Aller au contenu

Jean de la Roche/6

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 59-69).



VI


Je sortis de Brioude au pas, en homme que la conversation officielle d’un notaire a nécessairement calmé, et qui ne veut pas montrer d’impatience aux curieux d’une petite ville, mais à peine eus-je gagné la traverse, qu’une rage d’arriver s’empara de moi. Je mis les éperons au ventre de mon cheval, et, malgré une chaleur écrasante, je ne ralentis son allure qu’aux approches du château de M. Butler. Là, je me rappelai l’air tranquille et le regard ferme de miss Love, ainsi que toutes mes gaucheries de la première entrevue Peut-être son père l’avait-il déjà avertie de mes prétentions, peut-être avait-elle déjà prononcé que je lui déplaisais autant que mes devanciers. J’arrivais bouillant et sauvage, j’allais être congédié poliment. La sueur se glaça sur mon front. Je m’aperçus alors de l’état où j’avais mis mon pauvre cheval. Couvert de sang et d’écume, il allait trahir ma folle précipitation, si par malheur je venais à rencontrer, comme la première fois, la famille Butler partant pour la promenade. C’était à peu près la même heure, et ces Anglais devaient avoir des habitudes réglées. Je me hâtai de faire un détour, et très-lentement alors je suivis extérieurement la clôture du parc, afin d’entrer par la grille située à l’extrémité. J’avais ainsi tout le temps de rafraîchir ma monture et de rasseoir mes esprits.

La clôture de ce parc était plutôt fictive que réelle. En beaucoup d’endroits, ce n’était qu’un petit fossé avec une haie naissante, obstacle facile à franchir, marquant une limite, mais ne gênant guère ni la promenade ni la vue. Je m’étais arrêté à l’ombre d’un chêne pour essuyer avec une poignée de fougères les flancs trop émus de mon cheval, lorsque j’entendis un éclat de rire, frais comme la chute d’un ruisseau, et, levant les yeux vers le parc, je vis miss Love assise à quinze pas de moi sur le gazon.

De quoi riait-elle ? Elle était seule, elle ne me voyait pas, elle me tournait le dos. Le chemin, plus bas que le parc, me permettait de l’examiner. Le chêne trapu masquait mon cheval, qui se mit à brouter. Je m’assis sur le rebord du fossé, et je regardai à travers le buisson encore grêle, que ma tête ne dépassait point.

Love Butler avait une robe lilas rosé, très-simple, mais d’un goût charmant. Je voyais son buste, un vrai chef-d’œuvre de délicatesse et d’élégance, se dessiner au soleil sur un fond de verdure sombre. Elle avait la tête nue, exposée sans crainte à ce soleil ardent. Son ombrelle blanche était auprès d’elle avec un livre ouvert et un gros bouquet de fleurs sauvages. Elle riait en parlant à un interlocuteur invisible que je devinai au mouvement des branches d’un arbre voisin, et qui bientôt sauta légèrement auprès d’elle. C’était le petit Butler. Il avait été chercher sur le sapin une de ces longues chevelures de mousse vert pâle dont ces arbres se couvrent durant l’hiver comme d’un vêtement contre le froid, et qui, devenues sèches et blanchâtres, tombent peu à peu durant l’été. Je ne sais ce qu’ils voulaient faire de cette plante. Ils parlaient anglais, et j’étais très-mortifié de ne comprendre que peu de mots. Eux aussi s’occupaient-ils de botanique ! J’en eus bien peur : une femme savante !… Mais ils se mirent à effilocher cette mousse, tout en babillant comme deux fauvettes, parfois avec cette exubérance d’intonation qui est propre aux oiseaux et aux enfants en qui la vie déborde, et cette occupation, si c’en était une, dégénéra bientôt en jeu. Hope fit de son paquet une sorte de perruque qu’il jeta sur la tête de sa sœur. Celle-ci se leva aussitôt et se mit à marcher avec une mimique de Tisiphone, des hurlements de louve entrecoupés de bruyants éclats de rire, les bras ouverts, et courant sur son frère, qui se sauva en jouant la frayeur et en riant aussi fort qu’elle.

Quand ils eurent fait ainsi tous deux cinq ou six fois le tour du sapin, ils se laissèrent tomber sur le gazon, et s’y roulèrent en simulant un combat. Si miss Love eût été une coquette raffinée, elle n’eût pas trouvé un meilleur moyen de m’enflammer le sang, car elle était d’une beauté inouïe dans cette manifestation innocente de juvénilité. Elle avait des grâces de jeune chat, des souplesses et des forces de panthère ; ses yeux animés brillaient comme des lucioles à travers les herbes.

