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Jean part1

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Traités sur saint Jean
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)
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CINQUIÈME SÉRIE.[modifier]

TRAITÉS SUR SAINT JEAN.[modifier]

TRAITÉS SUR L’ÉVANGILE DE SAINT JEAN.[modifier]

PREMIER TRAITÉ.[modifier]

LE VERBE.[modifier]

Pareil à une montagne qui s’élève jusqu’au ciel, Jean va y puiser la connaissance des mystères supérieurs à l’esprit humain ; puissions-nous, en le suivant, arriver au même but ! Le Verbe est la parole de Dieu, parole intérieure, immatérielle, éternelle ; par qui toutes choses ont été faites ; il est l’archétype, le principe vivifiant de toutes les créatures, et, en particulier, la lumière de l’homme.

SUR CE TEXTE DE JEAN : « AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE ET LE VERRE ÉTAIT EN DIEU », JUSQU’À CES MOTS : « ET LES TÉNÈBRES NE L’ONT POINT COMPRISE. » (Chap. 1,4-5.)[modifier]


1. Quand, d’une part, je considère ce que nous venons d’entendre de la leçon de l’Apôtre, à savoir que l’homme animal ne perçoit point les choses qui sont de l’esprit de Dieu [1] quand je remarque, d’autre part, que, dans cette multitude formée par votre charité, il s’en trouve nécessairement plusieurs, que conduit encore la sagesse de la chair, et qui sont incapables de s’élever jusqu’à l’intelligence des choses spirituelles, non hésitation est grande, et je ne sais comment, avec la grâce de Dieu, j’expliquerai et développerai, selon mes faibles moyens, ce qui a été lu de l’Évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Cette parole, en effet, l’homme animal ne la comprend pas. Hé quoi ! mes frères ? Est-ce pour nous un motif de garder le silence ? Pourquoi lire, s’il faut se taire ensuite ? À quoi bon écouter ce que personne n’explique ? Et pourquoi expliquer, si l’on n’est pas compris ? Mais comme, d’un autre côté, je ne puis douter qu’il n’y en ait parmi vous quelques-uns, non seulement pour comprendre mes explications, mais même pour les deviner d’avance, je ne frustrerai pas ceux qui ont l’intelligence, par la crainte d’adresser des paroles incompréhensibles, et par conséquent inutiles à ceux auxquels elle manque. La miséricorde divine viendra peut-être, d’ailleurs, donner satisfaction à tous, et accorder à chacun la grâce de comprendre comme il peut, parce que celui-là même qui parle dit aussi ce qu’il peut. Car, qui pourrait dire ce qu’est le Verbe ? Je me hasarderai à le dire, mes frères peut-être Jean lui-même n’a-t-il pas dit ce qu’il est, et s’est-il borné à en parler de son mieux, puisqu’il n’était qu’un homme et qu’il parlait de Dieu ? Il était, à la vérité, inspiré d’en haut ; mais, en définitive, il était homme ; parce qu’il était inspiré, il a parlé ; s’il ne l’avait pas été, il n’aurait rien dit, parce qu’il était inspiré, mais homme, il n’a pas dit tout ce qui est ; mais ce que l’homme peut dire, il l’a dit.
2. Aussi bien, mes très-chers frères, Jean était une de ces montagnes dont il est écrit que « les montagnes reçoivent la paix pour le peuple et les collines la justice[2] ». Les montagnes sont les âmes élevées ; les collines, les âmes communes. Mais si les montagnes reçoivent la paix, c’est afin que les collines puissent recevoir la justice. Quelle est cette justice que reçoivent les collines ? C’est la foi ; car « c’est de la foi que vit le juste[3] ». Or, les âmes du commun ne recevraient pas la foi, si les âmes d’élite appelées montagnes n’étaient éclairées par la Sagesse elle-même, et rendues capables de transmettre aux plus faibles ce que celles-ci sont capables de recevoir, les collines vivant de la foi, parce que les montagnes reçoivent la paix. Par ces montagnes il a été dit à l’Église : Que la paix soit avec vous ; et en annonçant cette paix à l’Église, ces montagnes ne se sont pas séparées de celui qui la leur avait donnée[4] ; car alors elles annonceraient, non une paix véritable, mais une fausse paix.

3. Car il se rencontre aussi d’autres montagnes fertiles en naufrages, contre lesquelles se brise l’esquif de celui qui va s’y butter lorsque les nautoniers en péril aperçoivent la terre, il leur est facile de chercher à s’en approcher ; mais cette montagne, qui leur semble être de la terre, ne recèle souvent, sous ses dehors trompeurs, que des rochers dangereux, et quiconque vient y aborder, se brise infailliblement contre les récifs dont elle se trouve hérissée ; au lieu d’y rencontrer le salut, on n’y rencontre que la mort. De même certains hommes ont été des montagnes, et ont paru grands parmi leurs semblables ; et ils ont fait des hérésies et des schismes, et ils ont divisé l’Église de Dieu. Mais ceux qui ont divisé l’Église de Dieu n’étaient pas les montagnes dont il est dit : « Que les montagnes reçoivent la paix pour votre peuple ». Comment, en effet, auraient pu recevoir la paix, ceux qui ont divisé l’unité ?

4. Pour ceux qui ont reçu la paix afin de l’annoncer au peuple, ils ont contemplé la Sagesse elle-même, autant que l’esprit de l’homme peut contempler ce que l’œil « n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme[5] ». Si cette Sagesse n’est pas montée au cœur de l’homme, comment est-elle montée au cœur de Jean ? Jean n’était-il pas un homme ? Ou bien, si elle n’était pas montée au cœur de Jean, le cœur de Jean n’était-il pas monté vers elle ? Car ce qui monte au cœur de l’homme part d’en bas et s’élève vers l’homme ; mais ce vers quoi monte l’homme, est au-dessus de lui. Ainsi, mes frères, on peut dire que la Sagesse est montée au cœur de Jean ; elle y est montée, si nous pouvons nous exprimer ainsi, en proportion de son élévation au-dessus de la nature humaine. Qu’est-ce ceci ? Jean n’était-il pas homme ? Il avait cessé de l’être dans la mesure de sa participation à la nature des anges ; car tous les saints sont des anges, vu qu’ils annoncent Dieu. Aussi, que dit l’Apôtre aux hommes charnels et animaux, incapables de percevoir ce qui est de Dieu ? « Lorsque vous dites : Moi je suis de Paul, moi d’Apollo, n’êtes-vous pas hommes[6] ? » Que voulait-il donc faire d’eux en leur reprochant d’être des hommes ? Voulez-vous savoir ce qu’il en voulait faire ? Écoutez le Psalmiste : « J’ai dit : Vous tous, vous êtes des dieux, vous êtes les fils du Très-Haut[7] ». Dieu nous appelle, afin que nous ne soyons plus des hommes. En effet, nous serons d’autant moins des hommes que nous nous reconnaîtrons comme tels ; en d’autres termes, pour arriver à cette hauteur, il nous faut prendre l’humilité pour point de départ, de peur que, pensant être quelque chose tandis que nous ne sommes rien, non seulement nous ne recevions pas ce que nous ne sommes point, mais aussi que nous ne perdions ce que nous sommes déjà.

5. Donc, mes frères, du nombre de ces montagnes était Jean qui a dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Cette montagne avait reçu la paix, elle contemplait la divinité du Verbe. Quelle montagne était Jean ? Qu’il était élevé ? Il s’était élevé au-dessus de tous les monts, au-dessus de toutes les plaines de l’air, au-dessus de toutes les hauteurs des astres, au-dessus de tous les chœurs et des légions des auges. En effet, si Jean n’était monté par-delà toutes les choses créées, il ne serait pas parvenu à celui par qui ont été faites toutes les choses. Vous ne pouvez imaginer au-delà de quoi il s’était élevé, si vous ne considérez le but qu’il a atteint. Parles-tu du ciel et de la terre ? Ce sont des créatures. Parles-tu de ce qui est au – ciel et en la terre ? À plus forte raison est-ce aussi l’ouvrage du Créateur. Parles-tu des créatures spirituelles, des anges, des archanges, des trônes, des dominations, des vertus, des principautés ? Elles aussi, elles ont été faites. Après avoir énuméré tous ces êtres, le Psalmiste conclut ainsi : « Il a dit, et elles ont été faites ; il a ordonné, et elles ont été créées [8] ». S’il a dit et elles ont été faites, c’est par le Verbe qu’elles ont été faites. Or, si elles ont été faites par le Verbe, le cœur de Jean n’est pas parvenu à ce qu’il annonce : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu », à moins de s’être préalablement élevé au-dessus de ce qui a été fait par le Verbe. Encore une fois, quelle montagne était Jean ! Qu’il était saint ! Qu’il était élevé au-dessus des autres montagnes qui ont reçu la paix pour le peuple de Dieu, afin que les collines pussent recevoir la justice !
6. Prenez-y garde, mes frères, Jean lui-même n’est peut-être pas du nombre de ces montagnes dont nous avons chanté tout à l’heure : « J’ai levé les yeux vers les montagnes d’où me viendra le secours ». Si vous le voulez savoir, levez les yeux vers cette montagne, je veux dire, élevez-vous jusqu’à l’Évangéliste ; élevez-vous jusqu’à la hauteur de sa pensée. Mais parce que ces montagnes reçoivent la paix, et que la paix n’est pas possible à qui place son espérance en l’homme, n’élevez pas vos yeux vers la montagne, en ce sens que vous pensiez pouvoir mettre en l’homme votre espérance, et dites : « J’ai levé les yeux aux montagnes d’où me viendra le secours », de manière à ajouter aussitôt : « Mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre[9] ». Aussi, levons les yeux vers les montagnes d’où nous viendra le secours et cependant ce n’est pas dans les montagnes que notre espérance doit être placée ; elles-mêmes, en effet, reçoivent ce qu’elles nous donnent ; par conséquent, il nous faut porter notre espérance à l’endroit d’où le secours vient aux montagnes. Dès lors que nous levons les yeux vers les Écritures parce que les hommes nous les ont transmises, nous levons les yeux aux montagnes d’où nous viendra le secours. Ceux qui ont écrit les livres saints étaient des hommes qui ne brillaient pas d’un éclat qui leur fût propre ; mais celui-là était leur lumière véritable [10], qui illumine tout homme venant en ce monde. Jean-Baptiste, qui a dit : « Je ne suis pas le Christ[11] » était aussi une montagne ; il craignait que quelqu’un plaçant son espérance en la montagne, ne s’écartât de celui par qui les montagnes sont éclairées ; aussi confesse-t-il lui-même que « nous avons tous reçu de sa plénitude[12]  ». Ainsi dois-tu dire : « J’ai levé les yeux aux montagnes d’où me viendra le secours », afin que ce secours qui te vient, tu ne l’imputes pas aux montagnes, mais que tu ajoutes ce qui suit « Mon secours est du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ». [13]
7. Mes frères, lorsque vous avez dressé vos cœurs vers les Écritures, au moment où retentissaient à vos oreilles ces paroles du saint Évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu », comme aussi les autres qui ont été lues, j’ai voulu vous faire comprendre que vous avez levé les yeux aux montagnes. Car, si les montagnes ne vous disaient cela, il vous serait impossible d’en avoir la moindre idée. Des montagnes vous est venu le secours, même pour que vous puissiez l’entendre ; mais vous n’êtes pas encore capables de comprendre ce que vous avez entendu. Demandez le secours du Dieu qui a fait le ciel et la terre. Car, si les montagnes ont pu vous parler, elles n’ont pas pu vous éclairer ; puisqu’elles ont été elles-mêmes illuminées par ce qu’elles ont entendu. C’est à cette source, mes frères, que Jean a puisé ces paroles avant de les prononcer ; il a reposé sur la poitrine du Seigneur, et il a bu ce qu’il devait nous communiquer à son tour. Mais ce qu’il nous a donné, ce sont les paroles ; car pour l’intelligence, tu dois aller la chercher à la source où il a puisé lui-même avant de te désaltérer. Tu dois donc lever les yeux vers les montagnes d’où te viendra le secours, afin de recevoir d’elles ton breuvage, c’est-à-dire l’effusion de la parole ; et aussi parce que ton secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre, afin de remplir ton cœur là où Jean a rempli le sien ; c’est pourquoi tu as dit : « Mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ». Que celui donc qui le peut, remplisse son cœur, mes Frères, je le répète ; que chacun élève son cœur autant qu’il peut le faire, et qu’il reçoive ce dont il s’agit. Mais, direz-vous peut-être que je vous suis plus présent que Dieu ? Loin de vous une telle pensée Dieu vous est beaucoup plus présent ; car si j’apparais à vos regards, il gouverne vos consciences, À moi vos oreilles, à lui votre cœur, afin que tout se remplisse. Vous dirigez vers nous vos yeux et les sens de votre corps ; mais non, ce n’est pas vers nous, car nous ne sommes pas une de ces montagnes dignes d’être regardées ; mais c’est vers l’Évangile, vers l’Évangéliste lui-même ; pour votre cœur, élevez-le vers le Seigneur afin qu’il le remplisse. Que chacun l’élève de manière à savoir ce qu’il élève, vers quoi il l’élève. Qu’ai-je dit ? Ce qu’il élève et vers quoi il l’élève ? Qu’il considère quel cœur il élève ; car il l’élève vers le Seigneur, et il doit prendre garde qu’alourdi parle poids des voluptés charnelles, ce cœur ne tombe avant même d’avoir été soulevé. Mais chacun se voit-il chargé du fardeau de sa chair ? Que du moins il s’applique à purifier par la continence ce qu’il élève vers Dieu. Bienheureux, en effet, ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu[14].
8. Aussi bien, à quoi bon avoir proféré ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ? » Nous aussi, nous en avons proféré au moment où nous parlions. La parole qui est en Dieu, leur ressemblerait-elle ? Nos paroles n’ont-elles pas retenti pour s’évanouir ensuite ? La parole de Dieu résonne-t-elle de même, et disparaît-elle aussi ? Comment alors toutes choses ont-elles été faites par elle, et rien n’a-t-il été fait sans elle ? Comment gouverne-t-elle ce qu’elle a créé, si elle est un bruit qui a résonné et qui a passé ensuite ? Quelle est donc cette parole qui se dit et ne passe pas ? Que votre charité soit attentive, le sujet le mérite par son importance. Nous par. Ions tous les jours, et nos paroles perdent leur valeur ; en effet, elles font un peu de bruit, puis elles disparaissent, et, à cause de cela, on y attache peu de prix, et on ne les considère que comme des paroles. Or, il y a dans l’homme une parole qui demeure à l’intérieur ; car, pour le son, il sort de la bouche pour se produire au-dehors. Il est une parole véritablement prononcée par l’esprit, dont la parole matérielle te donne une idée, mais qui n’est pas le son lui-même. Quand je dis Dieu, je profère une parole. Qu’elle est courte cette parole ! Quatre lettres et deux syllabes ! Quatre lettres et deux syllabes, est-ce là Dieu tout enlier ? Ne voyez-vous pas qu’autant cette parole est peu de chose en elle-même, autant est digne d’amour ce qu’elle signifie ? Que s’est-il passé dans ton cœur lorsque tu as entendu le mot : Dieu ? Que s’est-il passé dans le mien lorsque je disais : Dieu ? Une grande et souveraine substance est devenue le sujet de ma pensée, substance élevée au-dessus de toute créature muable, charnelle et animale. Et si je te demande : Dieu est-il muable ou immuable ? tu me répondras aussitôt : Loin de moi de croire ou de soupçonner quelque mutabilité en Dieu : Dieu est immuable. Ton âme est petite, elle est peut-être encore charnelle, par conséquent elle n’a rien pu me répondre au sujet de Dieu, sinon qu’il est immuable, Comment donc ton intelligence a-t-elle été capable de porter ses regards sur un être supérieur à toutes les créatures, de manière à ce que tu me répondes avec certitude que Dieu est immuable ? Qu’y a-t-il donc en ton cœur, quand tu penses à une substance vivante, perpétuelle, toute-puissante, infinie, partout présente, partout entière et nulle part enfermée ? Cette pensée, c’est la parole venue de Dieu en ton cœur. Pourtant est-ce là le son formé de quatre lettres et de deux syllabes ? Donc, ce qui se dit et passe, c’est le son, les lettres, les syllabes. En tant que la parole passe, elle est un son ; mais l’idée signifiée par le son, l’idée qui reste dans la pensée de celui qui parle et dans l’intelligence de l’auditeur, demeure toujours bien que le son disparaisse.
9. Ramène ton attention sur cette parole. Suppose que tu as dans l’esprit une parole, qui soit comme une pensée issue de ton intelligence, en sorte que ton âme semble engendrer cette pensée, et que celle-ci se trouve en ton intelligence comme son enfant, comme son fils. D’abord, ton esprit conçoit une pensée, celle de construire un édifice, d’élever sur terre un immense bâtiment. Celte pensée a déjà donc pris naissance, mais l’ouvrage que tu médites de faire, n’est pas encore accompli : tu vois ce que tu dois faire, mais personne autre ne peut l’admirer, si tu ne le fais pas, si tu ne construis point ton édifice, si tu n’amènes pas ton bâtiment au degré de perfection qu’il doit atteindre sous le ciseau du sculpteur. Alors seulement les hommes portent les regards sur l’œuvre de tes mains ; ils admirent la pensée qui a présidé à cette construction ; ils s’étonnent de ce qu’ils voient, et vont jusqu’à aimer ce qu’ils ne voient pas ; mais y a-t-il un homme capable de considérer ta pensée ? Si donc un grand édifice élevé par l’homme mérite des louanges, veux-tu voir quelle est la pensée de Dieu Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est-à-dire le Verbe de Dieu ? Regarde l’édifice de ce monde. Vois ce qui a été fait par le Verbe, et alors tu sauras ce qu’est le Verbe. Regarde les deux parties de l’univers, le ciel et la terre. Par quelles paroles expliquer les beautés du ciel ? Par quelles paroles, la semence de la terre ? Par quelles louanges célébrer dignement la succession des saisons, la vertu des semences ? Vous voyez ce que je passe sous silence ; je crains, par une énumération plus longue, de laisser mon discours trop au-dessous de vos pensées. Que le grand ouvrage du monde vous fasse comprendre quel est le Verbe qui l’a fait, et ce n’est pas la seule chose qu’il ait faite. Car tout cela se voit et tombe sous les sens du corps. Le Verbe a aussi créé les anges. Par ce Verbe ont été faits les Archanges, les Puissances, les Trônes, les Dominations, les Principautés ; par ce Verbe ont été faites toutes choses. De là faites-vous une idée de ce qu’est le Verbe.

10. Je ne sais qui me répondra peut-être : Mais ce Verbe, qui est-ce qui le pense ? Quand on dit, le Verbe, ne va pas te former une grossière représentation et croire entendre les paroles que tu entends chaque jour : Un homme a dit telles paroles, voici les paroles qu’il a prononcées, tu me les rapportes. Car à répéter continuellement ce mot parole, il semble que la parole en soit avilie. Aussi, quand tu entends : « Au commencement était le Verbe », ne t’imagine pas quelque chose l’ordinaire, semblable à ce qua coutume de lu rapporter la parole humaine ; car écoute ce que tu dois penser : « Le Verbe était Dieu ».

11. Que je ne sais quel Arien infidèle, se présente maintenant et dise : Le Verbe de Dieu a été fait. Comment se peut-il que le Verbe de Dieu ait été fait, quand c’est par le Verbe que Dieu a fait toutes choses ? Si le Verbe de Dieu lui-même a été fait, par quel autre Verbe a-t-il été fait ? Si tu dis qu’il est le Verbe d’un Verbe qui l’aurait fait, je le déclare, celui-ci est le Fils unique de Dieu. Si tu ne dis pas qu’il est le Verbe du Verbe, accorde donc que celui qui a fait toutes choses n’a pas lui-même été fait. Car il n’a pu être fait par lui-même celui par qui toutes choses ont été faites. Crois à l’Évangéliste. Il pouvait dire : Au commencement, Dieu a fait le Verbe, comme Moïse a dit : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre », pour continuer son énumération en ces termes : Dieu a dit : Que cela soit fait, et cela a été fait[15]. Si quelqu’un a parlé, qui a parlé ? Assurément Dieu. Et qu’est-ce qui a été fait ? Une créature. Entre Dieu qui a parlé et la créature qui a été faite, qu’est-ce qui se trouvait pour faire ce qui a été fait ? N’est-ce pas le Verbe, puisque Dieu a dit : Que cela soit fait, et que cela a été fait ? Tel est le Verbe immuable : quoique les choses muables aient été faites par le Verbe, lui il demeure immuable.

12. Ne va donc pas croire que celui par qui toutes choses ont été faites, ait été fait lui-même ; de peur de n’être pas refait par ce Verbe, par qui toutes choses sont refaites. En effet, tu as déjà été fait par le Verbe, mais il faut qu’il te crée de nouveau ; or, si la foi relativement au Verbe n’est pas pure, tu ne pourras être refait par lai. Si tu as pu être fait par le Verbe, tu es pour toi-même une cause de déchéance, et si par toi-même Lu ne peux que déchoir, daigne celui qui t’a fait te réparer encore. Si de toi-même ta ne peux que perdra, daigne celui qui t’a créé, te rendre ta grandeur première. Mais comment te relèvera-t-il par son Verbe, si tu ne penses pas bien de son Verbe ? L’Évangéliste dit : « Au commencement était le Verbe », et toi tu dis : Au commencement a été fait le Verbe. Il dit : « Toutes choses ont été faites par lui », et, selon toi, le Verbe lui-même a été fait ? L’Évangéliste pouvait dire : Au commencement a été fait le Verbe ; mais qu’a-t-il dit ? « Au commencement était le Verbe ». S’il était, il n’a pas été fait pour que toutes choses fussent faites par lui et que sans lui rien ne fût fait. Si donc : « Le Verbe était au commencement, si le Verbe était en Dieu, et si le Verbe était Dieu », et que tu ne puisses comprendre ce qu’il est, attends que ton intelligence se développe. Il est l’aliment des forts ; reçois le lait, afin d’être nourri et de devenir assez fort pour supporter une alimentation solide.
13. Quant à ce qui suit : « Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait », prenez garde, mes frères, de le comprendre en ce sens que le néant serait quelque chose. En effet, pour plusieurs qui entendent mal cette parole : « Sans lui rien n’a été fait », c’est une habitude de penser que le néant est quelque chose. À coup sûr, le péché n’a pas été fait par lui ; aussi est-il manifeste que le péché est le rien, et que les hommes tombent à rien quand ils pèchent. De même, les idoles n’ont point été faites par le Verbe : il est vrai qu’elles ont une certaine forme humaine, mais l’homme dans son entier a été fait par le Verbe. Pour la forme de l’homme qui est en l’idole, elle n’a point été faite par le Verbe, et il est écrit : « Nous savons que les idoles ne sont rien [16] ». Donc, elles n’ont pas été faites par le Verbe, mais bien toutes les choses qui se font naturellement, qui existent dans les créatures, qui se trouvent dans le ciel, qui brillent au firmament, qui volent dans ses régions inférieures, qui se remuent dans l’universalité des êtres ; en un mot, toute créature, et pour mieux me faire comprendre, je dirai d’un seul mot, tout depuis l’ange jusqu’au vermisseau, tout a été fait par le Verbe. Parmi les créatures, y a-t-il rien de plus élevé que l’ange ? Dans l’échelle des êtres y a-t-il rien de plus bas que le vermisseau ? Celui qui a fait l’ange a fait aussi le vermisseau ; mais il a fait l’ange digne du ciel, et le vermisseau, il l’a fait pour la ferre. En les créant, il les a mis à leur place. S’il avait placé le vermisseau au ciel, tu le lui reprocherais ; tu agirais de même s’il lui avait plu de tirer les anges d’une chair tombée en pourriture ; et cependant Dieu le fait ou à peu de chose près, et il n’est pas répréhensible. Car, tous les hommes nés de la chair, qui sont-ils, sinon des vert de terre ? Et de ces vers, Dieu fait des anges. Car, si le Seigneur dit de lui-même : « Je suis un ver et non pas un homme [17] », qui craindra de dire à son tour ce qui est écrit au livre de Job : « Combien plus l’homme est-il de la pourriture, et le fils de l’homme un ver de terre[18] ? » D’abord il a dit : « L’homme est de la pourriture » ; et ensuite : « Le fils de l’homme est un ver de terre ». Voilà ce qu’a voulu devenir pour toi « celui qui au commencement était le Verbe, et Verbe en Dieu, et Verbe Dieu ». Pourquoi est-il devenu cela pour toi ? Afin de te donner à sucer du lait, puisque tu ne pouvais manger encore. Vous devez donc, mes frères, entendre dans le sens le plus large ces paroles : « Toutes choses ont été faites par lui et rien n’a été fait sans lui ». Car toutes les créatures ont été faites par lui ; les grandes, les petites, les supérieures, les inférieures, les spirituelles, les corporelles, c’est lui qui les a faites. Aucune forme, aucun corps, aucun assemblage de parties, aucune substance de quelque nature qu’elle soit, rien de ce qui peut être pesé, compté, mesuré, n’a été fait que par ce Verbe, par ce Verbe créateur auquel il a été dit : « Vous avez disposé toutes « choses avec poids, nombre et mesure[19] ».
14. Que personne donc ne vous induise en erreur, quand par hasard il vous voit importunés par les mouches. Car le diable s’est moqué de plusieurs, et les mouches ont suffi à les prendre. C’est, en effet, la coutume des oiseleurs de placer des mouches dans leurs pièges, afin de tromper les oiseaux affamés ; ainsi le diable a pris ces hommes avec des mouches. J’en trouve la preuve dans ce qui est arrivé à je ne sais quel individu que les mouches importunaient. Rencontré par un Manichéen au plus fort de cette importunité, il lui dit qu’il ne pouvait souffrir ces mouches, et qu’il les détestait par-dessus tout ; alors le Manichéen lui adressa cette question : Qui est-ce qui a créé ces mouches ? Importuné comme il l’était, et dans l’excès de sa haine contre les mouches, il n’osa pas dire : Dieu les a faites ; pourtant c’était un catholique. Si Dieu n’en est pas l’auteur, reprit aussitôt le, Manichéen, qui donc les a faites ? À parler franchement, dit le catholique, selon moi c’est le diable qui les a créées. Si le diable a fait la mouche, comme je te vois en convenir, parce que tu es un homme d’esprit et d’intelligence, qui est-ce qui a fait l’abeille qui est un peu plus grosse que la mouche ? Le catholique n’osa pas dire, que Dieu n’ayant pas fait la mouche, n’avait pas fait l’abeille, parce qu’entre l’une et l’autre la différence était presque imperceptible. Le Manichéen le mena à la sauterelle, de la sauterelle au lézard, du lézard à l’oiseau, de l’oiseau au quadrupède ; de là au bœuf, de là à l’éléphant, finalement à l’homme. Ainsi ce malheureux, pour n’avoir pas su endurer l’importunité des mouches, est devenu mouche, pour tomber ensuite au pouvoir du diable. Béelzébub signifie, en effet, dit-on, Prince des mouches ; c’est d’elles qu’il est écrit : « Les mouches mourantes détruisent la suavité du parfum[20] ».
15. Qu’est-ce donc, mes Frères, et pourquoi ai-je dit ces choses ? Fermez les oreilles de votre cœur aux suggestions malignes de l’ennemi ; comprenez que Dieu a fait toutes les créatures et qu’il a rangé chacune d’elles à sa place. Mais pourquoi avons-nous tant à souffrir de la part de ces créatures que Dieu a faites ? Est-ce parce que nous avons offensé Dieu ? Ces maux, est-ce que les anges les endurent ? Nous aussi peut-être devrions-nous ne les avoir point à craindre dans cette vie. Ta peine, tu dois l’attribuer à ton péché, et non à ton juge. Car c’est à cause de notre orgueil que Dieu a tiré du néant cette créature si petite et si abjecte, pour en faire. l’instrument de notre supplice. Ainsi au moment même où l’homme se laisse emporter à la superbe et se révolte contre Dieu, au moment où, mortel, il veut faire trembler d’autres mortels et méprise son semblable, au moment où il s’exalte il se voit assujetti à une puce. Pourquoi donc te laisser enfler par l’orgueil humain ? Un homme t’a dit une parole d’outrage, et tu te gonfles de colère ; résiste donc aux puces, essaie de dormir en dépit de leurs morsures et sache qui tu es. Apprenez, mes Frères, que ces insectes qui nous importunent, ont été créés pour humilier notre orgueil ; car Dieu aurait pu dompter le peuple superbe de Pharaon avec des ours, des lions et des serpents, et il s’est borné à leur envoyer des mouches et des grenouilles[21] afin que la superbe fût domptée par ce qu’il y a de plus vil.
16. « Toutes choses » donc, mes Frères, « toutes choses sans exception ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Mais comment toutes choses ont-elles été faites par lui ? « Ce qui a été fait, en lui est vie ». Ce qui peut se dire encore en cette façon : « Ce qui a été fait en lui, est vie ». Donc si nous construisons ainsi cette phrase, tout est vie. Qu’y a-t-il en effet qui n’ait pas été fait en lui ? Il est la sagesse de Dieu, et il est dit en un psaume : « Vous avez fait toutes choses dans votre sagesse ». De même donc que toutes choses ont été faites par lui, de même « elles « ont été faites en lui n. Que si toutes choses ont été faites en lui, mes très-chers Frères, et si ce qui a été fait en lui est vie, donc la terre est vie, donc le bois aussi est vie. À la vérité, il est un bois que nous appelons vie, mais nous entendons le bois de la Croix, d’où nous avons reçu la vie. Donc la pierre aussi est vie. Inconvenante manière de comprendre les choses, qui nous ferait retomber dans les abominables erreurs des Manichéens, et nous ferait dire qu’une pierre a la vie, qu’un mur aussi a une âme, comme aussi un petit filet, la laine, un vêtement. Voilà ce que débitent d’ordinaire ces hérétiques en délire ; et quand ils se voient réprimés et confondus, ils tirent en quelque sorte de l’Écriture leur justification, et ils disent : Pourquoi donc a-t-il été écrit : « Ce qui a été fait en lui, est vie ? » Car si tout a été fait en lui, tout est vie. Garde-toi de te laisser entraîner à leur suite. Lis de cette manière : « Ce qui a été fait » ; arrête-toi là, puis continue et ajoute : « est vie en lui ». Qu’est-ce à dire ? La terre a été créée, mais cette terre, qui a été créée, n’est pas vie : au sein de la Sagesse se trouve l’archétype immatériel d’après lequel la terre a été faite, et cet archétype est vie.
17. Je vais expliquer ceci à votre charité, comme je le pourrai. Un menuisier fait un coffre. D’abord, il conçoit l’idée de ce coffre, car s’il n’en avait pas le plan dans la tête, qu’est-ce qui le guiderait dans l’exécution de son ouvrage ? Mais ce coffre n’est pas, dans la pensée de l’ouvrier, ce qu’il est quand il apparaît aux regards des spectateurs ; invisible dans le plan, il sera visible quand il sera fait. Le voilà, il a passé en œuvre ; a-t-il cessé pour cela d’exister en idée ? Un coffre a été fait, mais celui qui était dans la pensée reste le même. En effet, le premier peut tomber en poussière, et de nouveau on en peut faire un autre d’après celui qui est en l’idée. Considérez donc qu’il y a deux coffres, l’un en idée, l’autre en œuvre. Le coffre en œuvre n’est pas vie, le coffre en idée est vie, parce qu’il vit dans la pensée de l’ouvrier, où tout ce qu’il fait existe avant d’être produit au-dehors. Pareillement, mes frères, la sagesse de Dieu, par laquelle toutes choses ont été faites, possède en elle-même l’archétype de tous les êtres antérieurement à leur création ; d’où il suit que ce qui se fait d’après cet archétype n’est pas vie pour cela. Mais tout ce qui a été fait est vie en Dieu. Tu vois la terre, cette terre existe aussi dans l’idée de Dieu ; tu vois le ciel, le ciel existe aussi dans la pensée de Dieu ; tu vois le soleil et la lune, ils y existent aussi. Mais tels que tu les vois au-dehors, ils sont des corps ; tels qu’ils se retrouvent dans la pensée de Dieu, ils sont vie. Comprenez comme vous le pourrez ; car ce que je viens de vous dire est grand. S’il ne tire pas de moi sa grandeur et que je ne puisse y contribuer en aucune façon, il la puise dans son objet même. Je suis, en effet, trop peu de chose pour vous tenir de moi-même un pareil langage ; mais celui vers qui je porte mes regards afin de pouvoir vous parler, ne peut m’être comparé. Que chacun prenne ce qu’il peut, autant qu’il le peut ; pour celui qui ne peut rien prendre, qu’il nourrisse son cœur afin de pouvoir. De quoi le nourrir ? Qu’il le nourrisse de lait, afin d’en venir ensuite à une alimentation plus solide. Qu’il ne s’éloigne pas de Jésus-Christ, né selon la chair, jusqu’à ce qu’il parvienne à Jésus-Christ, né d’un Dieu unique, Verbe Dieu, demeurant en Dieu, par qui toutes choses ont été faites, parce que c’est la vie qui en lui est la lumière des hommes.
18. Car voici ce qui suit : « Et la vie était la lumière des hommes » ; en effet, c’est cette même vie qui les éclaire. Les bêtes n’ont pas cette lumière, parce qu’elles n’ont pas d’âme raisonnable capable de voir la sagesse. Mais l’homme, fait à l’image de Dieu, a une âme raisonnable par laquelle il peut la percevoir. Donc, cette vie par laquelle toutes choses ont été faites, cette même vie est lumière, non pas la lumière des animaux quels qu’ils soient, mais la lumière des hommes. Aussi l’Évangéliste dit peu après : « Elle était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ». Jean-Baptiste a été éclairé par cette lumière comme aussi Jean l’Évangéliste. De cette lumière était rempli celui qui a dit : « Je ne suis pas le Christ, mais c’est celui qui vient après moi, et dont je ne suis pas digne de délier, les cordons des souliers [22] ». De cette lumière était éclairé celui qui a dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Donc cette vie est la lumière des hommes.
19. Mais peut-être des cœurs insensés se trouvent-ils dans l’impossibilité de recevoir les rayons de cette lumière parce qu’ils sont appesantis par leurs péchés, qui leur en interceptent la vue. De ce qu’ils sont incapables de l’apercevoir, qu’ils n’aillent pas croire à sa non-existence, car ils sont devenus ténèbres à cause de leurs fautes : « Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise ». De même qu’un aveugle, placé en face du soleil, est absent pour lui, quoique celui-ci l’inonde de ses rayons ; ainsi tout insensé, tout pécheur, tout impie est aveugle en son cœur. La sagesse est devant lui, mais comme elle brille aux yeux d’un aveugle, elle est pour lui comme absente. Non qu’elle soit absente à lui, mais parce que lui est absent d’elle. Que lui faut-il donc faire ? Qu’il purifie ce qui peut lui faire voir Dieu. Si un homme ne peut voir parce qu’il a les yeux souillés et malades, parce que la poussière, l’humeur ou la fumée viennent les obscurcir, le médecin lui dit : Nettoie tes yeux, ôte ce qu’il y a en eux de mauvais, afin qu’ils puissent voir la lumière. La poussière, l’humeur, la fumée, ce sont tes péchés et tes fautes. Ôte-les de ton cœur, et tu apercevras la sagesse qui est toujours présente devant toi ; car Dieu est cette sagesse, et il est écrit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu[23] ».

DEUXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OU IL EST ÉCRIT : « IL Y EUT UN HOMME ENVOYÉ DE DIEU, NOMMÉ JEAN », JUSQU’À « PLEIN DE GRÂCE ET DE VÉRITÉ ». (Chap. 1, 6-14.)[modifier]

SAINT JEAN, PRÉCURSEUR DU CHRIST.[modifier]

L’homme ne saurait, ni par lui-même, ni par un autre moyen humain, se faire une idée de la nature du Verbe ; mais pour l’instruire, le Fils de Dieu s’est fait chair et est mort sur use croix. Il est la lumière véritable ; néanmoins, afin de n’être pas méconnu, il a envoyé devant lui une lampe destinée à ménager la faiblesse de nos yeux et à nous faire voir ce soleil qui éclaire le monde, ce maître qui le gouverne. Malgré cela plusieurs ne l’ont pas reçu ; pour ceux qui lui ont fait bon accueil, ils sont devenus par la grâce de l’incarnation les enfants adoptifs de Dieu, et ils ont reconnu en Jésus-Christ le Fils de l’Éternel.


1. Il est bon, mes frères, lorsque nous nous appliquons à étudier les divines Écritures, principalement le saint Évangile, de n’omettre autant que possible aucun passage, afin de nous en nourrir selon notre capacité, et de nous faire part ensuite de ce qui nous a été donné. Il nous souvient d’avoir expliqué hier, dimanche, les paroles du premier chapitre, c’est-à-dire : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe tétait Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait est vie en lui ; et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise ». Si je ne me trompe, voilà jusqu’où nous avons poussé nos explications ; tous ceux qui se trouvaient ici s’en souviennent ; pour vous, qui étiez absents, croyez à ma parole et à celle des personnes qui ont bien voulu venir nous entendre. Il nous est impossible de revenir sans cesse sur nos pas ; car nous deviendrions ennuyeux, si, sous prétexte de ne point priver les absents d’hier, nous répétons ce que nous avons déjà dit devant ceux qui étaient alors présents, et qui désirent entendre la suite. Daignent donc les personnes gui n’ont pas assisté à notre première dissertation, ne point exiger de nous un retour en arrière, et se mettre avec les autres à écouter ce que nous devons dire aujourd’hui.
2. Voici la suite : « Il y eut un homme ennoyé de Dieu, qui s’appelait Jean ». Aussi bien ce qui a été dit plus haut, mes très-chers frères, a été dit de l’ineffable divinité duVerbe, et dans un langage presque ineffable. En effet, qui pourra comprendre : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu ? » Afin que ce nom de Verbe ne te semble pas commun, en raison de l’habitude où l’on est de prononcer tous les jours des verbes, Jean ajoute : « Le Verbe était Dieu ». C’est de ce même Verbe que nous avons abondamment parlé hier. Dieu veuille que de tant de paroles, quelques-unes au moins aient trouvé accès jusqu’à votre cœur. « Au commencement était le Verbe ». Il est toujours le même, toujours de la même manière ; ce qu’il est, il l’est toujours, il ne peut changer ; être ainsi c’est être. Être, voilà son nom. Il l’a dit à son serviteur Moïse : « Je suis celui qui suis ». Et encore : « Celui qui est m’a envoyé [24] ». Encore une fois, qui est-ce qui pourra le comprendre, quand on voit que ce qui est mortel est changeant ; non seulement les corps sont soumis à des modifications diverses, comme naître, croître, s’affaiblir, mourir ; les âmes elles-mêmes s’étendent et se déchirent sous l’effort des désirs qui les sollicitent en sens contraires ; quand on voit les hommes capables de percevoir la sagesse, s’ils se soumettent à l’influence de sa lumière et de sa chaleur, capables aussi de la perdre, si leurs affections déréglées les en éloignent ? Quand donc vous voyez tant de vicissitudes en toutes choses, de quel œil pouvez-vous considérer ce qui est ? Ne vous semble-t-il pas placé bien au-dessus des êtres qui sont comme s’ils n’étaient pas ? Encore une fois, qui pourra le comprendre ? De quelque façon qu’il emploie les forces de son esprit pour s’élever de son mieux jusqu’à ce qui est, n’importe de quelle manière et dans quelle proportion il puisse le faire, un homme sera-t-il jamais capable d’y parvenir ? Ainsi en est-il de celui qui voit de loin sa patrie, mais qui en est séparé par la mer ; il a beau voir le but où il doit diriger ses pas, les moyens lui manquent pour s’y transporter. Pareillement nous voulons parvenir à cette patrie permanente où se trouve ce qui est véritablement, parce que seul il est toujours de telle façon qu’il ne peut jamais cesser d’être. Entre elle et nous s’étend la mer du siècle présent qu’il nous faut traverser ; toutefois dès maintenant nous voyons où nous allons ; mais plusieurs ne le voient même pas. Afin de nous procurer le moyen d’y parvenir, celui-là est venu vers qui nous voulions aller. Et qu’a-t-il fait ? Il a préparé un navire sur lequel nous pourrons traverser la mer. Personne, en effet, ne peut traverser la mer de ce siècle, à moins que la croix de Jésus-Christ ne le porte. Celui-là même dont la vue est faible s’attache parfois à cette croix : que le chrétien, même celui qui est incapable d’apercevoir de loin le terme de son voyage ne s’en dessaisisse point, et elle le conduira au port.
3. Voici donc, mes Frères, ce que j’ai eu dessein d’insinuer à vos cœurs : Si vous voulez vivre avec piété et chrétiennement, attachez-vous à Jésus-Christ selon ce qu’il s’est fait pour nous afin de parvenir à lui selon ce qu’il est et selon ce qu’il était. Il s’est approché de nous, afin de devenir tel pour nous ; il est devenu tel, afin que les faibles soient portés par lui, qu’ils traversent la mer et parviennent à la patrie où tout navire cessera d’être nécessaire, parce qu’il n’y aura plus de mer à franchir. Il vaut donc mieux ne pas voir en esprit celui qui est, et cependant ne pas se séparer de la croix de Jésus-Christ, que le voir en esprit et mépriser la croix du Sauveur. Il est préférable encore, et singulièrement meilleur, devoir, s’il est possible, où il faut aller, et de se tenir attaché à ce qui peut nous y porter. C’est ce qu’ont pu faire ces grandes âmes appelées du nom de montagnes, éclairées plus que toutes les autres de la lumière de la justice. Elles ont pu le faire, et elles ont vu ce qui est. Car c’est pour l’avoir vu que Jean disait : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu », Elles l’ont vu et, pour parvenir à ce qu’elles voyaient de loin, elles ne se sont pas dessaisies de la croix de Jésus-Christ, elles n’ont pas méprisé ses abaissements. Pour les petits qui n’ont pas la même intelligence, s’ils ne restent pas étrangers à la croix, à la passion et, à la résurrection de Jésus-Christ, le navire qui mène au port ceux qui voient, les conduira eux-mêmes à ce qu’ils ne voient pas.
4. Mais certains sages de ce monde ont existé, qui ont cherché le Créateur par l’intermédiaire de la créature ; car on peut le trouver par ce moyen, suivant cette formelle déclaration de l’Apôtre : « Ce qui est invisible en Dieu est vu et compris par ce qu’il a fait depuis le commencement du monde ; comme aussi sa puissance éternelle et sa divinité, en sorte qu’ils sont inexcusables ». Et ensuite : « Parce qu’ayant connu Dieu » ; il ne dit pas : parce qu’ils ne l’ont pas connu, mais bien : « parce qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces, mais ils se sont évanouis en leurs pensées, leur cœur s’est obscurci et est demeuré sans intelligence ». Comment obscurci ? Il continue et dit plus ouvertement : « Se vantant d’être sages, « ils sont devenus fous ». Ils ont vu où il fallait venir ; mais, ingrats à l’égard de celui qui leur avait donné de le voir, ils ont voulu s’attribuer ce qu’ils avaient vu et, devenus orgueilleux, ils ont mérité de le perdre ; après quoi ils se sont tournés vers les idoles, les simulacres et le culte du démon, ils ont adoré la créature et méprisé le Créateur. À la vérité, ils étaient déjà brisés quand ils ont fait ces choses ; mais ils s’étaient vu briser parce qu’ils étaient devenus des orgueilleux, et, parce qu’ils s’étaient abandonnés à l’orgueil, ils s’étaient vantés d’être sages. Ceux dont Paul a dit : « Parce qu’ayant connu Dieu », ont donc vu ce que dit Jean, c’est-à-dire que toutes choses ont été faites par le Verbe. Car on trouve cette vérité dans les livres des philosophes ; on y voit aussi que Dieu a un Fils unique par lequel toutes choses existent. Ils ont pu voir ce qui est, mais ils ont vu de loin ; ils n’ont pas voulu s’attacher aux abaissements de Jésus-Christ ; montés sur ce navire ils seraient parvenus sûrement à ce qu’ils avaient pu voir de loin. Mais la Croix de JésusChrist leur a inspiré du dégoût. Il faut passer la mer, et le bois qui te porte tu le méprises ? O sagesse orgueilleuse, tu te moques de Jésus crucifie ! Mais c’est celui-là même que tu as vu de loin ! « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu ». Mais pourquoi a-t-il été crucifié ? Parce que le bois de ses abaissements t’était nécessaire. Pour toi, tu étais enflé d’orgueil ; tu te trouvais jeté à une distance énorme de la patrie, les flots de ce siècle te coupaient le chemin qui conduit à la patrie, tu n’avais pas d’autre ressource que d’y être porté sur le navire. Ingrat, tu te moques de celui qui vient à toi pour faciliter ton retour ! Il s’est fait la voie, et la voie au travers des flots. De là vient qu’il a marché sur la mer [25], pour montrer que sur la mer était la voie. Mais toi, qui ne peux comme lui marcher sur la mer, fais-toi porter par le vaisseau, par le bois de la croix ; crois-tu au Crucifié et tu pourras arriver. C’est pour toi qu’il a été crucifié, afin de t’apprendre l’humilité, et aussi parce que s’il était venu comme Dieu, il ne serait pas venu pour ceux qui ne pouvaient voir Dieu. Il n’est donc pas venu du ciel, il n’y est pas retourné en tant que Dieu, puisque comme tel il est partout et n’est renfermé nulle part. Comment donc est-il venu ? Tel qu’il nous a apparu, avec la nature humaine.
5. Aussi, parce qu’il était un homme, mais un homme en qui Dieu était caché, il a envoyé devant lui un homme extraordinaire dont le témoignage le fit reconnaître comme étant une nature supérieure à celle de l’homme. Quel était ce personnage extraordinaire ? « Il y eut un homme ». Comment pouvait-il dire la vérité sur Dieu ? « Il était envoyé de Dieu ». Son nom ? « Il s’appelait Jean ». Pourquoi est-il venu ? « Il est venu pour rendre témoignage, pour rendre témoignage de la lumière, afin que tous crussent par lui ». Qui était-il pour rendre témoignage de la lumière ? C’était quelque chose de grand, grand mérite, grande grâce, grande élévation ! Admirez-le, oui, admirez-le, mais admirez-le comme une montagne. Or, une montagne demeure dans les ténèbres, à moins que la lumière ne vienne l’éclairer de ses rayons. Ainsi, n’admirez Jean que pour entendre ce qui suit : « Il n’était pas la lumière », de peur que, prenant la montagne pour la lumière, tu y trouves non pas la consolation, mais le naufrage. Mais que dois-tu admirer ? La montagne comme montagne. Cependant dresse-toi vers celui qui illumine la montagne, élevée pour recevoir la première les rayons de la lumière et la refléter ensuite à tes yeux. Donc, « il n’était pas la lumière ».
6. Pourquoi donc est-il venu ? « Pour rendre témoignage de la lumière ». Pourquoi ce témoignage ? « Afin que tous crussent en lui ». Quelle était cette lumière dont il devait rendre témoignage ? « Il était la lumière véritable ». Pourquoi l’Évangéliste a-t-il ajouté le mot véritable ? Parce que l’homme éclairé est appelé lumière, tandis que la lumière véritable est celle qui éclaire. En effet, nos yeux sont aussi appelés lumières ; et cependant, si de nuit on n’allume pas une lampe, ou si de jour le soleil ne se rencontre pas, c’est inutilement que ces lumières sont ouvertes. Ainsi Jean était la lumière, mais non la lumière véritable ; parce que, avant d’être éclairé, il était ténèbres, et que, après avoir été éclairé, il est devenu lumière. S’il n’avait pas reçu les rayons de la lumière, il serait resté ténèbres, comme tous les impies auxquels, même après leur conversion à la foi, l’Apôtre disait : « Autrefois, vous étiez ténèbres ». Cependant, parce qu’ils avaient reçu la foi, qu’ajoutait-il ? « Maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur [26] ». S’il n’avait pas ajouté : « Dans le Seigneur », nous n’aurions pas compris ce qu’il voulait dire. « Vous êtes », disait-il, « lumière dans le Seigneur ». Vous étiez ténèbres, mais noms dans le Seigneur ; car « autrefois vous étiez ténèbres » ; là il n’ajoute pas dans le Seigneur. Donc vous étiez ténèbres en vous, et lumière dans le Seigneur. Ainsi, « Jean n’était pas la lumière, mais il était venu pour en rendre témoignage ».
7. Mais la lumière même, où est-elle ? « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde ». S’il éclaire tout homme venant en ce monde, il éclairait aussi Jean ; il éclairait donc celui par qui il voulait être montré. Que votre charité s’applique à m’entendre. Il venait à des esprits infirmes, à des cœurs blessés, à des âmes dont l’œil était malade. Tel était l’objet de sa venue. Et comment l’âme aurait-elle pu voir ce qui a la perfection de l’être ? De la manière dont il arrive souvent de connaître, par les rayons tombés sur un corps étranger, le lever du soleil que nous ne pouvons encore voir de nos yeux. Comme ceux qui ont les yeux malades, sont capables de voir un mur, une montagne, un arbre, ou tout autre objet illuminé et éclairé par le soleil, et par le moyen de cette lumière autre que la sienne, de s’apercevoir qu’il est levé ; ce que leur regard trop faible ne peut découvrir directement : ainsi tons ceux vers qui Jésus-Christ était venu étaient trop peu à même de le voir. Il a répandu son éclat sur Jean ; et en avouant qu’il reçut les rayons et la lumière, qu’il n’était ni les rayons ni la lumière, Jean a fait connaître celui qui illumine, celui qui éclaire, celui qui remplit de sa plénitude. Et celui-là qui est-il ? « Celui qui éclaire tout homme venant en ce monde ». Car si l’homme n’était déchu d’ailleurs, il n’aurait pas eu besoin d’être éclairé de la lumière ; mais elle lui est nécessaire en ce monde, parce qu’il est déchu de l’endroit où il lui était loisible de l’avoir toujours.
8. Quoi donc ? S’il est venu ici, où était-il ? « Il était dans le monde ». Il était ici et il y est venu. Il y était par sa divinité, il y est venu var son incarnation ; car, bien qu’il fût ici par sa divinité, les ignorants, les aveugles et les méchants ne pouvaient le voir. Les méchants sont les ténèbres dont il est écrit : « La « lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise[27] ». Voici qu’il est ici à cette heure, et il y était, et il y est toujours ; jamais il ne s’en éloigne, et il y est partout présent. Il te faut de quoi voir ce qui ne s’éloigne jamais de toi ; il te faut ne pas t’éloigner du soleil qui remplit tous les lieux de sa présence. Pour ne pas être abandonné de lui, il ne faut jamais t’en séparer. Ne tombe pas et il ne disparaîtra pas ; si tu tombes, il disparaît à tes yeux. Si tu demeures debout, il est présent devant toi ; mais si tu n’es pas resté debout, souviens-toi d’où tu es tombé ; d’où tu as été précipité par celui qui est tombé avant toi. Il t’a précipité, non par la force, non par la violence, mais par un acte de ta volonté. Car, si tu n’avais pas consenti au anal, tu serais debout, et tu aurais continué à être éclairé. Mais maintenant que tu es tombé et que tu as été blessé au cœur, comment cette lumière pourra-t-elle venir jusqu’à toi ? Il est venu dans des conditions telles que tu fusses à même de le voir ; et il s’est montré homme à ce point de rechercher le témoignage d’un homme. Dieu a un homme pour témoin ; mais c’est à cause de l’homme : car nous sommes si faibles ! Au moyen de la lampe nous cherchons le jour, puisque Jean a été appelé une lampe, suivant ces paroles du Seigneur : « Il était une lampe ardente et luisante, et vous avez voulu pour un peu de temps vous réjouir à sa lumière ; pour moi, j’ai un témoignage plus grand que celui de Jean [28] ».
9. Il le montre donc ; c’est pour les hommes qu’il a voulu qu’une lampe le fît voir ; il l’a voulu pour exciter la foi de ceux qui devaient croire, et pour confondre par elle tous ses ennemis. Ces ennemis c’étaient ceux qui lui demandaient pour le tenter : « Dites-nous : Par quel pouvoir faites-vous ces choses-là ? – Et moi, leur répondit-il, je vous adresserai seulement une question : Dites-moi : le baptême de Jean, d’où est-il ? Du ciel, ou des hommes ? Et ils furent troublés, et ils se dirent en eux-mêmes : Si nous répondons du ciel, il nous dira : Pourquoi donc n’avez-vous pas cru à sa parole ? » Car il avait rendu témoignage à Jésus-Christ, et il avait dit : « Je ne suis pas le Christ, mais c’est lui[29] ; car ils dirent : « Nous ne savons pas ». Et parce qu’ils n’avaient pas voulu le laisser pénétrer dans leur âme, parce qu’ils avaient nié ce qu’ils savaient ; le Sauveur ne s’ouvrit pas non plus à eux, car ils n’avaient pas frappé. Il est dit, en effet : « Frappez et l’on vous ouvrira[30] ». Quant à eux, non seulement ils n’avaient pas frappé pour qu’on leur ouvrît ; mais, par leur mensonge, ils avaient même fermé la porte à leur propre détriment. Et moi, leur dit le Seigneur : « Je ne vous dis pas non plus par quel pouvoir je fais ces choses[31] ». Ainsi furent-ils confondus par Jean, et cette parole s’accomplit en eux : « J’ai préparé une lampe pour mon Christ, je couvrirai de confusion ses ennemis[32]. « Si, au contraire, nous répondons des hommes, nous craignons que le peuple ne nous lapide, parce qu’on regardait Jean comme un Prophète ». Craignant d’être lapidés, mais craignant davantage encore de dire la vérité, ils répondirent par un mensonge à la vérité, mais l’iniquité se mentit à elle-même[33] ».
10. « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui ». Ne pense point qu’il était dans le monde, comme y est la terre, comme y est le ciel, comme y sont le soleil, la lune, les étoiles, comme y sont les arbres, les animaux, les hommes. Ce n’est pas ainsi qu’il était dans le monde. Mais comment y était-il ? Comme un ouvrier qui gouverne ce qu’il a fait. Non, toutefois, qu’il ait fait son œuvre comme un ouvrier fait la sienne : hors de l’ouvrier est le coffre qu’il façonne ; ce coffre est placé dans un endroit autre que celui où il se trouve lui-même, pendant qu’il le fabrique : et bien que l’ouvrier se tienne à côté de son œuvre, il est cependant ailleurs et en dehors de l’objet de son travail. Pour Dieu il est répandu dans le monde qu’il crée, il demeure dans toutes ses parties, il ne se retire nulle part ailleurs ; il n’est point placé au-dehors du monde, pour le laisser en quelque sorte tomber de ses mains. Par la présence de sa majesté il fait ce qu’il fait, par sa présence il gouverne ce qu’il a fait. Ainsi il était donc dans le monde comme celui par qui a été fait le monde : « Car le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu ».
11. Qu’est-ce à dire : « Le monde a été fait par lui ? » Le ciel, la terre et tout ce qui s’y trouve s’appellent le monde. En outre, et dans un autre sens on appelle de ce nom les amis du monde. « Le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu ». Quoi ! les cieux n’ont point connu leur Créateur ? les anges ne l’ont point connu ? les astres ne l’ont point connu, lui dont les démons confessent là puissance ? En tous lieux, toutes choses lui rendent témoignage. Mais qui sont ceux qui ne l’ont point connu ? Ceux qui, aimant le monde, ont été appelés de ce nom ; car où se trouvent nos affections, nous y habitons par le cœur. Aussi, dès lors qu’ils aimaient le monde, ils ont mérité le nom du lieu où ils avaient fixé leurs affections. Ainsi lorsque nous disons : Mauvaise est cette maison, ou bonne est cette maison, nous ne jetons pas plus un blâme sur les murailles de la première, que nous ne faisons l’éloge de la seconde. Mais, en disant qu’une maison est mauvaise, nous entendons que ceux qui l’habitent sont des méchants ; et en disant qu’elle est bonne, nous voulons dire que ceux qui y demeurent sont des gens honnêtes. Ainsi, par le monde nous entendons ceux qui y ont fixé leurs affections. Qui sont-ils encore une fois ? Ceux qui l’aiment, parce qu’ils y habitent par le cœur. Car pour les autres qui n’aiment pas le monde, leur corps est bien dans le monde, mais leur cœur habite au ciel, comme dit l’Apôtre : « Notre conversation est au ciel [34] ». Donc, « le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu ».
12. « Il est venu chez soi », parce que tout cet univers a été fait par lui. « Et les siens ne l’ont pas reçu ». Qui les siens ? Les hommes qu’il a créés. Les Juifs qu’il a dès le commencement élevés au-dessus de toutes les nations. Car les autres peuples adoraient les idoles et servaient les démons ; mais les Juifs étaient issus de la race d’Abraham ; ainsi ils étaient particulièrement les siens parce qu’ils lui appartenaient par le lien de la chair dont il a daigné se revêtir pour notre amour. « Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont pas reçu ». A-t-il été absolument rejeté de tous ? Aucun d’eux ne l’a-t-il reçu ? Aucun d’eux n’a-t-il été sauvé ? Car personne ne sera sauvé à moins de recevoir Jésus-Christ.
13. Mais il ajoute : « Quant à ceux qui l’ont « reçu ». Que leur a-t-il accordé ? Étonnante miséricorde ! Admirable bienveillance ! Unique par sa naissance, il n’a pas voulu demeurer seul. Plusieurs n’ayant pas eu d’enfants, et l’âge où l’on peut en avoir étant passé pour eux, ils en adoptent, et par leur volonté ils se donnent ce que leur a refusé la nature : ainsi font les hommes. Mais si quelqu’un a un fils unique, il en éprouve une joie d’autant plus vive, parce que celui-ci est seul appelé à posséder tout le bien de son père, et qu’il n’aura point à partager avec d’autres son héritage en le partageant il s’appauvrirait. Il n’en est pas ainsi de Dieu. Le Fils unique qu’il avait engendré, et par qui il avait fait toutes choses, il l’a envoyé dans le monde afin qu’il ne fût pas seul, mais qu’il eût des frères adoptifs. Pour nous, en effet, nous ne sommes pas nés de Dieu comme son Fils unique ; mais nous avons été adoptés par sa grâce. Ce Fils unique est venu pour nous délivrer des péchés dans lesquels nous étions enveloppés, et qui formaient un obstacle à notre adoption. Aussi a-t-il d’abord délivré de leurs fautes ceux dont il voulait faire ses frères, puis il les a rendus ses cohéritiers. Voilà, en effet, ce que dit l’Apôtre : « S’il est fils, il est aussi héritier par la grâce de Dieu [35] ». Et encore : « Héritiers de Dieu, cohéritiers de Jésus-Christ[36] ». Il n’a pas craint d’avoir des cohéritiers ; car le grand nombre de ceux qui possèdent son héritage, ne peut en amoindrir la valeur ; il y a plus : ses cohéritiers deviennent son bien et son héritage, et lui-même il devient leur héritage à son tour. Écoute, voici comment ils deviennent son héritage. « Le Seigneur m’a dit : Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui. Demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage[37] ». Mais lui, comment devient-il leur héritage ? Il est dit en un psaume : « Le Seigneur est la part de mon héritage et de mon calice[38] ». Puissions-nous le posséder, et puisse-t-il nous posséder nous-mêmes ? Qu’il nous possède comme étant Notre-Seigneur, possédons-le comme notre salut, possédons-le comme notre lumière. Qu’a-t-il donc donné à « ceux qui l’ont reçu ? » « À ceux qui croient en son nom, il leur a donné d’être enfants de Dieu », afin qu’ils se tiennent attachés au bois qui doit leur faire traverser la mer.
14. Et comment naissent-ils ? C’est en devenant enfants de Dieu et frères de Jésus-Christ qu’ils naissent, cela est évident. Si, en effet, ils ne naissaient pas, comment pourraient-ils être fils ? Les enfants des hommes naissent de la chair et du sang, par un effet de la volonté de l’homme et de l’usage de l’union conjugale. Pour eux, comment naissent-ils ? « Ceux qui ne sont pas nés du sang ». Il entend, par là, le sang de l’homme et de la femme. Sang au pluriel n’est pas latin, mais parce que ce mot est employé au pluriel dans le grec, l’interprète a préféré l’employer ainsi à son tour, et par une expression moins latine, au gré des grammairiens, mettre la vérité au niveau des intelligences des faibles. S’il eût dit sang au singulier, il n’eût pas expliqué ce qu’il voulait, car les hommes naissent du mélange des sangs de l’homme et de la femme. Disons-le donc aussi, sans craindre les férules des grammairiens, s’il nous est possible par là d’arriver à une connaissance de la vérité plus claire et plus solide. Celui qui comprend, condamne cette manière de parler ; sa facilité à saisir les choses le rend intraitable. « Ceux qui ne sont pas nés des sangs, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme » : l’Évangéliste emploie le mot chair pour celui de femme ; car, lorsqu’elle fut formée de la côte d’Adam celui-ci s’écria : Voici l’os de mes os et la chair de ma chair [39] » ; et l’Apôtre a dit : « Celui qui aime sa femme s’aime lui-même, car personne ne hait sa propre chair [40] ». Ce mot chair est donc employé pour désigner la femme, de même que le mot esprit est quelquefois mis pour désigner le mari. Pourquoi ? Parce que l’esprit gouverne et que la chair est gouvernée, parce que l’un doit commander et l’autre obéir. En effet, où la chair commande, l’esprit obéit, c’est une maison en désordre. Y a-t-il rien de pire qu’une maison où la femme a le commandement sur l’homme ? Une maison bien ordonnée est celle où l’homme commande, et où la femme obéit ; ainsi, encore, l’homme n’est lui-même dans l’ordre, qu’autant que chez lui l’esprit est le maître, et que le corps est l’esclave.
15. « Ils ne sont donc pas nés de la volonté u de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu ». Pour que l’homme pût naître de Dieu, d’abord Dieu est né de l’homme. Car Jésus-Christ est Dieu, et Jésus-Christ est né de l’homme. À la vérité, il n’a cherché qu’une mère sur la terre, parce qu’il avait déjà un Père au ciel. Il est né de Dieu pour nous créer, et il est né de la femme pour nous refaire. Ne t’étonne pas, ô homme, de ce que tu deviens fils de Dieu par la grâce, de ce que tu nais de Dieu par son Verbe ; Le Verbe a voulu d’abord naître de l’homme, afin que tu fusses assuré de naître de Dieu, et que tu fusses à même de te dire à toi-même : Ce n’est pas sans motif que Dieu a voulu naître de l’homme, il faut qu’il m’ait jugé comme ayant quelque valeur, pour me rendre immortel, et pour, naître lui-même mortel à cause de moi. L’Évangéliste a donc dit : « Ils sont nés de Dieu » ; mais afin que nous ne soyons ni étonnés ni effrayés de cette grâce immense en vertu de laquelle ; chose presque incroyable ! des hommes sont devenus enfants de Dieu, il veut, en quelque sorte, te rassurer, et il ajoute : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ». Pourquoi t’étonner que des hommes soient nés de Dieu ? Fais attention que Dieu lui-même est né de l’homme. « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ».
16. « Le Verbe s’étant donc fait chair, et ayant habité parmi nous », il nous a, par sa naissance, préparé un collyre pour guérir nos yeux, et nous aider à apercevoir sa grandeur cachée sous le voile de ses abaissements. « Le Verbe s’est donc fait chair, et il a habité parmi nous », il a guéri nos yeux. Que lisons-nous ensuite ? « Et nous avons vu sa gloire ». Sa gloire, personne n’aurait pu la voir, à moins d’être guéri par l’humilité de sa chair. Pourquoi nous était-il impossible de la voir ? Que votre charité soit attentive, et comprenez bien mes paroles. L’œil de l’homme s’était comme rempli de poussière ou de terre, et sa vue en était troublée ; il ne pouvait voir la lumière. On applique le remède sur cet œil malade ; la terre avait fait son mal, on met de la terre pour le guérir. Car tous les collyres et tous les médicaments pour les yeux ne tirent leur vertu que de la terre. La poussière t’avait aveuglé, la poussière te guérit ; ton aveuglement était venu de la chair, de la chair est venue ta guérison. L’âme était, en effet, devenue charnelle par le consentement qu’elle avait donné aux désirs de la chair ; c’est ce qui avait crevé l’œil de ton cœur. « Le Verbe s’est fait chair », et le médecin t’a préparé un collyre. Et parce qu’il est venu afin d’éteindre en sa chair les vices de la nôtre, et de tuer notre mort par la sienne, il s’est fait en toi, et ainsi : « Le Verbe s’étant fait chair », tu peux dire que « nous avons vu sa gloire ». Quelle gloire ? Quel fils de l’homme est-il devenu ? C’est là pour lui de l’humiliation, et non de la gloire. Mais jusqu’où s’est porté le regard jel’homme, une fois qu’il a été guéri par la chair ? « Nous avons vu sa gloire », dit l’Evangéliste, « sa gloire comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité ». Cette grâce et cette vérité, si Dieu nous en fait la grâce, nous en parlerons plus au long une autre fois, quand nous expliquerons d’autres passages de ce même Évangile. Que ceci nous suffise pour aujourd’hui. Quant à vous, cherchez votre édification dans le Christ : que votre foi s’affermisse ; soyez attentifs à pratiquer toutes sortes de bonnes œuvres ; ne laissez point échapper de vos bras le bois qui doit vous aider à traverser la mer.

TROISIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST ÉCRIT : « JEAN REND TÉMOIGNAGE DE LUI » JUSQU’À CET AUTRE : « LE FILS UNIQUE, QUI EST DANS LE SEIN DU PÈRE, L’A RACONTÉ LUI-même ». (Ch. 1, 15-18.)[modifier]

LOI ET GRÂCE.[modifier]

Le médecin, venu jour guérir ceux qui étaient sous la loi, c’est le Verbe fait chair. Il était Fils de Dieu, véritable lumière du monde : celui-ci ne l’a pas connu : aussi, Jean est-il venu le montrer au monde, comme source de grâce et de bonheur. Par Adam, nous étions condamnés à la mort éternelle ; par le Christ, nous avons été amenés à avoir la foi et à mériter la récompense des élus. La loi rendait les hommes coupables ; la grâce et la vérité du Christ nous ont donné l’innocence. Les observateurs de la loi ne recevaient qu’une récompense temporelle ; si nous accomplissons la loi nouvelle, la vie éternelle sera notre partage.


1. Distinguer des dons de l’Ancien Testament, parce qu’elles appartiennent au Nouveau, la grâce et la vérité de Dieu, dont était rempli son Fils unique notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, lorsqu’il apparut aux saints, telle est la tâche que nous avons entreprise au nom du Seigneur et que nous avons promis à votre charité de remplir. Soyez donc attentifs, afin que Dieu m’accorde autant de savoir que mon esprit peut en comporter, et vous donne toute l’intelligence dont vous êtes susceptibles. Si cette semence répandue dans vos âmes n’est pas emportée par les oiseaux, si les épines ne l’étouffent pas, si elle n’est pas desséchée par la chaleur, si la pluie de mes exhortations quotidiennes unie à vos bonnes pensées vient encore faire en votre cœur ce que la rosée fait dans les champs où elle ameublit la terre, couvre la semence et l’aide ainsi à germer, facilite son développement, il vous restera pour votre part, à produire une moisson qui fasse la joie et le contentement du laboureur[41]. Que si, pour cette bonne semence et pour cette pluie bienfaisante, vous produisez, non du blé, mais des épines, on n’en accusera ni la semence, ni la pluie, mais les épines seront réservées au feu qu’elles méritent.
2. Nous sommes des hommes, et ce qui, à mon avis, ne demande pas de longs raisonnements pour le persuader à votre charité, nous sommes des chrétiens ; si nous sommes des chrétiens, ce titre montre que nous appartenons à Jésus-Christ. Nous en portons le signe sur le front ; nous ne devons pas en rougir, pourvu toutefois que nous le portions aussi sur notre cœur. Ce signe du Sauveur n’est autre que son humilité ; une étoile a servi à le faire connaître aux Mages : c’était le signe donne par, le Seigneur, signe brillant et venu du ciel[42] ; il n’a pas voulu qu’une étoile fût marquée comme signe sur le front des fidèles, il a choisi la croix. Le principe de ses humiliations est devenu celui de sa gloire. Nous étions plongés dans un abîme ; il s’est abaissé, il y est descendu et il nous en a retirés. Nous appartenons donc à l’Évangile, nous appartenons au Nouveau Testament. « La loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ ». Interrogeons l’Apôtre, il nous enseigne que nous sommes sous l’empire, non de la loi, mais de la grâce[43], et il nous dit : « Dieu a donc envoyé son fils, formé de la femme, formé sous la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi et nous rendre enfants adoptifs[44] ». Voilà pourquoi Jésus-Christ est venu ; c’était pour racheter ceux qui étaient sous la loi, afin que désormais nous ne soyons plus sous l’empire de la loi, mais sous celui de la grâce. Qui a donné la loi ? Celui-là même a donné la loi, qui a donné la grâce ; mais la loi, il l’a envoyée par son serviteur, la grâce, il est descendu pour nous l’apporter. Mais comment les hommes étaient-ils venus se ranger sous la loi ? En n’accomplissant pas la loi. Celui qui accomplit la loi n’est pas sous la loi, mais quiconque est sous la loi, en est écrasé au lieu d’en être soulagé. Aussi tous les hommes placés sous la loi, la loi les rend criminels, c’est pourquoi elle est sur leur tête, non pour ôter leurs péchés, mais pour montrer qu’ils sont pécheurs. La loi ordonne, mais pour accomplir ce qu’ordonne la loi, la miséricorde du législateur est indispensable. En s’efforçant d’accomplir les préceptes de la loi avec leurs propres forces, les hommes ont été entraînés dans l’abîme par cette présomption téméraire et irréfléchie, et au lieu d’être avec la loi, ils sont tombés sous la loi, et sont devenus criminels ; mais comme, par leurs propres forces, ils n’ont pu accomplir la loi, ils sont tombés sous la loi et sont devenus coupables ; alors ils ont imploré le secours du Libérateur. Ainsi cette culpabilité sous la loi a rendu malades les superbes. La maladie des superbes leur a inspiré l’humilité et les a portés à avouer leur faiblesse ; déjà les malades confessent leur mal, vienne le médecin et qu’il les guérisse.
3. Quel est ce médecin ? Jésus-Christ Notre. Seigneur. Qui est Jésus-Christ Notre-Seigneur ? Celui qui s’est montré même à ceux qui l’ont crucifié, celui qui a été pris, souffleté, flagellé, couvert de crachats, couronné l’épines, attaché à la croix, qui est mort, qui a été percé d’une lance, descendu de la croix et mis dans un sépulcre. C’est bien Jésus-Christ Notre-Seigneur, oui, c’est lui, c’est lui seul qui a mis le remède sur nos blessures, c’est le crucifié qu’on a accablé d’injures, devant qui les bourreaux passaient en secouant la tête et en disant : « Il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix [45] ». Voilà notre unique médecin ; oui, c’est lui. Pourquoi donc n’a-t-il pas montré à ses insulteurs qu’il était le fils de Dieu ? S’il leur a permis de l’élever en croix, au moins, lorsqu’ils lui disaient : « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix », pourquoi n’en est-il pas descendu, ne leur a-t-il pas montré qu’il était le vrai Fils de Dieu dont ils avaient osé se moquer ? Il ne l’a pas voulu. Pourquoi ne l’a-t-il pas voulu ? Était-ce défaut de puissance ? Non, assurément. Quel est en effet le plus difficile, de descendre d’une croix ou de sortir vivant du tombeau ? Cependant, il a supporté les insultes, car sa croix devait lui servir à nom donner, non pas une preuve de sa puissance, mais un exemple de patience. Ainsi il a guéri tes blessures, là où les siennes l’ont fait longtemps souffrir ; il t’a guéri des atteintes de la mort éternelle, là où il a daigné mourir de la mort du temps. Est-ce lui qui est mort, ou bien est-ce la mort qui est morte en lui ? Quelle mort que celle qui a tué la mort ?
4. Mais était-ce bien Notre-Seigneur Jésus-Christ tout entier que l’on voyait, dont on s’emparait, que l’on crucifiait ? Était-ce bien lui tout entier ? Oui, certainement, mais non pas tel que le voyaient les Juifs, car ce qu’ils voyaient n’était pas le Christ dans tout son entier. Qu’était-ce donc encore que le Christ ? « Au commencement était le Verbe ». Quel commencement ? « Dieu en qui était le Verbe ». Et quel Verbe ? « Le Verbe était Dieu ». Le Verbe aurait-il été fait par Dieu ? Non. Car « au commencement il était en Dieu ». Hé quoi ! les autres choses que Dieu a faites ne sont-elles pas semblables au Verbe ? Non, car « toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Comment toutes choses ont-elles été faites par lui ? Parce que « ce qui a été fait, était vie en lui », et avant que cela fût fait, c’était la vie. Ce qui a été fait n’est pas vie, mais dans le plan, c’est-à-dire dans la sagesse de Dieu, avant d’avoir été fait, cela était la vie. Ce qui a été fait passe, ce qui est dans la sagesse de Dieu ne peut passer. Ce qui a été fait était vie en lui. Quelle était cette vie ? Comme l’âme est la vie du corps, notre corps a sa vie propre ; dès qu’elle se sépare de lui, il meurt. La vie dont nous parlons était-elle pareille à celle-là ? Non. « Mais la vie était la lumière des hommes ». Était-elle aussi la lumière des bêtes ? Cette lumière qui nous éclaire est tout à la fois la lumière des bêtes et celle des hommes. Il y a une lumière propre aux hommes, voyons ce qui distingue les hommes des bêles et alors nous comprendrons quelle est cette lumière des hommes. Tu ne diffères des bêtes que par l’intelligence, car pour tout le reste tu n’as pas sujet de te préférer à elles. Tu as confiance en tes forces ? Les bêtes sont plus fortes que toi. Ton agilité t’enorgueillit ? Les monstres sont plus agiles. Tu te vantes de ta beauté ? Quelle beauté dans les plumes du paon. En quoi leur es-tu supérieur ? En ce que tu es fait à l’image de Dieu. Où est cette image de Dieu ? Dans ton esprit, dans ton intelligence. Si donc tu vaux mieux que la bête, c’est parce que tu es doué d’un esprit capable de comprendre ce que les bêtes ne peuvent saisir. Tu es homme, parce que tu es supérieur aux animaux. La lumière des hommes est donc la lumière des esprits. La lumière des âmes est au-dessus d’elles et les surpasse toutes. C’était là la vie par laquelle toutes choses ont été faites.
5. Où était-elle ? Était-elle ici ? Ou bien était-elle dans le Père, sans être ici ? Ou, ce qui est plus exact, était-elle ici ou dans le Père ? Si elle était ici, pourquoi ne la voyait-on pas ? Parce que « la lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l’ont point comprise ». O hommes ne soyez pas ténèbres, ne soyez pas infidèles, injustes, ennemis de l’équité, ravisseurs, avares, amateurs du siècle ; être tels, c’est être ténèbres. La lumière n’est pas absente, mais c’est vous qui êtes absents par rapport à la lumière. Le soleil est présent pour l’aveugle sur qui tombent ses rayons ; mais l’aveugle est absent par rapport au soleil. Ne soyez donc pas ténèbres. Voilà en quoi consiste la grâce dont nous vous parlerons plus tard ; c’est que nous ne soyons plus ténèbres, et qu’à nous s’appliquent ces paroles de l’Apôtre : « Vous étiez autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur [46] ». Cependant, comme on ne voyait pas la lumière des hommes, c’est-à-dire la lumière des esprits, il fallait qu’un homme lui rendît témoignage, et pour cela, il était nécessaire qu’il fût, non point plongé encore dans les ténèbres, mais déjà enveloppé des rayons de la lumière. Toutefois, pour être brillant, il n’en était pas davantage la lumière même, « mais il était pour rendre témoignage de la lumière ». Car « il n’était pas la lumière ». Et quelle était cette lumière ? « C’était la lumière véritable qui éclaire tout u homme venant en ce monde ». Et où était-elle ? « Elle était en ce monde ». Et comment « était-elle dans le monde ? » Cette lumière était-elle dans ce monde comme y est la lumière du soleil, de la lune, des lampes ? Non, car « le monde a été fait par lui, et le monde « ne l’a pas connu o, c’est-à-dire : « La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise ». En effet, le monde est ténèbres, parce que les amateurs du monde c’est lui. La créature n’a-t-elle pas reconnu son Créateur ? Le ciel lui a rendu témoignage par une étoile[47] ; les vents lui ont rendu témoignage, à son ordre ils se sont apaisés[48] ; la terre lui a rendu témoignage, elle a tremblé au moment de sa mort[49] ; la mer lui a rendu témoignage, en portant le Christ, pendant qu’il marchait sur ses flots[50]. Si toutes ces créatures lui ont rendu témoignage, comment peut-on dire que le monde est demeuré sans le reconnaître, si ce n’est que par le monde il faille entendre les amateurs du monde, ceux qui s’y trouvent fixés par leurs affections ? Ainsi mauvais est le monde, parce que mauvais sont ceux qui l’habitent, de même que mauvaise est une maison, non à cause de ses murailles, mais à cause de ceux qui y demeurent.
6. « Il est venu chez soi », c’est-à-dire dans ce qui était à lui, et « les siens ne l’ont pas reçu ». Quelle espérance nous reste-t-il donc si ce n’est que « tous ceux qui l’ont reçu, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». S’ils deviennent enfants, ils naissent ; s’ils naissent, comment naissent-ils ? « Ce n’est pas de la chair, ni du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu ». Qu’ils se réjouissent donc, puisqu’ils sont nés de Dieu, qu’ils ne craignent pas de croire qu’ils lui appartiennent ; voici la preuve de leur divine origine : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ». Si le Verbe n’a pas rougi de naître de l’homme, les hommes rougiraient de devenir les enfants de Dieu ? Ce qu’il a fait, il l’a réparé, parce qu’il l’a fait ; qu’il l’ait réparé, nous en avons la preuve. Parce que « le Verbe s’est fait chair en habitant parmi nous », il est devenu notre remède ; la terre nous aveuglait, c’est par de la terre qu’il nous a guéris. Que voulait-il nous faire voir en nous guérissant ? « Et nous avons vu sa gloire », dit Jean, « sa gloire comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité [51] ».
7. « Jean rend témoignage de lui et il crie en disant : Voilà celui dont je vous ai dit : Celui qui vient après moi a été fait avant moi ». Il est venu après moi, et il m’a précédé. Qu’est-ce à dire ? « Il a été fait avant moi ». C’est-à-dire : il m’a précédé, non qu’il ait été fait avant que je n’aie été fait moi-même, mais il m’a été préféré ; voilà ce que signifie : « Il a été fait avant moi ». Comment a-t-il été fait avant toi, puisqu’il n’est venu qu’après toi ? « Parce qu’il était avant moi ». Avant toi, ô Jean ? Qu’y a-t-il d’étonnant, s’il est avant toi ? c’est vraiment chose admirable, puisque tu lui rends témoignage. Écoutons en effet ce qu’il dit de lui-même. « Je suis avant Abraham [52] ». Par sa naissance Abraham a tenu le milieu dans la vie du genre humain ; mais écoute ce que le Père dit à son Fils : « Je t’ai engendré avant Lucifer[53] ». Celui qui a été engendré avant Lucifer éclaire évidemment tous les hommes. On a donné le nom de Lucifer à cette créature déchue de la dignité d’ange et tombée à l’état de démon ; l’Écriture a dit de cet être « Lucifer est tombé, lui qui se levait au point du jour[54] ». Pourquoi lui donner le nom de Lucifer ? Parce qu’il reflétait la lumière qu’il avait reçue d’ailleurs. Comment s’est-il obscurci ? Parce qu’il ne sut pas tenir dans la vérité [55]. Jésus-Christ devait donc avant Lucifer, avant tout, être éclairé. De fait, celui dont la lumière brille dans tous les êtres susceptibles d’être éclairés, celui-là doit nécessairement être avant tout illuminé.
8. Aussi Jean ajoute : « Et nous avons tous reçu de sa plénitude ». Qu’avez-vous reçu ? « Et grâce pour grâce ». Ainsi lisons-nous dans le texte évangélique, copié sur les exemplaires grecs. Il n’est pas dit : nous avons reçu de sa plénitude grâce pour grâce ; mais : « Nous avons tous reçu de sa plénitude et grâce pour grâce », sous-entendu nous avons reçu. L’Évangéliste veut nous donner à entendre que nous avons reçu je ne sais quoi de la plénitude de Jésus-Christ, et en outre grâce pour grâce. De sa plénitude nous avons d’abord reçu la grâce, puis nous avons reçu une grâce nouvelle que l’Évangéliste appelle grâce pour grâce. Quelle est la première grâce reçue ? La foi. Dès lors que nous marchons dans la foi, nous marchons dans la grâce. Par quoi l’avons-nous méritée ? Par quels mérites antécédents ? Que personne ne se flatte, que chacun rentre en soi-même, qu’il scrute ses pensées les plus secrètes, qu’il remonte anneau par anneau la chaîne de ses œuvres, qu’il ne fasse pas attention à ce qu’il est, si tant est qu’il soit déjà quelque chose, mais à ce qu’il a été pour être quelque chose, et il trouvera qu’il n’a jamais mérité que le supplice. Si tu n’as rien mérité que le supplice, et si le Christ est venu non pour punir tes péchés, mais pour te les remettre, tu as donc reçu une grâce et non une récompense. Pourquoi la grâce s’appelle-t-elle ainsi ? Parce qu’elle est donnée gratuitement. En effet, ce que tu as reçu, tu ne l’as acheté au prix d’aucun mérite antécédent. Le pécheur a donc reçu cette première grâce pour la rémission de ses fautes. Qu’avait-il mérité ? S’il interroge la justice, il n’avait droit qu’à être puni : s’il le demande à la miséricorde, elle lui accorde la grâce. Dieu l’avait promise par l’organe des Prophètes ; aussi lorsqu’il vint pour accomplir sa promesse, donna-t-il, non seulement la grâce, mais encore la vérité. En quoi s’est manifestée la vérité ? En ce que Dieu a donné suite à ses promesses.
9. Qu’est-ce donc à dire : « Grâce pour grâce ? » Par la foi nous méritons Dieu ; nous ne méritions pas le pardon de nos péchés, et parce que nous étions indignes de ce don immense que nous avons reçu, ce don porte le nom de grâce ; que signifie grâce ? Donnée gratuitement. Que veut dire donnée gratuitement ? Accordée comme présent et non comme récompense. Si elle était due, c’était une récompense méritée, et non pas un don gratuit. Si elle était vraiment exigible, c’est que tu aurais été bon ; mais si, ce qui est indubitable, tu as été mauvais, comme néanmoins tu as cru en celui qui justifie l’impie [56], (qu’est-ce à dire : qui justifie l’impie ? Qui rend pieux l’homme impie), songe aux maux dont te menaçait la loi et aux biens que t’a procurés la grâce. En recevant cette grâce de la foi, tu deviendras juste par la foi (car le juste vit de la foi[57]), et en vivant de la foi tu mériteras Dieu : et alors que tu auras mérité Dieu par cette vie de la foi, tu recevras pour récompense l’immortalité et la vie éternelle. Et cette récompense est elle-même une grâce. Car, en, considération de quoi reçois-tu la vie éternelle ? En considération de la grâce. Effectivement, si la foi est une grâce et si la vie éternelle est, en quelque sorte, la récompense de la foi, en te donnant la vie éternelle Dieu semble s’acquitter d’une dette. (A l’égard de qui l’aurait-il contractée ? À l’égard du fidèle qui, par sa foi, y aurait acquis un droit.)Mais parce que la foi est elle-même une grâce, la vie éternelle est une grâce pour une grâce.
10. Écoute Paul : il reconnaît la grâce et ensuite, il réclame un dû. Comment Paul reconnaît-il la grâce ? « J’étais auparavant un blasphémateur, un persécuteur, un diseur « d’injures ; mais », ajoute-t-il, « j’ai trouvé miséricorde [58] ». Il se reconnaît indigne d’avoir obtenu miséricorde, il a trouvé grâce cependant, non par suite de ses mérites, mais par un effet de la miséricorde divine. Il vient d’avouer qu’il a reçu une grâce imméritée : maintenant, il exige un dû ; écoute-le. « Pour moi », dit-il, « je suis au moment de mon sacrifice et le temps de ma dissolution approche. J’ai combattu le bon combat, j’ai consommé ma course, j’ai conservé la foi : il me reste à recevoir la couronne de justice qui m’est réservée ». Il réclame un dû, il exige le paiement d’une dette ; car, vois ce qui suit : « Que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra au dernier jour [59] ». Pour recevoir d’abord la grâce, il lui fallait la miséricorde de Dieu ; pour la récompense de la grâce, il lui faut la justice du Juge. Celui qu’il n’a pas condamné pendant qu’il était impie, le condamnera-t-il maintenant qu’il est fidèle ? Et cependant, si tu y réfléchis bien, tu verras que Dieu t’a d’abord donné la foi par laquelle tu l’as mérité ; car tu n’as point mérité par toi-même qu’il fût redevable envers toi de quelque chose. Aussi, quand il t’accorde ensuite la récompense de l’immortalité, il couronne ses dons et non pas tes mérites. Donc, mes frères, « tous nous avons reçu de sa plénitude », de la plénitude de sa miséricorde, de l’abondance de sa bonté, Qu’avons-nous reçu ? La rémission de nos péchés qui nous a mis à même d’être justifiés par la foi. Quoi encore ? « Grâce pour grâce », c’est-à-dire pour cette grâce de la vie de la foi, nous recevrons une autre grâce. Que pourrions-nous recevoir, sinon une grâce ? Car, si je dis que cela m’est dû, je m’adjuge donc quelque chose, comme si Dieu me le devait ; or, ce que Dieu couronne en nous, ce sont les dons de sa miséricorde, à condition, cependant, que nous marchions jusqu’à la fin dans cette grâce qu’il nous a donnée.
11. « Car la loi a été donnée par Moïse » cette loi retenait les hommes dans le péché. En effet, que dit l’Apôtre ? « La loi est survenue pour faire abonder le péché[60] ». L’abondance du péché, voilà le bénéfice des orgueilleux ; car les hommes se donnaient beaucoup à eux-mêmes, ils attribuaient beaucoup à leurs forces, et ils étaient incapables, cependant, d’accomplir la justice sans le secours de Celui qui l’avait commandée. Pour dompter leur orgueil, Dieu leur a donné la loi comme pour leur dire : Tenez, accomplissez-la et ne vous imaginez pas que vous n’avez pas de maître ce qui manque, ce n’est pas celui qui commandera, c’est celui qui obéira.
12. Que si l’homme manque pour accomplir la loi, pourquoi ne l’accomplit-il pas ? parce qu’il est né esclave du péché et de la mort. Issu d’Adam, il traîne avec soi ce qu’il a puisé à cette source empoisonnée ; le premier homme est tombé, et tous ceux qui sont nés de lui en ont hérité la concupiscence de la chair. Il fallait qu’un autre homme vînt au monde, qui ne traînât à sa suite aucune concupiscence. Il y a donc un homme et un homme. Un homme pour la mort, et un homme pour la vie. Ainsi parle l’Apôtre : « Comme la mort est par un homme, par un homme aussi la résurrection des morts ». Par quel homme la mort, par quel homme la résurrection des morts ? Patience, l’Apôtre continue et ajoute : « Comme tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés en Jésus-Christ[61] » Qui sont ceux qui appartiennent à Adam ? Tous ceux qui sont nés d’Adam. Qui sont ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ? Tous ceux qui sont nés par Jésus-Christ. Pourquoi tous les hommes naissent-ils dans le péché ? Parce qu’il n’en est aucun qui ne soit né d’Adam. Mais naître d’Adam, c’est le résultat de la nécessité imposée par sentence divine ; naître de Jésus-Christ, c’est l’effet de la volonté et de la grâce. Les hommes ne sont pas contraints de naître par Jésus-Christ. Ce n’est pas leur volonté qui les a fait naître d’Adam ; tous ceux, cependant, qui sont nés d’Adam, sont nés avec le péché et sont pécheurs ; tous ceux qui naissent par Jésus-Christ, naissent justifiés et justes, non en eux-mêmes, mais en lui. Car, si tu les considères en eux-mêmes, ils sont d’Adam ; si tu les considères par rapport au Christ, ils sont de lui. Comment cela ? Parce que notre chef, Jésus-Christ Notre-Seigneur, est venu sans l’héritage du péché, bien qu’il soit venu avec un corps.
13. Chez les pécheurs, la mort était un châtiment ; en Jésus-Christ, elle était non la punition du péché, mais la preuve de sa généreuse miséricorde. Car il n’y avait rien en Jésus-Christ qui pût lui faire mériter la mort. Il le dit lui-même : « Voici que vient le prince de ce monde, et il ne trouvera rien en moi ». Pourquoi donc mourez-vous ? « Mais pour que tous connaissent que je fais la volonté de mon Père, levez-vous, sortons d’ici[62] ». Il n’y avait rien en lui qui pût lui faire mériter la mort, et néanmoins il est mort ; et toi, qui as mérité de mourir, tu refuses de le faire. Consens à souffrir de bon cœur, puisque tu l’as mérité, ce qu’il a bien voulu endurer lui-même pour te délivrer de la mort éternelle. Il y a donc un homme et un homme. Mais l’un n’est que cela, l’autre est Dieu et homme tout ensemble. L’un est l’homme du péché, l’autre est l’homme de la justice. Tu es mort en Adam, ressuscité en Jésus-Christ ; car, de part et d’autre, voilà ton lot. Tu crois déjà en Jésus-Christ, tu paieras cependant la dette que tu as contractée en Adam. Mais le péché ne te retiendra pas à jamais captif, parce qu’en mourant dans le temps, Notre-Seigneur a tué en toi la mort éternelle. C’est là, mes frères, la grâce ; c’est là aussi la vérité : parce qu’il y a eu une promesse et qu’elle a été exécutée.
14. Elle n’existait pas dans l’Ancien Testament. La loi y faisait des menaces aux hommes, mais ne leur venait pas en aide ; elle ordonnait, mais ne guérissait pas ; elle montrait la maladie, mais n’apportait pas le remède. Cependant elle frayait par là le chemin au médecin qui devait venir avec la grâce et la vérité. Ainsi fait un médecin qui, voulant guérir un malade, lui envoie d’abord son serviteur afin de le trouver lié quand il viendra lui-même. L’homme était malade, il ne voulait pas la guérison, et pour ne pas se laisser guérir, il se vantait d’être en santé. La loi lui a été envoyée, elle l’a lié, il se trouve coupable, et du milieu de ses entraves il crie déjà. Notre-Seigneur vient : il le guérit au moyen de remèdes parfois âcres et amers. Patience, dit-il au malade, courage ; n’aime pas le monde ; point d’emportement : que le feu de la continence te guérisse ; que le fer des persécutions cautérise tes blessures. Quoique garrotté, tu frémissais d’épouvante ; mais ton médecin, bien que libre de toute entrave, a goûté le breuvage qu’il te présentait, il a souffert le premier pour te réconforter ; il semblait te dire : ce que ta crains de souffrir pour toi-même, je l’endure le premier pour toi. Voilà une grâce et une grande grâce. Qui est-ce qui pourrait en faire dignement l’éloge.
15. Je parle, mes frères, des humiliations du Christ : que vous dire de sa divinité et de ses grandeurs ? Pour vous dire : pour vous expliquer d’une manière quelconque les humiliations du Sauveur, notre parole ne suffit pas, les expressions nous manquent. Nous laissons à vos pensées le soin de suppléer à notre impuissance, car nous ne sommes point capables de vous satisfaire par nos discours. Pensez donc aux avertissements de Jésus-Christ. Mais, diras-tu, qui nous les expliquera, si tu ne nous en parles ? Que lui-même en parle à votre cœur. Celui qui habite en vous parle mieux que celui dont la voix frappe vos oreilles. Celui qui a commencé à demeurer dans vos cœurs vous fera apprécier le bienfait de ses humiliations. Toutefois, si nous nous trouvons déjà réduits à l’impuissance, rien qu’à vouloir vous en parler et vous en donner une idée, comment vous entretenir de ses grandeurs ? Si nous tremblons quand il nous faut discourir sur « le Verbe fait chair », comment vous expliquer qu’au commencement était le Verbe ? » Aussi, mes frères, tenez-vous-en là comme à un solide fondement.
16. « La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ ». Donnée par le serviteur, la loi a fait des coupables ; donnée par le Maître, la grâce a délivré les criminels. « La loi a été donnée par Moïse ». Que le serviteur ne s’attribue rien de plus que ce qu’il a fait lui-même. Choisi pour remplir une charge importante comme un serviteur dans la maison de son maître, mais cependant comme un serviteur, il peut agir selon la loi, il ne peut délivrer de l’état de péché qu’établit la loi. « La loi donc a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ ».
17. Pour que personne ne dise : La grâce et la vérité n’ont-elles pas aussi été apportées par Moïse, qui a vu Dieu ? Jean ajoute aussitôt : « Personne n’a jamais vu Dieu ». Comment donc Dieu s’est-il fait connaître à Moïse ? En ce que le Seigneur lui a fait une révélation. Quel Seigneur ? Jésus-Christ lui-même, qui a d’abord envoyé la loi par son serviteur, et qui est venu lui-même, avec la grâce et la vérité. « Car personne n’a jamais vu Dieu ». S’il en est ainsi, comment s’est-il montré à ce serviteur autant que les facultés de Moïse pouvaient le lui permettre ? « Mais », ajoute-t-il, « le Fils unique qui est dans le sein du Père le lui a raconté ». Qu’est-ce à dire : « dans le sein du Père ? » Dans le secret du Père. En effet, Dieu n’a pas de sein comme nous en avons un sous nos vêtements ; nous ne devons pas nous figurer qu’il s’assoie comme nous le faisons nous-mêmes, ou qu’il se ceigne pour se faire un sein ; mais comme notre sein est caché sous nos vêtements, le secret du Père s’appelle le sein du Père. Celui donc qui connaît le Père parce qu’il est dans son secret, l’a lui-même raconté ; car « personne n’a jamais vu Dieu ». Il est donc venu lui-même, et il a raconté tout ce qu’il a vu. Qu’a vu Moïse ? Il a vu une nuée, il a vu un ange, il a vu une flamme. Créature que tout cela. C’était l’image du Seigneur, non sa personne. Sans doute, car tu lis formellement au livre de la loi : « Moïse parlait avec le Seigneur, face à face, comme un ami avec son ami » ; mais continue ta lecture, tu verras que Moïse disait : « Si j’ai trouvé grâce en votre présence, montrez-vous à moi à découvert, afin que je vous voie ». Et c’est peu qu’il ait ainsi parlé, écoute ce qu’on lui répond : « Tu ne peux voir ma face [63] ». Mes frères, l’ange parlait donc avec Moïse, et cet ange était L’image de Dieu et tout ce qui a été fait par l’ange, en cette circonstance, était la promesse de cette grâce et de cette vérité réservée aux temps à venir. Ceux qui étudient sérieusement les Écritures, ne l’ignorent pas, et lorsque l’occasion opportune de vous en parler se présente à nous, autant que Dieu nous fait la grâce de nous le faire connaître, nous avons soin de vous le découvrir.
18. Sachez donc que toutes ces représentations corporelles aperçues par Moïse n’étaient pas la substance de Dieu. En effet, nous voyons de pareils signes avec les yeux de notre corps ; mais le moyen de voir la substance de Dieu ? Interroge l’Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu [64] ». Des hommes se sont rencontrés qui, déçus par la vanité de leur cœur, ont dit : Le Père est invisible, mais le fils est visible. En quoi visible ? Si c’est en sa chair, puisqu’il a pris un corps, cela est manifeste. Car de ceux qui ont vu Jésus-Christ en sa chair, quelques-uns ont cru en lui, d’autres l’ont crucifié. Et parmi ceux qui ont cru, il en est dont la foi a chancelé à l’heure de son crucifiement ; et si après sa résurrection ils ne l’avaient touché de leurs mains, la foi ne leur serait pas revenue. Si donc, c’est à cause de la chair que le Fils est visible, nous l’accordons, et c’est la foi de l’Église catholique ; mais si, comme ils disent, le Fils était visible avant sa chair, ou, en d’autres termes, avant son incarnation, leur folie est grande ; grande est leur erreur. Car ces représentations corporelles se faisaient par le moyen de la créature pour donner une idée de Dieu ; elles ne montraient, ni ne manifestaient sa substance. Voici qui vous le fera exactement entendre, que votre charité l’écoute avec attention. La sagesse de Dieu ne peut être vue par les yeux. Mes frères, si Jésus-Christ est la sagesse de Dieu, s’il est la vertu de Dieu [65], s’il est le Verbe de Dieu, la parole de l’homme ne pouvant être vue par les yeux, comment la parole de Dieu le pourrait-elle ?
19. Chassez donc de vos cœurs toute pensée charnelle à cet égard, afin d’être vraiment sous l’empire de la grâce et d’appartenir au Nouveau Testament ; c’est pour cela que dans le Nouveau Testament est promise la vie éternelle. Lisez l’Ancien Testament. Alors le peuple était encore charnel, et pourtant on lui avait imposé des obligations pareilles aux nôtres. Car, nous aussi, nous avons reçu l’ordre d’adorer un seul Dieu : « Ne prends pas le nom de Dieu en vain » ; on nous le commande comme à eux. C’est le second précepte. « Observe le jour du sabbat ». Ce précepte est plus étendu pour nous, parce qu’il nous est ordonné de l’observer selon l’esprit. Car les Juifs observaient servilement le jour du sabbat, l’employant à l’ivrognerie et à la débauche. Leurs femmes n’auraient-elles pas mieux fait, ce jour-là, de travailler leur laine que de danser sur la terrasse de leurs maisons ? Loin de nous, mes frères, la pensée de dire que par là ils observaient le sabbat. Pour le chrétien, observer le sabbat selon l’esprit, c’est s’abstenir de toute œuvre servile. Qu’est. ce s’abstenir de toute œuvre servile ? C’est se préserver du péché. Et comment le pouvons-nous ? Interroge Notre-Seigneur : « Tout homme qui fait le péché est l’esclave du péché[66] ». Il nous est donc commandé d’observer le sabbat selon l’esprit. Quant aux autres préceptes, ils s’adressent à nous encore plus qu’aux Juifs, et nous devons les observer plus parfaitement qu’eux : « Vous ne tuerez pas. Vous ne commettrez pas de fornication, d’adultère ; vous ne déroberez pas ; vous ne direz pas de faux témoignage ; honorez votre père et votre mère ; vous ne désirerez pas le bien de votre prochain ; vous ne désirerez pas la femme de votre prochain [67] ». Tout cela ne nous est-il pas aussi commandé ? Mais si tu cherches à savoir quelle récompense était promise à l’observation de la loi, tu verras qu’il y est dit : « Afin que tes ennemis soient chassés de ta présence et que tu entres en possession de la terre promise par Dieu à tes pères[68] ». Comme ils étaient incapables d’apprécier les biens invisibles, on les retenait par la promesse des biens matériels. Pourquoi ? Pour les empêcher de périr tout à fait et d’en venir à adorer les idoles. Néanmoins, mes frères, ils l’ont fait, comme nous le lisons, se montrant ainsi oublieux de tant de merveilles opérées par Dieu sous leurs yeux. La mer s’est séparée en deux à leur approche, un chemin leur a été frayé au milieu des flots, les ennemis accourus à leur poursuite ont été engloutis sous ces mêmes flots qui leur avaient livré passage [69], et quand Moïse, l’homme de Dieu, a disparu à leurs regards, ils ont réclamé une idole et ils ont dit : « Fais-nous des dieux qui marchent devant nous, puisque cet homme nous a quittés ». Toute leur espérance était fondée sur un homme, et non sur Dieu. Cet homme fût-il mort, le Dieu qui les avait tirés de la terre d’Égypte était-il mort aussi ? Lorsqu’ils se furent fait l’image d’un veau, ils l’adorèrent en disant : « O Israël, voici tes dieux, les dieux qui t’ont délivré de la terre d’Égypte[70] ». Combien peu de temps il leur a fallu pour oublier une grâce aussi éclatante ! Par quel moyen donc retenir dans le devoir un pareil peuple, sinon par des promesses charnelles ?
20. Ainsi les mêmes commandements se trouvent pour eux et pour nous au décalogue de la loi ; mais les promesses n’y sont pas les même s. Que nous promet-on à nous ? La vie éternelle. « Or, la vie éternelle est de vous connaître vous seul vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé [71] ». La connaissance de Dieu, voilà ce qui nous est promis, voilà la grâce pour la grâce. Maintenant, mes frères, nous croyons, nous ne voyons pas. Cette foi aura sa récompense, ce sera de voir ce que nous croyons. Les Prophètes ont connu ce mystère, bien qu’il fût caché avant la venue de Notre-Seigneur. Ainsi un ami de cette récompense qui, soupirant après elle dans ses psaumes, a dit : « Je n’ai demandé qu’une chose au Seigneur, je la rechercherai avec ardeur ». Mais, diras-tu, que demande-t-il ? Est-ce la terre, d’où découlent matériellement le lait et le miel ? bien qu’il faille se mettre à sa recherche et la demander dans le sens spirituel. Est-ce l’assujettissement de ses ennemis, la mort de ceux qui veulent lui nuire, les hautes places ou les richesses du siècle ? Il aime avec ardeur, il soupire grandement, il brûle, il est hors d’haleine ; voyons ce qu’il demande : « Je n’ai demandé qu’une seule chose au Seigneur, je la rechercherai avec ardeur ». Qu’est-ce donc que cette chose ainsi recherchée ? « C’est d’habiter », dit-il, « dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie ». Et quand habiteras-tu dans la maison du Seigneur, en quoi y trouveras-tu ton bonheur ? « Et d’y contempler », continue-t-il, « les délices du Seigneur [72] ».
21. Mes frères, quand jetez-vous des cris de joie ? Quand travaillez-vous d’allégresse ? Quand vous sentez-vous portés à aimer ? N’est-ce point lorsqu’une étincelle de charité se montre à vous ? Je vous le demande : quel est l’objet de vos désirs ? Pouvez-vous le voir de vos yeux ? Le toucher de vos mains ? Y découvrez-vous des charmes qui fascinent vos regards ? Certes, nous aimons grandement les martyrs ; et quand nous célébrons le souvenir de leurs souffrances, il suffit à enflammer notre amour. Qu’aimons-nous en eux, mes frères ? Leurs membres déchirés par les bêtes féroces ? Quoi de plus hideux pour les yeux de ton corps, quoi de plus beau pour les yeux du cœur ? Que vous semble le plus beau jeune homme, s’il est voleur ? Le dégoût et l’horreur se peignent dans tes yeux. Mais sont-ce bien tes yeux de chair qui frémissent à sa vue ? À juger par eux, rien de pins correct que le corps de ce jeune homme ; rien de mieux ordonné : la belle proportion de ses membres, la fraîcheur de son teint captivent ton admiration ; mais si tu apprends qu’il est un voleur, ton cœur se détourne aussitôt de lui. D’autre part, un vieillard se présente à toi ; il est plié en deux, et il s’appuie sur un bâton ; il a peine à se mouvoir ; son corps est partout couvert de rides : y a-t-il là rien qui puisse charmer tes yeux ? On te dit qu’il est juste ; c’en est assez : tu l’aimes et tu l’embrasses. Telles sont, mes frères, les récompenses qui nous sont promises. Que de tels biens possèdent vos affections : soupirez après ce royaume ; que cette patrie soit l’objet de vos désirs ; si vous prétendez parvenir à ces biens apportés par Notre-Seigneur, lors de sa venue, c’est-à-dire à la grâce et la vérité. Si, au contraire, tu désires recevoir de Dieu une récompense temporelle, tu es encore sous la loi, et il t’arrivera de ne pas même l’accomplir ; car dès le moment où tu verras que les biens temporels sont abondamment accordés à ceux qui offensent Dieu, tes pas chancelleront et tu te diras : Voici que j’honore Dieu, je cours tous les jours à l’Église, je brise mes genoux à force de prier et je suis continuellement malade. D’autres, au contraire, se livrent à l’homicide et aux rapines, ils sont dans l’allégresse et l’abondance ; tout leur réussit. Étaient-ce donc là les biens que tu demandais à Dieu ? Il est sûr pourtant que tu appartenais à la grâce. Si Dieu t’a donné ce qu’on appelle la grâce, parce qu’il te l’a donnée gratuitement, aime-le donc gratuitement. N’aime pas Dieu pour la récompense ; qu’il soit seul ta récompense ; que ton âme s’écrie : « Je n’ai demandé qu’une chose au Seigneur, je la rechercherai avec ardeur : c’est d’habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, et de contempler les délices du Seigneur ». Ne crains pas de faiblir sous le poids de l’ennui. Tel sera le charme de la beauté divine que, toujours présente à tes yeux, elle ne te rassasiera jamais, ou plutôt, qu’elle te rassasiera toujours sans que tu sois jamais rassasié. Car, si je disais que tu ne seras jamais rassasié, ce serait dire que tu auras faim, et si je disais que tu le seras, ce serait t’annoncer le dégoût ; mais puisqu’en Dieu on ne sera ni dégoûté ni affamé je ne sais vraiment de quels termes me servir. Mais comme Dieu le possède en lui-même, il peut nous montrer ce qu’il nous est impossible d’exprimer, et nous faire entrer en possession de ce que nous croyons.

QUATRIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST ÉCRIT : « ET TEL EST LE TÉMOIGNAGE DE JEAN LORSQUE LES JUIFS ENVOYÈRENT DE JÉRUSALEM DES PRÊTRES » ; JUSQU’À CES PAROLES : « C’EST LUI QUI BAPTISE DANS LE SAINT-ESPRIT ». (Chap. 1,19-33.)[modifier]


Par son Incarnation le Fils de Dieu s’était si profondément abaissé, que les Juifs le méconnurent néanmoins, comme ils attendaient le Messie, et que la vertu de Jean les étonnait, ils envoyèrent des députés à celui-ci pour lui demander qui il était : « Je ne suis pas le Christ ; mais un autre, plus grand que moi, vient après moi c’est l’agneau de Dieu, c’est son Fils ». Ainsi par ses paroles et son baptême Jean-Baptiste a-t-il rempli, pour le premier avènement du Christ, le même rôle qu’Élie pour le second, et fait reconnaître notre Sauveur, malgré les abaissements de son humanité, pour le Messie envoyé de Dieu.


