous retrouve, mais qu’en ce moment je vous découvre ; car il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur Jean ! c’est que vous n’êtes plus l’homme d’autrefois. Vous avez tellement gagné de toutes façons, que, si vous fussiez venu me trouver au mont Dore tel que vous voici, je ne vous aurais pas fait souffrir pendant huit jours les déplaisirs de l’incertitude.

J’étais bien heureux et bien attendri, et pourtant j’eus encore une crise pénible en retournant à la Roche. J’éprouvai une sorte d’effroi au moment de réaliser le rêve de ma vie, comme si j’eusse craint de trouver le rêve au-dessous de mes longues ambitions, ou de me trouver moi-même indigne du bonheur rêvé. Je me demandais si la supériorité de ma femme ne viendrait pas à m’humilier, et si cette amère jalousie, dont je sentais en moi l’instinct fatal, ne se tournerait pas contre son propre mérite à l’état d’envie misérable et d’orgueil froissé.

Quand je rentrai dans mon triste manoir, Catherine me trouva triste aussi, et je passai la nuit à me tourmenter, à m’accuser, à me défendre, à me chercher des torts dans le passé, dans l’avenir, dans le présent même, afin d’avoir à m’en disculper en accusant ma destinée et en frémissant d’être entraîné par elle vers un monde inconnu de joies suprêmes ou de tortures odieuses.

Cette crise fut la dernière, et, si je la rapporte dans ce récit fidèle de mes amours, c’est pour compléter l’étude de mon propre cœur et l’aveu des misères du cœur humain en général. La grande résolution du contrat conjugal est affaire d’enthousiasme, acte de foi par conséquent dans la première jeunesse. À vingt ans, j’eusse fait sans épouvante le serment de l’éternel amour ; à trente ans, je sentais la grandeur de l’engagement que j’allais prendre, et, chose étrange, ma constance si bien éprouvée ne me donnait que plus de méfiance de moi-même.

Quand je revis ma fiancée le lendemain, je trouvai de l’altération sur son visage, comme si elle eût ressenti les mêmes anxiétés que moi. Interrogée sur son abattement, elle me raconta avec une admirable candeur tout ce que j’aurais pu lui raconter moi-même, à savoir qu’elle n’avait pas dormi, qu’elle avait creusé la vision de notre avenir, et que ma figure lui était apparue trouble et inquiète, enfin qu’elle avait pleuré sans savoir pourquoi, en se disant malgré elle ces mots cruels :

— Si nous allions ne pas pouvoir nous aimer dans le bonheur !

Je frissonnai de la tête aux pieds en entendant Love constater aussi exactement la simultanéité de nos impressions, et à mon tour je me confessai à elle.

— Eh bien, répondit-elle après m’avoir écouté avec attention, tout cela est maladif, je le vois maintenant. Nous avons douté l’un de l’autre au moment où nous devions le plus compter l’un sur l’autre. Nous sommes peut-être un peu trop âgés et un peu trop intelligents tous les deux pour ne pas nous rendre compte des dangers de la passion. Je crois que ces dangers sont réels. Nous serons encore plus d’une fois tentés, vous de me trouver trop calme et trop forte, moi de vous trouver emporté et injuste. De là pourront naître des reproches, des amertumes, des soupçons, des souffrances graves, si nous ne sommes pas résolus d’avance à combattre intérieurement notre imagination avec toute l’énergie dont nous sommes capables. Oui, vraiment, je crois à présent qu’il faut entrer dans la vie à deux, dans l’amour complet, armés de pied en cap contre les suggestions du diable, qui guette toutes les existences heureuses pour les détruire, et toutes les fêtes du cœur pour jeter son poison au fond de la coupe.

— Qu’est-ce donc, selon vous, que le diable ? lui dis-je. Croyez-vous à la fatalité, comme les Orientaux ?

— Je crois à la fatalité, répondit-elle, mais non pas à la fatalité souveraine. Je crois qu’elle est toujours là, prête à nous entraîner, mais que notre bonheur et notre devoir en ce monde consistent dans la mesure de nos forces pour tuer ce démon sauvage qui n’est autre chose que l’excès des désirs et des aspirations de notre âme aux prises avec l’impossible. Voilà toute ma philosophie. Elle n’est ni longue ni embrouillée. Résister et combattre, voilà tout ; résister à l’orgueil et combattre les exigences qu’il suggère.

— Le pourrons-nous, ô ma belle guerrière ?