Mais elle se croyait bien seule avec son frère, car, au bruit que fit le pied de mon cheval en rencontrant une pierre, elle se releva vivement, regarda autour d’elle, et échangea quelques mots avec Hope, qui vint droit sur moi, tandis qu’elle, folâtre et sans soupçon, remit le paquet de mousse sur sa tête et en rabattit les longues mèches sur sa figure, comme un enfant qui se déguise pour n’être pas reconnu, ou qui s’apprête à faire peur aux curieux.

En me jetant un peu de côté, je pouvais échapper au premier regard de sir Hope, mais à coup sûr il eût vu mon cheval, s’il eût fait deux pas de plus. Heureusement, sa sœur riant tout haut de l’expédient qu’elle avait imaginé, il se retourna, trouva l’idée admirable, courut chercher le reste de la mousse pour se masquer aussi, et j’eus le temps de remonter à cheval et de filer jusqu’à un massif du chemin qui me dérobait complétement à la vue. De là, je les entendis crier hou hou sur le bord du fossé, regrettant beaucoup sans doute de ne pas trouver un paysan à qui faire peur. Puis les éclats de rire recommencèrent en s’éloignant, et je crus pouvoir continuer ma route sans être observé : mais, comme j’arrivais à la porte au fond du parc, je me rencontrai face à face avec le pâle et flegmatique Junius Black. J’étais apparemment mieux disposé, car je ne lui trouvai pas une mauvaise figure. Il m’aborda très-poliment, et, comme il paraissait désireux de lier conversation, je mis pied à terre. Mon cheval, qui m’était très-attaché, me suivit comme un chien, et je descendis avec le savant à gages la longue allée sinueuse qui ramenait au château.

M. Black ne montra aucun étonnement de me voir arriver par là. Il savait pourtant bien que ce n’était pas du tout mon chemin, mais je n’eus pas la peine de chercher un mensonge ; il paraissait ou très-indifférent à la circonstance, ou très au courant de mes prétentions mal déguisées. Ce qui me confirma dans cette dernière supposition, c’est qu’il me parla le premier de la famille Butler en homme qui n’est pas fâché de sonder pour son compte ou pour celui des autres les dispositions du futur. Ceci me parut le fait d’un cuistre ; cependant, comme je ne demandais qu’à voir clair dans ma situation, je ne le lui fis pas sentir et me tins sans affectation sur la réserve, tout en cherchant à le faire parler.

Il était fort lourd, pensait à bâtons rompus et se permettait d’être encore plus distrait que son patron. De plus, il était asthmatique et crachait souvent. Il disait sur les sujets qui m’intéressaient le plus vivement les choses les plus insignifiantes. M. Butler était le plus doux et le meilleur des hommes ; miss Love était parfaitement bien élevée ; Hope avait un heureux naturel et beaucoup de dispositions pour tout. La maison était bien tenue, les collections aussi (grâce sans doute à M. Black). On était heureux dans cette famille ; on n’y manquait de rien ; on n’y recevait que des personnes honorables, et j’en grossissais le nombre. Chacune de ces importantes révélations était accompagnée d’un est-ce que vous ne trouvez pas ? qui semblait dire : « Êtes-vous digne de toutes ces félicités dont je vous fais la peinture éloquente ? » Et moi, j’épuisais une à une toutes les formules d’adhésion banale que pouvait me suggérer ma diplomatie.

Tout à coup, en coupant un sentier qui devait nous abréger le chemin, je me retrouvai à la place où j’avais vu folâtrer les jeunes gens. L’herbe était encore foulée, les flocons de mousse épars sur le bord du fossé. J’en ramassai une poignée, que je mis dans ma poche, à la satisfaction de M. Black, qui me crut botaniste.

Le Lichen filamenteux ! s’écria-t-il d’un ton protecteur.

Mais il se baissa aussi, et je le vis ramasser au pied de l’arbre le livre oublié par miss Love. Comme il le tenait tout ouvert, j’y jetai les yeux, et je vis rapidement que c’était un ouvrage en latin. Il me revint un soupçon que je ne pus contenir.

— Est-ce que miss Butler lit cet ouvrage ? demandai-je étourdiment à mon compagnon.

— Ce livre est à moi, répondit-il brièvement. Je l’avais prêté à sir Hope.