1. Bien souvent votre sainteté l’a entendu dire, et vous le savez parfaitement, Jean-Baptiste a d’autant mieux mérité de devenir l’ami de l’Époux, qu’il a été plus grand parmi les enfants des hommes, et qu’il s’est montré plus humble pour connaître le Sauveur. Il était jaloux, non de son honneur personnel, mais de celui de l’époux ; il recherchait, non sa propre gloire, mais la gloire de son juge, de celui devant qui il marchait comme un héraut pour l’annoncer. Aussi, tandis que les Prophètes, ses prédécesseurs, ont seulement prédit les événements relatifs au Christ, il a eu le privilège de le montrer du doigt. Comme avant sa venue, le Sauveur n’était pas connu de ceux qui refusaient de croire aux Prophètes ; ainsi fut-il méconnu d’eux, même quand il vivait parmi eux. À son premier avènement il s’est fait voir dans un état d’humiliation où il était difficile à reconnaître, d’autant plus difficile qu’il était plus humilié ; aussi les hommes, aveuglés par leur orgueil à cause de ses profonds abaissements, ont crucifié leur Sauveur, et, par là ils se sont préparé en lui un juge qui les condamnera.
2. Mais celui qui d’abord est venu caché parce qu’il est venu humble, ne sera-t-il pas facile à reconnaître quand il viendra plus tard, puisque alors il sera élevé au-dessus de toutes choses ? Vous venez d’entendre dire au Psalmiste : « Dieu viendra manifesté à tous, c’est notre Dieu, et il ne se taira plus ». Il s’est tu, afin d’être jugé. Il ne se taira pas quand il commencera à juger à son tour. Le Psalmiste ne dirait pas : « Il viendra manifesté à tous », si auparavant il n’était venu caché ; aussi pareillement il ne dirait pas « Il ne se taira plus », si d’abord il n’avait gardé le silence. Comment s’est-il tu ? Interroge Isaïe : « Il a été mené à la mort comme une brebis, comme un agneau devant celui qui le tond ; il est demeuré sans voix, il n’a pas ouvert la bouche [73] ». Cependant « il viendra manifesté et il ne se taira plus ». Comment sera-t-il « manifesté ? ». La flamme marchera devant lui, et à ses côtés une violente tempête[74] ». La tempête doit enlever de son aire toute la paille qui s’y trouve maintenant foulée aux pieds. Le feu brûlera ce qu’aura emporté la tempête. Aujourd’hui le Christ se tait. Il se tait comme juge, il ne se tait pas comme docteur. Car si Jésus-Christ se tait tout à fait, à quoi bon les Évangiles ? À quoi bon les accents des Apôtres, les cantiques du Psalmiste, les prédictions des Prophètes ? En tout cela Jésus-Christ ne se tait pas. Aujourd’hui il se tait en ce qu’il ne se venge pas mais il ne se tait pas sous le rapport de notre instruction. Un jour il viendra, il se manifestera pour la vengeance ; il apparaîtra à tous, même à ceux qui ne croient pas en lui. En attendant, comme il était caché aux yeux des hommes, bien qu’il se trouvât au milieu d’eux, il fallait qu’on le méprisât ; car si on ne l’avait pas méprisé, on ne l’aurait pas crucifié ; s’il n’avait pas été crucifié, il n’eût point répandu ce sang au prix duquel il nous a rachetés. Afin de pouvoir donner pour nous cette rançon, il a été crucifié ; pour être crucifié, il a été méprisé ; pour être méprisé, il s’est fait voir dans un état d’humiliation.
3. Cependant, parce qu’il s’est montré dans un corps mortel, comme dans les ombres de la nuit, il a allumé une lampe afin qu’elle aidât à le voir. Cette lampe était Jean, dont je vous ai déjà beaucoup parlé [75]. Et la leçon de l’Évangile que nous venons d’entendre renferme les paroles de Jean, et d’abord cette importante confession qu’il n’était pas le Christ. Telle était l’excellence de Jean, qu’on aurait pu aisément le prendre pour le Christ, et ç’a été la preuve de son humilité, que pouvant être pris pour le Christ, il a déclaré qu’il ne l’était pas. « Voici donc le témoignage de e Jean, quand les Juifs envoyèrent vers lui, de Jérusalem, des prêtres et des lévites pour lui demander : Qui êtes-vous ? » ce qu’ils n’auraient point fait s’ils n’avaient eu une haute idée de son excellence et de l’autorité qui lui donnait la hardiesse de baptiser. « Et il confessa, et il ne le nia pas ». Que confessa-t-il ? « Et il confessa qu’il n’était pas le Christ ».
4. « Et ils lui demandent : Qui donc es-tu ? « Es-tu Élie ? » Car ils savaient qu’Élie devait précéder le Christ chez les Juifs ; le nom du Christ n’était inconnu de personne. Ils n’ont pas reconnu pour le Christ celui qui l’était véritablement ; mais ils n’ont pas cru que le Christ ne dût jamais venir. Tout en espérant qu’il viendrait, ils n’ont pas laissé de se heurter à sa présence, quand il est venu parmi eux : ils se sont heurtés à ses abaissements comme à une pierre. Quoique petite encore, cette pierre était déjà détachée de la montagne, sans le secours de main d’homme. C’était d’elle que parlait le prophète Daniel quand il disait avoir vu une pierre détachée de la montagne, sans le secours de main d’homme. Mais que dit-il ensuite ? « Et cette pierre vint à grossir, et elle devint une grande montagne, et elle couvrit la surface de la terre [76] ». Que votre charité remarque ce que je dis : mis en présence des Juifs, le Christ était détaché de la montagne ; cette montagne était leur royaume. Toutefois, le royaume des Juifs ne couvrait pas la surface de la terre. C’est de là qu’a été séparée la pierre, parce que c’est de là qu’est sorti selon la chair Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et pourquoi sans le secours de main d’homme ? Parce qu’une vierge l’a enfanté sans le secours de l’homme. Cette pierre était donc déjà détachée de la montagne sans le secours de main d’homme, puisqu’elle se trouvait placée sous les yeux des Juifs ; mais elle était encore toute petite. En cela, rien d’étonnant ; car elle n’était pas encore devenue grande ; elle n’avait pas encore rempli l’univers. Le Christ l’a fait plus tard avec son royaume qui est l’Église ; car il a couvert la surface de la terre. Comme donc il n’avait pas encore pris tout son développement., les Juifs se sont heurtés à lui comme à une pierre ; et ainsi s’est vérifié en eux ce qui est écrit : « Celui qui tombera sur cette pierre s’y brisera, et ceux sur lesquels elle tombera, elle les écrasera[77] ». D’abord ils sont tombés sur Jésus-Christ humilié, il viendra tomber sur eux du haut de sa grandeur ; mais pour que sa grandeur les écrasât un jour, il a fallu qu’auparavant son humilité les brisât. Ils se sont heurtés à lui et s’y sont brisés ; il les a non pas broyés, mais brisés ; il viendra dans sa grandeur et il les brisera. Or, les Juifs sont excusables de s’être heurtés à cette pierre car elle était encore petite. Mais qui sont ceux qui se sont heurtés à la montagne elle-même ? Ceux dont je veux vous parler, vous les connaissez. Ceux qui nient l’Église répandue par tout l’univers ; ce n’est pas a la petite pierre qu’ils se heurtent, c’est à la montagne elle-même ; car, en grandissant, cette pierre est devenue une montagne : en raison de leur aveuglement, les Juifs n’ont pas vu la petite pierre ; mais de quelle cécité ne faut-il pas être frappé pour ne pas voir la montagne ?
5. Les Juifs ont donc vu Jésus-Christ dans l’abaissement, et ils ne l’ont pas reconnu. Une lampe le leur montrait ; car d’abord cet homme, le plus grand de ceux qui sont nés de la femme, leur dit : « Je ne suis pas le Christ ». On lui demande ensuite : « Es-tu donc Élie ? » Il répond : « Je ne le suis pas ». Car le Christ devait envoyer Élie devant lui. Cependant il répond : « Je ne le suis pas » ; et par là il soulève une difficulté qu’il nous faut résoudre. Il est à craindre, en effet, que quelques-uns peu avancés dans la connaissance des Écritures ne croient voir une contradiction entre les paroles de Jean et celles de Jésus Christ. Le Sauveur parlant de lui-même dans un autre endroit de l’Évangile, ses disciples lui dirent : « Comment donc les scribes », c’est-à-dire les habiles dans la science de la loi, « disent-ils qu’Élie doit d’abord venir ? » Et le Seigneur leur dit : « Élie est déjà venu et ils l’ont traité comme ils ont voulu ; et si vous le voulez connaître, c’est Jean-Baptiste ». Notre-Seigneur Jésus-Christ répondit : « Élie est déjà venu, c’est Jean-Baptiste ». Cependant, Jean, interrogé, confesse qu’il n’est pas Élie, de la même manière qu’il avait confessé n’être pas le Christ. Et de fait, comme sa confession était véritable quand il reconnaissait n’être pas le Christ, elle ne l’était pas moins quand il reconnaissait n’être pas Élie. Comment accorder ensemble les paroles du juge et les paroles de celui qui l’annonce ? Il s’en faut de tout que le héraut soit un menteur ; car ce qu’il dit, il le dit sous l’inspiration du juge. Pourquoi donc Jean dit-il : « Je ne suis pas Élie », et le Seigneur : « Il est Élie ? » Parce que Notre-Seigneur a voulu par là annoncer figurément son avènement futur, et dire que Jean était venu dans l’esprit d’Élie. Car ce que Jean était pour le premier avènement, Élie le sera pour le second. Comme donc il y aura deux avènements du Juge, ainsi y aura-t-il deux envoyés qui l’annonceront ; le juge sera le même ; il y aura bien deux envoyés différents ; mais il n’y aura pas deux juges. Il fallait d’abord que le juge vint pour être jugé. Il s’est fait précéder d’un premier envoyé, qu’il a appelé Élie, parce qu’Élie sera pour le second avènement ce que Jean a été pour le premier.
6. Que votre charité remarque combien est vrai ce que je dis. Lorsque Jean fut conçu, ou plutôt lorsqu’il vint au monde, le Saint-Esprit fit de lui cette prophétie, qui devait s’accomplir un jour : « Il sera le précurseur du Très-Haut dans l’esprit et la vertu d’Élie [78] ». Il n’était donc pas Élie ; mais « il devait venir dans l’esprit et la vertu d’Élie ». Qu’est-ce à dire, « dans l’esprit et la vertu d’Élie ? » C’est-à-dire à la place d’Élie et dans le Saint-Esprit comme lui. Pourquoi à la place d’Élie ? Parce qu’au premier avènement Jean a rempli le rôle qu’Élie doit remplir au moment du second. Ainsi, la réponse de Jean est juste, mais au sens propre. Notre-Seigneur avait dit en figure : « Il est Élie ». Mais Jean dit au sens propre, ainsi que je l’ai expliqué : « Je ne suis pas Élie ». Si tu considères sous le rapport figuratif la mission de précurseur, Jean est Élie ; car ce qu’il est pour le premier avènement, Élie le sera pour le second. Mais si tu t’arrêtes à la propriété de la personne, Jean est Jean, Élie est Élie. C’est pourquoi Notre-Seigneur, parlant en figure, a dit avec justesse : « Il est Élie » ; et Jean, parlant selon la propriété des personnes, a dit avec non moins de justesse : « Je ne suis pas Élie ». Ni Jean, ni le Seigneur, ni le précurseur, ni le juge n’ont parlé contre la vérité ; seulement il faut les bien comprendre. Mais qui les comprendra ? Celui qui aura imité l’humilité du précurseur et reconnu la grandeur du juge. Rien, en effet, de plus humble que ce Précurseur. Mes frères, Jean n’a jamais eu de plus grand mérite que celui dont l’humilité a été pour lui la source, eu la circonstance présente : il pouvait, en effet, tromper les hommes et se faire regarder comme le Christ et passer pour lui (tant étaient grandes sa grâce et son excellence !) Cependant il t’a déclaré ouvertement et il l’a dit : « Je ne suis pas le Christ. Es-tu donc Élie ? » S’il avait dit : Je le suis, ç’aurait donc été le second avènement du Christ où il viendra comme juge, et non plus le premier où il est venu afin d’être jugé. Mais comme pour leur dire : Élie doit venir, il répond : « Je ne sus pas Élie ». Remarquez, cependant, qu’il s’agit du Christ humilié, dont Jean a été le précurseur, et non du Christ élevé en gloire que doit précéder Élie. Car voici le complément donné par Notre-Seigneur : « Jean est Élie qui doit venir ». Il est déjà venu pour être en figure ce qu’Élie sera en réalité. Alors Élie sera Élie en personne, maintenant Jean n’est Élie que par ressemblance. En réalité, maintenant Jean est Jean, par similitude il est Élie. Ils étaient tous les deux des précurseurs : chacun d’eux a rempli le même ministère que l’antre, sans perdre toutefois sa personnalité ; mais pour l’un comme pour l’autre, il n’y a eu qu’un seul Seigneur, qu’un seul juge.
7. « Et ils lui demandaient : Qui êtes-vous donc ? Êtes-vous Élie ? et il répondit : non. Et ils lui dirent : Êtes-vous prophète ? et il répondit : non. Ils lui dirent donc : Qui êtes-vous afin que nous donnions réponse à ceux qui nous ont envoyés ? Que dites-vous donc de vous-même ? Il leur répondit : Je suis la voix de celui qui crie dans le désert ». Isaïe l’avait déjà dit [79]. Cette prophétie s’est accomplie en Jean-Baptiste : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert ». Que crie-t-elle ? « Redressez la voie du Seigneur, rendez droits les sentiers de notre Dieu ». À votre avis n’est-ce pas le rôle d’un héraut de dire : Sortez d’ici ? Le héraut dit : Sortez d’ici, et Jean dit : Venez ; voilà la différence. Jean appelle vers le Sauveur humble pour qu’on n’ait rien à souffrir du juge lorsqu’il viendra dans sa grandeur. « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert ; redressez les voies du Seigneur, comme dit le prophète Isaïe ». Il ne dit pas : Je suis Jean, je suis Élie, je suis un prophète ; mais que dit-il ? Voici mon nom : « La voix de celui qui crie dans le désert, redressez les voies du Seigneur », je suis la prophétie même.
8. « Et ceux qui airaient été envoyés étaient du nombre des Pharisiens », c’est-à-dire des principaux d’entre les Juifs. « Et ils l’interrogèrent et lui dirent : Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes ni le Christ, ni Élie, ni prophète ? » Ce leur semblait être une sorte de témérité que de baptiser, ils lui demandaient : Au nom de qui le fais-tu ? Nous l’avons demandé si tu étais le Christ ; tu nous as répondus que tu ne l’étais pas ; si tu es son précurseur ; car nous savons qu’avant l’avènement du Christ, Élie doit venir. Tu nous as aussi dit que tu n’es pas Élie ; serais-tu par hasard quelque personnage envoyé longtemps avant les précurseurs, c’est-à-dire un prophète qui aurait la puissance de baptiser ? Tu ne te donnes pas non plus comme prophète. En effet, Jean n’était pas prophète, il était plus grand qu’un prophète. C’est le témoignage qu’a rendu de lui Notre-Seigneur. « Qu’êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité par le vent ? » Assurément tu supposes qu’il n’en était pas ainsi de Jean ; car il ne ressemblait en rien à ce que le vent agite. Car être agité du vent, c’est subir de tous côtés le souffle de tout esprit séducteur. « Qu’êtes-vous donc allés voir ? Un homme vêtu avec mollesse ». Or, les vêtements de Jean étaient grossiers : c’était une tunique faite de poils de chameau. « Car ceux qui sont vêtus avec mollesse, c’est dans les palais des rois qu’ils habitent ». Vous n’êtes donc pas allés voir un homme vêtu avec mollesse. « Mais qu’êtes-vous allés voir ? Un prophète. Oui, je vous le dis, il est plus qu’un prophète »[80]. Car les Prophètes ont annoncé le Christ longtemps avant sa venue, Jean l’a montré pendant qu’il était présent sur la terre.
9. « Pourquoi donc baptises-tu, si tu n’es ni le Christ, ni Élie, ni prophète ? Jean leur répondit : Pour moi, je baptise dans l’eau, mais au milieu de vous demeure celui que vous ne connaissez pas ». Les abaissements du Christ faisaient obstacle à ce qu’on le vît ; c’est pourquoi la lampe a été allumée. Voyez comment il cède la place, lui qui aurait pu se faire passer pour ce qu’il n’était pas. « C’est lui qui est venu après moi, qui a été fait avant moi » ; c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà expliqué, qui m’a été préféré. « Et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers ». Comme il s’est abaissé ! C’est pourquoi il a été grandement élevé parce que celui qui s’abaisse sera exalté[81]. Votre sainteté doit le comprendre maintenant. Si Jean s’est humilié jusqu’à dire : « Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers », quel sujet de s’humilier ont ceux qui disent : C’est nous qui baptisons, ce que nous donnons est à nous, ce qui est à nous est saint ! Jean dit : Ce n’est pas moi, c’est lui. Eux disent : c’est nous. Jean se reconnaît indigne de délier les cordons de ses souliers ; s’il avait reconnu en être digue, combien déjà il se serait montré humble ! S’il s’en était déclaré digne et qu’il eût dit : Celui-là est venu après moi, qui a été fait avant moi, je ne suis digne que de délier les cordons de ses souliers, il se serait déjà beaucoup humilié. Mais avouer qu’une telle fonction est bien au-dessus de ses mérites, il n’y a qu’un homme véritablement rempli du Saint-Esprit qui l’ait pu faire, et le serviteur qui a ainsi reconnu son maître a mérité de devenir son ami.
10. « Ceci se passa en Béthanie, au-delà du Jourdain où Jean baptisait. Un autre jour Jean vit Jésus qui venait à lui, et il dit : Voici l’Agneau de Dieu, voilà celui qui enlève les péchés du monde ». Que personne ne s’en fasse accroire et ne dise qu’il enlève lui-même les péchés du monde. Remarquez, dès maintenant, quels orgueilleux Jean désignait du doigt. Les hérétiques n’étaient pas encore nés, et déjà le Précurseur les faisait connaître. Du milieu du fleuve il criait déjà contre ceux contre lesquels il crie dans l’Évangile. Voici venir Jésus, et que dit Jean ? « Voici l’Agneau de Dieu ». Si, pour être agneau il suffit d’être innocent, Jean est agneau. Lui aussi n’est-il pas innocent ? Mais quel innocent est-il ? Et jusqu’à quel point l’est-il ? Tous viennent de cette souche, tous sortent de cette source au sujet de laquelle David chante et gémit ainsi : « Moi j’ai été conçu dans l’iniquité, et ma mère m’a enfanté dans le péché [82] ». Celui-là seul est donc agneau, qui n’est pas venu en cette manière. En effet, il n’a pas été conçu dans l’iniquité, puisqu’il n’a pas été conçu par le fait d’un mortel ; sa mère ne l’a pas, non plus, enfanté dans le péché, puisqu’une vierge l’a conçu et mis au monde. C’est par la foi qu’elle l’a conçu ; c’est aussi par la foi qu’elle l’a enfanté. Donc, « voici l’agneau de Dieu », celui-là ne tire pas d’Adam son origine. Il ne lui a emprunté que son corps, sans en prendre le péché ; il n’a pas puisé l’iniquité à cette source empoisonnée. C’est pourquoi il enlève notre péché. « Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde ».
11. Certains hommes, vous le savez, disent quelquefois : Nous sommes saints, nous ôtons les Péchés du monde ; car, ajoutent-ils, si celui qui baptise n’est pas saint, comment, étant rempli de péchés, peut-il ôter le péché d’autrui ? À des arguments de cette nature n’opposons pas nos paroles, lisons notre Évangile : « Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde ». Que des hommes ne cherchent pas à l’emporter sur d’autres hommes ; que le passereau ne se retire pas sur la montagne, qu’il se confie au Seigneur [83]. Et s’il lève les yeux vers les montagnes d’où lui viendra le secours, qu’il reconnaisse que ce secours lui vient du Seigneur, Créateur du ciel et de la terre[84]. Telle était l’excellence de Jean, qu’on lui dit : Tu es le Christ ? Non, répondit-il. Tu es Élie ? Non. Tu es prophète ? Non. Pourquoi donc baptises-tu ? « Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui ôta le péché du monde. C’est lui de qui j’ai dit : Après moi est venu un homme qui a été mis devant moi, parce qu’il était avant moi. Il est venu après moi », parce que ma naissance a précédé la sienne ; « il a été mis devant moi », parce qu’il m’a été préféré ; « il était avant moi, parce qu’au commencement il était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ».
12. « Pour moi », continue-t-il, « je ne le connaissais pas, mais afin qu’il fût manifesté à Israël, je suis venu baptiser dans l’eau. Et Jean rendit témoignage en disant : J’ai vu le Saint-Esprit descendre du ciel comme une colombe et demeurer sur lui. Cependant je ne le connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer est celui qui baptise dans le Saint-Esprit. Je l’ai vu, et j’ai rendu le témoignage qu’il est le Fils de Dieu ». Que votre charité veuille être un peu attentive : À quel moment le précurseur Jean a-t-il connu le Christ ? D’abord il est envoyé pour baptiser dans l’eau ; on lui demande pourquoi il baptise : « Afin », répond-il, « qu’il soit manifesté à Israël ». Quel a été l’utilité du baptême de Jean ? Mes frères, si le baptême de Jean avait été utile, il se donnerait encore, les hommes seraient encore baptisés du baptême de Jean, et ils arriveraient ainsi au baptême de Jésus-Christ. Mais que dit-il ? « Afin qu’il soit manifesté à Israël, c’est-à-dire au peuple d’Israël. C’est donc pour manifester le Christ au peuple d’Israël que Jean est venu baptiser dans l’eau. Jean a reçu la mission de baptiser et de préparer la voie au Seigneur par l’eau de la pénitence, avant l’apparition du Christ ; mais le Sauveur une fois connu, il était inutile de lui préparer la voie, car il s’est fait lui-même la voie de tous ceux qui le connaissent. C’est pourquoi le baptême de Jean n’a pas été de longue durée. Mais dans quel état s’est manifesté le Christ ? Dans un état d’humilité, jusqu’à confier à Jean le baptême que Notre-Seigneur devait recevoir.
13. Mais le Sauveur avait-il besoin d’être baptisé ? Je vous demande à mon tour : Notre-Seigneur avait-il besoin de se faire homme ? d’être crucifié ? de mourir ? d’être mis dans un tombeau ? Puisqu’il s’est ainsi abaissé pour nous, pourquoi donc n’aurait-il pas reçu le baptême ? Et puisqu’il a reçu le baptême de son serviteur, qu’en conclure, sinon que tu ne dois pas dédaigner de recevoir celui de ton maître ? Que votre charité soit attentive. Il devait y avoir plus tard dans l’Église des catéchumènes doués d’une grâce plus parfaite. Ainsi voyez-vous quelquefois un catéchumène s’abstenir de tout commerce charnel, dire adieu au siècle, renoncer à tous ses biens, les distribuer aux pauvres, et quoique simple catéchumène, connaître peut-être mieux la doctrine du salut qu’un grand nombre de fidèles. Il est à craindre pour lui qu’il n’arrive à se dire intérieurement au sujet du saint baptême par lequel les péchés sont remis Que recevrai-je que je n’aie déjà ? Déjà je suis meilleur que tel ou tel fidèle ; ce disant, il pensera à tels et tels fidèles, les uns mariés, les autres peut-être dépourvus d’intelligence, les autres possédant encore leurs biens, tandis que lui-même a déjà distribué les siens aux pauvres. Alors il s’estimera meilleur que ces fidèles déjà baptisés, et il dédaignera de se présenter au baptême. Après tout, se dira-t-il en ayant soin de porter son attention sur ceux dont il fait moins de cas, je ne recevrai que ce que tels et tels ont reçu, et il regardera comme indigne de lui de recevoir ce qu’il sait avoir été reçu par d’antres qu’il juge lui être inférieurs, Cependant, tous ses péchés demeurent sur lui, et à moins qu’il se présente à ce baptême salutaire où les péchés sont remis, il ne peut, même avec toute sa supériorité de mérites, entrer dans le royaume des cieux. Aussi, afin d’attirer à son baptême un homme si supérieur aux autres, et de lui ménager, par ce moyen, le pardon de ses péchés, le Sauveur est-il venu lui-même se faire baptiser par son serviteur : il n’y avait en lui rien à remettre, rien à effacer, et pourtant il a reçu de son serviteur le baptême. Par là il semblait s’adresser à ce fils orgueilleux et superbe qui ne daigne pas recevoir avec les simples ce qui lui procure la grâce du salut. Par là il semblait lui dire : Si étendues que soient tes prétentions, si haut que monte ton orgueil, quels que soient ton excellence et tes mérites, peuvent-ils être plus grands que les miens ? Hé quoi ! je suis venu à mon serviteur, j’ai reçu son baptême et tu dédaignerais de venir à ton maître et d’être baptisé par lui ?
14. Sachez-le bien, mes frères, aucun péché n’obligeait Notre-Seigneur à venir vers Jean ; les autres Évangélistes nous apprennent que le Seigneur arrivant pour être baptisé, Jean lui dit : « Vous venez à moi ? C’est moi qui dois être baptisé par vous ». Et que lui répondit Jésus-Christ ? « Laisse présentement, il faut que toute justice s’accomplisse [85] ». Qu’est-ce à dire : « Il faut que toute justice s’accomplisse ? » Je suis venu mourir pour les hommes, n’est-ce pas juste que je sois aussi baptisé pour eux ? Qu’est-ce encore : « Il faut que toute justice s’accomplisse ? » Il faut que je porte à son comble mon humilité. Jean était un bon serviteur, et le Christ n’aurait pas permis à Jean de le baptiser, quand il a permis à de mauvais serviteurs de le faire souffrir et mourir ? Remarquez bien ceci : Puisque Jean baptisait afin que son baptême fît connaître l’humilité du Sauveur, le Christ étant baptisé, personne autre ne devait-il désormais recevoir le baptême de Jean ? Plusieurs ont reçu le baptême de Jean ; mais après que Jésus-Christ l’eut reçu, le baptême cessa aussitôt d’être donné. En effet Jean alors fut mis en prison ; car l’on ne voit pas qu’à partir de ce moment quelqu’un ait été baptisé par lui. La raison d’être du baptême de Jean a été de nous manifester l’humilité de Notre – Seigneur ; et nous devons conclure de là que si le Christ a reçu le baptême de son serviteur, nous ne devons pas dédaigner de recevoir celui de notre maître. Mais puisque telle a été la raison d’être du baptême de Jean, il semble que celui-ci n’aurait dû baptiser que le Sauveur. Toutefois si Jean n’avait baptisé que Jésus-Christ, plusieurs se seraient rencontrés qui auraient regardé le baptême de Jean comme plus saint que celui de Jésus-Christ, sous ce prétexte que Jésus-Christ seul a mérité de recevoir le baptême de Jean, tandis que tous les hommes peuvent prétendre à celui de Jésus-Christ. Que votre charité m’écoute avec attention. Nous avons tous reçu le baptême de Jésus-Christ : en disant cela, j’entends parler non seulement de nous-mêmes, mais encore de l’univers tout entier ; et jusqu’à la fin des siècles c’est ce baptême que l’on recevra. Lequel d’entre nous, n’importe sous quel rapport, peut se comparer à Notre-Seigneur, dont saint Jean a dit qu’il n’était pas digne de dénouer les cordons de ses souliers ? Si donc le Christ, lui si parfait, lui Homme-Dieu, avait été seul à recevoir le baptême de Jean, que n’auraient pas dit les hommes ? Quel baptême a été celui de Jean ! Quel admirable baptême ! Vois : Le Christ seul a mérité de le recevoir. Ainsi le baptême du serviteur aurait dans l’idée générale primé celui du maître. D’autres donc ont reçu le baptême de Jean, afin qu’il ne semblât pas meilleur que celui de Notre-Seigneur, et Notre-Seigneur l’a reçu à son tour, afin qu’ayant consenti humblement à être baptisé par le serviteur, les autres serviteurs ne dédaignassent pas le baptême du maître. Voilà donc pourquoi Jean a été envoyé.
15. Mais Jean connaissait-il Jésus-Christ ou ne le connaissait-il pas ? S’il ne le connaissait pas quand Jésus-Christ vint au bord du Jourdain, pourquoi disait-il : « C’est moi qui dois être baptisé par vous ? » N’était-ce pas dire : Je sais qui vous êtes ? Si donc à ce moment il ne le connaissait pas déjà, assurément il a appris à le connaître quand il a vu la colombe descendre sur lui. Il est certain que la colombe n’est descendue sur le Seigneur qu’après qu’il fut sorti des eaux du Jourdain. Après avoir été baptisé, se Sauveur sortit de l’eau, et alors les cieux s’ouvrirent. Or, Jean vit descendre sur lui la colombe : la colombe n’est descendue qu’après le baptême de Notre-Seigneur. Avant de le baptiser, Jean lui a dit : « Comment venez-vous à moi, c’est à moi d’être baptisé par vous » ; dès lors il savait quel était celui à qui il disait : « Comment venez-vous à moi, c’est à moi d’être baptisé par vous ? » ; Comment donc a-t-il pu dire ensuite : « Pour moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur lequel tu verras descendre le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est lui qui baptise dans le Saint-Esprit ». Question importante, mes frères en saisir la difficulté, c’est déjà beaucoup ; daigne le Seigneur nous accorder la grâce de la résoudre. Voici Jean-Baptiste, vous le savez ; il est sur les bords du Jourdain, arrive Notre-Seigneur demandant le baptême qu’il n’a pas encore reçu, Jean va parler : « Comment », s’écrie-t-il, « vous venez à moi, mais c’est à moi d’être baptisé par vous ! » Déjà donc il connaît Notre-Seigneur puisqu’il veut être baptisé par lui. Après avoir été baptisé, Notre-Seigneur sort de l’eau, les cieux s’ouvrent, le Saint-Esprit descend sur lui. Alors Jean apprend à le connaître. Si, alors seulement, il apprend à le connaître, comment a-t-il pu dire quelques instants auparavant : « C’est à moi d’être baptisé par « vous ? » Mais s’il n’apprend pas alors à le connaître parce qu’il le connaissait déjà, comment peut-il s’exprimer ainsi ? « Je ne le connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est lui qui baptise dans le Saint-Esprit ».
16. Mes frères, essayer de répondre aujourd’hui à cette question, ce serait, je n’en doute pas, vous fatiguer ; car je vous ai parlé déjà bien longuement. Il faut néanmoins que vous le sachiez ; cette question est si importante lue de sa solution dépend l’anéantissement du parti de Donat. J’en ai entretenu votre charité, afin, selon mon habitude, de vous exciter à être attentifs. Je l’ai fait aussi, afin que vous priiez Dieu pour nous et pour vous ; car nous avons besoin, nous de parler d’une manière digne d’un pareil sujet ; et vous, de nous bien coin prendre. Aujourd’hui permettez-moi de ne point aborder ce sujet. Je vais en attendant vous dire ce petit mot : Interrogez, en esprit de paix, sans animosité, sans contention, sans querelles, loin de toute disposition haineuse, cherchez eu vous-mêmes et demandez aux autres ; dites-leur : Notre évêque nous a proposé aujourd’hui cette question qu’il nous a promis de résoudre avec l’aide de Dieu. Mais que je puisse la résoudre ou que j’en sois incapable, cette difficulté que je vous ai proposée rue préoccupe, je vous l’assure, et me préoccupe beaucoup. Jean dit au Christ, comme s’il le connaissait déjà : « Je dois être baptisé par vous ». S’il ne connaissait pas celui dont il voulait recevoir le baptême, c’était, de sa part, une grande imprudence de lui dire : « C’est à moi d’être baptisé par vous ». Donc il le connaissait. Or, s’il le connaissait, que signifie ce qu’il dit : « Je ne le connaissais pas ; mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’a dit : Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit ? » Que dirons-nous ? Que nous ne savons pas quand est venue la colombe ? Mais ne laissons pas aux partisans de Donat ce moyen de défense. Lisons le récit des autres Évangélistes qui ont parlé d’ une manière plus précise de la descente de la colombe, et nous l’y trouverons clairement marquée au moment où le Seigneur sortit de L’eau. Ce fut, en effet, après le baptême du Sauveur que les cieux s’ouvrirent et que Jean-Baptiste vit descendre le Saint-Esprit [86]. Si Jean n’a connu Jésus-Christ qu’après son baptême, comment pouvait-il dire au moment où le Sauveur s’approchait de lui, pour en recevoir le baptême : « C’est à moi d’être baptisé par vous ? » Occupez-vous intérieurement de cette difficulté ; jusqu’à notre prochaine réunion conférez-en les uns avec les autres, traitez-la par ensemble. Plaise au Seigneur notre Dieu d’en révéler d’abord la solution à quelqu’un d’entre vous, avant le jour où je dois vous en entretenir. Quoi qu’il en soit, mes frères, la question sera résolue, retenez-le bien : sur la question de la grâce du baptême, les Donatistes jettent de la poussière aux yeux des ignorants, ils tendent des lacets, pour y prendre, comme on prendrait des oiseaux au vol, les esprits inconsidérés. Aujourd’hui ils lèvent la tête ils cesseront de la lever, et nous leur fermerons parfaitement la bouche.

CINQUIÈME TRAITÉ.[modifier]

LA COLOMBE.[modifier]

ENCORE SUR CES PAROLES « JE NE LE CONNAISSAIS PAS, ETC. », OU IL EST MARQUÉ CE QUE JEAN À APPRIS DE NOUVEAU TOUCHANT NOTRE SEIGNEUR ET QUI LUI A ÉTÉ ENSEIGNÉ PAR LA COLOMBE. (Chap. 1, 33.)[modifier]

LE BAPTÊME DU CHRIST.[modifier]

Saint Jean était véridique, puisqu’il a été envoyé par la Vérité même : comment donc, au moment de baptiser le Christ, a-t-il pu dite qu’il devait être lui-même baptisé par le Christ, tandis qu’un peu plus loin il ajoute : « Je ne le connaissais pas ? » Jean baptisait, mais en son propre nom : bien différent est le baptême du Christ ; ceux qui le donnent, le donnent en son nom seul ; car s’il a commandé à ses Apôtres d’administrer le baptême, il s’est réservé le pouvoir de le rendre efficace. Jean savait que le Christ était le Seigneur, mais il ignorait que le baptême du Christ ne porterait pas d’autre nom et n’aurait de vertu que par lui.

Les Donatistes l’ignorent aussi ou feignent de l’ignorer, puisqu’ils réitèrent le baptême conféré par les hérétiques, concluant des défauts du ministre à son invalidité. La colombe a instruit Jean du contraire ; en cela consiste notre foi et notre tranquillité, et s’il a fallu réitérer le baptême de Jean, parce qu’il était celui de Jean, nous savons qu’il ne faut point réitérer celui du Christ, quels qu’en soient les ministres, parce qu’il tire de lui seul toute son efficacité.


1. Puisqu’il a plu à Notre-Seigneur de nous amener au jour marqué pour l’accomplissement de ma promesse, il nous accordera sans doute aussi sa grâce, pour que nous puissions nous acquitter de notre dette. Tout ce que nous vous disons n’est utile ni à vous, ni à nous, qu’autant qu’il vient de lui ; car ce qui vient de l’homme, n’est que mensonge, suivant celte parole de Jésus-Christ Notre-Seigneur : « Celui qui dit des paroles de mensonge, parle du sien ». Personne, en effet, n’a du sien que mensonge et péché. Mais ce que l’homme a de vérité et de justice, il le puise à celte source où nous devons chercher à nous désaltérer dans le désert de cette vie, afin d’y puiser au moins quelques gouttes qui nous rafraîchissent et nous consolent pendant notre pèlerinage, qui nous empêchent de tomber en défaillance dans le chemin et nous conduisent finalement au repos et à la satiété dont il est le principe. « Si donc celui qui dit des paroles de mensonge, parle du sien », celui qui dit la vérité parle d’après Dieu. Jean disait la vérité, et le Christ, c’est la Vérité même ; Jean disait la vérité, mais tout homme qui dit la vérité reçoit de la Vérité même, le don de la dire ; si Jean dit la vérité et si l’homme ne peut la dire qu’autant que la Vérité elle-même lui en donne le pouvoir, de qui Jean tenait-il donc le pouvoir de dire la vérité, sinon de celui qui a dit : « Je suis la Vérité [87] ? » La Vérité ne peut donc pas plus démentir celui qui parle d’après elle, que celui qui parle d’après la Vérité ne peut la démentir à son tour. La Vérité avait envoyé celui qui disait vrai, et il ne disait vrai que parce que la Vérité l’avait envoyé. Si la Vérité avait envoyé Jean, c’était de Jésus-Christ qu’il tenait sa mission. Mais ce que le Christ fait avec son Père, son Père le fait, et ce que le Père fait avec le Christ, le Christ le fait à son tour. Le Père ne fait rien séparément du Fils, comme le Fils ne fait rien séparément du Père ; en eux la charité, l’unité, la majesté, la puissance sont inséparables, suivant ces paroles formelles de Jésus-Christ lui-même « Mon Père et moi sommes une même chose [88] ». Qui donc a envoyé Jean ? Si nous disons que c’est le Père, nous disons vrai ; si nous disons que c’est le Fils, nous disons vrai encore ; mais pour parler plus juste, il faudrait dire que c’est le Père et le Fils. Mais celui qui a été ainsi envoyé par le Père et le Fils, c’est un seul et même Dieu qui l’a envoyé, parce que le Fils a dit : « Mon Père et moi, nous sommes une seule nature ». Comment donc Jean ne connaissait-il pas celui qui l’avait envoyé ? Il l’affirme pourtant : « Pour moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, lui-même m’a dit ». J’adresse à Jean cette question : que vous a dit celui qui vous a envoyé pour baptiser dam l’eau ? « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit ». Jean, est-ce bien là ce que vous a dit celui qui vous a envoyé ? Oui, c’est cela. Qui donc vous a envoyé ? Serait-ce le Père ? Dieu le Père est la Vérité, comme aussi Dieu le Fils : si le Père vous a envoyé sans le concours du Fils, Dieu vous a envoyé sans le concours de la Vérité ; mais si vous êtes véridique, parce que vous dites la vérité, et que vous parlez d’après la Vérité ; le Père ne vous a pas envoyé indépendamment de son Fils, mais le Père et le Fi ! s vous ont envoyé par ensemble. Si donc le Fils vous a envoyé d’accord avec le Père, comment ne connaissez-vous pas celui par qui vous avez été envoyé ? Celui que vous aviez vu dans la vérité, vous a envoyé, afin que vous le fissiez connaître dans sa chair, et il vous a dit : « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui qui baptise dans le Saint-Esprit ».
2. Ce que Jean a entendu lui a-t-il été dit pour lui faire connaître celui qu’il ne connaissait pas encore ou pour lui faire connaître plus pleinement celui que déjà il a appris à connaître ? Car s’il ne l’avait pas connu, du moins en partie, il ne lui aurait point dit, au moment où il venait vers le Jourdain pour recevoir le baptême : « C’est à moi d’être baptisé par vous, et vous venez à moi [89] ! » Il le connaissait donc déjà. Quand, en effet, la colombe est-elle descendue du ciel ? Après le baptême de Jésus-Christ et sa sortie de l’eau. Puisque celui qui a envoyé Jean lui a dit : « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui qui baptise dans le Saint-Esprit » ; puisque d’ailleurs Jean ne le connaissait pas alors et ne l’a connu qu’à la descente de la colombe ; puisque la colombe est descendue seulement après que Jésus-Christ fut sorti de l’eau du fleuve ; puisqu’enfin Jean le connaissait déjà au moment où le Sauveur vint à lui pour recevoir le baptême, il est évident pour nous qu’en un sens, Jean connaissait Notre-Seigneur, et qu’en un autre sens il ne le connaissait pas encore. À moins de comprendre ainsi les choses, nous devrions considérer Jean comme un menteur. Comment donc a-t-il pu dire en toute vérité, et par suite de la connaissance qu’il en avait déjà : « Vous venez à moi pour être baptisé, c’est à moi d’être baptisé par vous ? » A-t-il dit vrai en parlant de la sorte ? D’un autre côté encore, comment a-t-il parlé selon la vérité, quand il a dit : « Pour moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, c’est le même qui m’a dit : « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui qui baptise dans le Saint-Esprit ». La colombe a donc fait connaître le Christ à Jean, non comme à un homme qui ne le connaissait pas du tout, mais comme à un homme qui le connaissait sous certains rapports, sans le connaître sous d’autres. C’est donc à nous de chercher ce que Jean ne connaissait pas en Notre-Seigneur et ce que la colombe lui on a appris.
3. Pourquoi Jean a-t-il été envoyé avec la mission de baptiser ? Je me souviens d’avoir déjà répondu de mon mieux à cette question, en présence de votre charité. Si le baptême de Jean était nécessaire à notre salut, aujourd’hui encore on devrait le donner. Car aujourd’hui encore les hommes parviennent au salut, ils y parviennent même en plus grand nombre : autre n’était pas alors le salut, autre il n’est pas aujourd’hui. Si Jésus-Christ a changé, notre salut a changé aussi ; mais si notre salut se trouve en Jésus-Christ et si Jésus-Christ est le même, notre salut aussi est le même. Cela étant, pourquoi Jean a-t-il été envoyé avec la mission de donner le baptême ? Parce qu’il fallait que Jésus-Christ fût baptisé ; mais pourquoi fallait-il que Jésus-Christ fût baptisé ? Pourquoi fallait-il qu’il vînt au monde ? Pourquoi fallait-il qu’il fût crucifié ? Car puisque c’était pour nous montrer la voie de l’humilité qu’il était venu en ce monde, et puisqu’il devait lui-même devenir celte voie, il fallait qu’en toutes choses il pratiquât l’humilité. Par là il a daigné relever à nos yeux la valeur de son propre baptême et apprendre à ses serviteurs avec quel joyeux empressement ils devaient courir au baptême du maître, puisque le maître n’avait pas dédaigné le baptême de son serviteur. Tel a été le privilège de Jean, que le baptême qu’il donnait portait son nom.
4. Que votre charité remarque attentivement ceci ; qu’elle ne fasse point confusion ; qu’elle me comprenne bien. Le baptême que Jean a reçu la mission de donner a été appelé de son nom. Jean a été le seul à recevoir un pareil privilège. Ni avant lui, ni après lui, aucun juste n’a reçu le pouvoir de conférer un baptême qui fût appelé de son nom. Jean a reçu le pouvoir de baptiser, car de lui-même il n’était capable de rien ; tout homme, en effet, qui parle de lui-même, ne peut de lui-même que dire des mensonges. Et de qui a –-t-il reçu ce pouvoir, sinon de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Celui de qui il a reçu le pouvoir de baptiser, c’est celui qu’il devait baptiser ensuite ; ne vous étonnez pas ; car Jésus-Christ a agi à l’égard de Jean, commue il a agi à l’égard de sa mère. En effet il est dit du Christ : « Toutes choses ont été faites par lui [90] ». Si le Christ a fait toutes choses, il a donc aussi fait Marie qui, Plus tard, l’a mis au monde. Que votre charité soit attentive. De même que Jésus-Christ a formé Marie et a été ensuite formé par elle ; ainsi il a donné à Jean le pouvoir de baptiser et a été baptisé par lui.
5. Voilà donc pourquoi il a reçu le baptême de Jean, c’était afin que, recevant de son inférieur ce qui était au-dessous de lui, il encourageât les inférieurs à recevoir ce qui était au-dessus d’eux. Mais pourquoi n’a-t-il pas été le seul baptisé par Jean, si la mission de Jean consistait à le baptiser et à préparer la voie au Seigneur, c’est-à-dire à Jésus-Christ ? Nous en avons déjà donné la raison, mais nous y revenons parce que la question présente l’exige. Si Notre-Seigneur Jésus-Christ seul avait été baptisé par Jean, retenez bien nos paroles, que le monde ne soit pas assez puissant pour effacer de vos cœurs ce que l’Esprit de Dieu y a mis ; que les épines des sollicitudes mondaines ne prévalent pas au point d’étouffer en vous la bonne semence que nous y jetons, car pourquoi sommes-nous forcés de répéter plusieurs fois les mêmes choses, si ce n’est parce que nous ne sommes pas assez sûrs de la fidélité de votre mémoire ? Si donc Notre-Seigneur seul avait reçu le baptême de Jean, plusieurs se seraient rencontrés, qui auraient regardé le baptême de Jean comme supérieur et préférable à celui du Christ ; car ils auraient dit : Ce baptême l’emporte à tel point sur l’autre, que le Sauveur a seul mérité de le recevoir. Aussi, pour nous donner un exemple d’humilité et nous procurer le salut auquel nous ne pouvions parvenir que par le baptême, il a reçu celui dont il n’avait nul besoin pour lui-même, mais qui lui était nécessaire à cause de nous : il a voulu aussi empêcher les hommes de préférer au sien propre le baptême qu’il avait reçu de Jean, et pour cela il a permis que son précurseur en baptisât d’autres que lui. Mais à ceux-là le baptême de Jean n’a pas suffi ; aussi ont-ils été baptisés du baptême du Christ, parce qu’en effet le baptême de Jean n’était pas le baptême du Christ. Ceux qui reçoivent le baptême du Christ ne cherchent pas à recevoir celui de Jean ; mais ceux qui ont reçu le baptême de Jean ont cherché à recevoir celui du Christ. Ainsi le baptême de Jean n’a suffi qu’au Christ. Et comment ne lui aurait-il pas suffi, puisqu’il ne lui était pas même nécessaire ? Le Sauveur n’en avait nul besoin, mais s’il a reçu le baptême de son serviteur, ç’a été pour nous encourager à recevoir le sien. Et afin que le baptême du serviteur ne fût point préféré à celui du maître, plusieurs autres ont reçu le baptême d’un homme qui était serviteur de Dieu comme eux. Mais il leur était indispensable de recevoir aussi le baptême du maître, tandis que le baptême du maître dispensait de recevoir celui du serviteur.

6. Jean avait donc reçu le pouvoir de donner le baptême qui s’appelait proprement le baptême de Jean. Mais le Christ n’a voulu donner à personne la propriété du sien, non pas qu’il fût dans son intention de dispenser n’importe qui de l’obligation de le recevoir, mais parce qu’il voulait ne pas cesser de le conférer lui-même : de là il est résulté que le Sauveur en personne donne le baptême, même quand il le donne par l’intermédiaire de ses ministres ; en d’autres termes, lorsque les ministres de Jésus-Christ baptisent, c’est lui qui baptise et non pas eux. Car, autre chose est de baptiser comme représentant d’une tierce personne, autre chose est de baptiser en son nom propre. Le baptême, en effet, ressemble à celui par le pouvoir de qui il se donne, et non à celui qui l’administre. Ainsi tel était Jean, tel était son baptême ; ce baptême était saint, parce que c’était celui d’un saint. Malgré sa sainteté, Jean n’était qu’un homme ; mais il avait reçu de Notre-Seigneur la grâce extraordinaire d’être digne de précéder le Juge, de le montrer du doigt et d’accomplir cette parole de sa propre prophétie : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : préparez la voie au Seigneur ». Au contraire, tel était Jésus-Christ, tel était aussi son baptême ; le baptême de Jésus-Christ était donc divin, puisque Jésus Christ était Dieu.
7. À la vérité, Notre-Seigneur Jésus-Christ aurait pu, s’il l’avait voulu, accorder à quelqu’un de ses serviteurs le pouvoir de conférer le baptême en son propre nom ; il était le maître de renoncer à la propriété de son baptême, d’en disposer en faveur de quelqu’un de ses ministres et de communiquer à ce baptême, ainsi donné en propre à d’autres, la même vertu que s’il l’administrait lui-même ; mais il ne l’a pas fait parce qu’il voulait que les baptisés missent leur espoir en celui dont ils reconnaîtraient avoir reçu le baptême : il n’a pas prétendu que le serviteur mettrait son espérance dans le serviteur. Aussi, quand l’Apôtre voyait des hommes placer en lui leur espérance, leur disait-il hautement : « Paul a-t-il été crucifié pour vous ? ou avez-vous été baptisés au nom de Paul [91] ? » Paul a baptisé comme ministre, mais non comme ayant de lui-même le pouvoir de le faire ; tandis que Jésus-Christ a baptisé en vertu de sa propre puissance. Remarquez-le bien. Le Sauveur aurait pu donner à ses serviteurs le pouvoir de baptiser en leur propre nom : il ne l’a pas voulu. S’il leur eût donné un tel pouvoir, c’est-à-dire, si le baptême de Notre-Seigneur était devenu, le leur, il y aurait eu autant de baptêmes que de ministres, et ainsi, comme on disait : le baptême de Jean, on aurait pu dire : le baptême de Pierre, le baptême de Paul, le baptême de Jacques, le baptême de Thomas, de Matthieu, de Barthélemy. Car le baptême de Jean porte son nom. Mais peut-être quelqu’un refuse de le croire et dit : Prouvez-nous que le baptême donné par Jean a été appelé son baptême ? Je le prouverai par le témoignage de la Vérité même. Interrogée par les Juifs, elle a dit : « Le baptême de Jean, d’où est-il ? du ciel ou des hommes[92] ? » Afin qu’on ne pût compter autant de baptêmes qu’il y aurait de ministres pour baptiser en vertu du pouvoir conféré par Notre Seigneur, Jésus-Christ a gardé pour lui le pouvoir de baptiser, et il n’en a donné que la charge à ses serviteurs. Le serviteur dit qu’il baptise et il dit bien ; l’Apôtre le dit aussi : « Pour moi, j’ai encore baptisé ceux de la famille de Stephanas[93] », mais c’est comme ministre. De cette façon, un méchant peut devenir le ministre du baptême ; les hommes peuvent ne pas connaître son indignité, mais Dieu ne l’ignore pas ; et il permet que ce ministre confère le baptême dont il garde pour lui-même le pouvoir.8. Or, voilà ce que Jean ne connaissait pas à Notre-Seigneur. Que Jésus-Christ fût le Seigneur, il le savait bien ; qu’il dût baptiser Jésus Christ, il le savait encore, et il confesse que le Sauveur dit la Vérité et que lui, homme véridique, avait été envoyé par la Vérité ; et il savait tout cela. Que ne savait-il donc pas relativement à Notre-Seigneur ? C’est que Jésus-Christ conserverait par-devers lui la propriété de son baptême, sans la transmettre ni la conférer à aucun de ses ministres : de cette manière que le ministre du baptême fût digne ou indigne d’administrer ce sacrement, le baptisé ne devait reconnaître, comme l’auteur de sa régénération, que celui qui avait conservé pour lui le pouvoir de baptiser. Sachez-le bien, mes frères, voilà ce que Jean ignorait par rapport à Jésus-Christ. Voilà ce que lui a appris la colombe. Ainsi donc Jean connaissait le Sauveur ; mais ce qu’il ignorait, c’est que Jésus-Christ dût se réserver pour lui-même et en propre le pouvoir de baptiser et ne le communiquer à aucun de ses ministres. Telle est la raison de ces paroles : « Pour moi, je ne le connaissais pas ». Si vous voulez être assurés qu’il a reçu en ce moment la connaissance de cette vérité, écoutez attentivement ce qui suit : « Mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit : Celui sur qui tu verras le Saint-Esprit descendre et demeurer en forme de colombe, c’est lui-même ». Que signifie : c’est lui ? Le Seigneur. Mais il avait déjà appris à connaître le Seigneur. Supposez donc que jusqu’ici Jean a dit : « Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit ». Que lui a-t-il dit ? Le voici : « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe ». N’allons pas plus loin, cependant soyez attentifs. « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est lui ». Que signifient ces mots : « c’est lui ? » Qu’a voulu m’enseigner par la colombe celui qui m’a envoyé ? Qu’il était le Seigneur ? Je connaissais déjà celui qui m’a envoyé ; je connaissais déjà celui à qui j’ai dit : « Vous venez à moi pour être baptisé, c’est à moi d’être baptisé par vous » ; je savais si bien sa qualité de Seigneur, que j’aurais mieux aimé être baptisé par lui que le baptiser moi-même. C’est alors qu’il m’a dit : « Laisse faire maintenant, il faut que toute justice s’accomplisse [94] ». Je suis venu pour souffrir et je ne serais pas venu pour être baptisé ? « Que toute justice s’accomplisse », m’a dit mon Dieu, que toute justice s’accomplisse, que j’enseigne l’humilité dans sa perfection. Je sais qu’il se rencontrera des orgueilleux dans mon futur peuple, je sais qu’il se trouvera des hommes ornés de certains dons particuliers de la grâce. Quand ces hommes verront les simples recevoir le baptême, comme ils croiront valoir mieux, soit à cause de leur continence, soit en raison de leurs aumônes eu de leur science, ils dédaigneront peut-être de recevoir ce qu’auront reçu leurs inférieurs. Il me faut les guérir et les empêcher de s’éloigner avec dédain du baptême de leur maître, puisque je serai venu au baptême de mon serviteur.
9. Voilà donc ce que Jean savait déjà, et il connaissait le Seigneur. Que lui a donc appris la colombe ? Qu’a voulu lui apprendre pas la colombe, c’est-à-dire par le Saint-Esprit venant sous sa figure, celui qui a envoyé Jean et qui lui a dit : « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est lui-même ». Que signifient ces mots, « c’est lui-même ? » Le Seigneur. Je le savais déjà. Mais savez-vous que ce Seigneur qui avait le pouvoir de baptiser, ne le donnerait à aucun de ses serviteurs et le garderait pour lui seul, en sorte que tout homme baptisé par le ministère d’un serviteur ne pût attribuer la grâce de son baptême à ce serviteur, mais uniquement au maître ? Est-ce là ce que vous saviez ? Non, je ne le savais pas encore. Aussi, que m’a-t-il dit ? « Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est lui-même qui baptise dans le Saint-Esprit ». Il ne m’a pas dit : C’est le Seigneur ; il ne m’a pas, dit : C’est le Christ ; il ne m’a pas dit : C’est Dieu ; il ne m’a pas dit : C’est Jésus ; il ne m’a pas dit : C’est Celui qui est né de la Vierge Marie, qui est venu après toi et qui est avant toi ; il ne m’a pas dit cela, car déjà je le savais. Qu’est-ce donc que Jeanne connaissait pas ? Ce pouvoir unique de donner le baptême que le Seigneur posséderait et se réserverait pour lui seul, pouvoir qui serait son apanage, soit pendant sa vie mortelle, soit quand, après son ascension dans les cieux, il ne cesserait d’exercer sur la terre sa puissance ; pouvoir en vertu duquel ni Pierre, ni Paul ne pourraient dire : Mon baptême. Aussi remarquez la manière dont se sont exprimés les Apôtres : faites-y bien attention ; aucun d’eux n’a dit : mon baptême. Bien que le même Évangile fût commun à tous, il s’en est trouvé pour lire : mon Évangile ; tu n’en trouveras aucun qui ait dit : mon baptême.
10. Voilà, mes frères ce que Jean a appris. Mais ce qu’il a aussi appris par la colombe, apprenons-le à notre tour. Car la colombe n’a pas instruit Jean, sans vouloir instruire aussi l’Église, cette Église à laquelle il a été dit : « Une est ma colombe[95] ». Que la colombe instruise donc la colombe. Que la colombe apprenne à connaître ce que Jean a appris de la colombe. C’est le Saint-Esprit qui est descendu en forme de colombe. Mais ce que Jean a ainsi appris, pour qui a-t-il dû l’apprendre de la colombe ? Assurément cette science lui était nécessaire, mais peut-être était-il aussi indispensable qu’il la reçût de la colombe ? Que dirai-je de la colombe, mes frères ? Mon cœur et ma langue me permettront-ils d’en dire ce que je voudrais et comme je le voudrais ? Ce que je veux en dire est peut-être au-dessous de ses mérites, si tant est, néanmoins, que je puisse seulement m’exprimer comme je le désirerais, à plus forte raison, comme il le faudrait. Aussi aimerai-je mieux entendre sur ce sujet un plus savant, que vous en parler moi-même.
11. Jean apprend donc à connaître celui qu’il connaissait déjà ; mais il apprend à le connaître sous un rapport sous lequel il ne le connaissait pas encore, et non à un point de vue où il le connaissait déjà. Que connaissait-il déjà ? Le Seigneur. Que ne savait-il pas encore ? Que le pouvoir de donner le baptême du Christ ne serait transmis par le Sauveur à aucun homme, tandis que la mission de le conférer en son nom serait confiée par lui à ses serviteurs ; en d’autres termes, il ignorait que la propriété du baptême resterait au Christ et que la mission de le donner en son nom passerait à ses serviteurs bons ou mauvais. Que la colombe ne considère pas avec horreur le ministère des méchants, qu’elle considère le pouvoir du Seigneur, Pourquoi t’inquiéter du méchant ministre, là où le Seigneur est bon ? En quoi te nuit la malice de celui qui marche devant le juge, si tu es sûr de la bienveillance du juge ? C’est là ce que Jean a appris par la colombe. Qu’a-t-il donc appris ? Que lui-même vous le dise encore une fois : « Celui qui m’a envoyé m’a dit : Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui qui baptise dans le Saint-Esprit ». O colombe, ne te laisse donc pas tromper par des séducteurs qui disent : C’est nous qui baptisons. Vois, ô colombe, ce que la colombe t’a enseigné : « C’est lui qui baptise dans le Saint-Esprit ». La colombe te dit que c’est lui, et si tu penses être baptisé par le pouvoir de ceux par le ministère desquels tu reçois le baptême, si tu penses ainsi, tu n’es plus du corps de la colombe, et si tu ne fais plus partie du corps de la colombe, il n’est pas surprenant que la simplicité te manque ; car la colombe est surtout Le symbole de la simplicité.
12. Pourquoi, mes frères, est-ce la simplicité de la colombe qui appris à Jean que « c’est le Christ qui baptise dans le Saint-Esprit ? » N’est-ce point parce que tous ceux qui sèment le trouble dans l’Église ne sont pas des colombes ? Ils sont des mitans et des oiseaux de proie. La colombe ne déchire pas. Aussi, tu le vois, ils nous en veulent et s’en prennent à nous, comme si nous étions les auteurs des persécutions qu’ils ont eu à subir. Ils semblent avoir souffert des tourments corporels ; en effet, Dieu les a punis dans le temps, pour les ramener au bien et ne point les punir pendant l’éternité, si toutefois ils comprennent et se corrigent. Mais en réalité, ils persécutent l’Église, puisqu’ils ne cessent de lui tendre des pièges : ils la blessent plus grièvement au cœur, puisqu’ils la frappent du glaive de leur langue, ils répandent le sang d’une façon plus cruelle qu’un homicide, puisqu’ils tuent le Christ dans leurs semblables, autant que cela dépend d’eux. Ou voit qu’ils sont effrayés, comme si les puissances les jugeaient. Pourquoi craindre la puissance, si tu es bon ? Si, au contraire, tu es méchant, redoute la puissance, « car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive », dit l’Apôtre [96], Ne tire pas le glaive pour frapper Jésus-Christ. Chrétien, que persécutes-tu dans le chrétien ? Qu’est-ce que l’empereur a persécuté en ta personne ? Il a persécuté le corps, et toi, dans le chrétien, tu persécutes l’âme. Toi, tu ne tues pas le corps. Et toutefois ils ne s’en privent pas toujours : autant ils ont pu en frapper, autant ils en ont fait mourir ; ils n’ont épargné ni les leurs ni les autres. Cela est connu de tous. La puissance leur est odieuse, parce qu’elle s’exerce légitimement ; celui qui agit selon le droit, ils ne peuvent le supporter ; ils ne supportent que le violateur des lois. Que chacun de vous, mes frères, considère ce qu’a le chrétien. En qualité d’homme, il ressemble à beaucoup d’autres ; comme chrétien, il se distingue d’un grand nombre, et il est bien plus précieux pour lui d’être chrétien que d’être homme. Parce qu’il est chrétien, l’image de Dieu a été restaurée en lui par celui-là même qui, en le créant, l’avait fait à son image [97] ; mais, comme homme, il pourrait être un méchant, un païen, un idolâtre. Tu persécutes dans le chrétien ce qu’il a de meilleur, car lu veux lui ravir le principe de sa vie ; l’esprit de vie, qui anime son corps, le fait vivre pendant le temps ; mais la vie de l’éternité, il l’a puisée dans le baptême, qu’il a reçu de Dieu. Tu veux donc lui ravir ce que Dieu lui a donné, tu veux lui enlever ce qui le fait vivre. Lorsque des voleurs se décident à dépouiller un homme, leur intention est de s’enrichir à ses dépens et de ne rien lui laisser ; pour toi, tu enlèves au chrétien ce qu’il a, sans espérance d’en devenir toi-même plus riche ; car de ce que tu le dépouilles, il n’en résulte rien pour ton avantage : voilà bien ce que font ceux qui ravissent l’âme d’autrui, sans avoir eux-mêmes pour cela deux âmes.
13. Que veux-tu donc enlever ? En quoi te déplaît celui que tu veux rebaptiser ? Tu ne peux lui donner ce qu’il a déjà. Mais tu lui fais renier ce qu’il a. En quoi agissaient plus cruellement les païens persécuteurs de l’Église ? En tirant le glaive contre les martyrs, en lançant sur eux les bêtes, en approchant d’eux les flammes. Pourquoi tout cela ? Pour faire dire au patient : Je tue suis pas chrétien. Le motif qui portait autrefois le persécuteur à employer les flammes, est le même qui te fait employer ta langue. Tes séductions produisent l’effet que n’ont pu produire ses supplices. Mais que donneras-tu et à qui le donneras-tu ? Si le chrétien te dit vrai, si tes artifices ne parviennent pas à l’entraîner et à le rendre menteur, il te dira : J’ai le baptême. Tu lui demanderas : As-tu le baptême ? – Je l’ai, te répondra-t-il. – Mais, diras-tu, je ne le lui donnerai pas tant qu’il répondra : Je l’ai, et ne me le donne pas, car ce que tu veux me donner ne peut demeurer en moi, ce que j’ai reçu ne pouvant m’être enlevé. – Attends, néanmoins, que je voie ce que tu prétends m’enseigner. – Dis d’abord : Je ne l’ai pas. – Mais je l’ai et si je dis : je ne l’ai pas, je suis un menteur, car ce que j’ai, je l’ai. – Tu ne l’as pas, te dis-je. – Montre-moi que je ne l’ai pas. – Un méchant te l’a donné. – Le Christ est donc un méchant. – Je ne dis pas que le Christ soit méchant, mais ce n’est pas le Christ qui te l’a donné. – Qui donc me l’a donné ? réponds-tu : moi, je sais l’avoir reçu du Christ. – Ce n’est pas le Christ qui te l’a donné, mais c’est je ne sais quel traditeur des Écritures. – Je voudrais bien savoir qui a été le ministre ; je voudrais savoir qui a parlé au nom du Juge ; je n’en suis pas sur l’officier, je ne considère que le juge. Peut-être que dans tes reproches contre l’officier, tu es un menteur ; mais je ne veux ni discuter, ni connaître La cause de son officier ; le Seigneur est son juge et le tien ; si j’exigeais de toi des preuves, peut-être ne les donnerais-tu pas. Mais tu es un menteur ; car il a été prouvé que tu ne pouvais rien prouver. Or, ce n’est pas là-dessus que je fonde ma cause, de peur que si j’entreprends avec ardeur la défense d’hommes innocents, tu ne t’imagines que je mets mon espérance dans les hommes, même innocents. Que les hommes soient donc ce qu’ils veulent ; pour moi, ce que j’ai, je l’ai reçu du Christ c’est par le Christ que j’ai été baptisé. – Non pas, c’est tel évêque qui t’a baptisé, et cet évêque communique avec les traditeurs. – C’est par le Christ que j’ai été baptisé, je le sais. – Qui te l’a dit ? – Je l’ai appris de la colombe qu’a vue Jean. Cruel milan, tu ne m’arracheras pas des entrailles de la colombe. Je suis l’un des membres de la colombe, parce que je sais ce que m’a appris la colombe. Tu me dis : C’est un tel ou un tel qui t’a baptisé ; à toi et à moi il est dit par la colombe : « C’est celui-là qui baptise ». À qui dois-je croire ? au milan ou à la colombe ?
14. Réponds-moi donc, afin que tu sois confondu par cette même lampe qui a confondu autrefois les premiers ennemis du Seigneur, les Pharisiens tes pareils. Ils demandaient un jour à Jésus-Christ par quelle puissance il faisait ces choses : « Et moi », leur répondit-il, « je vous interrogerai à mon tour ; dites-moi : le baptême de Jean, d’où est-il, du ciel ou des hommes ? » Et eux qui se préparaient à lui décocher les traits de leurs ruses, se virent embarrassés par cette question ; ils réfléchirent donc : « Si nous répondons », se dirent-ils, « qu’il est du ciel, il nous répliquera : Pourquoi ne l’avez-vous pas cru ? » Car Jean avait dit du Seigneur : « Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui efface le péché du monde ». Pourquoi donc me demandez-vous par quelle puissance je fais ces choses. O loups, ce que je fais, je le fais par la puissance de l’Agneau ; mais afin de connaître l’Agneau, pourquoi n’avez-vous pas cru à cette parole de Jean : « Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui efface le péché du monde ?[98] » Sachant donc ce que Jean avait enseigné du Seigneur, ils se dirent : « Si nous répondons que le baptême de Jean est du ciel, il nous répliquera : Pourquoi donc ne l’avez-vous pas cru ? Si nous répondons qu’il est des hommes, nous serons lapidés par le peuple ; car il regarde Jean comme un prophète ». D’un côté, ils craignaient les hommes, de l’autre ils avaient honte de dire la vérité. Les ténèbres firent une réponse de ténèbres, mais la lumière les confondit. Que répondirent-ils en effet ? « Nous ne savons pas ». Ils le savaient bien, et néanmoins ils dirent : « Nous ne savons pas ». Et le Seigneur : « Ni moi non plus », leur répondit-il, « je ne vous dis au nom de qui je fais ces choses[99] ». Ainsi furent confondus les premiers ennemis du Christ. Par quoi ? Par la lampe. Qui était cette lampe ? C’était Jean. Prouvons-nous qu’il était une lampe ? Nous le prouvons. En effet le Seigneur a dit : « Jean était une lampe ardente et luisantes[100] ». Prouvons-nous que c’est par elle que les ennemis du Christ ont été confondus ? Oui, écoutez le Psalmiste : « J’ai préparé une lampe à mon Christ, je couvrirai de confusion ses ennemis[101] ».
15. Plongés encore dans les ténèbres de cette vie, nous marchons à la lueur de la lampe de la foi ; tenons aussi en main cette lampe qui est Jean ; avec elle confondons à notre tour les ennemis du Christ. Ou plutôt, que le Christ lui-même confonde ses ennemis par sa lampe. Adressons-leur la même question que le Seigneur adressait aux Juifs ; faisons-leur la même question et disons : Le baptême de Jean, d’où est-il ? Du ciel ou des hommes ? Que diront-ils ? Voyez, si eux aussi ne sont pas, comme autrefois les ennemis du Sauveur, confondus par la lampe ? Que diront-ils ? S’ils disent que ce baptême est des hommes, les leurs eux-mêmes les lapideront ; s’ils disent, du ciel, nous leur répondrons : Pourquoi donc n’y croyez-vous pas ? – Ils répliqueront : Peut-être nous y croyons. – Comment donc dites-vous que vous baptisez, tandis que, d’après le témoignage de Jean, « c’est celui-là qui baptise ? » Mais, selon eux, les ministres d’un si grand Juge doivent être justes, puisqu’ils donnent le baptême. Moi aussi je dis, et tous nous disons que les ministres d’un si grand Juge doivent être justes. Que les ministres soient donc justes, s’ils le veulent ; mais si ceux qui sont assis dans la chaire de Moïse s’y refusent, mon maître me tranquillise ; car l’Esprit a dit, en parlant de lui : « C’est celui-là qui baptise ». Et comment me tranquillise-t-il ? « Les Scribes », a-t-il dit, « et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ; ce qu’ils disent, faites-le, mais ne faites pas ce qu’ils font, car ils disent et ne font pas [102] ». Si le ministre est juste, je le mets avec Paul, je le range avec Pierre ; avec eux je range les ministres ; mais les saints ministres ne cherchent pas leur gloire, ils sont ministres et ils ne veulent point passer pour des juges ; ils verraient avec indignation les hommes mettre en eux leur espérance. Un tel ministre, je le range avec Paul. En effet, que dit Paul : « Pour moi, j’ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a fait croître. Ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître[103] ». Quant au ministre orgueilleux, il a sa place à côté du diable ; mais le don du Christ n’est point pour cela profané. Il coule par le canal de ce ministre, il coule limpide et pur, il arrive à la terre fertile : supposé que le canal est fait de pierre et que l’eau n’y peut produire aucun fruit ; toujours est-il qu’elle passe par ce canal de pierre et qu’elle arrive jusqu’au réservoir. Elle ne produit rien dans le canal, j’en conviens ; mais, parvenue au jardin, elle lui fait produire des fruits abondants. La vertu spirituelle des sacrements est comme la lumière, ceux qu’elle éclaire la reçoivent dans toute sa pureté et, pour passer en des milieux impurs, elle n’est nullement souillée. Que les ministres soient purs, qu’ils ne recherchent point leur propre gloire, mais la gloire de celui dont ils sont les ministres ; qu’ils ne disent pas : mon baptême, parce qu’il n’est pas le leur. Que Jean soit leur modèle. Cet homme était rempli du Saint-Esprit qui avait reçu du ciel, et non des hommes, la mission de baptiser ; mais dans quel but ? Uniquement, comme il l’a dit lui-même pour « préparer la voie au Seigneur [104] ». Mais aussitôt que le Seigneur a été connu, lui-même est devenu sa voie, et dès lors le baptême de Jean n’était plus nécessaire pour préparer la voie au Seigneur.
16. Cependant, qu’est-ce que les Donatistes, nous disent d’ordinaire ? Après Jean on a baptisé. En effet, avant que cette question ait été traitée à fond dans l’Église catholique, plusieurs, même de grands et saints personnages, sont tombés à cet égard dans l’erreur ; mais parce qu’ils étaient du nombre des membres de la colombe, ils ne s’en sont pas retranchés et en eux s’est accompli ce qu’a dit l’Apôtre : « Si vous pensez en quelque point autrement qu’il ne faut, Dieu vous le révélera[105] ». Aussi, pourquoi ceux qui se sont séparés de l’Église sont-ils devenus indociles ? Qu’ont-ils donc coutume de dire ? Voilà qu’après Jean on a baptisé ; et après les hérétiques on ne baptiserait pas ? Ainsi raisonnent-ils, parce que certaines personnes qui avaient reçu le baptême de Jean ont reçu de Paul l’ordre de se faire baptiser de nouveau[106] ; car elles n’avaient pas le baptême du Christ. Pourquoi donc exagérer le mérite de Jean et s’en faire un prétexte de nous reprocher le malheur des hérétiques ? Pour moi, je t’accorde que les hérétiques sont criminels ; mais, bien qu’hérétiques, ils ont donné le baptême du Christ et Jean ne l’a pas donné.
17 Je reviens à Jean, et je dis : « C’est celui-là qui baptise », Jean était meilleur qu’un hérétique, comme aussi il était meilleur qu’un homicide. Devons-nous réitérer le baptême donné par un homme qui vaut moins que Jean, par la raison que les Apôtres ont rebaptisé après le Précurseur ? Supposons qu’un donatiste ait été baptisé par un ivrogne ; je ne parle ici ni d’un homicide, ni du satellite d’un scélérat, ni du ravisseur du bien d’autrui, ni de ceux qui oppriment les orphelins, ni de ceux qui séparent les époux ; non, je ne parle pas de ces sortes de gens ; je parle seulement de ce qui est publiquement connu, de ce qui se voit tous les jours, je me borne à citer le nom que l’on donne à tous, même en cette ville, quand on leur dit : « Enivrons-nous, prenons du bon temps ; dans cette fête des premiers jours de janvier, on ne jeûne pas ». Vous le voyez, je vous parle de choses qui comptent pour rien, parce qu’elles arrivent tous les jours. Eh bien ! qu’une personne soit baptisée par un homme en état d’ivresse, je te demande lequel des deux, de Jean ou de l’ivrogne, est le meilleur ? Réponds, si tu peux, que ton ivrogne est meilleur que Jean ; tu n’oseras jamais. Toi qui es sobre, baptise donc après ton ivrogne. Car si les Apôtres ont baptisé après Jean, à bien plus juste titre l’homme sobre doit-il baptiser après l’ivrogne ? Mais tu diras peut-être : Cet ivrogne est en communion avec moi. Jean, l’ami de l’Époux, n’était donc pas en union avec l’Époux ?
18. Mais n’importe qui que tu sois, je te dis : qui est le meilleur, toi ou Jean ? Tu n’oseras pas dire : Je suis meilleur que Jean. Que tes partisans baptisent donc après toi, s’ils sont meilleurs que toi ; car, puisqu’on a baptisé après Jean, rougis si l’on ne baptise pas après toi. Tu me diras : Mais moi ; j’ai le baptême du Christ et j’enseigne en ce sens. Reconnais donc enfin le Juge, et ne sois pas un crieur orgueilleux. Tu donnes le baptême du Christ, c’est pourquoi on ne baptise pas après toi. On a baptisé après Jean, pourquoi ? Parce qu’au lieu de donner le baptême du Christ, il donnait le sien ; il avait, en effet, reçu le pouvoir de conférer ce baptême en son propre nom. Tu n’es donc pas meilleur que Jean, mais le baptême que tu donnes est meilleur que celui de Jean. Car c’est celui du Christ, tandis que celui de Jean était le sien, Le baptême donné par Paul et le baptême donné par Pierre, était celui du Christ, et si jamais Judas a donné le baptême, ç’a été celui du Christ, Judas a baptisé et l’on n’a point baptisé après lui : Jean a baptisé et l’on a baptisé après Jean ; c’est que si Judas a donné le baptême, ce baptême était celui du Christ, et que le baptême donné par Jean était celui de Jean. Ce n’est pas que nous préférions Judas à Jean, mais nous préférons le baptême du Christ, même donné par les mains de Judas, au baptême de Jean, même donné par les mains de Jean. En effet, il est dit de Notre-Seigneur, qu’avant sa passion il baptisait plus de personnes que Jean, après quoi l’Évangéliste ajoute : « Encore qu’il ne baptisât pas lui-même, mais ses disciples [107] ». Ils prêtaient au Christ leurs services pour baptiser, mais le pouvoir de baptiser demeurait tout entier en lui. Donc ses disciples baptisaient, et Judas se trouvait encore parmi eux. Ceux que Judas a baptisés, ne l’ont pas été une seconde fois, et ceux que Jean a baptisés, l’ont-ils été de nouveau ? Évidemment, oui. Mais on ne leur a pas donné un nouveau baptême ; car ceux que Jean avait baptisés, c’était Jean qui les avait baptisés ; ceux au contraire que Judas a baptisés, ont été baptisés par le Christ. De même en est-il de ceux qu’a baptisés un ivrogne ou un homicide, ou un adultère ; si ce baptême était celui du Christ, ils ont été baptisés par le Christ. Je ne crains ni l’adultère, ni l’ivrogne, ni l’homicide, parce que je fais attention aux paroles de la colombe « C’est celui-là qui baptise ».

19. Au reste, mes frères, c’est une folie de prétendre que, sinon Judas, du moins n’importe quel autre homme, a été plus riche en mérites que celui dont il a été écrit : « Parmi les enfants des hommes, il n’en a paru aucun meilleur que Jean-Baptiste[108] ». On ne lui préfère donc aucun serviteur ; mais on préfère le baptême du maître, même donné par un méchant serviteur, au baptême du serviteur, ami du maître. Écoute quels sont ceux que l’apôtre Paul appelle des faux frères : ce sont ceux qui prêchent la parole de Dieu par jalousie. Qu’en dit-il ? « Et je m’en réjouis, et je m’en réjouirai toujours ». En effet, ils annonçaient le Christ par jalousie ; mais enfin c’était le Christ[109] qu’ils annonçaient ; ne considérez point le mobile qui dirige le prédicateur, mais le sujet de sa prédication. Est-ce par motif d’envie qu’on t’annonce le Christ ? Porte ton attention sur le Christ et évite l’envie. N’imite pas le mauvais prédicateur, mais suis les traces du bon Sauveur qu’on t’annonce. Ainsi, certaines gens prêchaient le Christ par jalousie. Qu’est-ce que la jalousie ? C’est un mal horrible. C’est lui qui a fait tomber le diable ; cette peste maligne en a fait tomber beaucoup d’autres. Certains hommes qui prêchaient le Christ, en étaient atteints ; cependant l’Apôtre les laissait prêcher. Pourquoi ? Parce qu’ils prêchaient le Christ. Toutefois, la jalousie ne va pas sans la haine ; et de celui qui hait, que dit l’apôtre Jean ? Écoutez, voici ses paroles : « Celui qui hait son frère est homicide [110] ». Voilà qu’on a baptisé après Jean ; après un homicide on ne l’a pas fait, parce que Jean a donné son baptême, tandis que l’homicide a donné celui du Christ. Ce sacrement est si saint qu’un ministre homicide ne le souille pas.

20. Je ne rejette pas Jean ; j’aime mieux croire à Jean. Par rapport à quoi croirai-je Jean ? Par rapport à ce que lui a appris la colombe. Qu’a-t-il appris par la colombe ? « C’est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit ». Donc, mes frères, tenez-vous-en là et pénétrez vos cœurs de cette vérité. Car si je voulais aujourd’hui développer entièrement ma pensée et vous dire pourquoi Jean a été ainsi instruit par la colombe, je n’en finirais pas. Que Jean eût appris par la colombe ce qu’il ne savait pas du Christ, bien qu’il connût déjà le Christ, je crois l’avoir expliqué à votre sainteté ; mais cette connaissance, pourquoi a-t-il dû la recevoir par l’intermédiaire de la colombe ? Si je pouvais vous le dire en quelques mots, je vous le dirais ; mais il me faudrait beaucoup de temps pour vous l’expliquer ; je ne veux pas vous être à charge, Vos prières m’ont aidé à accomplir la promesse que je vous ai faite ; aidé encore, et plus efficacement, par vos pieuses dispositions et vos vœux secourables, je vous ferai voir pourquoi Jean n’a pu apprendre que par la colombe ce qu’il a appris du Seigneur, à savoir que « c’est lui qui baptise dans le Saint-Esprit » et qu’il n’a légué à aucun de ses serviteurs le pouvoir de baptiser.

SIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR LE même ENDROIT DE L’Évangile. « POURQUOI DIEU À VOULU MONTRER LE SAINT-ESPRIT VU SOUS LA FORME DE COLOMBE », (Chap. 1, 32, 33.)[modifier]

LA COLOMBE.[modifier]

Pourquoi l’Esprit-Saint a-t-il été figuré par une colombe au baptême de Jésus-Christ ? Comme le corbeau est l’image de l’orgueil, de la cruauté et de la discorde, ainsi la colombe est l’emblème de l’humilité, de la simplicité, de la douceur et de la paix : et est le signe de l’unité en Dieu, dans le baptême, dans l’Église, et, par conséquent de l’union des cœurs dans la charité. Hors de là point de salut : le baptême est inutile et même nuisible : témoin celui de Simon le Magicien La colombe rapportant un rameau d’olivier dans l’arche est la preuve de ce que nous disons : d’ailleurs la foi sans les œuvres est stérile, et les œuvres sans la charité ne servent de rien pour le ciel ; sur quoi alors les Donatiens peuvent-ils s’appuyer et se tranquilliser ?


1. J’en fais l’aveu à votre sainteté : la rigueur du temps m’avait donné lieu de craindre que votre zèle se refroidît et que vous ne vous réunissiez pas ici ; mais, je le vois, et votre affluence en est la preuve, la solennité que nous célébrons a trouvé en vous des cœurs chauds : d’où je conclus que vous avez prié pour moi, afin de m’aider à vous payer ma dette. En effet, la brièveté du temps m’empêchant de vous dire avec les développements convenables pourquoi Dieu a voulu montrer le Saint-Esprit sous la forme de colombe, je vous ai promis de traiter aujourd’hui cette question au nom du Christ ; le moment est donc venu de l’expliquer, et je sens que le désir de m’entendre, ainsi que votre pieuse dévotion, vous ont rassemblés en plus grand nombre. Que Dieu tire de ma bouche de quoi remplir votre attente. C’est par affection à coup sûr que vous êtes venus, mais cette affection, quel en est l’objet ? Si c’est nous, il n’y a rien en cela que de bien ; car nous voulons être aimés de vous, mais nous ne voulons pas l’être en nous. Comme Dieu, nous vous aimons en Jésus-Christ, à votre tour aimez-nous en lui et que notre affection mutuelle nous porte à élever vers Dieu les gémissements de notre âme ; car gémir c’est le propre de la colombe.
2. Le propre de la colombe est de gémir, nous le savons tous, et c’est l’amour qui la fait gémir aussi, prête l’oreille à ce que dit l’Apôtre, et ne sois plus étonné que le Saint-Esprit ait voulu se montrer sous la forme d’une colombe : « Ce que nous devons demander comme il faut », dit-il, « nous l’ignorons ; mais le Saint-Esprit interpelle lui-même pour nous par des gémissements ineffables [111] ». Quoi donc, mes frères ! dirons-nous que l’Esprit-Saint gémit dans cette éternelle et parfaite béatitude où il est avec le Père et le Fils ? Car l’Esprit-Saint est Dieu, comme le Fils de Dieu est Dieu ; comme le Père est Dieu. J’ai dit trois fois Dieu, mais je n’ai pas dit trois dieux, parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu : vous le savez parfaitement. Donc, ce n’est pas en soi-même, ni sans sortir de soi-même, dans la Trinité, dans la béatitude, dans l’éternité de substance que gémit l’Esprit Saint ; c’est en nous, parce qu’il nous fait gémir. Et ce n’est pas peu de chose que l’Esprit-Saint nous apprenne à gémir. En effet, il nous apprend que nous sommes pèlerins, il nous apprend à soupirer vers la patrie, et ces soupirs eux-mêmes sont nos gémissements. Celui à qui tout sourit en ce monde, disons mieux, celui qui pense que tout va bien pour lui, qui tressaille de la joie des choses charnelles, de l’abondance des biens temporels et de la vaine félicité du siècle, celui-là a la voix du corbeau ; car la voix du corbeau est stridente : il ne gémit pas. Celui au contraire qui se sait sous le pressoir de cette mortalité et qui reconnaît en lui-même un pèlerin éloigné du Seigneur [112] celui qui sait ne pas être encore en possession de cette béatitude éternelle qui nous est promise, mais la possède en espérance puisqu’il y entrera seulement, lorsque le Seigneur viendra, manifesté dans la gloire, après être d’abord venu sous le voile de l’humilité ; celui-là gémit, et aussi longtemps qu’il gémit pour ce motif il gémit bien, l’Esprit-Saint lui a enseigné à gémir, la colombe lui a appris à le faire. Car plusieurs gémissent plongés dans les malheurs de cette vie, brisés par les pertes, accablés par les maladies, enfermés dans les prisons, retenus par des chaînes, battus sur les flots par la tempête, ou embarrassés dans les pièges que leur tendent leurs ennemis ; ils gémissent donc, mais ils ne gémissent pas du gémissement de la colombe et par l’amour de Dieu, en esprit. Aussi, lorsque de tels gens se voient sortis de l’épreuve, ils poussent de grands cris de joie, d’où il paraît bien qu’ils étaient des corbeaux, et non des colombes. Aussi, lorsque le corbeau fut mis hors de l’arche, il ne revint pas ; la colombe au contraire y revint. Noé envoya hors de l’arche ces deux sortes d’oiseaux [113]. Il avait sous la main un corbeau, il avait aussi une colombe ; car l’arche renfermait ces deux espèces d’animaux : et s’il est vrai que l’arche figurait l’Église, vous le voyez facilement, c’est nécessaire que dans le déluge du siècle l’Église renferme tout à fois le corbeau et la colombe. Qui sont les corbeaux ? Ceux qui cherchent leurs intérêts. Qui sont les colombes ? Ceux qui recherchent les intérêts du Christ [114].
3. C’est pourquoi, lorsque Dieu a envoyé l’Esprit-Saint, il l’a montré visiblement en deux manières, par la colombe et par le feu. Par la colombe, sur le Seigneur après son baptême ; par le feu, sur les Apôtres réunis. En effet, lorsque le Seigneur eut passé quarante jours avec ses disciples et qu’il fut remonté au ciel après sa résurrection, il leur envoya, le jour de la Pentecôte, l’Esprit-Saint qu’il leur avait promis. Venant alors, l’Esprit remplit le lieu où ils étaient ; d’abord un grand bruit, pareil au bruit d’un vent violent, se fit entendre du ciel, ainsi que nous lisons dans les Actes des Apôtres ; et « il parut des langues comme de feu qui se divisèrent et reposèrent sur chacun d’eux, et ils se mirent à s’exprimer en diverses langues selon que « l’Esprit leur donnait de parler[115] ». D’un côté, nous avons vu la colombe descendre sur le Seigneur, de l’autre les langues de feu se partager sur les Apôtres réunis ; d’un côté la simplicité, de l’autre la ferveur. Car il y en a qui passent pour simples et qui sont paresseux ; on appelle simples des personnes qui en réalité sont nonchalantes. Tel n’était pas Étienne, cet homme rempli du Saint-Esprit. Il était simple, parce qu’il ne nuisait à personne ; il était fervent, parce qu’il gourmandait les impies. En effet, il ne garda pas le silence devant les Juifs. De lui sont ces paroles de feu : « Cœurs et oreilles incirconcis, vous avez toujours résisté au Saint-Esprit ». Paroles grandement impétueuses ; toutefois, même en sévissant, la colombe n’y met pas de fiel. Voici la preuve qu’elle n’y mettait pas de fiel. Les Juifs, qui étaient des corbeaux, ayant entendu ces paroles, coururent aussitôt aux pierres pour écraser la colombe ; Étienne commence à être lapidé ; tout à l’heure, sous l’émotion et la ferveur de son esprit, il avait fait sur eux comme sur des ennemis cette sortie impétueuse ; sa violence apparente s’était emportée en ces paroles de flamme et de feu que vous avez entendues : « Têtes dures, « cœurs et oreilles incirconcis ». C’était au point que celui qui les aurait entendues se serait imaginé que si Étienne l’avait pu il les aurait fait passer par le feu ; néanmoins, lorsque les pierres lancées par eux vinrent le frapper, il se mit à genoux et s’écria : « Seigneur, ne leur imputez point ce péché [116] ». Il s’était étroitement attaché à l’unité de la colombe. Ainsi avait agi le premier le maître sur lequel est descendue la colombe. Cloué à la croix, il dit : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font [117] ». La colombe signifie que les fidèles sanctifiés par l’Esprit ne doivent pas user de ruse, et le feu, que leur simplicité ne doit pas être de glace. Or, ne sois pas effrayé de la division des langues. Les langues sont à une certaine distance les unes des autres ; c’est pourquoi l’Esprit-Saint est apparu sous forme de langues divisées : « Des langues comme de feu se divisèrent et se reposèrent sur chacun d’eux ». Les langues sont distantes les unes des autres ; mais cette distance des langues les unes par rapport aux autres, n’est pas le schisme. Dans la division des langues ne redoute pas de rencontrer la désunion, sache que dans la colombe se trouve l’unité.
4. Ainsi donc, ainsi fallait-il que se montrât l’Esprit-Saint en venant sur le Seigneur ; car par là chacun doit comprendre que s’il a reçu l’Esprit-Saint il doit être simple comme la colombe, avoir avec ses frères cette paix désirable dont le baiser des colombes est le symbole. Les corbeaux donnent aussi leur baiser, mais en eux se trouve une fausse paix ; dans les colombes est la véritable. Il ne faut donc pas écouter comme des colombes tous ceux qui disent Que la paix soit avec vous. Comment alors distinguer les baisers des corbeaux d’avec les baisers des colombes ? Les corbeaux donnent leur baiser et déchirent en même temps ; par nature, les colombes sont innocentes de pareils procédés ; où il y a déchirements, les baisers ne sont pas le signe d’une paix véritable ; ceux-là ont la véritable paix qui n’ont pas déchiré l’Église. Les corbeaux se repaissent de chairs mortes, ce que ne fait pas la colombe ; elle se nourrit des fruits de la terre, sa nourriture est innocente, ce qui est, mes frères, véritablement à admirer dans la colombe. Il est des oiseaux très-petits qui se nourrissent néanmoins de mouches ; rien de pareil chez la colombe, car elle ne se nourrit pas de chairs mortes. Ceux qui ont déchiré l’Église cherchent à se nourrir avec des morts. Dieu est puissant, prions-le que ceux-là revivent qui sont dévorés par eux et ne le sentent pas. Plusieurs le reconnaissent parce qu’ils revivent, et tous les jours nous nous félicitons en Jésus-Christ de leur retour. Pour vous, soyez simples de manière à être aussi fervents, et que votre ferveur se montre dans vos paroles : ne gardez pas le silence, parlez avec feu, embrasez ceux qui sont froids.
5. Qu’ajouter, mes frères ? Qui ne voit ce que les Donatistes refusent de voir ? En cela rien d’étonnant. En effet, ceux qui ne veulent pas revenir sont comme le corbeau envoyé hors de l’arche. Qui ne voit ce qu’ils refusent de voir ? Mais ils sont ingrats envers le Saint-Esprit. La colombe est descendue sur le Seigneur, et sur le Seigneur baptisé ; elle est aussi apparue au même endroit, cette sainte et véritable Trinité qui pour nous est un seul Dieu. Car le Seigneur sortit de l’eau, ainsi que nous le dit l’Évangile, « voilà que les cieux furent ouverts, et il vit le Saint-Esprit descendre et demeurer sur lui en forme de colombe, et aussitôt cette voix se fit entendre : Vous êtes mon Fils bien-aimé, en qui je me suis complu [118] ». Là paraît manifestement la sainte Trinité, le Père dans la voix, le Fils dans l’homme, l’Esprit dans la colombe. Dans cette Trinité au nom de laquelle les Apôtres ont été envoyés, apercevons ce qu’il est surprenant que les Donatistes n’y aperçoivent pas. Car il est sûr qu’ils ne l’y voient pas et qu’ils ferment leurs yeux à ce qui leur frappe le visage. Où donc les Apôtres ont-ils été envoyés, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, par Celui de qui il a été dit : « C’est Celui-là qui baptise ? » Celui qui se réservait le pouvoir de baptiser le leur a dit.
6. Voilà ce que Jean a vu en lui, voilà ce qu’il ne connaissait pas et ce qu’il a appris à connaître. Certes, il le connaissait comme Fils de Dieu, comme Seigneur et comme Christ. Il n’ignorait même pas qu’il dût baptiser dans l’eau et le Saint-Esprit ; il le savait. Mais qu’il dût se réserver le pouvoir du baptême et ne le transmettre à aucun de ses ministres, voilà ce qu’il a appris par la colombe. En effet, ce pouvoir que le Christ a gardé pour lui seul et qu’il n’a transmis à aucun de ses ministres, bien qu’il ait daigné baptiser par leur ministère, ce pouvoir maintient l’unité de l’Église. Cette unité est symbolisée par la colombe dont il est dit : « Une est ma colombe, elle est une pour sa mère.[119] » Comme je l’ai déjà dit, en effet, mes frères, si le Seigneur avait transmis à ses ministres le pouvoir de baptiser, autant il y aurait de ministres, autant il y aurait de baptêmes, et l’unité du baptême serait détruite.
7. Faites-y attention, mes frères : avant que Notre-Seigneur Jésus-Christ vînt pour être baptisé (car c’est après son baptême que la colombe est descendue et a appris à Jean une particularité, quand il lui fut dit : « Celui sur qui tu verras le Saint-Esprit descendre et demeurer en forme de colombe ; c’est Celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit) » ; avant ce moment, Jean savait que Jésus-Christ baptisait dans le Saint-Esprit. Mais que le pouvoir de baptiser il ne dût le donner à personne, bien qu’il dût en confier à d’autres le ministère, voilà ce qu’il a appris alors. Comment prouver que Jean savait déjà que le Seigneur baptiserait dans le Saint-Esprit ? Comment le prouver de manière à faire bien comprendre que, d’après l’enseignement de la colombe, le Précurseur a su que le Sauveur baptiserait dans le Saint-Esprit, sans toutefois abandonner à personne ce pouvoir ? Encore une fois, comment le prouver ? Le voici. Le Sauveur était déjà baptisé quand la colombe est descendue sur lui ; mais avant qu’il vînt pour recevoir le baptême de Jean dans le Jourdain, nous l’avons dit, le Précurseur le connaissait comme il le marque par ces paroles : « Vous venez à moi pour être baptisé, c’est moi qui dois être baptisé par vous ». Voici donc qu’il connaissait le Seigneur, il connaissait le Fils de Dieu. Comment prouvons-nous qu’il le connaissait comme devant baptiser dans le Saint-Esprit ? Avant que Jésus-Christ vînt au fleuve, plusieurs accouraient auprès de Jean pour être baptisés et il leur dit : « Pour moi je vous baptise dans l’eau ; mais Celui qui vient après moi est plus grand que moi, je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers ; c’est Lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et le feu [120] ». Il savait donc déjà cela : par conséquent, qu’est-ce que la colombe lui a fait connaître, afin que plus tard nous ne le reconnaissions pas comme un menteur (ce que Dieu nous garde de penser) ? C’est évidemment cette particularité, savoir, que la sainteté du baptême serait attribuée à Jésus-Christ seul, quoique beaucoup de ministres justes ou injustes dussent le conférer. En effet, au moment où la colombe descendait sur lui, on entendit une voix qui disait : « C’est Celui-là qui baptise « dans le Saint-Esprit ». Que Pierre baptise, c’est Celui-là qui baptise ; que Paul baptise, c’est Celui-là qui baptise ; que Judas baptise, c’est Celui-là qui baptise.

8. Car si la sainteté du baptême est en proportion des mérites de ceux qui le confèrent, il ! aura autant de baptêmes que de sortes de mérites, et chacun croira en avoir reçu un meilleur, d’autant meilleur, que le ministre en paraîtra plus méritant. Les saints eux-mêmes, comprenez bien ceci, mes frères, les gens de bien appartiennent à la colombe, les citoyens de la sainte Jérusalem, les gens de bien qui font partie de l’Église, ceux dont l’Apôtre dit : « Le Seigneur connaîtra ceux qui sont à lui[121] », ont reçu des grâces différentes, tous n’ont pas les mêmes mérites ; il en est qui sont plus saints et meilleurs que d’autres. Comment dons, par exemple, si l’un est baptisé Par un ministre juste et saint, l’autre par un ministre inférieur en mérites auprès de Dieu, inférieur en élévation, en continence, en sainteté de vie, comment tous deux cependant reçoivent-ils une même et pareille grâce, une grâce égale en l’un et en l’autre, sinon parce que « c’est Celui-là qui baptise ? » Comment donc, selon que le ministre du baptême est bon ou meilleur, l’un ne reçoit-il pas une chose bonne et l’autre une chose meilleure ? Et quoique de deux ministres l’un est bon et l’autre meilleur, comment se fait-il qu’on reçoive un baptême unique et égal qui ne soit ni meilleur venant de l’un, ni de moindre valeur venant de l’autre ? De même en est-il lorsque le baptême est donné par un méchant, que l’Église ne connaît point comme tel, ou qu’elle tolère ; car on n’y connaît pas les méchants, ou bien on les y tolère : c’est de la paille ; on la tolère donc jusqu’au moment où enfin l’aire sera purgée. Ce que donne un pareil homme est de même nature : il n’est pas de moindre valeur en raison des moindres mérites du ministre ; c’est partout et toujours un baptême égal et pareil ; car : « c’est Celui-là qui baptise ? ».

9. Voyons donc, mes bien-aimés, ce que ne veulent pas voir les Donatistes ; (non pas ce qu’ils ne pourraient voir, mais ce qu’ils auraient mal de voir), comme si c’était impénétrable pour eux. Où les disciples ont-ils été envoyés pour baptiser comme ministres au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ? Où les a-t-on envoyés ? « Allez », leur dit Jésus-Christ, « baptisez les nations ». Vous savez, mes frères, comment est venu cet héritage : « Demande-moi, et je te donnerai les nations pour héritage, et pour possession toute l’étendue de la terre[122] ». Vous savez comment la loi est sortie de Sion et la parole du Seigneur de Jérusalem [123] ». Nous sommes devenus attentifs lorsque nous avons entendu ces paroles : « Allez baptiser les nations au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit[124]. C’est à Jérusalem, en effet, que les Apôtres ont entendu ces paroles : « Allez baptiser les nations au nom « du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit[125] ». C’est un seul Dieu ; il n’est pas dit : Aux noms du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; mais : « Au nom du Père et du Fils et du « Saint-Esprit ». Dès lors qu’il n’y a qu’un seul nom, il n’y a qu’un seul Dieu. Ainsi l’Apôtre Paul explique-t-il le passage où il est parlé de la race d’Abraham : « En ta descendance seront bénies toutes les nations ; Dieu ne lui dit pas : En tes descendances, comme s’il « s’agissait de plusieurs ; mais, voulant parler d’un seul : En ta descendance, qui est le Christ[126] ». Comme donc il n’est pas dit en cet endroit : En vos descendances, et qu’en conséquence l’Apôtre a voulu t’apprendre qu’il n’y a qu’un seul Christ ; de même, lorsqu’il est dit ici : « au nom », non pas, aux noms, absolument dans le même sens qu’il a été dit ailleurs : « en la descendance », et non, en tes descendances, c’est la preuve qu’il n’y a qu’un seul Dieu, Père, Fils et Saint Esprit.
10. Mais, disent les disciples au Seigneur, voici que nous savons au nom de qui nous devons baptiser, vous nous avez faits vos ministres et vous nous avez dit : « Allez baptiser au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ». Mais où irons-nous ? Où ? Vous ne l’avez pas entendu ? Dans mon héritage. Vous me demandez : Où irons-nous ? Dans la propriété que j’ai achetée de mon sang. Où donc ? Dans les nations. Je pensais qu’il aurait dit Allez, baptisez les Africains au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Grâces à Dieu, le Sauveur a tranché la question, la colombe a fait entendre ses enseignements ; grâces à Dieu, les Apôtres ont été envoyés vers les nations ; c’est vers les nations, c’est vers toutes les langues. Ainsi l’a marqué le Saint-Esprit en se montrant sous l’apparence de plusieurs langues et d’une seule colombe. D’un côté, les langues signifient la division ; de l’autre, la colombe indique l’union. Les langues des nations se sont mises d’accord ensemble seule la langue des Africains serait en discordance avec les autres ? Y a-t-il rien de plus évident, mes frères ? Dans la colombe l’unité, dans les différentes langues des nations l’accord. Car l’orgueil a mis le désaccord dans les langues, et d’une seule en a fait plusieurs. En effet, après le déluge l’orgueil porta les hommes à se fortifier en quelque sorte contre Dieu ; et comme s’il y avait un lieu où il ne pût atteindre, comme si l’orgueil pouvait trouver un abri contre lui, ils élevèrent une tour, pour ainsi dire avec l’intention d’échapper au déluge s’il venait à recommencer. Ils avaient entendu dire, et ils s’en souvenaient, que toute iniquité avait été détruite par le déluge ; ne voulant pas s’abstenir de l’iniquité, ils cherchaient dans la hauteur d’une tour un abri contre le déluge. C’est pourquoi ils construisirent une tour élevée. Dieu vit leur orgueil et leur envoya un esprit d’erreur, afin qu’ils ne s’entendissent plus ; c’est ainsi que l’orgueil devint la cause de la division des langues [127]. Si l’orgueil a été le principe de la division des langues, l’humilité du Christ les a réunies. Ce que cette tour avait dispersé, l’Église le recueille. D’une langue il s’en est fait plusieurs : ne t’en étonne pas : c’est le résultat de l’orgueil. De plusieurs langues il s’en est fait une seule : n’en sois pas surpris, c’est le fruit de la charité. Car, bien que dans les diverses langues on ne s’exprime pas de la même manière, le même Dieu est invoqué au fond du cœur, la même paix est gardée par tous. Mes bien-aimés, le Saint-Esprit pouvait-il mieux se manifester comme signe d’unité que sous la forme d’une colombe, afin que l’on pût dire de l’Église établie dans la paix : « Une est ma colombe ? » L’humilité pouvait-elle être symbolisée plus parfaitement que par un oiseau simple et gémissant ? Un oiseau aussi orgueilleux, aussi fat de lui-même que le corbeau, était incapable de nous en donner l’idée.
11. Peut-être diront-ils : Il y a une colombe, elle est unique ; donc en dehors de cette unique colombe il ne peut y avoir de baptême. Si c’est chez toi que se trouve la colombe, ou si tu es toi-même cette colombe, quand je viens à toi, donne-moi donc ce que je n’ai pas. Vous le savez, mes frères, voila leur langage ; vous y reconnaîtrez bientôt le cri du corbeau, et non la voix de la colombe. Que votre charité y soit un peu attentive. Prenez garde, ils sont rusés, défiez-vous ; recevez les paroles de ces contradicteurs pour les rejeter aussitôt, et non pour leur dominer accès en vos âmes et les laisser passer jusqu’à votre cœur. Imitez Notre-Seigneur, quand ses bourreaux lui offrirent un breuvage amer, « il le goûta et refusa d’en boire[128] ». Ainsi doit-il en être de vous écoutez leurs paroles et rejetez-les aussitôt. En effet, que disent-ils ? Ainsi donc, ô Église catholique, c’est toi qui es la colombe, c’est à toi qu’il a été dit : « Une est ma colombe, elle est une pour sa mère ». Oui, c’est à toi que ces paroles s’adressent.— Attends, ne m’interroge pas. Commence par prouver que c’est à moi que s’appliquent ces paroles. Si c’est à moi qu’elles s’appliquent, je veux le savoir tout de suite. – Oui, c’est à toi. – Je réponds C’est à moi. Cette réponse que ma bouche seule a prononcée est aussi, je n’en doute pas, sortie de vos cœurs, et tous ensemble nous avons dit : Ces paroles s’appliquent à l’Église catholique : « Une est ma colombe, elle est une pour sa mère ». Ils ajoutent : Hors de la colombe, il n’y a pas de baptême ; pour moi, j’ai été baptisé hors de la colombe, donc je n’ai pas le baptême : si je n’ai pas le baptême, pourquoi ne me le donnes-tu pas quand je viens à toi ?
12. À mon tour je les interroge, En attendant, ne nous inquiétons pas de savoir à qui il a été dit : « Une est ma colombe, elle est une pour sa mère ». Car il s’agit de savoir si c’est à moi ou à toi que s’applique ce passage mais laissons pour le moment cette question de côté. Je demande donc ceci : La colombe est-elle simple, innocente, sans fiel, pacifique dans ses baisers ? Ses ongles font-ils jamais des blessures ? Les avares, les hommes de rapine, les trompeurs, les ivrognes, les libertins appartiennent-ils à son corps, sont-ils du nombre de ses membres ? Évidemment non. En effet, mes frères, qui oserait le soutenir ? Je veux me borner ; je ne parle que des ravisseurs du bien d’autrui, Ils peuvent bien être membres d’un oiseau de proie ; mais de la colombe, jamais. Les milans, les éperviers, les corbeaux vivent de rapines. Les colombes ne ravissent rien et ne déchirent pas : les hommes de rapines ne sont donc pas membres de la colombe. Donatistes, n’y a-t-il jamais eu parmi vous, ne fût-ce qu’un seul ravisseur du bien d’autrui ? Comment et, pourquoi le baptême donné par l’épervier, et non par la colombe, ne doit-il pas être remplacé par un autre ? Pourquoi chez vous ne baptise-t-on pas après les ravisseurs du bien d’autrui, après les adultères, les ivrognes, les avares qui comptent dans vos rangs ? Tous ceux-là sont-ils membres de la colombe ? Vous déshonorez votre colombe, au point de lui donner des membres de vautour. Eh quoi ! mes frères, que disons-nous ? Dans l’Église catholique il y a des bons et des méchants ; parmi eux, il n’y a que des méchants. Peut-être est-ce par animosité que j’en parle ? nous en donnerons plus tard la preuve. eux-mêmes en conviennent, il y a parmi eux des bons et des méchants ; car s’ils disent que parmi eux il n’y a que des bons, que leurs partisans les croient sur parole, et j’y souscris. Qu’ils disent : Il n’y a dans nos rangs que des hommes saints, justes, chastes, sobres il n’y a ni adultères, ni usuriers, ni trompeurs, ni parjures, ni ivrognes, qu’ils le disent leurs paroles ne sont rien pour moi : il me suffit de mettre la main sur leurs cœurs. Vous aussi vous les connaissez ; leurs partisans les connaissent ; et vous membres de l’Église catholique, votre conduite n’est un mystère ni pour vous, ni pour eux : ne leur adressons aucun reproche : qu’ils n’examinent même pas leur conscience. Nous l’avouons, il y a dans l’Église des bons et des méchants, mais comme dans une aire il y a du grain et de la paille. Quelquefois celui qui est baptisé par le grain n’est que de la paille, et celui qui est baptisé paria paille est du grain, Autrement, si le baptême était bon par cela même qu’il viendrait du grain, ou mauvais parce qu’il viendrait de la paille, il serait faux de dire : « C’est Celui-là qui baptise ». Si au contraire il est vrai de dire : « C’est Celui-là qui baptise », le baptême est bon, même quand il vient de la paille ; le méchant baptise tout aussi bien que la colombe, non pas que le méchant soit la colombe, ou qu’il soit tin de ses membres ; on ne peut le dire, non plus, ni parmi les catholiques, ni parmi les Donatistes, si tant est qu’ils prétendent que leur Église est la colombe. Qu’entendons-nous par là, mes frères ? C’est chose manifeste et connue de tous, et quand même ils n’en voudraient pas convenir, la preuve en est là : quand, chez eux, des méchants confèrent le baptême, on ne le réitère pas ; et lorsque parmi nous des méchants baptisent, on ne rebaptise pas non plus après eux. La colombe ne baptise pas après les corbeaux, pourquoi le corbeau pré. tendrait-il baptiser après la colombe ?
13. Que votre charité soit attentive. Au baptême de Notre-Seigneur, une colombe, c’est-à-dire le Saint-Esprit en forme de colombe, descendit et demeura sur le Christ ; en conséquence la colombe a révélé à Jean qu’un certain pouvoir réservé relativement au baptême se trouvait en Notre-Seigneur. Mais pourquoi une colombe ? et que pouvait-elle signifier ? C’est que, selon que je l’ai déjà dit, par ce pouvoir réservé se trouvait assurée la paix de l’Église. Il peut donc se faire que quelqu’un reçoive le baptême en dehors de la colombe ; mais qu’alors ce baptême lui serve, c’est impossible. Que votre charité soit attentive et comprenne bien ce que je dis ; car par le moyen de cette ruse nos adversaires trompent souvent ceux de nos frères qui sont indolents et tièdes. Soyons plus simples et plus fervents. Ai-je, disent-ils, reçu le baptême ou ne l’ai-je pas reçu ? Je réponds : Tu l’as reçu. Si je l’ai reçu, il n’y a aucun motif de me le donner ; j’ai lieu d’être tranquille, tu en conviens toi-même ; pour ma part, j’affirme avoir reçu le baptême, et toi, tu le reconnais formellement. Notre mutuel accord fait ma sécurité. Alors, que me promets-tu ? Pourquoi veux-tu me faire catholique, quand tu n’as rien de plus à me donner, quand d’après ton aveu j’ai déjà reçu ce que tu prétends avoir ? Pour moi, quand je dis : Viens à moi, je soutiens que tu n’as pas ce que tu avoues lire en ma possession ; pourquoi donc me dis-tu : Viens à moi ?
14. La colombe nous le fait savoir. Car, de dessus la tête du Seigneur où elle se trouve placée, elle répond en disant : Tu as le baptême, mais la charité qui me fait gémir, tu ne l’as pas. Qu’est-ce que cela veut dire, répond le donatiste ? J’ai le baptême et je n’ai pas la charité ? Ne te récrie pas ; montre-moi comment peut avoir la charité celui qui divise l’unité. Moi, j’ai le baptême. Oui, sans doute ; mais ce baptême sans la charité ne te sert de rien, parce que sans la charité tu n’es rien. Non pas que, même dans celui qui, n’est rien ; le baptême soit rien ; car ce baptême est quelque chose, et même quelque chose de grand, à cause de celui dont il a été dit : « C’est celui-là qui baptise ». Mais ne vas pas supposer que cette chose si grande puisse avoir quelque utilité pour toi, si tu n’es pas dans l’unité ; car la colombe est descendue sur Jésus-Christ baptisé, comme pour dire : Si tu as le baptême, sois dans la colombe, de peur que ce que tu as ne te serve de rien. Viens donc, leur disons-nous, viens à la colombe, non pour commencer à avoir ce que tu n’avais pas, mais afin que ce que tu avais commence à te servir, car ayant le baptême en dehors de la colombe, tu l’avais pour ta perte ; quand tu l’auras au dedans d’elle, il commencera à te servir pour ton salut.
15. Non-seulement le baptême ne te servait de rien, il était même nuisible pour loi. Car les choses saintes elles-mêmes peuvent nuire. Chez les bons elles contribuent à leur salut ; chez les mauvais, elles sont le principe de leur jugement. Il est sûr, mes frères, que nous savons ce que nous recevons ; et certainement ce que nous recevons est saint ; et personne ne prétend que cet aliment ne l’est pas. Que dit l’Apôtre ? : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit son jugement [129] ». Il ne dit pas que ce soit une chose mauvaise ; mais il soutient que le méchant, en la recevant mal, reçoit pour son jugement la bonne chose qu’il reçoit. Cette bouchée donnée à Judas par le Seigneur [130] était-elle mauvaise ? À Dieu ne plaise. Le médecin n’aurait pas donné le poison, le médecin a donné le salut ; mais en le recevant indignement, Judas l’a reçu pour sa perte parce qu’il ne l’a pas reçu dans la paix. Ainsi en est-il de celui qu’on baptise. J’ai, dis-tu, le baptême. Tu l’as, je l’avoue, fais bien attention à ce que tu as. De cela même résultera ta condamnation. Pourquoi ? Parce que tu as le bien de la colombe en dehors de la colombe. Si tu l’avais dans la colombe, par cela même que tu l’aurais, tu serais en sûreté. Suppose que tu es soldat : tu portes la marque de ton chef ; tu pourras combattre en toute sûreté mais si tu la portes en dehors, non seulement elle ne te servira de rien pour le combat, mais elle te fera punir comme déserteur. Viens donc, viens et ne dis pas : j’ai le baptême et il me suffit ; viens, la colombe t’appelle, elle t’appelle par ses gémissements. Mes frères, je vous le dis, appelez-les par vos gémissements, non par des querelles ; appelez-les par vos prières, par vos invitations, par vos jeûnes ; qu’ils comprennent que c’est votre charité pour eux qui vous fait trouver la séparation douloureuse. Je n’en doute pas, mes frères, s’ils voient votre douleur, elle les couvrira de confusion et les ramènera à la vie. Viens donc, viens, ne crains pas de venir ; crains plutôt si tu ne viens pas, je dirai même : en ce’ cas, ne crains pas, mais verse des larmes. Viens, si tu m’écoutes tu ressentiras une grande joie ; à la vérité tu ne laisseras pas de gémir au milieu des tribulations de ce pèlerinage ; mais l’espérance te remplira de joie. Viens où est la colombe, à laquelle il a été dit : « Une est ma colombe, elle est une pour sa mère ». Tu aperçois une seule colombe sur la tête du Christ ; mais ne vois-tu pas que les langues sont répandues par tout l’univers ? Le même Esprit qui s’est manifesté par la colombe, s’est aussi manifesté par les langues. Si l’Esprit qui s’est montré dans la colombe est celui-là même qui s’est montré dans les langues, le Saint-Esprit a été donné à l’univers. Tu t’en es séparé pour crier avec le corbeau, au lieu de gémir avec la colombe. Viens donc.
16. Mais peut-être es-tu dans l’inquiétude et dis-tu : Baptisé en dehors de la colombe, je crains que le baptême que j’ai ainsi reçu me rende coupable. Tu as déjà commencé à apprendre de quoi il faut gémir. Tu dis vrai : en effet, tu es coupable, non pas d’avoir reçu le baptême, mais de l’avoir reçu en dehors de la colombe ; garde donc ce que tu as reçu, et répare la faute de l’avoir reçu en dehors. Tu as reçu le bien de la colombe en dehors de la colombe ; voilà deux choses : tu as reçu, et tu as reçu en dehors de la colombe. Que tu aies reçu, je n’y vois que du bien ; que tu aies reçu en dehors de la colombe, je te blâme. Garde donc ce que tu as reçu, on n’y changera rien, on le reconnaîtra : c’est la marque de mon roi ; je ne la profanerai pas, je changerai le déserteur, sans changer la marque.
17. Ne te glorifie pas de ton baptême, parce que je dis que c’est un vrai baptême. Oui, je le dis, c’est mm vrai baptême. L’Église catholique le dit comme moi : C’est un vrai baptême. La colombe le considère, elle le reconnaît ; elle gémit parce que tu l’as en dehors d’elle ; elle y voit quelque chose à avouer, quelque chose à corriger. C’est bien le baptême, Viens. Tu te glorifies de ce qu’il est un vrai baptême, et tu refuses devenir ? Qu’en est-il des méchants qui n’appartiennent pas à la colombe ? La colombe te dit : Les méchants parmi lesquels je gémis, et qui ne sont pas du nombre de mes membres, et parmi lesquels il est nécessaire que je gémisse, n’ont-ils pas ce que tu te glorifies d’avoir ? Plusieurs ivrognes n’ont-ils pas le baptême ? Le baptême n’a-t-il pas été reçu par nombre de gens avares, par beaucoup de gens idolâtres et, ce qui est pire, qui le sont eu secret ? Les païens ne vont-ils pas ou n’allaient-ils pas publiquement adorer les idoles ? Maintenant les chrétiens vont secrètement à là recherche des sorciers, ils consultent secrètement les devins. Et pourtant, tous ces gens-là ont reçu le baptême, mais la colombe gémit de se trouver au milieu de ces corbeaux. Pourquoi donc te réjouir de ce que tu as ? Ce que tu as, le méchant l’a aussi. Aie l’humilité, la charité, la paix ; reçois le bien qui te manque, afin que celui que tu possèdes te serve à quelque chose.
18. Car ce que tu as, Simon le magicien l’a eu aussi. Témoin le livre des Actes des Apôtres, ce livre canonique qui doit se lire chaque année dans l’Église. Dans les solennités qu’elle célèbre annuellement, après avoir fait mémoire de la passion du Seigneur, vous savez qu’elle fait la lecture de ce livre : on y trouve le récit de la conversion de l’Apôtre, qui de persécuteur est devenu prédicateur [131] ; et aussi l’histoire de la descente du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte sous forme de feu partagé en diverses langues[132]. Là nous lisons que plusieurs habitants de Samarie reçurent la foi par la prédication de Philippe : ce Philippe était l’apôtre ou le diacre ; car nous lisons encore qu’on ordonna sept diacres, au nombre desquels se trouvait un nommé Philippe[133]. Les Samaritains crurent donc à cette prédication de Philippe, et Samarie commença à se remplir de fidèles. Alors s’y trouvait ce Simon le magicien qui, par ses artifices magiques, avait trompé le peuple au point de se faire passer pour la vertu de Dieu. Cependant cet homme, frappé des prodiges opérés par Philippe, crut aussi à son tour ; mais la suite lit bien voir de quelle nature était sa foi. Néanmoins il fut aussi baptisé comme les autres. Les Apôtres qui étaient à Jérusalem apprirent ce qui se passait à Samarie, ils y envoyèrent Pierre et Jean. Ceux-ci y trouvèrent un grand nombre de baptisés, mais ils n’y rencontrèrent personne qui eût reçu le Saint-Esprit, comme il descendait alors sur les fidèles et leur faisait parler différentes langues pour marquer la diversité des nations qui devaient être appelées à la foi. Les Apôtres leur imposèrent donc les mains en priant pour eux, et ils reçurent le Saint-Esprit. Ce Simon n’était pas une colombe dans l’Église, ce n’était qu’un corbeau ; car il recherchait ses intérêts, au lieu de rechercher ceux de Jésus-Christ[134] ; dans le christianisme il préférait donc à la justice le pouvoir de faire des miracles. Voyant que les Apôtres donnaient le Saint-Esprit par l’imposition des mains (non qu’ils le donnassent par eux-mêmes, mais parce que leurs prières l’obtenaient de Dieu), il leur dit : « Combien voulez-vous d’argent, afin que par l’imposition de mes mains « l’Esprit-Saint soit donné ? » Et Pierre lui répondit : « Que ton argent demeure avec toi pour ta perte, parce que tu as cru que le don de Dieu pouvait s’acquérir par de l’argent ». À qui Pierre disait-il : « Que ton argent demeure avec toi tour ta perte ? » À un homme baptisé ; car Simon avait reçu le baptême, mais il n’était pas uni aux entrailles de la colombe. Écoute ; voici la preuve qu’il n’y était pas uni, fais attention aux paroles de Pierre ; il continue ainsi : « Tu n’as pas de part à cette foi, car je vois que tu es plein d’un fiel amer [135] ». La colombe n’a pas de fiel, Simon en avait ; aussi était-il séparé des entrailles de la colombe. À quoi lui servait son baptême ? Ne te glorifie donc pas du tien, comme s’il suffisait pour ton salut de l’avoir reçu cesse de te mettre en colère, dépose ton fiel, tiens à la colombe. Alors te sera utile ce qui ne te servait de rien, ce qui était même nuisible pour toi, parce que tu l’avais reçu en dehors de la colombe,
19. Ne dis point : Je ne viendrai point parce que j’ai été baptisé en dehors de la colombe. Commence à avoir la charité, commence à porter le fruit de ce que tu as reçu ; que l’on trouve ce fruit en toi, et la colombe s’introduira au dedans. C’est ce que l’on trouve dans l’Écriture. L’arche avait été construite avec du bois incorruptible[136]. Ce bois incorruptible n’est autre que les saints, que les fidèles qui appartiennent au Christ, De même, en effet, que les pierres vives dont le temple était construit étaient la figure des fidèles, ainsi le bois incorruptible de l’arche représente les hommes qui Persévèrent dans la foi. Dans l’arche il y avait donc des bois incorruptibles : cette arche, c’est l’Église ; la colombe y donne le baptême, car l’arche était portée sur les eaux, et ses bois incorruptibles y ont été plongés. Nous trouvons que d’autres bois étrangers à l’arche y ont été aussi submergés : c’étaient les arbres plantés sur toute la surface de la terre : c’était, néanmoins, partout la même eau, et non une eau différente ; car elle était venue soit du ciel, soit des abîmes des fontaines. C’est dans la même eau que furent plongés et les bois incorruptibles dont l’arche était composée, et les bois qui n’étaient pas entrés dans sa construction. La colombe fut envoyée ; d’abord elle ne trouve pas où se poser ; elle revient vient à l’arche, car tout était rempli d’eau ; elle aima mieux revenir que d’être baptisée de nouveau. Le corbeau fut envoyé avant la disparition des eaux : après avoir été se rebaptiser, il ne voulut plus revenir, et il périt dans ces eaux. Que Dieu nous préserve d’une pareille fin. Aussi bien, pourquoi ne revint-il pas ? C’est que les eaux l’en empêchèrent. Pour la colombe, ne trouvant où se poser, quoique l’eau lui criât de toutes parts : Viens, viens, plonge-toi ici, de même que ces hérétiques te crient : Viens, viens, ici on donne le baptême ; la colombe, ne trouvant pas où se reposer, revint à l’arche. Et Noé l’envoya de nouveau, de même que l’arche vous envoie pour parler à ces égarés : après cela, que fit la colombe ? Parce que les bois étrangers au corps de l’arche avaient été plongés dans l’eau, elle rapporta vers l’arche un rameau d’olivier. Ce rameau portait des feuilles et du fruit [137]. Ne te contente pas de parler, de porter des feuilles, porte aussi des fruits : tu reviendras à l’arche, tu n’y reviendras pas de toi-même, mais la colombe t’y rappellera. Gémissez en dehors, afin que ceux qui s’y trouvent soient rappelés au dedans.
20. Car si nous cherchons à savoir ce qu’était ce fruit de l’olivier, nous l’apprendrons. Le fruit de l’olivier représente la charité. Comment le prouvons-nous ? De même que l’huile ne peut être maintenue au-dessous d’aucun liquide, qu’elle se fraie un passage et remonte à leur surface, ainsi la charité ne peut être retenue prisonnière en des régions inférieures ; elle tend de toute nécessité à monter vers le ciel. C’est pourquoi l’Apôtre dit d’elle : « Il est encore une voie plus élevée qu’il me faut vous montrer ». Nous avons dit que l’huile s’élève toujours au-dessus ; or, pour ne pas appliquer à autre chose qu’à la charité ces paroles de l’Apôtre : « Il est encore une voie plus élevée « qu’il me faut vous montrer », Écoutons ce qui suit : « Quand je parlerais le langage « des hommes et des anges, si je n’ai pas la « charité, je suis devenu comme un airain sonnant et une cymbale retentissante[138] ». Va maintenant, Donat, et crie : Je suis éloquent ! Va maintenant, et crie : Je suis docte ! Combien éloquent ? Combien docte ? Aurais-tu parlé le langage des anges ? Et quand même tu l’aurais parlé, si tu n’as pas la charité, je n’entendrais qu’un airain sonnant et une cymbale retentissante. Je veux quelque chose de plus solide, je veux trouver du fruit dans les feuilles : que les paroles ne soient pas seules, qu’elles portent l’olive, qu’elles reviennent à l’arche.
21. Mais, diras-tu, j’ai le sacrement. Tu dis vrai. Ce sacrement est divin ; tu as le baptême, et je l’avoue. Mais que dit le même Apôtre ? « Quand même je connaîtrais tous les mystères, quand je posséderais le don de prophétie et que j’aurais la foi jusqu’à transporter les montagnes ». Il parlait ainsi pour t’empêcher de dire : Je crois, cela me suffit. Mais que dit Jacques ? « Les démons aussi croient, et ils tremblent[139] ». Grande chose que la foi ! mais chose inutile sans la charité. Les démons aussi confessaient le Christ : c’était de leur part avec foi en lui, mais ils ne l’aimaient pas, quand ils disaient : « Qu’y a-t-il u entre vous et nous[140] ? » Ils avaient la foi, mais ils n’avaient pas la charité : c’est pourquoi ils étaient des démons. Ne te glorifie pas d’avoir la foi ; car il serait encore possible de te comparer aux démons. Ne (lis pas au Christ « Qu’y a-t-il entre vous et moi ? » L’unité du Christ te parle, elle te dit : Viens à moi, sache où est la paix, rentre dans les entrailles de la colombe. Tu as été baptisé en dehors d’elle, porte du fruit et tu reviendras à l’arche.
22. Mais, diras-tu, pourquoi nous chercher, puisque nous sommes des méchants ? Voilà précisément pourquoi nous vous cherchons, c’est que vous êtes méchants ; car si vous n’étiez pas méchants, nous vous aurions trouvés et nous ne vous chercherions pas. Celui qui est bon est déjà trouvé ; celui qui est méchant, on le cherche encore ; c’est pourquoi nous vous cherchons. Revenez à l’arche. Mais j’ai le baptême. « Quand même je saurais tous les mystères, quand j’aurais le don de prophétie, et une foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ». Que je voie du fruit en toi, que j’y voie l’olive, et bientôt tu seras dans l’arche.
23. Mais que dis-tu ? Voilà que nous endurons beaucoup d’épreuves, Si seulement vous souffriez pour le Christ, et non pour les honneurs. Mes frères, écoutez ce qui suit : ils se vantent parfois de faire de grandes aumônes, de souffrir de mauvais traitements ; mais c’est pour Donat, ce n’est point pour le Christ. Remarque pourquoi tu souffres : si c’est pour Donat, tu souffres pour un orgueilleux, tu n’es pas dans la colombe dès là que tu souffres pour Donat. Il n’était pas l’ami de l’Époux ; car s’il avait été l’ami de l’Époux, il aurait recherché la gloire de l’Époux au lieu de rechercher la sienne propre [141]. L’ami de l’Époux ne dit-il pas : « C’est celui-là qui baptise ? » Il n’était pas l’ami de l’Époux celui pour qui tu souffres. Tu n’as pas la robe nuptiale, et si tu viens au festin on te mettra dehors[142]. Que dis-je ? c’est parce que tu as été mis dehors que tu es misérable ; reviens donc enfin et cesse de te glorifier. Écoute ce que dit l’Apôtre : « Quand même j’aurais distribué tout mon bien aux pauvres et livré mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité ». Voilà ce que tu n’as pas. « Quand j’aurais livré mon corps aux flammes », même pour le nom du Christ, comme il en est plusieurs qui le font par orgueil, et non par charité, Paul ajoute : « Quand j’aurais livré mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, il ne me sert de rien[143] ». Ceux-là l’ont fait par charité, qui au temps de la persécution ont souffert le martyre ; ils ont agi par charité ; mais les Donatistes le font par sentiment d’orgueil et de superbe ; car, le persécuteur venant à manquer, ils se jettent d’eux-mêmes dans les précipices. Viens donc, afin d’avoir la charité. Mais nous avons des martyrs. Quels martyrs ? Ils ne sont point de la colombe ; aussi sont-ils tombés du haut de la pierre, quand ils ont voulu s’envoler.
24. Tout donc, vous le voyez, tout crie contre eux, toutes les pages divines, toutes les prophéties, tout l’Évangile, toutes les épîtres des Apôtres, tous les gémissements de la colombe, et cependant ils ne s’éveillent pas encore, ils ne sortent pas de leur sommeil. Pour nous, si nous sommes la colombe, gémissons, supportons-les, espérons ; la miséricorde de Dieu viendra pour échauffer du feu du Saint-Esprit votre simplicité ; et alors ils viendront. Il ne faut pas désespérer ; priez, prêchez, aimez, Dieu est tout – puissant. Déjà ils ont commencé à reconnaître leur audace ; plusieurs l’ont reconnue ; plusieurs en ont rougi ; le Christ viendra, et d’autres encore le reconnaîtront. Qu’au moins, mes frères, il ne reste parmi eux que la paille ; que tous les grains soient recueillis ; que tout ce qui chez eux porte du fruit revienne à l’arche, porté par la colombe.
25. Ainsi mis en défaut sur tous les points, ne trouvant plus rien à dire, que nous objectent-ils ? Ils nous ont pris nos maisons de campagne ; ils nous ont enlevé nos propriétés ; ils exhibent des testaments. Voici, disent-ils, la preuve que Gaïus Seïus a donné un fonds de terre à l’Église, à la tête de laquelle se trouvait Faustinus. De quelle Église Faustinus était-il évêque ? C’est l’Église à laquelle présidait Faustinus ; Faustinus était à la tête non pas d’une Église, mais d’un parti. La colombe seule est l’Église. Pourquoi crier ? Nous n’avons pas dévoré ces maisons de campagne : que la colombe les possède, que l’on sache qu’elle est la colombe et qu’elle les possède. Car, vous le savez, mes frères, ces maisons de campagne n’appartiennent pas à Augustin ; si vous l’ignorez, vous supposez que mon bonheur est de les posséder ; mais Dieu ne l’ignore pas, il sait ce que j’en pense, ce que je souffre à leur endroit ; il connaît avec quels gémissements, en raison de ce qu’il a daigné me confier des biens de la colombe. En tout cas, voilà ces biens. En vertu de quels droits les revendiques-tu ? Est-ce en vertu du droit divin ou du droit humain ? Qu’ils répondent, le droit divin, nous l’avons dans les Écritures ; le droit humain, dans les lois des empereurs, Ce que chacun possède, de quel droit le possède-t-il ? Car, de droit divin, la terre et tout ce qu’elle renferme est au Seigneur[144]. Dieu a fait les hommes, les pauvres et les riches, d’un même limon ; pauvres et riches ne sont-ils pas supportés par la même terre ? C’est donc de droit humain que l’on dit : Ce bien est à moi, cette maison m’appartient, cet esclave est ma propriété. Si c’est de droit humain, c’est du droit des empereurs. Pourquoi ? Parce que Dieu s’est servi des empereurs et des princes du siècle, pour faire entre les hommes le partage de leurs droits. Voulez-vous que nous lisions les lois des empereurs et que nous tranchions par elles la question de possession de ces biens ? Si vous prétendez posséder de droit humain, récitons les lois des empereurs. Voyons si elles ont voulu accorder aux hérétiques le droit de posséder. Mais, disent-ils, que me fait l’empereur ? Cependant, c’est par son droit que vous possédez quelque portion de terre. Ou bien, fais disparaître le droit des empereurs, et alors qui osera dire : Ce bien est à moi, ou bien cette maison et cet esclave m’appartiennent ? Que si pour les avoir il leur a fallu admettre le droit des empereurs, voulez-vous que nous récitions leurs lois pour vous donner le contentement d’y voir que si vous avez mm seul jardin vous ne le devez qu’à ta mansuétude de la colombe, et parce qu’elle vous permet de le conserver ? En effet, nous lisons des lois manifestes des empereurs, où ils défendent à ceux qui usurpent le nom de chrétiens sans appartenir à la communion de l’Église catholique et qui ne veulent pas adorer en paix l’auteur de la paix, de rien oser posséder au nom de l’Église.
26. Mais, objectent-ils toujours, qu’y a-t-il entre nous et l’empereur ? Je le leur ai déjà dit : Il s’agit de droit humain. Or, l’Apôtre a voulu que l’on obéît aux princes ; il ordonne de les honorer, et il a dit : « Révérez le prince [145] ». Ne dis donc pas : Qu’y a-t-il entre nous et le prince ? En ce cas, qu’y a-t-il entre toi et le droit de posséder ? C’est par le droit des princes que l’on possède. Tu dis : Qu’y a-t-il entre nous et le prince ? Ne parle donc plus de tes possessions, puisque tu as renoncé au droit humain sur lequel elles sont fondées. Mais, reprennent-ils, je me fonde sur le droit divin. En ce cas, relisons l’Évangile, voyons jusqu’où s’étend l’Église catholique, l’Église du Christ sur lequel est descendue la colombe et dont elle nous a appris « que c’est Celui-là qui baptise ». Lorsque l’Écriture dit : « Une est la colombe, elle est une pour sa mère » ; pourquoi avez-vous déchiré la colombe ? Je dis mieux, pourquoi avez-vous déchiré vos entrailles ? Car, après que vous vous êtes déchirés, la colombe demeure intacte. Puis donc, mes frères, qu’ils n’ont plus rien à dire, moi je leur dis ce qu’ils ont à faire, Qu’ils viennent à l’Église catholique, et ils posséderont avec nous, non seulement la terre, mais encore celui qui a créé le ciel et la terre,

SEPTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OU IL EST ÉCRIT : « ET MOI JE L’AI VU, ET J’AI RENDU TÉMOIGNAGE QU’IL EST FILS DE DIEU », JUSQU’À « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS, VOUS VERREZ LE CIEL « OUVERT ET LES ANGES MONTER ET DESCENDRE SUR LE FILS DE L’HOMME ». (Chap. 1, 34-51.)