— Oui, mon cher Otello, nous le pourrons, parce que nous avons cultivé notre esprit, notre raison, notre volonté par conséquent, et qu’au lieu de les négliger, nous allons nous aider l’un l’autre à les cultiver toujours davantage. Tout ce que nous donnerons de lucidité à notre intelligence nous sera rendu en confiance, en adoration réciproque par notre cœur assaini et renouvelé… Tenez ! avouons-nous une bonne fois que, depuis cinq ans, nous avons du dépit l’un contre l’autre, et que, si ce mauvais sentiment a donné de l’excitation à notre amour, il lui a ôté de sa candeur et de sa sainteté. Ce que nous avons éprouvé tous les deux la nuit dernière, cette espèce d’hallucination douloureuse, c’est la voix du remords qui parlait en nous, et peut-être aussi l’avertissement de la Providence, qui nous disait à chacun : « Ne tremble pas, mais veille ! Voilà le malheur dans la passion. Contemple ce tableau effrayant, et souviens-toi que la passion est une chose sublime qu’il faut préserver, défendre, épurer sans cesse. C’est l’œuvre de toute la vie, c’est le mariage. Tu n’es sans doute pas assez fort pour répondre, en ce jour de trouble, de la force de ta vie entière ; mais crois à la force qu’on acquiert en la demandant à la raison, à la vérité, à la force même, c’est-à-dire à Dieu. »

— Ma bien-aimée, lui répondis-je, vous êtes dans le vrai, je vous comprends enfin, et je m’explique votre énergie, votre patience et votre sérénité dans le sacrifice. Vous n’êtes pas une femme savante, vous êtes une âme véritablement religieuse, véritablement éclairée d’en haut. Eh bien, je sens que nous pouvons nous aider mutuellement, et que nos volontés, réunies et dirigées vers un but commun, peuvent arriver au miracle de l’amour inébranlable et du bonheur sans orages. C’est dans cette union de deux âmes sœurs que Dieu a caché le secret d’une telle victoire sur le démon.

Cet entretien laissa en nous des traces si profondes, que, depuis dix ans, nous sommes heureux, ma sainte femme et moi, sans qu’aucune de nos appréhensions se soit réalisée, sans que nous ayons eu de grands efforts à faire pour les éloigner, et sans que la satiété se soit annoncée par le plus léger symptôme de refroidissement ou d’ennui.

Si ce bonheur est un peu mon ouvrage, je dois dire qu’il est beaucoup plus celui de madame de la Roche. Plus ferme à son poste et plus attentive que moi, elle sait prévoir avec une admirable délicatesse les occasions ou les prétextes que l’ennemi pourrait prendre pour s’insinuer dans notre sanctuaire. Cet ennemi, ce démon, elle le définit très-bien en disant que c’est une fausse vue de l’idéal, un mirage de l’orgueil, une idolâtrie de soi-même, suscitée par l’amour qu’on inspire, et dont on arrive à n’être jamais satisfait, si l’on oublie que l’amour vient de Dieu et qu’on n’y a droit qu’en raison des mérites que l’on acquiert. Cette loi bestiale, imaginée par l’humanité primitive et sauvage, qui ordonne à la femme de servir et d’adorer son maître, quelque indigne et ingrat qu’il puisse être, fut écartée de notre pacte conjugal comme une impiété heureusement irréalisable de nos jours, et inapplicable à des êtres doués de conscience et de réflexion. J’eus le bonheur de comprendre et de ne jamais oublier que Love était une créature d’élite dont je devais vouloir être digne, sous peine de me mépriser moi-même, et ce noble travail de ma volonté devint bientôt une douce et chère habitude dont l’ardente reconnaissance de ma bien-aimée me paye largement à toutes les heures de ma vie.

Nous avons traversé ensemble des jours mauvais, partagé des douleurs poignantes. Nous avons perdu des enfants adorés ; nous avons craint une seconde fois de perdre notre adorable père et ami, M. Butler ; nous avons fermé les yeux du pauvre Black, victime prématurée d’un travail trop assidu et trop minutieux. Mais il n’est pas de douleurs, d’inquiétudes et de regrets que nous ne puissions supporter ensemble, et nous nous aimons trop l’un l’autre pour ne pas aimer la vie, quelque éprouvée qu’elle puisse être. Nous avons reporté sur les enfants qui nous restent l’amour que nous portions à ceux que nous avons tant pleurés, et nous avons la confiance de prolonger, par nos soins, la vie précieuse de leur grand-père, comme nous avons la conscience d’avoir adouci, par notre affection dévouée, l’agonie philosophique et résignée de son digne ami Junius.

Hope a été moins courageux que nous dans nos chagrins domestiques, et même la mort de M. Black, bien qu’il eût l’habitude de contredire le pauvre collectionneur et de dédaigner ses idées, lui a été sensible à un point que nul ne pouvait prévoir. Notre fille aînée a heureusement pris sur lui un empire extraordinaire. Cette enfant semble résumer toutes ses affections, et lui enseigner, sans qu’il y songe, les tendresses et les dévouements de la paternité.


FIN