Et il le mit avec peine dans la poche de son habit noir, qu’il déchira plutôt que de me laisser voir la couverture du bouquin ; du moins je m’imaginai qu’il en était ainsi. Puis, comme s’il eût été pris d’un remords de conscience, il ajouta :

Ce n’est pas que miss Butler manque d’instruction au moins ! elle en a beaucoup pour une femme… Elle dessine très-bien… C’est elle qui a dessiné toutes les planches du dernier ouvrage de son père sur l’archéologie… car M. Butler est, je vous le jure, un homme surprenant, universel ! Il m’étonne tous les jours par l’étendue et la variété de ses connaissances. Moi, j’avoue franchement qu’il y a des choses auxquelles je n’entends rien.

— Vous m’étonnez beaucoup ! répondis-je sans qu’il s’aperçût de l’ironie.

M. Butler était enfermé dans son cabinet quand je me présentai au salon, mais j’y trouvai miss Love, qui le fit avertir, et s’assit comme pour me tenir compagnie en attendant. Hope suivit M. Black, qui avait une leçon à lui donner. Je me trouvai seul avec elle.

— Je vois, lui dis-je, que je suis très-indiscret et très-importun de me présenter dans une maison où l’on s’occupe sérieusement, sans m’être informé de l’heure où je ne dérangerais personne.

— Vous ne dérangez personne, répondit-elle, puisqu’on vous reçoit avec plaisir.

Elle fit cette réponse avec une bonhomie candide, en se regardant à la glace et en rabattant sur son front, sans aucune coquetterie, ses cheveux ébouriffés, où pendillaient encore quelques brins de mousse.

— C’est un véritable enfant ! pensai-je en la regardant s’éplucher tranquillement, comme si elle ne pouvait pas supposer que je fisse attention à elle. Pourquoi ne la traiterais-je pas comme il convient à son âge et à l’innocence de ses pensées ?

J’eus envie de lui montrer le lichen que j’avais ramassé, et de lui demander en riant si elle voulait bien encore essayer de me faire peur, mais je n’osai pas. Il y avait en elle je ne sais quoi de grave quand même, bien au-dessus de son âge, et aussi je ne sais quel charme émouvant qui m’empêchait de voir en elle autre chose qu’une femme adorable avec laquelle on ne peut pas jouer sans perdre la tête.

— Madame votre mère se porte bien ? dit-elle en prenant un métier à dentelle dont, en un instant, ses petits doigts firent claquer et sautiller les bobines avec une rapidité que l’œil ne pouvait suivre.

— Ma mère se porte bien pour une personne qui se porte toujours mal.

— Ah ! mon Dieu ! c’est vrai qu’elle paraît bien délicate ; mais vous l’aimez beaucoup, à ce que l’on dit, et vous la soignez bien ! Je ne l’ai vue qu’une fois. Elle a été très-bonne pour mon frère et pour moi. Elle nous a montré tout le château, qui est bien curieux et bien intéressant. Si j’avais osé, je lui aurais demandé la permission de dessiner des détails qui intéressent mon père, mais j’ai craint qu’elle ne nous prît pour des marchands de bric-à-brac.

— Si vous daigniez revenir, ma mère serait bien heureuse de vous voir prendre quelques moments de plaisir chez elle.

— Eh bien, nous y retournerons sans doute quelque jour, et j’emporterai mes crayons.

— Il paraît que vous avez un grand talent ?

— Moi ? Oh ! pas du tout, par exemple ! Je n’ai été élevée qu’à faire des choses utiles, c’est-à-dire fort peu agréables.

— Pourtant vous faites de la dentelle, et vous paraissez très-habile.

— Oui, comme une vraie paysanne. J’ai appris cela d’une de nos servantes : par là, je suis devenue la cent trente mille et unième ouvrière du département, mais ce que je fais, c’est encore pour mon père, qui est curieux de toutes les antiquailles. J’exécute un ancien point du temps de Charles VII, dont nous avons retrouvé le dessin dans de vieilles paperasses. Voyez, c’est très-curieux, n’est-ce pas ?

— C’est très-beau : mais voyez comme je suis ignorant ! Je ne me doutais pas que la fabrication du point fût si ancienne dans ma province.

— Eh bien, si vous eussiez vécu dans ce temps-là vous auriez commandé des garnitures de dentelles pour orner la housse et le gorgerin de votre cheval. C’était la mode, et ce pouvait être joli. Je trouve que rien n’est trop beau pour ces animaux-là, moi ; j’adore les chevaux. Vous en avez un très-gentil. Sa figure me plaît beaucoup.

— Peut-être plus que celle de son maître, pensai-je en remarquant l’aisance et la liberté d’esprit avec laquelle cette belle enfant me parlait.