LES TÉMOINS DU CHRIST.[modifier]

La colombe a fait connaître à Jean l’unité du baptême et l’union des cœurs dans le Christ par la charité qui vivifie les œuvres et même la foi, et les rend dignes du ciel ; aussi cet Apôtre en a-t-il rendu témoignage et affirmé que Jésus est « l’Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde ». À ces paroles du Précurseur, les deux disciples, qui étaient là, s’approchèrent du Christ vers la dixième heure pour lui adresser une question, et trouvèrent en lui l’auteur et le docteur de la loi que nous devons accomplir dans le sentiment de la charité, avec le secours et la grâce de notre maître. Pierre vint ensuite, qui reçut de Jésus le privilège de figurer l’Église, cette pierre sur laquelle seule peut reposer solidement l’édifice de notre sanctification. Puis, Nathanaël lui succéda, homme docte et digne, à cause de sa droiture. D’être sinon choisi comme apôtre, du moins guéri par le céleste médecin. À la première parole du Christ, il reconnut effectivement en lui le Fils de Dieu à cause de sa miséricorde pour les pécheurs ; il crut donc, mais sa foi devait s’accroître encore à la vue des vertus et des travaux des Apôtres.


1. Je veux d’abord me réjouir avec vous de votre grand nombre, et de ce que vous êtes venus ici avec un empressement qui dépasse toutes nos espérances. C’est là ce qui nous réjouit et nous console dans tous les travaux et les périls de cette vie, votre amour pour Dieu, la piété de votre zèle, la fermeté de votre espérance et votre ferveur. Vous avez entendu à la lecture du psaume que le pauvre et l’indigent crient vers Dieu en cette vie [146]. Cette voix, vous l’avez entendu dire souvent, et vous ne devez pas en avoir perdu le souvenir, cette voix, ce n’est pas la voix d’un seul homme, et pourtant elle est la voix d’un seul ; elle n’est pas la voix d’un seul à cause de la multitude des fidèles, grains nombreux mêlés à la paille où ils gémissent, et répandus par tout l’univers ; elle est la voix d’un seul parce que tous sont les membres du Christ et forment ainsi un seul corps. Ce peuple indigent et pauvre ne sait tirer ses joies de ce monde : ses douleurs comme ses joies sont au dedans de lui ; elles se trouvent où celui-là seul porte ses regards, qui écoute les gémissements et couronne les espérances. Les joies du siècle ne sont que vanité. Cette joie, on l’attend avec une fiévreuse impatience, et quand elle est venue on ne peut la retenir. Ainsi ce jour, qui est un jour de joie pour les débauchés de cette ville, ne sera plus demain, et eux-mêmes ne seront plus demain ce qu’ils sont aujourd’hui. Ainsi, tout passe, tout s’envole, tout s’évanouit comme la fumée, et malheur à ceux qui y attachent leurs affections. Car toute âme suit ce qu’elle aime. Toute chair est comme l’herbe, et toute la gloire de la chair est comme la fleur des champs ; l’herbe a séché et la fleur est tombée, mais la parole du Seigneur demeure éternellement[147]. Voici ce qu’il te faut aimer, si tu veux demeurer toujours ; mais, vas-tu me dire : Comment puis-je saisir le Verbe de Dieu ? Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous [148].

2. C’est pourquoi, mes bien-aimés, que le rôle de notre indigence et de notre pauvreté soit de pleurer ceux qui sont riches à leurs yeux. Car leur joie ressemble à celle des frénétiques. Un frénétique se réjouit de sa folie, il en rit ; mais celui qui jouit de son bon sens, pleure sur le sort de cet infortuné. Ainsi devons-nous faire, mes bien-aimés, si nous avons reçu le remède descendu du ciel ; car, tous aussi nous étions des frénétiques ; mais nous avons été guéris, car nous cessons d’aimer ce que nous aimions alors ; gémissons devant Dieu sur le malheur de ceux qui sont encore fous. Aussi bien il est assez puissant pour les guérir à leur tour. Pour cela, il est besoin qu’ils se regardent et qu’ils se déplaisent. Ils veulent voir, et ils ne savent pas se voir eux-mêmes. S’ils veulent jeter un instant les yeux sur eux-mêmes, ils verront des sujets qu’ils ont de rougir. Jusqu’à ce qu’ils le fassent, nous avons d’autres soucis d’autres soins réclament notre attention ; mieux vaut notre douleur que leur joie. Pour ce qui regarde le nombre de nos frères, il me semble difficile que les divertissements de cette journée nous en aient ravi quelques-uns ; mais en ce qui regarde nos sœurs, c’est pour nous le sujet d’une grande tristesse et d’une profonde douleur, de voir qu’elles n’ont pas été plus empressées à venir à l’Église. Car, à défaut de la crainte de Dieu, le sentiment de la pudeur aurait dû les éloigner du tumulte de la rue. Que celui qui voit tout, jette les yeux sur elles, et que sa miséricorde vienne les guérir toutes. Pour nous qui sommes assemblés ici, nourrissons-nous au festin de Dieu, et que sa parole fasse notre joie. Il nous a invités à entendre son Évangile, il est lui-même notre nourriture ; il n’y en a pas de plus douce, à condition, néanmoins, que le palais de notre cœur puisse en apprécier la saveur.
3. J’ai sujet de le croire, votre charité n’a pas oublié qu’on lui fait une lecture suivie et convenable de l’Évangile. Vous vous souvenez sans doute de ce que nous avons déjà dit, principalement en dernier lieu, de Jean et de la colombe. Au sujet de Jean, nous avons dit ce qu’il avait appris de nouveau sur le ministère de la colombe relativement au Sauveur, bien qu’il le connût déjà. Avec l’assistance du Saint-Esprit, nous nous sommes aperçus que Jean connaissait le Seigneur ; mais que le Seigneur dût baptiser de manière à ne communiquer à personne le pouvoir du baptême, voilà ce que Jean a appris par la colombe lorsqu’il lui a été dit : « Celui sur lequel tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe, c’est celui-là qui baptise dans l’Esprit-Saint [149] ». Qu’est-ce à dire : « C’est celui-là ? » C’est-à-dire nul autre, quoique par un autre. Mais pourquoi Jean l’a-t-il appris par la colombe ? J’en ai donné plusieurs raisons qu’il m’est impossible de vous rappeler en totalité ; d’ailleurs, pas n’est besoin d’y revenir. La principale de toutes était le motif de la paix. En effet, les bois qui n’avaient pas servi à la construction de l’arche avaient été comme les antres plongés dans l’eau, et parce que la colombe avait trouvé du fruit sur leurs branches, elle en avait rapporté dans l’arche. Vous vous souvenez, en effet, que Noé avait envoyé la colombe hors de l’arche, et que cette arche, portée sur les eaux du déluge, en était baignée, mais non submergée. Ayant donc été envoyée au-dehors, la colombe t’apporta un rameau d’olivier ; mais le rameau n’avait pas seulement des feuilles, il avait aussi du fruit [150]. De là nous avons conclu que ce qu’il faut désirer à nos frères baptisés hors de l’Église, c’est de porter du fruit, la colombe ne les laissera pas dehors, elle les ramènera dans l’arche. Ce fruit est tout entier dans la charité, sans laquelle l’homme n’est rien, quoi qu’il ait d’ailleurs. Et nous avons rappelé et cité ces paroles formelles de l’Apôtre à ce sujet : « Quand même je parlerais le langage des anges et des hommes, si je n’ai pas la charité, je suis devenu comme un airain sonnant et une cymbale retentissante. Quand j’aurais la science de toutes choses, quand même je connaîtrais tous les mystères, quand j’aurais surabondamment le don de prophétie, quand j’aurais la perfection de la foi », (qu’entend-il par cette perfection de la foi?) « c’est-à-dire jusqu’à transporter les montagnes, quand même j’aurais distribué tous mes biens aux pauvres, quand j’aurais livré mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me servira de rien [151] ». Or, ceux qui détruisent l’unité ne peuvent en aucune manière prétendre avoir la charité. Voilà ce que nous avons dit ; voyons la suite.
4. Jean a rendu témoignage parce qu’il a vu. Quel témoignage a-t-il rendu ? « Que celui-là est le Fils de Dieu ». Il fallait donc que celui-là baptisât qui est le Fils unique de Dieu par nature, et non par adoption. Les fils adoptifs sont les ministres du Fils unique. Le Fils unique a le pouvoir, les fils adoptifs ont le ministère, Quoique le baptême soit vraiment conféré par un ministre qui n’est pas du nombre des fils adoptifs, à cause de sa mauvaise vie et de sa mauvaise conduite, quel sujet de consolation avons-nous ? « C’est celui-là qui baptise ».
5. « Le lendemain Jean était encore là, et deux de ses disciples avec lui, et, regardant Jésus qui marchait, il dit : Voici l’Agneau de Dieu ». Il est sûr que cet Agneau est unique de ce nom ; bien que ses disciples aient aussi été appelés de ce nom : « Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups [152] ». Il a été dit qu’ils étaient la lumière : « Vous êtes la lumière du monde[153] »Jésus-Christ était aussi la lumière, mais d’une manière bien différente, puisqu’il a été dit de lui : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde[154] ». Pareillement il est l’Agneau, mais cet Agneau est unique ; il est le seul qui n’ait pas de tache, le seul qui n’ait pas de péché : en lui nulle souillure n’a été effacée, parce qu’il n’en portait aucune. Eh quoi ! parce que Jean disait du Sauveur : « Voici l’Agneau de Dieu », n’était-il pas lui-même un agneau ? N’était-il pas sain ? N’était-il pas l’ami de l’Époux ? À Jésus-Christ seul pouvaient s’appliquer réellement ces paroles : « Voici l’Agneau de Dieu », parce que les hommes n’ont pu être rachetés que par le sang de cet Agneau unique.
6. Mes frères, si nous reconnaissons que le prix de notre rançon c’est le sang de l’Agneau, de quel nom appeler ceux qui célèbrent aujourd’hui la fête du sang de je ne sais quelle femme ? Qu’ils sont inconséquents ! Un pendant, à ce qu’ils disent, a été arraché de l’oreille de cette femme, le sang a coulé ; l’or a été mis sur un plateau ou une balance, le sang dont il était imprégné a donné à l’or plus de poids. Si le sang d’une femme a été capable de faire incliner le plateau de la balance où se trouvait l’or, quel poids a dû ajouter au monde le sang de l’Agneau qui a créé le monde ? Je ne sais quel esprit apaisé par ce sang ajoutait ainsi au poids de l’or. Car les esprits impurs connaissaient l’avènement futur de Jésus-Christ ; ils l’avaient appris des anges et des Prophètes, ils ne doutaient pas qu’il ne dût venir. S’ils en avaient douté, se seraient-ils écrié : « Qu’y a-t-il entre vous et nous ? Êtes-vous venu nous perdre avant le temps ? Nous savons qui vous êtes, le Saint de Dieu[155] ». Ils savaient qu’il devait venir ; mais ils ignoraient le temps de sa venue. Mais qu’avez-vous entendu dire au Psalmiste touchant Jérusalem ? « Parce que ses pierres ont plu à vos serviteurs, et que sa poussière les a émus, vous vous lèverez, Seigneur, et vous aurez pitié de Sion, puisque le temps est venu d’en avoir pitié[156] ». Quand fut venu le temps où Dieu devait en prendre pitié, l’avènement de l’Agneau eut lieu. Quel était cet Agneau que redoutent les loups ? Quel était cet Agneau qui en mourant a tué le lion ? Il a été dit du démon qu’il est un lion tournant et rugissant, cherchant une proie [157]. Ce lion a été vaincu par le sang de l’agneau. Voilà à quels spectacles assistent les chrétiens. Spectacles d’autant plus excellents que dans les autres les yeux de la chair ne voient que vanité, et qu’ici la vérité s’étale aux regards de notre cœur. Ne pensez pas, mes frères, que Dieu nous ait privés de spectacles ; car s’il n’y en a pas pour nous, pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui ? Ce que nous vous avons dit, vous en avez la preuve, vous avez acclamé nos paroles. L’auriez-vous fait si vous n’aviez rien vu ? Non, évidemment. C’est un grand spectacle donné par tout l’univers que celui du lion vaincu par le sang de l’Agneau, que celui des membres du Christ arrachés de la mâchoire du lion et réunis au corps du Christ. Aussi, par je ne sais quelle imitation de la vérité, un esprit mauvais a voulu que son image fût achetée par le sang ; car il savait qu’un jour un sang précieux rachèterait le genre humain. C’est ainsi que les esprits malins se procurent comme une ombre d’honneur afin de tromper ceux qui suivent le Christ. C’est au point que ceux-là même qui séduisent les autres par des sortilèges, des enchantements et toutes les machinations de l’ennemi, y mêlent le nom du Christ ; car, ne pouvant plus séduire les chrétiens jusqu’à leur présenter le poison tout pur, ils y ajoutent un peu de miel. Ainsi l’amertume du breuvage disparaît à la faveur de ce qu’ils y mêlent de doux, et les chrétiens le boivent pour leur perte. J’ai connu autrefois un prêtre de Castor qui avait coutume de dire : Castor aussi est chrétien. Pourquoi cela, mes frères ? C’est que les chrétiens ne peuvent être séduits par d’autres moyens.
7. Ne cherchez donc le Christ que là où il a voulu vous être annoncé ; et comme il a voulu être prêché, gardez-le et inscrivez-le dans votre cœur. Il est le mur qui doit vous préserver contre tous les assauts et toutes les embûches de l’ennemi. Ne craignez rien ; car cet ennemi ne peut pas même vous tenter qu’il n’en ait reçu la permission ; il est constant aussi qu’il ne peut rien faire qu’il n’en ait reçu l’ordre ou la permission. Il agit par commandement, quand il est envoyé comme un ange mauvais par la puissance qui le domine. 2 agit par permission, quand il demande et obtient quelque chose. L’un et l’autre n’ont lieu que pour l’épreuve des justes et la punition des méchants. Que crains-tu donc ? Marche dans le Seigneur ton Dieu, et sois tranquille. Ce qu’il ne veut pas que tu souffres, tu ne le souffriras pas ; et s’il permet que tu souffres, ce sera de sa part la correction d’un père, et non la condamnation d’un juge. Il veut nous préparer à l’héritage éternel, et nous refusons d’être corrigés ! Mes frères, à un enfant qui refuserait de recevoir un soufflet ou des coups de verge de la main de son père n’aurions-nous pas le droit de dire qu’il est un orgueilleux et qu’il n’offre plus aucune ressource, puisqu’il méconnaît l’intérêt que lui porte son père ? Cependant, pourquoi un père forme-t-il son fils, puisqu’il est un homme comme lui ? Pour l’empêcher de dissiper les biens temporels qu’il lui a acquis, qu’il a amassés pour lui, qu’il ne veut pas lui voir perdre et qu’il lui abandonne parce qu’il ne peut lui-même les posséder toujours. Il n’élève pas un fils qui doive posséder ses biens conjointement avec lui, mais un fils qui les possédera après lui. Mes fières, si un père élève avec ce soin un fils destiné à n’être que son successeur, et si ce fils ainsi élevé ne doit lui-même posséder ces biens que transitoirement, comme les possède celui qui le dirige, comment voudrions-nous n’être pas formés par notre Père dont nous ne devons pas être les successeurs, mais les associés, avec qui nous demeurerons à jamais dans un héritage qui ne passe pas, qui ne finit pas, qui n’a à craindre ni les orages ni les tempêtes ? Cet héritage n’est autre que lui-même, et il est notre père. C’est lui que nous posséderons, et nous ne voudrions pas recevoir de lui des leçons ? Supportons donc les enseignements d’un père. Quand la tête nous fait mat, ne recourons ni aux enchantements, ni aux sortilèges, ni aux vains remèdes. Mes frères, comment pourrai-je ne pas gémir à votre sujet ? Tous les jours je vois pareilles choses, et qu’y faire ? N’aurais-je donc pas encore réussi à persuader à des chrétiens qu’ils doivent mettre toutes leurs espérances dans le Christ ? Si quelqu’un est mort après avoir fait usage de ces remèdes (et de fait combien sont morts avec ces remèdes, et combien n’ont pas laissé de vivre sans y avoir recouru), de quel front sou âme est-elle allée vers Dieu ? Le signe du Christ a été effacé en lui, et sur lui a été tracé le signe du diable. Peut-être dira-t-il : Je n’ai point perdu le signe du Christ. Tu as donc porté en même temps le signe dit Christ et le signe du diable ? Le Christ ne veut pas de partage ; il veut posséder tout entier ce qu’il a acheté, Il l’a acheté assez cher pour le posséder seul, tu lui donnes pour copartageant le diable auquel tu t’es vendu par le péché. Malheur à ceux qui ont le cœur double[158], qui font dans leur cœur une part à Dieu et une part au diable, Dieu, irrité de voir qu’une part y est faite au diable, s’en éloignera, et le diable le possédera tout entier. Aussi n’est-ce pas sans raison que l’Apôtre a dit : « Ne donnez pas de place au diable [159] ». Connaissons donc l’Agneau, mes frères, connaissons le prix de notre rachat.
8. « Jean était là, et deux de ses disciples avec lui ». Voilà avec Jean deux de ses disciples. Jean était un si sincère ami de l’Époux, qu’il ne cherchait pas sa propre gloire mais qu’il rendait témoignage à la vérité. A-t-il prétendu voir ses disciples demeurer avec lui et ne pas suivre le Seigneur ? Au contraire il leur montre lui-même celui qu’ils doivent suivre : ils le regardaient comme l’Agneau ; mais il leur disait : Pourquoi me considérer comme tel ? Je ne suis pas l’Agneau, « Voici l’agneau de Dieu », le même dont il avait dit plus haut encore : « Voici l’Agneau de Dieu ». À quoi nous sert l’Agneau de Dieu ? « Voici celui qui efface le péché du monde ». L’ayant entendu, les deux disciples qui étaient avec Jean suivirent Jésus-Christ.
9. Voyons la suite : « Voici l’Agneau de Dieu ». C’est Jean qui parle. « Les deux disciples l’ayant entendu parler ainsi, suivirent Jésus. Jésus s’étant tourné, et les voyant qui le suivaient, leur dit : Que cherchez-vous ? Ceux-ci lui dirent : Rabbi, c’est-à-dire : Maître, où demeurez-vous ? » Ils ne le suivirent pas comme s’ils devaient rester désormais attachés à sa personne ; la circonstance où ils s’attachèrent à lui est connue ; c’est lorsqu’il leur fit quitter leur barque. En effet, l’un de ces deux disciples était André, ainsi que vous l’avez entendu tout à l’heure. Or, André était frère de Pierre, et nous savons par l’Évangile que le Seigneur fit quitter leur barque à Pierre et à André, en leur disant : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes [160] ». Et de ce moment ils s’attachèrent à lui et ne te quittèrent plus. De ce que les deux disciples le suivent alors, il ne résulte pas qu’ils le suivirent pour ne plus le quitter ; mais ils voulurent voir où il demeurait et faire ce qui est écrit : « Que ton pied use le seuil de sa porte, lève-toi souvent pour aller le voir et t’instruire de ses Préceptes [161] » Il leur montra où ils demeuraient, ils vinrent et passèrent ce jour-là à causer avec lui. Quel bienheureux jour ils passèrent ! Quelle bienheureuse nuit ! Qui nous dira ce qu’ils ont entendu de la bouche du Sauveur ? Bâtissons, nous aussi, dans notre cœur, et faisons-lui une maison où il vienne nous instruire et s’entretenir avec nous.
10. « Que cherchez-vous ? Ils lui dirent : « Rabbi, c’est-à-dire Maître, où demeurez-vous ? Il leur dit : Venez et voyez. Et ils vinrent et ils virent où il demeurait, et passèrent avec lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure ». Pensons-nous que l’Évangéliste n’avait aucun motif de nous dire quelle heure il était ? Est-il possible qu’il n’ait rien voulu nous faire remarquer ? qu’il n’ait pas voulu nous exciter à découvrir quelque chose ? Il était dix heures. Ce nombre dix signifie la loi, parce que la loi a été donnée en dix préceptes. Or, le temps était venu où la loi serait accomplie par la charité ; car les Juifs ne pouvaient l’accomplir par la crainte. Ce qui fait dire à Notre-Seigneur : « Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l’accomplir[162] ». C’est donc avec raison que, sur la parole de l’ami de l’Époux, ses disciples se mirent à la suite du Christ à la dixième heure, et qu’au même moment le Sauveur fut appelé par eux : « Rabbi », c’est-à-dire Maître. Si le Seigneur s’entendit appeler : « Rabbi », à la dixième heure, et si le nombre dix marque la loi, le Maître de la loi n’est autre que celui qui a donné la loi. Que personne ne dise : Autre est celui qui a donné la loi, autre est celui qui enseigne. Celui-là l’enseigne qui l’a donnée. Il est à la fois le Maître et le docteur de la loi. Ses paroles sont empreintes de miséricorde ; aussi enseigne-t-il miséricordieusement la loi, ainsi qu’il est dit de la Sagesse : « Elle porte la loi et la miséricorde sur sa langue [163] ». Ne crains donc pas de ne pouvoir accomplir la loi ; aie recours à la miséricorde. Si c’est trop pour toi d’accomplir la loi, utilise ce contrat, le titre est la prière que l’a donnée et qu’a composée pour toi ce jurisconsulte céleste.
11. Ceux qui ont un procès et qui veulent adresser à ce sujet une supplique à l’empereur, cherchent quelque légiste habite qui rédige leur requête ; car ils ont peur, s’ils demandent autrement qu’il ne faut, non seulement de ne pas obtenir ce qu’ils demandent, mais même de se voir punis au lieu d’être favorisés. Les Apôtres voulaient adresser une supplique à l’Empereur-Dieu, et ne savaient comment s’y prendre pour arriver jusqu’à lui : c’est pourquoi ils dirent au Sauveur : « Seigneur, enseignez-nous à prier », c’est-à-dire, notre jurisconsulte, notre conseiller, ou plutôt, notre assesseur, composez-nous notre prière. Et, par une formule puisée au livre de la jurisprudence céleste, le Seigneur leur apprit à prier, et dans cette formule même il mit une condition : « Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs[164] ». Si tu ne demandes pas selon la loi, tu deviens criminel. Devenu criminel, crains-tu le Juge ? Offre le sacrifice de l’humilité, offre le sacrifice de la miséricorde, dis en tes prières : Remettez-moi, comme je remets. Mais si tu le dis, fais-le. Que feras-tu, en effet ? Où iras-tu, si tes prières sont des mensonges ? Comme on dit au barreau, non seulement In seras privé du bénéfice de ton rescrit, mais ce rescrit lui-même tu ne l’obtiendras pas. C’est une maxime de droit : quand un homme a menti dans sa requête, la grâce qu’il a obtenue devient nulle. Ceci a lieu parmi les hommes, car l’homme a pu être trompé, l’empereur a pu être induit en erreur quand lu lui as présenté ta requête ; tu as dit ce que tu as voulu, et celui à qui tu l’as dit ignore si tu as dit la vérité. Aussi laisse-t-il à ton adversaire le soin de prouver ton mensonge, afin que si tu en es convaincu devant le juge, tu sois privé du bénéfice de ce rescrit que tu as porté devant lui ; car il n’a pu s’empêcher de t’accorder la grâce que tu sollicitais, vu qu’il ignorait si tu disais vrai ou non. Mais Dieu, qui sait si tu dis la vérité ou un mensonge, n’agit pas seulement de manière à rendre ta requête nulle à son tribunal : il l’empêche même d’y arriver, parc que tu as osé mentir à la vérité.
12. Que feras-tu ? dis-le-moi. Accompli de tout point la loi, en sorte que lu n’ manques en rien, c’est difficile. La faute est donc certaine ; refuseras-tu d’user du remède Voyez, mes frères, quel remède Dieu a pré paré contre les maladies de l’âme. Lequel donc ? Lorsque tu as mal à la tête, nous te louons si tu y mets l’Évangile au lieu de l’envelopper de linges. L’infirmité des hommes est si grande, ceux qui recourent aux bandages sont tellement à plaindre, que nous sommes forcés de nous réjouir quand nous voyons un homme couché dans un lit, en proie à la fièvre et aux douleurs, ne mettre sa confiance que dans le livre des Évangiles et le placer sur sa tête, non pas que l’Évangile soit destiné à pareil usage, mais parce qu’il est préféré aux bandages. Dès lors qu’on le met sur sa tête pour en calmer la douleur, pourquoi ne point le placer sur son cœur pour le guérir de ses péchés ? Qu’on le fasse donc. Qu’on fasse quoi ? Qu’on l’applique sur son cœur, afin que ce cœur soit guéri. Il est bon, oui il est bon que tu n’aies d’autre souci de ta santé que de la demander à Dieu. S’il sait qu’elle te sera utile, il te l’accordera ; et s’il ne te la donne pas, c’est qu’il prévoit qu’elle note serait pas profitable. Combien demeurent dans leur lit sans commettre de péchés, qui se portant bien se laisseraient aller à toute sorte de crimes ? À combien de gens la santé est nuisible ? Le brigand qui se jette à la gorge d’un homme pour le tuer n’aurait-il pas plus d’avantages à être malade ? Celui qui se lève de nuit pour miner un mur étranger, n’aurait-il pas plus d’avantages à être tourmenté de la fièvre ? Malade, il resterait innocent ; en sauté, c’est un scélérat. Dieu sait ce qui nous convient. Faisons seulement en sorte que notre cœur soit libre de tout péché, et s’il nous arrive d’être éprouvés en notre corps, prions Dieu. L’apôtre Paul lui a demandé d’éloigner de lui l’aiguillon de la chair, et il ne l’a pas voulu. Paul s’est-il troublé ? s’est-il laissé aller à la tristesse ? s’est-il plaint d’être abandonné ? Au contraire, il s’est d’autant moins dit abandonné, que ce dont il demandait l’éloignement lui demeurait pour la guérison de sa faiblesse. Il l’a reconnu à cette parole du médecin : « Ma grâce te suffit ; car la vertu se perfectionne dans l’infirmité [165] ». Pourquoi Dieu ne veut-il pas te guérir ? C’est qu’il est encore avantageux pour toi d’être éprouvé. Comment pourrais-tu savoir jusqu’à quel point est pourri ce que retranche le médecin, quand il plonge son instrument dans une plaie ? Ne sait-il pas comment et jusqu’où il doit le faire ? Les hurlements du malade opéré éloignent-ils la main de l’habile opérateur ? L’un crie, l’autre coupe. Est-il cruel pour ne pas entendre les cris ? Ou plutôt ne se montre-t-il pas miséricordieux en poursuivant le mal jusqu’à sa racine, afin de guérir plus sûrement le malade ? Je vous ai dit ceci, mes frères, pour que personne ne cherche du secours ailleurs qu’en Dieu, quand il arrive que le Seigneur nous châtie. Prenez garde de périr, prenez garde de vous éloigner de l’Agneau et d’être dévoré par le lion.
13. Nous avons dit pourquoi à la dixième heure. Voyons la suite : « André, frère de Simon Pierre, était un de ceux qui avaient entendu Jean et avaient suivi Jésus. Il rencontra Simon son frère et lui dit : Nous avons trouvé le Messie, c’est-à-dire le Christ ». Messie, en hébreu, c’est comme Christ, en grec, et oint, en latin. De son onction lui vient le nom de Christ. Chrisma, en grec, veut dire onction, donc le Christ veut dire : oint. Onction unique, onction particulière et à laquelle participent tous les chrétiens et lui aussi, mais plus excellemment que tous. Voici comment en tarie le Psalmiste, écoute-le : « C’est pourquoi, ô Dieu, votre Dieu vous a oint d’une onction de joie par-dessus tous ceux qui la partageront avec vous[166] ». Les copartageants, ce sont les saints ; mais il est, lui, tout particulièrement le Saint des saints ; il a reçu une onction qui est propre à lui seul ; il est le Christ d’une manière unique.
14. « Et André l’amena à Jésus. Jésus l’ayant regardé lui dit : Tu es Simon, fils de Jean, tu t’appelleras Céphas, c’est-à-dire Pierre ». Ce n’est pas chose étonnante que le Sauveur ait dit à Pierre de qui il était fils, Qu’y a-t-il de grand pour le Sauveur ? Il connaissait le nom de tous les saints qu’il s’était prédestinés avant la constitution du monde, et tu es surpris qu’il ait dit à un homme : Tu es le fils d’un tel, et tu t’appelleras de tel nom ? Le merveilleux en cela, c’est qu’il ait changé son nom et qu’il l’ait appelé Pierre ; car ce nom de Pierre est emprunté à celui de la pierre ; or, cette pierre, c’est l’Église, Ainsi le nom de Pierre préfigurait l’Église. Qui est-ce qui bâtit avec assurance, sinon celui qui bâtit sur la pierre ? En effet, que dit le Seigneur ? « Celui qui écoute mes paroles et les met en pratique, je te comparerai à un homme prudent qui bâtit sur la pierre » (il ne cède pas aux tentations) : « la pluie est tombée, les fleuves sont venus, les vents ont soufflé et se sont jetés sur cette maison, et elle n’est pas tombée ; car elle était fondée sur la pierre. Celui qui écoute mes paroles et ne les met pas en pratique » (ici que chacun de vous tremble et se mette sur ses gardes), « je le comparerai à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable : la pluie est tombée, les fleuves sont venus, les vents ont soufflé et se sont jetés sur cette maison, et elle est tombée, et il s’en est fait une grande ruine [167] ». À quoi sert d’entrer dans l’Église, si l’on veut bâtir sur le sable ? En écoutant la parole sans la mettre en pratique, on bâtit, c’est vrai, mais on bâtit sur le sable. Si l’on n’écoute rien, on ne bâtit rien ; si l’on écoute, on bâtit. Mais il faut savoir que quiconque écoute et agit bâtit sur la pierre, celui qui écoute et n’agit pas bâtit sur le sable. Il y a donc deux sortes d’hommes qui bâtissent, les uns bâtissent sur le sable, les autres bâtissent sur la pierre. Que dire de ceux qui n’écoutent pas ? Peuvent-ils se croire en sûreté ? Le Sauveur dit-il qu’ils n’ont rien à craindre parce qu’ils ne bâtissent pas ? Ils sont sans abri, exposés aux vents, aux fleuves, et lorsque la tourmente arrive, elle les enlève eux-mêmes avant que de renverser les maisons. Il n’y a donc de sécurité qu’à bâtir et à bâtir sur la pierre. Si tu veux écouter sans rien faire, tu bâtis, mais tu prépares une ruine. Lorsque la tentation surviendra, elle renversera ta maison et t’engloutira sous ses décombres, Si tu n’écoutes pas, tu es sans abri, et c’est toi que la tentation emportera tout d’abord. Écoute donc et agis, voilà l’unique remède. Combien peut-être qui, pour avoir écouté sans agir, ont été emportés par le torrent de la solennité de ce jour ! Ils ont écouté et n’ont rien tait, le fleuve, c’est-à-dire l’anniversaire de cette solennité est venu ; le torrent s’est rempli ; il passera et se desséchera ensuite ; mais malheur à celui qu’il aura emporté ! Que votre charité ne l’ignore pas : à moins d’écouter et d’agir, on ne bâtit pas sur la pierre, et l’on n’a rien de commun avec ce nom si grand que le Seigneur a mis si bien en relief. Par là il a voulu fixer ton attention ; car si dès le premier abord Pierre avait porté ce nom, tu ne saisirais pas aussi bien le mystère de la pierre, et tu supposerais que s’il portait ce nom, c’était par un effet du hasard, et non par une disposition spéciale de la Providence. C’est pourquoi Dieu a voulu que son Apôtre eût d’abord un autre nom, afin que le changement de ce nom fît mieux ressortir le mystère du nom nouveau.
15. « Et le lendemain Jésus voulut s’en aller en Gaulée, et il rencontra Philippe. Il lui dit : Suis-moi. Or, Philippe était de la même ville qu’André et Pierre. Philippe » (déjà appelé par Jésus-Christ) « rencontra Nathanaël, et il lui dit : Celui dont a écrit Moïse dans la loi, et que les Prophètes ont annoncé, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, fils de Joseph ». Il passait pour le fils de celui à qui sa Mère était mariée. Mais qu’il ait été conçu et qu’il soit né de cette Mère demeurée Vierge, c’est ce que tous les chrétiens savent d’après l’Évangile. Voilà ce que Philippe dit à Nathanaël au sujet de Jésus, en y ajoutant même le nom de son pays : « De Nazareth. Et Nathanaël lui dit : De Nazareth il peut venir quelque chose de bon ? ». Que faut-il entendre par là, mes frères ? Il ne faut pas construire cette phrase comme plusieurs la construisent, car d’ordinaire c’est par mode d’interrogation qu’on prononce : « De Nazareth peut-il venir quelque chose de bon ? » Après quoi vient la réplique de Philippe : « Viens et vois ». Ces deux derniers mots peuvent suivre les précédents, n’importe laquelle des deux manières de prononcer la phrase on aime mieux adopter. Soit que Nathanaël ait dit, avec le ton de l’affirmation : « De Nazareth peut venir quelque chose de bon », soit qu’il ait dit, comme en interrogeant : « Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth », Philippe peut avoir ajouté : « Viens et vois ». Aussi, comme l’un et l’autre énoncés conviennent également bien aux paroles qui suivent, c’est à nous de chercher comment nous devons les entendre de préférence.
16. Quel a été ce Nathanaël, nous le montrons par ce qui suit. Écoutez, voici ce qu’il était : le Seigneur même lui rend témoignage. Tel que nous le fait connaître le témoignage de Jean, le Sauveur est grand. Bienheureux nous apparaît Nathanaël, d’après le témoignage de la Vérité. Certes, le Seigneur n’avait nul besoin d’être recommandé par le témoignage de Jean ; car il se rendait à lui-même témoignage ; la Vérité se sert à elle-même de témoin, et cela est suffisant pour elle. Mais parce que les hommes étaient incapables de trouver la Vérité, ils la cherchaient au moyen d’un flambeau ; aussi Jean fut-il envoyé pour montrer le Seigneur. Écoute le Seigneur rendant témoignage à Nathanaël : « Et Nathanaël dit à Philippe : De Nazareth il peut venir quelque chose de bon, Philippe lui dit : Viens et vois. Et Jésus vit Nathanaël qui venait à lui, et il dit : Voici un vrai Israélite en qui il n’y a pas de ruse ». Témoignage considérable qui n’a été rendu ni à André, ni à Pierre, ni à Philippe, mais uniquement à Nathanaël. « Voici un véritable Israélite en qui il n’y a pas de ruse ».
17. Qu’est-ce à dire, mes frères ? N’aurait-il pas dû être le premier des Apôtres ? Non – seulement on ne le trouve pas au premier rang parmi eux ; on ne le trouve ni à un rang intermédiaire, ni même au dernier, ce Nathanaël auquel le Fils de Dieu a rendu un si grand témoignage : « Voici un vrai Israélite en qui il n’y a pas de ruse ». Quelle en est la cause ? Autant que le Seigneur me la fait connaître vraisemblablement, la voici. Nous devons comprendre que Nathanaël était un homme instruit et habile dans la loi : or, le Seigneur n’a pas voulu le mettre au nombre de ses disciples, parce qu’il ne voulait choisir que des ignorants, afin de confondre le monde. Écoute, voici comme s’en exprime l’Apôtre : « Considérez, mes frères, ceux qui parmi vous ont été appelés, il s’y trouve peu de sages selon la chair, peu de puissants, peu de nobles ; mais Dieu a choisi ce qui est faible selon le monde pour confondre ce qui est fort ; Dieu a choisi ce qui est vil et méprisable selon le monde, et ce qui n’est « rien comme ce qui est, afin que ce qui est soit détruit[168] ». Si Nathanaël, qui était savant, avait été choisi, peut-être aurait-il pensé que sa science l’en avait rendu digne. Or, Notre-Seigneur Jésus-Christ voulant briser l’orgueil des superbes, ne s’est pas servi d’orateurs pour prendre le pêcheur, mais par un pêcheur il a gagné l’empereur. Cyprien est un grand orateur, mais avant lui est venu Pierre le pêcheur, par qui devait croire non seulement l’orateur, mais encore l’empereur. Aucun noble, aucun savant n’a été choisi pour commencer : Dieu n’a choisi que ce qui était faible selon le monde pour confondre ce qui était fort. Ainsi ce grand homme en (lui il n’y avait pas de ruse n’a pas été choisi, et ç’a été uniquement parce que Dieu ne voulait pas paraître avoir choisi des savants. Il connaissait si bien la loi, que quand il entendit prononcer le nom de Nazareth (car il avait étudié à fond les Écritures ; il savait qu’on devait attendre de là le Sauveur du monde, ce que les Pharisiens et les autres docteurs de la loi ne connaissaient pas aussi bien), quand donc cet homme profondément versé dans la science des Écritures, et qui les connaissait si parfaitement eut entendu dire à Philippe : « Celui dont Moïse a écrit dans la loi, que les Prophètes ont annoncé, nous l’avons trouvé, c’est le Fils de Joseph, Jésus de Nazareth ». Au seul nom de Nazareth il sentit se raviver ses espérances et il dit : « De Nazareth il peut venir quelque chose de bon ».
18. Voyons ce qui le concerne encore : « Voici un véritable Israélite en qui il n’y a pas de ruse ». Qu’est-ce à dire : e En qui il n’y a pas e de ruse ? o N’était-il pas pécheur ? N’était-il pas malade ? Le médecin ne lui était-il pas nécessaire ? Non, personne ici-bas n’est venu au monde avec ce privilège de n’avoir nul besoin d’un tel médecin. Que signifie donc : « En qui il n’y a pas de ruse ? » Redoublons d’attention pour un moment, et bientôt la grâce de Dieu nous le fera découvrir. Le Seigneur se sert du mot ruse ou dol, et quiconque comprend le latin sait que dol consiste à faire une chose et à en penser une autre. Que votre charité remarque bien ceci. Dol n’est pas la même chose que douleur, et si je le dis, c’est que plusieurs de nos frères, peu habiles dans la langue latine, s’y trompent souvent, et disent : le dol le tourmente, au lieu de, la douleur le tourmente, Le dol est une fraude, une dissimulation. Par exemple, un homme cache une chose dans son cœur et en dit une autre, voilà un dol. C’est comme s’il avait deux cœurs, deux appartements, dans l’un desquels il voit la vérité, tandis que dans l’autre il machine le mensonge. Telle est l’idée que vous devez avoir du dol ; car il est écrit dans le psaume « Langues pleines de dol ». Qu’est-ce à dire : « Langues pleines de dol ? » Écoutez la suite : « Ils ont un cœur, et un cœur pour dire le mal [169] ». Qu’est-ce à dire : « Un cœur et un cœur », sinon un cœur double ? Puis donc qu’il n’y avait pas de dol en Nathanaël, le médecin le jugeait guérissable, mais non en santé. Autre chose est d’avoir la santé, autre chose est de pouvoir être guéri, autre chose encore est de ne pouvoir guérir. Le malade dont on espère la guérison, on dit de lui qu’il peut guérir ; le malade dont on désespère, on le dit inguérissable ; quant à celui qui est en santé, il n’a pas besoin de médecin. Le médecin venu pour rendre la santé aux hommes jugea donc que Nathanaël pouvait être guéri, puisqu’il n’y avait pas de dol en lui. Comment n’y avait-il pas de dol en lui ? C’est que s’il était pécheur, il en convenait. Si, étant pécheur il s’était dit juste, le dol se serait trouvé dans sa bouche. Ainsi le Seigneur loua en Nathanaël l’aveu qu’il faisait de son péché ; mais il ne jugea pas qu’il fût exempt de fautes.
19. Les Pharisiens, qui se croyaient justes, faisaient au Sauveur un reproche de ce que le médecin se mêlait aux malades. Aussi disaient-ils : « Voyez avec qui il mange, c’est avec des Publicains et des pécheurs ». Le médecin répondit à ces frénétiques : « Ce n’est pas aux bien portants que le médecin est nécessaire, mais aux malades : je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs[170] ». Vous vous croyez justes, quoique vous soyez pécheurs ; vous vous croyez bien portants, quoique vous soyez malades ; voilà pourquoi vous repoussez le remède et demeurez malades. Ainsi ce Pharisien qui avait invité le Seigneur à manger chez lui se croyait en santé ; une femme malade apparut brusquement en cette maison sans être invitée ; mais poussée par le désir de sa guérison, elle s’approcha, non pas de la tête, non pas des mains, mais des pieds du Seigneur, les arrosant de ses larmes, les essuyant avec ses cheveux, les couvrant de baisers, les oignant de parfums ; pécheresse, elle fit sa paix avec les pieds du Seigneur. Se croyant en santé, le Pharisien qui était à la table du médecin lui fit intérieurement un reproche et se dit à lui-même : « Si cet homme était un prophète, il saurait quelle femme lui touche les pieds ». Ce qui lui faisait croire à l’ignorance du Seigneur, c’est que Jésus ne repoussait pas cette femme ; car, à son avis, le Christ n’aurait pas voulu se laisser toucher par des mains aussi impures ; mais Jésus-Christ la connaissait, et il lui permit de le toucher et de trouver la guérison dans cet attouchement. Le Seigneur voyant la pensée du Pharisien, lui proposa cette comparaison : « Un créancier avait deux débiteurs. L’un lui devait cinq cents deniers, et l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi le payer, il remit à chacun sa dette. Lequel des deux l’aima le plus ? Simon répondit : Je crois, Seigneur, que c’est celui à qui il a le plus remis. Et se tournant vers la femme, Jésus dit à Simon : Tu vois cette femme ? Je suis entré dans ta maison, tu ne m’as pas donné d’eau pour laver mes pieds ; elle, au contraire, les a lavés de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as point donné de baisers ; mais elle n’a pas cessé de baiser mes pieds. Tu ne m’as pas donné d’huile pour ma tête ; elle, au contraire, a arrosé mes pieds de parfums ; c’est pourquoi je te dis : Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé ; mais celui à qui on remet peu aime peu [171] ». Ce qui était lui dire : Tu es plus malade qu’elle, mais tu te crois en santé, tu penses qu’on te remet peu, bien que tu doives davantage. C’est à bon droit que cette femme en qui il n’y a pas de dol a mérité d’être guérie. Qu’est-ce à dire : En elle il n’y a pas de dol ? Elle confessait ses péchés. Aussi, ce que le Seigneur loue en Nathanaël, c’est l’absence de tromperie. En effet, plusieurs d’entre les Pharisiens, quoique remplis de péchés, se disaient justes, et par cette tromperie rendaient leur guérison impossible.
20. Ayant vu que cet homme n’avait pas de ruse, le Seigneur dit : « Voici un véritable Israélite en qui il n’y a pas de ruse. Nathanaël lui dit : Comment me connaissez-vous ? Jésus lui répondit : Avant que Philippe t’eût appelé lorsque tu étais sous le figuier, je t’ai vu », c’est-à-dire sous l’arbre de figues où tu étais. « Nathanaël lui répondit : Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le Roi d’Israël ». Sans doute Nathanaël a entrevu quelque chose de grand sous cette parole : « Pendant que tu étais sous le figuier, je t’ai vu avant que Philippe t’appelât », puisqu’il répondit par cette confession : « Vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le Roi d’Israël » ; la même que fit Pierre si longtemps après, lorsque le Seigneur lui dit : « Tu es bienheureux, Simon fils de Jean ; car ce n’est ni la chair, ni le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est au ciel [172] ». Ce fut alors qu’il lui donna le nom de Pierre et qu’il le loua comme étant devenu par cette foi le fondement de son Église. Nathanaël dit : « Vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le Roi d’Israël ». Pourquoi parle-t-il ainsi ? parce que le Seigneur lui a dit : « Avant que Philippe t’ait appelé, pendant que tu étais sous le figuier, je t’ai vu ».
21. Il nous faut chercher, mes frères, si ce figuier est un symbole. Soyez donc attentifs, Nous trouvons dans l’Évangile un figuier maudit parce qu’il ne portait que des feuilles et pas de fruits[173]. À l’origine du genre humain, Adam et Eve ayant péché se tirent des ceintures de feuilles de figuier[174]. Les feuilles de figuier représentent donc le péché. Nathanaël sous le figuier, c’est donc Nathanaël assis à l’ombre de la mort. Le Seigneur l’a vu, lui dont il est écrit : « Une lumière s’est levée sur ceux qui étaient assis à l’ombre de la mort[175] ». Qu’est-ce donc qui a été dit à Nathanaël ? Tu me demandes, ô Nathanaël : « Comment me connaissez-vous ? » Tu commences à me parler parce que Philippe t’a appelé. Jésus-Christ a vu comme appartenant déjà à son Église celui qu’il a appelé par l’intermédiaire de son Apôtre. O Église, ô Israël, ô toi en qui ne se trouve aucune ruse, tu connais déjà le Seigneur par les Apôtres, comme Nathanaël l’a connu par Philippe. Mais avant que tu le connusses, lorsque tu gisais encore sous le péché, sa miséricorde avait jeté les yeux sur toi. Est-ce nous qui avons les premiers cherché le Christ ? N’est-ce pas lui qui nous a cherchés ? Malades, sommes-nous venus les premiers au médecin ? Ou le médecin a-t-il couru au-devant des malades ? Cette brebis n’était-elle pas égarée, et le pasteur laissant les quatre-vingt-dix-neuf autres ne l’a-t-il pas cherchée, retrouvée et rapportée sur ses épaules ? Et avec quelle joie ne l’a-t-il pas fait ? La drachme n’était-elle pas perdue, et la femme n’a-t-elle pas allumé sa lampe et cherché dans toute sa maison jusqu’à ce qu’elle fût retrouvée ? Et alors : « Réjouissez-vous avec moi », dit-elle à ses voisins, parce que j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue [176] ». Ainsi nous étions égarés comme la brebis, nous étions perdus comme la drachme, et notre pasteur a retrouvé la brebis, mais pour l’avoir cherchée ; la femme a trouvé la drachme, mais en la cherchant. Qu’est-ce que cette femme ? La chair du Christ. Qu’est-ce que sa lampe ? « J’ai préparé une lampe à mon Christ [177] ». Donc on nous a cherchés pour nous retrouver, on nous a retrouvés et nous parlons. Ne nous laissons donc pas entraîner à des sentiments d’orgueil ; car avant d’être retrouvés nous étions égarés ; nous aurions péri si Jésus-Christ ne nous avait cherchés. Que ceux que nous aimons et que nous voulons gagner à la paix de l’Église catholique, ne nous disent donc pas : Pourquoi nous voulez-vous ? Pourquoi nous chercher si nous sommes pécheurs ? Nous vous cherchons pour vous empêcher de vous perdre. Nous vous cherchons, parce qu’on nous a cherchés nous-même s. Nous voulons vous retrouver, parce que nous avons nous-mêmes été retrouvés.
22. C’est pourquoi Nathanaël ayant dit : « Comment me connaissez-vous ? » le Seigneur lui répondit : « Avant que Philippe t’appelât, pendant que tu étais sous le figuier, je t’ai vu ». O Israël, toi qui es sans ruse, ô qui que tu sois, peuple vivant de la foi, avant de t’appeler par mes Apôtres, pendant que tu étais assis à l’ombre de la mort et que tu ne me voyais pas, je t’ai vu. « Parce que je t’ai dit : Je t’ai vu sous le figuier, tu crois ; tu verras de plus grandes choses ». Qu’est-ce à dire : « Tu verras de plus grandes choses ? » Et il lui dit : « En vérité, en vérité, je te le dis : Tu verras le ciel ouvert, et les anges monter et descendre sur le Fils de l’homme ». Mes frères, je viens de dire je ne sais quoi de plus admirable que ceci : « Je t’ai vu sous le figuier ». De fait, en nous justifiant après nous avoir appelés, le Seigneur a fait plus qu’en jetant les yeux sua nous, et en nous voyant assis à l’ombre de la mort. Il nous a vus, mais quel profit es aurions-nous retiré, si nous étions restés d l’endroit où il nous a aperçus ? N’y serionsnous pas encore ? Qu’y a-t-il donc de plus considérable que nous ayons vu les anges monter et descendre sur le Fils de l’homme ?
23. Je vous ai déjà parlé de ces anges qui montaient et descendaient sur le Fils de l’homme ; mais de peur que vous rie l’ayez oublié, je vous le rappelle brièvement. Je le ferais plus longuement s’il était question de vous l’apprendre ; pour le moment je me contente de vous le rappeler à la mémoire. Jacob vit en songe une échelle, et sur cette échelle des anges qui montaient et descendaient ; en outre il oignit la pierre qu’il avait mise sous sa tête [178]. On vous a expliqué que le Messie est le Christ, et que Christ ou oint est la même chose. Jacob n’avait pas mis là cette pierre qu’il oignit ensuite, dans l’intention de venir l’adorer ; car c’eût été de sa part un acte d’idolâtrie, et sa pierre n’aurait pas été une figure du Christ. Elle a donc été une figure, autant du moins que cela a été nécessaire, et cette figure a été celle du Christ. La pierre a été ointe, mais non pour devenir une idole. La pierre a été ointe, pourquoi une pierre ? « Voici que je place en Sion une pierre choisie et précieuse, et celui qui croira en elle ne sera pas confondu[179] ». Pourquoi : a été ointe ? Parce que Christ vient de chrisma. Mais qu’est-ce que Jacob vit sur l’échelle ? Des anges qui montaient et descendaient. Ainsi est l’Église, unes frères. Les anges de Dieu, ce sont les bons prédicateurs, ceux qui annoncent le Christ, c’est-à-dire qui montent et descendent sur le Fils de l’homme. Comment montent-ils et comment descendent-ils ? L’un d’eux nous sert d’exemple. Écoute l’apôtre Paul ; ce que nous rencontrerons en lui, croyons-le des autres prédicateurs de la vérité. Vois monter Paul, « Je connais un homme en Jésus-Christ qui fut ravi, il y a quatorze ans, jusqu’au troisième ciel ; si ce fut en son corps ou avec son corps, je ne le sais pas, Dieu seul le sait. Et il y entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de rapporter[180] ». Tu l’as vu monter, vois-le maintenant descendre. « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels : comme à des enfants en Jésus-Christ je vous ai donné le lait, et non une nourriture solide [181] ». Ainsi descend celui qui était monté ; jusqu’où était-il monté ? « Jusqu’au troisième ciel ». Jusqu’où était-il descendu ? « Jusqu’à donner du lait aux enfants ». Écoute : voici comment il est descendu : « Je me suis fait », dit-il, « petit au milieu de vous, comme une nourrice qui nourrit ses enfants[182] ». Nous voyons les nourrices et les mères descendre jusqu’à leurs enfants ; bien qu’elles sachent parler correctement le latin, elles écourtent néanmoins leurs paroles ; elles brisent en quelque sorte leur langage et, d’une langue accoutumée à bien dire, elles tirent des mots capables d’amuser de petits enfants. Car si elles parlaient suivant leur habitude, leurs enfants ne les entendraient pas et n’en profiteraient pas non plus. Ainsi en est-il d’un père éloquent, habitué à ébranler le forum et à faire retentir les tribunaux de sa parole, s’il a un petit enfant ; de retour en sa maison, il descend des hauteurs de cette éloquence dont il avait atteint le sommet au forum, et s’abaisse jusqu’à son enfant par la familiarité de sa conversation enfantine. Vois encore dans un même endroit l’Apôtre montant et descendant, et nous le découvrons dans une seule phrase : « Soit que nous sortions de nous-mêmes, c’est pour Dieu ; soit que nous soyons plus calmes, c’est pour vous [183] ». Qu’est-ce à dire : « Soit que nous sortions de nous-mêmes, c’est pour Dieu ? » sinon : « afin de voir des choses qu’il n’est pas permis à l’homme de rapporter ? » Qu’est-ce à dire : « Quand nous sommes calmes, c’est pour vous ? » sinon : « Je n’ai fait profession de rien savoir parmi vous, que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié[184] ? » Enfin, si le Seigneur lui-même est monté et descendu, il est manifeste que ses prédicateurs montent quand ils l’imitent, et descendent quand ils l’annoncent.
24. Si je vous ai retenus un peu plus longtemps que de coutume, ç’a été à dessein et pour laisser passer ces heures de réjouissances importunes. Je pense que les absents en ont fini avec leurs vanités, Pour nous, mes frères, nourris de mets salutaires, employons le temps qui nous reste de telle manière qu’après avoir passé la solennité du jour du Seigneur dans les joies spirituelles nous puissions comparer les joies de la vérité avec celles de la vanité. Cette comparaison nous inspirera de l’horreur pour ces frivolités ; cette horreur excitera notre douleur à l’égard de ce qu’ont fait nos frères, nous fera prier ; notre prière sera exaucée, et dès lors que nous serons exaucés, nous les gagnerons à Dieu.

HUITIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « TROIS JOURS APRÈS, DES NOCES SE FIRENT À CANA EN GALILÉE », JUSQU’À : « FEMME, QU’EST-CE QUE CELA FAIT À VOUS ET À MOI ? MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE ». (Chap. 2,1-4.)[modifier]



LES NOCES DE CANA.[modifier]

Toutes les œuvres visibles ou invisibles qu’opère le Verbe sont admirables. Néanmoins l’habitude de les contempler affaiblit notre admiration nous ne l’accordons qu’à celles dont le spectacle s’offre moins souvent à nos yeux. Aussi, le Fils de Dieu fait homme a-t-il accompli des prodiges pour frapper nos sens et nous amener à la foi ; il en est de celui-ci comme des astres. Jésus est venu aux noces de Cana, comme par son Incarnation il était venu célébrer les noces de sa divinité avec son humanité, de son Église avec lui-même. De ces paroles à Marie : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Certains hérétiques concluent que le Christ n’avait pas un véritable corps : le contexte les condamne ; d’ailleurs on demandait un prodige que le Sauveur ne pouvait opérer qu’en tant que Dieu : comme tel, il ne reconnaissait pas Marie pour mère, puisqu’il n’en avait pas ; il ne devait la reconnaître pour telle que sur la croix. D’autres infèrent de ces autres paroles « Mon heure n’est pas encore venue », que Jésus n’était pas libre ; cette interprétation est fautive, car il a dit : « J’ai le pouvoir de quitter ma vie et de la reprendre ». Son œuvre n’étant pas accomplie au moment des noces de Cana, l’heure n’était pas encore venue de reconnaître Marie pour sa mère. Voilà le vrai sens de ces paroles.


1. Assurément le miracle par lequel Notre-Seigneur Jésus-Christ a changé l’eau en vin, l’a rien d’étonnant pour ceux qui savent que l’est un Dieu qui l’a fait. Aussi bien Celui qui en ce jour de noces a changé l’eau en vin dans ces six urnes qu’il avait ordonné de remplir [185], est le même qui chaque année opère dans les vignes un prodige pareil. En effet, comme l’eau versée dans les urnes par les serviteurs a été convertie en vin par l’œuvre du Seigneur, ainsi par l’œuvre du même Seigneur l’eau que versent les nuées est convertie en vin. Ce dernier prodige ne nous étonne point, parce qu’il se renouvelle tous les ans ; oui, parce qu’il s’opère continuellement, il n’a plus rien de merveilleux pour nous : cependant, il exigerait bien plus d’attention de notre part que celui qui a été opéré dans les urnes remplies d’eau. Où est, en effet, l’homme capable de considérer ce que Dieu fait dans le gouvernement et l’administration des choses de ce monde, sans tomber dans la stupeur et se voir comme écrasé sous le poids des merveilles qu’il opère ? Si l’on se rend compte de la vertu d’un seul grain, de n’importe quelle semence, l’œuvre divine apparaît avec des proportions si étonnantes, qu’on éprouve involontairement une impression d’effroi. Mais les hommes attentifs à d’autres objets ont perdu de vue les œuvres de Dieu qui devaient les porter à offrir chaque jour, au Créateur, leurs louanges. Aussi Dieu s’est-il, en quelque sorte, réservé d’opérer certaines œuvres inaccoutumées, voulant, par ces merveilles, tirer les hommes de leur assoupissement et les rendre plus vigilants pour son culte. Qu’un mort reparaisse, tout le monde s’en étonne ; des milliers d’hommes naissent tous les jours, et personne ne s’en occupe. À considérer les choses avec attention, c’est une plus grande merveille de donner la vie à qui ne l’avait pas, que de la rendre à qui l’avait précédemment ; néanmoins, le même Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, fait tout cela et gouverne ses créatures par son Verbe. Il a fait les premières de ces merveilles par son Verbe, Dieu en lui ; les secondes, il les a faites par son Verbe incarné et devenu homme pour nous. Comme nous admirons les œuvres de Jésus-Christ homme, admirons les œuvres de Jésus-Christ Dieu, Par Jésus-Christ Dieu ont été faits le ciel et la terre, la mer, toute la parure des cieux, la richesse de la terre, la fécondité de la mer ; en un mot, tout ce qui s’étale à nos regards, c’est Jésus-Christ Dieu qui l’a fait. Nous le voyons, et si l’esprit de Jésus-Christ se trouve en nous, la joie que nous cause un pareil spectacle nous anime et nous porte à en louer l’auteur, et ainsi nous ne nous tournons pas tellement vers l’œuvre, que nous nous détournions de l’ouvrier ; nous n’appliquons pas notre visage à l’ouvrage, au point de tourner le dos à celui qui l’a fait.
2. Toutes ces merveilles, nous les voyons, elles sont exposées à nos regards ; mais que dire de ce que nous ne voyons pas, des Anges, des Vertus, des Puissances, des Dominations et de tous les habitants de cette demeure céleste que nos yeux ne peuvent contempler ? Les Anges, quand il l’a fallu, se sont néanmoins souvent montrés aux hommes. N’est-ce point par sou Verbe, c’est-à-dire par son Fils unique Jésus-Christ Notre-Seigneur, que Dieu a fait toutes ces créatures ? Que dire de l’âme humaine, invisible aux yeux du corps, mais qui par les œuvres qu’elle opère dans son corps offre un merveilleux spectacle aux yeux de ceux qui savent y être attentifs ? Qui est-ce qui l’a créée ? N’est-ce pas Dieu ? Et par qui a-t-elle été faite, sinon par son Fils ? Mais je ne parle pas encore de l’âme humaine. Quel empire l’âme de n’importe quelle bête n’exerce-t-elle pas sur la matière de son corps ? Elle met en mouvement tous ses sens, ses yeux pour voir, ses oreilles pour entendre, ses narines pour percevoir les parfums, son palais pour discerner les saveurs, tous ses membres enfin, pour faire remplir à chacun d’eux son office particulier. Est-ce le corps, ou plutôt, n’est-ce pas l’âme, c’est-à-dire, l’habitant du corps qui fait tout cela ? Cependant elle demeure invisible, mais par ce qu’elle fait elle excite l’admiration. Considère maintenant l’âme de l’homme elle-même, cette âme douée par Dieu d’intelligence pour connaître son Créateur, pour distinguer et discerner le bien du mal, c’est-à-dire, le juste de l’injuste. Que ne fait-elle point par l’intermédiaire du corps ? Voyez comme toutes les parties de l’univers sont admirablement coordonnées dans la république des hommes ! Quelle organisation des gouvernements ! Quelle hiérarchie dans les pouvoirs, quels agencements dans la constitution des villes ; quelles lois, quelles mœurs, quels arts ! C’est l’âme qui dirige tout cet ensemble de choses, et pourtant, cette puissance de direction qu’elle exerce, personne ne la voit. Retirez-la du corps, il ne reste plus qu’un cadavre ; laissez-la dans le corps, sa première action est d’en relever, en quelque sorte, le mauvais goût. Car la chair est sujette à se corrompre ; elle tombe en pourriture à moins que l’âme, pareille à un assaisonnement, n’en retarde la putréfaction. Ce privilège, l’âme des bêtes le partage avec elle ; mais bien autrement admirables sont les facultés spéciales de l’homme, dont j’ai parlé, qui découlent de son esprit et de son intelligence et par lesquelles il renouvelle en lui les traits du Créateur, à l’image de qui il a été formé [186]. Quelle sera la puissance de l’âme, lorsque le corps aura revêtu l’incorruptibilité et que, de mortel, il sera devenu immortel [187] ? Si l’âme peut faire de si grandes choses au moyen d’une chair corruptible, que ne pourra-t-elle pas faire après la résurrection des morts avec un corps spiritualisé ? Cette âme, comme je l’ai dit, si merveilleuse par sa nature et sa substance, est néanmoins invisible a des yeux autres que ceux de l’intelligence ; toutefois elle a été faite par Jésus-Christ Dieu, parce qu’il est le Verbe de Dieu, car toutes choses ont été faites par lui, sans lui rien n’a été fait [188].
3. Puisque nous voyons de si grandes choses faites par Jésus-Christ Dieu, y a-t-il rien d’étonnant à ce que l’eau ait été changée en vin par Jésus-Christ homme ? Aussi bien, il ne s’est pas fait homme pour perdre ce qu’il était comme Dieu : l’humanité s’est approchée de lui, la divinité n’en a pas été éloignée. Celui qui a fait ce miracle est donc le même qui a fait toutes choses. Par conséquent, ne soyons pas surpris que Dieu ait fait ce prodige, mais aimons-le parce qu’il l’a fait parmi nous et pour notre salut. D’ailleurs ses actions mêmes ont un but ; celui de nous instruire. Selon moi, il n’est pas venu à ces noces sans motif. Indépendamment du miracle, cette action de Notre-Seigneur cache un secret et un mystère. Frappons à la porte, afin qu’il nous ouvre et nous enivre d’un vin invisible ; car nous aussi, nous étions de l’eau, et il nous a changés en vin ; nous étions des insensés, et il nota a rendus sages de la sagesse que donne le goût de la foi qui vient de lui. Et sans doute, il est de cette sagesse de chercher, à l’honneur de Dieu, à la louange de sa majesté, en reconnaissance de sa miséricorde toute-puissante, à avoir l’intelligence des circonstances de ce miracle.
4. Invité aux noces, le Seigneur s’y rendit. Quelle merveille que des noces l’aient fait venir en cette maison, lui que des noces ont fait venir en ce monde ? Car si ce ne sont pas des noces qui l’ont fait venir, ici donc il n’a pas d’Epouse. Mais alors qu’a voulu dire l’Apôtre : « Je vous ai fiancés à un unique Époux, Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure ? » Pourquoi craindre que la pureté de cette Epouse du Christ ne soit flétrie par l’artifice du diable ? « Je crains », dit-il, « que comme Eve a été séduite par l’artifice du serpent, vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité et de la pureté qui est en Jésus-Christ [189] ». Ici donc il a une épouse rachetée par lui avec son sang, et à laquelle il a donné comme arrhes le Saint-Esprit[190]. Il l’a délivrée de l’esclavage du diable, il est mort pour ses péchés, il est ressuscité pour sa justification [191]. Quel époux offrira de tels présents à son épouse ? Que les autres hommes offrent des ornements mondains, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des chevaux, des esclaves, des champs et des terres ; y en aura-t-il un seul parmi eux pour offrir son sang ? car s’il s’en trouvait un pour donner son sang à son épouse, il ne pourrait plus se marier avec elle. Mais le Seigneur n’a pas eu cette crainte à l’heure de sa mort. L’Epouse pour laquelle il a donné son sang et qu’il s’était déjà unie dans le sein d’une Vierge, il est assuré de l’avoir après sa résurrection. L’Époux, c’est le Verbe ; l’épouse, c’est la nature humaine ; et la réunion des deux forme Jésus-Christ, Fils de Dieu, et en même temps Fils de l’homme. Le lit nuptial où il est devenu chef de l’Église, c’est le sein de la Vierge Marie ; c’est de là qu’il est sorti comme l’époux de son lit nuptial, suivant cette prophétie contenue dans les Écritures : « Semblable à un époux, sortant de son lit nuptial, il s’est élancé comme un géant pour courir sa voie [192] ». Jésus-Christ est donc sorti de son lit nuptial comme un époux, et il est venu aux noces, auxquelles il avait été invité.
5. Certainement ce n’est pas sans mystère qu’il semble méconnaître sa Mère, du sein de laquelle il est sorti comme de son lit nuptial, et qu’il lui dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? mon heure n’est pas encore venue ». Et quoi ! est-il venu aux noces pour y apprendre aux enfants à mépriser leur mère ? Certes, celui dont les noces l’avaient fait venir ne prenait une épouse que pour mettre des enfants au monde, et ces enfants qu’il souhaitait en voir naître, il désirait aussi les voir honorer leur mère. Jésus-Christ serait-il venu aux noces pour mépriser sa mère, quand les noces se célèbrent et qu’un homme prend femme pour avoir des enfants, et quand Dieu fait à ces enfants un commandement exprès de respecter leurs pères et mères ? Mes frères, il y a sous cette conduite du Sauveur un mystère. Oui, il y a là un grand mystère, car certains hommes dont l’Apôtre nous a avertis de nous garder, ainsi que nous l’avons rapporté plus haut, lorsqu’il nous dit : « Je crains que comme Eve a été séduite par l’artifice du serpent, vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité et de la pureté qui est en Jésus-Christ », certains hommes qui abusent de l’Évangile et prétendent que Jésus n’est pas né de la Vierge Marie, se sont efforcés d’y trouver des arguments pour la défense de leur erreur. Voici leurs paroles : Comment serait-elle sa mère, puisqu’il lui a dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » C’est à ceux-là qu’il faut répondre, et c’est à eux qu’il faut expliquer pourquoi le Seigneur a parlé ainsi, de peur qu’ils n’aient pas l’air d’avoir, dans leur fureur contre la vraie foi, trouvé le moyen de corrompre la pureté de l’Epouse, c’est-à-dire d’ébrécher la foi de l’Église. Assurément mes frères, elle est corrompue la foi de ceux qui préfèrent le mensonge à la vérité. Car ceux qui, sous prétexte d’honorer le Christ, nient qu’il ait pris une chair, ne font rien moins que le signaler comme un menteur. Et ceux qui élèvent parmi les hommes un édifice de mensonge, que bannissent-ils de leur cœur, sinon la vérité ? Ils introduisent le démon, ils chassent Jésus-Christ ; ils introduisent un adultère, ils chassent l’Époux : paranymphes, ou plutôt entremetteurs du serpent, ils n’élèvent la voix que pour faire régner le serpent et pour détrôner le Christ, Quand le serpent règne-t-i !? Lorsque règne le mensonge. Où règne le mensonge, là règne le serpent ; où règne la vérité, là règne le Christ. Car le Sauveur a dit de lui-même : « Je suis la vérité[193] » ; au lieu qu’il a dit du serpent : « Il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’était pas en lui[194] ». Le Christ est tellement la vérité que tout en lui doit être par toi considéré comme vrai, un vrai Verbe, Dieu égal au Père, une vraie âme, une vraie chair, un vrai homme, un vrai Dieu, une vraie naissance, une vraie passion, une vraie mort, une vraie résurrection. Si un seul de ces points te semble faux et que tu le dises tel, la corruption entrera dans tous les autres ; du venin du serpent naîtront les vers du mensonge ; rien ne demeurera intact.

6. Mais, dira l’adversaire, que signifient ces paroles du Sauveur : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Peut-être dans ce qui suit nous montrera-t-il pourquoi il a ainsi parlé. « Mon heure », dit-il, « n’est pas encore venue ». Car, voici ses paroles « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue », Pourquoi a-t-il ainsi parlé ? C’est ce qu’il faut essayer de découvrir. C’est par là qu’il nous faut d’abord résister aux hérétiques. Que dit le vieux serpent, l’antique siffleur et souffleur de poisons ? Que dit-il ? Jésus n’a point eu pour mère une femme. Quelle preuve en donnes-tu ? C’est que le Christ a dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Pour le croire, nous voudrions savoir qui l’a dit. Qui donc l’a dit ? L’Évangéliste Jean. Mais le même Évangéliste Jean a dit : « Et la mère de Jésus y était ». Car voici son récit : « Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était. Il y vint aussi, convié avec ses disciples ». Nous avons cette double assertion de l’Évangéliste. « La mère de Jésus y était », l’Évangéliste le dit. Ce que Jésus dit à sa mère, l’Évangéliste le dit aussi. Il rapporte la réponse de Jésus à sa mère, mais seulement après avoir dit : « Sa mère lui dit ». Faites attention à ceci, mes frères, afin de fortifier la pureté de votre cœur contre la langue du serpent. Là, dans le même Évangile, le même Évangéliste vous dit : « La mère de Jésus y était » ; et encore : « Sa mère lui dit ». Qui a fait ce récit ? L’Évangéliste Jean. Et qu’est-ce que Jésus a répondu à sa mère ? « Femme, qu’y a-t-il de « commun entre vous et moi ? » Qui fait ce récit ? Le même Évangéliste Jean. O Évangéliste très-fidèle et très-véritable, vous me rapportez que Jésus a dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Pourquoi lui avoir donné une mère qu’il ne connaît pas ? Car vous avez dit aussi : « La mère de Jésus était là » ; et encore : « Sa mère lui dit ». Pourquoi n’avoir pas dit de préférence : Marie était là, et Marie lui dit ? Vous rapportez l’un et l’autre : « Sa mère lui dit », et : « Jésus lui répondit : Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Pourquoi cela, sinon parce que l’un et l’autre sont vrais. Mais les hérétiques consentent à ajouter foi à l’Évangéliste lorsqu’il raconte que Jésus dit à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » et refusent de le croire lorsqu’il dit : « La mère de Jésus était là », et : « Sa mère lui dit ». Maintenant, quel est celui qui résiste au serpent, qui garde la vérité, qui ne laisse pas la pureté de son cœur se corrompre aux artifices du diable ? C’est celui qui regarde l’un et l’autre comme vrais, à savoir que « la mère de Jésus était là », et que Jésus a ainsi répondu à sa mère. Mais si cet hérétique ne comprend pas encore en quel sens Jésus a dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » qu’il croie du moins que Jésus l’a dit et qu’il l’a dit à sa mère. Qu’il ait d’abord la soumission pieuse de la foi, et le fruit de l’intelligence viendra ensuite.

7. Chrétiens fidèles, c’est vous que j’interroge : La mère de Jésus y était-elle ? Répondez : Elle y était. Comment le savez-vous ? Répondez : L’Évangile le dit. Qu’est-ce que Jésus a répondu à sa mère ? Répondez : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? mon heure n’est pas encore venue ». Et comment le savez-vous ? Répondez : L’Évangile le dit. Que personne ne corrompe votre foi sur ce point, si vous voulez conserver intacte à l’épouse votre virginité. Si l’on vous demande pourquoi il n ainsi répondu à sa mère, que celui qui le comprend le dise ; pour celui qui ne le comprend pas, qu’il se contente de croire d’une foi très-ferme que Jésus a fait cette réponse et qu’il l’a faite à sa mère. Par cette soumission pieuse, il méritera de comprendre pourquoi Jésus a fait cette réponse, s’il frappe à la porte de la vérité par ses prières et ne s’en approche pas avec un esprit de contention et de querelle. Seulement, qu’il y prenne garde ; au lieu d’avoir l’intelligence de cette réponse ou de rougir de ce qu’il ne l’aurait pas, il pourrait être forcé de croire que l’Évangéliste a menti en disant : « La mère de Jésus y était » ; ou que le Christ lui-même a souffert pour nos péchés une mort simulée ; qu’il a montré pour notre justification de fausses cicatrices ; qu’il a dit faussement : « Si vous demeurez en ma parole, vous êtes véritablement mes disciples, vous connaîtrez la vérité, et la vérité nous rendra libres [195] ». Car si sa mère n’est que supposée, comme aussi sa chair, comme sa mort, comme les blessures de sa Passion, comme les cicatrices de sa Résurrection, ce n’est plus la vérité qui rendra libres ceux qui croient en lui, mais c’est la duperie. Que plutôt la duperie laisse la place à la vérité, et qu’ils soient confondus ceux qui en paraissant véridiques veulent prouver que le Christ était menteur. Ils ne veulent pas qu’on leur dise : Nous ne vous croyons pas parce que vous mentez, bien qu’ils accusent de mensonge la Vérité même. Cependant, si nous leur demandons : Comment savez-vous que le Christ a dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » ils répondent qu’ils en croient l’Évangéliste. Pourquoi n’en croient-ils pas l’Évangile, lorsqu’il dit : « La mère de Jésus y était » ; et : « Sa mère lui dit » ; ou bien, si l’Évangile est menteur en ce point, pourquoi croient-ils que Jésus a dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Ou plutôt, pourquoi ces malheureux ne croient-ils pas fidèlement que le Seigneur a ainsi répondu, non à une étrangère, mais à sa mère, et ne cherchent-ils pas pieusement pourquoi il a fait cette réponse ! Car, il y a une grande différence entre celui qui dit : Je voudrais savoir pourquoi le Christ a ainsi répondu à sa mère et celui qui dit : Je sais que la femme à laquelle le Christ a ainsi répondu n’était pas sa mère. Autre chose est de vouloir comprendre ce qui n’est pas clair, autre chose de ne vouloir pas croire ce qui est évident. Celui qui dit : Je voudrais savoir pourquoi le Christ a ainsi répondu à sa mère, demande qu’on lui fasse comprendre l’Évangile auquel il croit ; mais celui qui dit : Je sais que la femme à laquelle le Christ a ainsi répondu n’était pas sa mère, accuse de mensonge l’Évangile lui-même, puisqu’il croit que le Christ a fait cette réponse.

8. Si vous y consentez, mes frères, laissons dans leur aveuglement les malheureux destinés à y croupir toujours, à moins que l’humilité ne les guérisse ; puis cherchons pourquoi le Seigneur a ainsi répondu à sa mère. Il y a cela de singulier en Notre-Seigneur, qu’il est né d’un père sans le secours d’une mère, et d’une mère sans l’intermédiaire d’un père : comme Dieu, il n’avait pas de mère ; comme homme, il n’avait pas de père : avant le temps, il était sans mère ; il était sans père, avant la fin des temps. Ce qu’il a répondu, il l’a répondu à sa mère ; car, « la mère de Jésus y était » et « sa mère lui dit ». Tout cela se trouve dans l’Évangile. Il nous apprend que « la mère de Jésus y était », et que Jésus lui dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue ». Croyons le tout, et ce que nous ne comprenons pas encore, cherchons à le saisir ; mais d’abord prenez garde, car de même que les Manichéens ont trouvé un prétexte à leur perfidie dans cette parole du Seigneur : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » ainsi les mathématiciens trouveront peut-être un prétexte à leurs mensonges dans cette autre : « Mon heure n’est pas encore venue ». Et si le Seigneur l’a dite en leur sens, nous avons commis un sacrilège en brûlant leurs livres. Si, au contraire, nous avons eu raison d’imiter ce qui se faisait du temps des Apôtres[196], le Seigneur n’a pas dit en leur sens : « Mon heure n’est pas encore venue ». Les hâbleurs et ceux qui séduisent les autres après s’être laissé séduire eux-mêmes, disent : Tu vois bien que le Christ était soumis à la fatalité, puisqu’il a dit : « Mon heure n’est pas encore venue ». Auxquels donc répondrons-nous d’abord : aux hérétiques ou aux mathématiciens ? Les uns et les autres procèdent de l’ancien serpent, puisqu’ils veulent tous corrompre la virginité du cœur de l’Église qui se trouve dans l’intégrité de sa foi. Commençons, si vous le trouvez bon, par ceux que nous avons mis les premiers en avant, et auxquels nous avons déjà en grande partie répondu. Cependant, pour leur ôter cette idée que nous n’avons rien à dire sur cette réponse de Notre-Seigneur à sa mère, nous allons achever de vous prémunir contre eux ; car, pour les réfuter, je crois que ce que nous avons dit jusqu’ici est suffisant.
9. Pourquoi donc le fils dit-il à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue ». Notre-Seigneur Jésus-Christ était Dieu et homme tout ensemble. En tant que Dieu, il n’avait pas de mère, en tant qu’homme il en avait une. Elle était donc la mère de son corps, la mère de son humanité, la mère de l’infirmité qu’il a prise à cause de nous. Or, le miracle qu’il allait faire, il allait le faire selon sa divinité, et non selon son humanité ; en tant qu’il était Dieu, et non en tant qu’il était né dans la faiblesse. Toutefois, ce qui est faible en Dieu est plus fort que tous les hommes [197]. Sa mère lui demanda donc un miracle ; mais comme il allait faire une œuvre divine, il sembla oublier qu’il était né d’elle et lui dire : Ce qui en moi fait des miracles, vous ne l’avez pas enfanté ; ce n’est pas vous qui avez donné l’être à ma divinité ; mais comme vous avez donné le jour à mon infirmité, je vous reconnaîtrai lorsque mon infirmité sera attachée à la croix ; voilà le sens de ces mots : « Mon heure n’est las encore venue ». Alors, en effet, il l’a reconnue, quoiqu’il ne l’eût jamais méconnue. Avant de naître d’elle, et au moment où il la prédestinait, il l’avait connue comme sa mère avant de créer, comme Dieu, celle dont il devait être formé comme homme, il la connaissait comme sa mère ; mais à une certaine heure, il la méconnaît mystérieusement, comme encore à une certaine heure qui n’était pas encore venue, il devait mystérieusement la reconnaître. Alors, en effet, il la reconnut, lorsque mourait ce qu’elle avait enfanté ; car ce qui mourut en ce moment, ce fut non pas ce qui avait formé Marie, mais ce qui avait été formé de Marie ; non pas la divinité, mais l’infirmité de la chair. Il a donc répondu ainsi, afin de distinguer en lui, dans la foi de ceux qui devaient croire, ce qu’il était, de celle par qui il était venu. Le Dieu et Seigneur du ciel et de la terre a donc eu pour mère une femme. Comme Seigneur du monde, comme Seigneur du ciel et de la terre, il est aussi le Seigneur de Marie ; comme Créateur du ciel et de la terre, il est aussi le Créateur de Marie ; mais en tant que s’appliquent à lui ces paroles : « Formé d’une femme, formé sous la loi [198] », il est le fils de Marie. Le Seigneur de Marie est en même temps le fils de Marie ; celui qui a créé Marie a été formé de Marie. Ne sois pas surpris de voir qu’il soit à la fois son fils et son Seigneur ; car s’il a été appelé le fils de Marie, il a été aussi appelé le fils de David, et il a été le fils de David précisément parce qu’il a été le fils de Marie. Entends l’Apôtre ; il dit formellement « qu’il lui est né de la race de David selon la chair [199] ». Écoute encore : Il a été aussi appelé le Seigneur de David. Que David le dise lui-même : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite[200] ». Et Jésus lui-même a proposé ce passage aux Juifs, et s’en est servi pour les confondre[201]. Comment donc est-il en même temps le fils et le Seigneur de David ? Il est le fils de David selon la chair, il en est le Seigneur selon la divinité. Il est pareillement le fils de Marie selon la chair, et son Seigneur selon la majesté. Comme Marie n’était pas la mère de la divinité, et comme c’était la divinité qui devait opérer le miracle demandé par Marie, il lui dit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Ne croyez pas cependant que je vous renie pour ma mère : « Mon heure n’est pas encore venue ». Je vous reconnaîtrai au moment où mon infirmité, dont vous êtes la mère ; sera attachée à la croix. Voyons si cela est vrai. Quand fut venue l’heure de la passion du Christ, voici ce qui se passa d’après le témoignage de l’Évangéliste même qui connaissait la mère du Seigneur et qui nous la représente maintenant comme assistant aux noces : « La mère de Jésus était près : de la croix, et Jésus dit à sa mère : Femme, voici votre fils ; et au disciple : Voici votre mère [202] ». Il recommande sa mère à son disciple, car il devait mourir avant elle et ressusciter avant sa mort ; il la recommande à Jean ; homme, il recommande à un homme l’humanité d’où il est sort !. Voilà ce que Marie avait enfanté. Alors était venue l’heure dont il dit aujourd’ hui : « Mon heure n’est pas encore venue ».
10. Si je ne me trompe, mes frères, nous avons répondu aux hérétiques ; répondons maintenant aux mathématiciens. Pourquoi ceux-ci prétendent-ils que Jésus était soumis à la fatalité ? C’est, assurent-ils, parce qu’il a dit : « Mon heure n’est pas encore venue ». Donc, nous croyons à sa parole. Et s’il avait dit : Je n’ai pas le moment, il aurait mis hors de cause les mathématiciens. Mais, disent-ils, voici ses paroles : « Mon heure n’est pas encore venue ». Si donc il avait dit : Je n’ai pas le moment, il aurait mis hors de cause les mathématiciens ; il n’y aurait pas de prétexte à leurs calomnies ; mais comme il a dit : « Mon heure n’est pas encore venue », que pouvons-nous opposer à ses paroles ? C’est merveille de voir les mathématiciens ajouter foi aux paroles de Jésus-Christ et s’efforcer en même temps de convaincre les chrétiens que le Christ a vécu nus la fatalité d’une heure. Qu’ils ajoutent donc foi aux paroles de Jésus-Christ lorsqu’il dit : « J’ai le pouvoir de quitter la vie et de la reprendre de nouveau ; personne ne me l’enlève, mais je la quitte de moi-même, et de nouveau je la reprends [203] ». Un tel pouvoir dépend-il du destin ? Un homme qui a le pouvoir de décider quand il mourra, et combien de temps il vivra, est-il soumis à la fatalité ? Qu’ils nous le montrent donc ! Mais ils ne le montreront pas. Qu’ils ajoutent par conséquent foi à ces paroles du Sauveur « J’ai le pouvoir de quitter la vie et de la reprendre de nouveau » ; qu’ils cherchent ensuite pourquoi il a dit : « Mon heure n’est point encore venue », et qu’en raison de ces paroles ils ne soumettent pas à la fatalité l’auteur du ciel, le créateur et l’ordonnateur des astres. D’ailleurs, si les astres étaient les maîtres du destin, celui qui a créé les astres ne pouvait être assujetti à la nécessité qu’ils imposent. Ajoute à cela que ce que tu appelles le destin, le Christ, non seulement n’y est pas soumis, mais ni toi, ni moi, ni un autre, ni personne, n’en subissons la fatalité.

11. Quoi qu’il en soit, et parce qu’ils se sont laissé séduire, ces malheureux cherchent à séduire à leur tour : ils proposent aux hommes leurs moyens de séductions, ils tendent leurs pièges pour les prendre, et cela sur les places publiques. Au moins ceux qui tendent des pièges aux animaux sauvages choisissent pour cela les forêts et les lieux déserts. Combien sont malheureux et vains ceux à qui l’on tend des pièges jusque sur les places publiques, afin de les prendre ! Les hommes reçoivent de l’argent pour se vendre à d’autres hommes, et ceux-ci donnent le leur pour se vendre à la vanité ! Car ils entrent chez un astrologue pour s’y procurer des maîtres tels qu’il plaît à cet homme de leur en donner : Saturne, Jupiter, Mercure, ou tout autre de nom aussi sacrilège. Il est entré libre, afin, pour son argent, de sortir esclave. Que dis-je ? Il ne serait pas entré s’il avait été libre ; mais il est entré là où l’erreur, où la cupidité l’attiraient pour en faire leur esclave. C’est ce qui a fait dire à la vérité : « Tout homme qui commet le péché est l’esclave du péché[204] ».

12. Pourquoi donc Jésus-Christ a-t-il dit : « Mon heure n’est pas encore venue ? » C’était surtout parce que, ayant le pouvoir de mourir quand il le voudrait, il ne jugeait pas opportun d’en user encore. Pourquoi, par exemple, mes frères, disons-nous : L’heure est venue de partir afin de célébrer les mystères ? Si nous sortons avant l’heure convenable, ne nous con luisons-nous pas en dehors de la règle et à contre-temps ? Mais, si nous ne sortons qu’au moment opportun, est-ce que la fatalité dicte nos paroles ? Quel est donc le sens de ces paroles : « Mon heure n’est pas encore venue ? » L’heure n’est pas encore venue pour moi de savoir que le moment de souffrir est venu pour moi, et que ma passion sera utile. Quand elle sera venue, alors je souffrirai volontairement. De cette façon seront vrais pour toi ces deux passages : « Mon heure n’est pas encore venue » ; et : « J’ai le pouvoir de donner ma vie et de la reprendre à nouveau ». Jésus-Christ était donc venu avec le pouvoir de choisir le moment de sa mort. Mais s’il était mort avant d’avoir choisi ses disciples, à coup sûr il eût agi à contre-temps. Or, s’il n’avait pas eu le pouvoir de choisir l’heure de sa mort, il aurait pu mourir avant de choisir ses disciples ; et s’il était mort après les avoir choisis et instruits, c’eût été un effet, non pas de sa propre volonté, mais de la volonté d’autrui. Mais il était venu avec le pouvoir de s’en aller et de revenir, de s’avancer jusqu’où il voulait, de tenir l’enfer devant lui, non seulement après sa mort, mais même après sa résurrection, afin de faire briller à nos yeux l’espérance de voir son Église durer toujours ; par conséquent, il a marqué dans le chef ce que les membres avaient droit d’attendre. Il est ressuscité comme chef, il ressuscitera donc aussi dans ses membres. Son heure n’était donc pas encore venue, ce n’était pas encore le moment opportun. Il lui fallait appeler ses disciples, annoncer le royaume des cieux, opérer des prodiges, prouver sa divinité par des miracles, et son humanité par les souffrances de son corps. En effet, il avait faim parce qu’il était homme, et néanmoins, avec cinq pains il nourrit cinq mille hommes, parce qu’il était Dieu ; il dormait comme homme, et, comme Dieu, il commandait aux vents et aux flots. Il fallait d’abord en donner des preuves, afin que les évangélistes eussent de quoi écrire, et les Apôtres de quoi prêcher au sein de l’Église. Mais lorsque le Christ eut fait ce qu’il jugeait utile de faire, alors vint l’heure fixée, non par la nécessité, mais par son choix ; non par la condition de sa nature, mais par sa puissance.


13. Toutefois, mes frères, de ce que nous ayons répondu aux hérétiques et aux mathématiciens, s’ensuit-il que nous devions ne pas vous dire ce que signifient les urnes, l’eau changée en vin, le maître d’hôtel, l’époux, la présence de la mère du Christ à cette mystérieuse cérémonie, et ces noces elles-mêmes ? Il nous faut vous dire tout cela, mais il nous faut aussi ne pas vous fatiguer. À pareil jour qu’hier, nous avons l’habitude de faire un sermon à votre charité ; nous aurions voulu en profiter pour vous en entretenir au nom du Christ : mais des difficultés insurmontables sont venues y mettre obstacle. Si votre sainteté le trouve bon, nous remettrons à demain à vous expliquer ce que cette circonstance a de mystérieux et, ainsi, nous ne surchargerons ni votre faiblesse, ni la nôtre. Peut-être en est-il plusieurs que la solennité du jour, et non le désir d’entendre prêcher, a fait venir ici ; que ceux qui viendront demain, viennent pour s’instruire ; par là, nous ne priverons pas ceux qui veulent s’instruire, et nous ne fatiguerons nullement ceux qui n’en ont pas le désir.

NEUVIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR LA MÊME LEÇON DE L’ÉVANGILE. – DU MYSTÈRE RENFERMÉ DANS LE MIRACLE OPÉRÉ AUX NOCES DE CANA EN GALILÉE. (Chap. 2,1-11.)[modifier]

LE MIRACLE DE CANA.[modifier]

Tous les actes du Sauveur ont leur signification, sa présence aux noces de Cana a la sienne comme les autres circonstances de sa vie. Le prodige opéré en cette occasion a deux sens :

1° L’eau changée en vin figurait les prophéties relatives au Messie, lettre morte, paroles sans vertu qu’il a vivifiées par son incarnation ; les six âges du monde, tous prophétiques, étaient représentés par les six urnes pleines d’eau ; et de même que celte eau devait être changée en vin par le Christ ainsi les prophéties devaient recevoir toute leur valeur de leur application à sa personne ; enfin par les deux mesures contenues dans les urnes s’entendent le Père et le Fils, et par les trois le mystère de la sainte Trinité ;

2° Les prophéties des six âges venaient du peuple Juif, mais elles avaient trait à toutes les nations dont se compose le peuple chrétien. Ainsi l’union d’Adam et d’Eve en une seule chair représentait l’union de Jésus-Christ avec son Église : l’arche de Noé était l’image du bois de la croix réunissant près de lui et sauvant toutes les nations ; le sacrifice d’Abraham préfigurait celui du Calvaire ; les psaumes de David ont incessamment trait à l’empire de Dieu sur tous les peuples ; ta pierre détachée de la montagne et devenant elle-même une montagne qui remplit toute la terre, n’est-ce pas Jésus-Christ issu du peuple Juif par sa naissance virginale et exerçant sa puissance sur le monde entier ? Et la conversion des Gentils à la foi n’est-elle pas l’accomplissement des paroles adressées aux Juifs par Jean-Baptiste ? Les deux mesures représentent les circoncis et les incirconcis dont se compose le peuple chrétien, elles trois mesures sont les trois races humaines dont les fils de Noé ont été la source.


1. Que le Seigneur notre Dieu soit avec nous pour nous donner d’accomplir notre promesse. Hier, si votre sainteté s’en souvient, les limites du temps ne nous ont pas permis d’achever l’instruction commencée ; nous avons donc remis à aujourd’hui de vous découvrir avec l’aide de Dieu, les mystères renfermés dans cet événement dont le récit vous a été lu dans le saint Évangile. Il est inutile de nous arrêter longtemps à relever la grandeur de ce prodige opéré par Dieu ; c’est, en effet, le même Dieu qui en opère tous les jours dans toutes les créatures, et s’ils ne font plus d’impression, ce n’est pas qu’ils soient plus faciles à produire, c’est qu’ils sont sans cesse sous nos yeux. Le Verbe incarné pour nous en a donc fait d’autres plus rares, et l’esprit humain en a été frappé davantage. Ce n’est pas qu’ils aient été plus grands que ceux que Dieu opère tous les jours dans les créatures. Ceux qui se font tous les jours semblent être le résultat de la loi naturelle qui règle le cours ordinaire des choses ; les seconds, au contraire, apparaissent aux yeux de l’homme comme l’œuvre d’un pouvoir qui s’exerce actuellement. Nous vous l’avons dit, et vous vous en souvenez : un mort est sorti vivant du tombeau ; et cet événement a jeté les hommes dans la stupeur ; tous les jours, des enfants qui n’existaient pas viennent au monde, et personne n’en est surpris. Ainsi, qui ne s’étonne de voir changer l’eau en vin ? Pourtant Dieu fait cela tous les ans dans les vignes. Toutefois, comme en opérant ces prodiges, Notre-Seigneur a voulu, non seulement stimuler nos cœurs, mais encore élever en eux l’édifice de la foi, il nous faut rechercher l’à-propos, c’est-à-dire la signification de ce qui concerne celui-ci. Car, vous vous en souvenez, c’est cette explication que nous avons remise à aujourd’hui.
2. De ce que le Seigneur a été invité à des noces et qu’il y est venu, indépendamment de toute explication mystérieuse, ressort, suivant l’intention du Sauveur lui-même, la preuve qu’il est l’auteur du mariage. En effet, des hommes, dont parle l’Apôtre, devaient défendre de se marier[205], et enseigner que le mariage est un mal, et que son auteur est le diable. Au contraire, le Seigneur interrogé sur la question de savoir s’il est permis à un homme de renvoyer sa femme pour n’importe quel motif, a répondu que cela n’est pas permis, excepté pour cause de fornication. À cette réponse il a ajouté ceci, s’il vous en souvient : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni [206] ». Ceux qui sont bien instruits dans la foi catholique savent que Dieu a établi le mariage, et que, comme l’union conjugale est d’institution divine, le divorce est l’œuvre du diable ; et si dans le cas de fornication il est permis de renvoyer sa femme, c’est que, la première, elle a renoncé à être épouse, puisque la première elle a foulé aux pieds la foi conjugale. Quant à celles qui ont voué à Dieu leur virginité, bien qu’elles soient à un degré plus élevé d’honneur et de sainteté dans l’Église, elles n’ont pas pour cela renoncé entièrement aux noces ; car elles ont part avec toute l’Église à ces noces où l’Époux est le Christ. Ayant été invité aux noces, le Sauveur s’y est rendu pour resserrer le lien de chasteté conjugale, et nous révéler ce qu’il y a de mystérieux dans les noces ; car, dans la circonstance présente, la personne de Notre-Seigneur était figurée par l’époux à qui il fut dit : « Tu as conservé le bon vin jusqu’à présent ». En effet, le Christ a conservé le bon vin jusqu’à présent, c’est-à-dire son Évangile.
3. Commençons donc dès maintenant à vous dévoiler les secrets de ces mystères, autant du moins que nous en fera la grâce Celui au nom de qui nous vous l’avons promis. Dès les temps anciens il y eut des prophéties, et jamais aucune époque n’en fut privée : mais quand on n’y reconnaissait pas le Christ, ces prophéties n’étaient que de l’eau. Car d’une certaine manière l’eau recèle du vin. Que devons-nous entendre par cette eau ? L’Apôtre nous le dit : « Jusqu’aujourd’hui, quand on leur lit Moïse, les Juifs ont un voile posé sur leur cœur, voile qui n’en est pas retiré, parce qu’il n’est enlevé que dans le Christ. Mais », continue-t-il, « lorsque tu seras passé au Seigneur, le voile sera enlevé [207] ». Par, ce voile il entend l’obscurité qui empêchait de comprendre les prophéties : le voile se lèvera, et avec lui disparaîtra l’ignorance lorsque tu seras passé à Notre-Seigneur, et ce qui était de l’eau se changera pour toi en vin. Lis tous les livres prophétiques ; si tu n’y aperçois pas Jésus. Ch net, qu’y a-t-il de plus insipide et de plus fade ? Si, au contraire, tu y vois Jésus-Christ, non seulement tu trouves de la saveur à ce que tu lis, mais encore ta lecture te jette dans l’ivresse, ton âme s’élève au-dessus des corps, et en oubliant le passé elle s’étend pour saisir les choses à venir [208].
4. Ainsi, dès les temps anciens et depuis le premier anneau de la chaîne des générations humaines, il y a eu des prophéties concernant le Christ ; mais il s’y tenait caché : ce n’était encore que de l’eau. Comment prouvons-nous que, dans toute la durée des temps antérieurs à la venue du Christ, des prophéties relatives à sa personne n’ont jamais éprouvé de solution de continuité ? D’après ses propres paroles. Car après sa résurrection d’entre les morts il trouva ses disciples dans le doute à l’égard de. Celui qu’ils avaient suivi, ils l’avaient vu mourir et n’espéraient pas le voir ressusciter, leur confiance en lui était anéantie. Aussi le larron fut-il loué et mérita-t-il d’entrer le même jour dans le paradis. Pourquoi ? Parce que, étant attaché à la croix, il confessa Jésus-Christ [209], tandis que ses disciples doutaient de lui. Il les trouva donc chancelants et se reprochant en quelque sorte d’avoir espéré qu’il délivrerait Israël. Ils s’affligeaient de l’injustice de sa mort, car son innocence leur était connue. eux-mêmes le lui dirent après sa résurrection, au moment où il fit la rencontre de deux d’entre eux qui marchaient plongés dans la tristesse. « Êtes-vous seul étranger à ce point dans Israël, que vous ignoriez ce qui s’est passé ces derniers jours ? Quoi donc ? leur répliqua-t-il. Touchant Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en œuvres et en paroles en présence de Dieu et de tout le peuple ; comment nos prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié. Cependant nous espérions que ce serait, lui qui rachèterait Israël, et voici maintenant le troisième jour depuis que ces événements se sont accomplis ». Après ces discours et d’autres prononcés par l’un de ceux que Jésus-Christ avait rencontrés sur le chemin du village voisin, il leur répondit en ces termes : « O insensés et cœurs tardifs à croire ce qui a été dit par les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrit ces choses, et qu’ainsi il entrât dans sa gloire ? Et commençant par Moïse et tous les Prophètes, il leur expliqua ce qui était dit de lui dans l’Écriture ». Ainsi s’exprima-t-il encore dans une autre circonstance, voulant se faire toucher de ses disciples afin de leur donner une preuve palpable de la réalité de sa résurrection ; il leur dit : « Voilà ce que je vous avais annoncé lorsque j’étais encore avec vous, savoir que tout ce qui est écrit de moi dans Moïse, les Prophètes et les psaumes, devait être accompli. Alors il leur ouvrit l’intelligence afin qu’ils comprissent les Écritures, et leur dit : Car il est écrit que le Christ devait souffrir et ressusciter d’entre les morts le troisième jour, que la pénitence et la rémission des péchés devaient en sen nom être prêchées par toutes les nations, à commencer par Jérusalem ».
5. Si nous comprenons bien ces passages du saint Évangile, et certes ils ne renferment rien d’obscur, nous saisirons parfaitement tous les mystères contenus dans le miracle qui nous occupe. Faites attention à cette parole du Sauveur, qu’il fallait que tout ce qui a été écrit du Christ eût en lui son accomplissement. Où se trouve ce qui a été écrit de lui ? Il l’a dit : « Dans là loi, dans les Prophètes et dans les psaumes ». Il n’omet aucune des anciennes Écritures. C’était de l’eau ; aussi le Seigneur appelle-t-il insensés les deux disciples d’Emmaüs, parce que cette eau leur plaisait encore et qu’ils n’avaient pas encore de goût pour le vin. Comment Jésus-Christ a-t-il changé cette eau en vin ? Lorsqu’après leur avoir ouvert l’intelligence il leur a expliqué les Écritures, commençant par Moïse et continuant par les Prophètes ; c’est pourquoi ils se sentaient déjà comme enivrés et disaient : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous sur le chemin lorsqu’il nous « découvrait les Écritures [210] ? » Ils avaient, en effet, découvert ce qu’ils ne savaient pas auparavant, c’est que ces livres avaient trait au Christ. Le Sauveur a donc changé l’eau en vin, et aussitôt ce qui leur était insipide est devenu agréable pour eux ; et ce qui ne les enivrait pas les a enivrés. Il aurait pu commander de vider l’eau qui se trouvait dans les urnes, pour y mettre du vin qu’il aurait tiré de je ne sais quelle source cachée ; il avait ainsi fait venir du pain quand il rassasia tant de milliers d’hommes. Car cinq pains n’étaient capables ni de nourrir cinq mille personnes, ni de remplir au moins douze corbeilles [211] ; mais sa puissance était comme un réservoir où il était à même de trouver du pain. Il aurait donc pu d’abord vider l’eau, puis mettre du vin à sa place ; mais s’il l’avait fait, il aurait semblé improuver les anciennes Écritures. Au contraire, en changeant l’eau elle-même en vin, il nous a montré que l’Ancien Testament vient de lui ; car c’est par son ordre que les urnes ont été remplies. C’est donc du Seigneur que viennent les anciennes Écritures ; mais si l’on n’y reconnaît pas Jésus-Christ, elles n’ont pas de saveur.
6. Considérez ce qu’il dit lui-même : « Ce qui a été écrit de moi dans la loi, dans les Prophètes et dans les psaumes ». Nous savons de quelle époque part le récit de la loi c’est dès l’origine du monde. « Au commencement ; Dieu fit le ciel et la terre [212] ». Depuis celte époque jusqu’au temps présent, on compte six différents âges ; on vous l’a dit souvent, et vous le savez. Le premier âge va d’Adam à Noé ; le second, de Noé à Abraham, selon l’ordre qu’établit et suit l’Évangéliste Matthieu ; le troisième va d’Abraham à David le quatrième, de David à la captivité de Babylone ; le cinquième, de la captivité de Babylone à Jean-Baptiste[213] ; le sixième, de Jean-Baptiste à la fin du monde. Dieu a fait l’homme à son image le sixième jour[214], parce que c’est en ce sixième âge que s’est manifesté par l’Évangile le renouvellement de notre esprit, selon l’image de celui qui nous a créés[215]. En ce jour, L’eau s’est changée eu vin, afin que nous goûtions le Christ manifesté dans la loi elles Prophètes. C’est pour cela que les urnes qu’il ordonnait de remplir avec de l’eau étaient au nombre de six. Ces six urnes signifiaient donc les six âges du monde pendant lesquels il y eut toujours des prophéties. Ainsi distribués et distingués les uns des autres comme par des articulations diverses, ces six âges auraient été comme des vases vides si Jésus-Christ ne les avait remplis. Pourquoi même donner le nom d’âges ides temps qui se seraient inutilement écoulés si, pendant leur cours, le Seigneur n’avait pas été annoncé ? Les prophéties ont reçu leur accomplissement, on a rempli les urnes ; mais pour que l’eau soit changée en vin, il faut que dans toutes ces prophéties on reconnaisse Jésus-Christ.
7. Que signifient donc ces paroles : « Elles contenaient deux ou trois mesures ? » Cette manière de parler signale à notre attention un grand mystère. L’Évangéliste appelle metreta des vases servant de mesures, comme une urne, une amphore ou bien un objet pareil. Le mot métrète est le nom de la mesure, et ce nom de mesure dérive lui-même du mot mesure. En effet, metron en grec, signifie mesure ; de là le mot métrète. « Elles renfermaient donc deux ou trois mesures ». Que disons-nous, mes frères ? S’il n’était question que de trois mesures, notre esprit se reporterait tout droit au mystère de la Trinité. Mais de ce que l’Évangéliste a dit : « deux ou trois », il ne suit peut-être pas que nous devions renoncer immédiatement à cette interprétation. Car le Père et le Fils étant une fois nommés, il faut nécessairement supposer l’existence du Saint-Esprit. Le Saint-Esprit n’est pas seulement l’Esprit du Père ou seulement l’Esprit du Fils, il est tout à la fois l’Esprit du Père et l’Esprit du Fils. En effet, il est écrit : « Si quelqu’un aime le monde, l’Esprit du Père n’est point en lui[216] ». Et ailleurs : « Quiconque n’a pas l’Esprit du Fils n’est point de lui[217] ». Le Père et le Fils ont donc le même Esprit ; d’où il suit que nommer le Père et le Fils, c’est sous-entendre le Saint-Esprit, puisqu’ils ont tous deux un même Esprit. Quand on nomme le Père et le Fils, c’est comme si l’on disait deux mesures ; et quand on entend parler du Saint-Esprit, c’est trois mesures. Aussi l’Évangile ne dit-il pas que les urnes contenaient, les unes deux mesures, les autres trois ; mais que les six urnes « contenaient deux ou trois mesures ». Comme s’il disait : Quand je dis deux mesures, je veux que l’Esprit du Père et du Fils soit compris avec eux ; et quand je dis trois, j’énonce plus clairement la sainte Trinité.
8. Ainsi, quiconque nomme le Père et le Fils, doit sous-entendre la charité mutuelle du Père et du Fils, qui est le Saint-Esprit. Peut-être même (et je ne dis pas ceci comme si j’étais en mesure de le prouver aujourd’hui, ou comme si personne ne pouvait trouver une autre manière d’interpréter ce texte), peut-être même l’examen et la discussion des Écritures montreraient-ils que le Saint-Esprit est la charité même. En tous cas, ne supposez pas que la charité soit chose méprisable. La charité pourrait-elle n’avoir aucun prix quand de tout ce qui a du prix nous disons qu’il est cher ? Si donc tout ce qui n’est pas de vil prix est cher, peut-il y avoir rien de plus cher que la charité même ? Aussi l’Apôtre la relève-t-il au point d’en dire ceci : « J’ai à vous montrer une voie suréminente. Quand je parlerais la langue des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain sonnant et une cymbale retentissante. Quand je connaîtrais tous les mystères, quand je posséderais toute science, quand j’aurais le don de prophétie, quand toute foi me serait donnée jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais mon bien aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, il ne me sert de rien[218] ». La charité est donc bien précieuse, puisque sans elle tout est inutile, puisque avec elle tout est profit. Toutefois, cet éloge si brillant et si flatteur que l’apôtre Paul fait de la charité, en du moins que ce petit mot de l’apôtre Jean dont nous expliquons l’Évangile ; car il n’a pas craint de dire : « Dieu est charité[219] ». Et il est encore écrit « que la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné[220] ». Qui donc nommera le Père et le Fils, sans entendre parler aussi de la charité du Père et du Fils ? Celui qui a cette charité a le Saint-Esprit, et quiconque ne l’a pas, le Saint-Esprit n’est pas en lui. Séparé de son esprit, qui est ton âme, ton corps est mort. Ainsi en est-il de ton âme ; sépare-la du Saint-Esprit, c’est-à-dire de la charité, c’est comme si elle était morte. « Les urnes contenaient donc deux mesures », parce qu’à toutes les époques le Père et le Fils ont été annoncés dans les prophéties : mais le Saint-Esprit l’était aussi bien qu’eux ; de là cette addition, « ou trois mesures ». « Moi et mon Père », dit Jésus-Christ, « nous sommes un[221] » ; mais à Dieu ne plaise qu’il soit fait exclusion du Saint-Esprit là où le Sauveur dit : « Moi et mon Père sommes un ». Cependant le Père et le Fils étant seuls nommés à cet endroit, accordons que « les urnes contiennent seulement « deux mesures » ; mais le texte ajoute : « ou trois mesures ». En voici la raison : « Allez, baptisez les nations au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit[222] ». Ainsi, quand l’Évangile dit : « deux mesures », il ne fait pas mention expresse de la Trinité, il la sous-entend ; mais lorsqu’il dit : « trois mesures », il la déclare formellement.
9. Il y a de ce passage une autre interprétation qu’il ne faut pas passer sous silence. Je vais vous la dire, et alors chacun choisira celle qui lui conviendra le mieux ; pour nous, nous ne voulons pas vous frustrer de ce que Dieu nous donne. Car vous êtes à la table du Seigneur, et il n’est pas juste que celui qui y sert retranche une partie des aliments aux convives, surtout à des convives comme vous, qui se montrent si affamés. Les prophéties qui ont eu lieu dès les temps anciens ont pour but le salut de toutes les nations. Sans doute Moïse a été envoyé au seul peuple d’Israël ; c’est à ce peuple seul que la loi a été donnée par son ministère ; c’est des rangs de ce peuple que sont sortis les Prophètes ; c’est en vue de ce peuple que la distinction des âges a été établie ; aussi est-il dit des urnes qu’elles étaient destinées « aux purifications en usage chez les Juifs ». Toutefois, que ces prophéties aient aussi été faites aux autres nations, on n’en saurait douter, puisqu’en ce peuple était caché Jésus-Christ, en qui toutes les nations de la terre sont bénies suivant cette promesse de Dieu à Abraham : « Toutes les nations seront bénies en Celui qui sortira de toi [223] ». Mais Jésus-Christ n’était pas encore reconnu, parce que l’eau n’avait pas encore été changée en vin. Les prophéties avaient donc lieu pour toutes les nations. Pour faire ressortir plus clairement à vos yeux cette vérité, nous allons, dans les limites du temps dont nous pouvons disposer, vous parler de ces différents âges que figuraient les six urnes de notre Évangile.
10. Au commencement Adam et Eve étaient les premiers parents de tous les hommes, et pas seulement des Juifs. Par conséquent, tout ce qui en Adam figurait le Christ était du domaine de toutes les nations, puisqu’elles n’ont de salut qu’en Notre-Seigneur. Que dirai-je de mieux approprié à l’eau de la première urne que ce que l’Apôtre a dit d’Adam et d’Eve ? Personne, en effet, ne pourra trouver mauvaise ma manière de comprendre les choses, puisqu’au lieu de l’inventer de moi-même, je l’emprunte à l’Apôtre. C’est à lui seul un étonnant mystère relativement au Christ, que celui auquel l’Apôtre fait allusion dans ce passage : « Ils ne feront tous deux«  qu’une seule chair : ce mystère est grand[224] ». Et afin que personne n’imagine que cette grandeur du mystère se trouve en chacun de ceux qui ont une femme, il ajoute : « Mais je dis en Jésus-Christ et en l’Église ». Où se trouve donc le grand mystère : « Et ils ne feront tous deux qu’une seule chair ? » Le voici : parlant d’Adam et d’Eve, la Genèse en vient à ces paroles : « C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère, et il s’attachera à sa femme, et ils seront tous deux dans une chair une[225] ». Toutefois si Jésus-Christ s’est attaché à son Église de manière à ce qu’ils fussent deux en une seule chair, comment a-t-il quitté son Père ? Comment a-t-il quitté sa mère ? Il a quitté son Père, parce qu’étant en la forme de Dieu et pouvant sans larcin se dire son égal, il s’est anéanti lui-même en prenant la forme d’esclave[226]. Voilà le sens de ces paroles : Il a quitté son Père, non qu’il l’ait abandonné ou se soit éloigné de lui, mais parce que ce n’est pas dans la forme selon laquelle il est égal au Père, qu’il est apparu aux hommes. Comment a-t-il quitté sa mère ? En quittant la synagogue des Juifs, de laquelle il est né selon la chair, et en s’attachant à l’Église, qu’il a composée en réunissant toutes les nations. Ainsi la première urne contenait l’annonce du Christ ; mais tout, le temps que ces vérités ne lurent pas prêchées aux peuples, cette prophétie n’était encore que de l’eau, elle n’était pas encore changée en vin. Maintenant donc que le Seigneur nous a éclairés par l’Apôtre pour nous faire connaître le sens caché de cette simple parole : Ils ne feront tous deux qu’une seule chair, ce mystère est grand en Jésus-Christ et dans l’Église », nous sommes en droit de chercher le Christ partout et de puiser le vin à toutes les urnes. Adam s’endort pour qu’Eve soit formée pendant son sommeil ; le Christ meurt pour donner naissance à l’Église. De la côte d’Adam endormi Eve est formée[227] ; après sa mort Jésus-Christ est percé d’une lance au côté[228], et de ce côté coulent les sacrements qui doivent former l’Église. Qui ne voit dans les événements d’alors la figure de ce qui devait arriver plus tard, surtout quand l’Apôtre nous enseigne que le premier Adam était le type du futur Adam ? « Il était la figure de celui qui devait venir[229] ». Tous les événements étaient mystérieusement figurés en lui. Était-ce afin de l’empêcher rie souffrir que Dieu attendit le moment de son sommeil pour lui retirer une côte et en former la femme ? Où est l’homme capable de dormir assez profondément pour qu’on puisse, sans l’éveiller, lui ôter des os ? Ou bien Adam a-t-il été insensible à l’enlèvement d’une de ses côtes, parce que c’était Dieu lui-même qui la lui ôtait ? Dieu, qui pouvait enlever cette côte à Adam pendant son sommeil, pouvait donc aussi la lui enlever sans lui causer aucune douleur, pendant qu’il était éveillé. Mois sans aucun doute cette première urne était remplie d’eau, elle contenait pour ce premier âge l’annonce des événements réservés à l’avenir.
11. Le Christ a été aussi figuré dans Noé et ‘dans cette arche qui renfermait tous les êtres vivants de l’univers. En effet, pourquoi tous les animaux ont-ils été renfermés dans cette arche [230], sinon pour figurer toutes les nations ? Dieu ne manquait pas de puissance pour les créer de nouveau ; car, quand aucune créature n’existait, n’a-t-il pas dit : « Que la terre produise, et la terre a produit[231] ? » Il les avait créées une première fois, il pouvait les créer encore. Une première fois sa parole les avait fait sortir du néant, elle était à même de réitérer son œuvre. Mais il voulait nous signaler un mystère, il remplissait la seconde urne par une prophétie, il nous montrait en figure la vie de l’univers conservée par le bois, parce qu’au bois devait être vraiment attachée la vie du monde entier.
12. Nous voici à la troisième urne, c’est-à-dire à Abraham, je vous en ai déjà fait la remarque, il a été dit à ce patriarche : « Toutes les nations seront bénies en Celui qui sortira de ta race ». Il est facile de reconnaître celui que figurait le fils unique du père des croyants : au moment où son père le conduisait vers la montagne sur le sommet de laquelle on devait le faire mourir, ne portait-il pas lui-même le bois nécessaire au sacrifice ? De fait le Seigneur porta sa croix, comme le dit l’Évangile[232]. À l’endroit de la troisième urne cette remarque suffit.
13. Quant à David, est-il besoin de dire que ses prophéties concernaient toutes les nations ? Parmi les psaumes il n’en est pas un seul qui n’y ait trait, aussi bien que celui dont nous venons d’entendre la lecture : tous l’avoueront sans peine. Je l’ai dit, nous avons chanté tout à l’heure ces paroles si positives : « Levez-vous, Seigneur, jugez la terre, toutes les nations seront votre héritage [233] ». Et par là les Donatistes sont comme rejetés des noces. En effet, l’homme dépourvu de la robe nuptiale, qui vint aux noces après avoir été invité, en fut chassé parce qu’il n’était pas vêtu de manière à faire honneur à l’Époux. De même en est-il de celui qui cherche sa propre gloire, et non la gloire de Jésus-Christ. Il n’a pas la robe nuptiale, car il refuse de s’associer à la parole de l’ami de l’Époux et de dire avec lui : « C’est celui-là qui baptise[234] ». Celui qui n’avait pas la robe nuptiale mérita de s’entendre donner par reproche un titre auquel il n’avait pas droit : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ici ? » Et de même qu’il demeura muet[235] à cette question, ainsi les Donatistes demeurent muets à leur tour. En effet, à quoi bon remuer les lèvres et tant parler, si le cœur reste muet ? Car ils savent bien intérieurement qu’ils n’ont rien à répondre. Aussi restent-ils muets au dedans, quoiqu’ils fassent beaucoup de bruit au-dehors. Ils entendent, bon gré mal gré, chanter parmi eux ces paroles : « Levez-vous, Seigneur, jugez la terre, parce que toutes les nations vous seront données en héritage ». Ainsi, se séparant de la communion de toutes les nations, qu’apprennent-ils sinon qu’ils ne font plus partie de cet héritage ?
14. J’ai donc dit, mes frères, que les prophéties regardaient toutes les nations de la terre ; mais je veux vous montrer que ces paroles : « Elles contenaient deux ou trois mesures », ont encore un autre sens. Les prophéties, dis-je, ont trait à toutes les nations ; nous venons de le prouver en ce qui concerne Adam ; car « il était la figure de l’autre Adam ». Qui ne sait, en effet, que de lui sont sorties toutes les nations, et que les quatre lettres de son nom désignent les quatre parties du monde telles que les appelaient les Grecs. Car si vous prononcez en grec les mots : Orient, Occident, Midi, Nord, dénominations sous lesquelles en différents endroits l’Écriture désigne ces quatre parties du monde, vous le verrez, les premières lettres de ces mots vous donnent celui d’Adam. En effet, voici comment se nomment, dans la langue grecque, les quatre points cardinaux : anatole, dusis, arktos, mesembria.
15. Pour ce qui est du cinquième âge représenté par la cinquième urne, Daniel voit une pierre détachée de la montagne sans qu’aucune main y ail part ; cette pierre brise dans sa chute tous les royaumes de la terre, et elle grossit au point de devenir une grande montagne, si grande qu’elle couvre toute la surface de la terre [236]. Mes frères, y a-t-il rien de plus clair ? Une pierre se détache de la montagne. C’est cette pierre mise au rebut par ceux qui bâtissent, et qui est devenue la tête de l’angle[237]. De quelle montagne est-elle détachée, sinon du royaume des Juifs, au sein duquel Jésus-Christ est né selon la chair ? Elle s’en détache sans le secours d’aucune main d’homme, car Jésus-Christ est né d’une vierge sans le concours charnel d’aucun homme. La montagne dont cette pierre est détachée ne couvrait point toute la terre, parce que le royaume des Juifs ne s’étendait pas à toutes les nations. Mais nous voyons le royaume de Jésus-Christ occuper toutes les parties de l’univers.
16. Reste le sixième âge, auquel appartient Jean-Baptiste, le plus grand des enfants des hommes, de qui il a été dit : « Il est plus grand qu’un prophète[238] ». Comment, à son tour, Jean montre-t-il que Jésus-Christ a été envoyé à toutes les nations ? Le voici : les Juifs venaient à lui pour être baptisés ; afin de les empêcher de s’enorgueillir du nom d’Abraham qu’ils portaient, il leur dit : « Race de vipères, qui vous a enseigné à fuir la colère prête à venir ? faites donc de dignes fruits de pénitence » ; c’est-à-dire, soyez humbles. En effet, il parlait à des orgueilleux. D’où leur venait leur orgueil ? De ce qu’ils descendaient d’Abraham selon la chair, et non point de ce qu’ils imitaient sa conduite. Aussi, quel langage leur tient-il ? « Ne dites pas : Nous avons pour père Abraham. Car Dieu peut, de ces pierres mêmes, susciter des enfants d’Abraham [239] ». Il donnait aux nations le nom de pierres, non qu’elles en eussent la solidité, comme cette pierre mise au rebut par ceux qui bâtissaient mais parce qu’elles étaient endurcies dans la sottise et l’imbécillité. N’étaient-elles pas, en effet, devenues pareilles aux pierres qu’elles adoraient ? Pourquoi avaient-elles perdu le sens ? Parce qu’il est dit dans un psaume : « Qu’ils deviennent semblables aux idoles, ceux qui les font et ceux qui mettent en elles leur confiance [240] », Aussi, quand les hommes ont commencé à adorer le Dieu véritable, que leur recommande-t-on ? « Soyez les enfants de votre Père qui est au ciel et qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes [241] ». Si donc l’homme devient semblable à ce qu’il adore, que veulent dire ces paroles : « Dieu peut susciter de ces pierres des enfants d’Abraham ? » Interrogeons-nous nous-mêmes, et remarquons que ce fait est accompli en nous. Nous sommes sortis des rangs des Gentils ; or, nous n’en serions jamais sortis, si Dieu n’avait fait sortir de ces pierres des enfants d’Abraham. Nous avons été faits enfants d’Abraham, parce que nous avons imité sa foi, et non parce que nous descendons de lui selon sa chair. Comme les Juifs ont dégénéré de cette foi, ils ont été exclus de l’héritage, et si, nous autres, nous avons été adoptés, c’est que nous avons marché sur ses traces. Ainsi, mes frères, la prophétie représentée par la sixième urne était relative à toutes les nations. C’est pourquoi il est dit de toutes les urnes : « Elles contenaient deux ou trois mesures ».
17. Mais comment montrer que toutes les nations étaient désignées par ces termes « Deux ou trois mesures ? » En réduisant au nombre de deux les mesures qu’il disait être au nombre de trois, il y avait de la part de l’Évangéliste une sorte d’évaluation. Par là, l’écrivain sacré voulait nous signaler un mystère. Pourquoi donc « deux mesures ? » Pour désigner la circoncision et l’incirconcision. L’Écriture fait mention de cette division des peuples en deux classes, et elle n’en omet aucun lorsqu’elle dit : « La circoncision et l’incirconcision [242] » Sous cette double dénomination sont donc comprises toutes les nations : voilà les deux mesures. C’est pour unir en sa personne ces deux murailles venues de côtés opposés, que Jésus-Christ est devenu la pierre de l’angle[243]. Montrons aussi qu’à ces mêmes nations, sans exception aucune, ont aussi trait les trois mesures. Noé avait trois fils, par eux a été renouvelé le genre humain [244] ; c’est ce qui a fait dire à Notre-Seigneur : « Le royaume des cieux est semblable à un levain qu’une femme prend et mêle à trois mesures de farine jusqu’à ce que toute la pâte soit levée [245] ». Quelle est cette femme, sinon la chair du Seigneur ? Quel est ce levain, sinon l’Évangile ? Quelles sont ces trois mesures, sinon toutes les nations à cause des trois fils de Noé ? Donc, « les six urnes renfermant deux ou trois mesures », sont les six âges du monde, et ces âges ont chacun leur prophétie particulière concernant toutes les nations ; qu’on les partage en deux catégories, les Juifs et les Grecs, comme les appelle souvent l’Apôtre[246], ou en trois, à cause des trois fils de Noé, peu importe. Cette prophétie en figure s’étendait à toutes les nations, et c’est même parce qu’elle devait s’étendre à elles toutes que cette prophétie est appelée une mesure. Ainsi l’Apôtre a dit : « Nous avons reçu la mesure de nous étendre jusqu’à vous[247] » Annoncer l’Évangile aux Gentils, c’est là ce qu’il appelle : « la mesure de s’étendre jusqu’à vous ».

DIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT DE L’Évangile « APRÈS QUOI IL DESCENDIT À CAPHARNAÜM, AINSI QUE SA MÈRE », JUSQU’A : « OR, IL DISAIT CELA DU TEMPLE DE SON CORPS ». (Chap. 2,12-21.)[modifier]

LE TEMPLE DE DIEU.[modifier]


Jésus vint à Capharnaüm avec sa mère, ses frères, c’est-à-dire ses parents charnels ; puis il monta à Jérusalem. Arrivé au temple, il en chassa les vendeurs avec un fouet fait de cordes. Ce fouet était une image de nos péchés, qui nous précipitent dans les ténèbres extérieures ; les vendeurs de brebis et de colombes représentaient ceux qui cherchent leur profit temporel dans la dispensation des dons du Saint-Esprit ; les vendeurs de bœufs figuraient ceux qui altèrent les oracles des Prophètes et des Apôtres pour s’attirer mie gloire humaine ; à l’exemple de Jésus nous devons être animés, même dans nos maisons, du zèle des intérêts de Dieu. Les Juifs lui demandèrent une preuve du pouvoir en vertu duquel il agissait ainsi, et il répondit : « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours ». Il s’agissait de son corps.
1. Vous venez d’entendre dans le psaume les gémissements de ce pauvre dont, jusqu’à ta fin des siècles, les membres souffrent persécution par toute la terre. Faites donc tous vos efforts, mes frères, pour être avec ces membres et du nombre de ces membres ; car toute persécution passera. « Malheur à ceux qui se réjouissent », dit la Vérité [248] ; « bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés [249] ». Dieu s’est fait homme ; que deviendra l’homme en faveur de qui Dieu s’est incarné ? Que cette espérance nous console dans toutes les tribulations et les épreuves de cette vie. Notre ennemi ne cesse de nous persécuter, et quand il ne sévit pas à découvert, il nous tend secrètement des embûches. Que fait-il en effet ? « A leur fureur ils ajoutaient la ruse[250] ». C’est pourquoi il est appelé lion et dragon. Mais qu’est-ce qui est dit à Jésus-Christ ? « Vous foulerez aux pieds le lion et le dragon [251] ». Il est lion, à cause de sa vigueur qui agit à découvert ; il est dragon, à cause de ses embûches cachées. Dragon, il a chassé Adam du paradis terrestre ; lion, il a persécuté l’Église, selon cette parole de Pierre : « Car le diable votre ennemi tourne comme un lion rugissant qui cherche quelqu’un à dévorer [252] ». Ne pense pas que le diable ait rien perdu de sa fureur, quand il flatte ; c’est alors qu’il est plus à craindre. Mais que faire au milieu de ces tentations et de ces embûches ? Ce que nous recommande le Psalmiste : « Pour moi, quand mes ennemis m’étaient à charge, je me revêtais du cilice et j’humiliais mon âme par le jeûne ». Il a quelqu’un pour t’exaucer ; prie avec confiance ; Celui qui t’exauce demeure en toi. Ne dirige pas tes regards vers les montagnes, ne lève pas les yeux vers la lune, le soleil ou les étoiles ; ne pense pas qu’il t’exauce de préférence, quand tu vas sur la mer pour le prier ; au contraire, aie de telles prières en horreur. Purifie seulement la chambre de ton cœur, et, n’importe où tu sois, n’importe où tu lui adresses tes prières, celui qui peut t’exaucer au dedans de toi, dans cette retraite intérieure que le Psalmiste appelle son sein, lorsqu’il dit : « Ma prière retournera dans mon sein » ; celui qui t’exauce n’est pas hors de toi ; ne va pas au loin, ne t’élèveras comme pour l’atteindre avec la main. Bien plus, si tu t’élèves, tu tomberas ; mais si tu t’abaisses, il s’approchera de toi. C’est le Seigneur notre Dieu, le Verbe de Dieu, le Verbe fait chair, le Fils du Père, le Fils de Dieu, le Fils de l’homme ; il est grand pour nous élever ; il s’est humilié pour nous racheter ; il a vécu au milieu des hommes, il a souffert ce que souffre l’homme, et caché ses grandeurs divines.
2. « Il descendit », comme dit l’Évangile, « à Capharnaüm, ainsi que sa mère, ses frères et ses disciples, et ils y demeurèrent peu de jours ». Jésus-Christ a donc une mère, des frères et des disciples ; il a des frères par la même raison qu’il a une mère. Nos livres saints ont l’habitude d’appeler du nom de frères les enfants d’un même père et d’une même mère, ou d’une même mère, ou d’un même père, quoique d’une mère différente, et les cousins germains, enfants à degré égal, de deux frères ou de deux sœurs ; mais ils ne sont pas seuls à être appelés frères par l’Écriture. Comme elle parle, il faut la comprendre. Elle a sa manière de parler ; quiconque ne la saisit pas) se trouble et dit Comment ? Jésus-Christ a eu des frères ? Marie a-t-elle mis au monde d’autres enfants ? Non : c’est de là qu’est venue la dignité des vierges. Marie a pu être mère, elle n’a pu être femme. Si on lui a donné ce nom, c’est en raison de son sexe, et non à cause de la perte de son intégrité virginale. On le lui a donné d’après la manière de s’exprimer propre à l’Écriture même. Vous le savez, Adam n’a pas connu Eve aussitôt après qu’elle a été formée d’une de ses côtes, et pourtant elle a porté le nom de femme, immédiatement après sa création ; « et de cette côte il forma une femme [253] ». Quels étaient donc ces frères du Seigneur ? C’étaient les parents de Marie, n’importe à quel degré. Comment le prouvons-nous ? Par l’Écriture. Loth a été appelé frère d’Abraham[254] ; or, il était le fils de son frère. Lis l’Écriture, et tu verras qu’Abraham était l’oncle paternel de Loth [255] ; cependant ils ont été appelés frères. Pour quelle raison, si ce n’est à cause de leur parenté. De même Jacob avait pour oncle maternel Laban, le Syrien ; en effet, Laban était frère de la mère de Jacob, c’est-à-dire de Rébecca, femme d’Isaac[256]. Lis l’Écriture, et tu verras que l’oncle et le fils de sa sœur sont appelés frères [257]. Cette règle établie, tu comprendras que tous les parents de Marie étaient les frères de Jésus-Christ.
3. Mais ses disciples pouvaient plus justement encore être appelés ses frères. En effet, ses parents n’auraient pas été ses frères, s’ils n’avaient été ses disciples, ou ce titre de frère ne leur aurait servi de rien, si dans leur frère ils n’avaient reconnu leur maître. Aussi, un jour qu’il s’entretenait avec ses disciples, on vint à l’endroit où il se trouvait, pour lui annoncer que sa mère et ses frères l’attendaient dehors ; « ma mère », dit-il, « et qui sont mes frères ? Puis étendant la main sur ses disciples : Voici mes frères. Et quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est ma mère, mon frère et ma sœur [258] ». Ainsi Marie elle-même a été sa mère, parce qu’elle a fait la volonté du Père. Ce que le Seigneur a loué en elle, c’est d’avoir fait la volonté du Père, et non pas de l’avoir enfanté selon la chair. Que votre charité soit attentive. Le Sauveur excitait un jour l’admiration de la multitude par les merveilles et les prodiges qu’il opérait, par les preuves qu’il donnait de sa divinité cachée sous les apparences d’un homme. Aussi certaines âmes émerveillées s’écrièrent-elles : « Heureux le sein qui vous a porté ». « Bien plus heureux », reprit-il, « ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique [259] ». C’était dire : Ma Mère elle-même, que vous appelez bienheureuse, l’est en raison de la fidélité avec laquelle elle garde la parole de Dieu, et non parce que le Verbe s’est fait chair en elle, pour habiter parmi nous [260]. Elle est heureuse parce qu’elle garde cette Parole de Dieu par qui elle a été faite et qui s’est faite chair en elle. Que les hommes ne se réjouissent donc pas de la fécondité de leur union temporelle, qu’ils se réjouissent si leur âme est unie à Dieu. Nous avons ainsi parlé à cause de ce passage de l’Évangile où il est dit que Jésus habita peu de temps à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples.
4. Que dit ensuite l’Évangéliste ? « La Pâque des Juifs était proche, et Jésus monta à Jérusalem ». L’Évangéliste passe à un autre récit, selon que sa mémoire le lui fournit. « Et ayant trouvé dans le temple des gens qui vendaient des bœufs, des brebis et des colombes et des changeurs assis, il fit un fouet avec des cordes et les chassa tous du temple, ainsi que les moutons et les bœufs ; il répandit par terre l’argent des changeurs et renversa leurs tables, et il dit à ceux qui vendaient des colombes : Ôtez tout cela d’ici, et ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic ». Que venons-nous d’entendre, mes frères ? Ce temple n’était qu’une figure, et cependant le Seigneur en chasse tous ceux qui n’y venaient que pour leurs intérêts, qui s’y rendaient comme à un marché. Cependant, qu’y vendaient-ils ? Ce dont les hommes avaient besoin pour les sacrifices de ce temps-là. Car votre charité ne l’ignore pas ; afin d’empêcher les Juifs de se laisser entraîner au culte des idoles, Dieu leur avait ordonné des sacrifices proportionnés à la grossièreté de leur esprit et à la dureté de leur cœur ; aussi immolaient-ils dans le temple des bœufs, des brebis et des colombes ; vous le savez, pour l’avoir lu. Ce n’était donc pas un grand mal de la part de ces marchands de vendre dans le temple ce qu’on leur achetait pour l’offrir ensuite dans le temple ; et cependant, Jésus-Christ les en chasse. Que ferait-il donc s’il trouvait ici des ivrognes ? Que ferait-il ? Ceux qui vendaient des choses permises par la loi, sans enfreindre les règles de la justice (car ce qu’on achète sans blesser l’honnêteté, se vend licitement), le Sauveur n’a pas hésité à les exclure du temple ; il n’a pas souffert que la maison de la prière devînt une maison de commerce. Si la maison de Dieu ne doit pas devenir une maison de négoce, doit-elle devenir une maison de débauche ? Quand nous parlons de la sorte, les coupables grincent des dents contre nous ; mais nous trouvons notre consolation dans les paroles du psaume que vous venez d’entendre : « Ils ont grincé des dents contre moi ». Nous savons aussi, par ce que nous entendons, nous guérir de leurs coups, bien qu’à vrai dire leurs fouets retombent sur Jésus-Christ ; car c’est sa parole qui est flagellée : « Leurs traits se sont réunis contre moi, et ils ne l’ont pas su ». Jésus-Christ a été flagellé par les fouets des Juifs, il est flagellé aujourd’hui par les blasphèmes des mauvais chrétiens ; ils multiplient les coups de fouet contre leur Seigneur, et ils ne le savent point. Faisons, nous autres, avec le secours de sa grâce, ce qui est marqué au même psaume : « Pour moi, lorsqu’ils m’étaient à charge, je me revêtais d’un cilice et j’humiliais mon âme dans le jeûne [261] ».
5. Disons-le pourtant, mes frères, Jésus-Christ n’a pas épargné les Juifs, et celui qui devait être flagellé par eux les a flagellés le premier. Et ce n’est pas sans vouloir nous signaler un mystère que, pour flageller ces indisciplinés qui faisaient du temple de Dieu une maison de commerce, il a composé un fouet avec de petites cordes. En effet, tout pécheur se fait à lui-même une corde de ses péchés. « Malheur », dit le Prophète, « à ceux qui traînent leurs péchés comme une longue corde[262] ». Quel est l’homme qui fait de ses péchés une longue corde ? C’est celui qui ajoute péché à péché. Comment ajoute-t-on péché à péché ? En recouvrant sous d’autres péchés les péchés déjà commis. Quelqu’un a volé : pour que son vol ne soit pas découvert, il s’adresse à un magicien. C’était assez d’avoir volé, pourquoi vouloir ajouter péché à péché ? En voilà deux. Lorsque ton évêque te détend d’avoir recours à un magicien, tu blasphèmes contre lui, voilà trois péchés. Lorsque tu l’entends dire : Mettez-le hors de l’Église, tu dis : Je vais m’engager dans le parti de Donat ; voilà un quatrième péché ajouté aux trois autres. La corde s’agrandit, prends-y garde. Lorsqu’elle sert ici-bas à te flageller, il est bon que tu te corriges, dans la crainte d’entendre, à la fin des siècles, ces paroles « Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres extérieures ». « Car chacun est lié par la corde de ses péchés [263] ». La première de ces sentences est tirée de l’Évangile ; la seconde, d’un autre endroit de l’Écriture ; mais c’est le Seigneur qui les a prononcées toutes les deux : Les hommes sont liés par leurs péchés, et ils sont jetés dans les ténèbres extérieures.
6. Maintenant, quels sont ceux qui vendent les bœufs ? Cette action est comme une figure dont il nous faut chercher le sens mystérieux. Quels sont ceux qui vendent des brebis et des colombes ? Ce sont ceux qui recherchent leurs intérêts au lieu de rechercher ceux de Jésus-Christ[264]. Ceux-là sont prêts à tout vendre, qui ne souffrent pas qu’on les rachète ; ils ne veulent pas être achetés, et ils veulent vendre. Il leur serait pourtant bon d’être rachetés par le sang du Sauveur, car ils pourraient, par là, parvenir à la paix qui vient de lui. À quoi sert, en effet, de se procurer en ce monde quelque avantage passager et temporel, l’argent, le plaisir du gosier et du ventre, la gloire qui résulte des louanges humaines ? Qu’est-ce que tout cela ? Du vent et de la fumée : autant de choses qui passent et s’en vont avec la rapidité de l’éclair. Malheur à ceux qui s’attachent aux choses passagères, parce qu’ils passeront avec elles ! Qu’est-ce que tout cela ? Un torrent impétueux qui se précipite dans la mer. Malheur à ceux qui y tombent, parce qu’il les entraînera avec lui dans l’abîme ! Nous devons donc éloigner nos affections de pareils objets. Mes frères, ceux qui cherchent à se procurer ces sortes de biens sont des vendeurs. Simon le Magicien voulait acheter le Saint-Esprit [265] pour avoir ensuite à le vendre ; il pensait que les Apôtres étaient des marchands semblables à ceux que le Seigneur chassa du temple avec un fouet. Car tel il était pour son propre compte, et il voulait acheter pour revendre. Cet homme était du nombre des vendeurs de colombes. En effet, le Saint-Esprit est apparu sous forme de colombe [266]. Quels sont ceux qui vendent des colombes, mes frères, sinon ceux qui disent : Nous donnons le Saint-Esprit ? Qui est-ce qui les fait parier ainsi, et quel est le prix de ce trafic ? C’est l’honneur qu’ils en retirent. Ils reçoivent pour prix de hautes places, et par là ils ont l’air de vendre des colombes. Qu’ils prennent garde au fouet de cordes. La colombe ne se vend pas, elle se donne gratuitement, parce qu’elle est appelée grâce. Aussi, mes frères, comme les marchands étaient aux yeux de tout venant leur marchandise, ainsi chacun des hérétiques vante ce qu’il vend. Que d’étalages ils ont établis ! À Carthage, Primien tient une boutique et Maximien en tient une autre ; Rogat en a ouvert une en Mauritanie ; d’autres et d’autres encore, dont la nomenclature serait trop longue, ont placé les leurs en Numidie. Un homme va d’étalage en étalage, pour se procurer une colombe, et chaque trafiquant, assis à son comptoir, fait à ce client l’éloge de sa marchandise. Que celui-ci détourne son cœur loin de ces vendeurs ; qu’il vienne à l’endroit où se donne gratuitement la colombe. Toutefois, mes frères, ces marchands ne rougissent pas du grand nombre de fractions entre lesquelles ils se sont partagés, à la suite d’amers et malicieux dissentiments, en s’attribuant les qualités qu’ils n’ont pas, en se vantant d’être quelque chose, tandis qu’ils ne sont rien [267]. Aussi, parce qu’ils ne veulent pas se corriger, se vérifie parfaitement en eux ce qui est marqué au psaume : « Ils ont été séparés, mais sans être amenés au repentir ».
7. Quels sont donc ceux qui vendent les bœufs ? Sous le nom de bœufs sont compris ceux qui nous dispensent ! es Écritures. Par eux sont désignés les Apôtres et les Prophètes. C’est ce qui a fait dire à l’Apôtre : « Tu ne lieras pas la bouche au bœuf qui foule le grain. Dieu se met-il en peine des bœufs ? Ou plutôt, ne parle-t-il pas pour nous ? Sans doute, il parle pour nous afin de nous montrer que celui qui laboure doit labourer avec espérance d’en profiter, et celui qui bat le grain, avec l’espérance d’y avoir sa part [268] ». Ces bœufs nous ont donc laissé le mémorial des Écritures. Ils ne nous les ont pas dispensées comme leur bien propre, parce qu’ils ont cherché la gloire de Dieu. En effet, que dit le Psalmiste ? « Qu’ils disent toujours : Glorifié soit le Seigneur, ceux qui aiment la paix de son serviteur [269] ». Voilà le serviteur de Dieu, voilà son peuple, voilà son Église. Ceux qui aiment la paix de l’Église, qu’ils glorifient le Seigneur, et non pas son serviteur ; « et qu’ils disent toujours : Glorifié soit le Seigneur ! Qui sont ceux qui parlent ainsi ? Ceux qui aiment la paix de son serviteur ». Évidemment, c’est la voix du peuple lui-même ; c’est la voix même du serviteur, que vous avez entendue dans les chants si tristes du Psalmiste ; vous avez entendu avec, émotion la voix de ce peuple, parce que vous en faites partie. Aussi ces chants d’un seul homme partaient du cœur de tous. Heureux ceux qui se reconnaissaient dans cette voix, comme dans un miroir ! Quels sont ceux qui aiment la paix de son serviteur, la paix de son peuple, la paix de celle qu’il appelle son unique et qu’il désire voir arrachée de la gueule du lion, lorsqu’il dit : « Arrachez mon unique de la gueule du chien [270] ? » Ce sont ceux qui disent toujours : « Glorifié soit le Seigneur ! » Ces bœufs ne se sont donc pas glorifiés eux-mêmes, c’est le Seigneur qu’ils ont glorifié. Voyez un bœuf qui glorifie son Seigneur, parce que ce bœuf a connu son maître [271]. Considérez un bœuf qui craint que le maître soit abandonné et qu’on mette en lui sa confiance, comme il redoute ceux qui seraient tentés de placer en lui leur espérance ! « Paul a-t-il été crucifié pour vous Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés [272] ? » Ce que j’ai donné, ce n’est pas moi qui l’ai donné, vous l’avez reçu gratuitement ; la colombe est descendue du ciel pour vous l’apporter. « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a donné l’accroissement. Ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais celui qui donne l’accroissement, Dieu [273] ». «  Qu’ils disent donc toujours : Glorifié soit le Seigneur, ceux qui aiment la paix de son serviteur ».
8. Les hérétiques se servent des Écritures mêmes pour tromper les peuples, pour en recevoir des honneurs et des louanges, au lieu de chercher à ramener les hommes à la vérité. Et comme ils se servent des Écritures pour tromper les peuples et en obtenir des honneurs, ils vendent les bœufs, ils vendent aussi les brebis, c’est-à-dire les peuples eux-mêmes. Et à qui les vendent-ils, si ce n’est au diable ? Car, mes frères, s’il n’y a qu’une Église du Christ, elle doit être une ; tout ce qui s’en détache, se trouve emporté, et par qui ? Par le lion rugissant, qui tourne et cherche quelqu’un à dévorer [274]. Malheur à ceux qui se détachent de l’Église ; pour elle, elle demeure dans son entier ; car le Seigneur connaît ceux qui sont à lui [275]. Cependant, autant que cela dépend d’eux, ces trafiquants vendent les bœufs, les brebis et aussi les colombes : qu’ils prennent garde au fouet formé par leurs péchés. S’il leur arrive d’être frappés, en punition de leurs iniquités, puissent-ils reconnaître dans leurs péchés les cordes dont Dieu a fait un fouet pour les flageller ! Puissent-ils reconnaître qu’il les avertit de se convertir et de renoncer à leur trafic ! Car s’ils ne se convertissent pas, ils entendront à leur mort cet arrêt : « Liez-leur les pieds et les mains, et jetez-les dans les ténèbres extérieures ».
9. « Alors les disciples se souvinrent qu’il était écrit : Le zèle de votre maison m’a dévoré ». C’est, en effet, par le zèle de la maison de Dieu que le Seigneur chassa du temple ces vendeurs. Mes frères, que chaque chrétien, puisqu’il est membre du Christ, soit dévoré du zèle de la maison de Dieu. Qui est-ce qui est dévoré du zèle de la maison de Dieu ? Celui qui, voyant ici-bas quelque dérèglement, s’efforce de le corriger, désire l’amendement des pécheurs et ne prend aucun repos, tant qu’ils ne sont pas convertis ; et s’il ne peut parvenir à les rendre meilleurs, il les supporte en gémissant. Car le bon grain n’est pas jeté hors de l’aire, il y endure le voisinage de la paille, et plus tard, quand on l’a séparé d’avec elle, il entre dans le grenier. Pour toi, si tu es un bon grain, ne désire pas, avant le moment d’être enfermé au grenier, être jeté hors de l’aire ; car les oiseaux te mangeraient, et l’on n’aurait pas le temps de te mettre au grenier. Les puissances aériennes sont comme les oiseaux du ciel, elles épient l’heure propice où elles pourront enlever le grain ; mais elles ne le peuvent que s’il est battu hors de l’aire. Que le zèle de la maison de Dieu te dévore donc ; que le zèle de la maison de Dieu, dont il est membre, dévore chaque chrétien ; car aucune maison n’est plus véritablement tienne que celle où lu as le salut éternel. Tu entres dans ta maison pour y trouver le repos du temps, tu entres dans la maison de Dieu pour y trouver le repos de l’éternité. Si tu fais en sorte qu’aucun désordre n’ait lieu dans ta maison ; dans la maison de Dieu où l’on te propose le salut et un repos éternel, supporteras-tu, autant du moins que cela dépendra de toi, qu’il s’y passe quelque désordre sous tes yeux ? Par exemple, tu vois ton frère courir au théâtre ; si le zèle de la maison de Dieu te dévore, empêche-le, avertis-le, montre-toi affligé. En vois-tu d’autres courir pour aller s’enivrer, et prêts à faire dans l’Église ce qui n’est permis nulle part ; empêche ce que tu peux, arrête ceux que tu peux arrêter, effraie ceux que tu peux effrayer, retiens par des caresses ceux que tu peux retenir ; au moins, ne consens jamais à demeurer tranquille. Est-ce un ami ? avertis-le avec douceur. Est-ce ta femme ? réprime ses écarts avec la dernière sévérité. Est-ce ta servante ? ne crains pas de l’arrêter, même par des châtiments. Fais tout ce que tu peux, eu égard à la qualité des personnes, et tu justifieras pleinement cette parole : « Le zèle de votre maison m’a dévoré ». Que si, au contraire, tu demeures froid, indifférent, attentif à toi seul, satisfait comme s’il ne s’agissait que de toi et comme te suffisant à toi-même, te disant Ai-je besoin de m’inquiéter des péchés d’autrui ? mon âme me suffit ; c’est assez pour moi de la conserver entière pour Dieu, je te dirai : C’est très-bien, mais ne te souvient-il plus de ce serviteur qui cacha son talent et refusa de le faire valoir ? De quoi fut-il accusé ? De l’avoir perdu ? Non ; mais de l’avoir conservé sans en tirer profit [276]. Apprenez donc par cet exemple, mes frères, à n’être pas les indolents témoins du péché de vos frères. Je vais vous donner un conseil, ou plutôt, celui qui habite en vos cœurs vous le donnera ; car, bien qu’il se serve de mon intermédiaire, c’est lui-même qui vous parle. Vous savez ce que chacun de vous peut faire dans sa famille, avec son ami, son compatriote, son client, avec celui qui est au-dessus de lui et avec celui qui se trouve au-dessous : en quelque façon que Dieu vous donne entrée dans leur âme, en quelque façon qu’il en ouvre la porte à vos paroles, ne perdez pas une seule occasion de les gagner à Jésus-Christ, parce qu’il vous a lui-même gagnés.
10. « Les Juifs lui dirent : Quel signe nous « montrez-vous qui vous autorise à faire ces choses ? » Et le Seigneur : « Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours. Les Juifs lui dirent donc : On a mis quarante-six ans à le bâtir, et vous vous dites : je le relèverai en trois jours ? » Ils étaient chair et comprenaient but dans un sens charnel, et Jésus-Christ leur parlait dans un sens spirituel. Lequel d’entre eux aurait pu comprendre de quel temple il parlait ? Pour nous, nous n’avons nul besoin de chercher longtemps ce qu’il voulait dire ; il nous l’a fait connaître par son Évangéliste, il nous a dit de quel temple il voulait parler. « Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours. On a mis quarante-six ans à le bâtir, et vous le relèverez en trois jours ? Mais, ajoute l’Évangéliste, il parlait du temple de son corps ». C’est un fait avéré : Le Sauveur a été mis à mort et est ressuscité trois jours après. Cette vérité est aujourd’hui connue de nous tous ; si elle est impénétrable pour les Juifs, c’est qu’ils se tiennent hors de l’Église ; nous en avons la claire vue, parce que nous savons en qui nous croyons. Bientôt nous célébrerons la solennité anniversaire de la destruction et de la réédification de ce temple ; nous exhortons ceux d’entre vous qui seraient encore catéchumènes à s’y préparer, afin de recevoir la grâce. Voici le moment favorable pour engendrer ce qui doit naître alors. Cette vérité, nous la connaissons donc.
11. Mais peut-être voulez-vous apprendre de notre bouche si les quarante-six années employées à bâtir le temple n’indiquent pas quelque mystère. Assurément il y aurait beaucoup à dire à ce sujet : quoi qu’il en soit, nous vous dirons ce qui n’exige pas de longs développements et ce que vous pouvez facilement comprendre. Si je ne me trompe, mes frères, nous vous l’avons dit hier, Adam a été un simple homme ; et néanmoins il était le genre humain tout entier. Voilà, s’il vous en souvient, ce que nous avons dit[277]. Cet homme unique s’est comme fractionné dans les autres hommes ; mais en dépit de cette dispersion de 1ui¨-même, il est recueilli pour ainsi dire et comme réuni de nouveau en un seul par le lien de la société et de la concorde des esprits. Ce pauvre unique, cet Adam gémit, mais il se renouvelle en Jésus-Christ ; car ce nouvel Adam est venu sans le péché, afin de détruire en sa chair le péché du vieil Adam et de refaire en sa personne un Adam qui fût l’image de Dieu ; le corps de Jésus-Christ vient donc d’Adam : c’est d’Adam qu’a été formé ce temple détruit par les Juifs et relevé par Dieu après trois jours ; car il a ressuscité sa chair. C’est la preuve qu’il était Dieu, égal à son Père. Mes frères, l’Apôtre a dit : « C’est Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts ». De qui parle-t-il ? Du Père. « Jésus-Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, jusqu’à la mort de la croix ; c’est pourquoi Dieu l’a tiré d’entre les morts et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom [278] ». Le Seigneur est donc sorti vivant d’entre les morts, et il a été exalté. Par qui ? Parle Père à qui il dit dans un psaume : « Rétablissez-moi, et je les punirai [279] ». Donc c’est le Père qui l’a ressuscité. Le Fils ne s’est donc pas ressuscité lui-même ? Mais que fait le Père sans son Verbe ? Que fait le Père indépendamment de son Fils unique ? Écoute : voici la preuve de la divinité du Fils : « Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours ». A-t-il dit : détruisez ce temple, et mon Père le rétablira en trois jours ? Non ; mais comme, lorsque le Père ressuscite un mort, le Fils ressuscite avec lui ; ainsi, lorsque le Fils ressuscite un mort, le Père le ressuscite aussi, parce que le Fils a dit : « Mon Père et moi nous sommes un [280] ».
12. Cependant, que signifie ce nombre de quarante-six ? Nous avons montré hier qu’Adam se trouve dans toutes les parties du monde ; les lettres initiales de quatre mots grecs nous ont servi à le faire. Si, en effet, tu unis l’un sous l’autre les quatre noms des quatre parties dont le monde se compose, c’est-à-dire l’Orient, l’Occident, le Nord et le Midi, ce qui a fait dire au Seigneur que lorsqu’il viendra juger, il rassemblera ses élus des quatre vents [281] si donc tu écris ces quatre noms, l’Orient, anatole, l’Occident, dysis,le Nord, arctos, le Midi, mesembria, les premières lettres de ces quatre mots, anatole, dysis, arctos, mesembria, te donneront le nom d’Adam. Mais comment y trouvons-nous aussi le nombre quarante-six ? En ce que le corps de Jésus-Christ venait d’Adam. Chez les Grecs, les lettres servent de chiffres. Notre lettre a, s’écrit dans leur langue, alpha, et s’appelle alpha, un. Si, pour compter un nombre, ils emploient le bêta, qui est leur b, cette lettre représente le chiffre deux ; gamma, trois ; delta, quatre, et ainsi de suite pour toutes les autres lettres. Ce que nous appelons, ils l’appellent my, et cette lettre, dans les nombres, équivaut à quarante, en grec, tessarkonta. Voyez maintenant quel nombre forment les lettres qui composent le nom d’Adam, et vous trouverez les quarante-six années employées à la construction du temple. Le mot Adam se compose d’un alpha, un ; d’un delta, quatre ; ce qui signifie déjà cinq ; puis d’un autre alpha, un ; ce qui fait six ; il y a enfin un my, quarante ; en tout quarante-six. Mes frères, nos anciens pères ont dit tout cela avant nous et ils ont trouvé dans ces quatre lettres le nombre quarante-six. Et parce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a reçu son corps d’Adam, sans en recevoir le péché, il y a pris le temple de son corps sans y prendre l’iniquité qui devait être chassée du temple. Cette chair qu’il a reçue d’Adam (Marie, en effet, descendait d’Adam, et la chair du Seigneur était de Marie), les Juifs l’ont crucifiée. Mais il devait ressusciter après trois jours, ce corps que les Juifs devaient faire mourir sur la croix. Ils ont détruit le temple bâti en quarante-six ans, et lui l’a ressuscité en trois jours.


13. Nous bénissons le Seigneur notre Dieu de nous avoir rassemblés pour nous remplir d’une joie toute spirituelle. Demeurons toujours humbles de cœur, et que notre joie soit en Dieu. Ne nous laissons pas enorgueillir par les prospérités du siècle, mais sachons qu’il n’y aura pour nous de bonheur qu’au moment où seront évanouies toutes les choses du temps. Mes frères, que notre joie ici-bas soit en espérance ; que personne ne la mette dans le présent, de peur de demeurer en chemin. Que l’espérance soit donc la source de toutes nos joies ; que tous nos désirs aient pour objet la vie éternelle. Que tous nos soupirs s’élèvent vers Jésus-Christ : il est l’unique beauté ; il a aimé ceux mêmes que déparait la laideur, afin de les rendre beaux ; souhaitons donc de lui être unis ; dirigeons vers lui seul notre course et nos gémissements, et que ceux-là « disent toujours : Loué soit le Seigneur, qui aiment la paix de son serviteur ».

ONZIÈME TRAITÉ[modifier]

(Prêché un peu avant Pâques, d’après le n° 1, et un dimanche, d’après le traité suivant n° 1.)

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST ÉCRIT : « PENDANT QUE JÉSUS ÉTAIT À JÉRUSALEM, À LA FÊTE DE PÂQUES, PLUSIEURS CRURENT EN LUI », JUSQU’À « SI QUELQU’UN NE RENAÎT DE L’EAU ET DU SAINT-ESPRIT, IL NE PEUT ENTRER DANS LE ROYAUME DE DIEU ». (Chap. 2, 23-25 ; 3, 1-5).[modifier]

LA SECONDE NAISSANCE.[modifier]

Beaucoup croyaient au Christ, mais il ne se fiait pas à eux ; ils croyaient en lui à cause de ses miracles. De ce nombre fut Nicodème, fidèle image des catéchumènes Cet homme vint de nuit à Jésus pour être éclairé. Il avait encore des pensées charnelles ; c’est pourquoi il ne jugeait point sainement des choses spirituelles et ne comprenait pas qu’il pût y avoir une seconde naissance puisée en Dieu et dans l’Église. Comme la naissance corporelle, la naissance spirituelle est unique. Ainsi, parmi les enfants d’Abraham d’Isaac et de Jacob, il s’en est trouvé pour recevoir la vie d’une esclave, et qui ont néanmoins hérité de leur père ; d’autres étaient nés d’une mère libre et n’ont eu aucune part à l’héritage paternel. De même, parmi les enfants de l’hérésie plusieurs seront sauvés, et parmi ceux de l’Église catholique plusieurs seront condamnés L’hérétique et le catholique doivent donc, pour parvenir au salut, non pas lutter avec celui qui a reçu le baptême catholique et qui vit spirituellement, comme Israël luttait avec Isaac, et Esaü avec Jacob ; mais se rapprocher de lui par la soumission et s’unir à lui par les liens de la charité.


1. Le Seigneur nous a ménagé l’heureuse occasion de lire aujourd’hui ce passage, tout en suivant l’ordre que nous nous sommes tracé ; car votre charité doit l’avoir remarqué, nous avons entrepris de méditer et de traiter, par ordre, toutes les parties de l’Évangile selon saint Jean. C’est donc une favorable coïncidence que vous ayez entendu lire aujourd’hui ces paroles de l’Évangile : « Si un homme ne renaît de l’eau et de l’esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu ». Le moment est en effet venu de vous exhorter, vous qui êtes encore catéchumènes et qui, malgré votre foi en Jésus-Christ, portez cependant encore le poids de vos péchés. Or, aucun homme chargé de ses péchés ne verra le royaume de Dieu ; aucun homme, si ce n’est celui à qui ils auront été remis, ne régnera avec le Christ ; et ils ne peuvent être remis qu’à celui qui renaît de l’eau et de l’Esprit. Mais examinons attentivement la teneur de ces paroles, afin que ceux qui sont négligents à se débarrasser du fardeau de leurs fautes, apprennent avec quel empressement ils doivent le faire. Ah ! s’ils portaient quelque lourd fardeau, comme du bois, des pierres, fût-ce même quelque objet de valeur, comme du blé, du vin ou de l’argent, combien ils auraient hâte de s’en défaire ! Ils portent le fardeau de leurs péchés, et ils ne montrent aucun empressement à s’en décharger. Il n’y a pas de temps à perdre, il leur faut s’alléger au plus vite, ce fardeau les écrase et les enfonce dans l’abîme.
2. Vous venez de l’entendre : Pendant que Jésus-Christ Notre-Seigneur « était à Jérusalem à la fête de Pâques, plusieurs crurent en son nom, voyant les miracles qu’il faisait ». « Beaucoup crurent en son nom ». Que lisons-nous ensuite ? « Cependant Jésus ne se fiait pas à eux ». Que signifie ce langage ? Ils croyaient en son nom et « Jésus ne se fiait pas à eux ? » Est-ce que par hasard ils ne croyaient pas en lui, tout en feignant d’y croire ? Était-ce à cause de cela que Jésus ne se fiait pas à eux ? Mais l’Évangéliste ne dirait pas : « Plusieurs crurent en son nom », s’il n’avait dessein de témoigner que leur foi était véritable. Voilà une mystérieuse chose, une chose vraiment singulière : il y a des hommes qui croient en Jésus-Christ, et Jésus ne se fie pas à eux. C’est précisément parce que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, qu’il a volontairement souffert ; s’il n’y avait pas consenti, il n’aurait pas souffert, de même que, s’il l’eût voulu, il ne serait pas né ; il aurait pu vouloir naître, mais sans vouloir mourir ; et tout se serait accompli selon sa volonté, par cette raison qu’il est le Fils tout-puissant d’un Père tout-puissant. Prouvons-le par des exemples. Lorsque les Juifs voulurent s’emparer de lui, il leur échappa. C’est l’Évangile qui le dit : « Et comme ils voulurent le précipiter du haut de la montagne, il échappa de leur main sans avoir reçu aucun mal[282] ». Après que le traître Judas le leur eut vendu, croyant bien qu’il était en son pouvoir de livrer son maître et son Seigneur, ils se saisirent de sa personne : à ce moment-là même le Sauveur leur fit voir que, s’il souffrait, c’était volontairement, et non par nécessité. En effet, comme les Juifs s’apprêtaient à le saisir, « il leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils répondirent Jésus de Nazareth. C’est moi », leur dit-il. « A cette parole ils reculèrent et tombèrent par terre[283] ». Dès lors qu’il les renversait par terre rien qu’en leur répondant, il montrait sa puissance, et il faisait voir d’avance que quand ils s’empareraient de lui, ce serait par un libre effet de sa volonté. S’il a souffert, sa miséricorde en a donc été la cause. En effet, il a été livré pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification[284]. Écoute ce qu’il dit lui-même : « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre : personne ne me l’ôte ; mais je la donne moi-même, afin de la reprendre [285] ». Puisqu’il avait ce pouvoir, puisqu’il se l’attribuait dans ses discours et le prouvait par ses œuvres, pourquoi ne se fiait-il pas à eux ? Pouvaient-ils lui nuire ou lui faire du mal en dépit de sa volonté ? Pourquoi ne se fiait-il pas à eux, puisqu’ils croyaient en lui ? Ceux dont l’Évangéliste a dit : « Plusieurs crurent en son nom », sont les mêmes dont il est dit : « Mais Jésus ne se fiait pas à eux ». Pourquoi ? « Parce qu’il les connaissait tous et qu’il « n’était pas besoin que personne lui rendît témoignage de l’homme, sachant bien lui-même ce qui était dans l’homme ». Comme architecte il savait mieux ce qu’il en était de son œuvre, que l’œuvre elle-même ne savait ce qui était en elle. Créateur de l’homme, il connaissait dans l’homme ce que l’homme sa créature n’y connaissait pas lui-même. Ne prouvons-nous pas par Pierre qu’il ne connaissait pas ce qui était en lui lorsqu’il disait : « Avec vous jusqu’à la mort ? » Écoute, voici la preuve que le Seigneur connaissait ce qui était en l’homme : Toi, avec moi, jusqu’à la mort ? « En vérité, en vérité je te le dis, avant que le coq chante tu me renieras trois fois[286] ». L’homme ne savait donc pas ce qui était en lui-même ; mais le Créateur de l’homme savait ce qui était en l’homme. Toujours est-il que plusieurs crurent en son nom, et que Jésus ne se fiait pas à eux. Que dire, mes frères ? La suite nous expliquera peut-être ce qu’il y a de mystérieux dans ces paroles. Que plusieurs aient cru en Jésus-Christ, c’est évident, rien de plus vrai, personne n’en peut douter ;- l’Évangile ledit, l’Évangéliste l’atteste, et son témoignage est véritable ; de même, que Jésus-Christ ne se soit pas fié à eux, la chose est certaine, aucun chrétien n’en doute ; l’Évangile le dit aussi et le même Évangéliste l’affirme. Comment donc plusieurs ont-ils cru en son nom, et comment ne s’est-il pas fié à eux ? Voyons la suite.

3. « Il y avait parmi les Pharisiens un homme, nommé Nicodème, un des premiers Juifs. Il vint de nuit vers Jésus et lui dit : « Rabbi » (Rabbi, vous le savez, veut dire Maître), « nous savons que vous êtes un maître venu de Dieu, car personne ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n’est avec lui ». Ainsi ce Nicodème était du notable de ceux qui croyaient en son nom, en raison des prodiges et des merveilles qu’il opérait. C’est, en effet, ce que l’Évangile marque plus haut : « Comme il était à Jérusalem à Pâques, le jour de la fête, plusieurs crurent en son nom. ». Pourquoi crurent-ils ? Il le marque ensuite : « Voyant les miracles qu’il opérait ». Et de Nicodème qu’est-il dit ? « Il y avait un des principaux d’entre les Juifs, nommé Nicodème, qui vint la nuit vers Jésus et lui dit : Rabbi, nous savons que vous êtes un maître venu de Dieu ». Celui-là croyait donc en son nom. Pourquoi croyait-il ? Le voici : « Car personne ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n’est avec lui ». Puisque Nicodème était du nombre de ceux qui avaient cru au nom de Jésus-Christ, cherchons maintenant dans ce même Nicodème le motif pour lequel Jésus-Christ ne se fiait pas a eux. « Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité je vous le dis, si l’homme ne renaît une seconde fois, il ne peut voir le royaume de Dieu ». Jésus se fie donc à ceux qui sont nés une seconde fois. Les autres croyaient en son nom, et cependant Jésus ne se fiait pas à eux. Tels sont les catéchumènes. Ils croient déjà en Jésus-Christ, et cependant Jésus ne se fie pas à eux. Que votre charité y fasse attention, et elle comprendra ce que je veux dire. Si nous demandons à un catéchumène : Crois-tu en Jésus-Christ ? il répond : J’y crois, et il fait sur lui-même le signe de la croix. Il porte la croix de Jésus-Christ sur son front, et jl n’en rougit pas. Voilà donc qu’il croit en son nom. Demandons-lui cependant : Manges-tu la chair du Fils de l’homme et bois-tu son sang ? Il ne sait ce que nous disons, parce que Jésus-Christ ne se fie pas encore à lui.

4. De ce nombre était Nicodème ; aussi vient-il à Notre-Seigneur. Mais il y vient de nuit. Cette circonstance n’est peut-être pas indifférente à notre sujet. Il vint à Notre-Seigneur, et il y vint de nuit ; il vint à la lumière, et il vint au milieu des ténèbres. Quant à ceux qui sont nés de nouveau de l’eau et de l’Esprit, que leur dit l’Apôtre ? « Vous étiez autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur ; marchez donc comme des enfants de lumière [287] ». Et encore « Mais nous qui sommes enfants du jour, soyons sobres[288] ». Ceux donc qui sont nés une seconde fois étaient auparavant enfants de la nuit, et ils sont maintenant enfants du jour ; ils étaient ténèbres, et ils sont lumière. C’est pourquoi Jésus se fie déjà à eux ; ils ne viennent pas à lui pendant la nuit, comme Nicodème, ils ne cherchent pas la lumière au milieu des ténèbres. De tels hommes professent hautement leur foi ; aussi Jésus s’approche-t-il d’eux ; il opère en eux le salut, comme il l’a dit lui-même : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous ». Quant aux catéchumènes, le signe de la croix qu’ils portent sur le front prouve qu’ils font partie de la grande famille. Ils en sont les serviteurs ; puissent-ils en devenir les enfants ! Dès lors qu’ils appartiennent à la grande famille, ils ne sont pas considérés comme rien. Quand le peuple d’Israël mangea-t-il la manne dans le désert ? Après qu’il eut passé la mer Rouge. Que signifie cette mer Rouge ? Écoute l’Apôtre : « Je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez comment nos pères ont tous été sous la nuée, et comment tous ont passé la mer ». Et comme si tu lui demandais pourquoi ils ont passé la mer, il ajoute : « Et tous ont été baptisés par Moïse dans la nuée et dans la mer [289] ». Si la mer, qui n’était qu’une figure, a pu opérer un tel effet, que n’opérera pas la réalité du baptême ? Si le passage figuratif d’Israël au travers des eaux de la mer Rouge a conduit ce peuple jusqu’à la manne, qu’est-ce que le Christ donnera à son peuple, quand celui-ci aura effectué le véritable passage et qu’il aura traversé les eaux du baptême ? Par son baptême il fait passer tous ceux qui croient en lui ; il fait disparaître tous leurs péchés comme s’ils étaient des ennemis acharnés à leur poursuite ; il agit à l’égard de ces péchés de la même manière que Dieu a agi à l’égard des Égyptiens dans la fluer Rouge. Où les fait-il passer, mes frères ? Où les fait passer par son baptême, ce Jésus figuré par Moïse, le conducteur des Juifs au travers de la mer Rouge ? Où les fait-il passer ? À la manne. Qu’est-ce que cette manne ? « Je suis », dit-il, « le pain vivant descendu du ciel [290] ». Les fidèles reçoivent la manne ; mais auparavant ils ont traversé la mer Rouge. Pourquoi la mer Rouge ? D’abord, pourquoi la taler ? Ensuite, pourquoi la mer Rouge ? Cette mer Rouge figurait le baptême de Jésus-Christ. D’où vient que le baptême de Jésus-Christ est rouge ? C’est parce qu’il a été consacré par le sang de Jésus-Christ. Où donc Jésus-Christ conduit-il ceux qui croient en lui et qui ont été baptisés ? À la manne. J’ai dit à la manne. Ou sait ce qu’a reçu le peuple juif, le peuple d’Israël on sait ce que Dieu a fait tomber du ciel pour le nourrir ; et les catéchumènes ignorent ce que reçoivent les chrétiens. Qu’ils rougissent donc de leur ignorance, qu’ils passent par la mer Rouge, qu’ils mangent la manne, afin de croire au nom de Jésus, et de voir Jésus se fier à eux en retour.

5. Pour toutes ces raisons, mes frères, considérez ce que répondit à Jésus ce Nicodème qui était venu à lui pendant la nuit. Il était venu vers Jésus ; mais il y était venu pendant la nuit. Aussi lui parle-t-il encore du milieu des ténèbres de sa chair. Il ne comprend pas ce que lui dit le Seigneur, ce que lui dit la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde[291]. Déjà le Seigneur lui a dit : « S’il ne renaît de nouveau, nul homme ne verra le royaume de Dieu. Nicodème lui répond : « Comment l’homme peut-il naître de nouveau, quand il est vieux ? » L’Esprit lui parle et il n’a que des idées charnelles, il juge les choses suivant ses idées charnelles, parce qu’il n’a pas encore goûté la chair du Christ. En effet, lorsque le Seigneur Jésus eut dit : « Celui qui n’aura pas mangé la chair du Fils de l’homme et qui n’aura point bu son sang n’aura pas la vie », ceux qui le suivaient furent scandalisés et se dirent les uns aux autres : « Ce discours est dur, qui peut l’entendre ? » Selon eux, Jésus voulait dire qu’on pourrait le couper eu morceaux comme un agneau, le faire cuire et le manger. Un pareil langage leur faisait horreur ; aussi se retirèrent-ils loin de lui et ils ne voulurent plus le suivre dans la suite. Après quoi l’Évangile ajoute : « Le Seigneur resta seul avec les douze. Et ceux-ci lui dirent : Seigneur, voici qu’ils vous ont abandonné. Et Jésus leur dit : Est-ce que vous voulez aussi vous en aller ? » Par là, il voulait leur montrer qu’il n’avait pas besoin d’eux, mais qu’eux avaient besoin de lui. Que personne ne s’imagine faire peur au Christ, quand on l’invite à se faire chrétien ; comme si en devenant chrétien tu le rendais plus heureux ! C’est un bien pour toi d’être chrétien ; mais si tu ne l’es pas, le Christ n’en souffrira aucun dommage. Écoute le Psalmiste : « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens[292]. Vous êtes donc mon Dieu, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens ». Si tu es sans Dieu, tu es plus petit ; si tu es avec Dieu, il n’en est pas plus grand. Pour être avec toi, Dieu n’en est pas plus grand, mais sans lui tu es plus petit. Prends donc en lui de l’accroissement. Ne te soustrais pas à lui, comme s’il devait devenir plus faible par ton éloignement. En t’approchant de lui tu te fortifieras tu t’affaibliras, au contraire, en t’en éloignant. Avec toi il n’acquiert rien ; sans toi, il demeure dans son entier. Aussi lorsqu’il eut dit aux disciples : « Est-ce que vous voulez aussi vous en aller ? » Pierre, cette pierre, lui répondit au nom de tous : « Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Son Palais avait savouré comme il le fallait la chair du Seigneur. Le Seigneur leur expliqua sa pensée en ces mots : « C’est l’esprit qui vivifie ». En effet, après qu’il eut dit : « Si l’homme ne mange la chair du Fils de l’homme, et s’il ne boit son sang, il n’aura pas la vie en lui », il voulut les empêcher d’entendre ces paroles d’une manière charnelle. Aussi leur dit-il : « C’est l’Esprit qui vivifie ; pour la chair, elle ne sert de rien ; les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie [293] ».
6. Le goût de cet esprit et de cette vie, ce Nicodème venu à Jésus-Christ pendant la nuit ne l’avait pas encore. Jésus lui dit : « Si l’homme ne renaît de nouveau, il ne verra pas le royaume de Dieu ». Imbu d’idées charnelles, et ne savourant pas encore la chair du Christ, il dit : « Comment un homme peut-il naître de nouveau, quand il est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et en sortir de nouveau ? » Cet homme ne connaissait qu’une manière de venir au monde, celle par laquelle on est enfant d’Adam et d’Eve ; il ne connaissait pas encore celle qui nous fait enfants de Dieu et de l’Église ; il ne connaissait que les parents qui engendrent pour la mort, il ne connaissait pas encore ceux qui engendrent pour la vie ; il ne connaissait que les parents qui engendrent des successeurs, il ne connaissait pas encore ceux qui, parce qu’ils vivent toujours, engendrent des co-partageants de leur éternité. Il y a deux sortes de naissance, il n’en connaissait qu’une. L’une tient de la terre, l’autre du ciel ; l’une de la chair, l’autre de l’esprit ; l’une de la mortalité, l’autre de l’éternité ; l’une de l’homme et de la femme, l’autre de Dieu et de l’Église. Mais toutes deux n’ont lieu qu’une fois ; ni l’une ni l’autre ne peuvent être renouvelées. Nicodème avait une idée juste de la naissance selon la chair : ainsi dois-tu penser de la naissance selon l’esprit. Quel était le raisonnement de Nicodème ? « Un homme peut-il entrer dans le sein de sa mère et naître une seconde fois ? » De même si quelqu’un veut te faire naître vine seconde fois selon l’esprit, réponds-lui avec Nicodème : « Un homme peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître une seconde fois ? » Une fois déjà je suis né d’Adam ; Adam ne peut m’engendrer de nouveau : je suis né une première fois du Christ, le Christ ne peut m’engendrer de nouveau ; on ne peut rentrer dans le sein de sa mère, par conséquent il est impossible de rentrer dans les eaux du baptême.
7. Celui qui naît de l’Église catholique vient en quelque sorte de Sara ; il naît de la femme libre. Celui quai naît de l’hérésie, naît de l’esclave, quoiqu’il descende d’Abraham. Que votre charité remarque la grandeur de ce mystère. Dieu fait un serment : voici ce qu’il dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». N’y a-t-il pas d’autres patriarches ? N’y a-t-il pas avant eux le saint Noé, qui seul, parmi tous les hommes, mérita avec toute sa famille d’être préservé du déluge et de devenir en sa personne et en celle de ses enfants la figure de l’Église ? Portés sur le bois, ils échappent au déluge [294]. Depuis, n’y a-t-il pas eu les grands hommes qui nous sont connus, que célèbre l’Écriture, par exemple Moïse, ce serviteur fidèle dans toute la maison de Dieu[295] ? Cependant, eux seuls sont nommés comme s’ils étaient seuls à l’avoir mérité. « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est là mon nom pour l’éternité[296] ». Grand mystère ! Dieu a tout pouvoir pour ouvrir et ma bouche et votre cœur, afin que je puisse vous l’expliquer comme il a daigné me le faire entendre, et que vous puissiez recevoir ce que je vous en dirai de la façon la plus avantageuse à votre salut.
8. Ces patriarches étaient donc au nombre de trois : Abraham, Isaac et Jacob. Vous le savez, Jacob a eu douze fils, qui sont devenus la souche du peuple d’Israël. Jacob, en effet, s’appelait Israël, et le peuple d’Israël se composait de douze tribus, et chacune d’elles se rattachait à chacun des douze fils d’Israël. Abraham, Isaac et Jacob, voilà donc trois pères, et de ces trois pères un seul peuple. Ces trois pères étaient comme ce peuple en germe, ils en étaient les représentants ; et ce peuple primitif était la figure du peuple de Dieu actuel. En effet, le peuple juif était la figure du peuple chrétien. Là était la figure, ici la réalité là était l’ombre, ici le corps ; car l’Apôtre a dit : « Or, ces choses leur arrivaient en figure ». C’est la parole de l’Apôtre. Et encore : « Ces choses », dit-il, « ont été écrites pour nous qui arrivons à la fin des temps[297] ». Ramenez maintenant votre pensée à Abraham, Isaac et Jacob. Nous voyons qu’ils out des enfants de leurs femmes libres et de leurs servantes. Nous trouvons aussi la prospérité des unes bien distincte de celle des autres. La servante n’indique rien de bon : « Chassez la servante et son fils ; car le fils de la servante ne sera pas héritier avec le fils de la femme libre ». L’Apôtre nous rappelle ce passage, et nous explique qu’en ces deux fils d’Abraham étaient figurés les deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau. À l’Ancien Testament appartiennent les amateurs des choses temporelles, les amateurs du siècle ; au Nouveau appartiennent les amateurs de la vie éternelle. Aussi, ta Jérusalem terrestre était la figure de la Jérusalem d’en haut, notre mère qui est au ciel. Ce sont les paroles de l’Apôtre[298]. Cette cité, loin de laquelle nous vivons comme des exilés, vous la connaissez, vous en avez souvent entendu parler. Mais, chose remarquable t dans ces diverses naissances, c’est-à-dire dans ces progénitures, dans ces enfants des femmes libres et des servantes, nous trouvons quatre races d’hommes figurant d’une manière complète et d’avance, le peuple chrétien. De la sorte, il n’y a plus lieu ne s’étonner que Dieu, parlant de ces trois patriarches, ait dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ». En effet, mes frères, remarquez bien ce qui se passe dans l’universalité du peuple chrétien des méchants engendrent des bons, ou des bons engendrent des méchants ; ou des bons ont pour pères de pareils qu’eux, ou des méchants n’ont pour enfants que des méchants ; en dehors de ces quatre hypothèses, il n’en existe pas d’autre. Je répète, faites-y attention, retenez bien : Remuez-vous ; pas de dormeurs. Pour ne pas être pris, apprenez quelles sont les quatre catégories d’origine parmi les chrétiens. Ou les bons naissent de parents bons ; ou les méchants viennent de parents bons ; ou les méchants viennent de gens mauvais ; ou les bons viennent de personnes méchantes. Rien de plus clair, ce me semble. Les bons naissent des bons, quand celui qui baptise est bon et que ceux qui sont baptisés croient comme il faut et sont légitimement comptés parmi les membres de Jésus-Christ. Les méchants naissent des méchants, lorsque celui qui baptise est mauvais, que ceux qui sont baptisés s’approchent de Dieu avec un cœur double et ne conforment pas leurs mœurs à la règle qu’on leur donne à l’Église, pour faire d’eux, non pas de la paille, mais du bon grain. Combien d’individus appartiennent à cette catégorie, votre charité le sait. Les bons naissent des méchants : ainsi un adultère donne le baptême, mais celui qui le reçoit est justifié. Les méchants naissent des bons ; quelquefois ceux qui donnent le baptême sont saints, mais ceux qui le reçoivent ne veulent pas marcher dans a voie des commandements de Dieu.

9. Je le suppose, mes frères, on n’ignore pas dans l’Église ce que je viens de dire, et, tous les jours, des exemples viennent corroborer mes paroles. Considérons ce qui a eu lieu chez nos pères, les premiers chrétiens, et nous verrons que parmi eux, comme parmi nous, se sont rencontrées ces quatre sortes d’origines. Les bons naissent des bons : Ananie a baptisé Paul[299]. Comment les méchants naissent-ils des méchants ? L’Apôtre parle de certains prédicateurs de l’Évangile qui, suivant lui, ne l’annoncent pas avec des intentions pures, mais qu’il tolère dans la société chrétienne. « Qu’importe », ajoute-t-il, « pourvu que le Christ soit annoncé, de quelque manière que ce puisse être, soit par occasion, soit par un vrai zèle, je m’en réjouis [300] ». Était-il malveillant, et se réjouissait-il du mal d’autrui ? Non ; mais il parlait ainsi, parce que la vérité et le Christ étaient annoncés par l’organe même des méchants. Si ces derniers baptisaient de leurs pareils, les méchants baptisaient les méchants ; s’ils baptisaient de ceux qu’averti Jésus-Christ, lorsqu’il dit : « Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font [301] », les méchants baptisaient les bons. Enfin les bons baptisaient les méchants, comme il arriva lorsque Philippe baptisa Simon le Magicien [302]. Voilà donc bien quatre sortes d’origines, mes fières ; je les répète à nouveau, retenez-les, comptez-les, faites-en la distinction, évitez les mauvaises, conservez les bonnes. Les bons donnent naissance aux bons, lorsque les saints baptisent les saints ; les méchants donnent naissance aux méchants, lorsque baptisants et baptisés vivent dans l’impiété et l’injustice ; les méchants donnent la vie aux bons lorsque les baptisants sont mauvais et que les baptisés sont bons ; les bons engendrent les méchants, lorsque ceux qui baptisent étant bons, ceux qui sont baptisés vivent mal.
10. Comment reconnaître ces diverses catégories parmi les enfants de ces trois hommes dont Dieu dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ? » Nous rangeons leurs servantes parmi les méchants, et leurs femmes libres parmi les bons ; ces dernières enfantent les bons : Sara met au monde Isaac[303] ; les servantes enfantent les méchants : Agar met au monde Ismaël[304]. Dans la seule famille d’Abraham, nous rencontrons la catégorie des bons engendrés par les bons, et celle des méchants engendrés par les méchants. Mais la naissance des méchants par le ministère des bons, où en est la figure ? Rébecca, femme d’Isaac, était une femme libre : lisez néanmoins. Elle a mis au monde deux jumeaux, dont l’un était bon et l’autre méchant. La sainte Écriture te le dit ouvertement par la voix de Dieu : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü[305] ». Rébecca a donc eu ces deux fils : Jacob et Esaü ; l’un d’eux est choisi, l’autre est mis de côté ; l’un succède à l’héritage de son père, l’autre se voit déshérité. Dieu ne tire pas son peuple d’Esaü, il le tire de Jacob. Une même semence, fruits divers ; même sein, enfants différents ! La femme libre qui a enfanté Jacob n’est-elle pas la même qui a enfanté Esaü ? Ces deux jumeaux s’entrechoquaient dans le sein de leur mère ; au moment de cette lutte il a été dit à Rébecca : « Il y a deux peuples dans ton sein [306] ». Deux hommes, deux peuples : le peuple bon, le peuple méchant. Mais enfin, tous deux s’entrechoquaient dans le même sein. Combien de méchants se rencontrent dans l’Église ! Ils s’y trouvent avec les bons, dans le même sein, en attendant le moment suprême où se fera le discernement des uns et des autres. Les bons crient contre les méchants, les méchants se récrient contre les bons, et tous luttent ensemble dans les entrailles de la même mère. Y resteront-ils donc toujours ? À la fin on viendra à la lumière, le mystère de la naissance, annoncé ici en allégories, sera mis à découvert ; alors se vérifieront ces paroles : « J’ai aimé Jacob, et j’ai haï Esaü. »
11. Déjà, mes frères, nous avons remarqué la naissance des bons opérée par les bons : Isaac est né de la femme libre ; et celle des méchants opérée par les méchants : Ismaël est né de la servante ; celle des méchants opérée par les bons : Esaü est né de Rébecca : où trouvons-nous trace de bons engendrés par des méchants ? Reste Jacob, c’est lui qui doit parfaire l’ensemble des quatre catégories d’origines qu’il nous faut trouver dans la race des trois patriarches nommés dans l’Écriture. Jacob a eu pour épouses des femmes libres et des servantes ; femmes libres et servantes lui donnent des enfants ; et ces enfants sont les douze fils d’Israël [307]. Si tu examines de quelles mères ils sont nés, lu verras que les uns sont venus de femmes libres, les autres de servantes ; mais que tous indistinctement ont eu le même père. « Eh quoi ! mes frères ? ceux dont les mères étaient des servantes, ne sont-ils pas entrés en possession de la terre promise, concurremment avec leurs frères ? Nous y rencontrons tout à la fois les enfants de Jacob nés de femmes libres, et ses enfants nés de servantes, et tous étaient bons. Le titre de servantes afférent aux mères des derniers ne leur a porté aucun préjudice, parce qu’ils ont reconnu dans le même père leur commune origine et ainsi ils ont partagé l’héritage avec les autres. Ceux qui avaient pour mères des servantes, n’ont donc aucunement souffert de la nature de leur origine ; ils sont entrés en possession du royaume et de la terre promise comme leurs autres frères : ils ont tous reçu une part égale : la condition servile de leur mère ne leur a porté aucun préjudice ; car leur origine paternelle a seule prévalu. De même en est-il pour ceux qui ont reçu le baptême de la main des méchants ; ce sont, en quelque sorte, des servantes qui les ont mis au monde ; pourtant, commue ils ont été engendrés par la parole de Dieu que symbolisait Jacob, qu’ils se consolent : ils partageront l’héritage avec leurs frères. Que celui dont le père est bon soit tranquille, seulement qu’il n’imite pas sa mère, si sa mère est une servante. Garde-toi d’imiter une mauvaise servante qui montre de l’orgueil. Pourquoi, en effet, les enfants de Jacob nés de servantes, sont-ils entrés comme leurs frères en possession de la terre promise, tandis qu’Ismaël, né aussi d’une servante, a été privé de l’héritage ? Pourquoi ? Parce que lui était orgueilleux et que les autres étaient humbles. Ismaël releva la tête et voulut séduire son frère en jouant avec lui.
12. Il y a là un grand mystère. Ismaël et Isaac jouaient ensemble ; Sara les vit et dit à Abraham : « Chasse la servante et son fils ; car le fils de la servante ne sera pas héritier avec mon fils Isaac ». Et comme la tristesse s’était emparée d’Abraham, le Seigneur confirma les paroles de sa femme. Voilà bien la preuve qu’il y avait un mystère ; car je ne sais ce que préparait pour l’avenir cette circonstance. Sara voit jouer ces enfants, et elle dit : « Chasse la servante et son fils ». Qu’est-ce que cela, mes frères ? Quel mal Ismaël avait-il fait au petit Isaac en jouant avec lui ? En jouant avec Isaac, il se jouait de lui, ce jeu cachait une dérision. Il y a assurément là un grand mystère, que votre charité y fasse attention. Ce jeu, l’Apôtre l’appelle une persécution ; il donne à ce jeu le nom de persécution, car il dit : « Comme alors celui qui était né selon la chair persécutait celui qui était né selon l’esprit, ainsi en est-il encore aujourd’hui » ; c’est-à-dire qu’aujourd’hui encore ceux qui sont nés selon la chair persécutent ceux qui sont nés selon l’esprit. Quels sont ceux qui sont nés selon la chair ? Les amateurs du monde, les amateurs du siècle. Quels sont ceux qui sont nés selon l’Esprit ? Les amateurs du royaume des cieux, ceux qui aiment le Christ, ceux qui désirent la vie éternelle, qui servent Dieu sans préoccupation intéressée. Ismaël joue avec Isaac, mais l’Apôtre dit qu’il le persécute. C’est pourquoi, après avoir dit ces paroles : « Comme alors celui qui était né selon la chair persécutait celui qui était né selon l’Esprit, ainsi en est-il encore aujourd’hui », l’Apôtre montre de quelle persécution il veut parler, et il ajoute : « Mais que dit l’Écriture ? Chasse la servante et son fils, car il ne sera pas héritier avec mon fils Isaac[308] ». Nous cherchons en quel endroit de l’Écriture se lisent ces paroles, afin de voir si, avant de jouer, Ismaël s’était livré à quelque voie de fait à l’égard d’Isaac ; et nous remarquons que Sara a parlé ainsi pour avoir vu les enfants jouant ensemble. Ce qu’a vu Sara et ce que l’Écriture appelle un jeu, l’Apôtre l’appelle une persécution. Combien davantage vous persécutent ceux qui vous séduisent en se jouant de vous ; qui vous disent : Viens, viens ; fais-toi baptiser chez nous ; chez nous se trouve le vrai baptême. Ne joue pas, il n’y a qu’un vrai baptême ; c’est un jeu : tu t’y laisseras prendre et il te fera beaucoup de mal. Il vaudrait mieux pour toi gagner Ismaël et lui faire mériter une part dans le royaume. Mais Ismaël fait la sourde oreille, parce qu’il veut jouer. Pour toi, garde l’héritage de ton père et sois attentif à ces paroles : « Chasse la servante et son fils ; car le fils de la servante ne sera pas héritier avec mon fils Isaac ».
13. Les hérétiques osent soutenir que les rois ou les princes catholiques leur font d’ordinaire souffrir persécution. Quelle persécution endurent-ils ? Quelques châtiments corporels. En ont-ils réellement enduré, et jusqu’à quel point ? C’est à eux de le savoir et de consulter à cet égard leur conscience. Quoi qu’il en soit, supposons qu’ils aient eu à endurer des peines corporelles, la persécution qu’ils font souffrir est bien autrement cruelle. Prends-y garde ; quand Ismaël veut jouer avec Isaac, quand il te flatte, quand il te fait l’offre d’un autre baptême, réponds-lui : J’ai déjà le baptême, Si ce baptême est véritable, celui qui veut t’en donner un autre veut se jouer de toi. Mets-toi en garde contre le persécuteur de ton âme. Ce que les Donatistes ont pu quelquefois souffrir de la part des princes catholiques, c’est dans leur corps qu’ils l’ont souffert, on n’a pas persécuté leur âme en lui imposant l’erreur. Écoutez et voyez, dans ce qui a eu lieu autrefois, le signe et l’indice de ce qui devait arriver plus tard ; Nous voyons que Sara frappe Agar, Sara était libre. Agar la servante ayant voulu regimber, Sara s’en plaignit à Abraham et lui dit : « Chasse la servante, elle s’est montrée insolente envers moi ». Et comme si Abraham y était pour quelque chose, elle se plaignit de lui. Abraham tenait à sa servante, non par amour du désordre, mais uniquement par désir d’avoir des enfants, Sara la lui ayant donnée pour cette fin. Il répondit : « C’est ta servante, fais-en ce que tu voudras ». Et Sara la châtia rudement, en sorte qu’Agar s’enfuit de devant sa face. La femme libre châtie la servante, et l’Apôtre ne donne pas au châtiment le nom de persécution. Le fils de la servante joue avec son maître, et ce jeu, l’Apôtre l’appelle une persécution. Le châtiment infligé par la maîtresse ne s’appelle point persécution, et le jeu du serviteur est qualifié de cette dénomination. Qu’est-ce qui vous en semble, mes fières ? Ne comprenez-vous pas ce que cela signifiait ? Ainsi quand il plaît à Dieu d’animer les puissances contre les hérétiques, les schismatiques et contre ceux qui veulent ruiner l’Église, qui essaient de faire disparaître Jésus-Christ, qui blasphèment son baptême, que nul ne s’en étonne. C’est Dieu qui excite Sara à châtier Agar. Qu’Agar se reconnaisse, qu’elle s’humilie ; en effet, lorsqu’Agar se fut humiliée et qu’elle eut quitté sa maîtresse, un ange vint se présenter à elle et lui dire : « Que fais-tu, Agar, servante de Sara ? » Et comme elle se plaignait de sa maîtresse, que lui répondit l’ange ? « Retourne à ta maîtresse [309] ». On la châtie donc, mais c’est pour la contraindre à revenir ; plaise à Dieu qu’elle revienne, car alors son enfant, comme les enfants de Jacob, entrera en possession de l’héritage conjointement avec ses frères.
14. Les hérétiques s’étonnent de ce que les princes chrétiens se déclarent contre ces hommes détestables qui veulent détruire l’Église. De bonne foi, pourraient-ils demeurer tranquilles ? Mais alors, comment rendre compte à Dieu de l’exercice de leur puissance ? Que votre charité remarque ce que je vais dire, à savoir que c’est une obligation imposée aux princes par leur titre de chrétiens, de donner pendant leur règne la paix temporelle à leur mère la sainte Église, puisqu’elle leur a donné la vie spirituelle. Lisons le récit des visions et des actions prophétiques de Daniel. Les trois jeunes gens louent le Seigneur au milieu des flammes, le roi Nabuchodonosor s’étonne de les entendre chanter les louanges du Seigneur et de voir les flammes s’élever inoffensives autour d’eux. Dans un sentiment de l’admiration, que dit le roi Nabuchodonosor ? Je ne parle ici ni d’un juif, ni d’un circoncis ; je parle de celui-là même qui avait tait élever sa statue, et qui avait forcé tout le monde à l’adorer. Profondément ému par le cantique des trois enfants, témoin de la puissance divine qui se manifestait jusque dans la fournaise, que dit-il ? « Je ferai un décret pour tous les peuples et toutes les nations de mon empire ». Quel décret ? « Quiconque blasphémera le Dieu de Sidrac, de Misach et d’Abdénago, sera mis à mort et sa maison ravagée[310] ». Tel fut l’acte de sévérité accompli par ce roi étranger, pour empêcher le blasphème contre le Dieu d’Israël ; car il l’avait vu préserver des atteintes du feu les trois jeunes gens, et les hérétiques ne permettent pas à des rois chrétiens de sévir quand on veut faire disparaître Jésus-Christ ; Jésus-Christ qui préserve du feu éternel, non pas trois enfants, mais l’univers tout entier et les rois avec lui ? Car, remarquez-le, mes frères, Dieu n’a préservé ces trois enfants que d’un feu passager. Le Dieu des Macchabées n’était-il pas le même que celui des trois jeunes hébreux ? Ceux-ci ont été mis à l’abri des flammes, les autres ont perdu sur dus bûchers la vie de leur corps ; mais en revanche leur âme a persévéré dans l’observation des commandements de la loi. Les premiers ont été ostensiblement délivrés, les autres ont été couronnés, mais d’une manière cachée [311]. Mieux vaut être délivré des flammes de l’enfer que d’un feu allumé par les hommes. Si donc le roi Nabuchodonosor a loué Dieu, a célébré son nom et lui a rendu gloire parce qu’il avait délivré des flammes ces trois jeunes gens ; s’il l’a honoré, au point de publier ce décret par tout son royaume : « quiconque blasphémera le Dieu de Sidrac, de Misach et d’Abdénago, il sera mis à mort et sa maison ravagée », les princes chrétiens pourraient-ils demeurer dans une froide inaction, quand ils voient, non pas trois enfants délivrés d’une fournaise, mais leurs propres personnes mises à l’abri des flammes de l’enfer ; quand ils s’aperçoivent qu’on veut faire disparaître du milieu des chrétiens le Christ, leur libérateur ; quand ils entendent donner à un chrétien ce conseil : Dis que tu n’es pas chrétien ? Voilà ce que les hérétiques trouvent bon de faire ; mais ils ne trouvent pas bon qu’on les en punisse.
15. Considérez cependant ce qu’ils font et ce qu’ils endurent. Ils tuent les âmes et on les châtie dans leur corps ; ils donnent la mort éternelle, ils se plaignent de souffrir la mort temporelle. Et pourtant, que souffrent-ils ? Ils nous vantent sans cesse je ne sais quels martyrs que leur aurait faits la persécution. Par exemple, un Marcule précipité du haut d’un rocher ; un Donat de Bagaïes, jeté dans un puits. Quand les autorités romaines ont-elles ordonné des supplices de ce genre ? À quelle époque ont-elles fait jeter un coupable dans un précipice ? Qu’est-ce que répondaient les nôtres ? J’ignore ce qui s’est passé ; mais encore une fois, que répondent les nôtres ? Selon eux, ces martyrs se sont précipités eux-mêmes, et ils ont fait retomber sur les autorités l’odieux de leur mort. Rappelons-nous la manière dont agissent ordinairement les autorités romaines, et voyons à qui il faut en croire. Les nôtres disent qu’ils se sont précipités eux-mêmes ; mais puisqu’ils ne sont pas les disciples de ceux qui ont choisi ce genre de mort sans y être contraints par personne, ne les croyons pas ; toutefois, y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’ils aient fait ce qu’on fait d’ordinaire dans leur parti ? Jamais les autorités romaines n’ont usé de ce genre de supplice. Qu’est-ce, d’ailleurs, qui les empêchait de les faire mourir en public ? Rien. Mais ceux qui ont voulu se faire honorer après leur mort, n’ont pas imaginé de moyen plus capable de se rendre illustres. Quoi qu’il en soit, au fond, je l’ignore. En tous cas, ô Donatistes, si l’Église vous a infligé quelque châtiment corporel, c’est Sara qui a puni en vous Agar ; « revenez à votre maîtresse ». Il nous a fallu nous arrêter ici trop longtemps pour qu’il nous soit maintenant loisible de vous expliquer en entier tout le texte évangélique dont nous vous avions donné lecture. Mes frères, que ceci suffise à votre charité ; car ce que nous vous dirions maintenant pourrait vous faire oublier ce que nous vous avons dit. Retenez-le, répétez-le, sortez d’ici plein d’un feu qui enflamme les plus froids.

DOUZIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « CE QUI EST NÉ DE LA CHAIR EST CHAIR », JUSQU’À : « MAIS CELUI QUI À FAIT LA VÉRITÉ VIENT À LA LUMIÈRE, AFIN QUE SES ŒUVRES SOIENT MANIFESTÉES, PARCE QUE C’EST EN DIEU QU’ELLES ONT ÉTÉ FAITES ». (Chap. 3,6-21.)[modifier]

LA NAISSANCE SPIRITUELLE.[modifier]

L’homme ne peut naître spirituellement qu’une seule fois, comme il ne peut qu’une seule fois naître corporellement, Qu’il reçoive le baptême dans l’Église catholique, dans l’hérésie ou le schisme, peu importe pourvu qu’il soit soumis à Jésus-Christ. La naissance spirituelle est indispensable au salut, mais elle n’a lieu qu’autant qu’on se rapproche du Sauveur par l’humilité. Pour comprendre ce mystère, il faut croire à celui de l’Incarnation du Verbe. Le Verbe s’est humilié jusqu’à la mort, afin de nous élever jusqu’à la vie éternelle ; mais tous ne participent point à sa rédemption, car il en est que leurs péchés empêchent de croire. Reconnaissons et confessons nos fautes, et nous arriverons à la foi et à la justification.

1. L’attention avec laquelle vous avez écouté le sujet que nous avons traité hier, me fait comprendre comment il se fait que vous soyez aujourd’hui si empressés et si nombreux. Cependant, si vous le trouvez bon, nous suivrons l’ordre accoutumé de ces lectures de l’Évangile, et nous vous en donnerons l’explication ; après quoi votre charité apprendra ce que nous avons déjà fait, ce que nous espérons faire encore pour la paix de l’Église. Pour ce moment, que toute votre attention se porte sur le saint Évangile, que personne ne laisse divaguer ses pensées. En effet, si celui qui s’applique à le comprendre peut à peine y parvenir, celui qui se partage en une foule de pensées diverses, ne laissera-t-il pas échapper ce qu’il aura saisi ? Votre charité se souvient que dimanche, dernier, dans la mesure du secours qu’il a plu à Dieu de nous donner, nous avons traité de la régénération spirituelle[312] ; nous vous avons fait donner encore une fois lecture du même passage, afin que ce qui n’a pas été dit alors, nous puissions, au nom de Jésus-Christ et avec l’aide de vos prières, vous le dire aujourd’hui.

2. On ne peut être régénéré spirituellement qu’une seule fois, comme on ne peut qu’une seule fois naître corporellement. Nicodème s’exprimait avec justesse, quand il disait à Notre-Seigneur, que l’homme devenu vieux ne peut rentrer dans le sein de sa mère et en sortir de nouveau. À la vérité, il ne parle que de l’homme devenu vieux, paraissant supposer que s’il était encore enfant, il serait à même de le faire. Or, il n’en est capable à aucune époque de sa vie, ni au temps de la plus tendre enfance, ni à l’âge le plus avancé, il ne peut rentrer dans le sein de sa mère, pour en sortir une seconde fois. Et comme les entrailles de la femme ne peuvent enfanter le même homme qu’une fois, ainsi pour la naissance spirituelle, le sein de l’Église ne peut la donner au même homme qu’une fois ; aussi chacun ne peut recevoir qu’une fois le baptême. Que personne, cependant, ne dise : un tel est né dans l’hérésie, un tel dans le schisme ; car, s’il vous en souvient, toute difficulté a été tranchée à cet égard par ce que nous vous avons dit au sujet des trois patriarches ; le Seigneur a voulu s’appeler leur Dieu, non qu’il n’y ait eu d’autres patriarches, mais parce que eux seuls ont suffi à figurer parfaitement le peuple futur. Nous avons vu que le fils de la servante a été privé de l’héritage, et que le fils de la femme libre a été appelé à en jouir. Nous avons vu aussi qu’un fils de la femme libre a été déshérité, tandis qu’un fils de la servante a été constitué héritier. Né de la servante, Ismaël[313] est déshérité ; né de la femme libre, Isaac[314] devient héritier ; né de la femme libre, Esaü[315] est dépouillé de la succession paternelle ; et les enfants de Jacob[316] nés de ses servantes lui succèdent dans ses biens. Ainsi, en ces trois patriarches apparaît en son entier l’image du peuple futur, et c’est avec justice que Dieu a dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ; c’est là mon nom pour l’éternité[317] ». Pour le mieux comprendre, rappelons-nous la promesse faite à Abraham, cette promesse a été renouvelée à Isaac et à Jacob. Quelle a été cette promesse ? « En votre race seront bénies toutes les nations[318] ». Abraham crut alors ce qu’il ne voyait pas encore, les hommes le voient et ferment les yeux. Ce qui a été promis à un seul homme a reçu son accomplissement parmi les nations, et ceux-là se séparent de leur communion, qui refusent de voir ce qui s’est accompli. Mais à quoi leur sert de vouloir fermer les yeux sur ce fait éclatant ? Bon gré, mal gré, ils le voient ; il leur est impossible d’en nier l’évidence, elle frapperait les yeux même quand on ne voudrait pas les ouvrir.

3. Ce Nicodème, auquel répond le Sauveur, était du nombre de ceux qui croyaient en Jésus-Christ, et auxquels cependant il ne se fiait pas. Il y en avait, en effet, plusieurs auxquels Jésus-Christ ne se fiait pas, bien que déjà ils crussent en lui. Voici le texte évangélique : « Plusieurs crurent en son nom, à la vue des miracles qu’il opérait. Mais Jésus ne se fiait pas à eux ; et il n’avait pas besoin que personne lui rendît témoignage d’aucun homme ; car il savait ce qui était dans l’homme[319] ». Voilà donc des hommes qui déjà croyaient en Jésus-Christ, et à qui il ne se fiait pas. Pourquoi ? Parce qu’ils n’étaient pas encore régénérés dans l’eau et le Saint-Esprit. C’est le motif qui nous a portés déjà et qui nous porte encore à exhorter nos frères les catéchumènes à ne pas différer leur baptême. Car, si tu les interroges, tu verras qu’ils croient déjà en Jésus-Christ ; mais comme ils n’ont pas encore reçu la chair et le sang de Jésus-Christ, il ne se fiait pas encore à eux. Qu’ont-ils à faire pour que Jésus-Christ se fie à eux ? Qu’ils renaissent de l’eau et du Saint-Esprit. L’Église les a engendrés, qu’elle les mette au monde. Déjà ils sont conçus, qu’ils apparaissent à la lumière, l’Église a des mamelles qui les nourriront ; qu’ils ne craignent pas d’être étouffés après leur naissance ; qu’ils ne s’éloignent pas du sein maternel.

4. Aucun homme ne peut rentrer dans le sien de sa mère pour en sortir à nouveau ; mais quelqu’un, je ne sais qui, est-il né de la servante ? Est-ce que les enfants que les patriarches ont eus autrefois de leurs servantes sont rentrés dans le sein des femmes libres, pour naître une seconde fois ? Ismaël lui-même est venu d’Abraham, et si ce patriarche a eu le pouvoir de se donner un fils par l’intermédiaire de la servante, c’est l’épouse qui le lui donne. C’est l’époux qui engendre Ismaël, sinon de son épouse, du moins d’après son consentement[320]. Est-ce pour être né de la servante qu’Ismaël s’est vu déshérité ? Mais, s’il avait été déshérité en raison de sa naissance, aucun enfant de servante n’aurait été admis à l’héritage. Les enfants de Jacob ont hérité de leur père ; quant à Ismaël, s’il a été déshérité, ce n’est point parce qu’il est né de la servante, c’est à cause de son orgueil envers sa mère et envers le fils de sa mère. Car Sara était sa mère bien plus qu’Agar. L’une a prêté son sein, l’autre a donné son consentement Abraham n’eût pas agi sans le consentement de Sara ; Ismaël est donc plutôt le fils de Sara, que celui d’Agar. Mais parce qu’il a été orgueilleux envers son frère, et orgueilleux en jouant avec lui, c’est-à-dire en se jouant de lui, que dit Sara ? « Chasse la servante et son fils ; car le fils de la servante ne sera pas héritier avec mon fils Isaac[321] ». Ce n’est donc pas sa naissance de condition servile, mais son orgueil qui l’a fait déshériter ; eût-il été libre, il lui suffisait d’être orgueilleux pour devenir esclave, et, qui pis est, pour devenir esclave d’une méchante maîtresse, de l’orgueil. C’est pourquoi, mes frères, à celui qui vous demanderait si un homme peut naître de nouveau, répondez hardiment : Non. Toute réitération est un jeu, toute réitération est une tromperie. Ismaël joue ; chassez-le. Sara les ayant vus jouer ensemble, dit à Abraham : « Chasse la servante et son fils ». Ce jeu des enfants déplut à Sara ; sans doute elle aperçut dans ce jeu quelque nouveauté les mères ne désirent-elles pas voir jouer leurs enfants ? Celle-ci les vit jouer, et elle désapprouva leur jeu. J’ignore ce qu’elle vit en ce jeu, elle y vit quelque tromperie, elle remarqua l’orgueil du fils de la servante, le fit chasser. Les enfants des servantes sont chassés lorsqu’ils sont méchants. Ainsi en est-il encore d’Esaü, le fils de la femme libre. Que personne donc ne se rassure en s’appuyant sur ce prétexte, qu’il est né d’un homme de bien ou qu’il a été baptisé par un saint. Celui qui a été baptisé par un saint doit craindre d’être, non pas un Jacob, mais un Esaü. Aussi, mes frères, je vous le dis : il vaut mieux recevoir le baptême de la part d’hommes esclaves de leurs intérêts et amateurs du monde (ce que signifie le nom de servante), et rechercher en esprit l’héritage de Jésus-Christ, afin de ressembler aux enfants que Jacob a eus de ses servantes, que d’être baptisé par des saints et mériter par son orgueil d’être rejeté comme le fut Esaü, bien qu’il fût né d’une femme libre. Mes frères, retenez-le bien, nous ne vous caressons pas. Ne mettez pas en nous votre espérance, nous ne flattons ni vous ni nous ; car chacun de nous porte sa besace. Notre devoir est de vous dire la vérité, pour ne point subir un jugement sévère ; le vôtre est de nous écouter, et de nous prêter l’oreille de votre cœur, pour ne pas avoir à rendre compte de ce que nous vous communiquons ; ou plutôt, que ce compte, quand on vous le demandera, se trouve être à votre avantage, au lieu de se trouver à votre détriment.

5. Le Seigneur réplique à Nicodème par une exposition plus développée du mystère : « En vérité, en vérité, je te le dis : si quelqu’un ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu ». C’est la naissance charnelle que tu as en vue, quand tu dis : « Un homme peut-il rentrer dans le sein de sa mère et en sortir à nouveau ? » Pour entrer dans le royaume de Dieu, il faut naître par l’eau et le Saint-Esprit. Pour qu’un homme succède à un autre homme, à son père, dans la possession de ses biens temporels, il doit nécessairement naître d’une mère charnelle mais celui qui veut posséder l’héritage éternel de Dieu, de son Père céleste, il lui faut puiser la vie dans le sein de l’Église. C’est par l’intermédiaire de son épouse qu’un père sujet à la mort engendre le fils destiné à lui succéder un jour. Dieu engendre par l’Église des enfants destinés, non pas à lui succéder, mais à demeurer éternellement avec lui. Le Christ ajoute : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit ». Nous naissons donc selon l’Esprit, et cette naissance spirituelle provient de sa parole et du sacrement. Le Saint-Esprit intervient pour nous faire naître, et si le Saint-Esprit intervient d’une manière invisible pour te faire naître, la raison en est que ta naissance même est invisible. C’est pourquoi Jésus-Christ continue et dit : « Ne sois pas étonné de ce que j’ai dit : Il faut que vous naissiez de nouveau ; l’Esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix ; mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va ». Personne ne voit l’Esprit, mais comment entendons-nous sa voix ? Le Psalmiste nous parle, c’est l’Esprit qui nous parle ; nous entendons l’Évangile, c’est la voix de l’Esprit qui retentit à nos oreilles. « Tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va ». Si tu nais de l’Esprit, il en arrivera de même de toi ; et celui qui ne sera pas encore né de l’Esprit ne saura ni d’où tu viens, ni où tu vas. Voilà bien ce que dit ensuite Notre-Seigneur : « Ainsi en est-il de tout homme qui est né de l’Esprit ».

6. « Nicodème lui répondit : Comment cela peut-il se faire ? » Toujours des idées charnelles ; il ne comprenait pas. En lui se vérifiait ce qu’avait dit le Seigneur ; il entendait la voix de l’Esprit, sans savoir ni d’où il venait, ni où il allait. « Jésus lui dit : Tu es maître en Israël, et tu ignores ces choses ! » Hé quoi ! mes frères, penserons-nous que le Seigneur ait voulu insulter ce docteur des Juifs ? Le Seigneur savait ce qu’il faisait ; il voulait le faire naître de l’Esprit. Nul, à moins d’être humble, ne naît de l’Esprit. C’est, en effet, l’humilité qui nous fait naître de l’Esprit, et le Seigneur est près de ceux qui ont le cœur brisé[322]. Nicodème était fier de sa qualité de maître en Israël ; il se croyait un personnage d’importance parce qu’il était docteur en Israël ; Jésus-Christ abaisse son orgueil afin de le faire naître selon l’Esprit ; il se moque de lui comme s’il n’était qu’un ignorant, sans vouloir néanmoins paraître supérieur à lui. Qu’y aurait-il de si étonnant en cela ? D’un côté, un Dieu ; de l’autre, un homme ; d’un côté, la vérité ; de l’autre, le mensonge. Doit-on penser, croire et dire que le Christ fut plus que Nicodème ? Dire que le Christ soit supérieur aux anges, ne serait-ce pas ridicule ? Il est incomparablement au-dessus de toute créature, Celui qui a fait toutes les créatures. Mais Jésus-Christ veut mettre à bout l’orgueil de l’homme : « Tu es maître en Israël, et tu ignores ces choses ? » C’était lui dire : Tu vois bien que tu ne sais rien, docteur orgueilleux ; mais donc de l’Esprit, alors seulement tu marcheras dans la voie de Dieu et tu imiteras l’humilité du Christ. Il est si élevé au-dessus des anges que, « ayant la forme de Dieu, il a pu sans usurpation s’estimer son égal, et qu’il s’est néanmoins anéanti en prenant la forme d’esclave, en se rendant semblable aux hommes ; et, reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui, il s’est humilié lui-même et il est devenu obéissant jusqu’à la mort » ; et pour que tu n’imagines pas un genre de mort digne d’envie, il ajoute : « Et jusqu’à la mort de la croix[323] ». Il était attaché à la croix, et on l’insultait. Il pouvait descendre de la croix, mais il différait de le faire, afin de sortir glorieux du sépulcre. Comme maître, il a supporté l’insolence de ses serviteurs ; comme médecin, il a supporté celle de ses malades. Si telle a été sa manière d’agir, quelle doit être celle des hommes, pour qui c’est une obligation de naître du Saint-Esprit ? Comment doivent-ils se conduire, quand le maître, non seulement des hommes, mais des anges, leur a donné un pareil exemple ? En effet, ce que savent les anges, ils l’ont appris du Verbe de Dieu cherchez à savoir qui est-ce qui les a instruits, et l’Évangile vous dira : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu[324] ». Voilà qui ôte à l’homme sa tête, mais sa tête dure et rebelle, pour lui en donner une qui se courbe sous le joug du Christ, joug dont il est dit : « Mon joug est doux et mon fardeau est léger[325] ».

7. Le Sauveur ajoute : « Si lorsque je vous ai dit des choses de la terre, vous ne m’avez pas cru, quand je vous dirai des choses du ciel, comment me croirez-vous ? » Mes frères, quelles choses terrestres le Sauveur leur a-t-il dites ? « Si quelqu’un ne naît une seconde fois » ; est-ce là une chose de la terre ? « L’Esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix, et personne ne sait ni d’où il vient, ni où il va » ; est-ce là une chose de la terre ? Voulait-il parler du vent, comme quelques-uns l’ont déclaré lorsqu’on leur demandait ce que le Sauveur avait pu dire de terrestre d’après ces paroles : « Si lorsque je vous ai dit des choses de la terre vous ne m’avez pas cru, quand je vous dirai des choses du ciel, comment me croirez-vous ? » En effet, quand on a demandé à certains hommes ce que le Sauveur a pu dire de terrestre, ils se sont trouvés embarrassés et ils ont prétendu qu’il avait fait allusion au vent dans ces paroles : « L’esprit souffle où il veut, et tu entends sa voix ; mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va ». Dans son entretien avec Nicodème, qu’a-t-il dit qui ait trait à la terre ? Il parlait de la naissance spirituelle ; puis il a ajouté : « Ainsi en est-il de tout homme qui est né de l’esprit ». En outre, mes frères, lequel d’entre nous ne s’aperçoit point, par exemple, que le vent se dirige du Midi à l’Aquilon, ou qu’il va de l’Orient à l’Occident ? Dès lors, comment peut-il se faire que nous ne sachions ni d’où il vient, ni où il va ? Qu’a donc dit le Christ en fait de choses terrestres, que les hommes ne voulaient pas croire ? Est-ce l’allusion qu’il a faite à son corps, à ce temple qu’il devait rétablir en trois jours ? Ce corps, en effet, il l’avait reçu de la terre, et c’était cette terre qu’il avait prise dans un corps terrestre qu’il se disposait à ressusciter. Or, cette résurrection de la terre, on ne croyait pas qu’il l’opérerait. « Si, lorsque je vous ai dit des choses de la terre, vous ne m’avez pas cru, quand je vous dirai des choses du ciel, comment me croirez-vous ? » C’est-à-dire, si vous ne croyez pas que je puisse relever le temple de mon corps quand vous l’aurez détruit, comment croirez-vous que les hommes puissent être régénérés par le Saint-Esprit ?

8. Il ajoute : « Et personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel ». Ainsi, Jésus-Christ était sur la terre et il était au ciel ; sur la terre par son corps, au ciel par sa divinité, ou plutôt en tous lieux par sa divinité. Il était sorti du sein de sa mère, sans quitter celui de son Père. Car il y a deux naissances en Notre-Seigneur, l’une divine et l’autre humaine, l’une qui nous donne la vie, l’autre qui nous la rend : naissances également admirables, puisque l’une s’effectue sans mère, et l’autre sans père. Comme il tenait son corps d’Adam, vu que Marie venait d’Adam ; comme, d’ailleurs, c’était le même corps qu’il devait ressusciter, il avait dit quelque chose de terrestre en prononçant ces paroles : « Détruisez ce temple, et je le rétablirai dans l’espace de trois jours[326]. Mais il avait dit quelque chose de céleste, quand il avait dit : « Si l’homme ne renaît de l’eau et de l’Esprit, il ne verra pas le royaume de Dieu [327] ». Bien qu’il fût un homme et qu’il vécût sur la terre dans un corps mortel, l’apôtre Paul avait néanmoins sa conversation dans le ciel ; et le Dieu du ciel et de la terre ne pourrait être en même temps dans le ciel et sur la terre ?
9. Si donc personne que Jésus-Christ n’est descendu du ciel et n’y remonte, quelle espérance ont les autres ? Leur espérance est fondée sur ce fait que le Christ est descendu du ciel pour que tous les hommes ne fissent qu’un en lui et avec lui, pour être à même d’y monter par lui. L’Apôtre fait cette remarque : « L’Écriture ne dit pas : Et ceux qui naîtront, comme si elle avait voulu en marquer plusieurs ; mais elle dit, comme en parlant d’un seul : Celui qui naîtra de toi, qui est le Christ ». Puis il dit aux fidèles : « Vous êtes du Christ ; si vous êtes du Christ, donc vous êtes la race d’Abraham[328] ».En parlant d’un seul, le Sauveur a parlé de nous tous. C’est pourquoi, dans les psaumes, tantôt plusieurs chantent, et en cela nous devons reconnaître la pluralité dans l’unité ; tantôt un seul chante, pour marquer l’unité dans la pluralité. C’est pour la même raison qu’un seul malade a été guéri à la piscine de Bethsaïda [329], tandis qu’aucun des autres n’y retrouvait la santé. Cette unique personne est le symbole de l’unité de l’Église. Malheur aux ennemis de l’unité, à ceux qui se forment des partis parmi les hommes ! Qu’ils écoutent l’Apôtre : il veut ne faire qu’un seul en un seul, et pour un seul ; qu’ils l’écoutent quand il dit : Gardez-vous de vous faire plusieurs. « C’est moi qui ai planté, Apollo a arrosé ; mais c’est Dieu qui a donné l’accroissement. Celui qui plante n’est rien, non plus que celui qui arrose, mais c’est Dieu qui donne l’accroissement[330] ». Ils disaient : « Moi je suis à Paul, moi à Apollo, moi à Céphas » ; et il répondait : « Jésus-Christ est-il divisé [331] ? » Soyez en un seul, soyez une seule chose, soyez un seul. « Personne ne monte au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel ». Mais nous ioulons être à vous, disaient-ils à Paul ; et il leur répondait : Je m’y refuse, ne soyez pas à Paul ; mais soyez à celui à qui Paul est avec vous.
10. Car il est descendu et il est mort, et par sa mort il nous a délivrés de la mort. Au moment où la mort le tuait, il la tuait lui-même. Vous le savez, mes frères, c’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde. « Dieu n’a pas fait la mort », dit l’Écriture, « et », ajoute-t-elle, « il ne se réjouit pas de la perte des vivants ; car il a créé toutes choses afin qu’elles soient [332] ». Mais qu’ajoute le sage ? « C’est par un effet de l’envie du diable que la mort a fait son entrée dans le monde[333] ». L’homme n’aurait pu être amené par la force à prendre le breuvage de la mort, que le diable lui avait proposé, car le diable n’avait pas le pouvoir de le violenter ; il n’avait rien que celui de le persuader par la ruse. Si tu n’avais pas donné ton consentement à ses suggestions, il ne t’aurait pas fait de mal, mais parce que tu y as cédé, ô homme, tu as été condamné à mourir. Nous sommes nés mortels d’un père mortel ; d’immortels que nous étions nous sommes devenus sujets à la mort. Par Adam, tous les hommes sont condamnés à la mort ; mais Jésus, Fils de Dieu, Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, le Fils unique et l’égal du Père, s’est fait homme mortel, parce que le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous [334].
11. Jésus-Christ s’est donc revêtu de la mort et il l’a attachée à la croix, et par cette mort, il délivre ceux qui y sont sujets. Ce mystère avait été représenté en figure chez les anciens, et Notre-Seigneur y fait allusion au saint Évangile. « De même », dit-il, « que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ». Mystérieuse annonce de l’avenir ; tous ceux qui l’ont lue la comprennent. Toutefois, écoutez-en le récit, vous tous qui ne l’avez pas lue ou qui, après l’avoir lue ou entendue, en avez perdu le souvenir. Dans le désert, Israël tout entier gisait, à terre, victime de la morsure de serpents. Une multitude innombrable d’hommes tombaient sous les coups de la mort, car Dieu frappait durement son peuple, pour le corriger. Alors se manifesta l’admirable symbole de ce qui devait arriver un jour. Notre-Seigneur lui-même y fait allusion dans la leçon d’aujourd’hui, et personne n’a le droit de l’interpréter autrement que ne le fait la Vérité même, ni, par conséquent, de l’appliquer à d’autres qu’à elle. Le Seigneur dit donc à Moïse de faire un serpent d’airain, de le placer sur un bois élevé dans le désert et de recommander aux Israélites de porter leurs regards sur ce serpent attaché au bois, s’ils venaient à être mordus par un serpent vivant. Ses ordres turent accomplis. Dès que les hommes étaient mordus, ils jetaient les yeux sur le serpent d’airain, et ils étaient guéris [335]. Que représentent les serpents et leurs morsures ? Les péchés enfantés par la corruption de la chair. Que représente le serpent élevé dans le désert ? Notre-Seigneur mort sur la croix. Comme la mort venait des serpents, elle a été représentée sous l’emblème d’un serpent. La morsure d’un serpent donnait la mort, la mort de Notre-Seigneur donne la vie. On jetait les yeux sur le serpent, afin que le serpent fût inoffensif. Qu’est-ce à dire ? Pour que la mort n’ait sur nous aucun pouvoir, il nous faut regarder la mort ; la mort de qui ? La mort de la vie ; oui, la mort de la vie, si l’on peut s’exprimer ainsi, et précisément parce qu’on peut s’exprimer de la sorte, c’est un admirable langage. Mais pourquoi ne pourrait-on pas dire ce qui a pu se faire ? Eh quoi ! craindrais-je de dire ce que Jésus-Christ a daigné faire pour moi ? Jésus-Christ n’était-il pas la vie ? Et cependant il a été attaché à la croix. Jésus-Christ n’était-il pas la vie ? Et cependant il est mort. Mais dans la mort de Jésus-Christ, la mort a trouvé la sienne, parce qu’en mourant, la vie a tué la mort, la plénitude de la vie l’a engloutie, elle a été anéantie dans le corps de Jésus-Christ. C’est ce que nous dirons nous-mêmes au moment de notre résurrection, lorsque dans notre triomphe nous nous écrierons : « O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon ? » Cependant, mes frères, pour être guéri du péché, jetons les yeux vers Jésus-Christ en croix, puisque selon sa parole : « comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ne meure pas, mais qu’il ait la vie éternelle ». De même que la morsure des serpents était de nul effet pour ceux qui regardaient le serpent d’airain, ainsi le péché n’a rien de dangereux pour ceux qui considèrent des yeux de la foi le Christ mourant. Dans le désert, les Juifs n’étaient préservés que de la mort du temps, ni ramenés qu’à une vie fugitive ; mais le Christ est mort, pour que les hommes aient la vie éternelle. Telle est, en effet, la différence qui se trouve entre la réalité et la figure, entre la figure qui donnait la vie du temps et la réalité qu’elle symbolisait et qui procure la vie éternelle.
12. « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde, pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui ». Ainsi le médecin s’approche du malade, pour lui rendre, autant que possible, la santé. Mais le malade se donne à lui-même la mort, s’il refuse d’observer les prescriptions du médecin. Le Sauveur est venu en ce monde ; pourquoi l’appelle-t-on Sauveur du monde, si ce n’est qu’il est venu pour sauver le monde et non four le juger ? Tu refuses le salut qu’il t’apporte ? Tu seras jugé d’après ta conduite. Que dis-je, tu seras jugé ? Écoute ce que dit Jésus : « Qui croit en lui ne sera point jugé ; mais qui n’y croit pas », à ton avis que va-t-il dire ? Il sera jugé ? Non ; « il est déjà jugé ». Le jugement n’a pas encore paru, mais le jugement est déjà rendu. Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent, il connaît ceux qui sont destinés à recevoir la couronne et ceux qui doivent être jetés dans les flammes ; il sait quel est le froment qui se trouve dans son aire, il sait aussi quelle est la paille, il distingue entre le bon grain et l’ivraie. Celui qui ne croit pas est déjà jugé. Pourquoi ? « Parce qu’il ne croit pas au nom du Fils unique de Dieu ».
13. « Or, voici le jugement : la lumière est venue en ce monde et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière ; car leurs œuvres étaient mauvaises ». Mes frères, où sont ceux dont le Seigneur trouve les œuvres bonnes ? Nulle part ; car il a trouvé mauvaises les œuvres de tous. Comment donc y en a-t-il eu pour agir selon la vérité et venir à la lumière ? Il y en a eu, puisque le Sauveur ajoute : « Mais celui qui accomplit la vérité vient à la lumière, afin que ses œuvres soient manifestées parce qu’elles sont faites en Dieu ». Comment certains hommes ont-ils opéré le bien, de façon à venir à la lumière, c’est-à-dire à Jésus-Christ ? Comment d’autres ont-ils préféré les ténèbres ? Car si Jésus-Christ trouve tous les hommes pécheurs, s’il les guérit tous de leurs péchés, si le serpent, figure du Sauveur mis en croix, guérissait ceux qui avaient été mordus, si enfin le serpent n’a été élevé qu’en raison de ta morsure des serpents, c’est-à-dire si le Seigneur est mort pour les hommes trouvés par lui dans le péché et condamnés à mourir, quel sens donner à ces paroles : « Voici leur jugement ; la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises ? » Qu’est-ce que cela ? Quels sont ceux dont les œuvres étaient bonnes ? N’êtes-vous pas venu pour justifier des pécheurs ? Mais, ajoute-t-il : « Ils ont préféré les ténèbres à la lumière ». Là se trouve toute la force du raisonnement du Sauveur. Plusieurs, en effet, ont aimé leurs péchés, plusieurs les ont confessés ; or, celui qui confesse ses péchés et s’en accuse, commence à agir conjointement avec Dieu. Dieu accuse tes péchés ; si tu en fais autant, tu te joins à lui. Il y a en nous comme deux choses distinctes : l’homme et le pécheur. Comme homme, nous sommes l’ouvrage de Dieu ; comme pécheurs, nous sommes notre propre ouvrage. Détruis ce que tu as fait, afin que Dieu sauve ce qu’il a créé. Il faut haïr en toi ton œuvre et y aimer l’ouvrage de Dieu. Or, quand ce que tu as fait commencera à te déplaire, alors tu commenceras à faire le bien, puisque tu accuses tes mauvaises œuvres. Le commencement du bien n’est autre chose que la confession du mal. Dès lors que tu fais la vérité, tu ne te trompes pas toi-même, tu ne te flattes pas, tu ne t’en fais pas accroire, lu ne dis pas : Je suis juste, alors que tu es pécheur et que tu commences seulement à faire la vérité. Mais tu viens à la lumière, afin que tes œuvres soient manifestées, parce qu’elles sont faites en Dieu. Car ton péché te déplaît ; mais il ne te déplairait pas, si la lumière de Dieu ne t’éclairait, et si la vérité ne te le montrait à découvert. Mais celui qui, même après cet avertissement, aime encore son péché, hait la lumière qui L’avertit ; il s’en éloigne pour ne point entendre ses reproches an sujet des œuvres mauvaises qu’il aime. Pour celui qui fait la vérité, il condamne ce qu’il y a de mal en lui, il ne s’épargne pas, il ne se pardonne pas ; car il veut que Dieu lui pardonne. En effet, ce dont il désire le pardon de la part de Dieu, il le reconnaît ; il vient à la lumière et il lui rend grâce de lui avoir montré ce qu’il devait haïr en lui-même. Il dit à Dieu « Détournez vos yeux de mes péchés », et de quel front pourrait-il parler de la sorte s’il n’ajoutait aussitôt : « parce que je connais mon iniquité et que mon péché est toujours devant moi [336] ? » Vois ce que tu désires que Dieu ne voie pas. Si tu rejettes derrière toi ton péché, Dieu le remettra devant tes yeux, et il choisira, pour le faire, le moment où il ne te servira plus de rien de t’en repentir.
14. Courez donc, mes frères, de peur que les ténèbres vous surprennent[337]. Réveillez-vous pour opérer votre salut, réveillez-vous tandis que vous le pouvez ; que nul ne se montre lent à venir au temple de Dieu ; que nul ne se montre lent à faire l’œuvre du Seigneur ; que nul ne cesse de prier continuellement ; que nul ne se relâche de sa dévotion accoutumée. Réveillez-vous, puisqu’il fait jour, le jour luit ; ce jour, c’est Jésus-Christ. Il est prêt à excuser, mais ceux qui s’accuseront ; comme aussi à punir ceux qui se défendront, qui se vanteront d’être justes, qui se croiront quelque chose, quand ils ne sont rien. Pour celui qui marche dans sa miséricorde et dans son amour, alors même qu’il est délivré des péchés graves et mortels, comme les crimes énormes, les homicides, les vols, les adultères, il rend hommage à la vérité en confessant les fautes légères qu’il a commises dans ses conversations, dans ses pensées, dans l’usage immodéré des choses permises. Aussi vient-il à la lumière par la pratique des bonnes œuvres ; car, en se multipliant, les petits péchés donnent la mort à l’âme, si on n’y prend garde. Ce sont de petites gouttes d’eau qui alimentent le cours des rivières, les grains de sable sont presque perceptibles ; néanmoins, si vous en mettez une grande quantité sur les épaules d’un homme, ils le surchargent et l’écrasent. Ce que fait la violence des flots, l’eau qui s’infiltre dans la sentine peut le faire aussi, quand on n’y porte pas remède ; elle s’y introduit petit à petit ; à force de s’y accumuler, sans jamais en sortir, elle finit par entraîner le navire dans l’abîme. Qu’est-ce que vicier la sentine, sinon empêcher par les bonnes œuvres, les gémissements, les jeûnes, les aumônes, le pardon des injures, que nos péchés nous entraînent dans le précipice ? Le chemin de cette vie est difficile, il est hérissé d’obstacles. La prospérité peut y donner de l’orgueil, le malheur peut nous y abattre. Celui qui t’a départi les joies de la vie présente, le fait pour te consoler, et non pour te donner l’occasion de te corrompre. Par la même raison, celui qui te châtie en ce monde, le fait pour te corriger, et non pour te punir. Accepte les leçons de Dieu comme celles d’un père, afin qu’un jour il ne te punisse pas comme ton juge. Nous vous disons cela tous les jours, et il faut le dire souvent ; car tout cela est bon et utile pour votre salut.

TREIZIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT DE L’ÉVANGILE : « APRÈS CELA JÉSUS VINT EN JUDÉE AVEC SES DISCIPLES », JUSQU’À « MAIS L’AMI DE L’ÉPOUX, QUI SE TIENT DEBOUT ET QUI L’ÉCOUTE, EST RAVI DE JOIE À CAUSE DE LA VOIX DE L’ÉPOUX ». (Chap. 3,22-29.)

JEAN, TÉMOIN DU CHRIST.[modifier]

Jusqu’alors Jean avait rendu témoignage au Christ, sans néanmoins affirmer qu’il fut Dieu. Pour le voir sous son enveloppe mortelle, il faut, comme les anges, le contempler des yeux de l’âme, et se servir de son humanité afin de parvenir jusqu’à sa divinité. Jean baptisait donc en Enon : Jésus aussi ; de là, grande discussion entre les disciples de Jean et les Juifs. Loin de se glorifier, le précurseur en prit occasion de s’humilier : Je ne suis pas le Christ, dit-il, je ne suis que l’ami de l’époux et je défends son épouse par la pureté de ma charité et l’unité de ma foi. Les hérétiques, qui pensent avant tout à eux-mêmes, et prêchent la division imitent-ils Jean ? Évidemment non. Ne nous laissons donc séduire ni par leurs paroles, ni par leurs prodiges, et conservons la simplicité de la foi dans l’union de la charité.

1. Comme peuvent se le rappeler ceux l’entre vous qui ont souci de leur profit spirituel, nous suivons un ordre dans la lecture de l’Évangile selon Jean. Eu suivant cet ordre, nous sommes précisément amenés à vous expliquer aujourd’hui ce que vous venez d’entendre. Ce qui a été lu depuis le commencement de l’Évangile jusqu’à la leçon de ce jour, nous l’avons expliqué, vous vous en souvenez, Et quand même vous auriez oublié plusieurs des choses que nous vous avons dites, l’idée du ministère que nous remplissons s’est du moins conservée en vous, Pour ce qui a été dit du baptême de Jean, il se peut que vous n’ayez pas tout retenu, je ne doute pas cependant que vous n’en ayez retenu quelque chose. Vous vous souvenez aussi du motif pour lequel le Saint-Esprit est apparu en forme de colombe ; vous vous rappelez également comment nous avons tranché cette difficulté presque inextricable : qu’est-ce que la colombe a pu faire découvrir à Jean dans la personne de Notre-Seigneur, qu’il ignorât encore, puisqu’il le connaissait déjà. Ne lui avait-il pas dit, en effet, au moment où il venait pour recevoir le baptême. « C’est à moi d’être baptisé par vous, et vous venez à moi ? » Et Jésus-Christ ne lui avait-il pas répondu : « Laisse-moi faire présentement, afin que s’accomplisse toute justice[338] ? »

2. L’ordre de nos lectures nous ramène donc forcément aujourd’hui au précurseur. C’est de lui que parlait à l’avance le prophète Isaïe, quand il disait : « On entend la voix de celui qui crie dans le désert : préparez la voie au Seigneur, rendez droits ses sentiers[339] ». En effet, c’est en ces termes que Jean a rendu témoignage à Jésus-Christ son Seigneur, et par un privilège de la grâce à son ami. À son tour, le Seigneur et ami de Jean lui a rendu aussi témoignage ; car il a dit de lui : « Parmi ceux qui sont nés de la femme, il n’y en a pas de plus grand que Jean-Baptiste ». Mais Jésus-Christ s’était proclamé supérieur à Jean ; et ce qui le rendait supérieur au fils d’Elisabeth, c’était sa divinité. Mais « celui qui est le plus petit », continue-t-il, « dans le royaume des cieux, est « plus grand que lui[340] ». Il lui est inférieur par l’âge, mais il est plus grand que lui par sa puissance, par sa divinité, par sa majesté, par la splendeur de sa gloire : car il est « le Verbe qui était dès le commencement, le Verbe qui était en Dieu, le Verbe qui était Dieu ». Dans les lectures précédentes, nous avons vu que Jean rendait témoignage à Notre-Seigneur, au point de le proclamer Fils de Dieu, sans néanmoins déclarer ou nier qu’il fût Dieu. À cet égard il avait gardé le silence : par conséquent, il ne s’était point prononcé pour la négative, peut-être même avait-il tant soit peu penché pour l’affirmative : nous en trouvons, ce me semble, la preuve dans la leçon d’aujourd’hui. Jean l’avait donc appelé Fils de Dieu ; mais les hommes n’ont-ils pas aussi été appelés de ce nom ? Il l’avait déclaré si grand, qu’à l’entendre, il n’était pas digne de dénouer les cordons de ses souliers[341]. Voilà déjà un degré de grandeur qui donne beaucoup à penser, le plus grand parmi ceux qui sont nés de la femme n’était pas digne de dénouer les cordons de ses souliers. C’était le mettre au-dessus des anges et des hommes. Car nous lisons dans l’Écriture qu’un homme ayant voulu se jeter aux pieds d’un ange, celui-ci s’y opposa. En effet, l’Apocalypse nous apprend qu’un ange montra une vision à l’Apôtre même qui a écrit cet Évangile. Effrayé de la grandeur de ce qu’il avait vu, Jean se jeta à ses pieds : « Lève-toi », lui dit l’ange, « garde-toi de le faire, adore Dieu seul ; car pour moi, je suis comme toi et comme les frères, un de ses serviteurs[342] ». Voilà donc un ange qui empêche un homme de se jeter à ses pieds. De là n’est-il pas évident que le Christ est supérieur à tous les anges, puisque le plus grand de ceux qui sont nés de la femme a dit qu’il était indigne de délier les cordons de ses souliers ?

3. Néanmoins, Jean va nous dire quelque chose de plus positif : il va nous dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ est Dieu. Nous allons le voir dans cette leçon, car n’est-ce pas déjà à lui que s’appliquent les paroles du Psalmiste que nous venons de chanter : « Dieu a régné sur toute la terre ? » Voilà une parole que refusent d’entendre ceux qui restreignent à l’Afrique les limites de son royaume. C’est évidemment du Christ qu’il a été dit : « Dieu a régné sur toute la terre ». Avons-nous, en effet, un roi autre que Jésus-Christ Notre-Seigneur ? Oui, il est notre roi. Quelles paroles avez-vous encore entendues lorsqu’on chantait tout à l’heure l’un des derniers versets du psaume : « Chantez notre Dieu, chantez notre roi, chantez ». Celui qu’il appelle notre Dieu, il l’appelle aussi notre roi, « chantez notre Dieu, chantez notre roi, chantez avec intelligence ». Garde-toi de réduire à une seule partie de la terre la puissance de celui dont tu chantes : « Parce que le roi de toute la terre est Dieu[343] ». Comment est-il le roi de toute la terre, celui qui n’a été vu que dans une des parties du monde, dans la Judée, à Jérusalem, où il a conversé avec les hommes, où il est né, où il a sucé le lait de sa mère, où il a grandi, où il a bu et mangé, où il a veillé et dormi, où, étant fatigué, il s’est assis près d’un puits ; où il a été saisi, flagellé, couvert de crachats, couronné d’épines, attaché à la croix, percé d’une lance, où il est mort et a été enseveli ? Comment reconnaître en lui le roi de toute la terre ? Ce qui se voyait dans un lieu n’était que sa chair ; sa chair apparaissait aux yeux de la chair ; mais sous les dehors d’une chair mortelle se cachait sa majesté immortelle. Quels yeux pouvaient apercevoir cette majesté immortelle voilée par une enveloppe de chair ? Il y a d’autres yeux que ceux-là, il y a les yeux de l’âme. Certes, Tobie n’était pas entièrement privé de la vue quand il donnait à son fils des préceptes de vie[344]. Le fils donnait la main à son père pour guider ses pas le père donnait des conseils à son fils pour l’aider à marcher dans la voie de la justice. Ici je vois réellement des yeux, là j’en devine. Les yeux de celui qui donnait des conseils valaient mieux que les yeux de celui qui lui servait de guide. C’étaient de tels yeux que cherchait Jésus-Christ, lorsqu’il disait à Philippe : « Depuis si longtemps je suis avec vous, « et vous ne me connaissez pas encore ». C’était à de tels yeux qu’il faisait allusion quand il disait : « Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père [345] ». Ces yeux sont les yeux de l’intelligence, ces yeux sont les yeux du cœur. C’est pourquoi, après avoir dit : « Dieu est le roi de la terre », le Psalmiste ajoute aussitôt : « Chantez avec intelligence » ; c’est-à-dire qu’en disant : « Chantez notre Dieu, chantez », j’appelle Dieu notre roi. Vous avez vu notre roi pareil à un homme vivant au milieu des autres hommes, vous l’avez vu souffrant, crucifié, mort ; sous le voile de cette chair que vos yeux charnels pouvaient contempler se cachait quelque chose. Qu’était-ce ? « Chantez avec intelligence », ne cherchez pas à voir avec les yeux du corps ce que vous ne pouvez apercevoir que des yeux de l’âme. « Chantez » avec votre langue, en tant que nous l’avons vu comme homme au milieu de nous ; mais en tant qu’il « est le Verbe qui s’est fait chair et qui a habité parmi nous », que notre corps loue son humanité et que notre âme adore sa divinité. « Chantez avec intelligence », et reconnaissez que « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous ».

4. Qu’à son tour Jean rende témoignage à Jésus-Christ. « Après cela », est-il dit, « Jésus vint en Judée avec ses disciples ; il y demeurait avec eux et baptisait ». Après avoir été baptisé, il baptisait ; mais il ne donnait pas un baptême pareil à celui qu’il avait reçu. Le naître baptise après avoir été baptisé par le serviteur, il avait voulu nous indiquer par là le chemin de l’humilité, et nous conduire au baptême du maître, c’est-à-dire à son propre baptême, en se montrant assez humble pour ne pas dédaigner le baptême de son serviteur. Le baptême du serviteur préparait la voie au maître, et le Seigneur, en le recevant, s’est fait la voie de ceux qui viennent à lui. Écoutons-le, lui-même : « Je suis la voie, la vérité et la vie[346] ». Si tu cherches la vérité, suis la voie qui y mène, car la voie est en même temps la vérité. Le but où tu tends, la voie qui t’y conduit, c’est la même chose ; autre n’est pas le chemin, et autre le but où il conduit : tu n’arrives pas au Christ par une voie différente de lui-même : tu vas au Christ par le Christ. Comment cela ? Tu vas par Jésus-Christ homme à Jésus-Christ Dieu, par le Verbe fait chair, au Verbe qui dès le commencement était Dieu, en Dieu ; par celui qui est la nourriture des hommes, à celui qui est la nourriture quotidienne des anges. En effet, il est écrit : « Il leur a donné le froment du ciel, l’homme a mangé le pain des anges[347] ». Quel était le pain des anges ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Comment l’homme a-t-il mangé le pain des anges ? « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous[348] ».

5. Mais parce que nous avons parlé du pain qui fait la nourriture des anges, ne vous les représentez pas comme mangeant à notre manière. Car si telles étaient vos pensées, le Dieu dont se nourrissent les anges serait déchiré en morceaux. Peut-on partager la justice ? Mais, me dira encore quelqu’un : Peut-on se nourrir de la justice ? Comment Jésus-Christ a-t-il pu dire : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés [349] ? » Le pain que tu manges pour te restaurer disparaît ; pour te rendre la force, il se consume ; mange la justice, tu renouvelles tes forces, et elle demeure intacte. Ainsi, quand nous jouissons de la lumière matérielle, son éclat répare en nous les forces du sens de la vue, et pourtant cette lumière n’est qu’un objet corporel perçu par les yeux du corps. Pour être demeurés trop longtemps dans les ténèbres, plusieurs ont senti leurs yeux s’affaiblir ; car ils avaient comme jeûné en fait de lumière. Privés de leur aliment, car la lumière les nourrit, les yeux se fatiguent et s’affaiblissent sous l’influence de ce jeûne, en sorte qu’ils ne peuvent même plus supporter cette lumière qui devrait restaurer leurs forces ; et s’ils en sont trop longtemps privés, ils finissent par s’éteindre, et le sens de la perception visuelle meurt pour ainsi dire en eux. Eh quoi ! parce qu’elle alimente tous les jours une si grande quantité d’yeux, cette lumière diminue-t-elle ? Non, les yeux se restaurent et la lumière reste dans son entier. Puisque Dieu a pu faire de la lumière matérielle l’aliment des yeux du corps, sans qu’elle en souffre aucune atteinte, pourquoi ne communiquerait-il pas aux cœurs purs une lumière infatigable, toujours entière, incapable de faiblir ? Quelle est cette lumière ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu ». Voyons si Dieu est en effet une lumière. « En vous est la source de la vie, et « nous verrons la lumière dans votre lumière[350] ». Sur la terre autre chose est une source, autre chose est la lumière. Si tu as soif, tu cherches une source, et pour y arriver tu cherches la lumière ; et s’il fait nuit, tu allumes une lampe afin de parvenir à la source. Jésus-Christ est en même temps source et lumière : source pour celui qui a soif, lumière pour celui qui ne voit pas. Ouvrons les yeux pour voir cette lumière, ouvrons la bouche de notre cœur pour boire à cette source ; ce que tu bois, tu le vois : tu l’entends, Dieu est tout pour toi, parce qu’il est pour toi l’ensemble de ce que tu aimes. Si tu ne penses qu’à des choses visibles, il est sûr que Dieu n’en est pas. il n’est ni du pain, ni de l’eau, ni le soleil, ni un vêtement, ni une maison ; car toutes ces choses sont visibles et distinctes les unes des autres. Ce qui est du pain n’est pas de l’eau, ce qui est un vêtement n’est pas une maison, et l’ensemble de tout cela n’est pas Dieu ; car tout cela est visible. Dieu, au contraire, est tout pour toi. As-tu faim ? Il te sert de pain. Es-tu altéré ? Il te rafraîchit. Es-tu dans les ténèbres ? Il est ta lumière, parce qu’il reste incorruptible. Es-tu nu ? Il sera le vêtement de ton immortalité, lorsque ce corps corruptible aura été revêtu d’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura été revêtu d’immortalité[351]. De Dieu on peut dire tout, et l’on n’en peut rien dire qui soit digne de lui. Rien de plus riche que cette indigence. Si tu cherches un nom qui lui convienne, tu n’en trouves pas, et si tu veux parler de lui, c’est à ne pas tarir. Y a-t-il une similitude quelconque entre un agneau et un lion ? L’Écriture a donné au Christ ces deux noms : « Voici l’Agneau de Dieu [352] ». Comment est-il un lion ? « Le lion de la tribu de Juda a vaincu [353] ».
6. Écoutons Jean « Jésus baptisait ». nous avons déjà dit que Jésus baptisait ; comment était-il Jésus ? Comment était-il le Seigneur ? le Fils de Dieu ? le Verbe ? Mais « le Verbe s’est fait chair ». « Jean baptisait aussi dans Ennon, près de Salim ». Ennon est le nom d’un lac. Comment savons-nous que c’était un lac ? « C’est qu’il y avait là beaucoup d’eau, et que plusieurs y venaient pour être baptisés ; car Jean n’avait pas encore été mis en prison ». S’il vous en souvient, je vous ai déjà dit, et je vous le répète, pourquoi Jean baptisait en voici la raison : il fallait que le Sauveur reçût le baptême. Et pourquoi fallait-il que le Sauveur fût baptisé ? Parce que plusieurs se croyant plus privilégiés de la grâce que les autres fidèles, auraient dédaigné de se faire baptiser. Par exemple un catéchumène dans la continence mépriserait le fidèle engagé dans les liens du mariage, et se croirait meilleur. Ce catéchumène dirait peut-être dans son cœur Qu’ai-je besoin de recevoir le baptême pour avoir ce qu’a celui-là, puisque je vaux mieux que lui ? Afin d’empêcher la présomption de perdre ceux que le mérite de leur propre justice pourrait enorgueillir, le maître a voulu recevoir le baptême de la main de son serviteur : et, par là, il semblait dire à des fils orgueilleux : Pourquoi vous élever ? pourquoi vous mettre au-dessus des autres ? Parce que vous avez, l’un la prudence, l’autre la science, celui-ci la chasteté, celui-là une patience inébranlable ? Pensez-vous avoir ces vertus au même degré que moi qui vous les ai données ? Cependant j’ai reçu le baptême de mon serviteur, et vous, vous dédaignez le baptême de votre maître ! Voilà ce que signifient ces paroles : « Afin que toute justice s’accomplisse[354] ».
7. En ce cas, dira quelqu’un, il suffisait que Jean baptisât Notre-Seigneur ; quelle nécessité y avait-il pour lui d’en baptiser d’autres ? À cela nous avons répondu que si Notre-Seigneur avait seul reçu le baptême de Jean, plusieurs n’auraient pas manqué de penser que le baptême de Jean était meilleur que celui de Notre-Seigneur. Voyez, auraient-ils dit, quelle était la valeur du baptême de Jean ! Jésus-Christ seul a été digne de le recevoir ! Le Christ a donc voulu faire voir la supériorité de son propre baptême relativement à celui de Jean : il a voulu que l’un fût considéré comme celui du serviteur, et l’autre comme celui du Maître ; il a voulu nous donner un exemple d’humilité, il s’est donc fait baptiser. Mais il n’a pas été seul à recevoir ce baptême, par la raison que ce baptême ne devait pas être considéré comme préférable à celui du Seigneur. Par là encore, nous vous l’avons dit, mes frères, Notre-Seigneur Jésus-Christ a agi de manière à empêcher certains hommes, infatués de la grandeur de leurs mérites, de regarder comme indigne d’eux la réception de son propre baptême. Quels que soient, en effet, les progrès d’un catéchumène dans le chemin de la vertu, il porte toujours le fardeau de ses péchés, et il n’en sera déchargé que quand il sera venu recevoir le baptême. De même que les Israélites n’ont été délivrés des Égyptiens qu’après avoir traversé la mer Rouge[355], ainsi personne ne sera délivré du poids de ses fautes qu’après avoir été plongé dans la piscine du baptême.
8. « Il s’éleva donc une dispute entre les disciples de Jean et les Juifs, touchant la purification ». Jean baptisait, Jésus-Christ baptisait aussi : les disciples de Jean s’en émurent ; car si l’on venait au baptême de Jean, on accourait en foule à celui de Jésus-Christ. Ceux qui venaient demander le baptême à Jean, celui-ci les renvoyait à Jésus-Christ ceux, au contraire, que le Christ baptisait, il ne les envoyait pas à Jean. Les disciples du Précurseur en furent donc troublés, et comme il arrive d’habitude en pareil cas, une contestation s’éleva entre eux et les Juifs. Il est facile de l’imaginer, les Juifs prétendaient que Jésus-Christ était supérieur à Jean, et qu’en conséquence il fallait aller à lui. Les disciples de Jean n’étaient pas éclairés comme ils le furent plus tard ; aussi défendaient-ils le baptême de leur maître. On vint trouver Jean lui-même pour lui faire résoudre la difficulté. Que votre charité soit attentive. Voici qui montre combien l’humilité est utile ; nous allons voir si dans une circonstance où les hommes pouvaient se tromper, Jean a voulu profiter de leur penchant à l’erreur, pour se faire valoir. Il aurait pu dire : vous parlez juste ; c’est avec raison que vous discutez : mon baptême est le meilleur. Je vais vous donner une preuve de son excellence, c’est que j’ai baptisé le Christ. Dès lors qu’il avait baptisé le Christ, Jean pouvait parler ainsi. La belle occasion de s’élever, s’il avait voulu le faire ! Mais il savait mieux devant qui il devait s’humilier. Celui qu’il précéda par l’âge, il a voulu lui céder le pas et proclamer son excellence ; car il savait que le Christ était son Sauveur. Auparavant déjà, il avait dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude [356] ». C’était le reconnaître comme Dieu. Si, en effet, il n’est pas Dieu, comment tous les hommes peuvent-ils recevoir de sa plénitude ? Car s’il est homme, sans être en même temps Dieu, il reçoit de la plénitude de Dieu, et par conséquent il n’est pas Dieu. Si, au contraire, tous les hommes reçoivent de sa plénitude, il est la source, eux y boivent. Quand on boit à une source, c’est qu’on est susceptible d’avoir soif et de boire. Pour la source, elle n’a jamais soif, elle n’a pas besoin d’elle-même. Les hommes ont besoin de la source, Lorsque leurs entrailles sont enflammées et que leur gorge se trouve sèche, ils courent à la source afin de s’y rafraîchir ; la source coule pour rafraîchir les gens altérés. Ainsi en est-il du Seigneur Jésus.
9. Voyons donc ce que Jean répondit : « Ils vinrent à Jean et lui dirent : Maître, celui qui était avec toi au-delà du Jourdain, auquel tu as rendu témoignage, voilà qu’il baptise maintenant, et tous vont à lui ». C’était lui dire : Qu’en dis-tu ? Ne faut-il pas les en empêcher, afin qu’ils viennent de préférence à toi ? Jean leur répondit : « L’homme ne peut rien recevoir qu’il ne lui ait été donné du ciel ». À votre avis, de qui Jean a-t-il voulu parler ? de lui-même. Puisque je suis homme, ce que j’ai, je l’ai reçu du ciel. Que votre charité soit attentive. « L’homme ne peut rien recevoir qu’il ne lui ait été donné du ciel. Vous me rendez vous-mêmes témoignage que j’ai dit : Je ne suis pas le Christ ». C’était leur dire : Pourquoi vous tromper vous-mêmes ? Comment ? c’est vous-mêmes qui m’adressez une pareille question ? Pourquoi me dire : « Maître, celui qui était avec toi au-delà du Jourdain, et à qui tu as rendu témoignage ? » Vous savez donc quel est le témoignage que je lui ai rendu. Vous dirai-je, maintenant, qu’il n’est pas celui que je vous ai dit ? Moi qui ai reçu du ciel le privilège d’être quelque chose, vous me prenez donc pour rien, puisque vous voulez que je parle contre la vérité ? « L’homme ne peut rien recevoir qu’il ne lui ait été donné du ciel. Vous me rendez vous-mêmes témoignage que je vous ai dit : Je ne suis pas le Christ ». Tu n’es pas le Christ ; mais qui es-tu, puisque tu es plus grand que lui, vu que tu l’as baptisé ? « Je suis son envoyé » : moi je suis le héraut, lui est le juge.
10. Mais écoute tin témoignage beaucoup plus fort et plus exprès. Voyez donc de quoi il s’agit pour nous, voyez ce que nous devons aimer. Remarquez – le bien : aimer un homme à la place de Jésus-Christ, c’est commettre un adultère. Pourquoi m’exprimé-je ainsi ? Faisons attention à la réponse de Jean. On pouvait se tromper à son endroit, on pouvait le prendre pour ce qu’il n’était pas ; il rejette loin de lui l’honneur qui ne lui est pas dû, pour s’attacher à la Pierre solide de la vérité. À l’entendre, qui est le Christ ? Qu’est-il lui-même ? « Celui qui a l’épouse est l’époux ». Soyez chastes, aimez l’époux. Mais, qui êtes-vous, vous qui nous dites : « Celui qui a l’épouse est l’époux ? Pour l’ami de l’époux, qui se tient debout et qui l’écoute, il est rempli de joie parce qu’il entend la voix de l’épouse ». Le Seigneur notre Dieu, qui sait les pensées de mon cœur et l’abondance des gémissements dont il est plein, m’aidera à vous dire ma douleur. Mais, je vous en conjure par ce même Jésus-Christ, suppléez par la pensée à ce que je ne pourrai dire ; car, je le sens, mes paroles ne sauraient exprimer l’amertume de mes peines. En effet, je vois beaucoup de ces adultères qui veulent posséder l’épouse que le Seigneur a rachetée à un si haut prix, qu’il a aimée en dépit de sa laideur, pour la rendre toute belle, qu’il a délivrée, qu’il a richement ornée. Je les vois employer tous les artifices de la parole pour se faire aimer aux dépens (le l’époux. C’est de l’époux que Jean a dit : « Voilà celui qui baptise [357] ». Qui ose s’avancer et dire : C’est moi qui baptise ? Qui ose s’avancer et dire : C’est ce que je donne qui est saint ; il serait avantageux pour toi d’être régénéré par moi ? Écoutons l’ami de l’époux, au lieu d’écouter les adultères ; Écoutons celui qui montre du zèle, mais pour un autre que pour lui-même.
11. Mes frères, retournez par la pensée dans vos maisons. Je vous parle d’une manière charnelle et terrestre, je vous parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair [358]. Plusieurs d’entre vous sont mariés, plusieurs veulent l’être, plusieurs qui ne le voudraient pas le sont ; plusieurs qui ne consentiraient jamais à avoir de femmes doivent leur naissance à celles qu’ont épousées leurs pères, Enfin il n’y a pas de cœur à l’abri d’affections de cette nature ; il n’y a aucun homme, assez différent des autres hommes dans l’appréciation des choses humaines, pour ne pas sentir ce que je vais dire. Supposez donc qu’un mari, partant pour un voyage lointain, recommande sa femme à son ami. Tu es mon ami, lui dit-il, veille, je te prie, à ce que pendant mon absence elle n’en aime point d’autre que moi. Cet homme chargé de veiller sur la fiancée ou l’épouse de son ami, s’occupe soigneusement de ne lui en laisser aimer aucun autre ; mais il s’arrange de façon à se faire aimer lui-même, et à obtenir les bonnes grâces de celle qui lui a été confiée ; ne le jugera-t-on pas digne de l’exécration de tout l’univers ? Qu’il la voie regarder trop hardi ment un homme par la fenêtre ou badiner avec lui, vite il s’y oppose ; quel zèle jaloux il y met ! Je le vois empressé, mais je voudrais savoir au profit de qui il déploie tout ce zèle, Est-ce pour son ami absent ? Est-ce pour lui-même ? Appliquez ceci à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il a confié son épouse à son ami, et il est parti dans une région lointaine pour prendre possession d’un royaume, comme il le dit lui-même dans son Évangile[359]. Toutefois il ne cesse pas d’être présent par sa majesté. On peut tromper l’ami qui voyage au-delà des mers ; néanmoins, malheur à celui qui le trompe ! Mais pourquoi essayer de tromper Dieu, Dieu qui voit le fond des cœurs et qui en sonde tous les replis ? Voici cependant un hérétique qui dit : C’est moi qui donne le baptême, c’est moi qui sanctifie, c’est moi qui justifie. Je ne prétends pas que tu iras à un autre, montre un zèle ardent, j’en conviens ; mais vois au profit de qui. S’il disait : Ne va pas aux idoles, son zèle serait de bon aloi ; s’il disait : Ne va pas aux devins, son zèle serait dans l’ordre. Voyons donc au profit de qui il déploie son zèle. Ce que je donne est saint, parce que c’est moi qui le donne ; celui que je baptise est véritablement baptisé ; celui que je ne baptise point n’est pas baptisé, Écoute maintenant l’ami de l’époux, il t’apprendra à faire du zèle au profit de l’époux. Entends-le dire : « C’est celui-là qui baptise ». Pourquoi donc, ô hérétique, prétends-tu t’arroger ce qui n’est point à toi ? Est-il absent à ce point celui qui a laissé ici-bas son épouse ? Ignores-tu que celui qui est ressuscité d’entre les morts est assis à la droite de son Père ? Si les Juifs l’ont méprisé lorsqu’il était attaché à la croix, oserais-tu le mépriser aussi ? Il est assis dans le ciel, ne l’oublie pas. Ah ! si votre charité savait combien je souffre de pareilles choses ! Mais, je vous l’ai dit, suppléez par la pensée â ce que je ne puis vous dire. Quand je vous parlerais toute la journée, il me serait impossible de vous communiquer toute ma peine ; j’aurais beau me plaindre du matin au soir, je n’en finirais pas : ce ne serait pas assez pour moi, je ne dis pas, comme le Prophète [360], d’avoir une fontaine de larmes, mais de me changer en larmes, de devenir des larmes, de me changer en langues, de devenir des langues.
12. Revenons au Précurseur et voyons de nouveau ce qu’il dit : « Celui qui a l’épouse est l’époux ». Ce n’est pas mon épouse. Leurs noces ne t’inspirent donc aucun sentiment de joie ? Au contraire, dit-il, je m’en réjouis. « Car l’ami de l’époux, qui se tient debout et qui l’écoute, est ravi de joie parce qu’il entend la voix de l’époux ». Ce n’est pas d’entendre ma voix, qui me réjouit, c’est d’entendre la voix de l’époux. Moi, je n’ai qu’à écouter, et lui n’a qu’à parler ; moi, je dois recevoir les rayons de la lumière, et lui est la lumière ; je suis l’oreille, il est la parole, Aussi, l’ami de l’époux se tient debout et l’écoute. Pourquoi se tient-il debout ? Parce qu’il ne tombe pas. Pourquoi ne tombe-t-il pas ? Parce qu’il est humble. Voyez le Précurseur ; il se tient ferme : « Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers[361] ». Tu t’humilies suivant l’ordre : c’est pourquoi, au lieu de tomber, tu te tiens debout, tu écoutes l’époux et tu te réjouis à sa voix. Ainsi faisait l’Apôtre, cet autre ami de l’époux. Il était rempli de zèle, non point pour son profit personnel, mais pour celui de l’époux. Écoute, voici la preuve de son zèle : « Je vous aime pour Dieu d’un amour de jalousie. Cette jalousie n’est pas à moi, elle n’est pas pour moi, c’est la jalousie de Dieu ». D’où vient votre jalousie, ô grand Apôtre, quelle est-elle ? Quel en est l’objet ? Qui est-ce qui en profite ? « Je vous ai fiancés à cet unique époux Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge toute pure ». Que craignez-vous, et pourquoi votre jalousie ? « Je crains que, comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, de même vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité qui est en Jésus-Christ [362] ». Considérée en son ensemble, l’Église est appelée vierge. Vous le voyez, elle a différents membres qui jouissent de dons divers ; les uns ont des femmes, les autres des maris. Ceux-ci ont perdu leurs femmes, et n’en cherchent pas de nouvelles ; celles-là sont veuves et ne veulent plus avoir de maris ; ceux-ci ont conservé leur intégrité virginale depuis leur bas âge, celles-là ont voué à Dieu leur virginité. Les dons sont divers, mais tous ceux qui les possèdent ne forment qu’une seule vierge. Où réside cette virginité ? D’ordinaire ce n’est pas dans le corps. Quelques femmes la possèdent et, sans chercher si ce titre peut appartenir aux hommes, il est certain que dans l’Église cette intégrité du corps appartient à un petit nombre d’entre eux ; mais ce membre de l’Église n’en est que plus respectable. Pour tous les autres, leur virginité n’est pas la virginité du corps, mais celle de l’âme. Qu’est-ce que cette virginité de l’âme ? C’est l’intégrité de la foi, la fermeté de l’espérance, la sincérité de l’amour. Voilà la virginité que craignait de voir corrompre par le serpent celui qui brûlait de zèle pour l’époux. En effet, comme la virginité du corps se perd par la corruption de quelqu’un de ses membres, ainsi les artifices de la langue corrompent la virginité de l’âme. Que celui-là donc évite la corruption de l’âme, qui veut, avec raison, la virginité de son corps.
13. Que vous dirai-je donc, mes frères ? Les hérétiques ont aussi des vierges, et parmi eux il s’en trouve même beaucoup. Mais voyons s’ils aiment l’époux au point de lui conserver leur virginité. Pour qui doit-on la garder ? « Pour le Christ », dit l’Apôtre. Voyons si c’est pour le Christ, et non pour Donat qu’ils la gardent. Voyons pour qui se garde leur virginité. Vous pouvez bien vite le savoir : Je leur montre l’époux, parce qu’il se montre lui-même. Jean lui rend témoignage : « C’est celui-là qui baptise ». O vierge, si c’est pour cet époux que tu gardes ta virginité, pourquoi courir à celui qui dit : C’est moi qui baptise, puisque l’ami de ton époux dit au contraire : « C’est lui qui baptise ? » De plus, ton époux règne par tout l’univers, pourquoi corrompre ta virginité en la gardant pour celui qui n’en possède qu’une partie ? Quel est ton époux ? « Dieu est le roi de la terre entière [363] ». Ton époux règne par toute la terre, parce qu’il l’a rachetée tout entière. Remarque à quel prix il l’a rachetée, et tu sauras ce qu’elle vaut. Quel prix en a-t-il donné ? Son sang. Quand a-t-il donné son sang ? Quand l’a-t-il répandu ? Pendant sa Passion. N’est-ce pas à ton époux que tu chantes ou que tu viens de chanter ces paroles, en souvenir du prix dont il a racheté l’univers tout entier : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os, ils m’ont regardé et considéré attentivement, ils ont partagé mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort ? » Tu es l’épouse, reconnais la robe de ton époux. Sur quelle robe le sort a-t-il été jeté ? Interroge l’Évangéliste. Vois à qui tu as été fiancée. Sache de qui tu as reçu des arrhes. Interroge l’Évangéliste, vois ce qu’il te dit dans le récit de la Passion du Seigneur. « Il y avait là une robe ». Voyons ce qu’elle était : « D’un seul tissu du haut en bas ». Cette robe d’un seul tissu du haut en bas, que signifie-t-elle, sinon la charité ? Que signifie-t-elle, sinon l’unité ? Fais attention que cette tunique n’a pas été partagée même par les bourreaux du Christ ; car l’Ecrivain sacré s’exprime ainsi : « Ils se dirent les uns aux autres : ne la coupons pas, mais tirons-la au sort[364] ». Les bourreaux du Christ n’ont donc pas déchiré la robe. Voilà bien ce que vous venez d’entendre dire au Psalmiste ; et des chrétiens déchirent l’Église !
14. Mais que dire, mes frères ? Essayons de voir de plus en plus clairement ce qu’il a acheté ; car il l’a acheté, là où il a versé le prix. Pour quelle étendue de terrain l’a-t-il versé ? S’il l’a versé seulement pour l’Afrique, soyons Donatistes : au lieu de nous appeler Donatistes, appelons-nous chrétiens, puisque Jésus-Christ n’a racheté que l’Afrique, et bien qu’il ne s’y trouve pas seulement que des Donatistes. Dans son négoce il n’a pas gardé le secret sur ce qu’il achetait : il l’a inscrit sur ses tablettes. Grâces à Dieu, il ne nous y a pas trompés. Il faut que l’épouse en écoute la lecture, pour apprendre à qui elle a voué sa virginité : le texte s’en trouve précisément dans le psaume où il est dit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains, ils ont compté tous mes os ». Ces paroles désignent clairement la Passion de Notre-Seigneur. On donne lecture de ce psaume tous les ans pendant la dernière semaine, aux approches de la Passion du Christ, en présence de tout le peuple attentif. Cette lecture se fait chez eux aussi bien que chez nous. Remarquez bien, mes frères, les paroles du Prophète. Vous y verrez ce que Notre-Seigneur a acheté : on va lire les tablettes commerciales du Christ ; vous y verrez ce qu’il a acheté. Écoutez : « Les peuples les plus reculés se souviendront du Seigneur et se tourneront vers lui, toutes les nations se prosterneront en sa présence, parce qu’à lui appartient l’empire et qu’il régnera sur tous les peuples[365] ». Voilà ce qu’il a acheté, voilà l’accomplissement de ces paroles : « Dieu est le Roi de toute la terre ». Voilà ton époux. Pourquoi vouloir condamner à porter des haillons un époux si riche ? Fais-y donc attention, il a tout acheté, et tu lui dis : Voilà votre part ! Ah ! si, avant de lui parler, tu n’étais pas tombée dans la corruption et, qui pis est, dans la corruption non du corps, mais de l’âme ! À la place du Christ tu aimes un homme, tu aimes celui qui dit : C’est moi qui baptise, tu n’écoutes pas l’ami de l’époux lorsqu’il dit : « C’est lui qui baptise » ; et encore : « Celui qui a l’épouse est l’époux. Pourquoi dit-il : Je n’ai pas l’épouse, que suis-je donc ? « L’ami de l’époux qui se tient debout et qui est ravi de joie à cause de la voix de l’époux [366] ».
15. Évidemment, mes frères, il ne sert de rien aux Donatistes de conserver la virginité, de garder la continence, de donner l’aumône ; aucune de ces œuvres louangées à si juste titre dans l’Église ne leur est utile, parce qu’ils déchirent l’unité, c’est-à-dire la tunique de la charité, figurée par celle du Sauveur. Que font-ils ? Plusieurs d’entre eux sont de beaux diseurs, ils ont de grandes langues, ils versent des torrents de paroles. Parlent-ils aussi bien que les anges ? Qu’ils écoutent un ami de l’époux, ami jaloux pour le compte de l’époux, et non pour lui-même : « Quand je parlerais le langage des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante ».
16. Mais, disent-ils, nous avons le baptême. Tu en as un, mais il n’est pas le tien. Autre chose est de l’avoir, autre chose est d’en avoir la propriété. Tu as le baptême, parce que tu as été baptisé ; tu as le baptême et ses lumières, si toutefois tu ne les éteins pas volontairement sous les ténèbres ; et quand tu le donnes, tu le donnes parce que tu en es le ministre et non le maître, tu es un héraut et non un juge. Un juge parle toujours par l’organe de son héraut ; pourtant les actes publics ne portent jamais : Le héraut a dit ; mais : Le juge a dit. C’est pourquoi, vois si ce que tu donnes t’appartient en propre en vertu d’un pouvoir inhérent à ta personne. Puisque tu as reçu le pouvoir de le donner, confesse donc avec l’ami de l’époux que « l’homme ne peut rien recevoir qui ne lui ait été donné du ciel » ; et aussi que « celui qui a l’épouse est l’époux, mais que l’ami de l’époux se tient debout et l’écoute ». Plaise à Dieu que tu te tiennes debout pour l’écouter, et que tu ne tombes pas pour avoir voulu t’écouter toi-même ! En écoutant tu serais debout et tu entendrais ; mais tu parles, et ta tête se gonfle d’orgueil. Pour moi, dit l’Église, parce que je suis son épouse, puisque j’ai reçu de lui des arrhes et que j’ai été rachetée au prix de son sang, j’écoute sa voix, j’écoute aussi la voix de l’ami de l’époux, si c’est à l’époux qu’il rend gloire et non à lui-même. Que cet ami dise donc : « Celui qui a l’épouse est l’époux ; pour l’ami de l’époux, il se tient debout et l’écoute, et il est rempli de joie parce qu’il entend sa voix ». Oui, tu as les sacrements, et j’en conviens : tu as l’apparence d’un sarment, mais tu es séparé du cep ; tu ressembles à un pied de vigne, mais je voudrais voir ses racines ; si les racines lui manquent, jamais le cep ne produira de raisins. Et quelles sont ces racines, si ce n’est la charité ? Écoute Paul : il va te montrer un sarment, mais un sarment sans racines : « Quand même je connaîtrais tous les mystères, quand j’aurais le don de prophétie, quand j’aurais toute la foi possible » (qu’une pareille foi serait grande !) « jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien [367] ».
17. Que personne ne vienne donc vous débiter ces fables : Ponce a fait un miracle, Donat a prié, et Dieu lui a répondu du haut du ciel. D’abord, ceux qui parlent ainsi ou sont trompés ou vous trompent. Supposons encore qu’ils transportent les montagnes ; mais rappelons-nous les paroles de Paul : « Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ». Voyons si Ponce ou Donat a eu la charité ; je le croirais s’il n’avait pas rompu l’unité. Mon Dieu m’a précautionné contre ces faiseurs de miracles, si je puis m’exprimer ainsi, lorsqu’il a dit : « Dans les derniers temps s’élèveront des faux prophètes qui feront des miracles et des prodiges de manière à induire en erreur les élus eux-mêmes, si la chose était possible : « voici que je vous l’ai prédit[368] ». L’époux nous a donc mis sur nos gardes, afin que nous ne soyons pas trompés même par des miracles. Il arrive quelquefois qu’un déserteur suffit à faire peur à un paysan ; mais s’il est dans un camp, peut-il se prévaloir des insignes dont il est revêtu ? Non ; car il y a là pour l’examiner des gens qui ne veulent se laisser ni effrayer, ni séduire. Attachons-nous donc à l’unité, mes frères ; car en dehors de l’unité celui même qui fait des miracles n’est rien. Le peuple juif se trouvait dans l’unité, et néanmoins il n’opérait pas de miracles ; les magiciens de Pharaon étaient hors de l’unité, ce qui ne les empêchait pas de faire des miracles comme en faisait Moïse[369]. Je l’ai dit : il n’y en a pas eu d’opérés par le peuple juif. Lesquels ont été sauvés par Dieu ? Ceux qui faisaient des miracles ou ceux qui n’en faisaient pas ? L’apôtre Pierre a ressuscité un mort[370]. Simon le Magicien a opéré plusieurs prestiges[371] : il y avait alors un grand nombre de fidèles incapables de faire les miracles de Pierre et les prodiges de Simon. Cependant ils ne laissaient pas de se réjouir et pourquoi ? Parce que leurs noms étaient écrits dans le ciel. C’est, en effet, ce que le Sauveur disait à ses disciples au moment où ils revenaient de leurs courses apostoliques, et en parlant ainsi il voulait éclairer la foi des peuples. Les apôtres étaient tout fiers de ce qu’ils avaient fait ; aussi, lui disaient-ils : « Seigneur, les démons eux-mêmes nous sont soumis à cause de votre nom ». Leurs paroles étaient un aveu digne d’éloges ; ils rapportaient l’honneur de leurs prodiges au nom du Christ. Néanmoins que leur répond Jésus ? « Gardez-vous de vous glorifier de ce que les démons vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel [372] ». Pierre a chassé les démons : une pauvre vieille femme, le premier venu d’entre les laïques qui a la charité et qui garde l’intégrité de la foi n’en fait pas autant. Pierre est l’œil dans le corps de l’Église, ce laïque en est le doigt ; toutefois il appartient à ce même corps dont Pierre fait partie, et bien que le doigt vaille moins que l’œil, il n’est pas pour cela séparé du corps. Mieux vaut être le doigt et demeurer dans le corps, qu’être l’œil et s’en voir séparé.
18. Ainsi, mes frères, que personne ne vous trompe, que personne ne vous abuse. Aimez la paix de Jésus-Christ : quoiqu’il fût Dieu, il a été crucifié pour vous. « Celui qui plante n’est rien », dit Paul, « non plus que celui qui arrose ; mais c’est Dieu qui donne l’accroissement ». Lequel d’entre nous oserait dire qu’il est quelque chose ? Si nous disons que nous sommes quelque chose, si nous ne rapportons pas à Dieu toute la gloire, nous sommes des adultères, nous voulons nous faire aimer au lieu de faire aimer l’époux. Pour vous, aimez le Christ et aimez-nous en lui, c’est en lui que nous vous aimons à notre tour. Que les membres s’aiment entre eux, mais que tous vivent unis sous la direction du chef. Ma douleur m’a forcé, mes frères, à vous parler longuement, et pourtant ce que j’ai dit est peu de chose. Je n’ai pu achever de vous expliquer ce qui a été lu ; mais Dieu me donnera la grâce de le faire en temps opportun. Je ne veux point surcharger vos cœurs : il faut qu’ils aient le loisir de gémir et de prier pour ceux qui sont sourds à ces vérités et qui ne les comprennent pas.

QUATORZIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT DE L’Évangile : « CETTE MÊME JOIE EST DONC REMPLIE », JUSQU’A « CELUI QUI NE CROIT POINT AU FILS, NE VERRA POINT LA VIE ; MAIS LA COLÈRE DE DIEU DEMEURE SUR LUI ». (Chap. 3,29-36.)[modifier]

LE CHRIST, SOURCE DE TOUTE VÉRITÉ.[modifier]

Saint Jean affirme qu’il surabonde de joie, car il est uni au Sauveur par la foi et la charité ; et, continuant à professer l’humilité la plus profonde, il avoue que le Christ doit être de plus en plus connu et glorifié, parce qu’il est la source de toute lumière et de toute grâce, tandis que lui-même doit déchoir, chaque jour davantage dans l’opinion des hommes, parce qu’il n’est rien et ne sait rien que par l’entremise du Verbe. En effet, le Verbe divin est seul pour avoir vu et entendu le Père, pour avoir pu nous en parler. Les hommes, prédestinés à la damnation, ne reçoivent point son témoignage ; mais ses futurs élus savent qu’il est la vérité même, puisque Dieu le Père lui a révélé tous les mystères de son essence infinie, et qu’il l’a envoyé pour nous en instruire. Nul autre moyen de posséder la vie, que de croire à sa parole.


1. Cette leçon du saint Évangile nous apprend l’excellence de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et l’humilité de l’homme qui a mérité d’être appelé l’ami de l’Époux. Elle nous aide ainsi à distinguer la différence qui se trouve entre un homme et un homme-Dieu. Homme-Dieu, tel est, en effet, Jésus-Christ Notre-Seigneur. Dieu avant tous les temps et homme dans le nôtre ; Dieu engendré par son Père, homme né de la Vierge ; mais un seul et même Seigneur et Sauveur, Jésus-Christ Fils de Dieu, Dieu et homme. Pour Jean, privilégié de sa grâce, il a été envoyé devant Notre-Seigneur, il a été éclairé par celui qui est la lumière. Car il a été dit de Jean : « Il n’était pas la lumière ; mais il devait rendre témoignage à la lumière[373] ». En un sens on peut sans doute l’appeler lumière et on lui donne ce nom avec justice ; mais il était une lumière d’emprunt qui en reflétait une autre. Autre, en effet, est la lumière qui éclaire par elle-même et la lumière qui reçoit d’ailleurs son éclat ; ainsi nos yeux sont appelés lumière, et cependant ouvrez-les dans les ténèbres, ils ne verront rien. Au lieu que la lumière qui éclaire, c’est par sa nature qu’elle est lumière, elle s’éclaire elle-même, sans qu’une, autre vienne lui communiquer ses rayons, elle luit sans le secours d’aucune autre, et tous les autres êtres en ont besoin pour ne point rester dans les ténèbres.
2. Cette lumière, Jean l’a reconnue publiquement, vous le savez pour l’avoir entendu. Jésus réunissait autour de lui un grand nombre de disciples ; on vint dire à Jean comme pour l’aigrir, et lui inspirer de la jalousie : Voilà qu’il fait plus de disciples que toi. Mais Jean confessa ce qu’il était, et il mérita de lui appartenir en ne se faisant point audacieusement passer pour ce qu’était le Sauveur. Voici donc ce que dit Jean : « L’homme ne peut recevoir que ce qui lui a été donné du ciel ». Conséquemment, c’est le Christ qui donne, et l’homme qui reçoit. « Pour vous, vous me rendez vous-mêmes témoignage que j’ai dit : Je ne suis pas le Christ, seulement j’ai été envoyé devant lui. Celui qui a l’épouse est l’époux ; mais pour l’ami de l’époux qui se tient auprès de lui et l’écoute, il est ravi de joie à cause de la voix de l’époux[374] ». Ainsi Jean n’a pas pris en lui-même le sujet de sa joie. Car celui qui veut trouver en lui-même le sujet de sa joie, tombera dans la tristesse. Mais celui qui ne veut se réjouir que de Dieu sera toujours dans la joie, parce que Dieu est éternel. Ainsi faisait Jean. « L’ami de l’époux », dit-il, « se réjouit de la voix de l’époux », et non de la sienne propre, « et il se tient debout et l’écoute ». S’il tombe, il ne l’entend pas selon ce qui a été dit de celui qui est tombé, comme il a été dit du diable : « Il ne s’est pas tenu dans la vérité[375] ». Ces paroles s’appliquent au diable. L’ami de l’Époux doit donc se tenir debout et l’écouter. Qu’est-ce que se tenir debout ? Demeurer dans la grâce après l’avoir reçue. Et il écoute la voix de l’Époux qui doit le réjouir. Ainsi en était-il de Jean. Il savait d’où venait sa joie, et il ne s’arrogeait point les qualités qu’il n’avait pas. Il savait qu’il recevait la lumière, mais qu’il ne donnait point. Pour Jésus, « il était la lumière véritable qui », au dire de l’Évangéliste, « éclaire tout homme venant en ce monde [376] ». Tout homme ; par conséquent Jean comme les autres, puisqu’il était du nombre des hommes. À la vérité, parmi les enfants de la femme nul n’a paru plus grand que Jean [377] ; cependant il est du nombre de ceux qui sont nés de la femme. Peut-on le comparer avec celui qui est né parce qu’il l’a voulu et dont l’enfantement a été tout nouveau, parce que toute singulière a été sa naissance ? En effet, les deux naissances de Notre-Seigneur, sa naissance divine et sa naissance humaine, se sont accomplies en dehors de l’ordre accoutumé. Comme Dieu il n’a pas de mère, comme homme il n’a pas de père. Jean était donc un homme comme les autres, mais un homme tellement privilégié de la grâce, que, parmi les enfants nés de la femme, il n’en a paru aucun d’aussi grand que lui. Néanmoins il a rendu à Notre-Seigneur Jésus-Christ un témoignage si éclatant qu’il n’a pas craint de l’appeler l’époux et de s’en dire l’ami, et de déclarer qu’il était indigne de dénouer les cordons de ses souliers. Votre charité nous a maintes fois entendu parler sur ce sujet. Voyons donc ce qui suit : le sens m’en paraît assez difficile à saisir ; mais comme Jean lui-même a dit : « que l’homme ne peut recevoir que ce qui lui a été donné du ciel », tout ce que nous ne comprendrons pas, nous le demanderons à celui qui, du haut du ciel, nous départit tous ses dons. Nous ne sommes que des hommes, et nous ne pouvons rien recevoir à moins qu’il ne nous soit donné par celui qui n’est pas un homme.
3. Voici donc ce qui suit : Jean continue en ces termes : « Ma joie est accomplie ». Quelle est sa joie ? Celle que lui cause la voix de l’Époux. Elle est accomplie en moi, ce qu’il me faut de grâce est arrivé à son comble ; je ne prétends à rien de plus, dans la crainte de perdre ce que j’ai reçu. Quelle est donc cette joie ? « Il est ravi de joie à cause de la voix de l’Époux ». Que l’homme comprenne qu’il ne doit pas trouver le sujet de sa joie dans sa propre sagesse, mais dans celle qu’il a reçue de Dieu. Qu’il n’en demande pas davantage, et il ne perdra pas ce qu’il a trouvé. Plusieurs, en effet, sont devenus insensés parce qu’ils se sont donnés comme sages. Ce sont eux que l’Apôtre reprend en ces termes : « Ce que l’on peut connaître de Dieu leur est connu ; car Dieu le leur a manifesté ». Mais Parce que plusieurs d’entre eux se sont montrés ingrats et impies, écoutez ce que dit Paul : « Car Dieu le leur a manifesté. En effet, les perfections invisibles de Dieu, aussi bien que son éternelle puissance et sa divinité, sont devenues visibles, depuis la création du monde, dans tout ce qui a été fait, en sorte qu’ils sont inexcusables ». Pourquoi sont-ils inexcusables ? « Parce que connaissant Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont évanouis dans leurs pensées, et leur cœur insensé fut rempli de ténèbres ; ces hommes qui se disaient sages sont devenus fous [378] ». En effet, s’ils avaient connu Dieu, ils auraient en même temps reconnu que toute leur sagesse ne venait que de lui. Ils ne se seraient donc pas attribué ce qu’ils n’avaient pas d’eux-mêmes, mais ils l’auraient attribué à celui de qui ils l’avaient reçu. C’est pour ne lui en avoir pas rendu grâces qu’ils sont devenus insensés. Ce que Dieu leur avait donné gratuitement, il le leur a ôté puisqu’ils se sont montrés ingrats. Jean n’a pas voulu se conduire ainsi, il a voulu être reconnaissant ; aussi a-t-il déclaré hautement que ce qu’il avait il le tenait de Dieu, et que toute sa joie venait de ce qu’il entendait la voix de l’époux : « Ma joie est accomplie ».
4. « Quant à lui, il faut qu’il grandisse et moi que je diminue ». Qu’est-ce à dire ? Il faut qu’il s’élève et moi que je m’humilie. Comment Jésus peut-il grandir ? Comment Dieu peut-il croître ? Ce qui est parfait n’est pas susceptible d’accroissement. Aussi Dieu ne saurait-il ni croître ni diminuer. Car s’il grandissait, il ne serait point parfait ; s’il pouvait diminuer, il ne serait pas Dieu. Puisque Jésus est Dieu, comment peut-il croître ? S’il est question de son âge, comme Jésus-Christ a daigné se faire homme, il a été enfant ; bien qu’il soit le Verbe de Dieu, il a été couché dans une crèche ; bien qu’il soit le Créateur de sa mère, il lui a cependant demandé le lait de son enfance : parce qu’avec l’âge Jésus-Christ a grandi dans son corps, c’est peut-être le motif pour lequel Jean a dit : « Il faut qu’il croisse, et moi que je diminue ». Mais même sous ce rapport, que signifie cette parole ? Au point de vue de leurs corps, Jean et Jésus étaient du même âge, il n’y avait entre eux que six mois de différence [379] ; ils avaient grandi dans la même proportion, et s’il avait plu à Notre-Seigneur de demeurer plus longtemps sur la terre avant de mourir et de faire partager à Jean sa longévité, ils auraient vieilli ensemble, comme ils auraient grandi. Pourquoi donc dire : « Il faut qu’il croisse et que je diminue ? » D’abord Notre-Seigneur avait déjà trente ans [380]. À cet âge est-on encore assez jeune pour grandir ? L’âge de trente ans n’est-il pas le moment où les hommes arrivent à leur retour et commencent à décliner vers un âge où l’on devient plus lourd et où l’on touche à la vieillesse ? D’ailleurs, si Jean avait voulu faire allusion à leur enfance mutuelle, il n’aurait pas dit : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue » ; mais : il faut que nous grandissions l’un et l’autre. Mais l’un avait trente ans, l’autre aussi, les six mois qui les séparaient ne constituaient pas une différence sensible entre eux : on connaît cette différence parce qu’on la lit ; mais les yeux n’aident aucunement à la découvrir.
5. Que veulent donc dire ces paroles : « Il faut qu’il grandisse, et moi que je diminue ? » Grand mystère ! Que votre charité s’applique à le comprendre. Avant la venue du Seigneur Jésus, les hommes se glorifiaient en eux-mêmes ; il s’est fait homme pour diminuer la gloire de l’homme et augmenter celle de Dieu. En effet, il est venu sans péché, et il a trouvé tous les hommes plongés dans le péché. Puisqu’il est venu pour remettre les iniquités des hommes, que Dieu leur en accorde le pardon et qu’ils les confessent. Pour l’homme, avouer ses fautes c’est s’humilier. Pour Dieu, pardonner c’est grandir. Si donc Jésus-Christ est venu pour remettre les péchés de l’homme, que l’homme reconnaisse sa bassesse, et que Dieu lui octroie sa miséricorde. « Il faut qu’il grandisse et moi que je diminue », c’est-à-dire : c’est à lui de donner et à moi de recevoir, à lui la gloire, et à moi l’humiliation de l’aveu. Que l’homme reconnaisse où est sa place, qu’il avoue à Dieu sa faute, qu’il écoute l’Apôtre. Il dit à l’homme orgueilleux et superbe, à l’homme qui veut s’élever plus haut qu’il ne lui appartient : « Qu’as-tu, que tu ne l’aies reçu ? Si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu[381] ? » Que l’homme qui voulait dire sien ce qui n’est pas à lui, comprenne qu’il l’a reçu, et que par là il diminue ; car il est avantageux pour lui que Dieu soit glorifié en lui. Qu’il diminue en lui-même pour grandir en Dieu. Ces témoignages et cette vérité, Jésus-Christ et Jean en ont tracé le caractère par la nature même de leur mort. Jean a été diminué de la tête, Jésus a exalté sur la croix, et tous deux ont ainsi indiqué le sens de cette parole : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue ». De plus, quand Jésus-Christ est né, les jours commençaient à croître, et la naissance de Jean a coïncidé avec la diminution des jours : et leur naissance et leur mort, par conséquent, ont rendu témoignage à ces paroles de Jean : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue ». Que la gloire de Dieu grandisse donc en nous, que la nôtre diminue, afin qu’à son tour celle-ci trouve en Dieu sa grandeur. Car l’Apôtre et l’Écriture sainte s’accordent pour nous dire : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur[382] ». Veux-tu te glorifier en toi-même ? Sans doute tu veux grandir, mais tu grandis mal, et pour ton malheur. Celui qui grandit mal diminue à juste titre. Que l’on voie donc croître en toi le Dieu qui est toujours parfait, qu’on le voie croître en toi. Mieux tu comprends Dieu, mieux tu en saisis les perfections, plus il semble grandir en toi ; mais en lui-même, comme il est toujours parfait, il ne saurait grandir. Hier, tu avais quelque intelligence de Dieu, aujourd’hui cette intelligence est plus grande, demain elle sera plus grande encore ; c’est la lumière de Dieu qui grandit en toi, et, en une certaine manière, c’est Dieu lui-même, quoique toute sa perfection lui demeure toujours. Ainsi, quand un homme depuis longtemps aveugle vient à guérir, il commence à voir quelque peu la lumière ; le lendemain il en voit davantage ; le troisième jour encore plus ; il semble que la lumière grandisse pour lui. Cependant elle demeure toujours ce qu’elle est, qu’on l’aperçoive ou qu’on ne l’aperçoive pas. Un phénomène pareil a lieu dans l’homme intérieur. Il grandit en Dieu et Dieu paraît grandir en lui, à la condition pourtant qu’il diminue, et que de sa propre gloire, il se relève dans la gloire de Dieu.
6. Déjà donc s’éclaircit et se manifeste dans le sens caché des paroles que nous venons d’entendre : « Celui qui est venu d’en haut est au-dessus de tous ». Vois ce que Jean dit de Jésus-Christ. De lui-même, que dit-il ? « Celui qui est sorti de la terre est de la terre et parle de la terre. Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tous ». Voilà Jésus-Christ. « Celui qui vient de la terre est de la terre et parle de la terre ». Voilà Jean. Jean vient de la terre et parle de la terre ; est-ce là tout ? Ce témoignage qu’il rend de Jésus-Christ vient-il tout entier de la terre ? La voix de Dieu ne se fait-elle pas entendre à Jean, lorsqu’il rend témoignage du Christ ? En quel sens parle-t-il donc de la terre ? En ce sens qu’il parle de l’humanité du Sauveur. Comme hommes, nous sommes de la terre et nous parlons de la terre ; s’il nous arrive de parler de choses divines, c’est que Dieu nous éclaire. Sans cette lumière, nous serions terre et nous parlerions de la terre. Autre est donc la grâce de Dieu, autre la nature de l’homme ; cherche ce qu’est l’homme, considère-le dans sa nature. Il naît, il grandit, il apprend ce qui se passe d’ordinaire parmi les hommes. Qu’apprend-il, sinon à avoir de la terre des idées terrestres ? Ses paroles, ses connaissances, ses appréciations sont tout humaines. Il est chair, et ses idées et sa science tiennent de la chair. Voilà l’homme. Vienne la grâce de Dieu, qu’elle dissipe ses ténèbres, comme dit le Prophète : « Seigneur, vous ferez luire ma lampe ; mon Dieu, vous éclairerez mes ténèbres [383]. Qu’elle élève l’âme humaine, pour l’approcher de ses rayons ; et alors l’homme commence à dire avec l’Apôtre : « Ce n’est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi[384] » ; et encore : « Je vis, ou plutôt ce n’est pas moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi[385] » ou, en d’autres termes : « Il faut qu’il grandisse et moi que je diminue ». Ainsi Jean, en tant que Jean, est terre et parle de terre ; et s’il lui arrive de dire des choses divines, le mérite en est à Celui qui donne la lumière, et non celui qui la reçoit.
7. « Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tous, et ce qu’il a vu et entendu il en rend témoignage, et ce témoignage, personne ne le reçoit. Celui qui est venu du ciel, et qui est au-dessus de tous », c’est Notre Seigneur Jésus-Christ, dont il a été dit plus haut : « Personne ne monte au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’Homme qui est au ciel [386] ». Il est au-dessus de tous, « et ce qu’il a vu et entendu, il le dit ». Car le Fils de Dieu a un Père ; il a un Père et il l’écoute. Qu’est-ce que le Fils de Dieu entend dire à son Père ? Qu’est-ce qui pourra t’expliquer ? Quand mon cœur, quand ma langue pourront-ils suffire, mon cœur à comprendre, ma langue à exprimer ce que le Fils de Dieu a entendu dire à son Père ? Peut-être le Fils a-t-il entendu la parole du Père ? Bien plus, le Fils est la parole même du Père. Vous voyez combien seraient inutiles tous les efforts de l’homme pour comprendre un pareil mystère : vous voyez la caducité de nos appréciations et la pâleur des lumières d’une âme enveloppée de ténèbres. J’entends l’Écriture m’affirmer que le Fils dit ce qu’il a entendu dire à son Père ; dans un autre endroit elle m’assure que ce même Fils est la parole du Père : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Ce que nous disons passe et s’envole ; à peine ta parole a-t-elle résonné hors de ta bouche, qu’elle n’est plus : un peu de bruit, puis, le silence. Peux-tu poursuivre le bruit qu’elle a fait pour l’arrêter et le rendre immobile ? Néanmoins la pensée reste telle et, tout en persévérant, elle enfante une multitude de paroles passagères. Que disons-nous, mes frères ? Quand Dieu a parlé, a-t-il employé une voix, des sous, des syllabes ? S’il l’a fait, quelle langue a-t-il parle ? La langue grecque, la langue hébraïque, la langue latine ? Car il est indispensable de parler la langue des différentes nations au milieu desquelles on se trouve. Mais ici personne ne peut dire que Dieu ait parlé telle ou telle langue. Examine ce qui se passe en ton cœur. Quand tu conçois une parole que tu veux proférer : (je dirai de mon mieux ce que nous pouvons remarquer en nous, sans vouloir prétendre que nous devions le comprendre ;) quand donc tu conçois une parole que tu veux proférer, tu as l’intention de dire quelque chose, et ce quelque chose, ainsi conçu en ton esprit, est déjà une parole. Cette parole ne s’est pas encore fait entendre au-dehors ; mais elle est déjà née en toi, et elle y demeure jusqu’au moment où elle en sortira. Mais avant de la laisser sortir, tu fais attention à celui à qui tu dois l’adresser, à qui tu parleras. Si c’est un latin, tu cherches un mot Latin ; si c’est un Grec, tu ne choisis que dès expressions grecques ; si c’est un carthaginois, tu vois si tu connais les termes de sa langue ; enfin, selon la diversité d’origine de ceux qui t’écoutent, tu emploies des langues diverses pour donner un corps à la parole que tu as conçue intérieurement ; mais la chose même ainsi conçue n’est circonscrite dans les termes d’aucune langue. Puisqu’en parlant Dieu n’employait aucun idiome particulier et ne choisissait pas l’un de préférence à l’autre, comment le Fils l’a-t-il entendu, puisqu’il a parlé son Fils même ? Tu as dans l’esprit la parole que tu prononces, elle se trouve en toi, elle y demeure à l’état de conception spirituelle ; car ton âme étant spirituelle, la parole que tu conçois participe à sa nature tant qu’elle n’est pas revêtue de sons et divisée en syllabes, et qu’elle demeure dans la conception de ton esprit et dans l’image que s’en forme ta pensée. Ainsi en est-il de Dieu, il prononce intérieurement sa parole, c’est-à-dire il engendre son Fils. Avec cette différence, toutefois, que l’enfantement, même intérieur de ta parole, s’opère dans le temps ; tandis que Dieu a engendré son Fils en dehors des limites du temps, puisque c’est par lui qu’il a créé tous les temps. Le Fils de Dieu est donc sa parole, il nous a dit, non pas sa propre parole, mais celle du Père ; par conséquent, il nous a dit lui-même en nous disant la parole du Père. Jean nous a enseigné ce mystère comme il le fallait et comme il convenait de le faire ; mais nous l’avons expliqué comme nous avons pu. Quant à celui qui n’a pu parvenir à s’en faire une idée aussi relevée, il sait où il faut se rendre, frapper, en chercher, en demander l’intelligence, il sait qui la lui accordera.
8. « Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous, et ce qu’il a vu et entendu, il en rend témoignage ; mais nul ne reçoit son témoignage ». Si personne ne reçoit son témoignage, pourquoi est-il venu ? Nul, veut lire : nul d’entre quelques-uns. Il y a tout un peuple préparé pour subir la colère de Dieu, et qui doit être condamné avec le diable ; parmi ce peuple personne ne reçoit le témoignage du Christ. Car si tu entends le mot nul dans le sens d’aucun homme, que signifie ce qui suit : « Mais celui qui reçoit son témoignage atteste que Dieu est véritable ? » Ainsi donc, ô Jean, il en est qui reçoivent ce témoignage, puisque vous dites vous-même : « Celui qui le reçoit, atteste que Dieu est véritable ». Peut-être, à cette question, Jean répondrait-il : Je sais pourquoi j’ai dit : personne ? C’est qu’il y a un peuple né pour subir la colère de Dieu, et connu à l’avance. Car, et ceux qui doivent croire, et ceux qui ne doivent pas croire, Dieu les connaît tous ; ceux qui persévéreront dans la foi et ceux à qui il arrivera d’en déchoir, lieu les connaît encore. Il a compté tous ceux qui parviendront à la vie éternelle, et ce peuple choisi, il le distingue d’entre les autres. Et il a communiqué cette science aux Prophètes, et en particulier à Jean ; Jean voyait donc les choses à l’aide d’une lumière, mais d’une lumière qui ne lui appartenait pas en propre ; car, à le considérer en lui-même, il était de la terre et il parlait de la terre ; mais par la grâce de l’Esprit, qu’il avait reçue de Dieu, il avait vu qu’il y attirait un peuple impie et infidèle ; et c’est en le voyant plongé dans son infidélité qu’il a dit : « Le témoignage de celui qui vient du ciel, personne ne le reçoit ». Personne parmi quels hommes ? Personne parmi ceux qui doivent être mis à la gauche, ceux à qui il sera dit : « Allez au feu éternel, préparé pour le diable et pour ses anges ». Qui sont ceux qui reçoivent ce témoignage ? Ce sont ceux qui doivent être placés à la droite, et à qui il sera dit : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde [387] ». Ainsi, dans l’Esprit de Dieu, Jean voyait les deux peuples divisés, tandis que dans la réalité ils sont actuellement mélangés ensemble, et ce qui n’est pas encore séparé par les distances, il le sépare en son esprit. Il les séparait en pensée, il les voyait formant deux peuples, le peuple des fidèles et celui des infidèles. Fixant ses regards sur les infidèles, il dit : « Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous, et ce qu’il a vu et entendu il lui rend témoignage ; personne ne reçoit témoignage ». Ensuite, sa pensée quittant la gauche et se tournant vers la droite, il poursuit en ces termes : « Quand celui qui reçoit son témoignage, il atteste que Dieu est véridique ». Qu’est-ce à dire : « Il atteste que Dieu est véridique ? » sinon que l’homme est menteur et que Dieu dit la vérité ; qu’aucun homme ne peut dire la vérité, à moins d’être éclairé par Celui-là seul qui ne peut mentir. Dieu seul est donc véridique, et Jésus-Christ est Dieu. En veux-tu faire l’expérience ? Reçois son témoignage, et tu verras que « celui qui reçoit son témoignage atteste que Dieu est véridique ». Qui est ce Dieu véridique ? Celui qui vient du ciel et qui est au-dessus de tous. Mais si tu ne le reconnais pas encore pour Dieu, tu ne reçois pas encore son témoignage ; reçois-le comme Dieu, et tu attesteras la vérité de son témoignage ; commence par le reconnaître pour Dieu, et tu verras clairement qu’il est véridique.
9. « Car celui que Dieu a envoyé annonce les paroles de Dieu ». Il est le Dieu véridique, et Dieu l’a envoyé. Un Dieu a envoyé un Dieu. Réunis-les ensemble, ils ne sont qu’un seul Dieu ; un Dieu véridique a été envoyé par un Dieu. Demande de chacun séparément qui il est : il est Dieu. Demande-le de tous les deux ensemble : il est encore Dieu. Chacun d’eux ne constitue pas une divinité particulière, en sorte qu’à eux deux ils en fassent deux. Mais chacun d’eux est Dieu, et tous deux ne font qu’un seul Dieu. La charité du Saint-Esprit qui règne entre eux est si vive, la paix et l’union si parfaites, que si tu demandes de chacune des trois personnes ce qu’elle est, on te répondra Elle est Dieu. Si tu le demandes des trois personnes ensemble, on te répondra encore : Elles sont Dieu. S’il est vrai de dire qu’un homme attaché à Dieu forme un seul esprit avec lui, suivant la parole formelle de l’Apôtre : « Celui qui s’attache à Dieu est avec lui un seul esprit » ; à bien plus forte raison du Fils, qui est égal au Père et lui est intimement uni. Voici un autre témoignage ; écoutez-le. Vous savez combien grande fut la multitude des croyants, au moment où les fidèles vendaient leurs biens et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, afin qu’il fût distribué à chacun selon ses besoins. Vous n’ignorez pas non plus en quels termes l’Écriture parle de cette assemblée de saints. « Ils n’avaient tous qu’un cœur et qu’une âme dans le Seigneur [388] ». Si la charité avait fait de tant d’âmes une seule âme, et de tant cœurs un seul cœur, que peut faire celle qui unit le Père et le Fils ? Elle est sans doute plus ardente que celle qui unissait les chrétiens et faisait de leurs cœurs un seul cœur. Si donc par l’effet de la charité les cœurs de plusieurs frères deviennent un seul cœur, et leurs âmes une seule âme, diras-tu que Dieu le Père, et Dieu le Fils sont deux Dieux ? S’ils sont deux Dieux, la charité entre eux n’est donc pas souveraine. Eh quoi ! la charité peut devenir assez parfaite pour ne faire de ton âme et de l’âme de ton ami qu’une seule âme, et elle serait incapable d’unir en un seul Dieu le Père et le Fils ? Une foi sincère ne peut admettre pareille anomalie. Voyez plutôt la grandeur de la mutuelle charité qui unit les personnes divines : j’en trouve en ceci la preuve. Autant d’hommes, autant d’âmes ; si la charité les unit, on dit que cette multitude n’a qu’une âme ; et pourtant chez les hommes cette union de la charité n’est jamais si grande que la pluralité des âmes ne subsiste ; mais en Dieu on peut dire qu’il y a un seul Dieu, mais on ne peut dire qu’il y en ait deux ou trois. De là, tu dois conclure combien est souveraine et suréminente cette divine charité, puisqu’il est impossible d’en imaginer de plus grande.

10. « Car celui que Dieu a envoyé annonce les paroles de Dieu ». Jean parlait ainsi du Christ, pour se distinguer de lui. Eh quoi ! Jean lui-même n’est-il pas envoyé de Dieu ? N’est-ce pas lui qui a dit : « J’ai été envoyé devant lui[389] ? » Et encore : « Celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau[390] ? » Enfin, n’est-ce pas de lui qu’il a été dit : « Voici que « j’envoie mon ange devant vous ; il vous préparera la voie ? » Celui-là n’annonce-t-il pas aussi les paroles de Dieu, dont il a été dit qu’il était plus que prophète[391] ? Si donc lui aussi a été envoyé de Dieu, si lui aussi annonce les paroles de Dieu, comment pouvons-nous comprendre qu’il a voulu se distinguer du Christ, lorsqu’il a dit : « Celui que Dieu a envoyé annonce les paroles de Dieu ? » Vois ce qu’il ajoute : « Car Dieu ne donne pas son Esprit avec mesure ». Qu’est-ce à dire, « car Dieu ne donne pas son Esprit avec mesure ? » Nous lisons quelque part que Dieu a donné son esprit avec mesure. Écoute l’Apôtre : il nous parle de la « mesure du don de Jésus-Christ [392] ». Aux hommes, Dieu donne avec mesure ; à son Fils unique, il donne sans mesure. Comment donne-t-il aux hommes avec mesure ? « À l’un est donnée par l’Esprit la grâce de parler avec sagesse ; à un autre, par le même Esprit, celle de parler avec science ; à celui-ci, la foi dans le même Esprit ; à celui-là, la prophétie ; à l’un, le don des langues ; à l’autre, la guérison des maladies. Tous sont-ils Apôtres ? Tous Prophètes ? Tous docteurs ? Tous font-ils des miracles ? Tous guérissent-ils les maladies ? Tous parlent-ils diverses langues ? Tous peuvent-ils être interprètes[393] ? » L’un a une chose, l’autre une autre ; ce qu’a l’un, l’autre ne l’a pas. Il y a dans ces dons de Dieu mesure et partage. En distribuant ses dons aux hommes, Dieu agit donc avec mesure ; et la concorde qui en résulte fait, de toutes les parties du corps, un seul corps. Autre, en effet, est le don d’agir, octroyé à la main ; autre celui de voir, accordé à l’œil ; autre celui d’entendre, concédé à l’oreille ; autre celui de marcher, donné aux pieds ; toutefois, c’est une âme unique qui fait tout cela, qui agit par la main, qui marche par le pied, qui entend par l’oreille, qui voit par l’œil. Ainsi en est-il des dons accordés aux fidèles : ils sont différents les uns des autres, et Dieu les distribue dans une proportion convenable à chacun des fidèles, comme à autant de membres d’un même corps. Mais Jésus-Christ, de qui ils les tiennent, les a reçus sans mesure.

11. Écoute encore ce qui suit. Jean avait dit du Fils : « Car Dieu ne donne pas l’Esprit avec mesure. Le Père aime le Fils, et il a mis toutes choses entre ses mains ». Puis il ajoute : « Il a mis toutes choses entre ses mains », pour le faire connaître la manière spéciale dont « le Père aime le Fils ». Quoi donc, le Père n’aime-t-il pas Jean ? Cependant il n’a pas mis toutes choses entre ses mains. Le Père n’aime-t-il pas Paul ? Cependant il ne lui a pas non plus commis toutes choses. « Pour le fils, le Père l’aime », mais à la manière dont un père aime son fils, non à celle dont un maître aime son serviteur. Il l’aime comme Fils unique, et non comme Fils adoptif. C’est pourquoi « il a mis toutes choses entre ses mains ». Qu’est-ce à dire, toutes choses ? C’est-à-dire qu’il a donné au Fils d’être aussi grand que le Père lui-même. Il l’a engendré pour en faire son égal[394]. Celui qui était en la forme de Dieu a pu sans usurpation prétendre à l’égalité avec lui. « Le Père aime le Fils, et a mis toutes choses entre ses mains[395] ». Ainsi le Père a daigné nous envoyer son Fils. Mais ne pensons pas qu’il nous ait envoyé moins que lui. En envoyant son Fils, le Père nous a envoyé un autre lui-même.
12. Telle fut l’erreur dans laquelle étaient tombés les disciples du Sauveur ; ils voyaient en lui un homme sans y découvrir encore un Dieu. Aussi lui dirent-ils : « Seigneur, montrez-nous le Père, et il nous suffit ». C’était lui dire : Déjà nous vous connaissons, nous vous bénissons de cette connaissance, nous vous rendons grâces de vous être montré à nous ; mais votre Père, nous ne le connaissons pas encore ; aussi notre cœur est-il tourmenté par un saint désir de voir le Père qui vous a envoyé. Montrez-le-nous donc et nous ne vous demanderons plus rien nous serons contents lorsqu’une fois nous aurons vu celui dont la grandeur ne peut être surpassée par aucune autre grandeur. Précieux désir, souhait digne d’éloges, mais intelligence bornée. Le Seigneur Jésus, voyant ces hommes si petits se mettre en quête de si grandes choses, comparant sa propre grandeur à leur petitesse, considérant d’ailleurs qu’il s’était fait petit pour se placer à leur niveau, répondit à Philippe, celui de ses disciples qui lui avait parlé de la sorte « Depuis si longtemps je suis avec vous, Philippe, et vous ne me connaissez pas ? » Et comme ici Philippe aurait pu lui répondre : Sans doute, nous vous connaissons, mais est-ce que nous vous avons dit : Montrez-vous à nous ? nous vous connaissons, mais nous cherchons aussi à connaître votre Père ; il ajoute aussitôt : « Celui qui m’a vu a vu mon Père ». Si donc c’est l’égal du Père qui nous a été envoyé, ne jugeons pas de lui d’après la faiblesse de son humanité, songeons au contraire que si sa majesté s’est revêtue de notre chair, elle n’en est pas accablée. En effet, Jésus-Christ comme Dieu est resté dans le sein de son Père, il s’est fait homme au milieu des hommes, afin que par le Dieu fait homme nous devinssions capables de connaître Dieu. Pourquoi l’homme ne pouvait-il connaître Dieu ? Parce qu’il était dépourvu de ces yeux du cœur qui pouvaient le lui faire voir. Il y avait, au dedans de lui, une partie malade, et, au-dehors, une partie saine : les yeux de son corps étaient sains, ceux de son cœur étaient malades. Le Fils de Dieu s’est donc fait homme et s’est rendu visible aux yeux du corps. Par là tu devais croire en celui qui se montrait à toi, et devenir assez sain pour apercevoir des yeux de l’âme, celui que tu ne pouvais ainsi voir auparavant. « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas ? Philippe, celui qui m’a vu, a aussi vu mon Père ». Pourquoi ses disciples ne le voyaient-ils pas ? Ils le voyaient, mais ils ne voyaient pas son Père ; ils voyaient son corps, mais sa majesté se dérobait à leurs yeux. Ce que voyaient ses disciples qui l’aimaient, les Juifs qui l’ont crucifié le voyaient également, c’était à l’intérieur que Jésus-Christ se trouvait tout entier ; mais il était tout entier à l’intérieur dans sa chair, de telle façon qu’il demeurait aussi en son Père ; car il n’a pas abandonné son Père quand il s’est incarné.
13. Les intelligences charnelles ne comprennent pas mes paroles ; qu’elles remettent à plus tard pour comprendre et qu’elles commencent déjà par croire. Qu’elles écoutent ce qui suit : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; mais celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Tous ceux qui naissent sujets à ! a mort, portent avec eux la colère de Dieu. Quelle colère de Dieu ? celle qui est tombée dès le principe sur Adam. En effet, le premier homme est devenu pécheur, et il a entendu cette condamnation : « Tu mourras de mort [396] » ; il est donc devenu mortel ; dès lors les hommes furent sujets à mourir par le fait de leur naissance ; car nous sommes nés sous le poids de la colère de Dieu. C’est de cette source qu’est sorti le Fils de Dieu, n ais sans en apporter avec lui le péché : il s’est incarné, mais il a pris notre condition mortelle. Après qu’il a bien voulu partager avec nous le fardeau de la colère de Dieu, nous montrerons-nous lents à partager avec lui sa grâce ? Celui donc qui ne veut pas croire au Fils, « la colère de Dieu demeure sur lui ». Quelle colère de Dieu ? Celle dont parle l’Apôtre : « Nous étions par nature enfants de colère comme les autres [397] ». Tous nous sommes des enfants de colère, parce que en vertu de la malédiction prononcée contre le péché nous naissons mortels. Crois à Jésus-Christ, qui pour toi s’est fait mortel, afin de le posséder plus tard dans le séjour de l’immortalité ; car, ayant alors part à son immortalité, tu cesseras toi-même d’être mortel. Il vivait et tu étais mort. Il est mort, afin de te rendre la vie. Il a apporté la grâce de Dieu et fait disparaître sa colère ; comme Dieu il a vaincu la mort, afin que la mort ne demeurât pas victorieuse de l’homme.

QUINZIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT DE L’Évangile : « JÉSUS DONC, AYANT SU QUE LES PHARISIENS AVAIENT APPRIS QU’IL FAISAIT UN PLUS GRAND NOMBRE DE DISCIPLES », JUSQU’À CET AUTRE : « ET NOUS SAVONS QU’IL EST VRAIMENT LE SAUVEUR DU MONDE ». (Chap. 4,1-42.)[modifier]

LA SAMARITAINE.[modifier]

Jésus, baptisant par lui-même ou part ses disciples plus que Jean, et sachant que les Pharisiens prendraient de là occasion de le persécuter, s’en alla en Galilée et passa par Samarie. À six heures, il se trouva près d’un puits, et la fatigue du voyage l’y fit asseoir. Ce voyage figurait son Incarnation ; sa fatigue, la faiblesse où il s’est réduit pour nous rendre forts ; l’heure indiquait le sixième âge du monde, et le puits marquait la profondeur de nos misères. Une femme, image de l’Église des Gentils, vint puiser de l’eau et le rencontra. Après lui avoir demandé un peu d’eau pour se rafraîchir, le Sauveur offrit à cette femme une eau qui étancherait sa soif pour toujours ; mais, avec des idées toutes charnelles, elle ne pensait qu’à un breuvage ordinaire, signe trop fidèle des voluptés mondaines, et non à cette boisson spirituelle qui est la vérité. Alors le Christ lui dit d’appeler son mari, c’est-à-dire d’employer toute son intelligence à l’écouter. Je n’en ai point. C’est vrai, car tu en as cinq, et celui que tu as n’est pas le tien ; en d’autres termes, tu as eu pour guides tes sens corporels, et rien, sinon l’erreur, n’est venu les remplacer. Appelle donc ton intelligence à ton aide. Et elle l’appela, et elle comprit qu’à la venue du Messie tonte séparation cesserait entre es Juifs et les Samaritains ou Gentils, et elle reconnut le Messie dans celui qui lui parlait, et elle crut en lui, et elle devint l’apôtre des Samaritains dont plusieurs crurent à ses paroles.


1. Ce n’est point chose nouvelle pour vous d’entendre dire que, pareil à l’aigle, Jean prend son vol dans les hauteurs, qu’il s’élance au-dessus des ténèbres de la terre, et fixe sur la lumière de la vérité des regards pleins d’assurance. Déjà, avec l’aide de Dieu, nous vous avons expliqué plusieurs passages de son Évangile ; en suivant l’ordre de nos lectures, nous avons été amenés au passage que nous venons d’entendre. Plusieurs d’entre vous y reconnaîtront ce qu’ils savaient déjà et n’apprendront rien de nouveau. Cependant, bien qu’il s’agisse de rafraîchir une connaissance, et non pas d’en acquérir une nouvelle, votre attention n’en doit pas être affaiblie. On vous a lu, et c’est ce que nous avons entre les mains pour en faire la matière de notre instruction, on vous a lu l’entretien de Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de Jacob. En cet entretien se trouvent résumés de grands mystères ; le Sauveur y fait allusion à de grandes choses, bien propres à nourrir les âmes affamées et à ranimer celles qui languissent.
2. Notre-Seigneur « ayant donc su que les Pharisiens avaient appris qu’il faisait un plus grand nombre de disciples et baptisait plus de personnes que Jean (bien que Jésus ne baptisât point par lui-même, mais par ses disciples), il quitta la Judée et alla de nouveau en Gaulée ». Ici pas n’est besoin de longs développements. Car, en nous arrêtant à ce qui est clair, nous nous trouverions enfermés dans un espace de temps trop étroit, lorsqu’il s’agirait d’exprimer et d’expliquer les passages obscurs. Si le Seigneur avait prévu que les Pharisiens, apprenant qu’il avait plus de disciples, et qu’il baptisait plus de personnes que Jean, en profiteraient pour leur salut et se rangeraient à sa suite pour devenir ses disciples et se faire baptiser par lui, certainement il n’aurait pas quitté la Judée, il y serait plutôt resté à cause d’eux. Toutefois, et ce n’était pas pour lui un mystère, ils savaient ce qu’il en était de lui ; mais ils étaient animés à son égard d’un grand mauvais vouloir ; ils avaient appris à le connaître, mais pour le poursuivre, au lieu de le suivre. Il quitta donc le pays : non pas que, même en y demeurant, il n’eût pu éviter d’être pris et tué par eux contre son bon vouloir ; car il pouvait ne pas naître s’il l’avait voulu, mais parce qu’en total ce qu’il faisait comme homme, il avait dessein de servir d’exemple aux hommes qui devaient croire en lui. En effet, aucun serviteur de Dieu ne pèche en passant d’un lieu dans un autre, lorsqu’il voit que certaines gens le persécutent avec fureur, ou cherchent à l’entraîner au mal. Il craindrait néanmoins d’offenser Dieu en agissant de la sorte, s’il n’avait pour s’y autoriser l’exemple du Seigneur. Car cette conduite, le bon Maître l’a tenue dans l’intention de nous instruire, et non par un motif de crainte personnelle.
3. Peut-être quelqu’un s’étonnera-t-il de ce que l’Évangéliste ait dit : « Jésus baptisait plus de personnes que Jean », et qu’après ces paroles : « Jean baptisait », il ait ajouté : « Quoique Jésus ne baptisât pas par lui-même, mais par ses disciples ? » Quoi donc ? Était-ce d’abord une assertion fausse, redressée ensuite par cette addition : « Quoique Jésus ne baptisât pas par lui-même, mais par ses disciples ? » Ou plutôt, est-il également vrai que Jésus baptisait, et ne baptisait pas ? Il baptisait parce qu’il purifiait les âmes, et il ne baptisait point parce qu’il ne répandait pas l’eau sur les corps. Les disciples prêtaient le concours de leur ministère corporel ; pour lui, il les aidait de sa puissance. Comment, en effet, peut cesser de baptiser Celui qui ne cesse pas de purifier, et dont l’Évangéliste nous dit en répétant les paroles rapportées de Jean-Baptiste : « C’est celui-là qui baptise [398] ? » Donc Jésus baptise encore, et tant qu’il y aura des hommes pour recevoir le baptême, c’est Jésus qui le leur donnera. Approchons-nous donc avec confiance du serviteur malgré son infériorité, parce qu’il a le Maître au-dessus de lui.
4. Mais, dira quelqu’un, à la vérité, le Christ confère le baptême en esprit, mais il ne le donne pas extérieurement : par là, quiconque reçoit visiblement et corporellement le sacrement de baptême, semble le tenir d’un autre que de lui. Veux-tu une preuve qu’il baptise non seulement en esprit, mais encore avec l’eau ? Écoute l’Apôtre : « Comme Jésus-Christ », dit-il, « a aimé l’Église et s’est livré à la mort pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant dans le baptême de l’eau par la parole de vie, pour la faire paraître devant lui pleine de gloire, n’ayant ni tache, ni ride, ni rien qui y ressemble ». En la purifiant de quelle manière ? « Dans le baptême de l’eau par la parole de vie ». Qu’est-ce que le baptême du Christ ? Un baptême d’eau uni à la parole. Ôte l’eau, il n’y a plus de baptême ; ôte la parole, le baptême n’existe plus.
5. Après ces préliminaires qui conduisent l’Évangéliste à l’entretien de Jésus-Christ avec la Samaritaine, voyons, le reste : il est rempli de vérités cachées et de gros mystères. « Il fallait », dit l’Ecrivain sacré, « qu’il passât par Samarie. Il vint donc en une ville du pays de Samarie, nommée Sichar, près de la terre donnée par Jacob à son fils Joseph. Là était la fontaine de Jacob ». C’était un puits : tout puits est une fontaine ; mais toute fontaine n’est pas un puits. Car dès qu’une eau sort de terre et qu’on la puise pour en faire usage, on l’appelle une fontaine ; toutefois, s’il est facile de la voir et qu’elle se trouve â la surface de la terre, elle s’appelle simplement une fontaine. Si, au contraire, elle se voit dans les profondeurs de la terre, on l’appelle un puits, bien qu’alors le nom de fontaine puisse encore lui convenir.
6. « Jésus donc, fatigué du chemin, s’assit sur la fontaine. C’était vers la sixième heure ». Déjà commencent les mystères. Ce n’est pas sans raison que Jésus se fatigue : ce n’est pas sans raison que nous voyons accablée de lassitude la vertu même de Dieu, celui qui calme nos fatigues, celui dont l’absence est pour nous une cause d’épuisement et dont la présence restaure nos forces. Cependant Jésus est fatigué, il est fatigué sur le chemin et il s’assied, il s’assied au bord d’un puits, et c’est à la sixième heure du jour. Autant de circonstances significatives, qui nous donnent à penser et nous indiquent quelque chose : elles nous rendent attentifs et nous engagent à frapper. Qu’il ouvre donc a vous et à moi, celui qui a daigné nous encourager à frapper, en nous disant : « Frappez, et il vous sera ouvert [399] ». C’est pour toi, mon frère, que Jésus est fatigué du chemin. Nous voyons en Jésus, et la force et la faiblesse : il nous apparaît tout à la fois puissant et anéanti. Il est puissant, car « au commencement il était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; au commencement était en Dieu ». Veux-tu savoir quelle est la puissance de ce Fils de Dieu ? « Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait » Y a-t-il rien de plus fort que celui qui a fait toutes choses sans éprouver de lassitude ? Veux-tu t’assurer qu’il a été faible ? « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous[400] ». Par sa puissance, le Christ t’a créé ; il t’a donné une nouvelle vie, en s’anéantissant ; par sa puissance, il a fait ce qui n’était pas ; en devenant faible, il a empêché ce qui était de périr. C’est en sa force qu’il nous donne l’être ; c’est en son infirmité qu’il nous a attirés à lui.
7. Jésus-Christ s’est fait infirme pour nourrir des infirmes, pareil en cela à la poule qui nourrit ses poussins ; c’est la comparaison qu’emploie le Sauveur lui-même. « Combien de fois », dit-il à Jérusalem, « j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule ramasse ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu[401] ! » Vous savez, mes frères, comme une poule se fait petite par amour pour ses petits ; de tous les oiseaux, elle est la seule qui se montre véritablement mère. Nous voyons les passereaux faire leur nid sous nos yeux ; il en est de même des hirondelles, des cigognes, des pigeons ; mais nous ne nous apercevons qu’ils ont des petits qu’au moment où nous les voyons dans leurs nids. Pour la poule, elle se fait si petite pour ses petits que, même lorsqu’ils en sont éloignés et même sans qu’on les voie, on reconnaît qu’elle est mère. En preuve, ses ailes pendantes, ses plumes hérissées, la rudesse de sa voix, le laisser-aller et l’abattement de son corps, tout en elle, comme j’en ai fait la remarque, dénote une mère, lors même qu’on ne la verrait point suivie de sa petite famille. Voilà l’image de l’infirmité de Jésus fatigué par le chemin. Son chemin, c’est la chair qu’il a prise pour notre amour. En effet, quel chemin pouvait suivre celui qui se trouve partout et ne manque nulle part ? Où pouvait-il aller ? D’où pouvait-il venir ? Évidemment il venait vers nous, et il n’y venait qu’en se revêtant de la forme visible de notre corps. Puisqu’il a daigné venir parmi nous en prenant un corps, en se montrant dans la forme de serviteur, son incarnation est donc son chemin. C’est pourquoi « la fatigue qu’il a ressentie du chemin » n’est autre chose que la fatigue résultant pour lui de son Incarnation. L’infirmité de Jésus-Christ vient donc de son humanité ; mais ne t’affaiblis pas toi-même. Que l’infirmité de Jésus-Christ soit ta force ; car ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que tous les hommes [402].
8. Sous ce point de vue Adam, image de l’homme futur[403], nous a donné un remarquable indice de ce mystère, ou plutôt Dieu nous l’a donné en sa personne. Car ce fut en dormant qu’il dut recevoir son épouse, formée d’une de ses côtes pour lui être donnée[404]. En effet, de Jésus-Christ endormi sur la croix devait sortir l’Église, elle devait sortir de son côté pendant son sommeil : car c’est de Jésus-Christ attaché à la croix et de son côté ouvert par la lance[405] que sont sortis les sacrements de l’Église. Mais, mes frères, pourquoi me suis-je exprimé ainsi ? C’est que l’infirmité de Jésus-Christ fait notre force. Cette figure ainsi montrée en Adam nous annonçait donc à l’avance un grand mystère. Sans doute, pour en former la femme, il aurait pu retirer de l’homme une portion de sa chair, et il semble même que cette façon d’agir aurait été plus convenable ; car il s’agissait de former le sexe le plus faible ; or, il est évident que la faiblesse serait provenue plutôt de la chair que des os, car les os sont ce qu’il y a de plus ferme en notre corps. Cependant il n’a pas retiré de la chair pour en former la femme ; mais il a retiré un os, et de cet os la femme a été formée, et à la place de cet os il a fait croître de la chair. Dieu pouvait y remettre un autre os ; il pouvait, pour former la femme, employer, non pas un os, mais de la chair. Qu’a-t-il donc voulu nous apprendre ? Parce que la femme a été formée d’une côte, elle semble forte, et la chair créée en Adam indique sa faiblesse. Le Christ est aussi l’Église : sa faiblesse est le principe de notre force.
9. Mais pourquoi la sixième heure ? Parce que c’était le sixième âge du monde. Dans le langage de l’Évangile, on doit regarder tourne une heure le premier âge qui va d’Adam à Noé, le second qui va de Noé à Abraham, le troisième qui va d’Abraham à David, le quatrième qui va de David à la capitale de Babylone, le cinquième qui va de la captivité de Babylone au baptême de Jean ; le sixième enfin, qui a cours maintenant. Y a-t-il en cela de quoi t’étonner ? Jésus est venu, il est venu près d’un puits, c’est-à-dire qu’il s’est humilié ; il s’est fatigué à venir, parce qu’il s’est chargé du poids de notre faible humanité. Il est venu à la sixième heure, parce tue c’était le sixième âge du monde. Il est venu près d’un puits, parce qu’il est descendu jusque dans l’abîme qui faisait notre demeure. C’est pourquoi il est écrit au psaume : « Du fond de l’abîme, Seigneur, j’ai crié vers vous [406] ». Enfin il s’est assis près d’un puits, car je l’ai dit déjà, il s’est humilié.
10. « Vint une femme ». Figure de l’Église non encore justifiée, mais déjà sur le point laie devenir, car cette justification est l’œuvre de la parole. Elle vient dans l’ignorance de ce qu’était Jésus ; elle le trouve, il entre en conversation avec elle. Voyons ce qu’elle est venue faire ; voyons ce qu’elle est venue chercher : « Une femme de Samarie vint pour puiser de l’eau ». Les Samaritains n’appartenaient pas à la nation juive, et bien qu’habitant un pays voisin, ils étaient regardés comme étrangers. Il serait trop long de vous expliquer l’origine des Samaritains ; de telles digressions nous arrêteraient et nous ôteraient le temps pour le nécessaire. Qu’il nous suffise donc de mettre les Samaritains au nombre des étrangers. Ne me soupçonnez pas d’avoir mis à vous faire cette assertion plus de hardiesse que de vérité ; écoutez Notre-Seigneur lui-même ; remarquez ce qu’il dit de ce Samaritain, le seul des lépreux guéris par lui, qui fût revenu lui rendre grâces. « Tous les dix n’ont-ils pas été guéris ? Où sont les neuf autres ? Il ne s’en est pas trouvé qui soit revenu rendre gloire à Dieu, sinon cet étranger[407] ». Les convenances du mystère figuré demandaient que cette femme, qui représentait l’Église, vînt d’un peuple étranger. L’Église, en effet, devait venir des Gentils et d’un peuple étranger aux Juifs. Dans ses paroles Écoutons les nôtres, reconnaissons-nous dans sa personne et rendons grâces à Dieu de ce qu’il fait en elle pour nous. Elle était une figure, et non la réalité ; mais pour avoir été d’abord une figure, elle est devenue ensuite la réalité ; car elle a cru en celui qui nous la proposait comme une figure. « Elle vint donc puiser de l’eau ». Elle était venue en toute simplicité puiser de l’eau, comme le font d’habitude les hommes et les femmes.
11. « Jésus lui dit : Donnez-moi à boire ; car ses disciples s’en étaient allés en ville pour acheter de quoi se nourrir. Or, cette femme Samaritaine lui dit : Comment se fait-il qu’étant Juif vous me demandiez à boire, à moi qui suis Samaritaine ? car les Juifs ne communiquent pas avec les Samaritains ». Vous le voyez, c’étaient des étrangers pour les Juifs : ceux-ci ne voulaient pas même se servir des vases qui étaient à leur usage. Et comme cette femme portait avec elle un vase pour puiser de l’eau, elle s’étonne qu’un Juif lui demande à boire. Car les Juifs n’avaient pas coutume de le faire. Mais si Jésus lui demandait à boire, c’était en réalité de sa foi qu’il avait soif.
12. Enfin quel est celui qui lui demande à boire ? Écoute, l’Évangéliste va le dire : « Jésus lui répondit : Si tu connaissais le don de Dieu et quel est celui qui te dit : Donne-moi à boire, peut-être lui en aurais-tu demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive ». Il demande et il promet à boire. Il a besoin en tant qu’il demande ; et chez lui il y a surabondance, puisqu’il doit satisfaire tous les désirs. « Si tu connaissais le don de Dieu ». Le don de Dieu, c’est le Saint-Esprit. Mais il parle à cette femme à mots couverts, et peu à peu il entre en son cœur : peut-être même l’instruit-il déjà. Où trouver une exhortation plus douce et plus engageante ? « Si tu connaissais le don de Dieu et quel est celui qui te dit : « Donne-moi à boire, peut-être lui en aurais-tu demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive ». Jusqu’ici il tient en suspens l’esprit de cette femme. Dans le langage ordinaire on appelle eau vive celle qui sort de la source. Quant à la pluie qu’on recueille dans des bassins ou des citernes, on ne lui donne point le nom d’eau vive. L’eau vive est celle qui coule de source et qu’on puise dans son lit. Telle était l’eau de la fontaine de Jacob. Que lui promettait donc celui qui lui en demandait ?
13. Cependant cette femme ainsi tenue en suspens lui dit : « Seigneur, vous n’avez pas de vase pour puiser, et le puits est profond ». Reconnaissez à cela ce qu’elle entendait par eau vive. Elle entendait l’eau de la fontaine de Jacob. Vous voulez me donner de l’eau vive, mais le vase pour la puiser je l’ai entre mes mains, et il vous manque. Cette eau vive, elle est ici, comment pouvez-vous m’en donner ? Elle ne comprend pas les choses dans le vrai sens : elle en juge encore d’une manière charnelle ; et, toutefois, elle frappe d’une certaine manière pour que le maître lui ouvre la porte encore fermée. Elle frappe par son ignorance, non par ses désirs, elle était digne de la pitié du Sauveur, mais pas encore de ses instructions.
14. Le Seigneur lui parle de cette eau vive en termes plus clairs. Cette femme lui avait dit : « Êtes-vous plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits ; et lui-même en a bu, et ses enfants, et ses troupeaux ? » En d’autres termes : vous ne pouvez me donner de cette eau vive, car vous n’avez pas de vase pour en puiser ; sans doute celle que vous me promettez a sa source ailleurs. Pensez-vous donc valoir mieux que notre père, qui a creusé ce puits pour son usage et celui des siens ? C’est le moment que le Seigneur lui explique ce qu’il entend par eau vive. « Jésus lui répondit : Quiconque boira de cette eau aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif, et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissante jusqu’à la vie éternelle ». Ici le langage de Notre-Seigneur est plus clair : « Cette eau deviendra en lui une source jusqu’à la vie éternelle. Celui qui boira de cette eau n’aura jamais soif ». Était-il possible de marquer plus clairement que s’il promettait de l’eau, c’était une eau invisible, et non pas une eau visible ; qu’il parlait selon l’esprit et non selon la chair ?
15. Néanmoins cette femme comprend encore les choses dans un sens charnel ; heureuse de penser qu’elle n’aurait plus soif, elle supposait que le Sauveur lui avait fait une pareille promesse dans le sens matériel : sans doute cette promesse se réalisera un jour, mais au jour de la résurrection des morts. La Samaritaine voulait la voir s’accomplir immédiatement. Aussi bien Dieu avait autrefois donné à son serviteur Élie de demeurer quarante jours sans éprouver ni faim, ni soif[408]. Celui qui a pu accorder une pareille grâce pendant quarante jours, ne peut-il pas l’accorder toujours ? Elle soupirait donc, ne voulant ni manquer d’eau, ni s’en procurer avec tant de fatigue. Venir continuellement à cette fontaine, s’en retourner chargée de la provision nécessaire pour subvenir à ses besoins ; puis, cette provision épuisée, se voir de nouveau contrainte à revenir, c’était là son travail de tous les jours, parce que cette eau qui soulageait la soif ne l’éteignait pas. Joyeuse de la promesse que lui fait le Christ de cette eau vive, elle demande au Seigneur de la lui donner.
16. Toutefois, n’oublions pas que le Sauveur lui promettait un don spirituel. Qu’est-ce à dire : « Celui qui boira de cette eau aura encore soif ? » Parole véritable, si on l’applique à cette eau véritable encore, si un l’applique à ce dont elle était la figure. L’eau, au fond de ce puits, c’est la volupté du siècle dans sa ténébreuse profondeur. La cupidité des hommes, voilà le vase qui leur sert à y puiser. Leur cupidité les fait pencher vers ces profondeurs jusqu’à ce qu’ils en touchent le fond et y puisent le plaisir ; mais toujours la cupidité marche et précède. Car celui qui ne fait pas d’abord marcher la cupidité ne peut arriver au plaisir. Supposez donc que la cupidité est le vase avec lequel on puise, et que l’eau que l’on doit tirer du puits c’est le plaisir lui-même, et le plaisir mondain que l’on goûte, c’est le boire, le manger, le bain, les spectacles, l’impureté ; celui qui s’y adonne n’en sera-t-il plus désormais altéré ? Donc Jésus dit avec raison : « Celui qui boira de cette eau aura encore soif » ; mais si je lui donne de mon eau, « il n’aura jamais soif ». Nous serons rassasiés, a dit le Prophète, « de l’abondance des biens de votre maison[409] ». De quelle eau donnera donc le Sauveur, sinon de celle dont il est écrit : « En vous est la source de vie ? » Comment, en effet, auront soif « ceux qui seront enivrés de l’abondance de votre maison[410].
17. Ce que promettait donc Notre-Seigneur, c’était la plénitude et la satiété dont le Saint-Esprit est l’auteur. La Samaritaine ne le comprenait pas encore, et dans son intelligence que répondait-elle ? « Cette femme lui dit : « Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus ici pour en tirer ». Travail pénible auquel la contraignaient ses besoins et qui rebutait sa faiblesse. Si seulement elle entendait ces paroles : « Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai[411] ! » Car ce que lui promettait Jésus, c’était la délivrance de sa peine ; mais elle ne le comprenait pas encore.

18. Aussi, pour lui donner l’intelligence, « Jésus lui dit : Va, appelle ton mari, viens ici ». Qu’est-ce à dire : « Appelle ton mari ? » Voulait-il lui donner de cette eau par l’entremise de son mari ? Ou bien voulait-il, par l’intermédiaire de celui-ci, lui enseigner ce qu’elle ne comprenait pas encore ? Peut-être parlait-il dans le même sens que l’Apôtre, lorsqu’il dit des femmes : « Si elles veulent apprendre quelque chose, qu’elles interrogent leurs maris dans leurs maisons ? » Mais Paul fait aux femmes cette recommandation : « Qu’elles interrogent leurs maris dans leurs maisons », pour le cas où Jésus n’est pas là afin de les instruire lui-même ; d’ailleurs l’Apôtre s’adressait aux femmes à qui il défendait de parler dans l’Église[412]. Mais le Seigneur était là, et il parlait directement à la Samaritaine : y avait-il dès lors nécessité de se servir de son mari pour l’instruire ? Était-ce par l’intermédiaire de son mari qu’il parlait à Madeleine, au moment où celle-ci, assise à ses pieds, l’écoutait attentivement, et où Marthe, tout entière à la multitude des soins de son ministère hospitalier, murmurait cependant de la félicité de sa sœur[413] ? Donc, mes frères, prêtons l’oreille et tâchons de comprendre ce que Notre-Seigneur dit à cette femme : « Appelle ton mari ». Ce mari de notre âme, cherchons à le connaître. Pourquoi Jésus ne serait-il pas le véritable époux de notre âme ? Puissiez-vous me bien comprendre ! car ce que j’ai à dire ne peut être compris, même par les personnes attentives, que dans une faible mesure. Puissiez-vous me comprendre et l’intelligence de mes paroles sera peut-être l’époux de vos âmes.

19. Voyant que cette femme ne le comprenait pas, et voulant lui faire saisir sa pensée, Jésus lui dit : « Appelle ton mari ». Tu ne comprends pas encore ce que je dis, parce que ton intelligence n’est pas encore ouverte ; je parle selon l’esprit et tu m’entends selon la chair. Ce que je dis ne flatte ni les oreilles, ni les yeux, ni l’odorat, ni le goût, ni le sens du toucher ; l’esprit seul le saisit, l’entendement seul peut en faire sa propriété. Or, cet entendement tu ne l’as pas encore ; comment donc pourrais-tu comprendre mes paroles ? « Appelle ton mari » ; amène ici ton entendement. Car à quoi te servirait d’avoir seulement une âme ? Il n’y aurait là rien de merveilleux, car les bêtes en ont aussi une. D’où vient ta prééminence sur elles ? De l’entendement que tu as et qu’elles n’ont pas. Quel est donc le sens de ces paroles : « Appelle ton mari ? » Tu ne m’entends pas, tu ne me comprends pas ; je te parle du don de Dieu, tu penses à ton corps ; tu ne veux plus que ton corps ait soif, je m’adresse à l’esprit : ton entendement n’y est pas, « appelle ton mari ». Ne sois pas comme le cheval et le mulet, qui n’ont point d’intelligence [414]. Donc, mes frères, avoir une âme et n’avoir point d’entendement, ou en d’autres termes l’avoir inutilement et n’en pas faire la règle de notre vie, c’est mener une vie de bête. Car il y a en nous quelque chose qui tient de la bête, et fait vivre notre corps ; ce quelque chose, l’entendement doit le régir. Ainsi l’esprit doit imprimer une direction plus noble aux mouvements de l’âme quand elle se laisse influencer par le corps et qu’elle désire se précipiter sans mesure dans les plaisirs de la chair. Qui est-ce qui doit être appelé le mari ? Celui qui se laisse conduire ou celui qui dirige ? Évidemment, dans toute vie bien réglée, le guide de l’âme, c’est l’entendement qui fait partie de l’âme. Car il n’est pas différent d’elle-même, il en est une partie ; comme l’œil n’est pas chose différente du corps, mais en est une portion. Cependant, bien qu’il soit une portion du corps, l’œil seul jouit de la lumière ; les autres membres peuvent en recevoir les rayons mais ils sont incapables de les percevoir, l’œil seul en est pénétré et en jouit. Ainsi dans notre âme il est une faculté qui s’appelle entendement, Cette faculté appelée esprit, intelligence, reçoit les rayons d’une lumière supérieure. Or, cette lumière supérieure dont l’intelligence humaine se trouve éclairée, c’est Dieu. En effet, « il était la lumière véritable qui éclairé tout homme venant en ce monde[415] ». Cette lumière, c’était le Christ, cette lumière s’entretenait avec la Samaritaine, mais cette femme était absente par son entendement ; son intelligence ne pouvait être éclairée par cette lumière ; elle était incapable, non pas d’en recevoir les rayons, mais de les percevoir. Aussi, comme pour lui dire : je veux éclairer quelqu’un, mais ce quelqu’un me manque, il lui adresse ces paroles : « Appelle ton mari », appelle ton entendement afin qu’il t’instruise et te gouverne. Représente-toi donc l’âme séparée de l’entendement sous l’emblème d’une femme, et l’entendement sous l’emblème de son mari. Toutefois le mari ne dirige bien sa femme qu’autant qu’il obéit lui-même à une direction venant de plus haut, Car le chef de la femme, c’est l’homme ; et le chef de l’homme, c’est le Christ [416]. Le chef de l’homme parlait avec la femme, et l’homme n’y était pas, et, comme si le Sauveur disait à la femme : Fais venir ton chef afin qu’il se soumette au sien, il prononce ces mots ; « Appelle donc ton mari et viens ici avec lui », ou en d’autres termes : viens ici ; mets-toi devant moi ; tu es comme absente aussi longtemps que tu n’entends pas la voix de la vérité qui se trouve devant toi. Mets-toi devant moi, mais n’y viens pas seule ; que ton mari s’y présente avec toi.
20. Mais comme cette femme n’a pas encore appelé son mari, elle n’entend pas, ses pensées demeurent charnelles. En effet, son mari est absent. « Je n’ai pas », dit-elle, « de mari ». Cependant le Seigneur continue à lui parler en mystère. Véritablement cette femme n’avait pas alors de mari ; mais, ainsi que tu le devines, elle vivait dans je ne sais quel commerce honteux et illégitime, dans le commerce non pas d’un mari, mais d’un adultère. Aussi le Seigneur lui répondit-il : « Tu as bien parlé, tu n’as pas de mari ». Pourquoi donc me disiez-vous : « Appelle ton mari ? » Remarque-le bien, Notre-Seigneur savait parfaitement qu’elle n’avait pas de mari. En voici la preuve : « Et il lui dit, etc. » Aussi, pour ne vas laisser à cette femme la pensée qu’il lui avait répondu : « Tu as bien parlé, tu n’as pasde mari », uniquement parce qu’elle venait de l’en instruire, et non parce que la lumière de sa divinité le lui avait fait découvrir, il lui réplique : Voici ce que tu ne m’as pas dit : « En effet, tu as eu cinq maris et celui que tu as n’est point ton mari ; ce que tu as dit est vrai ».
21. Par là Notre-Seigneur nous contraint de chercher avec plus d’attention quelque sens caché touchant ces cinq maris. Plusieurs ont cru, non sans fondement et même avec une certaine probabilité, voir dans les cinq maris de cette femme les cinq livres de Moïse. En effet, ils étaient reçus des Samaritains et formaient leur loi comme celle des Juifs : voilà sans doute pourquoi la circoncision était en usage chez ces deux peuples ; mais à cause de la difficulté que présentent les paroles suivantes « Et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari », nous pouvons plus aisément comprendre, ce me semble, que, sous l’emblème des cinq premiers maris, les cinq sens du corps sont désignés comme les époux de l’âme. Car à sa naissance, et avant d’avoir l’usage de son esprit et de sa raison, chaque homme n’a pour le régir que ses sens corporels. Ce qui tombe sous le sens de l’ouïe, de la vue, de l’odorat, du goût, du toucher, voilà chez le petit enfant tout l’objet de ses répugnances ou de ses désirs. Ce qui flatte ses sens, il le recherche, il repousse ce qui les blesse ; car ce qui les flatte est plaisir, ce qui les blesse est douleur. C’est donc sous l’influence de ces cinq sens comme d’autant de maris que l’âme vit d’abord, parce que c’est par eux qu’elle est régie. Pourquoi leur donne-t-on le nom de maris ? Parce qu’ils sont légitimes. C’est Dieu qui les a formés, c’est Dieu qui les a donnés à l’âme. Elle est infirme tant qu’elle demeure sous la loi des sens et qu’elle agit sous l’autorité de ces cinq maris ; mais aussitôt que le temps est venu de délivrer la raison de leur influence, si l’âme se laisse diriger par une règle de conduite supérieure, et par les leçons de la sagesse, alors succèdent à l’empire et à l’influence des sens l’empire et l’influence d’un seul véritable et légitime mari, meilleur que les autres ; et ce mari la gouverne mieux, la dirige, la cultive, la prépare dans le sens de l’éternité. Loin de nous imprimer une direction qui aboutisse à l’éternité, les sens ne nous portent que vers les choses du temps, soit pour nous les faire désirer, soit pour nous en inspirer le dégoût. Mais dès que l’entendement pénétré par la sagesse a pris le gouvernement de l’âme, il ne lui apprend plus uniquement à éviter les fossés et à suivre le chemin droit que les yeux indiquent à son âme débile, ou à écouter avec plaisir les sons mélodieux et à fermer les oreilles aux sons discordants, à se complaire aux odeurs agréables et à repousser les odeurs nauséabondes, à aimer le miel et à détester le vinaigre, à toucher avec plaisir ce qui est poli et à éprouver une sensation désagréable au contact des aspérités. Toutes ces connaissances, l’âme infirme en avait besoin. Dans quel sens l’entendement y ajoute-t-il sa direction ? Il vient discerner, non plus le blanc du noir, mais le juste de l’injuste, le bien du mal, l’utile de l’inutile, la chasteté de l’impudicité, l’une pour l’aimer, l’autre pour la fuir ; la charité de la haine, la première pour y demeurer, la seconde pour s’en garantir.
22. Chez cette femme, les cinq premiers maris n’avaient pas encore cette sorte de successeur ; car, où l’entendement ne succède pas aux sens, là règne l’erreur, elle domine en maître. En effet, dès qu’elle commence à devenir capable de raisonner, l’âme se laisse conduire par la sagesse ou par l’erreur. Or, l’erreur ne gouverne pas, elle conduit aux abîmes. Après avoir subi l’empire de ses sens, cette femme était donc encore en butte à l’erreur, et l’erreur la ballottait comme aurait fait un vent violent. Cette erreur n’était pas un mari légitime, mais un adultère ; c’est pourquoi le Seigneur lui répond : « Tu as dit avec justesse : Je n’ai pas de mari, car tu as eu cinq maris ». Les cinq sens de ton corps ont été tes maîtres ; tu es parvenue à l’âge de raison, mais non à la sagesse ; tu es tombée dans l’erreur : aussi, « après ces cinq maris, celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ». Mais s’il n’était pas le mari, qu’était-il donc, sinon un adultère ? « Appelle-le », non « l’adultère,», mais « ton mari », afin de m’entendre selon l’Esprit, et non selon l’erreur qui te donnerait de moi de fausses idées. En effet, c’était de la part de cette femme une erreur de penser à l’eau du puits de Jacob, quand c’était du Saint-Esprit que lui parlait le Seigneur. Pourquoi se trompait-elle, sinon parce qu’elle vivait avec un adultère, au lieu de vivre avec son mari légitime ? Débarrasse-toi donc de cet adultère qui te corrompt : « va, et appelle ton mari ». Appelle-le et reviens, et tu me comprendras.
23. « Cette femme lui dit : « Seigneur, je vois que vous êtes un prophète ». Voici que le mari commence à venir, mais il n’est pas encore tout à fait venu. Elle jugeait que le Seigneur était un prophète. Sans doute, il en était un ; car il a dit de lui-même « Nul Prophète n’est bien reçu dans son pays [417]. Dieu avait encore dit de lui à Moïse : « Je leur susciterai d’entre leurs frères un Prophète semblable à toi [418] ». Semblable par la forme du corps, mais bien différent sous le rapport de la grandeur. Nous voyons donc que Notre-Seigneur a été appelé Prophète dans les temps anciens ; la Samaritaine ne se trompe donc pas beaucoup lorsqu’elle dit : « Je vois que vous êtes un Prophète ». Par cette réponse, elle commence à appeler son mari et à chasser l’adultère : « Je vois que vous êtes un Prophète ». Elle commence ainsi à rechercher ce qui avait coutume de l’émouvoir ; car l’objet de la dispute entre les Samaritains et les Juifs, c’était que les Juifs adoraient Dieu dans le temple construit par Salomon, tandis que les Samaritains, éloignés de ce temple, adoraient Dieu ailleurs. En conséquence, les Juifs se vantaient de leur être supérieur, parce qu’ils adoraient Dieu dans le temple. « Les Juifs n’ont donc aucun commerce avec les Samaritains ». Et ceux-ci, de leur part, répliquaient par cette réponse : Pourquoi vous vanter et vous dire supérieurs à nous ? Parce que vous avez un temple que nous n’avons pas ? Nos pères ont été aimés de Dieu, et pourtant l’ont-ils adoré dans ce temple ? N’était-ce pas sur cette montagne où nous nous trouvons ? Adressées à Dieu du haut de cette montagne, nos prières sont donc préférables aux vôtres, puisque c’est là que nos pères ont eux-mêmes prié. Les uns et les autres trouvaient dans leur ignorance ample motif à dispute, parce qu’ils n’étaient pas avec le mari. Ceux-ci étaient fiers de posséder leur montagne ; ceux-là d’avoir leur temple ; de là leur mutuel antagonisme.
24. Comme si cette femme commençait à avoir son mari auprès d’elle, le Sauveur se met à l’instruire ; et que lui dit-il ? « Elle lui dit : Seigneur, je vois que vous êtes un Prophète. Nos pères ont adoré Dieu sur cette montagne, et vous autres vous dites que le lieu où il le faut adorer est Jérusalem. Jésus lui dit : Femme, crois-moi. » Voici venir l’Église, comme il est écrit au Cantique des Cantiques. « Elle viendra, et elle s’avancera du commencement de la foi[419] ». Elle viendra pour s’avancer, et elle ne le peut que « par le commencement de la foi ». Maintenant que le mari est présent, c’est avec justice qu’il lui dit : « Femme, crois-moi ». À cette heure il y a en toi ce qui peut croire, puisque ton mari est présent. Ton intelligence a commencé à manifester sa présence, lorsque tu m’as donné le nom de Prophète. « Femme, « crois-moi » ; car si vous ne croyez pas, vous serez incapables de comprendre[420]. Donc, « Femme, crois-moi, parce que viendra l’heure où vous n’adorerez le Père, ni sur cette montagne, ni à Jérusalem. Vous adorerez ce que vous ne comprenez point ; pour nous, nous adorons ce que nous connaissons, parce que le salut vient des Juifs ; mais viendra l’heure ». Quand ? « Et la voici maintenant ». Quelle est cette heure ? « Cette heure où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » non pas sur cette montagne, non pas dans le temple, mais en esprit et en vérité ; « car le Père demande de semblables adorateurs ». Pourquoi le Père demande-t-il de pareils adorateurs, non sur cette montagne ou dans le temple, mais en esprit et en vérité ? « Dieu est Esprit ». Si Dieu était corps, il faudrait adorer Dieu sur cette montagne qui est matérielle, ou dans le temple qui est un être corporel. « Dieu est Esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils le doivent adorer ».
25. Nous l’avons entendu, et rien n’est plus manifeste ; nous étions allés au-dehors, et nous avons été renvoyés à l’intérieur. Oh, se dira quelqu’un, si je trouvais quelque montagne élavée et solitaire ! car je crois que Dieu habite les endroits élevés, et qu’il m’entend mieux du faîte de ces hauteurs. Pour être sur une montagne, tu te crois proche de Dieu ; tu te considères comme plus à portée d’être entendu de lui, vu que tu t’adresses à lui de plus près. À la vérité, il habite les hauteurs, « mais il regarde les humbles. Dieu est proche ». De qui ? Peut-être de ceux qui sont élevés ? « De ceux qui ont brisé leur cœur[421] ». Chose merveilleuse ! Il habite les hauteurs, et il est proche des humbles. « Ce qui est humble, il le regarde ; ce qui est élevé, il ne le connaît que de loin [422] ». Les orgueilleux, il les voit de loin, et ils lui sont d’autant moins proches qu’ils se jugent plus élevés. Tu cherchais donc une montagne ? Descends pour y parvenir. Mais veux-tu monter ? Monte, mais sans chercher une montagne. « Il a placé dans son cœur les degrés par lesquels il s’élève » (ainsi s’exprime le Psalmiste) « au travers de cette vallée de larmes[423] ». Toute vallée est basse, c’est dans ton cœur que tout doit se passer. Que s’il te faut quelque lieu élevé, quelque lieu saint, fais de toi-même et intérieurement un temple au Seigneur. Car le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple[424]. Veux-tu prier dans un temple ? Prie en toi-même ; mais auparavant, sois le temple de Dieu ; car c’est dans son temple qu’il écoute ceux qui le prient.
26. « Vient donc l’heure, et elle est déjà venue, où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ; vous autres, vous adorez ce que vous ignorez ; car le salut vient des Juifs ». Ces paroles donnent beaucoup aux Juifs ; mais garde-toi de considérer ces Juifs comme réprouvés ; considère-les, au contraire, comme étant ce mur auquel est venu, s’en réunir un autre, afin que tous deux fussent fortifiés et réunis par la pierre angulaire qui est le Christ. Le premier mur est formé des Juifs ; le second des Gentils ; et tous deux sont éloignés l’un de l’autre jusqu’à l’endroit où ils se réunissent ensemble par le moyen de la pierre de l’angle. Les Gentils étaient hors de l’alliance et étrangers aux promesses de Dieu[425]. C’est pourquoi il est dit : « Pour nous, nous adorons ce que nous connaissons », ce qu’il faut entendre des Juifs, non pas de tous les Juifs, non pas des Juifs réprouvés, mais des Juifs tels que furent les Apôtres, les Prophètes et tous les saints qui vendirent tous leurs biens et en déposèrent le prix aux pieds des Apôtres[426]. Car Dieu n’a pas repoussé le peuple qu’il s’est prédestiné[427].
27. Cette femme l’entend, et elle ajoute. Faites attention à sa réponse. Déjà elle l’avait appelé Prophète ; mais voyant que celui avec qui elle parlait disait des choses plus grandes que celles qui pouvaient convenir à un prophète : « Je sais », lui dit-elle, « que le Messie, qui se nomme le Christ viendra, et que quand il viendra il nous apprendra toutes choses ». Qu’est-ce à dire ? En ce moment, les Juifs disputent pour leur temple, et nous pour notre montagne ; mais lorsque le Messie viendra, il méprisera la montagne et renversera le temple ; il nous apprendra toutes choses en nous apprenant à l’adorer en esprit et en vérité. Déjà elle savait qui pouvait l’instruire ; mais elle ne savait pas que ce docteur lui parlait déjà. Aussi était-elle déjà digne de le reconnaître. Le Messie a été oint ; le mot oint signifie Christ, en grec, Messie, en hébreu ; delà vient que, dans la langue punique, Messie signifie : oignez. La raison de cette ressemblance vient de la parenté et du voisinage des trois langues hébraïque, punique et syrienne.
28. « Cette femme lui dit donc : Je sais que de Messie, qui se nomme le Christ, viendra, et que quand il sera venu il nous annoncera toutes choses. Jésus lui dit : Moi qui te parle, je suis le Christ ». Elle a appelé son mari, le mari est devenu le chef de la femme, le Christ est devenu le chef de l’homme [428]. Déjà elle se met d’accord avec la foi, elle suit la règle qui la fera bien vivre. Après avoir entendu ces paroles « Moi qui te parle, je suis le Christ », que pouvait ajouter cette femme à qui Notre-Seigneur avait voulu se manifester en lui disant : « Crois-moi ? »
29. « En même temps arrivèrent ses disciples, et ils s’étonnèrent de ce qu’il parlait à une femme ». Jésus cherchait celle qui était perdue, car il était venu chercher ce qui périssait ; et ils s’en étonnaient. Ils admiraient le bien, ils ne soupçonnaient pas le mal. Aucun pourtant ne lui dit : « Que cherchez-vous, ou pourquoi parlez-vous avec elle ? »
30. « Cette femme donc laissa là sa cruche ». Après avoir entendu ces paroles : « Moi qui te parle, je suis le Christ », et reçu dans son cœur le Christ Notre-Seigneur, qu’avait-elle de plus à faire qu’à laisser là sa cruche et à courir annoncer qu’il était venu ? Elle se débarrasse au plus vite de sa cupidité, elle se hâte d’aller annoncer la vérité : grande leçon pour ceux qui veulent annoncer l’Évangile ! Qu’ils laissent là leur cruche. Rappelez-vous ce que je vous ai précédemment dit sur cet objet. C’était un vase destiné à puiser l’eau ; il tire son nom du grec hydria, parce que dans cette langue le mot udor signifie eau ; c’est donc comme si l’on disait : réservoir d’eau. Elle laisse là sa cruche qui, loin de lui être utile, devient pour elle un fardeau ; car elle n’a plus qu’un désir, celui de boire à longs traits l’eau dont lui a parlé le Christ. Pour annoncer le Christ, elle se débarrasse donc de son fardeau ; « elle court à la ville et dit aux habitants : Venez et voyez un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ». Elle ne parle qu’avec mesure, de peur d’exciter leur colère et leur indignation et d’être persécutée : « Venez et voyez un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. N’est-il point le Christ ? Ils sortirent de la ville et vinrent vers lui ».
31. « Cependant ses disciples le priaient, disant : Maître, mangez ». Car ils étaient allés acheter des vivres, et ils étaient revenus. « Mais il leur dit : J’ai à prendre une nourriture que vous ne connaissez pas. Les disciples se disaient donc les uns aux autres : Quelqu’un lui a-t-il apporté à manger ? » Y a-t-il rien d’étonnant à ce que cette femme n’ait pas compris de quelle eau il s’agissait, quand les disciples eux-mêmes ne comprenaient pas de quelle nourriture le Sauveur leur parlait ? Pour lui, il a connu leurs pensées et il les instruit comme leur maître, non par une voie détournée, ainsi qu’il avait fait avec cette femme dont il voulait entretenir le mari, mais directement. « Ma nourriture », leur dit-il, « est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Il lui disait donc : « J’ai soif, donnez-moi à boire », pour établir la foi en elle et s’en faire un breuvage, et par la foi faire d’elle un membre de son corps. Car le corps de Jésus-Christ, c’est l’Église. Aussi dit-il : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé ».
32. « Vous autres, ne dites-vous pas qu’il y a encore quatre mois et la moisson viendra ? » Il s’échauffait à son œuvre et se disposait à envoyer des ouvriers à la moisson, Vous autres, vous comptez quatre mois jusqu’à la moisson, moi je vous en montre une qui a déjà blanchi et qui est toute prête. « Et moi, je vous, dis : Levez les yeux et voyez, les campagnes sont déjà blanches pour la moisson ». Donc il enverra des moissonneurs, «  Car il y a du vrai dans cette parole : Autre est celui qui moissonne, autre est celui qui sème, afin que celui qui sème se réjouisse et avec lui celui qui moissonne. Je vous ai envoyés moissonner où vous n’avez pas travaillé ; d’autres ont travaillé, et vous êtes entrés dans leurs travaux ». Quoi donc ? A-t-il envoyé ceux qui moissonnent, et nous pas ceux qui sèment ? Où a-t-il envoyé ceux qui moissonnent ? Là où les autres ont déjà travaillé ; car où l’on avait travaillé on avait certainement semé, et ce qui avait été semé était déjà mûr et n’attendait plus que la faux et le fléau. Où devaient donc être envoyés les moissonneurs ? Là où les Prophètes, véritables semeurs, avaient prêché ; car s’ils n’ont – pas été des semeurs, comment cette femme a-t-elle pu dire : « Je sais que le Messie viendra ? » Déjà elle était elle-même un fruit mûr : c’était une moisson qui avait déjà blanchi et qui réclamait la faux du moissonneur. « Je vous ai donc envoyés ». En quel endroit ? « Moissonner ce que vous n’avez pas semé ; d’autres ont travaillé et vous, vous êtes entrés dans leurs travaux ». Qui sont ceux qui ont travaillé ? Abraham, Isaac, Jacob. Lisez le détail de leurs travaux ; dans tous leurs travaux ils prophétisaient Jésus-Christ ; ils étaient par conséquent des semeurs. Moïse elles autres Patriarches, et les Prophètes, que n’ont-ils pas souffert dans cette froide saison où ils semaient ? Donc en. Judée la moisson était déjà prête. Il est sûr que la récolte était parvenue à maturité au moment où tant de milliers d’hommes apportaient le prix de leurs biens, les mettaient aux pieds des Apôtres, se débarrassant ainsi du fardeau des possessions temporelles, et se mettaient à la suite de Notre-Seigneur. Véritablement la moisson était mûre. Qu’est-il résulté de cela ? Quelques grains récoltés alors ont servi à ensemencer l’univers entier, et cette femme a produit une autre moisson destinée à être recueillie à la fin des siècles. C’est de cette moisson qu’il est dit : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent dans la joie [429] » ; moisson pour laquelle seront envoyés non plus les Apôtres, mais les anges. « Les moissonneurs », dit Jésus-Christ, « sont les Anges [430] ». C’est là cette moisson qui croît au milieu de l’ivraie et qui attend le moment où elle en sera séparée à la fin des siècles, Quant à celle à laquelle les disciples ont d’abord été envoyés et qu’avaient préparée les Prophètes, elle était déjà mûre, Cependant, mes frères, considérez ce qui est dit : « Afin que se réjouissent ensemble et celui qui sème et celui qui moissonne ». L’époque de leur travail a été différente, mais ils entreront en possession de la même joie ; la même récompense, c’est-à-dire la vie éternelle, deviendra leur partage.
33. « Or, plusieurs des Samaritains de cette ville crurent en lui sur la parole de la femme qui avait rendu ce témoignage : Il m’a dit tout ce que j’ai fait. Les Samaritains étant donc venus à lui, ils le prièrent de demeurer parmi eux, et il y demeura deux jours. Et un bien plus grand nombre crurent en lui à cause de ses discours, et ils disaient à la femme : « Ce n’est plus sur ta parole que nous croyons ; car nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est véritablement le Sauveur du monde ». Il importe de s’appliquer un peu à ces paroles qui terminent la lecture de ce jour. La femme a d’abord annoncé Notre-Seigneur ; ensuite les Samaritains ont cru à son témoignage, puis ils ont prié Jésus-Christ de demeurer avec eux, et il y est demeuré deux jours et plusieurs crurent en lui, et après avoir cru, ils dirent à la femme : « Ce n’est plus d’après ton récit que nous croyons, mais nous-mêmes nous l’avons connu et nous savons qu’il est le Sauveur du monde ». Leur conversion commencée par la réputation de Jésus-Christ, s’est achevée par sa présence. Ainsi en arrive-t-il de nos jours avec ceux du dehors qui ne sont pas encore chrétiens, Jésus-Christ leur est annoncé par des amis chrétiens. Par l’effet de la prédication de l’Église, dont cette femme est l’image, ils viennent au Christ, ils croient en lui, décidés par tout ce qu’on leur en raconte ; il reste avec eux deux jours, c’est-à-dire il leur donne les deux préceptes de la charité. Ainsi s’augmente le nombre et s’affermit la force de ceux qui croient en lui et reconnaissent qu’il est véritablement le Sauveur du monde.

SEIZIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT DE L’Évangile : « OR, DEUX JOURS APRÈS, IL SORTIT DE LÀ, ET S’EN ALLA « EN GALILÉE », JUSQU’À CET AUTRE : « ET IL CRUT, LUI ET TOUTE SA MAISON ». (Chap. 4,43-53.)[modifier]

LE SERVITEUR D’UN OFFICIER GUÉRI.[modifier]

Après avoir séjourné à Samarie, Jésus vint en Galilée, et alors se vérifia, une fois de plus, ce proverbe « Un prophète n’est jamais honoré dans son pays ». En effet, sans voir un seul prodige, à sa seule parole, les Samaritains crurent au Christ. En Galilée on avait sous les yeux ses miracles, et l’on ne croyait pas en lui ; un seul, un officier, eut la foi, et encore, pour l’y amener, fallut-il d’abord guérir son serviteur. Les Galiléens préfiguraient donc le peuple Juif, qui demeura incrédule en dépit des merveilles opérées par le Sauveur ; pour les Samaritains, ils étaient l’image du peuple chrétien, qui a embrassé la loi sans avoir été le témoin d’aucun de ses miracles, et qui est devenu ainsi, par adoption, la race spirituelle d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.


1. Le passage de l’Évangile, que nous avons lu aujourd’hui, suit immédiatement la leçon d’hier : c’est de ce passage qu’il nous faut vous donner l’explication. Il n’est pas difficile à comprendre, mais il mérite qu’on vous en développe le sens, qu’on vous le fasse admirer, et qu’on en prononce l’éloge devant vous, En vous l’expliquant, nous avons donc plutôt à vous en recommander l’excellence, qu’à vous aider à en résoudre les difficultés. Après avoir séjourné à Samarie, « Jésus s’en alla dans la Galilée », où il avait été élevé. L’Évangéliste ajoute : « Car, Jésus témoigna lui-même qu’un Prophète n’est point honoré dans son pays ». Le Sauveur ne quitta point Samarie après le séjour qu’il y avait fait, parce que les Samaritains ne l’honoraient pas ; car Samarie n’était point son pays natal, c’était la Galilée ; néanmoins, puisqu’il la quitta sitôt pour retourner en son pays d’origine, c’est-à-dire en Galilée, pourquoi l’Évangéliste dit-il « qu’un Prophète n’est point honoré en son pays ? » Cette réflexion aurait été, ce semble, plus opportune, pour le cas où le Sauveur eût dédaigné de retourner en Galilée, et fût resté à Samarie.
2. Que votre charité veuille bien y faire attention : ce passage nous indique un grand mystère : daigne le Seigneur me suggérer et m’accorder ce que je dois vous en dire ! Vous voyez la difficulté : cherchez à la résoudre. Mais recommençons à vous la proposer : il nous sera, par là, plus aisé de vous donner une réponse satisfaisante. Nous sommes surpris d’entendre dire à l’Évangéliste : « Car Jésus témoigna lui-même qu’un prophète n’est point honoré dans son pays ». Dans notre embarras, nous avons lu à nouveau les paroles qui précèdent, afin de découvrir le motif pour lequel l’Évangéliste a ainsi parlé ; mais nous n’y avons rencontré que ces mots : « Deux jours après, il partit de là et s’en alla en Galilée ». O Évangéliste, vous avez dit que, au témoignage de Jésus lui-même, un Prophète n’est point honoré dans son pays ; et pourquoi ? parce que, deux jours après, il a quitté Samarie et s’est hâté de retourner en Galilée ? Il me semble pourtant plus raisonnable de supposer que si Jésus n’était pas honoré dans son pays, il ne se hâterait point de quitter Samarie pour y retourner. Mais, si je ne me trompe, ou plutôt, c’est la vérité, et je ne me trompe pas, l’Évangéliste a su mieux que moi ce qu’il devait dire : il voyait mieux que moi la vérité ; car il la puisait au cœur même du Sauveur. Il est, en effet, ce même apôtre Jean, qui, préférablement à tous ses autres collègues, reposa sur la poitrine du Christ : c’est lui que Jésus aimait par-dessus tous les autres, bien qu’il dût éprouver à leur égard les sentiments affectueux de la charité[431]. Pourrait-il donc se tromper, et moi, pourrais-je me trouver dans le vrai ? Mais non et même, si je me montre pieusement sage, j’écouterai avec soumission ce qu’il a dit, pour mériter de comprendre ce qu’il a lui-même compris.
3. Voici ce que j’imagine : Mes très-chers, écoutez-moi donc, mais sachez-le bien je ne veux nullement porter préjudice à ce que vous pourriez supposer de plus juste : car nous avons tous un seul et même maître ; nous sommes tous des condisciples réunis dans la même école. Voici mon sentiment : à vous de voir s’il n’est pas conforme à la vérité ou s’il ne s’en approche pas. Jésus passa deux jours à Samarie, et les habitants de cette ville crurent en lui : il vécut longtemps en Caillée, et les Galiléens n’ajoutèrent aucune foi à sa mission. Rappelez-vous et composez à nouveau, dans votre esprit, la leçon et le sermon d’hier. Jésus était venu à Samarie ; près de cette ville et à côté du puits de Jacob, il avait entretenu une femme de grandes et mystérieuses choses, et cette femme l’avait fait avantageusement connaître à ses concitoyens : ceux-ci vinrent le voir et l’écouter, et alors ils crurent en lui sur la parole de cette femme, et leur foi comme leur nombre s’accrut en raison de ses propres paroles. Voilà le récit évangélique. « Après deux jours passés à Samarie » (ce nombre de jours était le mystérieux symbole des deux préceptes qui renferment la loi et les Prophètes [432] : nous vous l’avons ainsi expliqué dans notre instruction d’hier : vous ne l’avez pas oublié), Jésus retourne en Galilée et se rend dans la ville de Cana, de Galilée, où il avait précédemment changé de l’eau en vin. À la vue de ce prodige étonnant de l’eau changée en vin, ses disciples avaient cru en lui : l’Évangile de Jean en fait foi [433]. On ne saurait non plus le nier la maison des noces se trouvait alors remplie d’une multitude de convives. Le Sauveur opéra en leur présence ce miracle inouï, et toutefois nul d’entre eux, en dehors des disciples, ne crut en lui. Dans la circonstance présente Jésus se dirigea encore vers cette ville de la Galilée. « Or, il y avait un grand de la cour dont le fils était malade à Capharnaüm ; celui-ci alla vers lui, et le pria de descendre » dans cette ville ou dans sa maison, « et de guérir son fils, car il était près de mourir ». L’homme qui le priait ne croyait-il pas en lui ? Pourquoi attendre ma réponse à cet égard ? Interroge le Sauveur lui-même, il te dira ce qu’il en pensait ; car à cette demande de l’officier il a répondu : « Si vous ne voyez des prodiges et des miracles, vous ne croyez point ». Par là, il reprenait cet homme de la tiédeur ou de la froideur de sa foi, ou de son manque absolu de foi ; car celui-ci ne cherchait évidemment, à l’occasion de la guérison de son fils, qu’à savoir ce qu’était le Christ, qu’à connaître ce personnage et sa puissance. Nous avons entendu sa prière, sans néanmoins voir les sentiments de défiance qui l’animaient : mais nous avons appris à les connaître de la bouche même de celui qui avait entendu ses paroles et sondé les secrets replis de son cœur ; d’ailleurs, l’Évangéliste nous en a donné une preuve dans sa manière même de raconter les choses ; tout en venant prier le Sauveur de descendre dans sa maison pour guérir son fils, l’officier ne croyait pas encore en lui ; Jean nous dit en effet ceci : Lorsqu’on fut venu lui annoncer que son fils était guéri, il s’aperçut que sa guérison avait eu lieu au moment même où le Sauveur lui avait dit : « Va, ton fils se porte bien ; alors il crut, lui et toute sa famille ». Donc, s’il a cru, lui et toute sa famille, parce qu’on est venu lui annoncer la guérison de son fils, et qu’il a remarqué une concordance parfaite entre l’heure désignée par les envoyés et celle où Jésus lui avait parlé, il ne croyait pas encore au moment où il adressait au Christ sa demande. Les Samaritains n’avaient, pour croire, attendu l’opération d’aucun miracle ; pour cela, il leur avait suffi de l’entendre ; quant à ses concitoyens, ils méritèrent de recevoir de lui cette apostrophe : « Si vous ne « voyez des prodiges et des miracles, vous ne « croyez point ». Et, dans la circonstance dont il s’agit, la miraculeuse guérison du fils de l’officier ne réussit toutefois encore qu’à le convertir, lui et sa famille. À l’entendre seulement, une foule de Samaritains avaient cru en lui ; à voir ce prodige, la famille en faveur de laquelle il avait été opéré fut la seule pour lui donner sa foi. Mes frères, qu’est-ce que le Seigneur a voulu nous faire remarquer ? Alors la Galilée de Judée était la patrie de Jésus, parce qu’il y avait été élevé ; il en est autrement aujourd’hui ; en effet, le fait qui nous occupe renferme une prédiction ; car ce n’est pas sans motif qu’on a donné à de pareils événements le nom de prodiges ; ils sont évidemment l’annonce de quelque chose. Le mot prodige se rapproche du mot prophétie, qui veut dire et signifie : annonce faite d’avance et qui laisse entrevoir un fait à venir. Comme tout cela était l’annonce et la prédiction de quelque événement futur, donnons pour le moment une patrie à Jésus-Christ considéré comme homme (il n’a pu en avoir une sur la terre qu’en raison de l’humanité dont il s’y est revêtu). Supposons que la nation juive lui a servi de patrie. Or, il est sûr qu’il n’y jouit d’aucun honneur. Examine, en effet, en quel état se trouve aujourd’hui la masse du peuple Juif ; elle se voit dispersée dans toutes les contrées de l’univers, elle a été arrachée de son sol ; ses rameaux brisés, coupés, jetés de côté et d’autre, ont perdu leur sève, et l’olivier sauvage a été greffé à la place des branches rompues[434]. Considère attentivement la masse de ce peuple. Que dit-il maintenant ? Celui que vous adorez, devant lequel vous fléchissez le genou, était notre frère. Réponds-lui : « Un prophète n’est point honoré dans sa patrie ». Le Seigneur Jésus a vécu au milieu d’eux ; il a fait des prodiges ; il a rendu la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, l’usage de la langue aux muets, le mouvement aux paralytiques ; il a devant eux marché sur la mer, commandé aux vents et aux flots, ressuscité les morts ; et tous ces miracles opérés sous leurs yeux, ont à peine décidé quelques-uns d’entre eux à croire en lui. Je n’adresse au peuple de Dieu ; nous formons une multitude innombrable de croyants, et pourtant, de quels prodiges avons-nous été les témoins ? Donc, ce qui se passait alors en Judée présageait ce qui se passe aujourd’hui parmi nous. Les Juifs ont été ou sont encore pareils aux Galiléens ; pour nous, nous ressemblons aux Samaritains. Nous avons entendu prêcher l’Évangile et nous y avons donné notre assentiment ; l’Évangile nous a fait croire au Christ ; nous n’avons vu opérer aucun miracle, et pour croire, nous n’en avons exigé aucun.

4. Le disciple Thomas a désiré mettre ses doigts dans les plaies du Sauveur : c’est pourquoi il a été un israélite et a fait partie de la nation du Christ. En effet, Jésus lui a fait le même reproche qu’à l’officier. Il a dit à celui-ci : « Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez point ». Et à celui-là : « Parce que tu as vu, tu as cru ». Il était venu chez les Galiléens, après avoir quitté Samarie : les habitants de cette ville avaient ajouté foi à sa parole, sans l’avoir vu accomplir aucun prodige ; il s’était séparé d’eux plein de sécurité sur la solidité de leur foi, car il restait avec eux par sa divine présence. Au moment où le Sauveur disait à Thomas « Viens, mets ici ta main, et sois, non pas incrédule, mais fidèle », celui-ci toucha les plaies du divin Crucifié, et s’écria : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Alors son Maître lui adressa ce reproche : « Parce que tu m’as vu, tu as cru ». Pourquoi cela ? Évidemment, parce qu’« un Prophète n’est point honoré dans son pays ». Mais comme ce Prophète est honoré chez des étrangers, que lisons-nous ensuite ? « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru[435] ». Voilà une prédiction qui nous concerne : et ce dont le Christ a fait l’éloge bien avant notre naissance, il a daigné l’accomplir en notre personne. Les hommes qui l’ont fait mourir sur la croix l’ont vu et touché, et, cependant, il s’en est trouvé, parmi eux, un bien petit nombre pour croire en lui ; et nous, qui ne l’avons ni vu de nos yeux ni touché de nos mains, il nous a suffi d’en entendre parler, et nous y avons cru. Puisse la béatitude, qu’il nous a promise, s’opérer et se perfectionner en nous, d’abord ici-bas, parce que nous avons été préférés à ceux de son pays, et, enfin, dans le siècle à venir, car nous avons été entés à la place des branches rompues !

5. Qu’il dût briser ces branches, et enter à leur place cet olivier sauvage, le Christ nous l’a annoncé par sa conversation avec le centurion. Celui-ci lui avait dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison ; mais prononcez seulement une parole, et mon enfant sera guéri. Je suis, en effet, un homme soumis à d’autres, et j’ai des soldats à mes ordres ; je dis donc à celui-ci : Va, et il va ; et à celui-là : Viens, et il vient ; et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait ». Emu d’une foi pareille, « le Sauveur se tourna vers ceux qui le suivaient et leur dit : « En vérité, je vous le dis, je n’ai pas rencontré une pareille foi en Israël ». Pourquoi n’a-t-il pas trouvé une pareille foi en Israël ? Parce qu’ « un Prophète n’est jamais honoré dans sa patrie ». Est-ce que Jésus ne pouvait pas dire à ce centurion ce qu’il avait dit à l’officier « Va, ton fils est guéri ? » Voyez la différence qui se trouvait entre eux ! L’officier désirait voir le Sauveur descendre jusque dans sa maison : le centurion, de son côté, s’en disait indigne. À celui-ci, Jésus disait : « J’irai et je le guérirai » et à l’autre : « Va, ton fils est guéri ». Il promettait de visiter l’un, et il guérissait l’autre d’une parole ; l’officier cherchait à lui arracher la faveur d’une démarche, le centurion s’en proclamait indigne. Le Christ céda à l’orgueil du premier, et concéda à l’humilité du second la grâce qu’elle n’osait demander. Par ces mots : « Va, ton fils est guéri », Jésus semblait dire à t’officier : Laisse-moi donc tranquille ; et, par ces autres : « Si vous ne voyez des prodiges et des miracles, vous ne croyez point » : Tu prétends me faire entrer dans ta maison, sache qu’il me suffit de parler pour guérir ton fils ; ne réserve donc pas ta foi pour le cas d’un miracle ; car cet étranger, ce centurion a cru qu’il me suffisait d’un mot pour opérer un prodige, et il a eu foi en moi avant même que je le fisse ; et vous, « si vous ne voyez des prodiges et des miracles, vous ne croyez point ». Puisqu’il en est ainsi, que les rameaux orgueilleux se brisent donc, et qu’à leur place soit greffé l’humble olivier sauvage ; pourvu, néanmoins, que demeure toujours la racine, malgré la rupture des uns et l’entêtent de l’autre. Où demeure la racine ? Dans la personne des Patriarches ; en effet, la patrie du Christ n’était autre que le peuple d’Israël, parce que, selon la chair, il en venait ; mais les saints patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, formaient la racine de cet arbre. Et où se trouvent ces personnages ? Dans le sein de la paix, en Dieu, au séjour de la gloire suprême : ils s’y trouvent : aussi, le pauvre Lazare, aidé de la grâce, a-t-il été élevé, après sa mort, jusque dans le sein d’Abraham, et placé là si haut, que, de loin seulement le riche orgueilleux pouvait l’y apercevoir [436]. La racine demeure donc, et elle obtient des éloges ; mais les rameaux superbes ont mérité d’en être retranchés, et de sécher, faute de sève ; quant à l’humble olivier sauvage, il a été greffé au lieu et place des branches rompues.
6. Comment se fait-il que les rameaux naturels aient été coupés, et l’olivier sauvage enté à leur place ? Écoute : l’exemple du centurion, que j’ai cru devoir comparer à l’officier, va te l’apprendre. « En vérité », dit le Sauveur, « en vérité, je vous le dis, je n’ai pas trouvé une foi pareille en Israël ; c’est pourquoi« quoi je vous le déclare, beaucoup viendront d’Orient et d’Occident ». Sur quelle immense étendue de terrain s’étaient portées les branches et les racines de l’olivier sauvage ? Le monde a été une forêt de bois amers ; mais en raison de leur humilité, parce qu’ils auront dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, beaucoup viendront d’Orient et d’Occident ». Et parce qu’ils viendront, que deviendront-ils ? S’ils doivent venir, c’est qu’ils ont été préalablement coupés dans la forêt : sur quel autre arbre les greffera-t-il pour qu’il ne se dessèche pas ? « Et ils s’assoiront avec Abraham, Isaac et Jacob ». À quelle table ? Car ils doivent être invités à prendre un breuvage qui les fasse vivre toujours, et non pas à s’enivrer. « Ils s’assoiront avec Abraham, Isaac et Jacob ». Où ? « Dans le royaume des cieux ». Alors, qu’adviendra-t-il de ceux qui sont sortis de la souche d’Abraham ? Que fera-t-on des branches qui garnissaient, en grand nombre, le tronc de l’arbre ? Qu’arrivera-t-il ? Évidemment, on les retranchera pour enter à leur place les rameaux de l’olivier sauvage. Apprends donc qu’elles seront coupées : « Les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures [437] ».
7. Puisque le Prophète n’a pas été honoré dans sa patrie, honorons-le donc. Il n’a pas été honoré dans le pays où il est né, puisse.-t-il l’être dans la patrie qu’il s’est formée ! Celui qui a donné la vie à tous les hommes, a reçu la vie dans la première, selon la forme d’esclave, cela s’entend. Quand il était Verbe de Dieu dans le sein du Père, il a formé Sion, la ville qui lui a donné le jour, la nation juive, en un mot, Jérusalem. Car « toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Cet homme dont nous nous sommes entretenus aujourd’hui, ce médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[438], a été prédit même par le Psalmiste en ce passage : « Un homme dira : Mère Sion ». Un homme, l’homme qui sert de médiateur entre Dieu et les hommes, dit : « Mère Sion ». Pourquoi dit-il : « Mère Sion ? » Parce qu’en elle il s’est incarné ; parce qu’en elle est née la Vierge Marie, dans le sein de laquelle il a pris la forme d’esclave et daigné nous apparaître sous les dehors de la plus profonde humilité. « Un homme dit : Mère Sion » ; et l’homme qui dit : « Mère Sion », s’est formé en elle ; « Il s’est fait homme dans son sein ». Car, avant qu’elle fût, il était Dieu, et il s’est fait homme en elle. Celui qui s’est fait homme en elle, « c’est le Très-Haut, et il l’a lui-même fondée [439] ». « Il s’est fait homme », et s’est anéanti ; car « le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ». C’est « le Très-haut », qui « l’a fondée » parce qu’« au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu toutes choses ont été faites par lui[440] ». Mais parce qu’il s’est formé cette patrie, il y est honoré. La patrie au sein de laquelle il s’est incarné l’a repoussé : puisse la patrie qu’il a régénérée le recevoir !

DIX-SEPTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST ÉCRIT « APRÈS CELA ARRIVA LA FÊTE DES JUIFS, ET JÉSUS MONTA À JÉRUSALEM », JUSQU’À CET AUTRE : « LES JUIFS CHERCHAIENT À LE FAIRE MOURIR, NON SEULEMENT PARCE QU’IL AVAIT VIOLÉ LE SABBAT, MAIS ENCORE PARCE QU’IL DISAIT QUE DIEU ÉTAIT SON PÈRE, SE FAISANT ÉGAL À DIEU ». (Chap. 5,4-18.)[modifier]

GUÉRISON DU PARALYTIQUE.[modifier]

Ce miracle est l’image de la guérison des âmes : de là son importance. La piscine figure le peuple Juif, et les cinq portiques, la loi de Moïse qui ne justifiait aucun de ses sujets. Il fallait que le Christ vint, par sa prédication, jeter le trouble parmi les pécheurs ; alors, quiconque croirait humblement en lui dans l’unité de l’Église, serait sauvé. Le paralytique, malade depuis trente-huit ans, représente l’âme pécheresse, qui n’observe point les deux préceptes de la charité, et ne peut en conscience observer ni la loi ni l’Évangile, figurés par le nombre quarante. Pour le guérir, le Sauveur lui commande de prendre son lit sur ses épaules, c’est-à-dire d’aimer le prochain qu’il voit, et de marcher, c’est-à-dire d’en venir à aimer Dieu qu’il le voit pas. À sa voix, le malade se lève, marche et finit par reconnaître son céleste médecin dans la solitude du temple. Pour les Juifs, au lieu de voir en lui le Verbe, par qui Dieu fait toutes choses, ils demeurent dans leur aveugle endurcissement.

1. Il ne doit point paraître surprenant que Dieu ait opéré un miracle, mais ce serait chose merveilleuse que l’homme en fît. Nous devons donc nous réjouir, au lieu de nous étonner, de ce que notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ s’est fait homme, plutôt que nous réjouir et nous étonner de ce que Dieu a fait, parmi les hommes, des œuvres dignes de lui. Son Incarnation parmi les hommes a contribué à notre salut plus que ses miracles, et c’était de sa part un bienfait plus considérable de guérir les âmes de leurs vices, que de délivrer de leurs maladies des corps destinés à mourir. Mais, d’une part, l’âme humaine ne connaissait point Celui qui devait la guérir ; d’autre part, l’homme avait, dans son corps, des yeux pour venir des faits matériels, sans avoir encore, dans son cœur, des yeux assez sains pour apercevoir le Dieu invisible : le Seigneur a ainsi opéré des œuvres susceptibles d’être vues par l’homme, pour purifier en lui l’organe dont l’infirmité ne lui permettait pas de contempler le Tout-Puissant. Jésus entra donc en un endroit où gisait une grande multitude de malades, d’aveugles, de boiteux, de paralytiques et comme il était le médecin des âmes et des corps, comme il était venu guérir toutes les âmes de ceux qui devaient croire en lui, parmi tous ces infirmes il en choisit un, pour lui rendre la santé. Cet unique élu devait être l’emblème de l’unité de l’Église. Si nous considérons ce miracle du Sauveur avec un cœur étroit, avec une intelligence et des idées tout humaines, le prodige ne nous paraîtra pas extraordinaire, eu égard à sa puissance et nous avouerons facilement que, relativement à sa bonté, Jésus a fait là peu de chose. Il y avait, devant lui, tant de malades, et il n’en a guéri qu’un seul, bien qu’il eût pu, d’un seul mot, les remettre tous sur pied ! Comment donc comprendre sa conduite ? Le voici, sans aucun doute en pareille circonstance, sa puissance et sa bonté s’exerçaient bien plus à faire ce que les âmes devaient comprendre pour leur salut éternel, qu’à opérer, pour la guérison temporelle des corps, les miracles qu’ils pouvaient réclamer. Nous ne jouirons, en effet, qu’à la fin des siècles et au moment de la résurrection des morts, de cette inamissible santé que nous attendons de la bonté de Dieu : ce qui vivra alors ne sera plus exposé aux coups du trépas ; ce que le Seigneur guérira alors ne courra plus aucun danger de maladie ; ce qui sera alors rassasié n’éprouvera jamais plus le tourment de la faim ou de la soif ; ce qui sera renouvelé, ne vieillira plus désormais. Mais les aveugles, auxquels notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ a, pendant sa vie mortelle, rendu la vue, la mort leur a de nouveau fermé les yeux ; les membres des paralytiques, raffermis par lui, ont fléchi encore sous les atteintes du trépas, et la mort a fait disparaître derechef la santé momentanément rendue à des membres sujets à ses coups destructeurs ; mais pour l’âme, vivifiée par la foi, elle est, à ce moment-là, entrée dans le séjour de la vie éternelle. La guérison de ce paralytique a été, de la part de Notre-Seigneur, une figure frappante de l’âme qui devait croire en lui, et dont il était venu effacer les péchés, et guérir les infirmités par l’excès de ses humiliations. Dans la figure et la réalité, j’aperçois un profond mystère : c’est de ce mystère que je veux présentement vous parler, de mon mieux, comme Dieu m’en fera la grâce ; aidez-moi à le faire malgré ma faiblesse, en me soutenant par vos prières, en m’encourageant par votre attention. Si je ne puis vous dire tout ce qu’il faudrait, celui avec le secours de qui je ferai mon possible y suppléera en vous.

2. Il m’en souvient : j’ai, très-souvent, parlé de cette piscine environnée de cinq portiques, où se trouvaient couchés des malades en grand nombre : j’entreprends donc une tâche, abordée par moi plusieurs fois déjà ; aussi, plusieurs d’entre vous auront-ils plutôt à rafraîchir des souvenirs, qu’à apprendre des choses nouvelles. Toutefois, il n’est pas hors de propos de rappeler des choses même précédemment expliquées ; car on peut ainsi instruire ceux qui ne les connaissent pas encore, et confirmer dans leur science ceux qui les connaissent déjà. C’est pourquoi nous passerons brièvement sur ce que vous savez, sans nous y arrêter comme s’il était question de vous en parler pour la première fois. Cette piscine et l’eau qu’elle renfermait me semblent avoir préfiguré le peuple juif. Que les peuples se trouvent désignés sous le nom des eaux, c’est chose clairement indiquée dans l’Apocalypse de Jean. Un jour, en effet, il avait aperçu de grandes eaux : il demanda ce que c’était, et on lui répondit : Ce sont les nations [441]. Cette eau, environnée de cinq portiques, était donc l’emblème du peuple juif, régi par les cinq livres de Moïse ; mais ces livres montraient les infirmités des Israélites sans les guérir ; car la loi établissait la culpabilité des pécheurs, et ne la faisait pas disparaître : la lettre, sans la grâce, faisait donc des coupables ; et quand ils s’avouaient tels, la grâce les délivrait. Voici ce que l’Apôtre dit à ce sujet : « Si la loi qui a été donnée avait pu communiquer la vie, il serait vrai de dire que la justice viendrait de la loi ». Pourquoi la loi a-t-elle été donnée ? Paul continue en ces termes : « Mais l’Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que ce que Dieu avait promis fût donné par la foi en Jésus à ceux qui croiraient [442] ». Y a-t-il rien de plus évident ? Ces paroles ne nous ont-elles pas mis sous les yeux les cinq portiques et la multitude des malades qui s’y trouvaient couchés ? Les cinq portiques ne sont autres que la loi. Pourquoi ne guérissaient-ils pas les infirmes qu’ils renfermaient ? Parce que, « si la loi, qui a été donnée, avait pu communiquer la vie, il serait vrai de dire que la justice viendrait de la loi ». Pourquoi contenaient-ils des hommes qu’ils ne guérissaient point ? Parce que « l’Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que ce que Dieu avait promis fût donné par la foi en Jésus à ceux qui croiraient ».

3. Comment donc se faisait-il qu’après l’agitation de l’eau, ceux qu’on y plongeait y retrouvaient la santé, au lieu qu’ils restaient malades tout le temps qu’ils demeuraient sous les portiques ? Il est bon de le remarquer, l’eau semblait tout à coup s’agiter, et il était impossible de voir qui l’agitait. Soisen bien convaincu : un ange venait d’habitude la remuer, et son action n’était pas sans indiquer l’existence d’un grand mystère. Immédiatement après qu’il avait ainsi remué l’eau de la piscine, l’un des malades, celui qui le pouvait, y descendait, et il était seul à obtenir sa guérison : après lui, quiconque s’y plongeait le faisait sans résultat. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le Christ est venu vers le peuple juif, et qu’en opérant des prodiges, en enseignant une doctrine précieuse, il a pu seul troubler les pécheurs, remuer l’eau par le fait de sa présence, et agiter les Juifs au point qu’ils le firent mourir. Mais quand il agissait ainsi, on ne le connaissait point ; car si les Israélites avaient connu le Roi de gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié [443]. Descendre dans l’eau, après qu’elle a été agitée, c’est donc croire humblement à la passion du Sauveur. Un seul malade était guéri dans l’eau de la piscine : c’était l’emblème de l’unité de l’Église : quiconque y descendait ensuite, n’obtenait pas sa guérison, car, en dehors de l’unité, il est impossible d’obtenir la rémission de ses fautes.

4. Voyons donc ce que le Christ a voulu nous faire entendre par ce paralytique ; car le Sauveur, comme je l’ai dit en commençant, a respecté, lui aussi, ce que le nombre un a de mystérieux, et, de tous les malades rangés autour de la piscine, il n’a daigné guérir que celui-là. Dans l’âge de cet homme il a trouvé un nombre d’années qui indique une maladie : « Il était malade depuis trente-huit ans ». Comment ce nombre d’années indiquait-il plutôt la maladie que la santé ? C’est ce que nous allons expliquer avec un soin plus particulier. Je désire que vous me prêtiez toute votre attention : le Seigneur nous aidera, moi, à vous parler convenablement, et vous, à me bien comprendre. Le nombre quarante nous est signalé comme un nombre sacré, parce qu’en un sens, il est parfait. Votre charité, je le suppose, n’en ignore pas ; et les divines Écritures l’attestent en maints endroits. Vous le savez, le jeûne tire sa consécration de ce nombre de jours. En effet, Moïse a jeûné quarante jours[444] ; Élie a fait de même[445] ; et notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ a aussi jeûné le même espace de temps[446]. Moïse représentait la loi, Élie les Prophètes, et Jésus-Christ l’Évangile : c’est pourquoi ils apparurent tous les trois sur la montagne où le Sauveur se manifesta à ses disciples avec un visage et des vêtements tout radieux. Dans cette apparition, Jésus se trouvait entre Moïse et Élie[447], comme si l’Évangile tirait sa force du témoignage de la loi et des Prophètes [448]. Qu’il s’agisse donc de la loi, des Prophètes ou de l’Évangile, le nombre quarante nous est signalé comme consacré au jeûne. Considéré dans son sens large, et pris en général, le jeûne consiste à s’abstenir de tout péché et de toutes les iniquités du siècle ; oui, voilà le véritable jeûne : « C’est renoncer à l’impiété, aux désirs du siècle, et vivre dans le siècle avec tempérance, avec justice et avec piété ». Quelle est la récompense réservée à cette sorte de jeûne ? L’Apôtre nous le dit, car il ajoute ces paroles : « Attendant la félicité que nous espérons, et l’avènement glorieux du grand Dieu, de notre Sauveur, Jésus-Christ[449] ». Dans le cours de cette vie, nous observons, en quelque sorte, l’abstinence du carême, lorsque nous nous conduisons bien et que nous nous abstenons du péché et des plaisirs défendus. Mais parce que cette abstinence ne manquera pas d’être récompensée, « nous attendons la félicité que nous espérons, et l’avènement glorieux du grand Dieu, de notre Sauveur, Jésus-Christ ». Quand notre espérance aura fait place à la possession de la réalité, nous recevrons le denier qui doit constituer notre récompense. D’après l’Évangile, vous vous en souvenez, je crois, la même rémunération est accordée à tous ceux qui travaillent dans la vigne du père de famille : il est inutile de vous rappeler tout cela, comme si vous étiez des personnes ignorantes et grossières. Le denier donné aux ouvriers tire son nom du nombre dix, lequel, ajouté à quarante, forme celui de cinquante ; voilà pourquoi l’observation de la Quadragésime exige de nous, avant Pâques, de pénibles sacrifices ; mais après Pâques, il semble que nous devions recevoir notre récompense, car nous célébrons la Quinquagésime dans les transports de la joie. Au travail salutaire des bonnes œuvres, qui a trait au nombre quarante, viendra s’ajouter le denier du repos et du bonheur, qui parfera le nombre cinquante.

5. Tout cela, le Seigneur Jésus a voulu nous le faire entendre plus parfaitement encore, quand, après sa résurrection, il a consacré quarante jours à converser sur la terre avec ses disciples[450]. Le quarantième jour, il monta au ciel, et dix jours après il leur envoya, comme récompense, le Saint-Esprit[451]. Ceci a été préfiguré, et la réalité a été annoncée d’avance par certains emblèmes. La vue de ces emblèmes nous sert comme d’aliment, pour nous fortifier et nous aider à parvenir à la réalité même. Nous sommes, en effet, des ouvriers, et nous travaillons encore à la vigne ; le jour fini, l’ouvrage terminé, Dieu nous rémunérera de nos peines. Mais quel est l’ouvrier capable de persévérer dans le travail, jusqu’à l’heure du paiement ? Celui-là seul qui prend de la nourriture dans le cours de la journée ; car il est sûr que tu ne te bornes pas à donner à tes ouvriers leur salaire : ne leur donnes-tu pas aussi de quoi réparer leurs forces épuisées par le travail ? Oui, tu nourris ceux que tu dois rémunérer. Les emblèmes contenus dans les Écritures sont donc l’aliment dont Dieu nous nourrit pendant le pénible cours de notre vie ; car s’il nous enlevait la joie de comprendre toutes ces mystérieuses figures de l’avenir, nous tomberions, au milieu de notre travail, sous le poids de la fatigue, et nul d’entre nous ne serait capable de voir arriver l’heure de la récompense.

6. Pourquoi donc le nombre quarante indique-t-il que le travail est arrivé à son terme ? Peut-être parce que la loi a été donnée en dix préceptes, et qu’elle devait être annoncée par tout l’univers ; car le monde se divise en quatre parties : l’Orient, l’Occident, le Midi et l’Aquilon. Aussi, dix multiplié par quatre, donne le nombre quarante. Peut-être est-ce encore parce que la loi se trouve parfaitement accomplie par l’Évangile, qui se compose de quatre livres ; il est dit, un effet, dans l’Évangile : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir[452] ». Quel que soit le motif en question ; que ce soit celui-ci ou celui-là, ou tout autre, inconnu de nous, mais connu de plus savants, peu importe ; il est certain, néanmoins, que le nombre quarante indique en un sens que les bonnes œuvres sont arrivées à leur terme : par bonnes œuvres j’entends surtout un certain retranchement des désirs coupables du siècle, c’est-à-dire, le jeûne pris dans son acception la plus étendue. Écoute l’Apôtre. Voici ce qu’il dit lui-même : « L’amour est la plénitude de la loi[453] ». Comment nous vient la charité ? Par là grâce de Dieu, par l’Esprit-Saint. Nous ne pouvons la posséder de nous-mêmes, comme si nous la faisions ; c’est un don de Dieu, et un don inappréciable : « Car », dit Paul, « la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné [454] ». La charité accomplit donc la loi, et c’est en toute vérité qu’il a été dit : « La charité est la plénitude de la loi ». Voyons comment Dieu nous recommande cette vertu. Rappelez-vous ma proposition : je veux vous parler des trente-huit ans du paralytique de l’Évangile ; je veux vous expliquer comment il se fait que le nombre trente-huit indique plutôt la maladie que la santé ; je l’ai dit : La charité accomplit la loi : et à l’entier accomplissement de la loi, en n’importe quelles œuvres, se rapporte le nombre quarante. Mais, relativement à la charité, nous avons reçu deux commandements. Je vous en prie, réfléchissez bien à ce que je vous dis, et gravez-le profondément dans votre mémoire : tenez du cas de mes paroles ; car, autrement, votre âme ressemblerait à un grand chemin où ne germe point le grain qui y tombe : « Les oiseaux du ciel viendront », dit le Sauveur, « et ils le mangeront [455] ». Comprenez ceci, et renfermez-le soigneusement dans votre cœur. Par rapport à la charité, le Seigneur nous a donné deux commandements ; les voici : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ces deux commandements renferment toute la loi et les Prophètes [456] ». La veuve de l’Évangile n’a-t-elle pas fait don à Dieu de deux misérables pièces d’argent qui composaient tout son avoir[457] ? Est-ce que l’hôtelier n’a pas reçu deux deniers pour veiller à la guérison du malheureux blessé que des voleurs avaient laissé à moitié mort sur le chemin[458] ? Jésus n’a-t-il point passé deux jours chez les Samaritains, pour les affermir dans la charité[459] ? Lorsqu’il s’agit de quelque bonne œuvre, le nombre deux a donc trait au double précepte de la charité : de là il suit que le nombre quarante indique l’entier accomplissement de la loi, et que la loi n’est accomplie que par l’observation du double précepte de la charité : alors, pourquoi s’étonner si celui à qui le nombre deux manquait pour parvenir à quarante, gisait sous le poids de la maladie ?
7. Voyons donc par quelle mystérieuse action du Sauveur ce malade est revenu à la santé. Jésus, maître de la charité, rempli de charité, a paru sur la terre, donnant au « monde » comme il a été prédit de lui, « une parole abrégée[460] », et il a montré que les deux Préceptes de la charité renferment toute la loi et les Prophètes. En eux a donc consisté le mérite du jeûne de quarante jours observé par Moïse, et de celui d’Élie, consacrés, tous deux, par l’autorité et l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Sauveur se présente alors devant le paralytique, et lui rend la santé ; mais, auparavant, il lui dit : « Veux-tu être guéri ? » Celui-ci lui répond qu’il n’a personne pour le descendre dans la piscine. En réalité, pour guérir, il lui fallait un homme, mais l’homme qui est en même temps Dieu : car « il n’y à qu’un Dieu, et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme [461] ». L’homme indispensable s’approche de lui : pourquoi sa guérison serait-elle différée ? « Lève-toi », lui dit-il, « prends ton lit, et marche ». Voilà trois mots sortis de sa bouche : « Lève-toi, prends ton lit, et marche ». « Lève-toi » ; par ce mot, il ne commande pas d’agir, il rend la santé. Une fois guéri, le paralytique reçoit deux commandements : « Prends ton lit, et marche ». Je vous le demande : pourquoi ne pas se contenter de dire : « Marche ? » Ou bien, n’aurait-il pas suffi de dire « Lève-toi ? » Il est sûr, en effet, qu’après avoir repris l’usage de ses membres, il ne serait pas resté en place. Ne se serait-il pas levé pour s’en aller ? Voilà donc, pour moi, un nouveau sujet de surprise ; car j’entends le Sauveur faire deux commandements à cet homme qu’il a trouvé couché sur son lit, parce qu’il lui manquait deux pour atteindre quarante ; en lui imposant deux préceptes, Jésus suppléait au nombre qui lui faisait défaut.
8. Dans ces deux préceptes du Christ, comment pouvons-nous trouver trace des deux commandements de la charité ? « Prends ton lit », dit-il, « et marche ». Quels sont, mes frères, ces deux commandements ? Veuillez y réfléchir avec moi. Ils doivent vous être parfaitement connus, et, par conséquent, vous ne devez pas vous borner à y penser quand nous vous en parlons ; jamais ils ne doivent s’effacer de votre mémoire. Rappelez-vous-le donc toujours : il faut aimer Dieu et le prochain. Il faut aimer « Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit, et le prochain comme soi-même ». Voilà ce à quoi nous devons toujours penser ; ce qu’il nous faut sans cesse méditer, graver dans notre mémoire, mettre en pratique et accomplir. L’amour de Dieu a la priorité dans l’ordre des commandements : dans l’ordre de mise en pratique, cette priorité appartient à l’amour du prochain. Celui qui t’imposerait, en deux préceptes divers, l’obligation d’aimer l’un et l’autre, ne te désignerait pas d’abord le prochain, comme objet de ton affection, pour donner à Dieu le second rang : il te parlerait d’abord de Dieu, et, ensuite, du prochain ; mais comme tu ne vois pas encore Dieu, tu mérites de le voir en aimant ton prochain : l’affection que tu portes à ton frère purifie l’œil de ton âme, et le rend capable de contempler Dieu ; car Jean dit en termes formels : « Comment celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas [462] ? » On te dit : Aime Dieu. Si tu me dis à ton tour : Montre-moi celui que je dois aimer, que répondrai-je, sinon ce que Jean lui-même nous enseigne : « Jamais « personne n’a vu Dieu [463] ? » Mais ne va pas t’imaginer qu’il te soit complètement impossible de voir Dieu. « Dieu », dit le même Apôtre, « Dieu est charité ; celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu [464] ». Aime donc ton prochain ; puis, examine attentivement pour quel motif tu lui donnes ton affection ; et en lui, tu verras Dieu, autant, du moins, que tu peux le voir. Commence donc par aimer le prochain. « Partage ton pain avec celui qui a faim, et reçois, sous ton toit, celui qui est sans abri. Lorsque tu vois un homme nu, couvre-le, et ne méprise point la chair dont tu es formé ». Quelle sera, pour toi, la conséquence de toutes ces bonnes œuvres ? « Alors, ta lumière brillera comme l’aurore [465] ». Ta lumière, c’est ton Dieu. Il sera pour toi la lumière de l’aurore, parce qu’il succédera, pour toi, aux ténèbres de ce monde ; et comme il demeure éternellement, il ne se lève, ni ne se couche comme le soleil. Il se lèvera pour toi, lorsque tu reviendras à lui, comme il s’est couché toutes les fois que tu t’en es éloigné. Donc, par ces paroles : « Prends ton lit », Jésus a dit, ce me semble : Aime ton prochain.
9. Mais la chose ne me paraît pas encore bien clairement établie : à mon avis, il nous faut expliquer plus au long comment il est question de la charité fraternelle dans le fait de l’enlèvement d’un lit ; car peut-être sommes-nous offusqués de voir qu’un lit, dépourvu de sens et d’esprit, soit l’image du prochain. Que notre frère ne s’irrite point d’être représenté à nos yeux sous la figure d’un objet sans âme ni intelligence. En effet, notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ a lui-même reçu le nom de pierre angulaire, établie pour relier ensemble les deux murs de l’édifice [466]. On lui a aussi donné le nom de ce rocher du sein duquel s’échappe une source : « Et cette pierre était le Christ [467] ». Si le Christ a été appelé Pierre, y a-t-il rien d’étonnant à ce que le prochain soit appelé bois ? Il ne s’agit pas ici, néanmoins, d’un bois quelconque, pas plus qu’il ne s’agissait de n’importe quelle pierre ou de n’importe quel rocher. Car il était question du rocher qui fournit de l’eau pour désaltérer les Israélites, et de la pierre angulaire qui réunissait entre eux des murs bâtis en des sens différents. Tout bois n’est pas propre à figurer le prochain : un bois de lit en est seul capable. Je te le demande ; qu’y a-t-il à remarquer dans ce bois de lit ? Rien, sinon qu’il servait à porter le paralytique pendant qu’il était malade, tandis qu’il était à son tour porté par ce même homme revenu en santé. Qu’a dit l’Apôtre ? « Portez les fardeaux les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus-Christ[468] ». La loi de Jésus-Christ, c’est la charité, et nous ne pouvons accomplir le précepte de la charité, qu’à la condition de porter les fardeaux les uns des autres ; et il dit ailleurs : « Vous supportant avec charité les uns les autres, travaillant soigneusement à « conserver l’unité d’un même esprit par le lien de la paix [469] ». Lorsque tu étais malade, ton prochain te portait : tu es revenu à la santé, porte donc, à ton tour, ton prochain. « Portez les fardeaux les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus-Christ ». C’est ainsi, ô homme, que tu porteras ce qui te manquait. « Prends donc ton lit » ; mais quand tu l’auras pris, ne reste pas en place, « marche ». En aimant ton prochain, en prenant soin de lui, tu fais du chemin. De quel côté diriges-tu tes pas ? Vers le Seigneur ton Dieu, vers celui que nous devons aimer de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit. Il nous est encore impossible d’arriver jusqu’à lui, mais avec nous se trouve notre prochain. Porte donc ton frère, puisque tu voyages avec lui, et par là tu arriveras jusqu’à celui avec qui tu désires demeurer toujours. « Prends » donc « ton lit et marche ».
10. Voilà ce que fit le paralytique, et les Juifs en furent scandalisés. Ils voyaient, en effet, un homme qui portait son lit le jour du sabbat : néanmoins ils ne faisaient point au Sauveur un reproche de ce qu’il l’avait guéri ce jour-là ; car il aurait pu leur répondre : « Qui d’entre vous, voyant son âne ou son bœuf tombé dans un puits, ne l’en retirerait aussitôt, et ne le sauverait le jour même du sabbat [470] ? » Ils ne reprochaient donc pas à Jésus d’avoir guéri cet homme le jour du sabbat ; mais ils faisaient à celui-ci un crime d’avoir porté un lit à pareil jour. De ce qu’il fallait immédiatement guérir ce malheureux, s’ensuivait-il qu’on pût ou dût lui prescrire une œuvre servile ? « Il ne t’est point permis », lui dirent-ils, « de faire ce que tu fais, de porter ton lit ». À cette observation méchante il opposa l’autorité de celui qui avait opéré sa guérison. Il leur répondit : « Celui qui m’a guéri, m’a dit : Prends ton lit, et marche ». Celui qui m’a rendu la santé n’avait-il pas le droit de m’intimer en même temps des ordres ? Et ils lui demandèrent : « Quel est celui qui t’a dit : Prends ton lit, et marche ? »
11. « Et celui qui avait été guéri ne savait point qui lui avait donné cet ordre ». Car, après l’avoir guéri, et lui avoir commandé de prendre son lit et de marcher, « Jésus s’était éloigné de lui et perdu dans la foule ». Voyez comment ceci s’accomplit aussi par rapport à nous. Nous portons notre prochain et nous marchons vers Dieu ; mais celui vers qui nous dirigeons nos pas, nous ne le voyons pas encore : c’est pourquoi le paralytique ne connaissait pas non plus, à ce moment-là, le Seigneur Jésus. Voici la mystérieuse chose que le Christ a voulu nous apprendre : nous croyons en lui, bien que nous ne le contemplions pas encore, et, pour nous empêcher de l’apercevoir, il se perd dans la foule. Or, il est difficile de découvrir le Christ au milieu de la foule ; il faut donc établir notre âme dans une sorte de solitude, et quand par notre intention nous serons ainsi devenus solitaires, nous verrons Dieu. Dans la foule se lait entendre un bruit confus pour contempler le Seigneur, la tranquillité de la solitude est indispensable. « Prends ton lit » ; après avoir été porté par lui, porte ton prochain, « et marche », afin d’arriver jusqu’à Dieu. Ne cherche pas Jésus dans la foule, comme s’il était un de ceux qui la composent ; il n’est pas d’avec eux, car il les précède tous. Cet énorme poisson a été le premier à sortir de lamer pour monter au ciel, où il est assis et intercède en notre faveur ; comme autrefois le grand prêtre, il a pénétré seul derrière le voile, dans le Saint des saints, tandis que la foule reste au-dehors. Pour toi, marche, puisque tu portes ton prochain : auparavant, il te portait ; marche, si tu as appris à le porter à ton tour. Enfin, pour le moment, tu ne connais pas encore Jésus, tu ne le vois pas encore. Que lisons-nous ensuite ? Parce que le paralytique ne se lasse point de porter son lit et de marcher, « Jésus le trouva plus tard dans le temple ». Ce malade n’avait point vu Jésus dans la foule, il le vit dans le temple. Le Sauveur l’avait aperçu même du milieu de la multitude, et aussi dans le temple ; mais lui n’avait point vu le Christ dans la foule ; il ne le reconnut qu’au temple. Il parvint donc jusqu’au Seigneur ; il le vit dans le temple, dans un édifice consacré à son culte, dans le lieu saint. Et que lui dit alors Jésus ? « Voilà que tu es guéri ; ne pèche plus désormais, de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pis ».
12. À peine le paralytique eut-il aperçu le Christ et reconnu l’auteur de sa guérison, qu’il s’empressa de le signaler à l’attention de tous. « Cet homme s’en alla, et annonça aux Juifs que c’était Jésus qui l’avait guéri ». Il le leur annonçait, et les Juifs perdaient le sens ; il leur faisait hautement connaître celui qui l’avait guéri, et les Juifs s’entêtaient à ne point reconnaître leur Sauveur.
13. « C’est pourquoi les Juifs poursuivaient Jésus, parce qu’il avait fait ces œuvres le jour du sabbat ». Quelle réponse Jésus adressa-t-il alors aux Juifs ? La voici, Écoutons-la. Je vous l’ai déjà dit : quand il s’agissait d’hommes guéris le jour du sabbat, le Christ avait pour habitude de dire à ses ennemis : À pareil jour, vous ne manquez jamais de porter secours à vos animaux domestiques, et de leur donner la nourriture nécessaire. Quant à l’enlèvement de son lit par le paralytique, quelle fut la réponse du Christ ? On ne pouvait le nier : une œuvre servile s’était faite au vu et au su des Juifs ; c’était, non pas la guérison corporelle d’un malade, mais l’action qu’on lui avait commandée : il est sûr que cette action n’était pas aussi urgente que la guérison. Que le Sauveur nous fasse donc clairement connaître la mystérieuse signification du sabbat ; qu’il nous dise que l’observation d’un jour par semaine avait été, pour un temps, imposée aux Juifs comme un symbole, et qu’il était venu pour nous montrer, dans sa personne, la réalité de ce symbole. « Mon Père agit toujours, et moi aussi ». Il occasionna au milieu d’eux un grand trouble par son avènement, il agita l’eau, mais, tout en la remuant, il demeurait caché ; néanmoins, l’agitation de l’eau devait guérir un grand malade, mais un malade unique, tandis que la mort du Sauveur devait guérir le monde entier.
14. Voyons donc ce que répondit la Vérité : « Mon Père agit toujours, et moi aussi ». Elle est donc fausse cette parole de l’Écriture : « Dieu se reposa de toutes ses œuvres le septième jour[471] ? » et le Seigneur Jésus lui-même s’inscrit donc en faux contre cette assertion de Moïse, quand il dit aux Juifs : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez aussi en moi, car c’est de moi qu’il a écrit[472] ? » Voyez donc si, en nous affirmant que « Dieu s’est reposé de toutes ses œuvres le septième jour », Moïse n’a pas voulu nous faire connaître quelque chose de mystérieux. Dieu ne s’était point fatigué en donnant l’être à ses créatures, et, par conséquent, il ne ressentait pas, comme l’homme après son travail, le besoin de se reposer. Comment aurait pu se lasser celui qui avait pu, d’un seul mot, créer toutes choses ? Néanmoins, rien de plus vrai que ce passage : « Dieu se reposa de toutes ses œuvres le septième jour » ; rien de plus vrai encore que ces paroles de Jésus : « Mon Père agit toujours ». Mes frères, de quelles expressions me servir pour vous le démontrer ? Ne suis-je pas un homme, et n’êtes-vous pas des hommes ? Je suis faible, et ne m’adressé-je pas à des faibles ? Je suis ignorant, et vous désirez apprendre de moi des choses mystérieuses ! Si, par hasard, j’en saisis quelque peu le sens caché, il m’est impossible de le mettre à la portée des personnes semblables à moi, et de le leur faire comprendre : et quand même elles le saisiraient comme moi, quand même il ne serait pas absolument au-dessus de mes forces de leur en donner une explication précise, j’éprouverais toujours une difficulté extrême à le faire. Encore, une fois, mes frères, quelles expressions employer, pour vous faire comprendre comment Dieu agit, même en se reposant, et comment il se repose, même au moment où il agit ? Patience, je vous en conjure ; attendez, pour le comprendre, que vous soyez plus avancés : car la révélation d’un pareil mystère ne peut se faire que dans le temple d Dieu, dans un lieu saint : portez donc le prochain et marchez : et vous mériterez de le contempler face à face, sans avoir besoin de la parole humaine pour vous en faire une idée.
15. Voici peut-être l’explication la plus plausible qu’il nous soit permis de vous donner. En disant que « Dieu se reposa le septième jour », Moïse a voulu, dans un sens mystérieux bien digne de fixer notre attention, désigner d’avance notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, le même qui disait ces paroles « Mon Père agit toujours, et moi aussi ». En effet, le Seigneur Jésus est Dieu : nul doute cet égard ; car il est le Verbe, et, vous le savez, « au commencement était le Verbe » ce n’était pas un Verbe quelconque, mais « le Verbe était Dieu, et toutes choses ont été faites par lui [473] ». Moïse a peut-être voulu nous dire qu’il se reposerait de toutes ses œuvres le septième jour. Lisez l’Évangile, et vous verrez effectivement combien d’œuvres merveilleuses ont été accomplies par Jésus. Afin que fussent réalisés eu lui tous les oracles des Prophètes, il a opéré notre salut mur l’arbre de la croix : il a été couronné d’épines et attaché à un gibet ; il a dit : « J’ai soif », et, au moyen d’une éponge, on l’a abreuvé de vinaigre, et ainsi s’est vérifiée cette parole : « Ils ont étanché ma soif avec du vinaigre [474] ». Mais la veille du sabbat, quand il eut opéré toutes ses œuvres, il inclina la tête et rendit l’esprit ; puis ayant été, le jour du sabbat, déposé dans un sépulcre, il se reposa de toutes ses œuvres[475]. Il semblait donc dire aux Juifs : Pourquoi attendre de moi que je n’agisse point le jour du sabbat ? L’observation de ce jour-là vous a été prescrite pour me préfigurer. Vous contemplez les œuvres de Dieu. J’étais là quand elles se faisaient : c’est par moi que toutes choses ont été faites ; je le sais : « Mon Père agit toujours ». Mon Père a fait la lumière, mais il a dit : que la lumière fût [476] ; et, puisqu’il a parlé, il a agi par son Verbe : j’étais et je suis son Verbe. Dans l’œuvre de la création, le monde a été formé par moi : je le gouverne par mes œuvres actuelles. Mon Père a agi au moment où il créait l’univers ; il agit encore aujourd’hui en le gouvernant : c’est donc par moi qu’il l’a créé au commencement, et qu’il le gouverne actuellement. Voilà ce que le Sauveur disait aux Juifs ; mais à quels hommes parlait-il ? À des aveugles, à des sourds, à des boiteux, à des malades qui ne reconnaissaient pas leur médecin, et qui, dans les transports d’une sorte de frénésie, voulaient s’en débarrasser en le faisant mourir.
16. Aussi, que dit ensuite l’Évangéliste ? « C’est pourquoi les Juifs cherchaient plus activement à le faire mourir, non seulement parce qu’il avait violé le sabbat, mais aussi parce qu’il disait que Dieu était son propre père ». Il ne le disait pas dans le premier sens venu ; mais comment le disait-il ? « Se faisant égal à Dieu ». Nous, nous disons tous à Dieu : « Notre Père, qui êtes aux cieux [477] ». Nous lisons que les Juifs eux-mêmes lui disaient : « Vous êtes notre Père[478] ». Ils s’irritaient donc, non pas de ce qu’il appelait Dieu son père, mais de ce qu’il l’appelait de ce nom d’une manière toute différente de celle dont le faisaient les autres hommes. Voilà que les Juifs comprennent ce que ne comprennent pas les Ariens. Ceux-ci, eu effet, disent le Fils inférieur au Père, et telle est la raison pour laquelle ces hérétiques ont été retranchés du sein de l’Église. Les aveugles eux-mêmes, les meurtriers du Christ ont donc compris tonte la portée de ces paroles. Ils ne voyaient pas qu’il fût le Christ, le Fils de Dieu mais, de ses paroles ils concluaient qu’il était question d’un Fils de Dieu, égal à Dieu. Qui était-il en réalité ? Ils n’en savaient rien : seulement, ils le reconnaissaient comme un homme, qui « appelait Dieu son Père, se faisant égal à Dieu ». N’était-il donc pas égal à Dieu ? Ce n’était pas lui qui se faisait égal à Dieu ; mais c’était Dieu qui l’avait engendré égal à lui-même. S’il se faisait lui-même égal à Dieu, il se rendrait usurpateur, et se précipiterait dans l’abîme. En effet, celui qui a prétendu se faire égal à Dieu, tandis qu’il ne l’était pas, tomba dans l’enfer [479] ; et d’ange qu’il était, il se transforma en démon ; et l’orgueil, qui l’avait fait déchoir de son rang, il s’efforça de l’inspirer à l’homme ; car cet ange dégradé, jaloux de voir nos premiers parents dans l’état de grâce, ne craignit pas de leur dire : « Goûtez de ce fruit, et vous serez comme des dieux [480] ; c’est-à-dire, devenez des usurpateurs : prenez ce que Dieu ne vous a pas donné en vous créant ; car je l’ai pris moi-même, et je suis tombé. Les termes dont il se servait, étaient plus voilés, mais c’était là le sens de ses conseils. Pour le Christ, il ne s’était pas fait l’égal de Dieu, car il était né tel : il était né de la substance du Père. Voici donc en quels termes l’Apôtre nous parle de Dieu : « Lui qui, ayant la nature de Dieu, n’a point cru que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu ». Qu’est-ce à dire : « Il n’a pas cru que ce fût une usurpation ? » Il n’a pas usurpé l’égalité avec Dieu il la possédait, puisqu’il était né avec elle. Et nous, comment pouvions-nous devenir semblables à cet égal de Dieu ? « Il s’est anéanti lui-même « en prenant ta forme d’esclave [481] ». Si donc il s’est anéanti, c’est, non pas en perdant ce qu’il était, mais en prenant ce qu’il n’était pas. Faisant peu de cas de cette forme d’esclave, les Juifs ne pouvaient comprendre que le Seigneur Christ fut égal à son Père ; et, pourtant, ils étaient intimement persuadés qu’il se disait tel : c’est pourquoi ils le persécutaient : et, néanmoins, il les supportait encore, et cherchait à les guérir, malgré leurs mauvaises dispositions à son égard.

DIX-HUITIÈME TRAITE.[modifier]

SUR CE PASSAGE DE L’Évangile : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : LE FILS NE PEUT RIEN FAIRE PAR LUI-MÊME, QU’IL NE LE VOIE FAIRE AU PÈRE : QUELQUE CHOSE QUE CELUI-CI FASSE, LE FILS AUSSI LE FAIT COMME LUI », (Chap. 5, 19.)[modifier]

LE VERBE ÉGAL AU PÈRE.[modifier]

Les Juifs s’irritaient de ce que le Christ s’égalait à Dieu, car ils ne voyaient en lui qu’un homme, et n’y apercevaient point le Verbe. Alors Jésus ajouta : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père ». Les Ariens concluent de ces paroles que le Fils est inférieur au Père ; mais ils sont forcés d’avouer que le Verbe est Dieu, qu’il est en Dieu, que tout a été fait par lui, et que, par conséquent, les œuvres du Père ne sont pas distinctes de celles du Fils. Mais comment le Fils voit-il ce que fait le Père ? Mystère inexplicable ! Servons-nous, toutefois, d’une comparaison tirée de la nature de notre âme. Il n’en est pas d’elle comme du corps : celui-ci peut exister sans voir ni entendre ; pour celle-là, voir et entendre par elle-même, c’est l’essence même de son être ; ainsi en est-il du Verbe.


1. De préférence aux autres Évangélistes, ses condisciples et collègues, Jean avait reçu du Sauveur un privilège extraordinaire et à lui personnel. Il s’était en effet reposé sur la poitrine de Jésus pendant la dernière cène [482], et c’était le signe qu’il puiserait dans son divin cœur, la connaissance de mystères plus profonds. Ce privilège consistait à dire du Fils de Dieu des choses capables d’éveiller l’attention des âmes enfantines, mais incapables de leur fournir un aliment qu’elles ne pouvaient encore supporter : des choses propres à occuper et à nourrir des esprits plus développés et arrivés, en quelque sorte, à l’âge viril. Vous avez entendu la lecture des paroles de cet Apôtre, et vous vous souvenez de quelle source elles émanaient. Hier, en effet, on vous a lu ceci : « C’est pourquoi les Juifs cherchaient à faire mourir Jésus, non seulement parce qu’il avait violé le sabbat, mais aussi parce qu’il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu [483] ». Ce qui déplaisait aux Juifs plaisait à son Père, et plaît aussi, sans aucun doute, à tous ceux qui honorent le Fils, comme ils honorent le Père ; car si pareille chose leur déplaisait, ils déplairaient à leur tour. À te déplaire, Dieu ne deviendrait pas plus grand ; mais s’il te déplaisait, tu en deviendrais plus petit. Le Sauveur répond à leur accusation, qui trouvait sa raison d’être, soit dans leur ignorance, soit dans leur méchanceté. Ses paroles ne sont point tout à fait à leur portée, mais elles sont de nature à les jeter dans l’agitation et le trouble, et peut-être à les faire profiter de leur trouble même pour chercher celui qui pouvait les guérir. Elles étaient aussi, dans son intention, destinées à être consignées dans des livres, qui devaient ensuite contribuer à nous instruire. Voyons donc ce qui se passa dans le cœur des Juifs, au moment où ils entendirent ces paroles. Quel effet produisent-elles aujourd’hui en nous ? C’est à nous d’y réfléchir davantage encore. D’où sont venues les hérésies, et certaines erreurs désastreuses, qui angarient les âmes et les précipitent dans l’abîme ? Évidemment, de ce que des Écritures saintes ont été mal comprises, et de ce qu’on a soutenu avec une audacieuse témérité le sens pervers qu’on y attachait. Aussi, mes très chers, devons-nous entendre, avec une scrupuleuse circonspection, les passages que la faiblesse de notre intelligence ne nous permet point de saisir ; que les sentiments de la piété et, comme il est écrit, la crainte de Dieu, nous portent à suivre cette règle salutaire : ce que nous pouvons en comprendre d’accord avec la foi dont nous faisons profession, regardons-le comme un aliment parfaitement sain, et prenons-le avec joie. Si, au contraire, nous appliquons la règle infaillible de la foi, et que ces passages nous offrent encore d’impénétrables obscurités, alors écartons tous les doutes ; ne cherchons pas à les comprendre pour le moment. En d’autres termes, si nous n’y voyons rien, regardons-les néanmoins comme incontestablement bons, comme l’expression même de la vérité. Mes frères, pour moi qui ai entrepris de vous parler, vous devez bien considérer qui je suis, et, aussi, la tâche que je me suis imposée : je ne suis qu’un homme, et je veux vous entretenir des choses divines ; je suis charnel, et je veux développer devant vous un sujet tout spirituel ; je mourrai, et j’ai pris pour thème de mon discours l’éternité même. Puissé-je, mes très chers, me tenir à l’abri de toute vaine présomption, afin de vous enseigner une saine doctrine dans la maison de Dieu, c’est-à-dire, dans son Église, qui est la colonne et le fondement de la vérité[484]. Je prendrai pour mon guide la règle de conduite que je vous ai tracée à vous-mêmes : là où le sens de l’Écriture sera à ma portée, je m’en nourrirai avec vous ; et je frapperai avec vous, quand la porte m’en sera fermée.

2. Les Juifs s’émurent donc et s’indignèrent ; ils l’eussent fait à juste titre, si Jésus eût été un pur homme, et se fût, comme tel, vanté d’être égal à Dieu ; mais leur colère tombait à faux, parce que sous son enveloppe humaine ils auraient dû apercevoir sa divinité. Ils voyaient l’homme, et méconnaissaient le Dieu : ils avaient sous les yeux la maison, mais ils n’apercevaient point celui qui l’habitait. Le corps du Christ était un temple à l’intérieur duquel résidait la divinité. Ce que Jésus déclarait égal à son Père, ce n’était pas son humanité : ce qu’il comparait au Très-Haut, c’était, non pas la forme d’esclave dont il s’est revêtu à cause de nous, mais ce qu’il était au moment où il nous a créés. Car qui est le Christ ? Je parle à des catholiques : vous le savez donc, puisque vous suivez les enseignements de la vraie foi : le Christ n’est ni le Verbe seul, ni l’Homme seul ; il est le Verbe fait chair pour habiter parmi nous le vous rappelle ce que vous savez relativement au Verbe : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Voilà la preuve de son égalité avec son Père. Mais « le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous [485] ». Comme homme, il est inférieur à son Père. Ainsi, le Père est en même temps égal au Christ, et plus grand que lui : il lui est égal, en tant que celui-ci est le Verbe : il est plus grand que lui, en tant que celui-ci est homme : il est égal à celui par qui il nous a faits ; mais il est plus grand que celui qui a été fait pour nous. Voilà ce que nous enseigne la vraie foi catholique : voilà la règle de croyance que vous devez particulièrement connaître : et si vous la connaissez, puissiez-vous vous y tenir toujours, ne jamais vous en écarter, ne jamais vous la laisser enlever par n’importe quel raisonnement ! Conformons à cette règle tout ce que nous comprenons ; et, s’il est des choses que nous ne puissions saisir, remettons à un autre temps, pour les y rapporter attendons que l’intelligence nous en soit donnée. Nous savons donc que le Fils de Dieu est égal à son Père, puisqu’au commencement le Verbe était Dieu. Pourquoi donc « les Juifs voulaient-ils le faire mourir ? Non-seulement parce qu’il violait le sabbat, mais aussi parce qu’il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu ». En lui, ils voyaient l’homme, sans y voir le Verbe. Que le Verbe se serve donc de son humanité pour leur parler et les convaincre d’erreur. Que celui qui habite l’intérieur de la maison emploie cette maison même pour se faire entendre ; alors ceux qui en seront capables apprendront quel en est le maître.
3. Que leur dit-il donc ? « C’est pourquoi Jésus leur répondit : En vérité, en vérité, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire par lui-même qu’il ne le voie faire au Père ». À cela que répliquèrent les Juifs ? L’Écriture n’en fait pas mention : peut-être gardèrent-ils le silence. Néanmoins, certains personnages, qui se disent chrétiens, ne se taisent pas, et, de ces paroles du Sauveur, ils s’imaginent pouvoir tirer des arguments contre nous. Ni pour eux, ni pour nous, nous ne pouvons laisser de tels arguments sans réponse. À entendre les hérétiques Ariens, le Fils, qui s’est fait homme, est inférieur au Père, non point par le fait même de son Incarnation, mais même dès avant son Incarnation, et il n’est nullement de la même substance que le Père : les paroles précitées leur fournissent un prétexte d’attaque, et ils nous répondent : Vous le voyez : à peine le Seigneur Jésus eut-il remarqué l’émotion qu’il avait suscitée parmi les Juifs en se déclarant égal au Père, qu’il se hâta d’ajouter les paroles en question pour leur démontrer qu’il n’avait jamais eu pareille intention. Les Juifs s’indignaient contre le Christ, parce qu’il se disait égal à Dieu ; pour calmer leur émotion, et leur prouver que le Fils n’est pas égal au Père, c’est-à-dire à Dieu, Jésus leur adressa en quelque sorte ces paroles : Pourquoi vous irriter ? Pourquoi vous indigner contre moi ? Je ne suis pas son égal, puisque « le Fils ne peut rien faire de lui-même, qu’il ne le voie faire au Père ». En effet, ajoutent-ils, celui qui « ne peut rien faire de lui-même qu’il ne le voie faire au Père », est évidemment inférieur à lui, et n’est pas son égal.
4. Ainsi, la règle suivie par ces hérétiques est tordue et pliée ; néanmoins qu’ils nous écoutent : nous ne les réprimandons pas encore, nous semblons être encore à la recherche de la vérité ; qu’ils nous expliquent toute leur pensée. Qui que tu sois, (car supposons que l’un de ces Ariens se trouve là, devant nous), tu reconnais avec nous, j’imagine, qu’au commencement était le Verbe. – Oui, me dit-il. – Et que « le Verbe était en Dieu ». – Oui, encore. – Continue donc, et reconnais plus formellement encore que « le Verbe était Dieu ». – Je le reconnais, mais l’un était plus grand, et l’autre moindre. – Cela sent je ne sais quoi de païen, et pourtant je croyais parler avec un chrétien, S’il y a un Dieu plus grand, il y a évidemment aussi un Dieu moindre : nous adorons donc, non pas un seul Dieu, mais deux dieux. – Pourquoi cela, me répond l’Arien ? N’avoues-tu pas toi-même qu’il y a deux Dieux égaux l’un à, l’autre ? – Je ne dis pas cela : car je me fais de cette égalité entre le Père et le Fils une idée telle que je les regarde comme unis ensemble par les liens d’une indivisible charité ; et puisqu’à mes yeux règne entre eux une indivisible charité, je reconnais donc qu’en eux se trouve une parfaite unité. En effet, s’il est vrai de le dire, comme les actes des Apôtres l’affirment en ces termes, au sujet des fidèles qui croyaient en Jésus, et s’aimaient les uns les autres : « Ils n’avaient tous, pour Dieu, qu’un cœur et qu’une âme[486] ; si la charité, envoyée du ciel aux hommes, fait d’un grand nombre de cœurs un seul cœur, et de plusieurs âmes une seule âme ; si, lorsque nous avons les mêmes pensées, et que nous nous aimons, mon âme et la tienne ne font plus qu’une seule âme : qu’à bien plus forte raison, à la source même de l’amour, le Père Dieu et le Fils Dieu font un seul Dieu !
5. Mais remarque bien les paroles qui ont jeté le trouble dans ton cœur : revoyons ensemble ce que nous avons cherché à découvrir au sujet du Verbe. Nous le reconnaissons déjà : « Le Verbe était Dieu ; je dis plus car, après ces mots : « Il était au commencement en Dieu », l’Évangéliste ajoute aussitôt : « Toutes choses ont été faites par lui ». Maintenant, je te presse de questions, je te remue, je te secoue et t’interpelle contre ta propre personne : tout ce que je te demande, c’est de ne pas oublier « que le Verbe était Dieu » et que « toutes choses ont été faites par lui ». Écoute maintenant les paroles qui t’ont jeté dans le trouble et porté â dire que le Fils est inférieur au Père ; voici ces paroles, elles sont celles de Jésus lui-même : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, que « ce qu’il voit faire au Père ». – C’est bien cela, dit l’Arien. – Explique-moi donc un peu ce passage : autant que je puis me l’imaginer, voici comme tu le comprends : Le Père fait certaines choses, et le Fils examine la manière dont il les fait, afin de pouvoir faire lui-même ce qu’il aura vu faire au Père. À l’entendre, ce sont deux ouvriers bien distincts l’un de l’autre : le Père et le Fils sont ainsi comme un patron et un apprenti on dirait un père apprenant à son fils l’exercice de son art. Tu le vois, je m’abaisse au niveau de ton intelligence charnelle ; pour un moment, mes pensées se conforment aux tiennes. Examinons donc si cette manière de comprendre les choses peut s’accorder avec ce que nous avons mutuellement dit du Verbe, avec ce que nous en pensons l’un et l’autre, à savoir que « le Verbe était Dieu »et que « par lui toutes choses ont été faites ». Suppose donc que le Père est un artisan occupé à faire certains ouvrages ; et que le Fils est un apprenti, puisqu’ « il ne peut rien faire « de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père » ; il jette, en quelque sorte, ses yeux sur les mains de son Père, afin de prendre modèle sur lui et de limiter parfaitement dans l’accomplissement de ses propres œuvres. Mais toutes ces œuvres qu’il fait lui-même et sur lesquelles il veut que son Fils porte ses regards pour en faire à son tour de pareilles, par qui le Père les fait-il ? Il te faut maintenant en revenir à ta première idée, à celle que tu as étudiée et adoptée avec moi, c’est-à-dire, qu’« au commencement était le Verbe », que « le Verbe était en Dieu », que « le Verbe était Dieu », et que « par lui toutes choses ont été faites ». Tu es convenu avec moi que toutes choses ont été faites par le Verbe ; puis, te laissant entraîner par un sens tout charnel et un mouvement irréfléchi, tu te figures à nouveau, d’une part, un Dieu qui agit, de l’autre un Verbe qui étudie ses opérations, afin d’agir ensuite lui-même de la manière dont ce Dieu l’aura fait. Qu’est. ce que Dieu fait sans l’intermédiaire de son Verbe ? S’il fait quelque chose sans le Verbe, toutes choses n’ont donc pas été faites par lui, et tu as cessé d’avouer ce que tu avouais ; mais si toutes choses ont été faites par le Verbe, corrige donc ce qu’il y a de défectueux dans ton sentiment. Le Père a fait des œuvres, et il ne les a faites que par son Verbe ; comment, alors, le Verbe peut-il porter ses regards sur le Père opérant sans le Verbe, afin d’accomplir ensuite lui-même des œuvres semblables ? Tout ce que le Père a fait, il l’a fait par le Verbe ; ou bien nous devons considérer comme faux ce passage : « Par lui toutes choses ont été faites ». Mais il est vrai que « toutes choses ont été faites par lui ». Ces paroles ne te semblaient peut-être pas assez formelles. En voici d’autres : « Et, sans lui, rien n’a été fait ».
6. Arrière donc les subtilités charnelles : cherchons ensemble à découvrir le sens de ces paroles : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père ». Cherchons-le, et puissions-nous être dignes de le découvrir. Je ne saurais vous le cacher, c’est une mystérieuse chose, une chose singulièrement ardue, de comprendre que le Père agit par le Fils, que les œuvres du Père ne sont pas distinctes de celles du Fils, mais que chacune des œuvres du Père se fait par l’intermédiaire du Fils, de manière à ce que le Père ne fasse rien sans le Fils, ou le Fils sans le Père ; en effet : « Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Ceci étant solidement établi sur le fondement de la foi, en quel sens devons-nous entendre ce passage : Le Fils ne « peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père ? » Tu voudrais, j’imagine, savoir comment le Fils opère : cherche d’abord à savoir comment il voit le Père. Que dit-il ? Le voici : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père ». Remarque bien ces paroles : « Que ce qu’il voit faire à son Père ». D’abord il voit ; puis, il agit : il regarde pour agir. Comment voudrais-tu savoir la manière dont il opère, quand tu ne sais pas encore de quelle façon il regarde son Père ? Pourquoi courir après le conséquent, et laisser de côté l’antécédent ? À l’entendre, il regarde et il fait ; mais il ne dit pas : Je fais, et puis, je regardai ; car « il ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père ». Veux-tu que je t’explique comment il agit ? Explique-moi d’abord comment il voit. Si tu es incapable de m’expliquer l’un, serai-je à même de t’expliquer l’autre ? Si tu ne peux te faire une idée de l’un, je ne puis davantage me faire une idée de l’autre. Cherchons donc tous deux ; frappons : par là, nous nous rendrons dignes de recevoir ce que nous désirons. Tu ne sais rien, et comme si tu avais le droit de me croire plus ignorant que toi, tu m’attaques ? Nous sommes aussi incapables l’un que l’autre de comprendre, moi, la manière dont le Fils agit, et toi, la manière dont il voit agir son Père ; interrogeons donc notre mutuel maître, et ne nous disputons pas comme les enfants des écoles. Nous avons déjà appris ensemble que « par lui toutes choses ont été faites »c’est donc déjà chose certaine pour nous : le Père ne fait pas des œuvres à lui personnelles, que le Fils regarde faire pour en accomplir à son tour de semblables : il fait exactement les mêmes que son Fils, et par son intermédiaire ; car toutes choses ont été faites par le Verbe. Maintenant, comment Dieu agit-il ? Qu’est-ce qui le sait ? Comment a-t-il créé, je ne dis pas, le monde, mais ton œil, cet œil charnel qui te dirige, et avec lequel tu compares les choses visibles aux choses invisibles ; car les idées que tu conçois de Dieu sont de la nature de celles que t’inspirent les yeux de ton corps : néanmoins, si nous pouvions voir Dieu de nos yeux corporels, le Christ n’aurait pas dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu[487] ». Tu as donc dans ton corps des yeux pour apercevoir un artisan, mais tu n’as pas encore les yeux du cœur pour contempler Dieu : voilà pourquoi tu voudrais attribuer à Dieu lui-même les opérations que tu attribues d’ordinaire à un simple ouvrier. Laisse à terre les choses terrestres, et élève ton cœur jusqu’au ciel.
7. Eh quoi, mes très chers ? nous vous avons demandé comment le Verbe voit le Père, comment le Père est vu par le Verbe, et, pour le Verbe, qu’est-ce que voir, et nous essaierions de vous l’expliquer ? Je ne suis ni assez audacieux, ni assez téméraire pour promettre une telle explication de votre part ou de la mienne. Sans doute je ne puis que supposer votre impuissance, mais je suis sûr de la mienne. Si vous le trouvez bon, au lieu de nous arrêter plus longtemps sur ce passage, nous parcourrons toutes les parties de notre leçon, et nous verrons les paroles du Sauveur troubler les cœurs charnels, mais les troubler de manière à leur faire abandonner les fausses idées qu’ils nourrissent. Agissons comme si nous ôtions à des enfants je ne sais quel amusement dangereux qui les expose à se faire du mal, afin de pouvoir leur mettre plus tard entre les mains des objets Plus utiles, et inspirer par là des goûts plus sérieux à des êtres jusqu’alors tout terrestres. Lève-toi donc, cherche, désire, soupire ardemment, frappe à cette porte encore fermée. Si nous ne désirons pas encore, si nous ne souhaitons pas, si nous en sommes encore à commencer de soupirer, il est sûr que nous jetterons des pierres précieuses sous les pieds des premiers venus, et si nous en trouvons nous-mêmes, dans quelles dispositions serions-nous pour en tirer profit ? Puissé-je, mes très chers, exciter les désirs de votre âme. Telles mœurs, telle intelligence des choses ; chaque nature différente même a un genre de vie différent. Autre est la vie terrestre, autre la vie céleste : les animaux, les hommes, les anges ne vivent point de même façon. L’existence des bêtes se consume dans le désir et la jouissance des plaisirs matériels : elles ne recherchent que cela ; elles s’y portent d’instinct, et s’y précipitent naturellement. Vivre, c’est, pour les anges, posséder les biens éternels la vie des hommes tient de celle des anges et de celle des bêtes. Si l’homme vit selon ses appétits charnels, il descend au niveau des brutes ; si nous vivons selon l’esprit, nous entrons en société avec les esprits bienheureux. Supposons que tu vives de la vie angélique ; il te reste à savoir si elle se trouve en toi à l’état de vie enfantine, ou si elle y est parvenue à son entier développement. Si tu n’es encore qu’un enfant, les anges te disent : Grandis, le pain est notre aliment pour toi, nourris-toi de lait, du lait de la foi ; et ainsi tu mériteras de te nourrir de la claire vue. Mais quand on ne soupire qu’après de sales voluptés, quand on occupe encore son esprit des moyens de frauder, que toujours on profère le mensonge et qu’au mensonge on joint le parjure, avec un cœur si corrompu a-t-on bien le droit de me dire Explique-moi comment voit le Verbe ? Fussé-je capable d’élucider cette question, parce que je la saisirais parfaitement moi-même, aurait-on le droit de me l’adresser ? Mais, je l’avoue, si je suis étranger à la manière de vivre de pareils interrogateurs, je suis loin aussi de comprendre le mystère dont il s’agit. Que peut-il en être, par conséquent, de celui qui n’éprouve encore aucun désir des choses célestes, et que toutes ses pensées appesantissent et font ramper sur la terre ? Entre l’homme qui déteste une chose, et l’homme qui la désire, se trouve une énorme distance ; de même en est-il entre celui qui la désire et celui qui en jouit. Vis-tu à la manière des bêtes ? tu détestes ; pour les anges, ils jouissent : mais toi, si tu ne mènes pas une vie animale et charnelle, tu n’en es déjà plus à détester : tu désires quelque chose, sans le posséder encore ; mais, par tes désirs, tu as commencé à vivre de la vie des anges puisse-t-elle croître et se perfectionner en toi ; c’est ainsi que tu saisiras la difficulté proposée, et celui qui t’aidera à le faire, ce sera non pas moi, mais le Dieu qui nous a créés tous les deux.
8. Remarque-le bien : le Sauveur ne nous a pas, à cet égard, entièrement abandonnés à notre propre sens. Par ces paroles, en effet : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire à son Père », Jésus n’a pas voulu nous faire comprendre que le Père fait des œuvres destinées à être vues par le Fils, et à devenir le modèle d’autres œuvres toutes différentes qu’il accomplirait ensuite lui-même ; mais il a voulu nous dire que le Père et le Fils font les mêmes œuvres. En voici la preuve, car il ajoute aussitôt : « Quelque chose que celui-ci fasse, le Fils aussi le fait comme lui ». Le Fils n’attend pas que le Père ait fini d’agir pour faire des œuvres pareilles, mais « quelque chose que celui-ci fasse, le Fils aussi le fait comme lui ». Puisque le Fils fait ce que fait le Père, le Père agit par le Fils, et puisque le Père fait par le Fils ce qu’il fait, les œuvres du Père et celles du Fils ne sont donc point distinctes les unes des autres : ces œuvres sont exactement et matériellement les mêmes. Mais comment le Fils fait-il les mêmes œuvres que le Père ? « Il les « fait comme lui ». Impossible de supposer qu’il les fasse différemment ; car, dit-il, « il les a faits aussi comme lui ». Comment pourrait-il les faire, saris les faire comme lui ? Prenez un exemple : la comparaison ne vous sera pas difficile à saisir. Lorsque nous écrivons des – lettres, elles se forment d’abord dans notre esprit, pour être ensuite tracées par notre main. Pourquoi avez-vous fait entendre un cri unanime ? Évidemment, c’est parce que vous m’avez compris. Ce que j’ai dit ne peut soulever le moindre doute : c’est chose parfaitement claire pour chacun de nous. Les lettres se forment donc d’abord dans notre esprit, puis notre corps les trace à son tour : l’esprit commande, ta main obéit, et tous deux concourent également à faire les mêmes lettres. L’esprit forme-t-il celles-ci, tandis que la main exécute celles-là ? Non. La main trace des lettres, qui sont identiquement les mêmes que les lettres formées par l’esprit, mais, pour cela, elle n’agit pas de la même manière ; l’esprit se borne à les former dans son entendement, et la main les exécute de manière à les rendre visibles. Voilà comme des choses semblables se font d’une manière différente : c’est pourquoi le Sauveur ne s’est point contenté de dire : « Tout ce que fait le Père, le « Fils aussi le fait » ; il a donc ajouté : « Comme lui ». Peut-être aurais-tu supposé que le Fils accomplit des œuvres pareilles à celles du Père, de la même manière que la main exécute les choses qu’exécute l’esprit, c’est-à-dire d’une façon toute différente ? Mais Jésus ajoute : « Le Fils aussi les fait comme lui ». Puisque le Fils fait les mêmes œuvres que le Père, et les fait comme lui, ranime-toi ; que le juif s’arrête, que le chrétien ait la foi, que l’hérétique se regarde comme condamné : le Fils est égal au Père.
9. « Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait lui-même [488] ». Remarque bien cette parole : « Il montre » À qui « montre-t-il ? » Évidemment, à quelqu’un qui le voit. Nous voici donc revenus en face de cette difficulté qu’il nous est impossible de résoudre : comment le Verbe voit-il ? L’homme a été créé par le Verbe ; mais il a, dans son corps, des yeux, des oreilles, des mains, en un mot, différents membres. Les yeux lui servent à voir, les oreilles à entendre, les mains à travailler, les différents membres à remplir l’office qui leur est naturellement dévolu. Un membre ne peut se charger des fonctions de l’autre ; mais pour que toutes les parties du corps se confondent dans une mutuelle union, l’œil voit pour son propre compte, et pour celui de l’oreille, et l’oreille perçoit les sons pour elle-même et pour l’organe de la vue. Toutes choses ayant été faites par le Verbe, devons-nous en conclure qu’il en est de lui comme de ses créatures ? Voici ce que dit l’Écriture elle-même dans un endroit des Psaumes : « Comprenez, vous qui êtes insensés au milieu du peuple ; hommes stupides, quand aurez-vous l’intelligence ? » Celui qui forma votre oreille ne vous entendra pas ? et celui qui fit vos yeux ne nous verra point[489] ? » Dès lors que le Verbe a créé toutes choses, il a formé l’œil et fait l’oreille ; nous ne pouvons, par conséquent, dire : Le Verbe n’entend pas, il ne voit rien ; car le Psalmiste nous condamnerait par ces paroles : « Hommes stupides, quand aurez-vous l’intelligence ? » De là il suit que si le Verbe voit et entend, le Fils voit aussi et entend de même façon. Mais, pourtant, sommes-nous autorisés à chercher en lui la place des yeux et des oreilles, comme ils se trouvent dans le corps humain en des endroits différents ? Y a-t-il, dans son être, une partie qui voie, et une autre partie qui entende ? Son oreille est-elle incapable de faire ce que fait son œil, et son œil ne peut-il jouer le rôle de son oreille ? Est-il tout entier dans l’organe de la vue ou l’organe de l’ouïe ? Peut-être. Mais ce n’est pas assez dire, j’ajoute : Certainement, oui ; avec cette réserve, toutefois, qu’en lui, voir et entendre sont bien différents de ce qu’ils sont en nous. La vue et l’ouïe se trouvent ensemble dans le Verbe, mais sans que la première soit autre que la seconde chez lui, la vue n’est pas différente de l’ouïe, et l’ouïe n’est pas autre que la vue.
10. Pour nous, en qui l’ouïe et la vue sont choses absolument différentes, pouvons-nous comprendre un pareil mystère ? Oui, peut-être, si nous nous replions sur nous-mêmes, à condition, toutefois, de ne pas être des prévaricateurs, car à de pareilles gens il a été dit : « Hommes de péché, rentrez dans votre cœur [490] » ; rentrez en vous-mêmes : pourquoi vous en éloigner, et, par là, vous exposer à périr ? Pourquoi courir en des chemins solitaires ? Vous ne suivez pas la véritable voie ; aussi vous égarez-vous ; revenez. Où ? Au Seigneur. Mais c’est trop tôt : commence par rentrer en toi-même : hors de toi, loin de ton cœur, tu t’égares ; tu ne te connais pas même, et tu voudrais connaître ton Créateur ? Reviens, rentre dans ton cœur, arrache-toi à ton corps. Ton corps est comme ta demeure ; il est pour ton cœur la source d’une foule de sensations, mais ils sont bien différents l’un de l’autre : laisse donc là ton corps pour rentrer dans ton cœur. Dans ton corps, l’œil occupe une place, et l’oreille une autre place : en est-il ainsi pour ton cœur ? Est-il dépourvu de la faculté d’entendre ? Qu’est-ce donc que le Sauveur avait en vue, quand il disait : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende[491] ? » Est-il privé de la faculté de voir ? Pourquoi, alors, l’Apôtre dit-il : « Qu’il éclaire les yeux de votre cœur[492] ? » Rentre en toi-même, et, par ce que tu y verras, tu pourras peut-être te faire une idée de ce qu’est Dieu ; car ton âme en est l’image. Le Christ habite dans l’homme intérieur [493]. Au dedans de toi se renouvelle l’image de Dieu : en elle, reconnais les traits de son auteur. Vois comment les sens du corps font connaître au cœur les impressions qui leur viennent du dehors remarque le grand nombre de ministres attachés au service de ce maître unique qui règne à l’intérieur, et aussi les opérations secrètes qu’il accomplit sans leur concours. Les yeux signalent à l’âme le blanc et le noir ; les oreilles transportent jusqu’à elle les harmonies et les dissonances ; par l’odorat, elle distingue les émanations embaumées des corps d’avec leurs émanations fétides ; le goût lui sert à savourer les douceurs et à reconnaître les amers ; au moyen du tact, elle fait la différence entre les surfaces polies et les autres ; enflai, elle se suffit à elle-même pour apprécier le juste et l’injuste. Elle voit et entend tout ensemble, elle porte des jugements sur tous les êtres matériels, et elle discerne même ce à quoi ne peuvent atteindre les sens du corps, c’est-à-dire, la justice et l’injustice, le bien et le mal. Montre-moi ses yeux, ses oreilles, son organe de l’odorat. Son appréciation s’exerce sur une foule d’objets, et pourtant nous n’apercevons point en elle différents sens. En ton corps se trouvent, ici l’organe de la vue, là celui de l’ouïe : en ton âme se rencontrent, en même temps et à la même place, et l’ouïe et la vue. S’il en est ainsi de l’image, n’en est-il pas, à plus forte raison, ainsi de celui qu’elle représente ? Donc, le Fils voit et entend ; je dis plus : il est la vue et l’ouïe mêmes ; en lui, voir et entendre, c’est être. En toi, la vue est chose distincte de l’existence ; car tu peux perdre la vue sans perdre la vie, comme tu peux cesser d’entendre sans cesser de vivre.
11. Pensons-nous avoir déjà frappé ? Notre intelligence s’est-elle suffisamment éveillée pour nous laisser soupçonner d’où lui vient la lumière ? Je le suppose, mes frères ; car, à parler de pareilles choses et à les méditer, nous nous exerçons. Et lorsque nous nous y exerçons, et qu’entraînés par notre faiblesse naturelle nous retombons dans notre premier état, nous ressemblons à des personnes dont les yeux chassieux sont mis tout à coup en présence de la lumière, après y avoir été jusqu’alors fermes et avoir été déjà soignés par les médecins. Quand un homme de l’art veut savoir si la guérison s’opère et à quel point elle en est arrivée, il essaie de présenter à l’organe malade ce qu’on veut contempler, et ce qu’on ne pouvait voir pendant qu’on était aveugle : si peu que la prunelle de l’œil s’éclaircisse, dès qu’elle aperçoit la lumière, les rayons s’en réfléchissent en elle, et elle donne ainsi au praticien la réponse qu’il attendait. Que fait-il alors ? il force les yeux à se fermer comme auparavant, et il y applique un collyre : par là, il inspire en quelque sorte aux malades le désir de contempler les objets qu’ils ont aperçus sans pouvoir les distinguer parfaitement ; ainsi les dispose-t-il à guérir d’une manière complète ; en faisant emploi des mordants pour leur rendre la santé, il allume en eux l’amour de la lumière et les porte, par un effort suprême, à se dire : Quand donc pourrai-je fixer ma vue sur ces objets, sur lesquels je n’ai pu arrêter encore mes regards trop affaiblis par l’infirmité ? ils pressent le médecin de prendre soin d’eux et de les guérir. Quelque chose de pareil à cela, mes frères, s’est peut-être opéré dans vos âmes ; vous avez élevé vos pensées pour voir le Verbe ; puis, après avoir reçu un rayon de sa lumière, vous êtes retombés dans votre première ignorance. Prions le céleste médecin de nous appliquer de mordants collyres, c’est-à-dire de nous imposer les règles de la justice. Il y a quelque chose à voir, mais l’organe qui nous aidera à le voir nous fait défaut. Lorsque, précédemment, je te disais qu’il y a quelque chose à voir, tu ne me croyais pas : conduit par certaines réflexions, tu as été amené en sa présence, tu t’en es approché, tes regards se sont dirigés de ce côté-là, ton cœur a palpité, puis tu as reculé. Oui, il y a quelque chose à voir, et tu le sais pertinemment ; mais, tu ne l’ignores pas davantage, tu n’es pas capable de le contempler. Il put donc te guérir. Mais quels collyres employer ? Il ne faut ni mentir, ni parjurer, ni commettre l’adultère, ni voler, ni te rendre coupable de fraude. Cependant tu en as contracté l’habitude, et il t’en coûte de la contrarier ; et c’est précisément ce sacrifice pénible qui te rendra la vue. Car, je te le dis en toute liberté, et sous l’impression d’une crainte que je voudrais te faire partager : Si tu abandonnes ta cure, si tu négliges de guérir tes yeux et de les rendre propres à jouir de la lumière, tu aimeras les ténèbres, et cette prédilection pour l’obscurité l’y fera persévérer, et, en y persévérant, tu mériteras d’être précipité môme dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents[494]. Si l’amour de la lumière est incapable de te porter vers elle, du moins que la crainte de la douleur opère en toi cet effet.
12. À mon avis, j’ai suffisamment parlé, et pourtant je n’ai pas fini d’expliquer cette leçon de l’Évangile. Si je voulais achever ma tâche, je vous fatiguerais et j’aurais lieu de craindre que vous veniez à perdre l’eau vive que vous avez puisée : que ceci suffise donc à votre charité. Nous sommes vos débiteurs, non pas seulement pour le moment actuel, mais toujours, mais pour tout le temps de notre existence ; car c’est pour vous que nous vivons. Néanmoins, cette existence si faible, si occupée, si périlleuse, que nous menons en ce monde, faites-en la consolation par vos bonnes mœurs ; ne nous contristez pas, ne nous écrasez point par une conduite déréglée. Si vous nous blessez par des habitudes mauvaises, si vous nous forcez à nous écarter de vous et à ne plus nous en approcher, ne vous plaindrez-vous pas et ne vous direz-vous pas : Lors même que nous serions malades, ne devriez-vous pas nous soigner ? Quand même nous serions infirmes, ne devriez-vous pas nous visiter ? Nous vous soignons et vous visitons ; mais puissent ne point s’appliquer à nous ces paroles de l’Apôtre : « Je crains d’avoir inutilement travaillé parmi vous [495] ».

DIX-NEUVIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES : « LE FILS NE PEUT RIEN FAIRE DE LUI-MÊME QUE CE QU’IL VOIT FAIRE AU PÈRE », JUSQU’À CES AUTRES : « PARCE QUE JE CHERCHE, NON POINT MA VOLONTÉ, MAIS LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ ». (Chap. 5,19-30.)[modifier]

LES DEUX RÉSURRECTIONS.[modifier]

Quiconque n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père, car il déclare par là ou que, par jalousie, le Père n’a pas voulu engendrer son égal, ou qu’il lui a été impossible de l’engendrer. Au contraire, le Fils étant le Verbe du Père, celui qui écoute le Verbe et croit au Père, passe de la mort spirituelle à la vie de la grâce par la foi. Cette vie, supérieure à celle du corps, le croyant la puise, non en lui-même, mais à sa seule et véritable source, qui est Dieu, tandis que pour avoir été engendré par le Père, le Fils a cette vie en soi, et la communique à ceux auxquels il veut la donner. Comme Fils de Dieu, il ressuscite donc les âmes ; comme Fils de l’homme, il ressuscitera aussi les corps, parce que son Père lui a donné le jugement. Il sera seul à juger les vivants et les morts, afin que les méchants ne puissent voir en lui la forme de Dieu, et aussi pour glorifier sa vie sainte.


1. Autant que Dieu a bien voulu échauffer mon cœur, et venir en aide à ma faible intelligence pour l’éclairer, je vous ai entretenus, dans le discours précédent, de ce passage que nous avons lu dans l’Évangile : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il unit faire au Père » ; je vous ai dit ce que c’est, pour le Fils, que voir agir le Père : et mon entretien avait aussi pour objet la vision du Verbe ; car le Fils n’est autre que le Verbe : toutes choses ayant été faites par le Verbe, vous avez compris en quel sens on peut dire que le Fils regarde d’abord la manière dont le Père agit pour accomplir lui-même ce qu’il lui a vu faire ; car le Père n’a rien fait sans l’intermédiaire du Fils. « Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Remarquez-le, néanmoins ; en vous parlant, je n’ai pas fait disparaître toute l’obscurité de ce mystère, et la raison en est toute simple : c’est que je n’ai pu le pénétrer. Parfois, les expressions font défaut, lors même que l’intelligence saisit nettement la vérité. Est-il étonnant qu’elles manquent, lorsque l’esprit ne peut arriver à la comprendre ? Maintenant, selon la mesure de la grâce divine, nous allons rapidement parcourir la leçon d’aujourd’hui, et tâcher de nous acquitter entièrement de notre dette envers vous. Cela fait, s’il nous reste assez de temps ou de forces, nous ferons un retour en arrière ; et, autant que le permettra ma capacité et la vôtre, je m’efforcerai d’expliquer à nouveau ce que c’est, pour le Verbe, que voir agir le Père ; ce que c’est, de la part du Père, que montrer ses agissements au Verbe. Nous avons dit plus haut tout ce qu’il était possible de dire : si on le comprend d’une manière purement humaine et charnelle, avec un esprit rempli d’idées fantasmagoriques, on se représente, en quelque sorte, deux hommes dont l’un serait le père, et l’autre le fils ; dont l’un se montrerait aux regards de l’autre, dont le premier parlerait pour se faire entendre du second ; de pareilles images doivent être comme des idoles dressées dans l’esprit qui les conçoit : si nous sommes parvenus à les expulser de leurs temples, doivent-elles trouver leur refuge en des âmes chrétiennes ? Bien moins encore.
2. L’Évangéliste dit donc : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père ». C’est vrai, et vous devez le croire ; mais croyez aussi ce que Jean vous a dit à la première page de son livre : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » ; n’oubliez pas, surtout, cet autre passage : « Toutes choses ont été faites par lui ». Ne séparez point l’un de l’autre, dans votre esprit, ces deux endroits du texte sacré ; mais qu’ils s’y accordent tous deux. Bien que « le Fils ne puisse rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père », le Père, néanmoins, ne fait rien sans l’intermédiaire du Fils. En effet, le Fils est son Verbe, et, « au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, et toutes choses ont été faites par lui ; car tout ce que le Père fait, le Fils le fait aussi comme lui [496] ». Cela, et non pas autre chose, non pas d’une manière différente, mais comme lui.
3. « Car le Père aime le Fils, et il lui montre tout ce qu’il fait ». Aux paroles précitées, « que ce qu’il voit faire au Père », semblent se rapporter celles-ci : « Il lui montre tout ce qu’il fait ». Mais si le Père montre ce qu’il fait ; si, d’ailleurs, le Fils ne peut rien faire avant que le Père lui ait montré ses propres œuvres ; si, enfin, le Père ne peut les montrer au Fils avant de les avoir accomplies, il est de toute évidence qu’en agissant le Père ne se sert point de l’intermédiaire de son Fils. Mais en admettant, comme hors de doute et à l’abri de toute discussion, que le Père fait toutes choses par son Fils, nous reconnaissons, par là même, qu’il les montre au Fils avant de les faire. En effet, si le Père ne montre ses œuvres au Fils qu’après les avoir accomplies, afin que le Fils les voie et les fasse lui-même, on ne saurait le nier : il faut que ces œuvres soient faites avant d’être montrées, et que le Père agisse indépendamment du Fils. Mais le Père ne fait rien sans le Fils, parce que le Fils de Dieu n’est autre que son Verbe, et que toutes choses ont été faites par lui. Il nous reste donc peut-être cette ressource, à savoir que le Père montre au Fils ce qu’il doit faire, afin que celui-ci le fasse. Car si le Fils fait ce que le Père lui montre comme étant déjà accompli, ces œuvres, montrées par lui comme déjà faites, il les a évidemment opérées sans le Fils ; le Père pouvait-il, en effet, les montrer au Fils si elles n’avaient pas été préalablement accomplies ? Le Fils pouvait-il faire autre chose que ce qu’on lui montrait ? Certainement non : par conséquent, ces œuvres étaient accomplies parle Père sans le Fils ; mais il n’est pas douteux que « toutes choses ont été faites par lui » ; donc, elles ont été montrées avant d’être faites. Il nous faut pourtant quitter ce sujet pour le traiter plus tard ; car, nous l’avons dit, il nous faudra y revenir, lorsque nous aurons expliqué toutes les parties de la leçon, pourvu, ai-je ajouté, qu’il nous reste assez de temps ou de forces pour revenir sur ce que nous différons d’expliquer.
4. Écoutez, voici quelque chose de plus grand et de plus difficile à saisir : « Et il lui montrera d’autres œuvres plus grandes que celles-ci ? ». « Plus grandes que celles-ci ? Quelles sont celles-ci ? C’est facile à deviner. Il s’agit des œuvres dont vous avez entendu parler, c’est-à-dire de la guérison des maladies corporelles. Car, vous le savez, le discours du Sauveur, qui nous occupe en ce moment, avait été amené par la guérison qu’il avait opérée sur la personne du paralytique de trente-huit ans. Voilà pourquoi le Sauveur pouvait dire : « Il lui montrera d’autres œuvres plus grandes que celles-ci, et vous serez dans l’admiration ». Car il est des œuvres plus grandes, et le Père les montrera au Fils. Il ne les lui a pas montrées, comme au prétérit, mais « il » les lui « montrera », au futur, c’est-à-dire, il les lui fera voir, Ici se présente encore une question difficile à résoudre. Y avait-il dans le Père quelque chose qui n’eût pas encore été montré au Fils ? Y avait-il dans le Père quelque chose que le Fils ignorât encore au moment où il parlait ainsi ? En effet, « s’il devait le lui montrer », c’est-à-dire, lui faire voir plus tard, il ne le lui avait donc pas encore montré, et il devait le lui montrer en même temps qu’aux interlocuteurs du Christ ; car voici ce que nous lisons plus loin, et « vous en serez dans l’admiration ». Il n’est pas plus aisé de comprendre ce passage que le précédent ; comment, en effet, se figurer que le Père, qui est éternel, montre, en quelque sorte, dans le temps, certaines choses à son Fils, qui lui est coéternel et qui connaît tout ce qui se trouve dans le Père ?
5. Mais, enfin, quelles sont ces œuvres plus grandes ? Ceci est peut-être facile à saisir. « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Le Père vivifie-t-il certains hommes, tandis que le Fils en vivifie d’autres ? Non, car toutes choses sont faites par lui. Ceux que ressuscite le Fils sont les mêmes que ressuscite le Père, car le Fils ne fait pas autre chose que le Père, ni d’une manière différente ; mais « ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui ». Voilà ce qu’il faut bien comprendre et à quoi il faut bien s’en tenir ; mais me l’oubliez pas : « Le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Ici il est question, non seulement de l’impuissance du Fils, mais encore de sa volonté. Le Fils vivifie ceux qu’il veut : ainsi en est-il du Père ; et ceux que le Père veut vivifier sont précisément les mêmes que le Fils veut vivifier aussi ; par conséquent, la puissance et la volonté sont les mêmes dans le Père et dans le Fils. Que signifient donc les paroles suivantes : « Car le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ? » Évidemment le Sauveur ajoute ceci pour expliquer ce qui précède. Ce passage me saisit, attention ! Le Fils vivifie ceux qu’il veut vivifier ; ainsi en est-il du Père : le Fils ressuscite les morts de la même manière que le Père lui-même les ressuscite. « Car le Père ne juge personne ». S’il faut que les morts ressuscitent à l’heure du jugement, et si le Père ne juge personne, comment ressuscite-t-il les morts ? « Il a », en effet, « donné tout jugement au Fils ». Or, à l’heure de ce jugement, les morts ressusciteront, les uns pour la vie, les autres pour le châtiment. Si ce doit être l’œuvre exclusive du Fils, le Père n’y contribuera donc en rien, puisque « le Père ne juge personne, et qu’il a donné tout jugement au Fils ». Mais ce passage semble être en contradiction avec celui-ci : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Ils ressuscitent donc également les morts : or, s’ils les ressuscitent tous deux, ils les vivifient de même, et, par conséquent, ils les jugent aussi pareillement ; comment alors peut subsister cette parole : « Car le Père ne juge personne, et il a donné tout jugement au Fils ? » En attendant, si les difficultés proposées nous embarrassent, le Seigneur nous aidera à les éclaircir et nous fera trouver de la joie dans leur solution. Non, mes frères, nous n’éprouverons jamais de joie à voir une difficulté résolue, si notre attention ne se laisse point surexciter par son exposé. Que le Seigneur daigne nous guider ! peut-être écartera-t-il un peu le voile qui couvre la vérité cachée à nos yeux ! En effet, il a caché sa lumière derrière un nuage ; et il n’est pas aisé de s’élever, comme ferait un aigle, au-dessus de toutes les vapeurs qui enveloppent la surface entière de ce monde[497], et d’apercevoir, à travers les paroles du Christ, les rayons lumineux dans toute leur pureté. Dieu percera peut-être la couche épaisse de nos ténèbres par l’ardeur de son soleil, et daignera nous manifester un peu la vérité dans les passages suivants ; laissons donc les premiers pour un instant et passons à d’autres.
6. « Quiconque n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père qui l’a envoyé ». C’est la vérité, et lien n’est plus facile à comprendre. Car « il a donné tout jugement au Fils », comme il a déjà été dit plus haut, « afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ». Et s’il y en avait pour honorer le Père sans honorer le Fils ? C’est chose impossible, car « quiconque n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père, qui l’a envoyé ». Personne ne peut donc dire : Moi, j’honorais le Père parce que je ne connaissais point le Fils. – Si tu n’honorais pas encore le Fils, tu n’honorais pas davantage le Père : qu’est-ce, en effet, qu’honorer le Père, sinon reconnaître qu’il a un Fils ? Autre chose est te parler de Dieu en tarit qu’il est Dieu, autre chose est l’en parler en tant qu’il est Père. Lorsqu’on te parle de Dieu en tant que Dieu, on te parle du Créateur, du Tout-Puissant, de la suprême Intelligence, de l’Esprit éternel, invisible, immuable ; mais, lorsqu’il s’agit de Dieu en tant qu’il est le Père, on ne veut évidemment que te parler du Fils ; car on ne peut donner à Dieu le nom de Père qu’autant qu’il a un Fils ; comme il est impossible d’imaginer un Fils, s’il n’y a pas de Père. Mais ne va pas honorer le Père, comme s’il était plus grand que le Fils, et celui-ci comme s’il était plus petit que le Père ; ne me dis pas : J’honore le Père, car je sais qu’il a un Fils ; et je ne me trompe pas en lui donnant le nom de Père, parce que je ne le conçois pas comme n’ayant point de Fils ; quant au Fils, je l’honore comme inférieur au Père. Le Fils t’arrête et te rappelle à la vérité par ces paroles : « Afin que tous honorent le Fils », non pas d’une manière moindre, mais « comme ils honorent le Père ». « Celui », donc, « qui n’honore point le Fils, n’honore pas non plus le Père qui l’a envoyé ». – Moi, dis-tu, je veux rendre au Père un honneur plus grand, et au Fils un honneur moindre. – Tu refuses l’honneur au Père, dès que tu en rends un moindre au Fils. À considérer ainsi les choses, ne fais-tu point profession de dire que si le Père n’a pas engendré un Fils égal à lui, c’est qu’il ne l’à pas voulu ou qu’il en a été incapable ? S’il ne l’a pas voulu, ç’a été jalousie de sa part ; s’il en a été incapable, c’est que la puissance lui manquait. Ne vois-tu pas que cette manière de voir est injurieuse au Père, tout en paraissant plus honorable pour lui ? Honore donc le Fils, comme tu honores le Père1 afin de les honorer également l’un et l’autre.
7. « En vérité, en vérité, je vous le dis : Celui qui écoute ma parole et croit en Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle et ne sera point condamné, il passe de la mort à la vie ». Faites attention à ceci : « Celui qui écoute ma parole » ; et le Sauveur n’ajoute pas : Croit en moi, mais : « à Celui qui m’a envoyé ». Qu’on écoute donc la parole du Fils et qu’on croie au Père. Pourquoi écouter votre parole et croire à un autre ? Quand nous Écoutons un homme, ne croyons-nous pas à ce qu’il nous dit ? Ne lui donnons-nous pas toute notre confiance ? Qu’a donc voulu exprimer le Sauveur par ces mots : « Celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé ? » Ceci, évidemment : sa parole se trouve en moi. Que signifie ce passage : « Écoute ma parole ? » Il veut dire m’écoute. « Et croit à celui qui m’a envoyé ? » En croyant à lui, il croit à sa parole, et en croyant à sa parole, il me croit, parce que je suis le Verbe du Père. La paix règne dans les Écritures ; tout s’y trouve disposé dans un ordre admirable ; rien n’y peut donner lieu à dispute. Chasse donc de ton esprit toute idée de chicane ; remarque l’accord de nos livres saints. La vérité se mettrait-elle en contradiction avec elle-même ?
8. « Celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle et ne sera pas condamné ; il est passé de la mort à la vie ». Vous vous en souvenez : nous avons trouvé, tout à l’heure, une difficulté dans ces paroles : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». La lumière commence à se faire ; le Sauveur commence à parler de la résurrection des morts, et nous voyons déjà les morts sortir du tombeau. Car « celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle et ne sera pas condamné ». Prouvez que celui-là est ressuscité. Mais, dit le Sauveur, « il est passé de la mort à la vie ». Personne ne saurait en douter : celui qui est passé de la mort à la vie est évidemment ressuscité, Comment, en effet, passer de la mort à la vie, si l’on ne s’est d’abord trouvé dans un état de mort, si l’on n’est premièrement privé de vie ? Mais en passant de la mort à la vie, on se trouve dans l’une, et l’on n’est plus dans l’autre. Celui-là était donc mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et il est retrouvé [498]. Une sorte de résurrection s’opère, par conséquent : les hommes passent d’une certaine espèce de mort à un certain état de vie, de la mort de l’incrédulité à la vie de la foi, de la mort de l’erreur à la vie de la vérité, de la mort du péché à la vie de la justice : c’est donc là une sorte de résurrection des morts.
9. Daigne le Sauveur s’ouvrir davantage à nous, et continuer à faire briller plus vivement à nos yeux la vérité de cette résurrection. « En vérité, en vérité, je vous dis que l’heure vient, et elle est déjà venue ». Nous nous attendions à entendre parler de la résurrection des morts qui doit se faire à la fin du monde, à laquelle nous croyons depuis que nous sommes chrétiens, qui fait l’objet de nos espérances, et dont il nous est impossible de douter ; le point de foi qui concerne ta résurrection finale des trépassés a la vérité sur fondement. Mais le Seigneur Jésus voulait nous parler d’une certaine résurrection qui précéderait celle des morts, mais qui ne ressemblerait ni à celle de Lazare [499], ni à celle du fils de la veuve [500], ni, enfin, à celle de la fille du chef de la synagogue[501]. Toutes ces personnes ont ressuscité pour mourir à nouveau, (car après être descendues dans la tombe, elles en sont sorties avant que s’accomplisse la résurrection générale) : en effet, le Christ n’a-t-il pas dit, pour nous indiquer mm genre différent de résurrection : « Il a la vie éternelle et ne sera point condamné, mais il est passé de la mort à la vie ? » À quelle vie ? À la vie éternelle. Il ne s’agit donc pas d’une résurrection pareille à la résurrection corporelle de Lazare, car il a passé de la mort du tombeau à la vie humaine : mon pas à la vie éternelle, mais à une vie qui devait finir encore : ceux, au contraire, qui doivent ressusciter à la fin des temps, passeront à la vie éternelle. Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre Maître, le Verbe du Père, et la Vérité aime, voulait donc nous parler d’une certaine résurrection des morts qui aboutirait à la vie éternelle,.et précéderait la résurrection générale des trépassés qui doit mettre un terme aux vicissitudes du temps. Aussi dit-il ; « L’heure vient ». Imbu des idées de la foi concernant la résurrection de la chair, tu pensais évidemment à la dernière heure de tous les siècles, au jour du jugement suprême ; mais pour détourner ton esprit d’une idée pareille, le Christ a ajouté : « Et elle est déjà venue ». Par conséquent, en disant : « L’heure vient », il ne prétendait point faire allusion à la dernière de toutes les heures, à ce moment où, « le signal ayant été donné parla voix de l’archange et par la trompette du Seigneur, le Sauveur lui-même descendra du ciel, et ceux qui seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers ; ensuite, nous qui vivons et serons demeurés jusqu’alors, nous serons enlevés avec eux sur les nuées, pour aller dans les airs au – devant de Jésus-Christ, et ainsi, nous serons « éternellement avec le Seigneur[502] ». Elle viendra, cette heure-là, mais elle n’est pas encore venue. Quelle est cette autre heure ? Remarquez-le bien. « L’heure vient, et elle est déjà venue ». Qu’est-ce qui se fait à pareille heure » ? Qu’est-ce ? La résurrection des morts, et rien autre chose. Et en quoi consiste cette résurrection ? En ce que ceux qui ressuscitent passent à la vie éternelle. Ainsi en sera-t-il encore à la dernière heure.
10. Eh quoi ? quelle idée nous faisons-nous de ces deux résurrections ? Ceux qui ressuscitent maintenant sont-ils destinés à ne pas ressusciter plus tard ? La résurrection des uns doit-elle avoir lieu présentement, tandis que celle des autres ne se fera qu’à la fin du monde ? Non. Si, en effet, nous avons la vraie foi, nous sommes déjà ressuscités une fois, et, malgré cela, nous espérons ressusciter encore à la fin des siècles : nous avons donc, au temps présent, ressuscité pour la vie éternelle, si nous persévérons avec fermeté dans la règle de la foi ; et, au moment de la consommation des siècles, quand viendra pour nous l’heure d’être égalés aux anges, nous ressusciterons encore pour la vie qui n’a pas de fin [503]. Que le Seigneur lui-même vous fasse bien voir et bien comprendre ce que j’ai osé vous dire, à savoir : Comment peut se faire, avant la résurrection générale, une résurrection qui s’étende, non pas seulement à ceux-ci ou à ceux-là, mais à tous indistinctement, qui soit différente de celle de Lazare et aboutisse à la vie éternelle ? Il nous fera parfaitement saisir ce mystère. Écoutez donc le Maître : il va nous éclairer ; il va faire parvenir jusqu’à nos cœurs les rayons de notre soleil : ici, bien entendu, je ne parle pas de l’astre que nos yeux charnels aiment à contempler, mais de celui sur lequel notre esprit aime à porter ses regards. Encore une fois, Écoutons le Maître. « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront ». Pourquoi le Christ a-t-il ajouté « Ceux qui l’auront entendue vivront ». Ceux-là pourraient-ils l’entendre, s’ils ne vivaient pas ? Il lui aurait donc suffi de dire « L’heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu ». Nous aurions compris, par là, qu’ils ne seraient pas daims l’état de mort au moment où ils entendraient la voix du Fils de Dieu ; car comment l’entendraient-ils, s’ils ne vivaient pas ? Or, il n’a pas dit : Ils entendent, parce qu’ils vivent ; mais, ils revivent, parce qu’ils entendent, « Ils entendront, et ceux qui auront entendu vivront ». Qu’est-ce donc à dire : « Ils entendront ? » Ils écouteront. Si l’on ne s’en tient à l’action matérielle de l’organe de l’ouïe. Il est sûr que ceux qui entendront ne vivront pas tous ; car il en est beaucoup qui entendent et ne croient pas : ils entendent et ne croient point : c’est pourquoi ils n’écoutent pas, et parce qu’ils n’écoutent pas, ils ne vivent pas. Les mots : « Qui entendront », n’ont donc ici d’autre sens que celui-ci : Qui écouteront. Aussi, ceux qui auront écouté vivront. On prêche le Christ, Verbe et Fils de Dieu, par qui toutes choses ont été faites. Par un effet particulier de la grâce, il s’est revêtu de notre humanité et il a pris naissance dans le sein d’une Vierge : on l’a vu enfant, il est devenu adolescent, il a souffert, il est mort, ressuscité et monté au ciel ; il a promis la résurrection des corps et celle des âmes, et, d’après sa promesse, les âmes doivent ressusciter avant les corps, et les corps après les âmes. Celui qui entend et écoute, vivra celui qui entend et n’écoute pas, c’est-à-dire, celui qui entend et méprise, qui entend et ne croit point, ne vivra pas. Pourquoi cela ? Parce qu’il n’entend pas. Qu’est-ce à dire Il n’entend pas ? Il n’écoute pas. Donc, « ceux « qui auront entendu vivront.
11. Écoute, maintenant, ce dont nous avons dit vouloir différer l’explication, pour la donner à ce moment-ci autant qu’il dépendra de nous. Au sujet de cette résurrection, le Christ ajoute aussitôt : « Comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ». Qu’est-ce à dire : « Le Père a la vie en soi ? » Il ne la puise pas ailleurs, il la trouve en lui-même. La vie ne lui vient pas d’une autre source, elle n’est pas pour lui chose étrangère ; c’est son bien propre, elle réside en lui : personne ne la lui prête, pour ainsi parler ; il n’en devient point participant, comme si elle était différente de sa propre substance ; mais il a la vie en soi, de telle façon que cette vie, c’est lui. S’il m’était possible de vous parler encore un peu à cet égard, je me servirais de quelques exemples afin de porter une lumière plus vive dans vos esprits ; avec l’aide de Dieu, et votre bonne volonté, j’y réussirai. La vie est en Dieu : elle est aussi en notre âme ; mais en Dieu, elle n’est sujette à aucune vicissitude ; en notre âme, elle est exposée à subir des changements : en Dieu, elle ne croît ni ne décroît : il est toujours en lui-même, il est incessamment ce qu’il est, toujours pareil à lui-même aujourd’hui, demain, hier ; pour la vie de l’âme, elle est singulièrement changeante et différente de ce qu’elle était précédemment : d’abord manquant de prudence, puis éclairée par la sagesse ; tantôt souillée de péchés, et tantôt ornée de justice : aujourd’hui, servie par une mémoire heureuse, demain, incapable de rassembler ses souvenirs : parfois s’instruisant, et parfois ne pouvant rien apprendre ; oubliant un jour ce qu’elle avait appris, et apprenant l’autre jour ce qu’elle avait oublié : telle est l’inconstance de la vie de notre âme. Pour elle, vivre dans l’état de péché, c’est être constituée dans un état de mort ; et devenir juste, c’est participer à une autre vie, différente d’elle-même ; car alors, en s’élevant vers Dieu, en s’attachant à lui, elle en reçoit la grâce de la justification. Il est dit, en effet : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie le pécheur, sa foi lui est imputée à justice [504] ». En s’éloignant de Dieu, l’âme devient pécheresse, elle devient juste en s’en approchant. Ne te semble-t-il pas voir comme un objet froid qui s’échauffe à mesure qu’on l’approche du feu, ou un objet chaud qui se refroidit à mesure qu’on l’en éloigne ? Ce qui est plongé dans les ténèbres ne s’éclaire-t-il pas si on l’approche de la lumière ? ne devient-il pas noir une fois qu’il en est séparé ? Il en est de même de notre âme, mais il n’en est pas ainsi de Dieu. L’homme lui-même peut dire que la lumière se trouve maintenant dans ses yeux. Que les yeux disent donc, s’ils le peuvent, dans une sorte de langage qui leur serait propre : Nous avons, la lumière en nous-même s. Mais on est en droit de leur dire : Vous dites que vous avez la lumière en vous-mêmes : réellement, cela n’est pas vrai. Vous avez la lumière, mais elle vous vient du ciel : s’il fait nuit, vous avez la lumière, elle se trouve dans la lune, dans un flambeau, mais pas en vous ; enfermez-vous, et vous cesserez de recevoir les rayons qui vous éclairent lorsque vous vous ouvrez. Vous n’avez pas la lumière en vous ; car, le soleil une fois couché, retenez la lumière en vous, si c’est possible ; il est nuit, vous jouissez d’une lumière de nuit : eh bien ! ôtez le flambeau, et conservez en vous la lumière ; puisqu’en faisant disparaître le flambeau, vous restez dans les ténèbres, c’est la preuve que vous n’avez pas en vous la lumière. Avoir la lumière en soi-même, c’est donc n’avoir aucun besoin de la recevoir du dehors. « Comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ». Si vous comprenez bien ces paroles, vous devez le voir, le Sauveur y donne la preuve que le Fils est égal au Père : de là aussi vous devez conclure qu’entre le Père et le Fils se trouve cette seule différence, que le Père possède en lui-même une vie qu’il m’a reçue de personne, et que le Fils a en lui-même une vie qu’il a reçue de son Père.
12. Ici se présente une question dont l’obscurité exige l’explication ; qu’au lieu de s’affaiblir, notre attention se réveille : nous avons, devant nous, pour notre âme, des pâturages ; ne nous en détournons point par dégoût : à cette condition, nous aurons la vie. Voilà que tu l’avoues toi-même, me dis-tu : le Père a donné la vie à son Fils, afin que celui-ci ait la vie en soi comme le Père l’a en soi ; afin que le Fils n’ait pas plus besoin de la puiser ailleurs, que son Père n’en a lui-même besoin ; afin que le Fils soit la vie, comme le Père est la vie ; et que l’un et l’autre, unis ensemble, fassent une seule vie et non deux vies ; car il n’y a qu’un seul Dieu et il n’y en a pas deux, et il doit en être de même de la vie. Comment donc le Père a-t-il donné la vie au Fils ? Il ne la lui a pas donnée en ce sens qu’avant de la recevoir le Fils en aurait été dépourvu, et que pour vivre il aurait nécessairement dû recevoir la vie de mon Père : s’il en était ainsi, il n’aurait pas la vie en soi. Mais j’ai parlé de l’âme. Elle existe : quoiqu’elle ne soit pas douée de sagesse, quoiqu’elle ne soit point ornée de justice, elle n’en est pas moins une âme ; le début de piété ne l’empêche pas d’être. Pour elle, autre chose est donc d’être une âme, autre chose, d’être sage, juste, pieuse. Il lui manque d’être sage, juste, pieuse, et c’est quelque chose, ce n’est pas rien ; et pourtant on ne saurait dire qu’elle ne vit pas du tout ; car elle montre, par certaines de ses œuvres, qu’elle a la vie, quoiqu’elle ne manifeste ni sagesse, ni piété, ni justice. Si elle ne vivait pas, elle ne communiquerait point le mouvement au corps : elle ne commanderait, ni aux pieds de marcher, ni aux mains de travailler, ni aux yeux de voir, ni aux oreilles d’entendre : elle ne nous ferait point ouvrir la bouche pour parler, ni remuer la langue pour proférer distinctement. Par ces opérations diverses, elle donne la preuve évidente de son existence ; elle montre qu’elle est d’une nature supérieure à celle du corps ; mais, par là, prouve-t-elle aussi qu’elle soit sage, pieuse ou juste ? Les fous, les impies, les pécheurs n’ont-ils pas, eux aussi, l’usage de leurs jambes, de leurs mains, de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur langue ? Mais lorsqu’elle s’élève à quelque chose qui n’est pas elle-même, qui lui est supérieur, qui est son principe, alors elle y puise la sagesse, la piété et la justice : pendant qu’elle en était privée, elle était morte ; elle n’avait point la vie qui pouvait l’animer elle-même ; elle ne possédait que la vie en vertu de laquelle elle animait le corps : car autre chose est ce qui dans l’âme communique le mouvement aux membres corporels, autre chose, ce qui dans l’âme la fait agir elle-même. Elle est meilleure que le corps, mais Dieu est meilleur qu’elle. Quoique insensée, pécheresse ou impie, elle est, pour le corps, le principe de sa vie. Mais sa vie, à elle, se trouve en Dieu : quand elle anime le corps, elle lui communique la vigueur, la beauté, le mouvement, l’usage de ses membres ; par analogie, lorsque Dieu, qui est sa vie, habite en elle, il lui communique la sagesse, la piété, la justice, la charité. Il y a donc une grande différence entre ce que l’âme donne au corps, et ce que Dieu donne à l’âme : elle donne la vie et elle la reçoit ; et, quand elle est morte, si Dieu ne l’anime pas, elle n’est pas moins, pour le corps, le principe de la vie. La parole de Dieu venant à se faire entendre et à Pénétrer dans le cœur de ceux qui l’écoutent, et ceux-ci devenant, non seulement attentifs, mais encore obéissants à cette parole, l’âme quitte son état de mort pour arriver à ce qui constitue sa vie, ou, en d’autres termes, elle sort de l’iniquité, de sa folie, de son impiété, pour retourner à son Dieu, qui est pour elle la source de la sagesse, de La justice et de la lumière. Qu’elle s’élève vers lui, qu’il l’illumine. « Approchez-vous de lui », nous dit le Psalmiste. Qu’en retirerons-nous ? « Et vous serez éclairés[505] ». Si vous êtes éclairés en vous approchant de lui, et qu’en vous en éloignant vous tombiez dans les ténèbres, c’est la preuve que votre lumière a sa source, non en vous, mais en Dieu. Approchez de lui, pour qu’il vous renie la vie ; vous mourrez, si vous vous en écartez. Puisqu’en vous approchant de lui vous vivez, et que vous mourez en vous en écartant, votre vie n’avait donc pas en vous son principe : votre vie et votre lumière sont donc une seule et même chose. « Parce qu’en vous se trouve la source de la vie, et que dans votre lumière nous verrons la lumière [506] ».
13. Avant d’être éclairée de Dieu, l’âme est dans un état tout différent de celui où elle se trouve ensuite, et elle devient meilleure dès que la participation à un être plus parfait vient à l’illuminer : il n’en est pas ainsi du Verbe de Dieu, du Fils de Dieu : avant de recevoir la vie il n’est pas autre chose qu’après l’avoir reçue ; il n’est pas en possession de la vie comme s’il en devenait participant avec le Père : il l’a en lui-même, et il est lui-même la vie. Que veulent donc dire ces paroles : « Il a donné au Fils d’avoir la vie en lui-même ? » Le voici, en deux mots. Le Père a engendré le Fils. Le Fils n’a pas reçu la vie après en avoir été un certain temps dépourvu, mais par sa génération, il est la vie. Le Père est la vie sans être engendré ; le Fils est la vie parce qu’il est engendré. Le Père n’a pas de père qui l’engendre : le Fils est engendré de Dieu le Père. Le Père ne tient de personne ce qu’il est : il est Père à cause du Fils ; le Fils est tel à cause de son Père, et ce qu’il est, il le tient du Père. Ces paroles : « Il a donné la vie au Fils, afin qu’il l’ait en lui-même », veulent donc dire ceci : Le Père qui est en lui-même la vie, a engendré son Fils qui serait aussi la vie en lui-même. Car pour ce qu’il en est du verbe engendrer, le Sauveur a voulu nous le faire entendre dans le sens de donner ; comme si nous disions à quelqu’un : Dieu t’a donné l’être. À qui a-t-il donné l’être ? Si l’homme, auquel il a donné l’être, existait déjà, il ne le lui a pas donné. Comment donner la vie à celui qui l’avait déjà, et comment celui-ci aurait-il pu en recevoir le bienfait, puisqu’il le possédait déjà ? Ces paroles : Il t’a donné l’être, signifient donc que tu n’existais pas, qu’en conséquence tu pouvais recevoir la vie, et que, par ce fait même que tu as commencé d’exister, tu as reçu l’être. Un architecte a donné à une maison d’exister. Que lui a-t-il donné ? De devenir une maison. À qui a-t-il accordé un tel bienfait ? À cette maison. Que lui a-t-il donné ? D’être une maison. Comment a-t-il pu donner à une maison de devenir une maison ? Si elle existait déjà, y avait-il réellement possibilité de lui donner de devenir ce qu’elle était ? Que veulent donc dire ces mots : Il lui a donné de devenir une maison ? Il l’a fait devenir maison. Qu’est-ce que le Père a donné au Fils ? Il lui a donné d’être son Fils ; il t’a engendré pour qu’il fût la vie ; c’est-à-dire : « Il lui à donné d’avoir la vie en lui-même », afin qu’il fût la vie même, qu’il n’eût pas besoin de la puiser ailleurs, et qu’on ne le regardât point comme ayant une vie d’emprunt. Si, en effet, il n’avait qu’une vie reçue d’ailleurs, il pourrait la perdre, et, par là, n’en plus avoir : tu ne dois rien supposer ou imaginer, ou croire de pareil à l’égard du Fils. Le Père est donc toujours la vie, et il en est de même du Fils : le Père a la vie en soi, mais il ne la tient pas de son Fils ; le Fils a aussi la vie en soi, mais il la tient de son Père : il a été engendré de son Père, afin d’être la vie en lui-même ; mais le Père n’a pas été engendré pour être la vie en soi. Le Fils n’a pas été engendré plus petit que le Père, pour grandir ensuite et devenir son égal. Lui qui, dans la plénitude de la perfection, a créé tous les temps, il n’a pas eu besoin du temps pour se perfectionner. Avant tous les siècles, il est coéternel au Père. Jamais le Père n’a été sans le Fils, et comme il est éternel, le Fils lui est donc coéternel. O âme humaine, que dire de toi ? Tu étais morte, tu avais perdu la vie ; écoute le Père dans la personne de son Fils ; lève-toi, reprends la vie ; puise en celui qui a la vie en soi, celle qui ne se trouve pas en toi-même. Le Père te vivifie, et le Fils aussi : alors s’opère ta première résurrection, quand tu ressuscites pour recevoir la vie que tu n’as pas, et qu’en la recevant tu deviens vivant. Sors de ton état de mort ; reviens à ta vie qui est ton Dieu : passe de la mort à la vie éternelle. En effet, le Père a la vie éternelle en lui – même, et si le Fils qu’il engendre n’était point pareil à lui, et n’avait point la vie en soi, il serait incapable de donner la vie à ceux qu’il voudrait, de la même manière que le Père la donne aux morts en les ressuscitant.
14. Que dire de cette résurrection du corps ? Pour ceux qui écoutent et qui vivent, d’où vient qu’ils vivent,-sinon de ce qu’ils entendent ? « L’ami de l’époux, qui se tient debout et l’écoute, est plein de joie à cause de la noix de l’époux[507] », et non à cause de la sienne propre ; c’est-à-dire, ils n’existent pas d’eux-mêmes : ils puisent la vie en Dieu voilà comment ils écoutent et vivent ; et tous ceux-là vivent, qui écoutent, parce que tous ceux qui obéissent ont la vie. Seigneur, dites-nous aussi quelque chose de la résurrection de la chair. Il y en a eu pour la nier, et soutenir que la résurrection opérée par la foi est la seule à laquelle on doive croire. Le Christ nous a parlé tout à l’heure de cette résurrection, et il a voulu nous animer d’une sainte espérance en nous disant que « les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et qu’ils vivront ». Il ne dit pas que, de tous ceux qui l’entendront, les uns mourront et les autres vivront ; mais que tous « ceux qui l’entendront vivront » ; car ceux qui obéiront auront la vie. Il est ici question de la résurrection des âmes, mais ne perdons pas la toi à la résurrection des corps. Seigneur, si vous ne l’affirmez pas vous-même, quelle autorité opposerons-nous à nos contradicteurs ? Toutes les sectes, assez audacieuses pour faire adopter aux hommes une religion quelconque, n’ont pas élevé le moindre doute à l’égard de la résurrection des âmes ; elles auraient craint qu’on pût leur dire : Si l’âme ne ressuscite pas, pourquoi me parles-tu ? Quel effet prétends-tu opérer en moi ? Si, de méchant que je suis, tu ne veux pas me rendre meilleur : si tu ne veux pas me retirer du péché pour me constituer dans la justice, à quoi bon me parler ? Dès lors que d’un pécheur tu fais un juste, que tu rends pieux un impie, que tu transformes un insensé en un homme sage, tu avoues que mon âme ressuscite, si je t’obéis, si j’ajoute foi à tes paroles. En cherchant à imposer aux autres leurs idées, aucun des propagateurs de fausses religions n’a pu nier cette résurrection des âmes : tous se sont accordés à l’admettre ; mais beaucoup ont nié celle de la chair, et ils ont dit que la foi l’avait déjà opérée. C’est contre de telles gens que s’élève l’Apôtre, quand il dit : « De ce nombre sont Hyménée et Philète, qui se sont écartés de la vérité en disant que la résurrection est déjà arrivée, et qui ont renversé la foi de quelques-uns [508] ». À les entendre, la résurrection avait déjà eu lieu, mais de telle manière qu’on ne devait plus en espérer une autre. Aussi condamnaient-ils les hommes qui espéraient la résurrection de la chair, comma si la résurrection promise s’opérait déjà dans les âmes par la foi. L’Apôtre les condamne à son tour. Pourquoi ? Ne disaient-ils pas ce que Jésus-Christ disait lui-même tout à l’heure ? « L’heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront, vivront ». Mais, te dit Jésus, je ne te parle encore que de la résurrection des âmes, et non de celle des corps : je parle de la vie de ce qui anime les corps, c’est-à-dire des âmes, qui sont pour eux la source de la vie ; car, je le sais, il y a des corps dans les tombeaux ; vos corps y seront eux-mêmes, un jour, renfermés. Je ne vous parle nullement de leur résurrection : je ne fais allusion qu’à celle de vos âmes ; ressuscitez donc spirituellement, afin de ne point ressusciter corporellement pour les supplices éternels. Toutefois, remarquez-le bien, je parle aussi de la résurrection de la chair ; car j’ajoute : « Comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ». Cette vie, qui n’est autre que le Père et le Fils, à quoi a-t-elle rapport ? À l’âme ou au corps ? Cette vie de la sagesse ne pénètre point le corps, mais seulement l’âme raisonnable : de plus, toute âme ne ressent pas les influences de la sagesse ; car les bêtes ont une âme, et cette âme-là n’en éprouve point les impressions : l’âme de l’homme peut donc être vivante de cette vie que le Père a en soi, et qu’il a donné au Fils d’avoir en soi ; car c’est là évidemment « la lumière véritable qui éclaire », non pas toute âme, mais « tout homme venant en ce monde ». Puisque je parle à l’âme, qu’elle m’écoute, c’est-à-dire, qu’elle m’obéisse et qu’elle vive.
15. Seigneur, ne gardez pas le silence au sujet de la résurrection de la chair ; car les hommes pourraient ne pas y croire, et, au lieu d’être des prédicateurs, nous ne serions que des ergoteurs. Ainsi, « comme le Père a la vie en soi, de même a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ». Que ceux qui entendent, comprennent : qu’ils croient pour comprendre, qu’ils obéissent pour vivre. Qu’ils écoutent encore ce qui suit, afin de ne pas croire que c’en est fini avec la résurrection : « Et il lui a donné le pouvoir même de rendre le jugement ». Qui est-ce qui a donné ce pouvoir ? Le Père. À qui l’a-t-il donné ? Au Fils, car le pouvoir même de rendre les jugements a été donné par lui à celui à qui il a donné d’avoir la vie en soi, « parce qu’il est le Fils de l’homme ». Ce Christ est en même temps Fils de Dieu et Fils de l’homme. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu : il était, au commencement, avec Dieu ». Voilà comment le Père a donné au Fils d’avoir la vie en soi ; mais parce que « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous[509] », parce qu’il est né homme de la Vierge Marie, il est le fils de l’homme. De ce qu’il est le Fils de l’homme, qu’a-t-il reçu ? Le pouvoir même de rendre le jugement. Quel jugement ? Le dernier, à la fin du monde : alors aura lieu la résurrection des morts, c’est-à-dire, des corps. Le Seigneur ressuscite donc les âmes par le Christ, en tant que Fils de Dieu : pour les corps, il les ressuscite par le même Christ, en tant que fils de l’homme. « Il lui a donné le pouvoir ». Ce pouvoir, il ne l’aurait pas, s’il ne l’avait reçu, et il serait un homme sans pouvoir. Mais s’il est fils de l’homme, il est, en même temps, Fils de Dieu. Le fils de l’homme s’étant attaché au Fils de Dieu en union de personne, il s’est formé une seule personne, qui est, tout à la fois, Fils de Dieu et fils de l’homme. Il faut voir de quels éléments se compose cette personne, et pourquoi. Le fils de l’homme a une âme et un corps : le Fils de Dieu a notre humanité, comme l’âme a le corps. De même que l’âme, unie au corps, fait, avec lui, non pas deux personnes, mais un seul homme ; ainsi, le Verbe, uni à notre humanité, forme avec elle, non deux personnes, mais un seul Christ. Qu’est-ce que l’homme ? Une âme raisonnable revêtue d’un corps. Qu’est-ce que le Christ ? Le Verbe de Dieu revêtu de notre humanité.
16. Maintenant, je ne vous dirai pas : Écoutez-moi, mais : écoutez le Seigneur vous parler de la résurrection de la chair ; il va le faire pour ceux qui sont ressuscités et sortis des bras de la mort en s’unissant à la vie. À quelle vie ? À celle qui ne connaît point la mort. Et quelle est la vie qui ne connaît pas la mort ? C’est celle qui ne subit aucune vicissitude. Pourquoi n’est-elle sujette à aucun changement ? Parce qu’elle est la vie en soi. « Et il lui a donné le pouvoir même de rendre le jugement, parce qu’il est le fils de l’homme ». Quel est ce jugement ? De quelle nature est-il ? « Ne vous étonnez pas » que je vous aie dit : « Il lui a aussi donné la puissance même de rendre le jugement, parce que l’heure vient ». Il n’a pas ajouté : « Et elle est déjà venue ». Il veut évidemment nous parler d’une certaine heure, de la fin du monde. C’est maintenant, pour les morts, l’heure de ressusciter : ce sera à la fin des temps, pour les morts, l’heure de revenir à la vie. C’est maintenant, pour eux, le moment de ressusciter d’une manière spirituelle : ce sera, plus tard, celui de la résurrection de leurs corps ; qu’ils ressuscitent aujourd’hui spirituellement par la puissance du Verbe, Fils de Dieu ; à la fin des temps, leur chair reviendra à la vie par la puissance du Verbe fait chair et devenu Fils de l’homme. Car ce n’est point le Père qui viendra juger les vivants et les morts, quoiqu’il soit inséparable du Fils. En quel sens donc ne viendra.-t-il pas lui-même ? Parce qu’il n’apparaîtra pas à l’heure du jugement : « Ils verront quel est celui qu’ils ont percé [510] ». Il apparaîtra comme juge avec la forme qu’il avait au moment où il a été jugé : elle a subi un jugement inique, elle rendra un jugement juste. La forme de l’esclave viendra donc, et ce sera elle qui se fera voir alors. Quant à la forme de Dieu, comment pourrait-elle se manifester aux bons et aux méchants ? Si le jugeaient n’avait lieu qu’à l’égard des justes, la forme de Dieu se montrerait à eux en raison de leur justice ; mais parce que le Seigneur jugera en même temps les justes et les pécheurs, et que ceux-ci ne méritent pas de voir Dieu, « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu[511] », le souverain Juge apparaîtra de telle manière qu’il puisse être contemplé et par ceux qu’il couronnera et par ceux qu’il condamnera. On verra donc alors la forme d’esclave ; celle de Dieu demeurera cachée aux regards des hommes dans la personne de l’esclave, le Fils de Dieu disparaîtra pour ne laisser apercevoir que le Fils de l’homme, « parce qu’il a reçu le pouvoir même de rendre le jugement ». De ce que le Fils de l’homme se manifestera seul dans la forme d’esclave, et aussi parce que le Père ne s’est pas revêtu de notre humanité, le Père ne se laissera pas voir au jour du jugement. Voilà pourquoi le Sauveur a dit plus haut : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout le jugement au Fils ». Nous avons donc été bien inspirés d’attendre, puisqu’il nous a expliqué lui-même ce qu’il nous avait dit. Pour commencer, ces paroles étaient obscures pour nous ; maintenant nous comprenons, ce me semble, ce qu’il a voulu nous dire : « Le Père lui a donné le pouvoir même de rendre le jugement ; en effet, le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils tout le jugement », car il fera le jugement avec la forme humaine que n’a point le Père. De quel jugement est-il ici question ? « Que cela « ne vous étonne pas ; l’heure vient » : non pas l’heure présente où doivent ressusciter les âmes, mais l’heure à venir où les corps sortiront vivants du tombeau.
17. Que le Christ s’exprime à ce sujet d’une manière plus claire encore, afin d’ôter à l’hérétique qui nie la résurrection de la chair tout prétexte d’attaquer noire foi : que ses paroles, déjà comprises, brillent d’un nouvel éclat. Lorsque, précédemment, il eut dit : « L’heure vient », il ajouta : « et elle est déjà venue ». Maintenant il dit : « L’heure vient », sans ajouter : « Et elle est déjà venue ». Toutefois, que par la claire manifestation de la vérité, il ôte à nos ennemis toute occasion, tout moyen de prise sur nous ; qu’il fasse disparaître toutes les subtilités à l’aide desquelles ils voudraient nous embarrasser. « Que cela ne vous étonne pas : l’heure vient, où tous ceux qui sont dans les tombeaux ». Y a-t-il rien de plus évident, de plus formel ? Ce sont les corps qui se trouvent dans les tombeaux ; les âmes, quelles qu’elles soient, justes ou pécheresses, n’y sont pas. L’âme du juste a été reçue dans le sein d’Abraham ; celle du méchant était tourmentée dans l’enfer [512] ; dans le tombeau ne s’est trouvée ni l’une ni l’autre. Je vous en prie, faites attention aux paroles qu’il a précédemment prononcées : « L’heure vient, et elle est déjà venue ». Vous le savez, mes frères : c’est par le travail qu’on arrive à se procurer le pain matériel ; pour le pain de l’âme, que de peines il faut s’imposer ! Il vous en coûte pour rester là et prêter attention à nos paroles ; mais pour rester ici et vous parler, il nous en coûte bien davantage. Puisque nous travaillons pour vous, ne devez-vous pas unir vos efforts aux nôtres, afin d’atteindre au même but ? Après avoir dit, précédemment : « L’heure vient », et avoir ajouté : « et elle est déjà venue », comment a continué le Sauveur ? « Où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront vivront ». Il n’a pas ajouté : Tous les morts l’entendront, et ceux qui l’entendront vivront : il voulait parler des pécheurs morts à la grâce. Mais tous les pécheurs écoutent-ils l’Évangile ? L’Apôtre dit formellement : « Tous n’obéissent pas à l’Évangile [513] ? » Néanmoins, ceux qui écoutent, vivront, parce que tous ceux qui obéissent à l’Évangile passeront par la foi, dans le sein de la vie éternelle ; mais tous ne lui obéissent pas, et c’est maintenant ; mais, à la fin des temps, « tous ceux qui sont dans les tombeaux », c’est-à-dire, les justes et les pécheurs, « entendront sa voix et sortiront ». Pourquoi n’a-t-il pas voulu dire : « Et ils vivront ? » C’est que, si tous doivent sortir de leurs tombeaux, tous ne vivront pas. Quand il a dit plus haut « Et ceux qui auront écouté, vivront », il a voulu nous faire comprendre qu’écouter la voix du Fils de Dieu, c’est avoir la vie éternelle et bienheureuse que ne posséderont point tous ceux qui sortiront des tombeaux. De cette mention des tombeaux et de ce fait que les morts en sortiront, nous devons, sans hésiter, conclure à la résurrection des corps.
18. « Tous entendront sa voix et sortiront ». Où sera le jugement, si tous doivent entendre et sortir ? Tout ici me semble confusion ; rien ne me paraît clairement défini. Évidemment, vous avez reçu le pouvoir de juger, puisque vous êtes le fils de l’homme : vous assisterez au jugement ; les corps ressusciteront ; dites-nous donc quelque chose du jugement lui-même, c’est-à-dire du discernement qui se fera alors entre les bons et les méchants. Écoute encore ceci : « Ceux qui auront bien fait, en sortiront pour la résurrection de la vie, mais ceux qui auront mal fait, en sortiront pour la résurrection du jugement ». En parlant, plus haut, de la résurrection des esprits et des cœurs, a-t-il établi entre eux une différence ? Non ; ceux qui écouteront vivront, parce que l’obéissance sera pour eux la source de la vie ; niais, tout en ressuscitant et en sortant de leurs tombeaux, tous ne parviendront pas à la vie éternelle ; il n’y aura pour cela que ceux qui auront bien fait : ceux qui auront mal fait ressusciteront pour le jugement. Le Sauveur entend le mot jugement dans le sens de supplice. Et alors aura lieu la séparation des uns et des autres, mais bien différente de celle qui existe aujourd’hui. À l’heure présente, nous sommes séparés, non par la distance, mais par nos mœurs, nos affections, nos désirs, notre foi, notre espérance, notre charité. Nous vivons côte à côte avec les pécheurs ; mais, chez tous, la conduite n’est pas la même ; nous sommes désunis, séparés les uns des autres, d’une manière imperceptible à l’œil. Nous ressemblons au froment, quand il se trouve dans l’aire, et non quand il est renfermé dans le grenier. Dans l’aire, les grains de froment sont tout à la fois séparés les uns des autres, et mélangés ensemble : ils sont séparés, lorsqu’on les fait sortir de la paille ; ils sont mélangés, puisqu’on ne les a pas encore criblés. Alors se manifestera la différence de la vie d’après celle de la conduite, et la différence des corps d’après celle de la sagesse des mœurs. Ceux qui auront bien fait iront vivre avec les anges de Dieu ; ceux qui auront mal fait iront partager les tourments du démon et de ses anges. Alors disparaîtra la forme d’esclave. Comme il se sera présenté avec cette forme pour lui faire exercer le jugement, il se retirera de ce monde immédiatement après, conduisant à sa suite le corps dont il est le chef, et il remettra à Dieu son royaume [514]. À ce moment apparaîtra, dans toute sa splendeur, la forme divine qu’il aura forcément voilée aux regards dès méchants, pour ne leur laisser voir que sa forme d’esclave. Voici ce qu’il en dit ailleurs : « Ceux-ci » (il veut désigner ceux qui seront à gauche) « iront au e feu éternel ; mais les justes iront dans la vie sans fin [515] ». Parlant de cette vie sans fin, il s’exprime ainsi en un autre endroit : « C’est la vie éternelle de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé[516] ». Alors, dans le séjour de la vie éternelle se manifestera celui qui, étant Dieu, n’a point cru que ce fût de sa part une usurpation de s’égaler à Dieu [517]. Alors il se montrera tel qu’il a promis de se montrer à ceux qui l’aiment. « Celui qui m’aime garde « mes commandements ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l’aimerai, et je me montrerai moi-même à lui ». Il se trouvait devant ceux auxquels il parlait ; mais s’ils avaient sous les yeux sa forme d’esclave, ils ne voyaient point sa forme divine. Ils ont été conduits sur une bête de somme à l’hôtellerie pour y recouvrer la santé : une fois guéris, ils verront, car « je me montrerai moi-même à eux ». Et comment voit-on qu’il est égal au Père ? Il l’indique lui-même par ces paroles adressées à Philippe : « Celui qui me voit, voit aussi mon Père[518] ».
19. « Je ne puis rien faire de moi-même : je juge ainsi que j’entends, et mon jugement est juste ». Nous pourrions être tentés de lui dire : Vous jugerez, et votre Père ne jugera pas, puisqu’il est dit : « Il a donné tout jugement au Fils ». Par conséquent, ce n’est pas d’après votre Père que vous jugerez ; aussi a-t-il ajouté : « Je ne puis rien faire de moi-même : je juge ainsi que j’entends, et mon jugement est juste ; car je ne cherche point ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Évidemment, le Fils donne la vie à ceux à qui il veut la donner. Il ne cherche pas sa volonté, mais la volonté de Celui qui l’a envoyé. Je ne cherche pas ma volonté, c’est-à-dire ma volonté propre, la volonté du Fils de l’homme, une volonté qui résiste à celle de Dieu. Quand les hommes font ce qu’ils veulent au lieu de faire ce qu’ordonne le Seigneur, ils agissent suivant leur volonté, et non suivant celle de Dieu ; mais lorsqu’ils font leur volonté, de manière à ce qu’elle reste subordonnée à celle de Dieu, ils n’agissent nullement suivant leur volonté propre, quoiqu’ils fassent ce qu’ils veulent. Fais volontairement ce qu’on te commande ainsi feras-tu même ce que tu veux, et, au lieu d’agir à ta volonté, tu feras celle de ton supérieur.
20. Mais que signifient ces paroles : « Ainsi que j’entends, je juge ? » Le Fils entend, le Père se montre à lui, et le Fils voit agir le Père. Nous avions différé de vous expliquer ce passage, afin de le faire de notre mieux et d’une manière un peu plus à votre portée, à condition qu’il nous resterait, pour cela, après la lecture, assez de forces et de temps. Si je vous disais qu’il m’est encore possible de parler, vous me répondriez peut-être que vous n’êtes plus capables de m’entendre : peut-être aussi, dans un désir ardent d’écouter la sainte parole, me diriez-vous : Nous pouvons continuer. Je préfère donc vous avouer ma faiblesse, car je suis déjà fatigué, il m’est impossible de vous entretenir davantage ; puisque vous êtes bien rassasiés, à quoi bon vous servir de nouveaux aliments, que vous ne pourriez suffisamment digérer ? Aussi, la promesse que je vous avais faite pour aujourd’hui, au cas où il me resterait assez de temps, je m’en acquitterai demain avec l’aide de Dieu : Considérez-moi donc comme votre débiteur à cet égard.

VINGTIÈME TRAITÉ.[modifier]

ENCORE SUR CE PASSAGE : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, LE FILS NE PEUT RIEN FAIRE PAR LUI-MÊME, QU’IL NE LE VOIE FAIRE AU PÈRE. QUELQUE CHOSE QUE CELUI-CI FASSE, LE FILS LE FAIT AUSSI COMME LUI ». (Chap. 5, 19.)[modifier]

UNITÉ D’ACTION DANS LA SAINTE TRINITÉ.[modifier]

Quoiqu’il soit dit, dans l’Écriture, que Dieu se reposa le septième jour, cette parole du Sauveur est vraie : « Le Père agit toujours ». En effet, si le Fils agit, c’est par le Père, car, en lui, voir et être, exister et pouvoir agir sont la même chose ; puisque le Père lui a donné l’être, il lui a donc aussi donné ta puissance. De là, néanmoins, il ne suit pas que le Fils soit inférieur au Père étant inséparables l’un de l’autre, et tous deux éternels, loin d’agir l’un sans l’autre, ils agissent par ensemble et pareillement. Pour se faire, autant que possible, une idée de ce mystère, il faut s’élever par de là le monde des esprits jusqu’à Dieu, comme l’apôtre saint Jean.


1. L’Apôtre Jean ne s’est pas appuyé sans motif sur la poitrine du Sauveur ; il voulait y puiser les secrets d’une sagesse surhumaine et nous transmettre dans son Évangile ce qu’il aurait, par son amour, puisé à cette source. Aussi, les paroles du Christ, qu’il nous rapporte, sont-elles plus mystérieuses et plus difficiles à saisir que toutes celles rapportées par les autres Évangélistes : elles ont un sens tellement profond, qu’elles jettent dans le trouble les hommes dont le cœur est perverti, et surexcitent l’intelligence de ceux qui ont le cœur droit. C’est pourquoi j’engage votre charité à fixer toute son attention sur le peu de paroles qu’elle vient d’entendre lire. Voyons si, avec la grâce et le secours du Sauveur, nous pourrons comprendre les paroles qu’il a voulu faire arriver jusqu’à nous, qu’il a prononcées lui-même et fait écrire autrefois pour que nous les lisions aujourd’hui. Que signifient donc les paroles que vous lui avez entendu prononcer tout à l’heure : « En vérité, en vérité, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire par lui-même qu’il ne l’ait vu faire au Père ; tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui ? »
2. À quelle occasion ces paroles furent-elles prononcées ? Il faut vous rappeler le commencement de la leçon précédente. Dans les cinq portiques de la piscine de Salomon se trouvaient un certain nombre de malades : le Sauveur avait guéri l’un d’eux, et lui avait dit : « Prends ton grabat, et retourne dans ta maison ». Ceci se passait un jour de sabbat. Grand sujet d’émoi pour les Juifs ; ils prirent de là prétexte de l’accuser comme violateur et destructeur de la loi. Alors il leur dit : « Mon Père agit toujours, et moi aussi [519] ». Ces Juifs comprenaient dans un sens tout charnel l’obligation d’observer le sabbat, et s’imaginaient qu’après avoir travaillé à la création du monde Dieu était jusqu’alors resté plongé dans une sorte d’assoupissement ; aussi avait-il sanctifié ce jour-là à partir du moment où il avait, en quelque sorte, commencé à se reposer de ses fatigues. Il est sûr que l’observation du précepte du sabbat, imposée autrefois à nos pères, est chose sacrée [520]. Nous autres Chrétiens, nous avons pour lui un respect tout spirituel ; en ce jour nous nous abstenons de toute œuvre servile, c’est-à-dire de tout péché, parce que le Seigneur a dit : « Quiconque commet le péché est l’esclave du péché[521] » et ainsi gardons-nous le repos dans notre cœur ; en d’autres termes nous y conservons la tranquillité de l’âme. Tous nos efforts tendent à ce but pendant le cours de cette vie mortelle ; il nous sera néanmoins impossible d’arriver à la quiétude parfaite avant notre sortie de ce monde. On dit que Dieu s’est reposé, parce qu’après avoir mis la dernière main à toutes ses œuvres, il n’a plus fait sortir du néant aucune créature ; c’est ce que l’Écriture appelle le repos du Seigneur, pour nous avertir, qu’à la suite de nos bonnes œuvres, nous nous reposerons. Nous lisons en effet, dans la Genèse : « Et Dieu fit toutes choses extrêmement bonnes, et il se reposa le septième jour[522] ». O homme, quand tu vois que Dieu s’est reposé après avoir accompli des œuvres excellentes, tu ne dois donc pas espérer le repos si tu ne fais pas des œuvres bonnes. Le sixième jour Dieu a créé l’homme à son image et ressemblance et mis le sceau de la perfection sur ses ouvrages, qui étaient tous extrêmement bons ; puis, le septième jour venu, il a pris du repos : ainsi ne peux-tu compter sur le repos qu’à la condition de réimprimer sur toi l’image du Créateur, dont le péché a fait disparaître les traits primitivement imprimés en ton âme. Il ne faut pas dire que Dieu a travaillé, parce qu’il a parlé et que toutes choses ont été faites. Quiconque posséderait une aussi grande facilité de travailler, voudrait-il prendre du repos, comme s’il avait éprouvé une grande fatigue ? Qu’un homme donne un ordre, et qu’on lui résiste ; qu’il commande un ouvrage, et qu’on ne le fasse pas, et qu’il se donne lui-même la peine de le faire,, je dirai avec raison qu’il s’est reposé, le travail fini. Mais nous lisons tout autre chose dans le livre, déjà cité, de la Genèse : « Dieu dit : Que la lumière se fasse, et la lumière se fit : Dieu dit : que le firmament se fasse, et le firmament fut fait[523] » ; et toutes choses lurent faites sitôt qu’il eut parlé ; le Psalmiste lui-même l’atteste en ces termes : « Il a dit, et tout a été fait ; il a commandé, et tout a été créé[524] ». Comment, après avoir créé le monde, aurait-il cherché le repos à la manière des hommes qui terminent un travail, celui qui ne s’était point fatigué à donner ses ordres ? Ces paroles ont donc un sens caché : elles ont été placées là pour nous avertir de n’espérer le repos d’après cette vie, qu’autant que nous l’aurons mérité par nos bonnes œuvres. Nous l’avons dit : les Juifs s’étaient scandalisés de voir le Sauveur opérer la guérison d’un homme le jour du sabbat ; pour condamner leur impudence et leurs fausses idées, pour leur montrer qu’ils n’avaient pas sur Dieu des pensées justes, Jésus leur dit : « Mon Père agit toujours, et moi aussi ». N’allez donc point vous imaginer que mon Père se soit reposé le septième jour, de telle manière que, à partir de ce moment-là, il n’ait plus rien fait : comme il agit encore aujourd’hui, j’agis aussi moi-même ; toutefois, le Père travaille sans fatigue, et le Fils travaille de même sans éprouver de lassitude. « Dieu a dit et tout a été fait » ; le Christ a dit à un malade : « Prends ton grabat, et retourne en ta maison », et la chose s’est accomplie.
3. Selon la croyance catholique, le Père et le Fils n’agissent point séparément l’un de l’autre. Voilà ce dont je veux, autant que possible, entretenir votre charité ; mais c’est bien ici le cas de répéter ces paroles du Seigneur : « Comprenne qui pourra[525] ». Celui qui ne peut me comprendre ne doit point m’en attribuer la faute : il ne peut en accuser que la lenteur de son esprit ; c’est donc pour lui un devoir de se tourner vers celui qui ouvre les cœurs, et de lui demander qu’il fasse pénétrer en lui ses enseignements : et si quelqu’un ne saisissait point ma pensée, parce que je ne la traduirais pas comme il le faudrait, je le prie de pardonner à mon humaine fragilité, et d’implorer en ma faveur le secours d’en haut. Nous avons, au dedans de nous, pour maître le Christ lui-même. Toutes les fois qu’une parole, sortie de ma bouche et venue à vos oreilles, vous paraîtra incompréhensible, tournez-vous intérieurement vers celui qui m’instruit de ce que je dois vous dire, et vous distribue sa parole au gré de sa généreuse bienveillance. Celui qui sait ce qu’il donne, et à qui il le donne, sera attentif à la demande du chrétien qui le priera, et il ouvrira à l’homme qui frappera à la porte : néanmoins, s’il ne nous accorde pas ce que nous désirons, ne nous croyons point, pour cela, abandonnés de lui ; car si parfois il diffère d’octroyer ce qu’on lui demande, il ne laisse personne dans le besoin. Il nous fait attendre, pour mettre notre patience à l’épreuve, mais il ne méprise nullement nos prières. Voyez donc, et remarquez attentivement ce que je veux dire, quoique je ne puisse peut-être m’exprimer comme je le désirerais. Selon les enseignements de la toi catholique, établie par l’Esprit de Dieu dans le cœur de tous les saints pour les prémunir contre toute perverse hérésie, il est certain que le Père et le Fils n’agissent point séparément l’un de l’autre. Qu’ai-je dit ? De même que le Père et le Fils, les œuvres de tons deux sont inséparables. Comment le Père et le Fils le sont-ils ? Le Sauveur l’a dit lui-même : « Mon Père et moi nous sommes un [526] ». D’ailleurs, le Père et le Fils ne sont pas deux dieux, mais un seul Dieu : le Verbe et celui dont il est le Verbe, sont un ; ils sont l’Unité : le Père et le Fils, unis l’un à l’autre par l’amour, et, avec eux, leur unique Esprit d’amour, ne font qu’un seul Dieu ; en sorte que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne forment qu’une seule et même Trinité. Comme non seulement le Père et le Fils, mais encore le Saint-Esprit, sont personnes égales entre elles et inséparables ainsi leurs œuvres sont inséparables : je vais dire encore plus clairement ce que j’entends par ces mots, leurs œuvres sont inséparables. La foi catholique ne dit pas que Dieu le Père a fait une chose, et Dieu le Fils une autre ; mais ce qu’a fait le Père, le Fils l’a fait, et aussi le Saint-Esprit. Toutes choses, en effet, ont été faites par le Verbe quand Dieu a dit, et qu’elles ont été faites, elles ont été faites par le Verbe, par le Christ : car, « au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu toutes choses ont été faites par lui[527] ». Puisque toutes choses ont été faites par lui, Dieu ayant dit : Que la lumière soit faite, « et la lumière ayant été faite », il l’a donc faite dans le Verbe, et il l’a faite par le Verbe.
4. Nous venons d’entendre l’Évangile : nous savons la réponse que Jésus fit aux Juifs indignés de le voir, non seulement violer le repos du sabbat, mais encore appeler Dieu son Père, et se dire égal à Dieu [528]. Voilà ce qui est écrit au commencement du chapitre. Après avoir fait celte réponse à ses ennemis, si injustement indignés, le Fils de Dieu, la Vérité même leur adressa ces autres paroles : « En vérité, en vérité, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire par lui-même, si ce n’est ce qu’il a vu faire au Père ». C’était dire, en d’autres termes : Pourquoi vous scandalisez-vous de m’entendre dire que Dieu est mon Père, et que je suis égal à Dieu ? Je lui suis égal en ce sens qu’il m’a engendré : je lui suis égal en ce sens qu’il n’est pas de moi, mais que je suis de lui. Voilà ce que signifient ces paroles : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même que ce qu’il a vu faire au Père ». C’est-à-dire, tout ce que le Fils a le pouvoir de faire, il tient de son Père le pouvoir de le faire. Pourquoi tient-il de son l’ère le pouvoir d’agir ? Parce que, sans le Père, il ne serait pas le Fils. Mais comment le Père lui a-t-il donné d’être le Fils ? Parce qu’il tient de lui le pouvoir, parce qu’il en a reçu l’être. Pour le Fils, être et pouvoir sont une même chose. Il n’en est pas ainsi relativement à l’homme. Notre fragilité humaine se trouve en un tel état d’infériorité, qu’elle ne peut servir de terme de comparaisons élevez donc plus haut vos pensées ; et si, par hasard, quelqu’un d’entre nous vient à saisir une partie de ce mystère, et que, effrayé de la soudaine apparition d’une vive lumière, il en conçoive quelque idée de manière à ne point persévérer dans son ignorance, cet homme ne doit pas s’imaginer qu’il comprend tout ; car il en deviendrait orgueilleux, et son orgueil lui ferait oublier tout ce qu’il aurait appris. Pour l’homme, autre chose est d’exister, autre chose est de pouvoir. Tout homme qu’il est, il est parfois incapable de faire ce qu’il veut ; et parfois, aussi, ce qu’il veut, il peut le faire. L’être et le pouvoir sont donc choses fort différentes ; si c’était la même chose, on pourrait agir à sa volonté. En Dieu, il n’y a aucune différence entre la substance qui constitue son être et la puissance qu’il a d’agir ; tout ce qui est de lui lui est consubstantiel, et tout ce qui est de lui est ce qui est, parce qu’il est Dieu. Être et pouvoir ne sont donc pas en lui deux choses différentes ; il possède en même temps l’existence et la puissance, parce que la volonté et l’action lui appartiennent toutes les deux. Puisque le pouvoir du Fils vient du Père, par là même la substance du Fils en vient aussi ; et réciproquement, puisque la substance du Fils vient du Père, sa puissance en vient pareillement. Dans le Fils, la puissance ne se distingue pas de la substance elles y sont toutes deux une seule et même chose : la substance pour qu’il existe, la puissance pour qu’il soit à même de faire ce qu’il veut. Aussi, parce qu’il vient du Père, le Fils a-t-il dit : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même » ; dès lors qu’il n’existe point par lui-même, il ne peut, non plus, rien faire par lui-même.
5. Il semblerait qu’il s’est fait plus petit que le Père, en disant : Le Fils ne peut rien « faire par lui-même, que ce qu’il a vu faire au Père ». Ici la vaniteuse hérésie relève la tête : je veux parler de l’hérésie qui regarde le Fils comme intérieur au Père, comme ayant un pouvoir, une grandeur, une faculté d’agir bien moins étendus, parce qu’elle ne saisit pas la mystérieuse signification des paroles du Christ. Cependant, que votre charité veuille bien y faire attention ; voyez comment ces paroles du Sauveur troublent maintenant leurs idées toutes charnelles. N’ai-je pas dit, tout à l’heure, par avance, que la parole de Dieu trouble les cœurs pervers, et surexcite l’intelligence de ceux qui ont le cœur droit ? En m’exprimant ainsi, j’ai voulu surtout faire allusion à celle que rapporte l’Évangéliste Jean : ce qu’il dit n’est pas du nombre des choses communes et faciles à comprendre : ce sont de mystérieuses choses. À entendre ces paroles, l’hérétique se redresse et nous dit : Voilà bien là preuve que le Fils est intérieur au Père. Écoute les paroles du Fils lui-même ; il te dit : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même, que ce qu’il a vu faire au Père ». – Attends : l’Écriture te le recommande : « Écoute avec douceur ce que l’on te dit, afin de le comprendre [529] ». Supposez que ce passage me jette dans l’embarras, puisqu’en raison de ces paroles : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même que ce qu’il a vu faire au Père », je prétends que le Fils est égal à son Père en puissance et en majesté. Ce passage m’embarrasse donc ; mais puisque tu crois l’avoir compris, je vais te faire une question : Nous savons, d’après l’Évangile, que le Fils a marché sur la mer [530] : où l’hérétique a-t-il vu que le Père a marché sur les eaux ? À son tour, il se trouble : oui, il se trouble lui-même. Laisse donc de côté ce que tu avais compris, et cherchons ensemble à comprendre. Que faisons-nous donc ? Nous avons entendu les paroles du Sauveur : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne l’ait vu faire au Père ». Il a marché sur les eaux : le Père n’y a jamais marché : pourtant, « le Fils ne fait rien par lui-même qu’il ne l’ait vu faire au Père ».
6. Retourne avec moi à ce que je disais tout à l’heure : peut-être comprendrons-nous les choses, de manière à sortir, tous les deux, de la difficulté : pour moi, la foi catholique m’apprend le moyen d’en sortir, sans me blesser, sans me butter à aucun obstacle : enfermé dans ton inextricable cercle, tu cherches une issue. Vois par où tu es entré. Peut-être n’as-tu pas même compris ce que j’ai dit : vois par où tu es entré ; écoute donc le Sauveur ; voici les paroles qu’il t’adresse : « Je suis la porte[531] ». Ce n’est pas sans cause que tu cherches une issue et que tu n’en trouves pas ; car, au lieu d’entrer dans le bercail par la porte, tu y es tombé du haut de la muraille. Agis donc de ton mieux ; retire-toi de l’endroit de ta chute, et entre par la porte : ainsi entreras-tu sans te blesser ; ainsi sortiras-tu sans faire fausse route. Viens par le Christ, et ce que tu dis, ne le tire pas de ton propre cœur : ne parle que de ce qu’il te fait connaître. Voici comment la foi catholique triomphe de la difficulté présente. Le Fils a marché sur la mer, il a posé les pieds de son corps sur les flots : sa chair marchait sur les eaux, et sa divinité en domptait le liquide élément. À ce moment où, comme homme, il était porté sur les eaux, et où, comme Dieu, il s’en montrait le maître, le Père n’était-il pas avec lui ? Si le Père était alors éloigné du Fils, comment celui-ci a-t-il pu dire : « Mon Père, qui demeure en moi, fait les mêmes œuvres que moi[532] ? » Si le Père demeure dans le fils, et fait les mêmes œuvres que lui, cette marche du corps du Christ, le Père l’exécutait, et il l’exécutait par son Fils, et elle est tout à la fois l’œuvre du Père et celle du Fils. Je vois l’un et l’autre accomplir ici la même œuvre, le Père demeurant inséparablement uni au Fils, et le Fils ne se séparant nullement du Père. Ainsi, tout ce que fait le Fils, il ne le fait que conjointement avec le Père, parce que le Père ne fait rien qu’il ne le fasse avec le Fils.

7. Nous voilà sortis de là. Remarquez-le nous nous exprimons avec justesse en disant que les œuvres du Père, du Fils et du Saint-Esprit sont celles de ces trois personnes en même temps. Selon ta manière de voir, Dieu a fait la lumière, et le Fils la lui a vu faire ainsi le comprends-tu d’une manière toute charnelle, toi qui veux considérer le Fils comme inférieur au Père, à cause de ces paroles : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même que ce qu’il a vu faire au Père ». Dieu le Père a fait la lumière : quelle autre lainière le Fils a-t-il faite ? Dieu le Père a fait le firmament, ce ciel placé entre les eaux et les eaux, Le Fils l’a vu : c’est ainsi que tu conçois les choses avec ton esprit lourd et grossier : puisque le Fils a vu son Père créer le firmament, et qu’il a dit : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne l’ait vu faire au Père ». Montre-moi donc un autre firmament. N’as-tu point perdu ton point d’appui ? Bâtis sur le fondement des Apôtres et des Prophètes, tandis que Jésus-Christ est lui-même la principale pierre de l’angle, les fidèles trouvent dans le Sauveur une paix profonde [533]. Ils ne disputent point, et ne se jettent plus dans les erreurs de l’hérésie. Nous comprenons que si le Père a fait la lumière, il l’a faite par le Fils : le firmament est sorti de ses mains par l’opération du Fils : « Car toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Débarrasse-toi donc de ce que j’appellerais, à coup sûr, non pas ton intelligence, mais ta sottise. Dieu le Père a créé le monde : quel autre monde a-t-il créé par son Fils ? Dis-moi où est ce monde créé par le Fils ? Le monde où nous vivons, de qui, du Père ou du Fils, est-il l’œuvre ? Par lequel des deux a-t-il été fait ? Dis-le-nous. Si tu réponds : par le Fils et non par le Père, tu te sépares du Père. Si, au contraire, tu dis par le Père, et non par le Fils, voici ce que t’oppose l’Évangile : « Et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu[534] ». Reconnais donc Celui par qui le monde a été fait, et ne te mets pas au nombre de ceux qui n’ont pas connu le Créateur du monde.

8. Le Père et le Fils agissent donc par ensemble. Mais voici : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même ». Ainsi en serait-il, si le Sauveur disait : Le Fils n’existe pas de lui-même. En effet, s’il est le Fils, il est né ; et s’il est né, il tient son existence de celui qui l’a engendré. Pourtant, le Père a engendré son égal, rien ne lui a manqué pour cela : puisqu’il engendrait un Fils coéternel à lui-même, le temps ne lui était pas nécessaire ; et puisqu’il engendrait de lui-même son Verbe, il n’avait à cet effet nul besoin de l’intermédiaire d’une femme. Dès lors, enfin, qu’il n’engendrait point un Fils inférieur à lui, il lui était inutile d’être plus avancé en âge. Quelqu’un dira peut-être que Dieu a eu son Fils dans sa vieillesse, après un grand nombre de siècles. Il n’y a eu ni vieillesse chez le Père, ni accroissement chez le Fils ; l’un n’a point fléchi sous le poids des années, l’autre n’a pas grandi : le Père a engendré son égal ; éternel, il a engendré un Fils éternel comme lui. Comment, dira quelqu’un, comment l’Éternel peut-il engendrer un Fils éternel ? Comme la flamme, qui ne dure qu’un instant, engendre une lumière de même durée. La flamme et la lumière qui s’en dégagent sont du même instant, et la flamme n’est pas plus ancienne que la lumière dont elle est le principe. Au moment où naît la flamme, à ce moment-là naît la lumière. Donne-moi une flamme sans lumière, et je te donnerai Dieu le Père privé de Fils. Voici donc le sens de ces paroles : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, qu’il ne l’ait vu faire au Père » : pour le Fils, voir n’est autre chose qu’être né du Père : en lui, voir et être sont une seule et même chose, comme aussi le pouvoir et la substance ne sont pas différents l’un de l’autre. Tout ce qu’il est, il le tient du Père ; tout ce qu’il peut, il l’a reçu du Père, car ce qu’il peut et ce qu’il est, c’est la même chose, et tout cela lui vient du Père.

9. Mais le Sauveur continue à parler : il jette le trouble dans l’esprit des Juifs qui le comprennent mal, afin de leur faire quitter leur erreur, et de les ramener à une saine appréciation de ses paroles. Il avait dit : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, qu’il ne l’ait vu faire au Père ». Nais une manière de comprendre toute charnelle pouvait séduire les âmes et les détourner de la vérité : l’homme pouvait se faire l’idée de deux artisans dont l’un aurait été le maître ; l’autre, en qualité d’apprenti, aurait semblé suivre des yeux les mouvements de son patron, pour lui voir faire par exemple un coffre, et en faire, à son tour, un autre sur le modèle du coffre du maître, et par les moyens qu’il lui aurait vu employer. Le Christ voulut donc empêcher dans l’esprit humain l’existence de cette grossière supposition, de deux agents dans la Divinité, qui est toute simple. Aussi continua-t-il en disant : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi pareillement ». Le Père ne fait pas une chose, et le Fils une autre semblable : ils font, tous les deux, les mêmes choses. Car le Sauveur ne dit pas : Le Père fait certaines choses, et le Fils en fait d’autres pareilles ; mais voici comment il s’exprime : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi pareillement ». Ce que fait l’un, l’autre le fait : le Père a créé le monde ; avec lui et comme lui, le Fils et le Saint-Esprit ont créé ce même monde. S’il y avait trois dieux, il y aurait trois mondes ; mais comme il n’y a qu’un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, il n’y a, non plus, qu’un seul monde, que le Père a créé par le Fils dans le Saint-Esprit. Le Fils fait donc ce que fait le Père, et il ne le fait pas d’une manière différente : il fait ce que fait le Père, et il le fait comme lui.
10. Il avait déjà dit : « Il le fait » ; pourquoi a-t-il ajouté : « il le fait pareillement ? » C’était afin d’écarter de l’esprit de ses auditeurs toute interprétation maligne ou erronée. Tu vois l’ouvrage d’un homme. L’homme se compose d’un esprit et d’un corps ; l’esprit commande au corps, mais, entre l’un et l’autre, se trouve une immense différence. Le corps est visible, l’esprit ne l’est pas : et il n’y a aucune comparaison à établir entre la puissance et l’énergie de l’esprit, et l’énergie et la puissance de n’importe quel corps, fût-il même céleste. L’esprit intime au corps ses volontés, et celui-ci les accomplit, et ce qu’on voit faire à l’esprit, le corps le fait aussi. Le corps fait donc évidemment ce que fait l’esprit, mais il ne le fait point pareillement. Comment fait-il la même chose, sans la faire de la même manière ? L’esprit parle en lui-même, il donne ses ordres à la langue, et elle profère les paroles qu’il a lui-même intérieurement prononcées : l’esprit a parlé, la langue aussi : le maître du corps et son serviteur ont agi l’un et l’autre ; mais, avant d’agir, le serviteur a appris de son maître ce qu’il devait faire, et, sur son ordre, il l’a fait. Tous les deux ont donc fait la même chose ; mais l’ont-ils faite pareillement ? Cependant, dit quelqu’un, comment ne l’ont-ils pas faite d’une manière semblable ? Le voici : La parole que prononce mon esprit reste au dedans de moi : celle que ma langue profère va frapper l’air : elle passe, elle n’est déjà plus. Lorsque tu as dit un mot dans ton esprit, et que ta langue l’a répété, rentre en toi-même, et tu l’y retrouveras. Est-il resté sur ta langue, comme il est resté dans ton esprit ? Ce mot, sorti avec sonorité de ta bouche, ta langue l’a créé en le prononçant, et ton esprit, en y pensant ; mais les sons émis par ta langue se sont évanouis, et ce qu’a pensé ton esprit continue à exister. L’esprit et le corps ont donc fait la même chose, sans la faire de la même manière. Ce qu’a fait l’esprit, il le conserve en lui-même ; ce qu’a fait la langue résonne et va, par les vibrations de l’air, frapper l’oreille. Poursuis-tu les syllabes pour leur donner la durée ? Ainsi n’agissent point le Père et le Fils, car ils font la même chose, et ils la font l’un comme l’autre. Si Dieu le Père a créé le ciel qui dure toujours, Dieu le Fils a créé ce même ciel, qui dure toujours. Si le Père à créé l’homme qui meurt, le Fils a fait aussi sortir du néant cet homme, qui est sujet à la mort. Toutes les choses que Dieu a faites pour toujours, le Fils les a faites aussi pour toujours, et celles que le Père n’a faites que pour un temps, le Fils ne les a non plus faites que pour un temps ; car non seulement il les a faites, mais il les a faites pareillement : en effet, le Père les a faites par son Fils, parce que, par le Verbe, il a fait toutes choses.
11. Cherche, dans le Père et le Fils, le manque d’ensemble, tu ne le trouveras pas, lors même que tu t’élèverais et que tu atteindrais à des régions supérieures à celles de ton âme. Si tu te nourris des idées creuses d’un esprit vagabond, tu t’entretiens avec ton imagination, et non avec le Verbe de Dieu : elle te jette dans l’illusion. Élève-toi au-dessus de ton corps, et prise ton esprit : élève-toi même au-dessus de ton esprit, et saisis Dieu. Impossible d’atteindre jusqu’à Dieu, à moins de t’élever au-dessus de ton âme : à plus forte raison, n’y parviendras-tu pas, si tu t’arrêtes à ce corps grossier. Qu’ils sont loin de priser ce qui est Dieu, ceux qui ont du goût seulement pour leur corps ! Jamais même ils n’arriveraient à posséder Dieu,’s’ils se bornaient à avoir du goût pour leur âme. L’homme s’éloigne énormément de la divinité, quand il n’a que des pensées charnelles : entre son corps et son âme se trouve une incalculable distance ; il en est encore, néanmoins une plus grande entre l’âme et Dieu. Si lu occupes ta pensée de ton esprit, tu tiens le milieu : si, de là, tu abaisses tes regards, tu aperçois le corps ; si tu les élèves, tu vois Dieu. Porte-les donc plus haut que ton corps, porte-les plus haut que toi-même. Écoute ce que dit le Psalmiste : il t’apprendra comment tu dois priser Dieu. « Jour et nuit, mes larmes sont ma nourriture, parce qu’on me dit sans cesse : Où est ton Dieu ? » test comme si les païens nous disaient : Voici nos dieux : où est le vôtre ? De telles gens montrent alors des divinités visibles : pour nous, nous adorons un Dieu qu’on ne voit pas. À qui pourrions-nous le montrer ? À des hommes qui manquent de tous moyens pour le voir ? S’ils ont les yeux du corps pour contempler leurs dieux, nous avons, nous, des yeux tout autres pour apercevoir notre Dieu : encore faut-il qu’il les purifie ; sans cela il nous serait impossible de le voir ; car, « bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu [535] ». Le Psalmiste nous dit donc qu’il se troublait, parce qu’on lui disait sans cesse : « Où est ton Dieu ? Je ne puis oublier qu’on me dit sans cesse : Où est ton Dieu ? » Aussi semblait-il vouloir saisir Dieu, et s’écriait-il : « Je repassais ces paroles en mon cœur, et je répandais mon âme en moi-même [536] ». Pour arriver jusqu’à taon Dieu, jusqu’à Celui dont on me disait : « Où est ton Dieu ? » je n’ai point répandu mon âme sur mon corps, mais sur moi-même ; je me suis élevé au-dessus de moi-même, afin de parvenir jusqu’à lui. Celui qui n’a créé est au-dessus de moi : on ne va à lui qu’à la condition de devenir supérieur à soi-même.
12. Qu’est-ce que ton corps ? Ne l’oublie pas : il est sujet à la mort, terrestre, fragile, corruptible : arrière donc. Mais notre chair est du temps. Reporte tes pensées sur les autres corps, sur les corps célestes ; ils sont plus grands, ils sont meilleurs, ils brillent d’un vif éclat ; regarde-les : ils roulent de l’Orient à l’Occident, et ne s’arrêtent pas ; les hommes, les animaux eux-mêmes les contemplent. Élève-toi plus haut. – Comment, me diras-tu, comment m’élèverai-je au-dessus des corps célestes, moi qui rampe en quelque sorte sur la terre ? – Corporellement, tu ne le peux pas : élève-toi donc sur les ailes de ton âme. Arrière donc aussi les corps célestes : ils ont beau briller, ce ne sont que des corps ; quoiqu’ils nous inondent des flots de leur lumière, ce sont des corps. En les considérant tous, tu ne sais peut-être où tu pourrais aller : viens avec moi. – En quel lieu, au-delà des astres, pourrais-je monter ? Au-dessus de quel monde m’élèverai-je sur les ailes de mon âme ? – As-tu considéré tous ces mondes ? — Oui. – En quel endroit t’étais-tu placé pour les contempler ? Voyons qui est-ce qui les considère. Ce qui les examine, les discerne, les distingue les uns des autres, et les pèse en quelque sorte dans sa balance, c’est l’intelligence. L’intelligence qui, en toi, a pensé à tous ces mondes, est évidemment préférable à eux tous ; elle est un esprit et non un corps. Pour voir où il faut que tu arrives, compare d’abord cette intelligence à ton corps. Ah ! de grâce, ne t’abaisse pas à une pareille comparaison. Compare-la à l’éclat du soleil, de la lune, des étoiles : son éclat le surpasse de beaucoup. Vois d’abord combien elle est prompte : ses pensées ne ressemblent-elles pas à des éclairs qui l’emportent en vivacité sur les plus vifs rayons du soleil ? Si tu réfléchis à la marche du soleil levant, qu’elle doit te sembler lente en comparaison de la marche de ton esprit ? Tu imagines, en un instant, ce que fera l’astre du jour ; il ira d’Orient en Occident, et à peine se lève-t-il, que déjà tu songes à son coucher : par la pensée, tu as fait ce qu’il doit faire, tu as parcouru sa route, et lui la parcourt encore, tant il est lent à la fournir. Que l’esprit humain est une grande chose ! Mais pourquoi dire : Il est ? Elève-toi même au-dessus de lui, car il a beau être préférable à tout ce qui est matière, il est sujet au changement. Aujourd’hui il sait, demain il ne sait plus : un jour il oublie, un autre jour il se souvient : tantôt il veut, tantôt il ne veut pas : parfois il commet le péché, parfois il conserve la justice. Va donc au-delà de tout ce qui peut changer, qu’il soit visible ou non. Tu t’es placé au-dessus de tous les êtres corporels visibles, du soleil, de la lune et des étoiles, que contemplent nos yeux : place-toi aussi au-dessus de tout être susceptible de variations. Devenu supérieur à la matière, tu en étais arrivé à ton esprit ; mais là, encore, tu as trouvé des preuves d’instabilité. Pour Dieu, est-il sujet à vicissitude ? Marche donc, ne t’arrête pas à ton esprit : répands ton âme au-dessus de toi-même, afin de parvenir jus. qu’à Dieu ; car on te dit : « Où est ton Dieu ? »
13. Ne t’imagine pas pouvoir faire ce qui dépasse les forces de l’homme. Jean l’Évangéliste l’a fait néanmoins. Il s’est élevé au-dessus de son corps, au-dessus de la terre qu’il foulait à ses pieds, au-dessus des mers qu’il contemplait, au-dessus des airs que parcourent les oiseaux, au-dessus du soleil, de la lune et des étoiles, au-dessus de tous les esprits invisibles, au-dessus de son âme, enfin il s’est élevé au-dessus de toutes ces créatures par l’effet de sa raison et de son intelligence. Arrivé à une région supérieure, répandant son âme au-dessus de lui-même, où est-il parvenu ? Qu’a-t-il vu ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Si tu vois un ensemble dans la lumière, pourquoi ne pas vouloir qu’il y ait unité dans l’action ? Voilà Dieu, voilà son Verbe ; Dieu ne fait qu’un avec le Verbe, lorsque le Verbe parle, et, pour parler, il ne se sert point de mots ; pour lui, manifester l’éclat de sa sagesse, c’est parler. Que dit de la sagesse divine la sainte Écriture ? « Elle est la splendeur de la lumière éternelle [537] ». Réfléchis à la lumière du soleil, Le soleil est au ciel, il répand ses rayons sur toutes les terres et sur toutes les mers ; et, pourtant, on ne saurait le nier, sa lumière est matérielle. Si tu peux séparer du soleil sa propre lumière, le Verbe peut être aussi séparé de son Père. Je parle du soleil. D’un flambeau s’échappe une flamme unique, toute petite, toute mince : on peut l’éteindre d’un souffle ; et, cependant, elle projette son éclat sur tous les objets qu’elle domine. La lumière dont cette flamme est le foyer, se répand de tous côtés ; tu la vois sortir de ce foyer, mais la vois-tu s’en séparer ? Certainement non. Comprenez donc, mes très-chers frères, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont inséparablement unis ensemble ; que cette Trinité ne fait qu’un seul Dieu, et que toutes les œuvres de ce Dieu unique sont tout à la fois les œuvres du Père, et celles du Fils, et celles du Saint-Esprit. Pour ce qui suit et fait partie du discours de Notre-Seigneur Jésus. Christ, rapporté dans l’Évangile, nous vous l’expliquerons ; car demain nous devons vous adresser la parole. Venez donc nous entendre.

VINGT-ET-UNIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES : « CAR LE PÈRE AIME LE FILS ET LUI MONTRE TOUT CE QU’IL FAIT », JUSQU’À CES AUTRES « CELUI QUI N’HONORE PAS LE FILS, N’HONORE PAS LE PÈRE QUI L’A ENVOYÉ ». (Chap. 5,20-23.)[modifier]

LES ŒUVRES DU CHRIST.[modifier]

« Le Fils ne fait que ce qu’il a vu faire à son Père, et le Père lui montre tout ce qu’il fait », c’est-à-dire, le Père est l’archétype de toutes les créatures ; il les voit en lui-même, et cette vision et la science qui en résulte, ne sont autre chose que son Verbe : de là il suit que, pour le Verbe, voir, apprendre, connaître, c’est être. Quant au Christ considéré comme homme et comme représentant de tous les membres de l’Église, Dieu doit lui montrer à opérer des merveilles plus admirables que la guérison d’un paralytique. Comme Dieu, il ressuscitera les morts à la fin du monde. Comme homme, il les jugera, afin que tous l’honorent de la même manière qu’ils honorent le Père.


1. Autant que Dieu nous en a fait la grâce, et selon qu’il nous a été possible de le comprendre et de le dire, nous vous avons expliqué, dans l’instruction d’hier, comment il peut se faire que les œuvres du Père et du Fils soient inséparables : comment les œuvres du Père, au lieu d’être différentes de celles de Fils, sont exactement les mêmes, en ce sens que le Père les fait par son Fils, comme par son Verbe. N’est-il pas écrit, en effet : « Toutes choses ont été faites par lui, et, sans lui rien n’a été fait ? » Aujourd’hui, nous avons à examiner les passages qui suivent prions le Seigneur de nous accorder sa bénédiction, espérons-la de sa part ; peut-être nous jugera-t-il dignes de comprendre la vérité contenue dans ses paroles ; et si nous nous trouvons incapables de la saisir, peut être sa grâce nous empêchera-t-elle de tomber dans l’erreur. Car mieux vaut ignorer que se tromper ; mais la science est bien préférable à l’ignorance : aussi devons-nous, avant tout, nous efforcer de savoir. Si nous le pouvons, Dieu en soit loué ; mais s’il nous est impossible de parvenir jusqu’à la vérité, ne nous jetons pas dans l’erreur. Qui sommes-nous ? Que cherchons-nous à comprendre ? ce qu’il nous faut examiner. Nous sommes des hommes revêtus d’un corps, nous sommes des pèlerins ici-bas ; la parole de Dieu nous a, sans doute, communiqué le germe d’une nouvelle vie ; mais, bien que renouvelés dans le Christ, nous ne sommes pas encore entièrement dépouillés du vieil Adam. En nous, le corps qui se corrompt appesantit l’âme [538] ; il nous vient d’Adam, c’est chose manifeste, et personne ne saurait en douter. Mais le principe spirituel qui rend notre âme supérieure au monde est un don de ce Dieu miséricordieux qui a envoyé son Fils unique sur la terre, pour partager notre condition mortelle et nous faire entrer en possession de son immortalité. Il est notre maître et doit nous apprendre à ne point pécher : il sera notre défenseur, si, après avoir péché, nous confessons nos fautes et revenons au bien ; il sera notre avocat au moment où nous demanderons à Dieu quelque bienfait, et, conjointement avec le Père, il nous accordera l’objet de nos désirs ; car le Père et le Fils ne sont qu’un seul Dieu, Les paroles qui vont nous occuper, il les adressait aux hommes en qualité d’homme ; en lui le Dieu se cachait et l’homme se montrait, pour faire des dieux avec de simples hommes ; étant Fils de Dieu, il est devenu fils de l’homme, afin de rendre enfants de Dieu les enfants des hommes. Par quelle mystérieuse invention de sa sagesse a-t-il agi ainsi ? Ses paroles mêmes nous l’apprennent. Il s’est fait petit pour parler à des petits ; mais bien que petit, il n’a pas cessé d’être grand ; et nous, si nous sommes petits par nous-mêmes, nous devenons grands par notre union avec lui : il nous parle donc comme une nourrice parle à son bien-aimé nourrisson, qu’elle aide à grandir à force de soins.
2. Il avait dit : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même que ce qu’il voit faire à son Père [539] ». Nous l’avons compris : le Père ne fait aucune œuvre séparément du Fils ; et le Fils ne le regarde point pour faire, à son tour, quelque chose de pareil à ce qu’il lui aurait vu faire. Voici la raison pour laquelle le Sauveur a dit : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même que ce qu’il voit faire au Père » ; c’est que le Fils tient du Père tout ce qu’il est : sa substance et sa puissance tout entières lui viennent de Celui qui l’a engendré. Il avait dit qu’il fait, comme le Père, les mêmes œuvres que le Père ; mais il a voulu nous insinuer que le Père et le Fils ne font pas des œuvres différentes, mais que les opérations du Fils procèdent de la même puissance que celle du Père, puisque le Père les fait par l’intermédiaire de son Fils : aussi a-t-il ajouté ce que nous avons entendu lire aujourd’hui : « Car le Père aime le Fils, et il lui montre tout ce qu’il fait ». Le Père montre à son Fils tout ce qu’il fait : donc, dira quelqu’un, le Père agit séparément, afin que le Fils soit à même de voir ce qu’il fait. Nous voici donc, encore une fois, revenus à une manière humaine de considérer les choses : nous voici de nouveau en face de nos deux artisans ; on dirait qu’il s’agit encore d’un ouvrier qui apprend son métier à son fils, et qui lui montre son propre ouvrage, afin qu’à son tour il puisse en faire autant. « Il lui montre tout ce qu’il fait ». Par conséquent, lorsque le Père agit, le Fils reste dans l’inaction, uniquement occupé à regarder ce que fait son Père. En est-il vraiment ainsi ? Il est sûr que « toutes choses ont été faites par lui, et que sans lui rien n’a été fait ». Par là, il nous est facile d’imaginer comment le Père montre au Fils ce qu’il fait, puisque le Père ne tait rien que ce qu’il fait par le Fils. Qu’a fait le Père ? Le monde. Mais l’a-t-il créé d’abord, et l’a-t-il ensuite montré au Fils, pour lui fournir le modèle d’un autre monde ? Alors, qu’on nous fasse voir ce second univers, sorti des mains du Fils seul. « Mais toutes les choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait, et c’est lui qui a fait le monde [540] ». S’il a fait le monde, et si toutes choses ont été faites par lui, le Père ne fait donc rien qu’il ne le fasse par son Fils. Mais où le Père montre-t-il au Fils ce qu’il fait ? Dans le Fils même par qui il le fait, et pas ailleurs. En quel autre lieu le Père pourrait-il montrer au Fils ses propres œuvres ? Est-ce qu’il habite, est-ce qu’il agit comme dans un endroit exposé au regard ? Le Fils examine-t-il le Père, comme s’il travaillait extérieurement ? Où se trouve l’indivisible Trinité ? Où est le Verbe, dont il a été dit qu’il est la puissance et la sagesse de Dieu [541] ? Où voir ce qu’est la Sagesse elle-même, an dire de l’Écriture : « Elle est la splendeur de la lumière éternelle [542] ? » Où contempler ce qu’indique encore cet autre passage : « La Sagesse atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et dispose toutes choses avec douceur [543] » Si le Père, dans ses opérations, agit par le Fils, par sa propre sagesse, pal sa propre puissance, ce n’est pas à l’extérieur qu’il lui montre ce qu’il doit voir et faire, c’est en lui-même.
3. Qu’est-ce que voit le Père, ou, plutôt, qu’est-ce que le Fils voit dans le Père, afin de le faire ensuite lui-même ? Si je pouvais le dire, y aurait-il quelqu’un pour me comprendre ? Si j’étais capable de m’en faire une idée, serais-je à même de l’expliquer convenablement ? Mais serais-je seulement apte à me l’imaginer ? La distance qui se trouve entre la Divinité et nous est égale à celle qui sépare Dieu de l’homme, l’immortalité de la vicissitude des choses destinées à périr, l’éternité de ce qui est du temps. Qu’il nous inspire et nous fasse la grâce de comprendre. Que de cette source de vie, qui est lui-même, il fasse tomber sur nous quelques gouttes de rosée pour étancher notre soif : ainsi serons-nous préservés des ardeurs brûlantes de ce désert. Nous avons appris à lui donner le nom de Père ; crions pour lui dire : Seigneur. Ne craignons pas de le faire, car il nous a autorisés à nous permettre cette hardiesse : seulement, vivons de manière à ce qu’il ne nous dise pas : « Si je suis votre Père, où sont mes honneurs ; et si je suis votre maître, où me craint-on [544] ? » Disons-lui donc : Notre Père ! À qui disons-nous : Notre Père ? Au Père du Christ. Et celui qui dit au Père du Christ : Notre Père ! que dit-il au Christ ? Notre Frère, et rien autre chose. Il faut néanmoins le remarquer, Dieu n’est pas le Père du Christ au même titre qu’il est le nôtre, car jamais le Christ ne nous a unis à lui, de manière à faire disparaître toute distance entre lui et nous. Il est, en effet, le Fils de Dieu, égal à son Père, éternel comme lui, coéternel à lui : pour nous, nous avons été créés par le Fils et adoptés par l’Unique ; aussi, quand Notre-Seigneur Jésus-Christ parlait à ses disciples, jamais il n’a dit du Dieu souverain, son Père : Notre Père ; niais : Mon Père, ou bien : Votre Père. Il n’a pas dit : Notre Père ; cela est si vrai que, dans un certain endroit de l’Évangile, il a proféré ces deux paroles : « Je m’en vais à mon Dieu et à votre Dieu ». Pourquoi n’a-t-il pas dit : Notre Dieu ? « Et à mon Père et à votre Père [545] ». Il n’a pas dit : Notre Père. Il parle donc de manière à unir les choses sans les confondre, et à les distinguer les unes des autres sans les séparer ; il veut montrer que nous ne faisons qu’un en lui, et que le Père et lui ne font qu’un.
4. Nous aurons beau comprendre et beau voir, même lorsque nous aurons été égalés aux esprits angéliques, jamais nous ne versons comme voit le Fils. Lors même que nous ne voyons pas, nous sommes quelque chose, et, alors, que sommes-nous ? Évidemment, des hommes qui ne voient pas. Bien que ne voyant pas, nous existons cependant, et, afin de voir, nous nous tournons vers celui qu’il nous faut voir, et ainsi s’opère en nous la vision qui ne s’y trouvait point auparavant, quoique nous existions. L’homme qui ne voit pas, n’en est pas moins un homme, et quand une fois il est parvenu à voir, on dit toujours de lui qu’il est un homme, mais un homme qui voit. Car, pour lui, autre chose est de voir, autre chose est d’être un homme ; si, en effet, voir et être homme était, pour lui, la même chose, jamais il ne pourrait exister sans voir. Dès lors qu’il ne voit pas et qu’il cherche à voir ce qu’il ne peut encore contempler, il est donc à même de chercher à voir et de se convertir pour y arriver ; et s’il se convertit sincèrement et qu’il parvienne à voir, après avoir été un homme qui ne voyait pas, il devient un homme qui voit. La vue lui est donc accordée ou retirée, selon qu’il se tourne vers Dieu ou qu’il s’en éloigne. En est-il de même du Fils ? Non. Y a-t-il jamais eu un temps où le Fils n’ait pas vu, et un autre temps où il ait commencé à voir ? Mais voir le Père et être le Fils, c’est, pour lui, une seule et même chose. En nous détournant de Dieu pour nous jeter dans l’iniquité, nous perdons de vue les rayons de la lumière d’en haut : aussitôt que nous revenons à lui, l’éclat de cette lumière vient à nouveau frapper nos yeux. Il n’y a aucune similitude entre la lumière qui vient nous éclairer, et nous-mêmes ; car cette lumière ne se détourne pas d’elle-même, et ne perd jamais rien de son éclat, parce qu’elle est essentiellement la lumière. Le Père montre donc au Fils ce qu’il fait, en ce sens qu’en son Père le Fils voit toutes choses, et qu’il y est toutes choses. Par le fait qu’il voyait, il est né, et par cela même qu’il est né, il voit. Remarque-le, néanmoins : il n’a jamais été Sans exister, et jamais il n’a commencé à être : il n’a jamais été sans voir, et jamais il n’a commencé à voir. Car, en lui, voir et être ne constituent qu’une seule et même chose : en lui se rencontrent, tout à la fois, l’existence, la permanence, l’immuabilité, la vie éternelle, sans commencement et sans fin. Ne nous nourrissons donc point d’illusions matérielles : le Père n’est point assis, ne travaille pas, et ne montre pas au Fils ce qu’il fait : à son tour, le Fils ne regarde pas l’œuvre opérée par le Père, pour en faire lui-même une pareille, mais dans un autre endroit et avec des matériaux différents ; car « toutes choses ont été faites par lui, et, sans lui, rien n’a été fait ». Le Fils est la Parole du Père, et Dieu n’a rien dit qu’il ne l’ait dit en son Fils. En disant, en son Fils, ce qu’il devait faire par lui, le Père a engendré ce même Fils par lequel il devait faire toutes choses.
5. « Et il lui montrera de plus grandes œuvres que celles-ci, et vous serez dans l’admiration ». Nouveau sujet d’embarras. Qui pourrait jamais sonder parfaitement un pareil mystère ? Mais comme il a daigné nous parler, le Sauveur nous en a mis la clef dans les mains. Il n’aurait certainement pas voulu nous dire ce qu’il ne voudrait pas nous voir croire : puisqu’il a bien voulu nous adresser la parole, il est sûr qu’il a eu l’intention de nous rendre attentifs, et puisque tel a été son dessein, nous abandonnerait-il maintenant à nous-mêmes ? Nous vous l’avons dit de notre mieux : La science du Fils n’a rien qui tienne du temps : autre chose n’est pas la science du Fils, et, autre chose, le Fils lui-même ; autre chose n’est pas la vision du Fils, et, autre chose, le Fils lui-même ; mais la vision, la science et la sagesse du Père, c’est le Fils : elles sont éternelles, elles viennent de l’éternel, et sont coéternelles à celui dont elles viennent : là, rien n’est sujet aux vicissitudes du temps ; rien n’y vient à la vie de celui n’était pas ; rien n’y meurt de ce qui était. Nous l’avons expliqué comme nous avons pu. Maintenant, que fait ici le temps ? Le Sauveur ne dit-il pas, en effet : « Et il lui montrera de plus grandes choses ? » Il doit lui montrer, c’est-à-dire, il lui fera voir plus tard. Il a montré est bien différent de : il montrera. Il a montré s’entend du passé ; il montrera s’entend de l’avenir. Mes frères, que faisons-nous, que disons-nous à présent ? Nous avons, tout à l’heure, prétendu que le Fils, coéternel au Père, n’éprouve aucune variation de la part du temps, qu’il ne se meut ni dans l’espace des lieux, ni dans l’espace des moments, qu’il demeure toujours dans la vision avec le Père, qu’il voit le Père, et que cette vision constitue son existence ; et voilà qu’il nous rappelle encore une fois à la pensée du temps, puisqu’il nous dit : « Et il lui montrera de plus grandes choses ! » Le Père montrera donc au Fils quelque chose qu’il ne connaît pas encore ? Que faire ? En quel sens comprendre ces paroles ? Notre-Seigneur Jésus-Christ se trouvait dans les hauteurs de l’éternité ; le voilà qui redescend au niveau des choses terrestres. Quand était-il si élevé ? Quand il disait : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui ». Comment est-il descendu ? « Il lui montrera de plus grandes choses ». O Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur, Verbe de Dieu par qui toutes choses ont été faites, qu’est-ce que le Père vous montrera que vous ne sachiez pas encore ? Y a-t-il, dans le Père, quelque chose d’inconnu pour vous ? Quelles œuvres plus grandes doit-il vous montrer ? Ou bien, quelles œuvres seront surpassées par celles qu’il vous montrera ? Car si Jésus a dit : « plus grandes », il nous faut retourner en arrière pour y trouver celles qui sont moins prodigieuses.
6. Rappelons-nous la circonstance qui a donné lieu à ce discours. C’est évidemment celle où fut guéri le paralytique de trente-huit ans, et où le Sauveur commanda à cet homme de prendre son lit sur ses épaules, et de s’en retourner dans sa maison. Ce fait suffit à soulever l’indignation des Juifs avec lesquels il s’entretenait : il parlait à leurs oreilles et ne disait rien à leur intelligence. Il laissait, en quelque sorte, entrevoir sa pensée à ceux qui voulaient l’entendre, mais il la cachait à ceux qui se laissaient emporter par la colère : irrités de voir le Seigneur Jésus agir ainsi le jour du sabbat, les Juifs lui donnèrent donc, par leurs mauvais sentiments, l’occasion de prononcer ce discours. Pour bien entendre les paroles qui nous occupent maintenant, nous ne devons donc pas oublier ce qui a été précédemment dit : au contraire, reportons nos regards sur ce paralytique, malade depuis trente-huit ans, et subitement rendu à l’usage de ses membres, en présence des Juifs qui ne pouvaient s’empêcher d’admirer une pareille guérison, et s’en fâchaient pourtant. Témoin de leur aveugle fureur, Jésus leur adressa la parole et leur dit : « Il lui montrera des œuvres plus grandes que celles-ci ». « Plus grandes que celles-ci » : celles-ci ? Lesquelles ? Ce que vous venez de voir, c’est-à-dire : la guérison de cet homme, qu’une paralysie avait tenu, l’espace de trente-huit ans, couché sur son lit, n’est rien en comparaison de ce que le Père montrera à son Fils. Que lui montrera-t-il de plus étonnant ? Le voici ; car le Sauveur ajoute : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut », Il est sûr que ceci est bien autrement admirable : c’est, en effet, un plus grand prodige de ressusciter les morts, que de rendre un malade à la santé : il n’y a pas le moindre doute à cet égard. Mais quand le Père montrera-t-il à son Fils une pareille œuvre ? car le Fils n’en a-t-il pas déjà la connaissance ? Et au moment où il parlait, ne savait-il pas ressusciter les morts ? Il avait fait toutes choses : avait-il encore besoin d’apprendre à faire sortir les morts, tout vivants, des entrailles du tombeau ? Celui qui nous a donné l’être et la vie, lorsque nous n’existions pas encore, avait-il besoin d’apprendre à nous ressusciter ? Que veut-il donc nous dire par là ?
7. Il s’est abaissé jusqu’à nous, et lui qui, tout à l’heure, nous parlait comme Dieu, a commencé de nous parler comme homme. Tout Dieu qu’il est, il n’en partage pas moins avec nous la nature humaine ; car Dieu s’est fait homme, mais il est devenu ce qu’il n’était pas, sans rien perdre de ce qu’il était, L’humanité s’est donc adjointe à la divinité : ainsi, celui qui était Dieu est devenu un homme, de manière, toutefois, qu’en prenant notre nature, il ne perdît pas sa nature divine. Nous l’écoutions tout à l’heure comme notre créateur, Écoutons-le donc maintenant comme notre frère, Il est notre Créateur, car, au commencement était le Verbe ; il est notre frère, parce qu’il a pris naissance dans le sein de la Vierge Marie ; en qualité de Créateur, il existait avant Abraham, avant Adam, avant la terre, avant le ciel, avant toutes les créatures corporelles et spirituelles ; en qualité de frère des hommes, il est né de la race d’Abraham, de la tribu de Juda, d’une vierge israélite. Si, dans celui qui nous parle, nous reconnaissons un Dieu et un homme, sachons discerner les paroles du Dieu d’avec celles de l’homme ; car parfois il dit des choses qui ont trait à la majesté divine, et, parfois, il en dit qui se rapportent à la faiblesse humaine ; n’est-il pas en même temps et souverainement grand, et aussi souverainement petit, puisqu’il s’est anéanti pour nous élever jusqu’à lui ? que dit-il donc ? « Le Père » me « montrera des choses plus grandes que celles-ci, et vous serez dans l’admiration ». C’est donc à nous qu’il les montrera, et non pas à lui et comme c’est à nous que le Père les montrera, le Sauveur a eu bien soin de dire : « Et vous serez dans l’admiration ». Il nous a expliqué ce qu’il a voulu nous faire entendre par ces mots : « Le Père » me « montrera ». Pourquoi n’a-t-il pas dit : Le Père vous montrera, au lieu de dire : « Il montrera » au Fils ? Parce que nous sommes les membres de son Fils, et que celui-ci apprend en quelque sorte dans la personne de ses membres, ce que nous apprenons. De quelle manière acquiert-il en nous quelque science ? De la même manière qu’il y souffre. Où est la preuve des souffrances qu’il endure en nous ? Dans ces paroles venues du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » N’est-ce pas lui qui, à la fin du monde, s’assoira sur un tribunal pour juger tous les hommes ? N’est-ce pas lui qui, en plaçant les bons à sa droite, et les méchants à sa gauche, prononcera ces paroles : « Venez, bénis de mon Père, entrez en possession de mon royaume ; car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ? » Les justes lui répondront : « Seigneur, quand vous avons-nous vu avoir faim ? » Alors il ajoutera : « Lorsque vous avez donné quelque chose à l’un des moindres de mes frères, vous me l’avez donné à moi-même[546] ». Il a donc dit : « Lorsque vous avez donné quelque chose à l’un des moindres de mes frères, vous me l’avez donné à moi-même ». Par conséquent, interrogeons-le maintenant, et disons-lui Seigneur, quand apprendrez-vous quelque chose, puisque c’est vous qui enseignez toutes choses ? Et aussitôt, par l’organe de notre foi, il nous répondra : Lorsque l’un des moindres de mes frères s’instruit, c’est moi qui m’instruis.
8. Félicitons-nous donc, et rendons grâces à Dieu de ce que nous sommes devenus non seulement des chrétiens, mais le Christ lui-même. Comprenez-vous, mes frères, appréciez-vous dignement la grâce que Dieu nous fait en devenant notre chef ? Soyez dans l’admiration, réjouissez-vous, nous sommes devenus le Christ ! Car s’il est notre chef, nous sommes ses membres ; nous composons, lui et nous, son humanité tout entière. Voilà bien ce que dit l’apôtre Paul : « Afin que nous ne soyons plus flottants comme des enfants, et que nous ne nous laissions pas emporter à tout vent de doctrine ». Mais auparavant, il s’était exprimé en ces termes « Jusqu’à ce que nous parvenions tous à l’unité d’une même foi et d’une même connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’un homme parfait, à la mesure de l’âge, de la plénitude du Christ[547] ». Le chef et les membres, voilà ce qui constitue la plénitude du Christ. Qu’est-ce à dire : Le chef et les membres ? Le Christ et l’Église. Nous arroger un privilège pareil serait, de notre part, de l’orgueil, mais le Sauveur a daigné nous le promettre lui-même, car il nous a dit par la bouche du même Apôtre : « Or, vous êtes le corps du Christ et ses membres[548] ».
9. Dès lors donc que le Père montre quelque chose aux membres du Christ, il le montre par là même au Christ. Il se fait à ce moment comme un grand miracle, mais un miracle réel. Ce que le Christ savait déjà se fait voir au Christ, et c’est le Christ lui-même qui le lui fait connaître. Voilà une chose étonnante et merveilleuse, mais l’Écriture nous l’affirme : Nous mettrons-nous en antagonisme avec la parole de Dieu ? Ne faut-il pas plutôt la comprendre damas son vrai sens, et remercier de cette grâce d’en haut, Celui qui nous l’a accordée ? Qu’ai-je dit : C’est le Christ lui-même qui fait connaître au Christ?. C’est la tête qui montre aux membres. Ce phénomène se passe en toi, Veuille le remarquer. Suppose que tes yeux sont fermés et que tu veux saisir un objet : ta main ne sait où se porter, et, néanmoins, tu ne saurais en douter, ta main est du nombre de tes membres, puisqu’elle n’a pas été précédemment séparée de ton corps. Ouvre les yeux ; alors elle voit de quel côté elle doit se diriger ; la tête a fait apercevoir l’objet, et le membre est allé le saisir. Puisqu’en toi-même nous remarquons ce fait que ton corps montre un objet à ton corps, et que par l’intermédiaire de lui-même, ton corps aperçoit cet objet, il n’y a plus sujet de t’étonner de mes paroles, quand je dis : C’est le Christ lui-même qui fait connaître au Christ. Le chef montre, afin que les membres aperçoivent ; il enseigne, afin que les membres s’instruisent ; et, cependant, la tête et les membres ne forment tous ensemble qu’un seul homme. Il n’a pas voulu se séparer de nous, mais il a daigné s’unir à nous. Il se trouvait loin de nous, et singulièrement loin ; car, qu’y a-t-il de plus éloigné que la créature à l’égard du Créateur ? que Dieu et l’homme ? que la justice et le péché ? que l’éternité et la condition d’un être mortel ? Ainsi était éloigné de nous « le Verbe qui au commencement était Dieu en Dieu, et par qui toutes choses ont été faites ». Par quel moyen s’est-il donc rapproché de nous, au point de devenir ce que nous sommes et de manière à ce que nous soyons en lui ? « Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous [549] ».
10. Il nous montrera donc cela, comme il l’a montré à ses disciples pendant le cours de sa vie terrestre. Qu’est-ce cela ? « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Le Père vivifie-t-il ceux-ci, et le Fils ceux-là ? Certainement, toutes choses ont été faites par lui. Que disons-nous, mes frères ? Le Christ a ressuscité Lazare ; quel mort le Père avait-il fait sortir vivant du tombeau, afin d’apprendre au Fils, par son exemple, la manière dont il devait ressusciter Lazare ? Ou bien, quand le Sauveur a rendu la vie à Lazare, le Père ne l’a-t-il pas aussi ressuscité ? le Fils a-t-il été seul à opérer ce prodige, et l’a-t-il opéré indépendamment du concours de son Père ? Lisez le récit de cette résurrection, et vous verrez qu’au tombeau de Lazare, le Christ a invoqué son Père et l’a prié de rendre la vie à ce mort [550]. En tant qu’homme, il invoque le Père ; en tant que Dieu, il agit de concert avec lui : en conséquence, la résurrection de Lazare s’est effectuée par la coopération simultanée du Père et du Fils avec la grâce et comme don du Saint-Esprit, et ce merveilleux événement est l’œuvre de la Trinité entière. Ces paroles « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut », ne doivent donc pas être entendues en ce sens, que le Père ressuscite et vivifie les uns, tandis que le Fils ressuscite et vivifie les autres ; mais nous devons en conclure que le Père et le Fils ressuscitent également et par ensemble les mêmes morts ; car, « toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait ». Aussi, pour montrer que sa puissance, bien que lui venant du Père, était néanmoins égale à celle du Père, le Sauveur a-t-il ajouté : « Ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut » : ces paroles prouvent l’existence de sa propre volonté. Que personne ne dise : Le Père ressuscite les morts par le Fils ; mais c’est comme tout-puissant, c’est parce qu’il possède le pouvoir de le faire. Pour le Fils, il n’agit qu’en vertu d’une puissance étrangère à sa personne, et qu’en qualité de ministre, comme ferait un ange ; que personne ne parle ainsi, carie Christa affirmé son pouvoir, en disant : « De même, le Fils vivifie ceux qu’il veut ». En effet, le Père ne veut pas autre chose que ce que veut le Fils ; mais comme ils ont ensemble une seule et même substance, ainsi n’ont-ils qu’une seule et même volonté.
11. Qui sont ces morts que vivifient le Père et le Fils ? Sont-ce ceux dont nous avons parlé, Lazare, le Fils de la veuve de Naïm[551], ou la fille du chef de la synagogue[552] ? Car, nous le savons, ces trois morts ont été rappelés à la vie par le Christ. Dans le passage précité, le Sauveur veut nous faire entendre qu’il s’agit d’autre chose, c’est-à-dire de la résurrection des morts que nous attendons tous pour la fin du monde, et non de celle qui a été accordée à quelques-uns pour amener les autres à la foi. Enfin, si Lazare est sorti vivant du tombeau, il devait cependant y rentrer un peu plus tard ; et nous, quand nous ressusciterons, ce sera pour ne plus quitter la vie. Est-ce au Père, est-ce au Fils à opérer cette résurrection finale ? Mieux que cela C’est au Père dans le Fils. Le Fils et le Père dans le Fils l’opéreront donc. Maintenant, comment prouver qu’il est ici question de la résurrection universelle ? Le voici : Le Sauveur avait dit : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». En conséquence de ces paroles, nous aurions pu nous imaginer qu’elles avaient trait, non pas à la résurrection qui doit servir de prélude à la vie éternelle, mais une simple résurrection miraculeuse ; pour nous détourner d’une pareille interprétation il ajoute : « Car le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Qu’est-ce à dire ? Il parlait de la résurrection des morts, puisqu’il disait : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le « Fils vivifie ceux qu’il veut » ; pourquoi ajoute-t-il aussitôt, en manière d’explication, ces paroles relatives au jugement : « Car le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ? » Il voulait évidemment nous faire comprendre qu’il avait fait allusion à la résurrection des morts, que suivra le jugement général.
12. « Car », dit-il, « le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Tout à l’heure, nous supposions que le Père fait ce que ne fait pas le Fils, et nous étions portés à le croire à cause de ces paroles : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il a fait » : comme si le Père agissait, et que le Fils se bornât à le regarder. Une manière tinte charnelle d’interpréter ce passage en dérobait donc le vrai sens à notre esprit, et nous faisait croire, d’une part, que le Père agissait sans le concours du Fils, et, d’autre part, que le Fils regardait le Père lui montrer ce qu’il faisait. Le Père nous semblait donc faire ce que ne faisait pas le Fils ; maintenant le Fils nous apparaît comme faisant ce que le Père ne fait pas. Comme Dieu tourne et retourne nos esprits ! Il les conduit d’ici de là, ne leur permettant de s’arrêter à aucune pensée charnelle en les agitant ainsi, il les exerce, en les exerçant il les purifie, en les purifiant il les dilate, afin de les remplir ensuite. Qu’est-ce que toutes ces paroles du Sauveur font de nous ? Que disait-il tout à l’heure ? Que dit-il maintenant ? Tout à l’heure, il nous disait que le Père montre au Fils tout ce qu’il fait ; aussi me semblait-il voir le Père agir, et le Fils le regarder ; maintenant je crois voir le contraire, c’est-à-dire, le Fils dans l’action et le Père dans le repos. « Car le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Quand le Fils exercera-t-il le jugement, sans que le Père l’exerce en même temps avec lui ? Qu’est-ce que cela vent dire, et comment le comprendre ? Vous êtes le Verbe Dieu ; moi, je ne suis qu’un homme. Vous dites « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Et moi, je lis, quelque part ailleurs, ces autres paroles tombées de vos lèvres : « Je ne juge personne, il y a quelqu’un pour rechercher et juger[553] ». De qui parlez-vous, quand vous dites : « Il y a quelqu’un pour rechercher et juger ? » Du Père, évidemment. Il recherche les injures qu’on vous fait, et il porte sur elles son jugement. Alors, comment se fait-il que « le Père ne juge personne, mais qu’il ait donné tout jugement au Fils ? » Interrogeons maintenant l’apôtre Pierre Écoutons-le nous dire dans son Epître « Jésus-Christ a souffert pour nous, vous laissant un grand exemple, afin que vous suiviez ses traces : lui qui n’a commis aucun péché, et dans la bouche de qui le mensonge n’a pas été trouvé ; quand on le maudissait, il ne répondait point par des injures ; quand on le maltraitait, il ne menaçait pas, mais il s’abandonnait au pouvoir de Celui qui juge avec justice [554] ». Comment peut-il être vrai que « le Père ne juge personne, mais qu’il ait donné tout jugement au Fils ? » Nous voilà dans l’embarras, dans un embarras qui nous fera suer, et, en nous faisant suer, nous purifiera. Efforçons-nous, avec l’aide de Dieu, de découvrir le sens profondément mystérieux de ces paroles. En voulant discuter et scruter les paroles de Dieu, nous agissons peut-être avec témérité. Mais pourquoi les a-t-il prononcées ? N’est-ce pas afin que nous en sachions la portée ? Pourquoi ont-elles retenti à nos oreilles ? N’est-ce pas afin que nous les entendions ? Pourquoi les avoir écoutées, si ce n’est pour les comprendre ? Que Dieu nous fortifie donc, et qu’il nous accorde l’intelligence dans la mesure qui lui semble convenable, et si nous ne pouvons encore puiser à la source, puissions-nous, du moins, nous désaltérer à un petit ruisseau ! Jean lui-même nous tiendra lieu de ce ruisseau, car il est allé puiser à la source ; il a fait descendre le Verbe du haut du ciel jusqu’à nous : il l’a abaissé, et, en quelque sorte, terrassé. Nous n’avons plus, par conséquent, à redouter ses grandeurs ; il s’est humilié, approchons-nous donc de lui.
13. Il y a certainement une manière vraie et solide de comprendre ces paroles : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils » : puissions-nous la bien saisir ! Voici la raison pour laquelle elles ont été prononcées ; c’est qu’au jugement le Fils seul apparaîtra aux regards des hommes. Le Père se cachera, et le Fils se montrera. Comment se montrera-t-il ? Dans la forme avec laquelle il est monté au ciel. Comme le Père, il se dérobera à la vue dans sa forme de Dieu, mais il se manifestera dans sa forme d’esclave. « Donc, le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils », tout jugement public, cela s’entend. Dans ce jugement public, ce sera le Fils qui jugera, parce qu’il se fera voir à ceux qu’il devra juger. L’Écriture nous enseigne, de manière à nous enlever jusqu’à l’ombre d’un doute, qu’alors il se manifestera à tous les yeux. Quarante jours après sa résurrection, il monta au ciel en présence de ses disciples, et un ange vint leur dire : « Hommes de Galilée, pourquoi demeurez-vous là, regardant les cieux ? Ce Jésus qui, du milieu de vous, s’est élevé dans le ciel en reviendra de la même manière que vous l’y avez vu monter[555] ». En quel état l’y voyaient-ils aller ? Dans ce corps qu’ils avaient touché et palpé, dont ils avaient contrôlé les cicatrices, avec lequel il pénétrait au milieu d’eux et sortait de leur assemblée pendant quarante jours, se montrant à eux en toute vérité, sans supercherie, non pas comme une ombre, un fantôme ou un esprit, mais tel qu’il dit lui-même, d’accord avec la réalité : « Touchez et voyez, car un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai[556] ». Ce corps est digne d’habiter le ciel, car il n’est plus exposé aux atteintes de la mort, ni aux vicissitudes des différents âges. Pour parvenir à l’état où il se trouvait alors il avait dû traverser la distance qui sépare l’enfance de la jeunesse, mais il ne parcourra pas l’espace qui se trouve entre la jeunesse etla vieillesse : il restera tel qu’il était au moment de son ascension, et il reviendra tel vers ceux auxquels il a voulu faire prêcher sa parole avant son retour. Il apparaîtra donc dans sa forme humaine : cette forme se montrera même aux regards des impies ; ceux qui seront placés à droite, et ceux qui seront placés à gauche le verront également cela est écrit : « Ils verront celui qu’ils ont percé[557] ». Puisqu’ils doivent voir celui qu’ils ont percé, ils verront donc ce même corps qu’ils ont frappé avec une lance ; car une lance n’a pu blesser le Verbe : les impies seront donc à même de contempler ce qu’ils ont été capables de blesser. Ils ne verront pas le Dieu qui sera caché sous la forme humaine ; niais, après le jugement, il se fera voir à ceux qu’il aura placés à sa droite. Voici donc le sens de ces paroles : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Le Fils viendra publiquement juger les hommes : alors, il leur apparaîtra sous sa forme humaine et dira à ceux qui seront placés à sa droite : « Venez, bénis de mon Père, entrez en possession de mon royaume » ; et à ceux qui se trouveront à sa gauche : « Allez au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges [558] ».
14. Le Sauveur se fera donc voir, dans sa forme d’homme, aux fidèles et aux impies, aux justes et aux pécheurs, à ceux qui auront eu la foi et à ceux qui ne l’auront pas eue, à ceux pour lesquels sa présence sera un sujet de joie, et à ceux dont elle fera le désespoir, à ceux qui auront mis en lui leur confiance, et à ceux que le jugement aura couverts de confusion : on le verra donc comme homme. Et quand il se sera ainsi montré sur son tribunal, quand la sentence aura été prononcée et que se sera vérifiée cette parole : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils » ; car le Fils apparaîtra au jugement dans la forme qu’il a empruntée à notre nature, alors qu’arrivera-t-il ? Quand se montrera-t-il dans sa forme de Dieu, que tous les saints brûlent de contempler ? Quand verront-ils ce qui était au commencement, c’est-à-dire le Verbe, le Dieu en Dieu, par qui toutes choses ont été faites ? Quand apercevront-ils cette forme de Dieu, dont l’Apôtre a dit : « Ayant la nature de Dieu, il n’a point cru que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu [559] ? » Qu’elle est admirable, cette forme divine, puisque malgré sa forme humaine le Fils n’a pas cessé d’être égal au Père ! Elle est ineffable et incompréhensible, surtout pour les petits. Quand la verra-t-on ? Voilà les justes placés à droite, et les pécheurs à gauche ; tous aperçoivent le Christ-homme, le Fils de l’homme qui a été percé, crucifié, humilié, et qui est né d’une Vierge ; ils contemplent l’Agneau de la tribu de Juda. À quel moment contempleront-ils le Verbe, Dieu en Dieu ? Au jugement, il sera le Fils du Tout-Puissant, mais la forme seule de l’esclave se manifestera en lui. Aux esclaves il montrera sa forme d’esclave, et sa forme divine aux enfants de Dieu. Que les esclaves deviennent donc enfants du Très-Haut ; que ceux qui se trouvent à droite, entrent en possession de l’héritage éternel, de cet héritage depuis si longtemps promis, à l’existence duquel les martyrs ont cru avant de le voir, pour l’acquisition duquel ils ont, sans hésiter, versé tout leur sang, parce qu’il était promis à leurs efforts : qu’ils entrent dans cet héritage, ils y contempleront l’objet de leurs désirs. Quand pourront-ils y entrer ? Le Sauveur va lui-même nous l’apprendre : « Et ceux-ci iront au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle[560] ».
15. Jésus vient de prononcer le nom de la vie éternelle. Nous a-t-il dit que, au sein de cette vie éternelle, nous verrons et connaîtrons le Père et le Fils ? Mais à quoi nous servirait de vivre toujours, si nous ne devions point en même temps les voir ? Écoute : voici un autre passage où le Christ parle de la vie éternelle et nous dit avec précision en quoi elle consiste. Ne crains rien, je ne veux point t’induire en erreur ; ce n’est pas sans motif que j’ai fait cette promesse à ceux qui m’aiment : « Celui qui a mes commandements et les garde, c’est celui-là qui m’aime. Or, celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; je l’aimerai aussi, et je me manifesterai à lui[561] ». Répondons au Seigneur, et disons-lui : Seigneur notre Dieu, qu’y a-t-il en cela de si grand, de si merveilleux ? Vous vous montrerez à nous ? Eh quoi ? Ne vous êtes-vous pas fait voir même aux Juifs ? Ceux qui vous ont crucifié ne vous ont-ils pas aussi contemplé de leurs yeux ? Vous vous manifesterez à nous, quant au jour du jugement vous nous placerez à votre droite : ceux mêmes qui se trouveront à votre gauche ne vous apercevront-ils pas ? Que signifie cette promesse de vous manifester à nous ? Ne vous voyons-nous pas, maintenant que vous nous parlez ? Le Sauveur nous répond : Vous voyez aujourd’hui ma forme d’esclave, je me manifesterai plus tard à toi dans ma forme divine. Je ne te tromperai point, ô homme fidèle ; crois-le bien, tu me verras. Tu m’aimes sans me voir ; supposes-tu que ton amour pour moi ne te méritera pas le privilège de me contempler ? Aime-moi, et persévère dans mon amour ; je ne le frustrerai point, moi qui ai purifié ton cœur. Pourquoi l’ai-je purifié, sinon afin qu’il pût contempler Dieu ? En effet, « bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu [562] ». Mais le serviteur ne s’arrête pas là ; il discute en quelque sorte avec le Sauveur et lui réplique Vous n’avez pas dit cela d’une manière expresse, dans ce passage. « Les justes iront à la vie éternelle » ; car vous n’avez pas dit : Ils y entreront pour m’y contempler dans la forme de Dieu, et y voir le Père dont je suis l’égal. Remarque ce qu’il a dit en un autre endroit : « C’est la vie éternelle de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé [563] ».
16. Après le jugement dont nous venons de parler, et que le Père a donné au Fils parce qu’il ne juge lui-même personne, qu’arrivera-t-il ? Que lisons-nous ensuite ? « Afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père ». Les Juifs honoraient le Père, et méprisaient le Fils ; car ils considéraient le Fils comme un esclave, et honoraient le Père comme un Dieu. Alors, on verra le Fils égal au Père ; car il se montrera tel, « afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ». Pour le moment, nous en sommes encore à le croire. Que le juif ne dise pas : J’honore le Père ; mais qu’y a-t-il de commun entre le Fils et moi ? – Le Christ va lui répondre. « Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore point le Père ». – Tu dis un affreux mensonge : tu blasphèmes le Fils, et tu fais injure au Père. Car le Père a envoyé son Fils, et tu méprises celui qui l’a envoyé, Comment peux-tu dire que tu respectes l’envoyeur, quand tu blasphèmes son envoyé ?
17. Voilà un fait, dira quelqu’un : c’est que le Fils a été envoyé : le Père est donc plus grand que lui, puisqu’il l’a envoyé. – Arrière toute pensée charnelle ! Le vieil homme ne songe qu’à des vieilleries : mais toi, sache donc reconnaître la nouveauté dans l’homme nouveau. Cet homme nouveau pour toi, c’est l’Ancien des jours, le Perpétuel, l’Éternel qu’il daigne te ramener à la saine appréciation des choses ! Le Fils serait-il inférieur au Père, par ce fait qu’on le dit envoyé par le Père ? Il s’agit de mission, et non point de séparation. – Mais pourtant, continue-t-on, les usages de la vie nous l’apprennent : celui qui envoie est supérieur à l’envoyé. – Les choses humaines obscurcissent l’œil de notre âme, et les choses divines le rendent plus clairvoyant. Fais abstraction de ce qui se passe en ce monde, où celui qui donne une mission semble plus grand que celui qui la reçoit. D’ailleurs, remarque-le : il est des circonstances de la vie qui plaident contre toi. Ainsi, quand un homme veut demander femme, et qu’il ne peut le faire par lui-même, il charge de cette commission un ami plus influent que lui. Ce n’est pas, à beaucoup près, le seul cas où l’on choisisse unie personne d’un rang supérieur à celle qui l’envoie. Pourquoi alors t’appuyer sur ce faux prétexte que le Père a envoyé le Fils, et que celui-ci n été envoyé par le Père, pour conclure contre le Fils ? Le soleil envoie ses rayons, mais il ne s’en sépare pas : la lune envoie sa lumière, mais lui reste unie ; une lampe projette son éclat, sans faire scission avec lui : en ces différents cas, je vois bien une émission ; mais, nulle part, je n’aperçois de séparation. Hérétique vaniteux ! Tu veux trouver ici-bas des exemples pour y appuyer ton erreur ; je te l’ai dit tout à l’heure : en maintes circonstances, les choses humaines se déclarent contre toi et te condamnent ; mais enfin, considère la différence qui se trouve entre les choses divines et les choses humaines parmi lesquelles tu voudrais trouver un exemple. L’homme qui envoie demeure à sa place, et celui qui est envoyé s’en va l’envoyeur marche-t-il avec son envoyé ? Pour le Père, qui a envoyé le Fils, il ne s’en est jamais séparé. Écoute le Sauveur : voici ses propres paroles : « L’heure viendra où vous serez dispersés chacun de votre côté, et où vous me laisserez seul : cependant, je ne suis pas seul, car mon Père est avec moi[564] ». Comment le Père a-t-il envoyé le Fils, puisqu’il est venu avec lui ? Comment l’a-t-il envoyé, puisqu’il ne s’en est jamais séparé ? Le Christ a dit ailleurs : « Mon Père, qui demeure en moi, fait les œuvres que je fais[565] ». Le Père se trouve donc dans le Fils, et il y agit. L’envoyeur ne s’est point séparé de l’envoyé, parce que tous les deux ne font qu’un.

VINGT-DEUXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : CELUI QUI ÉCOUTE MES PAROLES ET CROIT À CELUI QUI M’A ENVOYÉ, À LA VIE ÉTERNELLE », JUSQU’A CES AUTRES : « PARCE QUE JE NE CHERCHE PAS MA VOLONTÉ, MAIS LA VOLONTÉ DE CELUI QUI M’A ENVOYÉ ». (Chap. 5,24-30.)[modifier]

LE CHRIST, VIE ET RÉSURRECTION.[modifier]

Écouter le Sauveur et croire à sa parole, c’est la condition requise pour parvenir à la vie spirituelle, qui est la véritable vie, et ne pas être soumis à un jugement de condamnation. La vie spirituelle consiste dans la justice et la charité ; le moment d’y arriver dure depuis l’avènement du Christ et durera jusqu’à la fin du monde. Jésus-Christ en est la source, car il la possède en lui-même, et non par emprunt. Quant à la résurrection des corps, il l’opérera plus tard, et, alors, il jugera les hommes suivant les règles de la justice éternelle, et la volonté de son Père.


1. À la suite du passage de l’Évangile, qui a servi de texte à nos discours d’avant-hier et d’hier, vient celui qu’on nous a lu aujourd’hui nous allons traiter, l’une après l’autre, les différentes parties de cette leçon, non pas, sans doute, aussi bien qu’elles le mériteraient, niais, du moins, selon la mesure de nos forces : car, en ce qui vous concerne, il vous est impossible d’absorber toutes les eaux qui découlent de cette source si pure ; vous n’en pouvez prendre qu’en raison de votre capacité. Nous ne pouvons nous-même, dans les instructions que nous vous adressons, vous communiquer tous les enseignements qui proviennent de là ; nous en sommes réduits à vous dire ce que nous sommes à même d’y puiser : les accents de notre voix parviendront donc jusqu’à vous : plaise à Dieu d’adresser à vos cœurs des leçons plus étendues que celles qui retentiront dans vos oreilles. Nous ne sommes pas grand ; nous sommes, au contraire, singulièrement petit, et, néanmoins, il nous faut traiter de bien grandes choses ; mais nous avons tout espoir et toute confiance en celui qui, malgré sa grandeur, s’est fait petit pour nous. Il nous serait impossible d’arriver à saisir quelque chose de sa divinité, s’il n’avait pris lui-même notre condition mortelle et n’était descendu jusqu’à nous pour nous faire entendre le langage de son Évangile ; il est donc indispensable qu’il nous exhorte et nous invite à le comprendre, qu’il ne nous abandonne pas en raison de notre bassesse ; aussi a-t-il voulu entrer avec nous en participation de ce qui se trouve en nous d’abject et de moindre : sans cela, nous serions autorisés à croire que celui qui s’est abaissé jusqu’à notre infirmité n’a point voulu nous communiquer sa grandeur. En parlant ainsi, j’ai voulu prévenir, chez les uns, la tendance à me reprocher comme une audace téméraire la tâche que j’entreprends de vous expliquer ce passage, et, chez les autres, la crainte désolante de ne point saisir, même avec la grâce de Dieu, les paroles que son Fils a bien voulu leur adresser. Il nous a parlé : nous devons donc le croire, sa volonté est que nous comprenions ce qu’il nous dit si nous sommes dans l’impossibilité de le faire, prions-le, et il nous accordera cette faveur, puisque sans en avoir été prié, il nous a accordé celle de sa parole.
2. Voici le passage mystérieux qui doit nous occuper, écoutez-moi attentivement : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle ». C’est chose indubitable, nous tendons tous à la vie éternelle, et, malgré cela, le Sauveur dit : « Celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle ». A-t-il voulu que nous entendions sa parole sans la comprendre ? Il est certain que si l’on acquiert la vie éternelle en écoutant et en croyant la parole de Dieu, on y arrive plus sûrement encore en saisissant cette même parole. Pour avancer dans la piété, il faut la foi, et le fruit de la foi n’est autre que l’intelligence, et par l’intelligence on parvient à la vie éternelle au sein de cette vie, on ne nous lira pas l’Évangile ; abstraction faite de ce livre sacré, de toute lecture et de toute interprétation, celui qui nous a donné, pour la vie présente, son Évangile, apparaîtra aux yeux de tous ses fidèles réunis, dont le cœur aura été purifié, et dont le corps, désormais immortel, n’aura plus à craindre les atteintes du trépas : alors, il les rendra tout à fait purs et les éclairera, et ils vivront, et ils verront « le Verbe qui était au commencement, le Verbe qui était en Dieu ». Maintenant donc, considérons ce que nous sommes, pensons à ce qu’est celui qui va nous parler. Le Christ est Dieu, et il parle à des hommes : il veut en être compris, qu’il les eu rende capables ; il veut en être vu, qu’il ouvre leurs yeux. Ce n’est point sans motif qu’il s’adresse à nous, car rien de plus réel que ce qu’il nous promet.
3. « Celui », dit le Sauveur, « qui écoute mes paroles et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle et ne passera point en jugement ; mais il passe de la mort à la vie ». Où et quand passons-nous de la mort à la vie, de manière à ne pas entrer en jugement ? En ce monde, on passe de la mort à la vie ; en cette vie, qui n’est point encore la véritable, on passe de la mort à la vie. En quoi consiste ce passage ? « Celui qui écoute mes paroles et croit à celui qui m’a envoyé ». En gardant ces paroles, tu y crois et tu passes. Peut-on passer sans changer de place ? Certainement. Le corps garde sa place, et l’on passe spirituellement. Où était-on, pour s’éloigner, et où passe-t-on ? On passe de la mort à la vie. Imagine-toi qu’un homme se trouve ici, en qui se réalise ce que nous disons. Il est là, il écoute n peut-être ne croyait-il pas encore ; mais en entendant, il croit : tout à l’heure, il n’avait pas la foi, il l’a maintenant : il est, en quelque manière, sorti du pays de l’infidélité, pour entrer dans la région de la foi n son corps est demeuré immobile, son cœur seul est changé de place en ce sens qu’il s’est porté au bien : ceux, en effet, qui s’écartent de la règle de la foi, ne se portent-ils pas au mal ? Voilà comment en cette vie, qui n’est pas, je l’ai dit, la véritable, on passe de la mort à la vie, de manière à ne pas entrer en jugement. Pourquoi ai-je dit que cette vie n’est pas encore la vie ? C’est que, si elle était la vie, le Sauveur n’aurait pas dit à quelqu’un : « Si tu veux parvenir à la vie, garde les commandements [566] ». Il n’a pas dit : Si tu veux parvenir à la vie éternelle ; il n’a pas ajouté le mot : éternelle ; il s’est borné à dire : « la vie ». Cette vie-ci ne mérite donc pas d’être appelée la vie, parce qu’elle n’est point la véritable vie. Quelle est la véritable vie, sinon la vie éternelle ? Écoute l’Apôtre ; voici ce qu’il dit à Timothée : « Ordonne aux riches de ce monde de n’être point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance en des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne avec abondance ce qui est nécessaire à la vie ; d’être charitables et bienfaisants, riches en bonnes œuvres ; de donner de bon cœur, de faire part de leurs biens aux pauvres ». À quoi bon tout cela ? Écoute ce qui suit : « De se faire un trésor et un fondement solide pour l’avenir, afin d’embrasser la véritable vie [567] ». Puisque les riches doivent se faire un trésor et un fondement solide pour l’avenir, afin d’embrasser la vie véritable, la vie dont ils sont aujourd’hui en possession est donc une vie fausse. Car, pourquoi vouloir embrasser la véritable vie, si déjà tu la possèdes ? Tu veux embrasser la vraie vie ? Il te faut donc sortir de la vie fausse. Par où passer ? Où aller ? Écoute et crois, et tu effectues le passage de la mort à la vie, et tu n’entres pas en jugement.
4. Que veulent dire ces paroles : Et tu ne viens pas au jugement ? Peut-il y avoir quelqu’un de meilleur que l’apôtre Paul, qui disait : « Nous devons tous comparaître au tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû à ses bonnes ou à ses mauvaises actions, pendant qu’il était revêtu de son corps [568] ? » Paul a dit : « Nous devons tous comparaître au tribunal de Jésus-Christ » ; et toi, tu oses te promettre de ne pas venir au jugement ? – Dieu me préserve d’oser me promettre de moi-même un tel privilège : mais je crois à la parole de celui qui me l’a promis. C’est le Sauveur qui parle ; c’est la Vérité qui promet ; car le Christ m’a dit : « Celui qui écoute mes paroles et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle, et il passe de la mort à la vie, et il ne viendra pas en jugement ». J’ai donc entendu les paroles de mon Seigneur, et j’y ai cru : d’infidèle que j’étais, je suis devenu fidèle : suivant l’avis qu’il m’en a donné, je suis passé de la mort à la vie, et je ne viens pas au jugement ; et si je m’exprime ainsi, ce n’est point par l’effet de ma présomption, mais en conséquence des promesses de mon Sauveur. – Paul parle donc d’une manière différente de celle du Christ ? Le serviteur se met donc en contradiction avec son Seigneur, le disciple avec son maître, et l’homme avec Dieu ? Le Christ n’a-t-il pas dit, en effet : « Celui qui écoute et qui croit, passe de la mort à la vie, et ne viendra pas au jugement ? » D’un autre côté, à entendre l’Apôtre, « ne faut-il pas que nous comparaissions tous au tribunal de Jésus-Christ ? » En vérité, si celui-là ne vient pas en jugement, qui comparaît devant un tribunal, c’est à n’y plus rien comprendre.
5. Le Seigneur notre Dieu nous révèle et nous enseigne par ses Écritures dans quel sens nous devons entendre le mot jugement, dont il se sert. Veuillez, je vous prie, me prêter toute votre attention. Parfois le jugement s’entend dans le sens de punition, et parfois dans celui de discernement. C’est en ce dernier sens qu’il est employé dans ce passage : « Il faut que nous comparaissions tous au tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû à ses bonnes ou à ses mauvaises actions, pendant qu’il était revêtu de son corps ». Distribuer des récompenses aux bons et des punitions aux méchants, voilà lien en quoi consiste le discernement. Si le mot jugement devait toujours être pris en mauvaise part, le Psalmiste n’aurait pas dit : « Seigneur, jugez-moi ». À entendre ces paroles du Prophète : « Jugez-moi, Seigneur », quelqu’un s’étonnera peut-être ; car l’homme a pour habitude de dire : Que Dieu me pardonne ! Seigneur, épargnez-moi ! Mais lui a-t-on jamais entendu dire : « Jugez-moi, Seigneur ? » Il arrive parfois que, dans le psaume, ce verset se répète : le lecteur le dit une fois, et le peuple le chante ensuite. Ne se laisse-t-on pas effrayer ? Ne craint-on pas de s’adresser à Dieu et de lui dire : « Jugez-moi, Seigneur ? » Non, le peuple des croyants chante ces paroles, et il ne pense nullement à se souhaiter du mal, en redisant ce qu’il a appris dans les saints livres : et quand même il ne le comprendrait point parfaitement, il suppose que ce qu’il chante est bon. Toutefois, le Psalmiste lui-même a voulu nous donner l’intelligence de ses paroles ; car il continue, et, dans le verset suivant, il nous montre de quel jugement il a parlé : il a fait allusion, non pas au jugement de condamnation, mais à celui de discernement. Il dit effectivement : « Jugez-moi, Seigneur ». Qu’est-ce à dire : « Jugez-moi, Seigneur ? Et séparez ma cause de celle d’une nation impie ». C’est donc pour ce jugement de discrétion que « nous devons comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ ». Pour le jugement de condamnation, c’est de lui qu’il s’agit dans ce passage : « Celui qui écoule mes paroles et croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle, et il ne viendra pas au jugement, mais il passe de la mort à la vie ». Que veut dire : « Il ne viendra pas au jugement ? » Il ne sera pas condamné. Prouvons, d’après les Écritures, que le mot jugement a été employé dans le sens de punition : vous le verrez tout à l’heure ; dans la suite même de la leçon qui nous occupe, ce mot n’a été employé qu’avec le sens de condamnation et de punition[569]. Ecrivant à ceux qui profanaient le corps que vous connaissez en qualité de fidèles, l’Apôtre dit quelque part, qu’à cause de leur sacrilège, ils étaient frappés de la main de Dieu. Voici en quels termes il s’exprime : « C’est pourquoi il y en a beaucoup parmi vous qui sont malades et languissants, et plusieurs dorment profondément ». C’est pourquoi, aussi, beaucoup d’entre eux mouraient. Il ajoute : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu » ; ou, en d’autres termes : Si nous nous corrigions nous-mêmes, Dieu ne nous corrigerait pas. « Mais lorsque nous sommes jugés, c’est Dieu qui nous reprend, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde [570] ». Il en est donc que Dieu juge ici-bas, c’est-à-dire qu’il punit afin de les épargner dans l’autre monde : il y en a d’autres qu’il épargne dans la vie présente, pour les punir plus sévèrement dans l’avenir : d’autres, encore, éprouvent de grandes peines sans être punis néanmoins, lorsque les châtiments de Dieu n’ont pu les amener au repentir ; ils ont méprisé, sur la terre, les sévères leçons de leur Père céleste, aussi subiront-ils l’arrêt de condamnation qu’il prononcera contre eux, lorsqu’il sera leur juge. À la fin du monde, il y aura donc un jugement où Dieu, c’est-à-dire le Fils de Dieu, chassera le diable et ses anges, et, avec eux, tous les fidèles et les impies ; à ce jugement ne viendra pas celui qui croit maintenant, et qui, à cause de cela, passe de la mort à la vie.
6. Cependant, ne t’imagine pas que la foi t’empêchera de mourir corporellement ; n’interprète point d’une manière charnelle les paroles du Sauveur, et ne va pas te tenir ce langage : Le Seigneur m’a dit : « Celui qui écoute mes paroles et croit à celui qui m’a envoyé, est passé de la mort à la vie ». Donc, puisque j’ai cru, je ne mourrai pas. Sache-le bien, tu mourras ; c’est une dette que tu dois payer à cause du péché d’Adam ; car il lui a été dit : « Tu mourras de mort [571] ». Voilà une condamnation que nous avons alors tous encourue : impossible de nous y soustraire, Mais quand tu auras subi la mort du vieil homme, tu seras reçu dans l’éternelle vie de l’homme nouveau, et tu passeras de la mort à la vie. Pour le moment, travaille à passer à la vie. Quelle est ta vie ? La foi. « Le juste vit de la foi[572] ». En quel état se trouvent les infidèles ? Dans un état de mort. Au milieu de pareils morts se trouvait corporellement celui à qui le Sauveur disait un jour : « Laisse les morts ensevelir leurs morts[573] ». Il y a donc, même en cette vie, des hommes qui sont morts, et d’autres qui sont vivants ; et tous y semblent être en possession de la vie. Qui sont les morts ? Ceux qui n’ont pas cru. Qui sont les vivants ? Ceux qui ont la foi. Quel langage l’Apôtre tient-il à ceux qui sont morts ? « Lève-toi, toi qui dors » ; il parle d’un sommeil, et non d’une mort. Écoute ce qui suit : « Lève-toi, toi qui dors, et sors d’entre les morts ». Et comme si celui-ci lui disait : Où irai-je ? Paul répond : « Et le Christ t’éclairera [574] ». Au moment où Jésus-Christ t’éclairera des rayons de la foi, tu passeras de la mort à la vie n puisses-tu y rester, tu ne viendras pas au jugement.
7. Voici qu’il va lui-même nous expliquer sa pensée ; il ajoute donc : « En vérité, en vérité, je vous le dis ». Il avait dit précédemment : « Il est passé de la mort à la vie ». Nous croirions peut-être pouvoir inférer de ces paroles que le Sauveur a fait allusion à la résurrection future : mais non ; aussi veut-il nous faire comprendre en quoi consiste le passage de la mort à la vie ; il veut nous faire comprendre que passer de la mort à la vie, c’est passer de l’infidélité à la foi, de l’injustice à la justice, de l’orgueil à l’humilité, de la haine à la charité ; c’est pourquoi il continue : « En vérité, en vérité, je vous le dis : l’heure vient, et elle est déjà venue ». Y a-t-il rien de plus clair ? Il est évident qu’il nous a donné la clef de ses paroles, et que ce qu’il nous a dit se fait au moment même où il s’adresse à nous : « L’heure vient ». Quelle heure ? « Et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront vivront ». Nous avons déjà parlé de cette sorte de morts. Que penser, mes frères ? Dans cette multitude qui m’entend, n’y a-t-il aucun mort ? Sans doute. Ceux-là vivent et ne sont pas morts, qui croient et agissent selon la règle de la vraie foi ; mais, par contre, ceux-là doivent être évidemment comptés parmi les morts, qui ne croient pas, ou qui croient à la manière des démons [575], parce qu’ils tremblent et vivent mal ; parce que, tout en confessant le Fils de Dieu, ils n’ont pas la charité. Et, toutefois, nous en sommes encore à cette heure ; car cette heure, dont le Christ nous a parlé, n’est pas du nombre des douze heures d’un même jour. Du moment où il a parlé jusqu’au temps où nous vivons, et jusqu’à la fin du monde, il n’y aura qu’une seule heure, et elle a maintenant cours : c’est à elle que Jean fait allusion dans ce passage de son Epître : « Mes petits enfants, voici la dernière heure [576] ». C’est donc l’heure présente. Que celui qui vit, vive ; que vive aussi celui qui est mort : que celui qui gisait au nombre des morts, entende la voix du Fils de Dieu, qu’il se lève et qu’il vive. Au tombeau de Lazare, le Christ a élevé la voix, et l’homme qui s’y trouvait enseveli depuis quatre jours, est ressuscité. Il sentait mauvais, et, pourtant, il est revenu à la vie de ce monde ; il était enseveli, on avait posé sur lui une pierre : néanmoins, la voix du Sauveur a pénétré au-delà de cette pierre : et ton cœur est si dur que la voix du Christ n’a pu encore le briser ? Lève-toi dans ton cœur, sors de ton sépulcre. Car tu étais mort, tu étais étendu dans ton cœur comme dans un tombeau ; semblables à une pierre, tes mauvaises habitudes pesaient sur toi. Lève-toi et sors. Qu’est-ce à dire : « Lève-toi et sors ? Crois et confesse ta croyance, car celui qui croit, ressuscite, et celui qui confesse, sort de son sépulcre. Pourquoi disons-nous que celui qui confesse sort de son tombeau ? C’est qu’avant de confesser, il n’était pas connu, tandis que, par sa confession, il quitte les ténèbres pour se montrer nu grand jour. Une fois qu’il a confessé, qu’est-ce que Dieu dit de lui à ses ministres ? Ce qu’il avait dit près du monument funèbre de Lazare : « Déliez-le et laissez-le marcher [577] ». Comment cela ? Parce que le Christ a dit à ses Apôtres : « Ce que vous délierez sur la terre sera délie dans le ciel [578] ».
8. « L’heure vient et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront vivront. » Qui les fera vivre ? La vie. Quelle vie ? Le Christ. Comment prouver qu’ils puiseront la vie dans le Christ ? C’est qu’il a dit lui-même : « Je suis la voie, la vérité, et la vie [579] ». Veux-tu marcher ? « Je suis la voie ». Veux-tu échapper à l’erreur ? « Je suis la vérité ». Veux-tu ne pas mourir ? « Je suis la vie ». Voici ce que te dit le Sauveur : Tu ne peux aller nulle part que vers moi ; tu ne peux marcher que par moi. Cette heure a donc maintenant son cours : tout ce que j’ai dit a aussi lieu ers ce moment, et ne cesse point de se faire. Les hommes qui étaient morts, ressuscitent. à la voix du Fils de Dieu, ils passent à la vie, et, par leur persévérance à croire en lui, ils vivent de lui. Car le Fils est source de vie ; et ceux qui croient en lui viennent y puiser.
9. Mais comment possède-t-il la vie en lui-même ? De la même manière que le Père la possède. Écoute-le, voici ce qu’il te, dit : Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en lui-même la vie ». Mes frères, je vais vous expliquer de mon mieux ces paroles : elles sont évidemment de nature à porter le trouble dans les intelligences peu développées. Pourquoi le Christ a-t-il ajouté ces mots : « En lui-même ? » Il lui aurait suffi de dire : « Comme le Père a la vie, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie ». Il. a ajouté : « En lui-même ». En effet, le Père a la vie en lui-même, et le Fils aussi la possède en lui-même. Par le fait que Jésus a dit : « en lui-même », il devient évident qu’il a voulu nous insinuer quelque chose ; il est sûr aussi que ces paroles renferment un sens mystérieux et caché. Frappons, et l’on nous ouvrira. O Dieu, que nous avez-vous dit ? Pourquoi avez-vous ajouté : « En lui-même ? » L’apôtre Paul, à qui vous avez communiqué la vie, ne la possédait-il pas ? Indubitablement, il la possédait. Pareillement, les morts auxquels vous rendez la vie, et qui y passent par la foi en votre parole, ne l’auront-ils pas en vous, après ce passage ? Oui, ils l’auront, car tout à l’heure j’ai moi-même expressément dit : « Celui qui écoute mes paroles et croit à Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle ». Ceux qui croient en vous ont donc la vie éternelle : pourtant, vous n’avez pas dit qu’ils l’ont en eux-mêmes. Mais, en parlant du Père, vous avez dit : « Comme le Père a la vie en lui-même », puis vous avez ajouté relativement à vous : « Ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en lui-même la vie ». Comme le Père a la vie, ainsi a-t-il donné au Fils de l’avoir. Où l’a-t-il ? « En lui-même ». Où a-t-il donné au Fils de l’avoir ? « En lui-même ». Où Paul l’avait-il ? Non pas en lui-même, mais dans le Christ. Et toi, fidèle, où l’as-tu ? Non pas en toi-même, mais dans le Christ. Voyons si l’Apôtre raisonne de la même manière. « Je « vis, mais ce n’est pas moi qui vis, c’est le « Christ qui vit en moi [580] ». Notre vie, en tant que nôtre, c’est-à-dire en tant que résultat de notre volonté propre, ne sera jamais qu’une vie mauvaise, pécheresse et coupable ; mais notre vie bonne nous vient de Dieu et n’a point sa source en nous-mêmes : c’est Dieu qui nous la donne, et nous sommes incapables de nous la procurer. Pour le Christ, il a la vie en lui-même, comme le Père ; car il est le Verbe de Dieu. Sa vie n’est pas tantôt bonne et tantôt mauvaise, mais l’homme vit tantôt bien et tantôt mal. Celui qui vit mal vit de sa propre vie, et si l’on vit bien, c’est qu’on est passé à la vie du Christ. Avant de participer à sa vie, tu étais étranger à ce que tu as reçu depuis, et seulement susceptible de le recevoir. Quant au Fils de Dieu, il n’y a jamais eu un seul instant où il ait été privé de la vie et où il ait dû la recevoir ensuite ; car, évidemment, s’il la recevait, il ne la posséderait pas en lui-même : Quel est, en effet, le sens du mot : « En lui-même ? » C’est qu’il était la vie même.
10. Je vais vous dire une chose peut-être encore plus claire. Quelqu’un, par exemple, allume une lampe ; si tu considères la petite flamme qui se montre à cette lampe, fuseras obligé de convenir qu’elle a la lumière en elle-même ; mais, en l’absence de la lampe, tes yeux étaient comme morts et ne voyaient rien ; mais dès qu’ils l’aperçoivent, ils ont la lumière, et, toutefois, ils ne l’ont pas en eux-mêmes. S’ils se détournent de la lampe, ils sont plongés dans les ténèbres, s’ils se tournent de son côté, ils reçoivent l’éclat de ses rayons. Tant que le feu de cette lampe existe, il brille ; mais dès que lu veux lui enlever son éclat, tu l’éteins nécessairement du même coup ; car il lui est impossible de subsister, indépendamment de cet éclat. Quant au Christ, il est une lumière inextinguible, coéternelle au Père, toujours brillante, toujours resplendissante, toujours brûlante ; car si elle ne brûlait point, le Psalmiste dirait-il : « Personne ne peut se dérober à sa chaleur [581] ? « Plongé dans l’iniquité, tu es froid : si tu t’approches de lui, tu te réchauffes, mais tu te refroidis aussitôt que tu t’en éloignes. Tes péchés t’environnent d’épaisses ténèbres, tourne-toi vers lui, il t’illuminera ; en lui tournant le dos, tu retomberas dans l’obscurité. Par conséquent, tu n’es par toi-même que ténèbres : et quand tu viens à être éclairé, tu n’es nullement la lumière, bien que tu sois au sein de la lumière. Aussi l’Apôtre dit-il : « Vous étiez autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur [582] ». Après ces mots : « Mais maintenant vous êtes lumière », il ajoute : « dans le Seigneur ». Pourquoi, lumière ? Parce que tu es entré en participation de sa lumière. Eloigne-toi de cette lumière dont les rayons se reflètent sur ta personne, tu retombes dans ta propre obscurité. Il n’en est pas ainsi du Christ, il en est tout différemment du Verbe de Dieu. Qu’en est-il donc ? « Comme le Père a la lumière en lui-même, ainsi « a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la lumière en lui-même ». Ainsi, il vit, non parce qu’il entre en participation de la vie d’un autre, mais parce qu’il possède la vie dès toujours, parce qu’il est, par essence, la vie même. « Ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la vie ». Comme il la possède, il a donné au Fils de la posséder. Quelle différence y a-t-il entre le Père et le Fils ? C’est que l’un donne et que l’autre reçoit. Mais le Fils existait-il au moment où il a reçu ? Supposerions-nous que le Christ ait jamais pu se trouver privé de la lumière ? N’est-il pas, en effet, cette sagesse du Père, de laquelle il a été dit : « Elle est la splendeur de la lumière éternelle [583] ? » Ces mots : « Il a donné au Fils », ne sont, en d’autres termes, que ceux-ci : Il a engendré le Fils, et, en l’engendrant, il lui a donné. Comme il lui a donné l’être, ainsi lui a-t-il donné d’être la vie ; et il le lui a donné de manière à ce qu’il eût la vie en lui-même. Qu’est-ce à dire, qu’il eût la vie en lui-même ? c’est-à-dire, qu’au lieu de la puiser ailleurs, il en fût lui-même la plénitude, et la communiquât à tous les croyants, tant qu’ils vivraient. « Il lui a donc donné d’avoir la vie en lui-même ». Il le lui a donné eu quelle qualité ? En tant qu’il est son Verbe, Celui qui, « au commencement était le Verbe, et le Verbe en Dieu ».
11. De plus, parce que le Verbe s’est ni homme, qu’a-t-il reçu du Père en cette qualité ? « Et il lui a donné la puissance de rendre les jugements, parce qu’il est le Fils de l’homme ». En tant qu’il est Fils de Dieu, « comme le Père a la vie en lui-même, ainsi lui a-t-il donné d’avoir en lui-même ta vie » ; en tant qu’il est Fils de l’homme, le Père « lui a donné la puissance de rendre les jugements ». Voilà pourquoi j’ai dit hier à votre charité qu’au jugement on verra l’homme, mais qu’on n’apercevra pas le Dieu, et qu’après le jugement le Dieu se manifestera aux yeux de ceux qui en seront sortis victorieux, tandis qu’Il se dérobera à la vue des impies[584]. En Jésus-Christ, l’homme se montrera donc au jugement, revêtu de cette forme avec laquelle il est monté an ciel et en redescendra : telle est la raison de ces paroles prononcées par lui : « Le Père ne juge personne, mais il a donné son jugement au Fils[585] ». Il exprime à nouveau cette pensée, quand il dit : « Et il lui a donné la puissance de rendre les jugements, parce qu’il est Fils de l’homme ». Mais, me diras-tu, pourquoi « le Père a-t-il donné au Fils la puissance de rendre les jugements ? » Y a-t-il eu un seul instant où le Fils n’ait point possédé le pouvoir de juger ? Comment ! « Au commencement, il était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; toutes choses ont été faites par lui [586] », et il n’aurait pas eu le pouvoir de porter les jugements ? Le motif pour lequel le Père « lui a donné le pouvoir de porter les jugements est le même que celui pour lequel il a reçu ce pouvoir ; le voici : « c’est qu’il est le Fils de l’homme » ; car, en tant qu’il est Dieu, il l’a toujours eu ; mais il l’a reçu, en tant qu’il a été attaché à la croix. Celui qui est mort se trouve maintenant au sein de la vie ; quant au Verbe rie Dieu, jamais il n’a subi les atteintes du trépas ; toujours il a été vivant.
12. Au sujet de la résurrection, quelqu’un d’entre nous disait peut-être : Voilà que nous sommes ressuscités ; celui qui écoute le Christ et croit en lui, passe de la mort à la vie et ne viendra pas au jugement : l’heure vient, et elle est déjà venue, où vit celui qui écoute la voix du Fils de Dieu : il était mort, il a entendu cette voix, il est ressuscité. Pourquoi alors parler d’une autre résurrection, qui se fera plus tard ? Patience ! Ne te hâte point de parler ton jugement, car tu tomberais avec lui. Il y a d’abord la résurrection, dont nous venons de nous entretenir, et qui s’opère au temps présent. Les hommes infidèles, les pécheurs, étaient plongés dans un état de mort ; en devenant justes, ils viennent à la vie : ils passent de la mort de l’infidélité à la vie de la foi ; mais de cela tu n’es pas en droit de conclure qu’il n’y aura pas plus tard une résurrection de la chair : tu dois le croire, il y en aura une. Écoute le Sauveur : il t’a parlé de la résurrection qui se fait par la foi. De ses paroles on aurait pu conclure qu’il n’y en aura pas d’autre : par là, on serait tombé dans l’erreur et le désespoir de ces hommes qui ont perverti les pensées d’autrui « en disant que la résurrection est déjà arrivée, et qui renversent la foi de quelques-uns[587] ». À mon avis, voici ce que ces hommes leur disaient : Dès lors que le Seigneur a dit : « Et celui qui croit en moi est passé de la mort à la vie », il est sûr que la résurrection a déjà eu lieu pour les hommes fidèles que l’infidélité comptait autrefois dans ses rangs : alors, comment peut-on dire qu’il y aura une autre résurrection ? Grâces soient rendues au Seigneur notre Dieu ! Il soutient ceux qui chancellent, il dirige ceux qui hésitent, il affermit ceux qui doutent. Écoute ce qu’il dit ensuite : ses paroles ne te laisseront aucune liberté de te plonger dans les ténèbres de la mort. Si tu as la foi, qu’elle soit entière. – Que dois-je croire, me diras-tu, pour croire complètement ? – Écoute ce que dit le Christ : « Ne vous étonnez pas de cela », c’est-à-dire, de ce que le Père a donné au Fils la puissance de faire le jugement : je veux dire, le jugement final. Comment cela ? « Ne vous étonnez pas de cela, car l’heure vient ». Le Sauveur n’ajoute pas : « Et elle est déjà venue ». Quand il était question de la résurrection opérée par la foi, ne disait-il pas : « L’heure vient, et elle est déjà venue ? pour celle des corps morts, il dit : « L’heure vient », et il n’ajoute pas : « Et elle est déjà venue », parce qu’elle n’arrivera qu’à la fin du monde.


13. Quelle preuve me donneras-tu pour m’assurer que, dans la pensée du Christ, il s’agissait de la résurrection des morts ? – Voici ma réponse : Écoute patiemment, et tu te donneras à toi-même cette preuve. Continuons donc : « Ne vous étonnez pas de cela, « car l’heure vient où ceux qui sont dans les « sépulcres ». Peut-on parler plus clairement de la résurrection des morts ? Jusqu’alors il n’avait pas dit : « Ceux qui sont dans les sépulcres », mais : « Les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront, vivront ». Il ne dit pas : Les unis vivront, les autres seront condamnés, parce que tous ceux qui croient vivront. Quant à ce qui est des sépulcres, comment s’exprime-t-il ? « Tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix, et ils en sortiront ». Il ne dit pas : « Ils entendront et vivront ». Car s’ils se trouvent dans les tombeaux après avoir mené une vie corrompue, ils ressusciteront pour la mort, et non pour la vie. Quels seront ceux qui sortiront des sépulcres ? Voyons-le. Tout à l’heure, parce qu’ils avaient entendu et cru, les morts revenaient à la vie ; remarque-le cependant : aucune différence n’existait entre eux ; car le Sauveur n’a pas dit : Les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et lorsqu’ils l’auront entendue, les unis vivront, et les autres seront condamnés. Voici ses paroles : « Tous ceux qui auront entendu, vivront ». Car ceux qui croient, ceux qui ont la charité, vivront, et personne ne mourra. Mais, quand il s’agit des tombeaux, il s’exprime en ces termes : « Ils entendront sa voix et ceux qui auront bienfait en sortiront pour la résurrection de la vie, et ceux qui auront mal fait, pour la résurrection du jugement ». Voilà bien le jugement, voilà bien la punition dont il a parlé tout à l’heure : « Celui qui croit en moi est passé de la mort à la vie, et il ne viendra pas au jugement ».


14. « Je ne puis rien faire de moi-même ; comme j’entends, je juge, et mon jugement est juste ». Si vous jugez comme vous entendez, qui entendez-vous ? Si c’est le Père, il est sûr que « le Père ne juge personne ; mais il a donné tout jugement au Fils ». – Vous êtes donc comme le héraut du Père ! Alors, quand dites-vous ce que vous entendez ? – Ce que j’entends, je le dis, car je suis ce qu’est le Père : mon être consiste à parler, car je suis le Verbe du Père. Voilà ce que te dit le Christ. Maintenant, interprète ses paroles. Que veut dire : « Comme j’entends, je juge ? » Ceci, évidemment : Comme je suis. Car comment le Christ entend-il ? Je vous en conjure, mes frères, cherchons. Le Christ entend son Père. Comment le Père lui parle-t-il ? Il est sûr que, s’il lui parle, il lui adresse la parole ; personne, en effet, ne peut dire quelque chose à un autre sans parler. Comment donc le Père peut-il parler au Fils, puisque le Fils est le Verbe du Père ? Tout ce que le Père nous dit, il nous le dit par son Verbe. Son Verbe n’est autre que son Fils : alors, quelle autre parole peut-il adresser à sa Parole ? Dieu est un, il a un Verbe unique, et, dans cet unique Verbe, il contient tout. Quel est donc le sens de ce passage : « Comme j’entends, je juge ? » Comme je suis du Père, je juge. Donc, « mon jugement est juste ». Si vous ne faites rien de vous-même, ô Seigneur Jésus, comme l’imaginent les hommes charnels ; si vous ne faites rien de vous-même, comment avez-vous pu dire, il n’y a qu’un instant : « Ainsi, le Fils lui-même vivifie qui il veut ? » Vous dites maintenant : Je ne fais rien de moi-même, Mais sur quoi le Fils attire-t-il principalement notre attention ? Sur ce qu’il est du Père, Celui qui est du Père, n’est pas de lui-même, Que si le Fils était de lui-même, il ne serait pas le Fils : il est du Père. Pour exister, le Père n’est pas du Fils, mais le Fils est du Père. Il est égal au Père, et, néanmoins, il est de lui, tandis que le Père n’est pas du Fils.


15. « Parce que je cherche, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Le Fils unique dit : « Je ne cherche pas ma volonté », et des hommes veulent faire la leur ! Lui, qui est égal au Père, il s’humilie si profondément, et nous voyons s’élever si haut des hommes tombés si bas, et qui ne peuvent se relever sans le secours d’une main étrangère ! Faisons donc la volonté du Père, la volonté du Fils et celle du Saint-Esprit, parce qu’une est la volonté, la puissance et la majesté de la Trinité tout entière. Cependant, le Fils dit : « Je suis venu faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé » ; la raison en est que le Christ est, non pas de lui-même, mais de son Père. Et s’il a paru sous la forme d’un homme, c’est qu’il a emprunté cette forme à la créature humaine qu’il avait tirée du néant.

VINGT-TROISIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE L’ÉVANGILE : « SI JE RENDS TÉMOIGNAGE DE MOI », JUSQU’À CES AUTRES : « ET VOUS NE VOULEZ PAS VENIR À MOI, AFIN D’AVOIR LA VIE ». DANS CE TRAITÉ, IL EST ENCORE QUESTION DES PASSAGES DÉJÀ EXPLIQUÉS PRÉCÉDEMMENT, À PARTIR DE CELUI-CI : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS LE FILS NE PEUT RIEN FAIRE DE LUI-MÊME, ETC. » (Chap. 5,19-40.)

LES ŒUVRES DU CHRIST.

Moïse, saint Jean, les Prophètes, les Apôtres, n’étaient pas la véritable lumière, ils n’étaient que des lampes ; leur témoignage en faveur du Christ avait donc moins de prix que celui du Christ lui-même et de ses œuvres. Les âmes trouvent leur vie uniquement en Dieu ; le Père les crée et les fait sortir du tombeau du péché par le Fils, car il lui montre ce qu’il doit faire, le Fils le voit ; de cette démonstration du Père et de cette intuition du Fils, qui n’ont aucune analogie avec une démonstration et une intuition humaines, résultent la création et la résurrection des âmes. Comme Dieu, le Christ produit donc, dans le domaine des âmes, d’admirables opérations : comme homme, il ressuscitera les corps, et, en ce pouvoir, il puise un droit imprescriptible à notre foi et à notre respect.

1. Si nous suivons le conseil que le Sauveur nous donne en un certain endroit de l’Évangile, nous comparerons l’homme, qui écoute sa parole avec soin, au constructeur prudent d’une maison : ce constructeur creuse des fondations assez profondes pour asseoir les murs sur une base solide, sur la pierre, et les rendre capables de résister à la violence des eaux du torrent : par là, au lieu d’être miné et renversé par l’inondation, l’édifice se trouve solide au point de briser les flots qui l’assaillent [588]. Considérons les divines Écritures comme un terrain où nous voulons construire un édifice ; n’épargnons pas nos peines ; ne nous arrêtons pas à la surface, creusons assez profondément pour rencontrer la pierre. « Mais la pierre était le Christ [589] ».

2. Le passage que nous venons de lire a trait au témoignage que le Sauveur se rend à lui-même. Il n’a pas besoin que les hommes rendent témoignage en sa faveur, car les preuves de sa divinité lui viennent de plus haut. En quoi consistent-elles ? Le voici : « Les œuvres que je fais », dit-il, « rendent témoignage de moi » ; puis il ajoute : « Et le Père, qui m’a envoyé, me rend aussi témoignage ». Quant à ses œuvres elles-mêmes, il reconnaît avoir reçu de son Père le pouvoir de les faire. Elles lui rendent donc témoignage, et il en est de même de son Père. Mais saint Jean ne lui en a-t-il rendu aucun ? Pardon. Mais il était comme une lampe destinée plutôt à couvrir de confusion les ennemis du Seigneur Jésus, qu’à réjouir les yeux de ses amis ; car le Père éternel avait déjà dit auparavant par la bouche d’un Prophète : « J’ai préparé une lampe à mon Christ ; je couvrirai ses ennemis d’un vêtement de confusion ; mais sur lui resplendira l’éclat de ma sainteté [590] ». Supposons donc que tu es enveloppé de profondes ténèbres : tu aperçois cette lampe ; sa lumière te jette dans l’admiration ; à sa vue, la joie s’empare de ton âme ; mais cette lampe t’avertit de l’existence d’un soleil, en présence duquel tu devras tressaillir. Sans doute, elle brille au milieu des ombres de la nuit, mais elle te recommande d’attendre le jour, Il est donc impossible de dire que le témoignage de cet homme était inutile ; car, s’il en eût été ainsi, pourquoi l’envoyer et lui confier une mission ? Toutefois, afin que personne ne se contente de la lumière de cette lampe, et ne la croie suffisante, le Sauveur ne nous en parle ni de façon à nous la faire regarder comme inutile, ni de manière à ce que nous nous en contentions. La sainte Écriture fait allusion à un autre témoignage : elle nous dit positivement ici que Dieu lui-même a rendu témoignage à son Fils ; et les Juifs avaient placé leur espérance dans cette Écriture, c’est-à-dire dans la loi que Dieu leur avait donnée par le ministère de Moïse, son serviteur. « Examinez à fond le sens de l’Écriture », leur dit le Sauveur ; scrutez-la, « puisque vous y voyez la source de la vie éternelle ; elle me rend témoignage, et, pourtant, vous ne voulez point venir à moi pour avoir la vie ». Pourquoi pensez-vous trouver la vie éternelle dans l’Écriture ? Interrogez-la donc ; demandez-lui à qui elle rend témoignage, et sachez quelle est la vie éternelle. À cause de Moïse, ils voulaient renier le Christ, comme si le Christ était l’ennemi des institutions et des commandements de Moïse. Aussi, pour les réduire au silence, en appelle-t-il comme à la lumière d’une autre lampe.

3. À vrai dire, tous les hommes sont des lampes susceptibles d’être allumées et d’être éteintes ; si la sagesse les dirige, ils répandent autour d’eux la lumière et la chaleur ; mais ils ne doivent pas l’oublier : au moment où ils projettent le plus vif éclat, leurs rayons peuvent tout à coup faire place aux plus profondes ténèbres. Si, en effet, les serviteurs de Dieu n’ont pas cessé d’être des lampes ardentes, ç’a été, chez eux, un effet de la miséricorde du Seigneur, et non une suite de leurs propres efforts ; car la grâce du Tout-Puissant, qui est gratuite, est l’huile avec laquelle s’entretiennent les lampes dont nous parlons. « J’ai travaillé plus que les autres », dit l’une de ces lampes ; mais afin qu’on n’attribue point à ses propres forces l’éclat dont elle brille, il ajoute : « Non pas moi néanmoins, mais la grâce de Dieu avec moi [591] ». Aussi devons-nous regarder comme des lampes toutes les prophéties qui ont été faites avant l’avènement du Sauveur. Voilà pourquoi l’apôtre saint Pierre s’exprime ainsi, en parlant d’elles : « Nous avons, d’ailleurs, encore une preuve plus frappante dans les oracles des Prophètes sur lesquels vous faites bien d’arrêter vos regards comme sur un flambeau qui luit, dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à paraître, et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs[592] ». C’est pourquoi tous les Prophètes sont des lampes, et toutes les prophéties un immense faisceau lumineux. Et les Apôtres ? Qu’étaient-ils eux-mêmes, sinon des lampes ? Oui, certes, ils étaient des lampes : Jésus-Christ seul n’en était pas, car il ne pouvait ni être allumé ni s’éteindre. Celui qui disait : « Comme mon Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné à son Fils d’avoir aussi en lui la vie ». Les Apôtres étaient donc des lampes : et encore les voyons-nous rendre grâces à Dieu d’être éclairés des rayons de la vérité, de brûler des ardeurs de l’Esprit de charité, d’être pourvus de l’huile de la grâce céleste. S’ils n’étaient pas vraiment des lampes, le Sauveur leur dirait-il : « Vous êtes la lumière du monde ? » Toutefois, après leur avoir tenu ce langage : « Vous êtes la lumière du monde », il veut leur faire comprendre que leur éclat n’est point pareil à celui dont il est question dans le passage suivant. « Celui-là était la véritable lumière, qui éclaire tout homme venant en ce monde ». L’écrivain sacré avait ainsi parlé de Notre-Seigneur, pour le distinguer nettement de saint Jean-Baptiste ; quant au Précurseur, voici ce qu’en disait l’Évangéliste : « Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à Celui qui était la lumière[593]. — Comment, me diras-tu, il n’était pas la lumière ? Jésus-Christ n’a-t-il pas affirmé qu’il était une lampe ? — Non, si on le compare au Sauveur, il n’était pas la lumière ; car, « celui-là était la véritable lumière, qui éclaire tout homme venant en ce monde ». Notre-Seigneur dit donc à ses apôtres : « Vous êtes la lumière du monde » ; et, afin qu’ils ne pussent s’attribuer à eux-mêmes ce qui s’appliquait au Christ seul, afin que le vent de l’orgueil ne vînt point éteindre leur lampe, il ajouta aussitôt à ces paroles : « Vous êtes la lumière du monde », ces autres paroles : « Une ville, placée sur une montagne, ne peut être cachée, et l’on n’allume pas une lampe pour la placer sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison ». — Mais Jésus-Christ a-t-il donné à ses Apôtres le nom de lampes ? Peut-être ne leur a-t-il confié que la mission d’allumer la lampe destinée à être placée sur le candélabre. — Non, il les a positivement désignés sous le nom de lampes ; j’en trouve la preuve dans ces propres paroles : « Ainsi, que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père, qui est dans les cieux[594] ».

4. Donc, et Moïse, et saint Jean, et les autres Prophètes, et les autres Apôtres ont rendu témoignage au Christ ; et néanmoins, à tous ces témoignages il préfère celui de ses propres œuvres. Ces hommes apportaient au Fils de Dieu l’appui de leur parole ; mais ils n’étaient, à proprement parler, que les organes de Dieu lui-même. Le Très-Haut emploie un autre moyen pour attester la divinité de son Fils il fait connaître son Fils par ce Fils même, et il se fait connaître lui-même par son Fils. Si l’homme peut parvenir jusqu’à Jésus-Christ, il n’aura plus besoin de lampes pour être éclairé, et, en creusant des fondations profondes, il assoira sûrement son édifice sur la pierre.

5. Mes frères, d’après ce qui précède, il est facile de saisir le sens de la leçon d’aujourd’hui. Hier, je suis resté en dette avec vous, je ne l’ignore pas ; mais si je ne vous ai pas tout dit, l’occasion de le faire a été différée et nullement perdue, et le Seigneur a bien voulu me permettre de m’acquitter à votre égard, et de vous adresser aujourd’hui la parole. Rappelez-vous donc ce que vous êtes en droit d’exiger de moi ; ranimons en nous les sentiments de piété et de salutaire humilité que nous avions conçus peut-être jusqu’à un certain point, afin de nous étendre non pas contre Dieu, mais jusqu’à Dieu, et d’élever nos âmes jusqu’à lui, en les répandant sur nous, selon cette expression du Psalmiste : « Où est ton Dieu ? Je repassais ces paroles dans mon cœur et je répandais mon âme sur moi-même [595] ». Élevons donc notre âme vers Dieu, mais non contre Dieu. Le Prophète nous y exhorte encore en ces termes : « J’ai élevé mon âme vers vous, Seigneur[596] ». Et, pour l’élever ainsi, réclamons le secours de Dieu ; car elle est bien appesantie. Mais d’où lui vient sa pesanteur ? De ce que le corps, qui se corrompt, alourdit l’âme, et de ce que cette habitation terrestre abat l’esprit capable de beaucoup de pensées [597]. Oui, demandons le secours d’en haut, dans la crainte de ne pouvoir isoler notre esprit de la multitude de ses pensées pour l’appliquer à un seul objet, ni relever vers Dieu seul une âme abaissée par une foule de préoccupations étrangères ; car, je viens de le dire, la grâce divine est seule capable de produire ce mouvement ascensionnel vers lui, que le Seigneur veut nous voir opérer. Par là seulement, nous pourrons comprendre, dans une certaine mesure comment le Verbe divin, Fils unique du Père, coéternel et égal à Celui qui l’a engendré, ne fait rien que ce qu’il a vu faire à son Père, tandis que le Père ne fait rien que par ce Fils qui le voit. En cet endroit, Notre-Seigneur Jésus a voulu, ce me semble, enseigner aux personnes attentives un grand mystère, le faire pénétrer dans les intelligences suffisamment développées, et exciter à l’étude celles qui ne le sont pas assez, afin que, si elles ne sont point perspicaces, elles méritent du moins, par la pratique de la vertu, de recevoir la vérité. Il nous a donc appris que l’âme humaine, l’intelligence raisonnable, qui nous anime et nous distingue de la bête, ne peut trouver ni son aliment, ni son bonheur, ni son illumination que dans une certaine participation de la substance divine cette âme agit par le corps et avec le corps ; elle le tient sous sa dépendance ; les objets matériels avec lesquels il se trouve en rapport, peuvent procurer à ses différents sens du plaisir ou de la douleur ; aussi, et précisément en raison de l’union intime qui existe entre l’âme et le corps, à cause de leur étroite alliance pendant le cours de cette vie, l’une partage les plaisirs et les souffrances éprouvés par les sens de l’autre ; mais, pour elle, la science du véritable bonheur se trouve uniquement dans la jouissance de cette vie toujours nouvelle, à l’abri de toute vicissitude, et éternelle, qui fait le propre de la substance divine ; comme le corps, qui est inférieur à l’âme, puise sa vie dans son union avec l’âme, qui est elle-même inférieure à Dieu, ainsi l’âme puise son vrai bonheur, sa véritable vie, dans le seul Être qui est au-dessus d’elle. De même, en effet, que l’âme est supérieure au corps, de même est-elle inférieure à Dieu ; elle prête son appui à son inférieur, elle reçoit sa force de son supérieur ; pour dominer son esclave et ne pas se laisser écraser par lui, elle doit donc se soumettre à Dieu et lui obéir. Voilà, mes frères, en quoi consiste cette religion chrétienne qui se prêche dans le monde entier au grand désespoir de ses ennemis, qui excite leurs murmures dès qu’elle les domine, qui subit leurs persécutions dès qu’ils se voient les plus forts. Elle consiste à adorer un seul Dieu, et non à en adorer plusieurs ; car l’unique Maître de l’univers peut seul rendre heureuse l’âme humaine. Le principe de sa félicité, c’est de participer à la nature divine. En se communiquant à une âme faible, une âme sainte ne peut pas la rendre heureuse ; il en est ainsi encore de l’ange par rapport à une âme juste ; la première doit donc aller puiser sa joie à la même source que la seconde, tu ne peux devenir heureux par ton union avec un ange ; vous le serez l’un et l’autre par votre union avec Dieu.
6. De ces notions préliminaires, solidement établies, il résulte que l’âme raisonnable trouve en Dieu seul son bonheur, comme le corps ne tire que de l’âme sa propre vie : et, ainsi, l’âme sert comme d’intermédiaire entre Dieu et le corps. Veuillez me prêter votre attention et vous rappeler avec moi, non pas la leçon d’aujourd’hui, que nous avons suffisamment expliquée, mais celle d’hier, qui nous occupe, que nous examinons et creusons depuis trois jours, afin d’arriver jusqu’à la pierre. Le Christ était le Verbe, le Christ-Verbe de Dieu était en Dieu, le Christ-Verbe était Dieu-Verbe, le Christ Dieu et Verbe était un seul Dieu. Elève-toi jusque-là, âme de l’homme : détourne tes regards de toutes les créatures, prends ton vol, dépasse-les, élève-toi jusqu’à ces sublimes hauteurs. Y a-t-il rien au monde d’aussi puissant que cette créature à laquelle on donne le nom d’âme raisonnable ? Y a-t-il rien d’aussi grand ? Non, rien n’est au-dessus d’elle, si ce n’est le Créateur lui-même. Je le disais donc : le Christ est le Verbe, le Verbe de Dieu, le Dieu-Verbe ; mais il n’est pas seulement Verbe, car « le Verbe s’est fait chair, et il a, habité parmi nous [598] ». Il est donc aussi, et par conséquent, Verbe et homme tout ensemble : car, « ayant la nature de Dieu, il n’a point cru que ce fût de sa part une usurpation de s’égaler à Dieu ». Notre faiblesse nous forçait de ramper à terre : elle nous empêchait de nous élever jusqu’à Dieu ; mais nous a-t-il abandonnés en cet état de bassesse et d’infirmité ? Oh non ! car « Il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme d’esclave [599] ». Il ne s’est nullement dépouillé de la nature divine. Tout Dieu qu’il était, il s’est fait homme, prenant ce qu’il n’était pas, ne perdant point ce qu’il était : en un mot, il est devenu homme-Dieu. En lui se rencontre ce qui convient à la partie faible de toi-même, comme à la partie la plus noble. Que le Christ, en tant qu’homme, te relève du sein de ta faiblesse ; qu’il te conduise, en tant que Dieu-homme, et que comme Dieu il te fasse parvenir jusqu’à lui ! La fin, l’unique fin de la prédication évangélique, et de la dispensation des grâces divines par les mérites du Christ, c’est la résurrection des âmes et celle des corps Le corps et l’âme de l’homme étaient également morts, l’un par suite de sa faiblesse, l’autre par l’effet du péché. Puisque tous les deux étaient morts, ils doivent donc ressusciter aussi tous les deux. Qu’est-ce à dire : Tous les deux ? L’âme et le corps. Mais qu’est-ce qui ramènera l’âme à la vie, si ce n’est le Christ-Dieu ? Où le corps retrouvera-t-il le principe de son existence, sinon dans le Christ-homme ? Dans le Christ il y avait une âme, mais une âme dans son entier : non seulement le principe purement animal de la vie, mais encore ce principe capable de raisonner, auquel on donne le nom d’intelligence. Certains hérétiques d’autrefois se sont vus chassés de l’Église pour avoir pensé qu’au lieu d’être animé par un esprit raisonnable, le corps du Christ l’était seulement par un principe de vie pareil à celui des bêtes ; car privez l’homme de son intelligence, 2 ne lui reste plus que ce principe. Ils ont donc été retranchés du corps de l’Église, et cela par la force même de la vérité : de là, tu dois conclure que le Christ est parfait, c’est-à-dire qu’il se compose du Verbe, d’une âme raisonnable et d’un corps : cet ensemble forme le Christ, Que ton âme sorte donc du tombeau du péché, par cela même que ton sauveur est Dieu ; que ton corps s’échappe des étreintes de la corruption, par cela qu’il est homme. Aussi, mes bien chers frères, considérez autant que je puis vous la découvrir l’étonnante profondeur du mystère contenu dans les paroles de cette leçon : voyez de quel sujet le Christ nous y entretient ; il nous y apprend qu’il est venu en ce monde uniquement pour délivrer les âmes de la mort du péché et les corps de la corruption. Je l’ai déjà dit : les âmes reviennent à la vie de la grâce, en entrant en participation de la substance de Dieu ; et les corps trouvent le principe de leur résurrection dans l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
7. « En vérité, en vérité, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne le voie faire au Père ; quelque chose que celui-ci fasse, le Fils aussi le fait comme lui ». Le ciel, la terre, la mer et tout ce que le ciel, la terre et la mer renferment ; les animaux qui vivent sur la terre, les plantes qui croissent dans les champs, les poissons qui nagent dans l’eau, les oiseaux qui volent dans les airs, les astres du firmament, et, par-dessus tout cela, les Anges, les Vertus, les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances, « toutes choses », en un mot « ont été faites par lui ». Dieu a-t-il fait toutes ces créatures, et, après leur avoir donné l’existence, les a-t-il montrées à son Fils, afin que celui-ci fît sortir du néant tin autre monde rempli d’êtres pareils ? Évidemment non ; alors, pourquoi dire : « Quelque chose que le Père fasse, le Fils fait cela », non pas autre chose, mais « cela pareillement », et non d’une manière différente ; « car le Père aime le Fils et lui montre ce qu’il fait lui-même ». Le Père enseigne au Fils la manière de ramener les âmes à la vie, parce qu’elles y reviennent par le Père et le Fils, et qu’elles ne peuvent vivre sans puiser en Dieu le principe de la vie. Si donc elles vivent à la seule condition de trouver dans le Seigneur la source de leur existence, comme les corps ne vivent qu’à la condition d’être animés par elles, le Père fait par son Fils ce qu’il lui apprend à faire, c’est-à-dire ce qu’il fait lui-même. En effet, ce n’est pas en agissant qu’il apprend à son Fils la manière d’agir ; mais en l’apprenant à son Fils, il se sert de lui pour le faire De la sorte, le Fils reçoit l’enseignement du Père avant d’en voir l’action, et de la démonstration du Père, comme de la perception intellectuelle du Fils, résulte ce que le Père fait par le Fils. De là il est facile de coin prendre comment les âmes reviennent à la vie, si l’on peut se faire une idée de cette unité d’action qui existe entre le Père et le Fils. Le Père enseigne, le Fils comprend, et l’effet de la démonstration du Père et de la perception intellectuelle du Fils, c’est la formation de la créature ; conséquemment, le Père agit par le Fils, et son œuvre est la suite nécessaire de l’enseignement du Père et de l’intelligence qu’en a le Fils ; et cette œuvre n’est ni le Père ni le Fils ; elle leur est bien inférieure : c’est une créature. Me comprenez-vous ?
8. J’en reviens à un ordre de choses qui frappent vos sens : je m’abaisse, et redescends jusqu’à vous, si toutefois je me suis pour quelques instants élevé un peu au-dessus de vous. Tu veux apprendre à ton fils à faire ce que tu fais ; tu commenceras par agir toi-même, et ton enseignement ressortira de ta manière d’agir. Par conséquent, ce que tu feras pour instruire ton fils, tu ne le feras point par son intermédiaire ; tu agiras seul, il te regardera, et alors il agira de la même manière que toi. Il n’en est pas de même ici. Pourquoi vouloir trouver en toi-même un point de ressemblance avec Dieu, en effaçant en toi l’image de Dieu ? Car il n’y a, dans le cas présent, aucune similitude à établir. Une idée se présente à mon esprit : Comment peux-tu, avant d’agir, apprendre à ton enfant la manière dont tu agiras, de façon à te servir de lui pour faire ce que tu fais, et conformément aux leçons que tu lui auras données antérieurement ? La même idée se présente peut-être aussi à toi. La voici, me dis-tu : Mon intention est de bâtir une maison ; je veux que mon fils lui-même la construise. Avant d’entreprendre cette bâtisse, je lui en donne le plan ; alors il se met à l’œuvre, mais, à vrai dire, il me fait l’office d’intermédiaire, puisque je lui ai préalablement fait l’exposé de nues vues. Je le vois, il y a déjà une différence entre cette comparaison et la précédente, mais tu te trouves encore à une grande distance de la vérité. En effet, avant de construire ta maison, tu indiques à ton fils tes intentions, tu lui fais connaître tes projets ta volonté est, par là, de lui apprendre avant d’agir toi-même, à mettre fidèlement tes ordres à exécution, et de travailler ainsi par son intermédiaire ; mais il faut que tu lui adresses la parole, il faut qu’il intervienne entre vous deux une conversation ; pour lui expliquer tes plans et pour qu’il les comprenne, pour lui parler et pour qu’il t’entende, il est nécessaire d’articuler des sons ; or, ces sons n’ont absolument rien de commun ni avec toi ni avec lui : ils s’échappent de tes lèvres, font vibrer l’air, viennent frapper les oreilles de ton fils, et après avoir impressionné chez lui le sens de l’ouïe, lui communiquent ta pensée ; ils sont donc, à vrai dire, étrangers à toi et à lui. Ton intelligence a donné un signe à son intelligence ; mais ce signe n’est ni ton intelligence, ni la sienne : c’est autre chose. Pouvons-nous croire que le Père ait parlé au Fils de cette manière ? Y a-t-il eu échange de paroles entre Dieu et le Verbe ? Comment l’enseignement a-t-il été donné à l’un par l’autre ? Le Père voulant instruire son Fils, qui est son propre Verbe, et se servir pour cela du Verbe, a-t-il employé le Verbe pour s’entretenir avec le Verbe ? Ou bien le Fils de Dieu étant la grande Parole, le Père et le Fils se sont-ils entretenus au moyen de paroles moindres ? Un son quelconque, une sorte de créature volante et de peu de durée est-elle sortie de la bouche du Père pour aller toucher l’oreille du Fils ? Dieu a-t-il un corps, et par conséquent des lèvres qui laissent échapper de pareils sons ? Le Verbe a-t-il des oreilles où ils puissent aboutir ? Écarte de ton esprit toute idée matérielle ; vois les choses dans leur simple réalité, si toutefois tu es simple toi-même. Mais comment seras-tu simple ? En ne t’engageant point dans les idées et les affections du monde, en te dégageant des choses de la terre ; par là tu acquerras la simplicité. Considère donc, si tu le peux, les vérités dont je parle, et si tu n’en es pas capable, crois, du moins, ce que tu ne peux comprendre. Tu t’adresses à ton fils, et pour cela tu emploies la parole ; mais, ni toi ni ton fils, vous n’êtes cette parole qui se fait entendre.
9. J’ai, dis-tu, un autre moyen d’expliquer cette divine opération, j’instruis mon fils de telle manière que je lui communique ma pensée sans prononcer une seule parole d’un signe je lui apprends ce qu’il doit faire. Si tu emploies un signe pour manifester ce que tu veux, il est sûr que ton esprit prétend faire connaître ses pensées cachées. D’où vient ce signe ? De ton corps, c’est-à-dire de tes lèvres, de ton visage, de tes paupières, de tes yeux, de tes mains. Tout cela est parfaitement étranger à ton esprit ; ce sont des intermédiaires par lesquels on fait comprendre quelque chose ; mais les signes dont ils sont le principe, ne sont un ni avec ton esprit ni avec celui de ton fils ; car ils sont l’un et l’autre bien supérieurs à tous ces mouvements de ton corps : d’ailleurs, ton fils serait incapable de pénétrer tes intentions, si tu ne lui donnais d’abord aucun de ces signes extérieurs. Pourquoi donc essayer de ce genre d’explication ? Il n’en est pas encore ainsi dans le cas présent les choses s’y passent simplement. Le Père montre au Fils ce qu’il fait, et par cette démonstration même, il l’engendre. Je sais ce que je dis ; mais parce que je sais aussi à qui je m’adresse, je souhaite que vous parveniez à me comprendre toujours. Toutefois, si vous ne pouvez avoir l’idée de ce qu’est Dieu, puissiez-vous du moins savoir ce qu’il n’est pas ; vous serez déjà beaucoup avancés, si vous ne vous le représentez pas différent de ce qu’il est en réalité. Tu es incapable de t’imaginer ce qu’il est ; cherche à bien comprendre ce qu’il n’est pas : Dieu n’est pas un corps, il n’est ni la terre, ni le ciel, ni la lune, ni le soleil, ni les étoiles, ni rien de matériel, Et puisqu’il est différent des astres du firmament, il l’est, à bien plus forte raison, des choses de la terre. Fais donc ici abstraction de tout être corporel ; puis écoute encore cette autre remarque : Dieu n’est pas non plus un esprit sujet au changement. Sans doute, je l’avoue, et il faut l’avouer : l’Évangile dit que « Dieu est un esprit ». Mais élève-toi au-dessus de tout esprit variable ; élève-toi au-dessus de tout esprit qui sait aujourd’hui, qui ignorera demain ; qui se souvient maintenant, et qui tout à l’heure oubliera ; qui veut ce qu’il ne voulait pas précédemment, et qui ne veut plus ce qu’il voulait ; il ne s’agit point ici d’esprits aussi inconstants ou sujets à le devenir ; éloignes-en ta pensée. En Dieu, rien qui puisse se modifier, rien qui soit maintenant différent de ce qu’il était tout i l’heure ; car, où tu vois tantôt une manière d’être, et tantôt une autre, il y a une sorte de mort, puisque mourir, c’est cesser d’être ce qu’on était. On dit que l’âme est immortelle : oui, sans doute, puisqu’elle vit toujours, puisqu’elle est douée d’une vie qui ne finit pas ; mais sa vie est sujette au changement ; en raison des innombrables modifications qu’elle subit dans le cours de son existence, on peut dire qu’elle est mortelle : en effet, qu’elle vive selon les règles de la sagesse, bientôt elle déchoit et meurt en devenant moins bonne ; si, au contraire, elle s’inspire d’abord de principes mauvais, et qu’elle en adopte ensuite de plus conformes au bien, elle meurt encore, puisqu’elle devient meilleure. Qu’il y ait une mort du côté du mal, et une mort du côté du bien, l’Écriture nous l’atteste. Évidemment, il en est qui meurent parce qu’ils deviennent mauvais ; car c’est d’eux qu’il est écrit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts [600] » ; et encore : « Lève-toi, toi qui dors, et sors d’entre les morts ; et Jésus-Christ t’éclairera [601] » ; et aussi dans cette leçon : « Quand les morts entendront, et ceux qui auront entendu vivront ». Ils étaient morts du côté du mal, c’est pourquoi ils reviennent à la vie. En redevenant vivants, ils meurent du côté du bien, parce qu’ainsi ils ne sont plus ce qu’ils étaient. N’être plus ce qu’on était d’abord, c’est mourir. Mais peut-être ne doit-on pas donner le nom de mort à cette transition du mal au bien ? L’Apôtre la désigne sous le nom de mort : « Si donc vous êtes morts avec Jésus-Christ à ces premiers éléments du monde, pourquoi vous en faites-vous encore des lois, comme si vous viviez dans le monde[602] ? » Il dit ailleurs : « Car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ[603] ». Il veut que nous mourions pour arriver à la vie, parce que nous avons vécu de manière à mourir. Tout ce qui passe du bien au mal, mu du mal au bien, tout ce qui meurt, par conséquent, Dieu y est étranger, parce que l’infinie bonté ne peut devenir plus miséricordieuse, parce que la véritable éternité ne peut rien perdre de son étendue. Le titre de véritable appartient sans aucun doute à l’éternité qui ne subit aucune des variations du temps. Eprouver tantôt une manière d’être, et tantôt une autre, c’est le propre du temps, et là où se trouve une fois le temps, là n’est plus l’éternité. Remarque donc bien que Dieu ne ressemble pas à une âme humaine. L’âme est indubitablement immortelle. Mais pourquoi l’Apôtre, en parlant de Dieu, dit-il « qu’il possède seul l’immortalité[604] ? » Par là, il a certainement voulu dire : il possède seul l’immortalité, parce qu’il possède seul la véritable éternité. Donc, en lui ne se trouve aucune variation.
10. Reconnais en toi-même une chose dont je veux te parler : elle est au dedans de toi, dans la partie la plus intime de ton être. Et quand je parle de toi, il n’est pas question de ton corps, quoiqu’on puisse dire qu’il est toi. Tu jouis d’une bonne santé, tu es parvenu à tel âge, mais c’est par rapport à ton corps tuas encore des pieds et des mains ; le mot : en toi, peut donc s’entendre de deux choses très-différentes, ou de la portion la plus secrète de ton être, ou de celle qui lui sen comme de vêtement. Mais laisse au-dehors cette enveloppe mortelle, ce corps matériel descend au dedans de toi-même, pénètre jusqu’au sanctuaire de ton âme, et découvre là, si tu en es capable, ce que je veux t’y montrer. Si, en effet, tu restais éloigné de toi-même, comment serais-tu à même de t’approcher de Dieu ? Je te parlais de Dieu, et tu pensais pouvoir me comprendre : maintenant je te parle de Ion âme, de toi-même ; comprends-moi donc : c’est ici que je veux te mettre à l’épreuve. Tu le vois, je ne vais pas bien loin chercher un exemple, puisque je prétends te montrer dans ton âme elle-même une sorte de ressemblance avec ton Dieu ; et, de fait, si l’homme a été créé à l’image de Dieu, cette image est gravée, non dans son corps, mais dans son âme. Cherchons donc Dieu dans sa ressemblance ; reconnaissons le Créateur dans son image ; efforçons-nous autant que possible de trouver au dedans de nous-mêmes la solution du problème qui nous occupe, à savoir, comment le Père montre au Fils, et commuent le Fils voit ce que lui montre le Père, même avant que le Père fasse quelque chose par le Fils. Lorsque je t’aurai donné mon explication et que tu m’auras compris, ne t’imagine pas que ma comparaison soit parfaite : tu dois conserver le sentiment de la piété, comme je le dis et te le recommande particulièrement : c’est-à-dire, si tu ne peux comprendre ce qu’est Dieu, tu ne regarderas pas, néanmoins, comme un mince avantage de savoir ce qu’il n’est pas.
11. Je vois, dans ton âme, deux facultés, la mémoire et la pensée : ce sont en quelque sorte comme la pointe et l’œil de cette âme. Tu aperçois un objet : tes yeux t’aident à le bien connaître, et la connaissance que tu en acquiers, tu la confies à ta mémoire. Ce que tu lui as ainsi confié, reste là, au dedans de toi-même, caché en lieu secret, comme le grain est enfermé dans un grenier, comme un trésor dans un coffre : il y demeure comme dans un endroit retiré, caché, à l’abri de tout regard profane. Tu penses à autre chose, ton attention se porte ailleurs : ce que tu as aperçu, l’objet dont tu as gravé l’image dans ta mémoire, tu ne l’aperçois pas. Car tes pensées se fixent sur d’autres objets. En voici la preuve : je m’adresse à des personnes qui me comprennent. Je nomme Carthage ; aussitôt tous ceux qui la connaissent, rentrent en eux-mêmes et l’y aperçoivent. Y a-t-il autant de villes de ce nom, qu’il y a ici d’âmes pour sen souvenir ? Il a suffi de la nommer, et déjà vous l’aviez vue tous en vous-mêmes. Quatre syllabes, bien connues de vous, sont sorties de ma bouche : elles sont allées frapper vos oreilles et, par l’intermédiaire de votre corps, elles ont éveillé l’attention de votre âme, et votre esprit, se détournant de pensées étrangères, s’est reporté vers les souvenirs qu’il tenait enfermés en lui, et il a vu Carthage. Cette ville s’y est-elle alors formée ? Non, car elle s’y trouvait déjà, mais elle y était cachée ; et pourquoi y était-elle cachée ? parce que ton esprit portait ailleurs son attention ; mais dès que ta pensée s’est retournée vers ce que tu avais précédemment confié à ta mémoire, Carthage est devenue présente à ton âme, et ton âme l’a en quelque sorte aperçue clairement. Un instant auparavant, cette vision n’existait pas en elle mais la mémoire s’y trouvait : en sorte que ses pensées s’étant reportées du côté de sa mémoire, elle a vu nettement Carthage. Ta mémoire a donc montré cette ville à ta pensée ; ce qu’elle tenait cachée en elle-même, avant que tu y fisses attention, elle te l’a fait voir au moment où tu as tourné vers elle ta pensée. Par ta mémoire, une manifestation a donc eu lieu à l’égard de ta pensée, et celle-ci s’en est aperçue : entre l’une et l’autre aucune parole n’a été échangée, aucun signe n’a été fait par n’importe quelle partie du corps : tu n’as donné nul assentiment, tu n’as rien écrit, tu n’as fait entendre aucun bruit, et, pourtant, ta pensée a vu ce que ta mémoire lui montrait. Et, néanmoins, c’était le même être qui montrait et voyait tout à la fois. Mais pour rappeler à ton esprit l’image, de Carthage, il t’a fallu d’abord la voir, et en graver le souvenir dans ta mémoire ; tu l’as, en effet, considérée préalablement, afin d’en conserver intacte l’idée. Pourquoi as-tu gardé la mémoire de cet arbre, de cette montagne, de ce fleuve, des traits de cet ami, de cet ennemi, de ton père, de ta mère, de ton frère, de ta sœur, de ton enfant, de ton voisin ? Parce que tu les as vus : ainsi en est-il des lettres écrites dans ce livre, de ce livre lui-même, de cette basilique ; tu as considéré tout cela, et, parce que tu l’as considéré, tu l’as confié à ta mémoire : tu as enfermé en elle ce que tu voudrais revoir, quand tu jugerais opportun d’y penser, même au moment où tu ne serais plus à même de le considérer avec les yeux du corps. En effet, tu as vu Carthage, lorsque tu étais dans cette ville : par l’intermédiaire de tes yeux, ton âme en a reçu l’image : cette image s’est gravée dans ta mémoire. Pendant que tu habitais corporellement Carthage, tu en as placé au dedans de toi le souvenir, afin de pouvoir, sans sortir de toi, la considérer encore, même quand tu n’y serais plus. Le principe de toutes les opérations de ton âme se trouve donc en dehors de toi ; mais ce que le Père montre au Fils, il ne le voit point en dehors de lui-même : tout se plaît au dedans de lui, parce qu’au-dehors aucune créature n’existerait si le Père ne l’avait faite par son Fils. Toute créature a été faite par Dieu ; avant de sortir de ses mains, elle n’existait pas. Le Père n’a donc pu la considérer comme faite, ni confier à sa mémoire le souvenir de son image, pour montrer cette image à son Fils de la même manière que notre mémoire représente à notre pensée certains objets. Le Père l’a montrée et le Fils l’a vue avant qu’elle fût faite, et le Père l’a créée en la montrant ; car, il l’a créée par son Fils qui la voyait. Il ne faut donc point s’étonner que l’Évangéliste ait dit : « qu’il ne l’ait vu faire au Père », au lieu de dire : qu’il ne l’ait vu montrer au Père ; car, en s’exprimant ainsi, il a voulu nous faire entendre que faire et montrer sont une même chose pour le Père, et, par là, que le Père fait toutes choses par le Fils, qui le voit. Cette démonstration de la part du Père et cette intuition de la part du Fils n’ont pas une durée qui puisse se mesurer comme le temps ; la raison en est facile à saisir : c’est par le Fils que se font tous les temps : il ne peut donc y avoir un seul instant où, avant leur création, ils puissent lui être montrés par le Père. Mais, quant à la démonstration du Père, elle engendre l’intuition du Fils de la même manière que le Père engendre le Fils : c’est, en effet, la démonstration qui engendre l’intuition, et ce n’est pas l’intuition qui engendre la démonstration. S’il nous était possible de saisir plus nettement et plus parfaitement la vérité, nous verrions qu’entre le Père et sa démonstration, il n’y a aucune différence, comme il n’en existe aucune catie le Fils et sa vision. Nous avons éprouvé une si grande difficulté à comprendre et à expliquer la manière dont notre mémoire représente à notre pensée les images qui sont venues du dehors se graver en elle ! N’en éprouverons-nous pas une plus grande encore à comprendre et à expliquer la manière dont Dieu le Père montre à son Fils des images qu’il n’a point reçues du dehors, mais qu’il trouve en lui, parce qu’elles ne sont autres que lui-même ? Nous ne sommes que des enfants : je vous dis ce que Dieu n’est pas, et je ne vous montre pas ce qu’il est : aussi, pour nous faire une idée de ce qu’il est, quel moyen prendre ? Est-ce à moi qu’il faut s’adresser ? Est-ce par moi que vous y arriverez ? Je vais vous le dire comme à des enfants ; car vous et moi, nous en sommes tous. Nous avons tout à l’heure chanté et entendu chanter ces paroles : « Dépose le fardeau de tes misères dans le sein du Seigneur, et il te nourrira[605] ». O homme, tu es réduit à l’impuissance, puisque tu n’es qu’un enfant : puisque tu es petit, il te faut prendre de la nourriture : avec une alimentation abondante, tu deviendras grand, et ce que tu ne peux voir à cause de ta petitesse, l’élévation de ta taille te permettra de le considérer à loisir ; mais afin de trouver la nourriture qui te fera grandir, « dépose le fardeau de tes misères dans le Seigneur, et il te nourrira ».
12. Maintenant donc, examinons brièvement ce qui reste, et voyez ici comment le Seigneur maous dit ce que j’ai déjà signalé à votre attention : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ». Il ressuscite lui-même les âmes, mais par le Fils, afin que, revenues à la vie, elles entrent en participation de la substance de Dieu, c’est-à-dire, du Père et du Fils. « Et il lui montrera des œuvres plus grandes que celles-ci ». Plus grandes que quelles autres œuvres ? Que la guérison des corps. Précédemment déjà[606], nous avons parlé sur ce sujet : il est donc inutile de nous y arrêter encore. La résurrection éternelle des corps est évidemment une œuvre plus considérable que la guérison pour le temps de cette vie, opérée en faveur d’un corps malade, « Et il lui montrera des œuvres plus grandes que celles-ci, et vous en serez dans l’admiration ». – « Il lui montrera », comme d’une manière transitoire, et par conséquent, comme à un homme créé dans le temps ; car le Verbe Dieu, par qui ont été faits tous les temps, n’a pas lui-même été fait ; mais le Christ-homme a été fait dans le temps. Nous savons sous quel consul, et quel jour la Vierge Matie a mis au monde le Christ conçu du Saint-Esprit : le Dieu, par qui tous les temps ont été faits, s’est donc fait homme dans le temps. C’est pourquoi le Père lui montrera, comme dans le temps, des œuvres plus grandes que celles-ci, c’est-à-dire, la résurrection des corps, et ainsi vous serez dans l’admiration de lui voir opérer par son Fils la résurrection des corps.
13. Il en revient ensuite à la résurrection des âmes : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut », mais selon l’esprit. Le Père vivifie, et le Fils aussi : le Père vivifie ceux qu’il veut, et le Fils pareillement ; et le Père vivifie ceux-là mêmes que vivifie le Fils, parce que toutes choses ont été faites par le Fils. « Comme, en effet, le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Ce passage a trait à la résurrection des âmes. Pour celle des corps, comment le Sauveur en parle-t-il ? Il y revient, et il dit : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Les âmes ressuscitent en entrant en participation de la substance éternelle, immuable, du Père et du Fils : la résurrection des corps est la conséquence du don que le Fils nous a fait de son humanité, dans le temps, et non pas co-éternellement au Père. Aussi, en nous rappelant ce jugement, pour lequel aura lieu la résurrection des corps, il nous dit : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement à son Fils ». Quant à celle des âmes, il s’était exprimé ainsi : « Comme le Père ressuscite les morts « et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Le Père et le Fils y coopèrent donc en même temps. Il n’en est pas de même du retour des corps à la vie ; « car le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement à son Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ». Ces dernières paroles : « Afin qu’ils honorent le Fils », se rapportent à la résurrection des âmes. Et comment doivent-ils honorer le Fils ? « Comme ils honorent le Père ». En effet, le Fils opère la résurrection des âmes comme le Père ; il les vivifie de la même manière que lui. Il est donc juste que, pour cette résurrection des âmes, « tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ». Mais est-il question d’honneurs à lui rendre à l’occasion de la résurrection des corps ? En quel sens ? Le voici : « Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père, qui l’a envoyé ». Il ne s’agit pas d’honneurs semblables, mais « d’honneurs » et « d’honneurs ». Car si le Christ-homme est honoré, il ne l’est pas de ta même manière que le Père-Dieu. Pourquoi ? Parce que, sous ce rapport, il l’a dit lui-même : « Mon Père est plus grand que moi [607] ». Quand le Fils est-il honoré comme le Père ? Quand on peut lui appliquer ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et toutes choses ont été faites par lui [608] ». Aussi voici ce qu’il dit de la seconde sorte d’honneurs, qui lui est due : « Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père qui l’a envoyé ». Et le Fils n’a été envoyé, que parce qu’il s’est fait homme.
14. « En vérité, en vérité, je vous le dis ». Il revient encore une fois à la résurrection des âmes, afin de nous aider, par son insistance, à le bien comprendre : parce que nous n’aurions pu suivre un raisonnement rapide, en quelque sorte, comme le vol de l’oiseau, la parole de Dieu s’arrête avec nous et semble habiter avec notre faiblesse. Il rappelle à nouveau notre attention sur cette résurrection des âmes. « En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle », mais comme s’il la recevait du Père. « Celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m’a envoyé, a », de la part du Père, « la vie éternelle », parce qu’il croit en Celui qui a envoyé le Fils ; « et il ne sera point condamné, mais il est passé de la mort à la vie » ; mais il est vivifié par le Père, à qui il a cru. Eh quoi ! ô Fils de Dieu, ne le vivifiez-vous pas aussi ? Remarque bien que « le Fils vivifie aussi ceux qu’il veut. En vérité, en vérité, je vous le dis : l’heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront, vivront ». Il n’a pas dit en ce passage : Ils croiront à Celui qui m’a envoyé, et, par cela même, ils vivront ; mais il a dit : Ils entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui « l’auront entendue », c’est-à-dire, ceux qui auront obéi au Fils de Dieu, « vivront ». Ils recevront donc la vie du Père, lorsqu’ils croiront au Père, et ils la recevront du Fils, lorsqu’ils auront entendu la voix du Fils de Dieu. Et pourquoi recevront-ils la vie du Père et du Fils ? Parce que, « comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ».
15. C’en est fini avec la résurrection des âmes ; reste à parler plus positivement de la résurrection des corps. « Et il lui a donné la puissance de rendre les jugements ». Non-seulement de ressusciter les âmes par la foi et la sagesse, mais encore de rendre les jugements. Pourquoi cela ? « Parce qu’il est le Fils de l’homme ». Il y a donc des choses que le Père fait par son Fils, sans les faire au moyen de sa substance, en laquelle ce Fils lui est égal : ainsi, naître, subir le supplice de la croix, mourir, ressusciter comme son Fils ; car rien de tout cela ne s’est vu dans le Père. De même en est-il de la résurrection des corps. Pour celle des âmes, le Père la fait de sa substance par la substance de son Fils, substance en laquelle celui-ci lui est égal ; car lus âmes entrent en participation de cette immuable lumière, tandis que les corps n’y participent pas. Mais la résurrection des corps est l’œuvre du Père par le Fils de l’homme. « Et il lui a donné la puissance de rendre les jugements, parce qu’il est le Fils de l’homme » : ce passage est d’accord avec cet autre qui le précède : « Car le Père ne juge personne » ; et afin de montrer qu’il a voulu parler de la résurrection des corps, il ajoute : « Ne vous en étonnez pas, l’heure vient ». Il ne dit pas : « l’heure est venue », mais : « l’heure vient, où ceux qui sont dans les sépulcres (hier, nous avons plus que suffisamment traité ce sujet devant vous[609]) entendront sa voix et en sortiront ». Pour quoi faire ? Pour être jugés : « Et ceux qui auront bien fait, en sortiront pour la résurrection de la vie ; mais ceux qui auront mal fait, pour la résurrection du jugement ». Et ce jugement, Seigneur Jésus, vous le ferez seul ; car le Père a donné tout le jugement au Fils, et il ne juge lui-même personne. – C’est moi qui le ferai, dit-il. – Mais comment le ferez-vous ? – « Je ne puis rien faire de moi-même : je juge ainsi que j’entends, et mon n jugement est juste ». Quand il s’agissait de la résurrection des âmes, il disait, non pas : « J’écoute », mais, « je vois ». Car « j’écoute » implique le commandement de mon Père, comme s’il m’intimait un ordre. Ces paroles : « Comme j’entends, je juge, et mon jugement est juste », s’appliquent au Christ en tant qu’homme, en tant qu’inférieur au Père, en tant que revêtu de la forme d’esclave, et non en tant que partageant avec son Père la nature divine. D’où vient que ce jugement de l’homme est juste ? « C’est que je ne cherche point ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ».

VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST DIT : « APRÈS CELA, JÉSUS S’EN ALLA AU-DELÀ DE LA MER DE GALILÉE, QUI EST LA MER DE TIBÉRIADE », JUSQU’À CET AUTRE : « CELUI-CI EST VÉRITABLEMENT LE PROPHÈTE QUI DOIT VENIR EN CE MONDE ». (Chap. 6, 14.)

LA MULTIPLICATION DES PAINS.[modifier]

Les miracles procèdent du même pouvoir divin que toutes les œuvres quotidiennes du Très-Haut, mais ils nous étonnent davantage parce qu’ils sont plus rares, et ils reportent plus efficacement nos pensées vers lui : ils sont d’ailleurs un livre où nous apprenons à connaître leur auteur. En présence d’une multitude affamée, Jésus demande à Philippe comment on pourra la nourrir. « Il y a là », dit André, « cinq pains d’orge et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » Les cinq pains représentaient les cinq livres de Moïse, les deux poissons figuraient le sacerdoce et la royauté, tous deux symboles du Christ, prêtre et roi ; leur multiplication signifiait la lumière jetée par l’Évangile sur la loi mosaïque ; les cinq mille personnes rassasiées étaient l’emblème du peuple soumis à cette loi ; l’herbe était l’image du sens charnel qu’il y attachait ; les restes de ce repas signifiaient les vérités que la foule ne peut comprendre et doit croire ; enfin, le miracle lui-même donnait la preuve que le Christ était un Prophète et le maître des Prophètes.

1. Les miracles opérés par Notre-Seigneur Jésus-Christ sont des œuvres divines destinées à donner à l’âme humaine la connaissance de Dieu par le spectacle d’événements qui frappent les sens. Dieu est, en effet, de telle nature, que nos yeux ne peuvent le contempler : d’ailleurs, les prodiges qu’il ne cesse de faire en gouvernant le monde entier, et en prenant soin de toutes les créatures, frappent moins en raison de leur continuité : de là, il arrive qu’on daigne à peine remarquer l’étonnante et admirable puissance que le Très-Haut manifeste dans toutes ses divines opérations, et jusque dans la multiplication des plus petites graines : aussi, n’écoutant que son infinie miséricorde, s’est-il réservé d’opérer en temps opportun certaines merveilles qui sortiraient du cours ordinaire et de l’ordre de la nature : accoutumés à contempler les miracles quotidiens de la Providence, et à n’en tenir, pour ainsi dire, aucun compte, les hommes s’étonneront de voir des prodiges, non pas plus grands, mais moins ordinaires. En effet, gouverner l’univers est chose bien autrement merveilleuse que rassasier cinq mille hommes avec cinq pains. Et pourtant, personne ne prête attention à l’un, tandis que tous admirent l’autre : cette différence d’appréciation vient de ce que le second fait est, sinon plus admirable, du moins plus rare. Car celui qui nourrit maintenant tout le monde, n’est-il pas le même qui donne à quelques grains la vertu de produire nos récoltes ? Dieu a donc agi de la même manière : c’est la même puissance qui transforme, tous les jours, en riches moissons, quelques grains de blé, et qui a multiplié cinq pains entre ses mains. Cette puissance se trouvait à la disposition du Christ : pour les pains, ils étaient comme une semence, et cette semence, au lieu d’être jetée en terre, a été directement multipliée par Celui qui a créé la terre. Le Seigneur a frappé nos sens par ce prodige, afin d’élever vers lui nos pensées ; il a étalé sous nos yeux le spectacle de sa puissance, afin d’exciter nos âmes à la réflexion ; il voulait que ses œuvres visibles nous fissent admirer leur invisible Auteur ; ainsi élevés jusqu’à la hauteur de la foi, et purifiés par elle, nous désirerons le voir encore des yeux de notre âme, après avoir appris à le connaître, quoiqu’il soit invisible, par le spectacle présenté aux yeux de notre corps.

2. Ce n’est pas là, toutefois, le seul point de vue sous lequel nous devions envisager les miracles du Christ : il nous faut encore les étudier en eux-mêmes, et faire bien attention à ce qu’ils nous disent du Christ. Car si nous en comprenons toute l’importance, ils ont un langage à eux : dès lors, en effet, que le Christ est le Verbe de Dieu, son action même est pour nous une véritable parole. Puisque ce miracle, dont nous avons entendu le récit, nous paraît si grand, cherchons à en saisir l’étonnante signification : ne nous arrêtons pas à sa surface : essayons d’en mesurer la profondeur, car le prodige extérieur que nous admirons a une signification cachée et mystérieuse. Nous avons vu un grand prodige : nous avons eu sous les yeux une œuvre admirable, divine, qui n’a pu sortir que des mains du Tout-Puissant ; en présence de cette œuvre, nous en avons louangé l’Auteur. Si nous apercevions, quelque part, une belle Écriture, nous ne nous bornerions pas à louer le talent de l’écrivain, qui aurait tracé des lettres si belles, à tel point égales, et pareilles les unes aux autres ; nous les lirions aussi pour en connaître le sens. Ainsi doit-il en être de cet événement, qui nous apparaît si merveilleux : si nous n’en considérons que les grandioses apparences, nous trouvons déjà, à le contempler, un véritable plaisir. Mais si nous venons à en saisir la portée, il est pour nous comme un livre que nous comprenons. Entre la peinture et l’Écriture, il y a une grande différence. En présence d’un tableau, quand tu as admiré et loué le talent du peintre, c’est fini ; mais en face d’une page écrite, tu ne t’arrêtes pas à l’examiner et à donner des louanges, tu dois aussi la lire. Si tu vois des lettres, et que tu ne puisses les lire, ne dis-tu pas : Qu’est-ce qui peut être écrit là ? Puisque tu vois quelque chose, tu cherches à savoir ce que c’est, et la personne que tu interroges pour connaître ce que tu as aperçu, te montre ce que tu n’y avais pas vu. Cette personne a-t-elle des yeux d’une certaine nature ? En as-tu d’une nature différente ? Ne voyez-vous pas, l’un comme l’autre, les signes de l’alphabet ? Pardon ; mais la connaissance que vous en avez n’est pas la même. Tu vois donc, et tu admires : l’autre voit, admire, lit et comprend. Donc, puisque nous avons vu et admiré, lisons et comprenons.

3. Le Seigneur est sur la montagne : disons plutôt que le Seigneur sur la montagne, c’est le Verbe dans sa grandeur : par conséquent, ce qui s’est fait sur la montagne n’est point de nature à rester dans une sorte de dédaigneux oubli : loin de passer en y jetant à peine un fugitif regard, nous devons nous y arrêter et y porter attentivement les yeux. Le Seigneur vit la foule, reconnut qu’elle avait faim, et fournit miséricordieusement à ses besoins, non seulement en raison de sa bonté, mais encore en vertu de sa puissance. Car de quoi aurait servi sa bonté ? Dès lors qu’il n’y avait pas de pain, où aurait-il trouvé de quoi nourrir une foule affamée ? Si à sa bonté ne s’ajoutait sa puissance, cette foule resterait à jeun et continuerait à souffrir de la faim. Enfin, les disciples, qui accompagnaient le Sauveur et souffraient eux-mêmes de la faim, voulaient, comme lui, pourvoir à la nourriture de toute cette multitude, afin de ne la point laisser à jeun ; mais les moyens de le faire leur manquaient. Le Seigneur leur demanda où ils achèteraient des pains pour nourrir tout ce peuple. « Or », dit l’Écriture, « il parlait ainsi pour l’éprouver » : (il est question du disciple Philippe, que le Sauveur interrogeait) ; « car il savait ce qu’il avait à faire ». Dans quel but faisait-il cette question à son disciple, sinon pour donner la preuve de son ignorance ? Peut-être a-t-il voulu aussi nous indiquer autre chose, en nous montrant cette disposition d’esprit de Philippe. Nous en acquerrons la certitude, lorsqu’il nous parlera du mystère représenté par les cinq pains, et qu’il nous en donnera le sens ; car nous comprendrons alors pourquoi le Sauveur a voulu en cette circonstance manifester au grand jour l’ignorance de son disciple, et en faire ressortir la preuve, en le questionnant sur un sujet qu’il connaissait parfaitement. Parfois, la volonté de nous instruire à l’école des autres nous porte à les interroger sur ce que nous ignorons ; parfois encore nous demandons aux autres ce que nous savons, dans le désir d’apprendre s’ils connaissent ce sur quoi nous les questionnons. Sous ce double rapport, le Seigneur était parfaitement instruit d’abord, ce qu’il demandait, il le savait, puisqu’il savait ce qu’il ferait ; ensuite, il n’ignorait pas davantage que Philippe n’en savait rien. S’il le questionnait, c’était donc afin de donner la preuve de son ignorance. Et maintenant, pourquoi a-t-il voulu donner cette preuve ? Je l’ai dit : nous le comprendrons plus tard.

4. « André lui dit : Il se trouve ici un enfant, qui a cinq pains et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour une si grande multitude ? » En réponse à la question du Sauveur, Philippe avait fait cette remarque, que deux cents deniers ne suffiraient pas pour rassasier cette immense multitude ; un enfant se trouvait là, en ce moment même : il avait cinq pains d’orge, et deux poissons. « Jésus dit donc : Faites-les asseoir ; il y avait beaucoup d’herbe en ce lieu-là, et tous s’assirent au nombre d’environ cinq mille. Or, Jésus prit les pains, il rendit grâces », et, d’après ses ordres, les pains furent rompus et placés devant les convives. Ce n’étaient plus seulement les cinq pains : c’était encore ce qu’y avait ajouté le Créateur du surplus. « Il fit de même des poissons, et leur en distribua autant qu’il en fut besoin ». Non seulement cette multitude fut rassasiée, il y eut encore des restes ; il les fit donc recueillir, afin qu’ils ne fussent point perdus, et « ses disciples remplirent douze corbeilles avec ces morceaux de pain ».

5. Allons vite. Par les cinq pains on entend les cinq livres de Moïse : c’est, à vrai dire, de l’orge, et non du blé ; car ils appartiennent à l’Ancien Testament. Vous le savez : l’orge est conformée de telle manière, qu’on parvient difficilement à y trouver la farine ; car elle est renfermée dans une enveloppe de paille épaisse et résistante ; on ne l’en fait sortir qu’avec peine. Ainsi en est-il de la lettre de l’Ancien Testament, car elle est enveloppée dans les ombres de figures charnelles ; si on parvient jusqu’à son sens caché, elle nourrit et rassasie l’âme. Un enfant portait ces cinq pains et deux poissons. Si nous voulons savoir quel était cet enfant, nous verrons peut-être qu’il représentait la nation juive ; car elle portait les livres de Moïse avec le peu de réflexion d’un entant, et ne s’en nourrissait pas ; en effet, ces livres dont elle était chargée, accablaient de leur poids celui qui n’y voyait qu’une lettre close ; ils nourrissaient, au contraire, ceux qui en pénétraient le sens. Pour les deux poissons, ils étaient, ce nous semble, la figure de ces deux personnages distingués entre tous, qui, dans l’Ancien Testament, recevaient l’onction sainte pour exercer ensuite, au milieu du peuple, les fonctions du sacerdoce et de la royauté, pour offrir le sacrifice et gouverner. Il est venu mystérieusement, un jour, dans le monde, Celui que préfiguraient ces deux personnages, Celui que représentait la farine d’orge et que la paille d’orge cachait de son enveloppe, Il est venu, réunissant en lui seul la double dignité de grand prêtre et de roi : de grand prêtre, car il s’est offert lui-même à Dieu pour nous comme une victime ; de roi, puisqu’il nous gouverne ; et ainsi brise-t-il les sceaux du livre fermé que portait le peuple d’Israël. Et le Sauveur donna l’ordre de rompre les pains, et, à ce moment-là même, ils se multiplièrent. Rien de plus vrai. En effet, que de livres on a écrits pour expliquer les cinq livres de Moïse ! En les rompant, en quelque sorte, c’est-à-dire en en exposant le sens, n’a-t-on pas travaillé à une multiplication de livres ? L’ignorance du peuple juif, quant au sens de la loi, se trouvait comme protégée par une sorte de paille d’orge ; car, en parlant de ce peuple, l’Apôtre a dit : « Jusqu’à ce jour, lorsqu’ils lisent Moïse, ils ont un voile sur le cœur[610] ». Ce voile n’était pas encore enlevé, parce que le Christ n’était pas encore venu ; il n’avait pas encore été attaché à la croix, et n’avait, par conséquent, pas non plus déchiré le voile du temple. Ce peuple ignorait donc le sens de la loi : voilà pourquoi le Sauveur interrogea son disciple et manifesta son ignorance.

6. Rien ici n’est inutile ; tout a un sens, mais il faut des lecteurs qui le comprennent. En effet, le nombre lui-même des personnes nourries par Notre-Seigneur représentait le peuple soumis à la loi. Car, pourquoi se trouvaient-elles au nombre de cinq mille, sinon parce qu’elles étaient les sujets de la loi, qui se compose des cinq livres de Moïse ? Aussi, les paralytiques étaient-ils déposés aux cinq portiques du temple, sans y être néanmoins guéris ; mais celui qui, ici, pourvut avec cinq pains à la subsistance d’une multitude, rendit la santé à un paralytique sous l’un de ces portiques[611]. La foule était assise sur l’herbe ; le peuple juif jugeait de tout dans un sens charnel ; il n’avait que des espérances charnelles, car toute chair n’est que de l’herbe[612]. Qu’étaient-ce encore que tous ces restes, sinon ce que le peuple n’avait pu manger ? Sous cet emblème on voit les vérités transcendantes auxquelles ne peut atteindre l’intelligence de la multitude. Pour ces vérités, d’un ordre supérieur aux lumières de la foule, que reste-t-il à faire, quand on ne peut les saisir, sinon de croire ceux qui, à l’instar des Apôtres, peuvent les comprendre et en instruire les autres ? C’est avec ces restes qu’on a remplis douze corbeilles. Prodige admirable en raison de sa grandeur ! Prodige d’une évidente utilité, puisqu’il a été opéré pour le bien des âmes ! Ceux qui en furent les témoins se sentirent saisis d’admiration ; pour nous, nous n’éprouvons aucun étonnement à en écouter le récit. Le Sauveur l’a opéré devant ces cinq mille hommes pour les rendre témoins du fait ; l’Évangéliste en a écrit l’histoire, pour nous l’apprendre. La foi doit nous faire voir ce qu’ils ont eux-mêmes contemplé, car nous apercevons des yeux de l’âme ce que nous n’avons pu apercevoir des yeux du corps ; et, sous ce rapport, nous sommes autrement privilégiés que cette multitude ; car à nous s’appliquent ces paroles de Jésus-Christ : « Bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient[613] ». À cet avantage s’en ajoute peut-être encore un autre : c’est que nous avons saisi le sens caché de cet événement qui a échappé à cette foule de peuple ; et ainsi nous avons été nous-mêmes rassasiés, puisque nous avons pu réussir à trouver la farine, malgré l’épaisseur de la paille.

7. Enfin, que pensèrent de ce prodige les hommes qui en furent témoins ? « Or », dit l’Évangéliste, « tous ayant vu le miracle que Jésus-Christ avait fait, disaient : Celui-ci est véritablement le Prophète qui doit venir dans le monde ». C’était, sans doute, parce qu’ils étaient assis sur l’herbe, qu’ils considéraient le Christ seulement encore comme un Prophète. Il était déjà le Dieu des Prophètes ; il en accomplissait les oracles ; il les avait tous sanctifiés ; de plus, il était lui-même un Prophète, car il avait été dit à Moïse : « Je leur susciterai un Prophète semblable à toi ». Semblable selon la chair, mais non selon la dignité. Que cette promesse du Seigneur doive s’appliquer au Christ, nous en lisons la preuve sans réplique dans les Actes des Apôtres[614]. Le Sauveur dit aussi de lui-même : « Un prophète est toujours honoré, excepté dans son pays[615] ». Le Sauveur est prophète et aussi Verbe de Dieu, et aucun prophète ne peut prédire l’avenir sans l’assistance du Verbe de Dieu. Le Verbe de Dieu assiste donc les Prophètes il est lui-même un Prophète. Sous l’Ancien Testament, les hommes ont eu le bonheur d’entendre la voix des Prophètes inspirés et remplis du Verbe de Dieu ; pour nous, nous avons eu celui d’entendre, comme Prophète, le Verbe de Dieu en personne. Le Christ, chef divin des Prophètes, était lui-même Prophète, de la même manière que, souverain Maître des anges, il était aussi un ange. Car, il a encore été dit de lui qu’il est l’ange du grand conseil[616]. Toutefois, ce Prophète dit en un autre endroit : Le salut ne vous sera apporté ni par un envoyé de Dieu, ni par un ange ; le Seigneur viendra en personne pour les sauver[617] : c’est-à-dire, pour les sauver, il n’enverra ni un député, ni un ange, il viendra en personne. En quelle qualité viendra-t-il ? En qualité d’ange, car il en est un. On ne peut donc dire qu’il les sauvera par le ministère d’un ange, si ce n’est que parce qu’il en est un, au point d’être le souverain Maître des anges. En latin, ange signifie : porteur de messages. Or, si le Christ ne portait aucun message, on ne lui donnerait point le nom d’ange ; comme on ne lui donnerait point celui de Prophète, s’il ne prédisait pas l’avenir. Il nous a excités à la foi et à la conquête de la vie éternelle : pour cela, il nous a fait connaître des choses présentes, et prédit des choses à venir ; en tant qu’il nous a fait connaître des choses présentes, il était un ange : en tant qu’il nous prédisait des choses à venir, c’était un Prophète ; et, parce qu’étant le Verbe de Dieu, il s’est fait chair, il était le souverain Seigneur des anges et des Prophètes.

VINGT-CINQUIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « JÉSUS SACHANT QU’ILS VOULAIENT L’ENLEVER, AFIN DE LE FAIRE ROI », JUSQU’À CET AUTRE : « ET JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR ». (Chap. 6, 15-44.)

JÉSUS, SOURCE DE TRANQUILLITÉ ET DE VIE.[modifier]

Jésus-Christ, comme Dieu, est roi de l’univers ; comme homme, il régnera sur les élus dans le ciel : mais, en le voyant multiplier les pains, ses disciples et les Juifs voulaient lui donner une royauté temporelle, ignorant qu’il dût s’élever d’abord sur le Calvaire ; il s’enfuit donc sur la montagne. Pendant son absence, les Apôtres s’en retournèrent à Capharnaüm ; en traversant la mer ils furent assaillis d’une violente tempête. Leur barque était l’image de l’Église ; la tempête, celle des calamités qui doivent la tourmenter ici-bas sans pouvoir la faire périr. Enfin, le Sauveur vint sur les eaux, la nacelle aborda au rivage, et la tranquillité se rétablit. Avec Jésus, le chrétien foule aux pieds le monde et ses traverses, et il arrive sain et sauf à la bienheureuse éternité. Le lendemain, la foule retrouve le Sauveur à Capharnaüm et s’empresse autour de lui : Ne me cherchez point pour le pain matériel que je pourrais vous donner, mais pour la vie éternelle dont je suis la source, comme Fils de Dieu : pour avoir la vie, croyez en moi. – Quel signe nous donnerez-vous pour nous aider à croire en vous ? – Si Moïse vous a donné la manne, Dieu vous donne un aliment bien supérieur, le vrai pain de vie, et ce pain, c’est moi, soyez, comme moi, humbles et soumis à la volonté de Dieu, et vous me serez unis, et vous aurez toujours en vous le repos et la vie.

1. La leçon de ce jour a été prise, dans l’Évangile, immédiatement après celle d’hier : c’est là que commencera notre discours d’aujourd’hui. L’écrivain sacré a donc fait le récit de ce miracle où Jésus nourrit cinq mille hommes avec cinq pains ; à la suite de ce prodige, la multitude fut saisie d’admiration, et le reconnut comme un grand Prophète venu en ce monde. Saint Jean continue en ces termes : « Jésus, sachant qu’ils voulaient l’enlever pour le faire roi, se retira seul de nouveau sur la montagne ». Ce passage nous donne à penser que le Sauveur, après s’être assis sur la montagne avec ses disciples, et avoir vu la foule se porter vers lui, était descendu de cette même montagne et avait nourri cette multitude dans la plaine. Comment, en effet, aurait-il pu se retirer à nouveau en cet endroit, s’il n’en était préalablement descendu ? Il y a donc une signification à attacher à cette démarche du Sauveur, qui descend de la montagne afin de pourvoir aux besoins de tout un peuple. Il lui donna la subsistance nécessaire et retourna à l’endroit d’où il était venu.

2. Mais pourquoi se transporta-t-il de nouveau sur la montagne, lorsqu’il eut vu qu’on voulait l’enlever et le faire roi ? Eh quoi ! Lui qui craignait de devenir roi, ne l’était-il pas déjà ? Oui, il l’était, et il n’avait pas besoin de recevoir de la main des hommes la couronne royale, puisque c’est lui qui leur distribue les royautés. Peut-être le Seigneur Jésus a-t-il voulu en cela nous donner une instruction, car il nous parle par toutes ses œuvres. Par conséquent, de ce fait que la multitude voulut l’enlever pour le faire roi, et qu’il se retira seul sur la montagne afin d’éviter cet honneur, devons-nous conclure qu’il ne résulte rien pour nous ? que nous devons y voir un événement sans portée, dépourvu de tout enseignement, n’ayant aucune signification propre ? Et de la part de ceux qui voulaient l’enlever, n’était-ce point devancer l’ère de sa royauté ? Si, en effet, il avait paru au milieu des hommes, le moment n’était pas encore venu pour lui de régner comme il régnera à l’époque à laquelle nous faisons allusion, quand nous disons : « Que votre règne arrive[618] ». Il règne déjà éternellement avec son Père, en tant qu’il est Fils de Dieu, Verbe de Dieu, Verbe par qui toutes choses ont été faites. Les Prophètes ont encore prédit que le Christ régnerait eux tant qu’il s’est fait homme, et que les chrétiens sont devenus ses sujets aujourd’hui. Les éléments de ce royaume des chrétiens se préparent et se réunissent : le Sauveur les achète au prix de son sang ; son existence s’imposera à tous les regards, lorsque la gloire des saints apparaîtra dans toute sa splendeur, à la suite du jugement qu’il prononcera en personne, et qui, selon son expression rapportée plus haut, est spécialement réservé au fils de l’homme[619]. En parlant de ce royaume, l’Apôtre a dit : « Lorsqu’il aura u remis son royaume à Dieu, son Père[620] ». Et lui-même s’en est exprimé en ces termes : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde[621] ». Mais les disciples et la foule qui croyaient en lui, s’imaginèrent qu’il était venu en ce monde pour régner immédiatement ; l’enlever et le faire roi, c’était donc devancer l’ère de la royauté, dont il tenait caché en lui-même le moment précis, pour la faire paraître au grand jour et la proclamer en temps opportun, c’est-à-dire à la fin du monde.

3. Le peuple voulait le faire roi, ou, en d’autres termes, il voulait fonder avant le temps et posséder un royaume visible du Christ, quoiqu’il dût d’abord être jugé, puis juger les autres ; en voici la preuve : immédiatement après qu’il eut été attaché à la croix, ceux mêmes qui avaient mis en lui leur confiance, avaient perdu tout espoir de le voir ressusciter ; et quand il fut sorti vivant de son tombeau, il rencontra, au sortir de Jérusalem, deux disciples qui s’entretenaient ensemble comme des gens découragés, et qui se racontaient en gémissant ce qui venait d’avoir lieu ; il s’approcha d’eux, et ils ne virent en lui qu’un étranger, car leurs yeux étaient fermés, et ils ne le reconnaissaient pas ; dès qu’il se fut mêlé à leur conversation, ils lui firent part du sujet de leur entretien et lui racontèrent que ce Prophète puissant en œuvres et en paroles avait été mis à mort par les princes des prêtres : « Et nous espérions », ajoutèrent-ils, « qu’il serait le libérateur d’Israël[622] ». Vous ne vous trompiez pas, votre espérance était bien fondée ; car il est effectivement le Rédempteur d’Israël. Mais pourquoi vous hâter ainsi ? Pourquoi vouloir l’enlever ? Voici encore une autre preuve des idées et des intentions de la multitude, Les disciples du Sauveur l’interrogeaient un jour sur ce qui se passerait à la fin des temps : « Seigneur », lui disaient-ils, « est-ce en ce temps-ci que vous rétablirez le royaume d’Israël ? quand le rétablirez-vous ? » Ils désiraient, ils voulaient voir déjà exister ce royaume : en un mot, ils voulaient enlever le Christ et le faire roi. Mais, parce qu’il devait seul monter bientôt au ciel, il leur dit : « Ce n’est pas à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a disposés dans sa puissance. Mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit venant sur vous, et vous serez témoins pour moi à Jérusalem, et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre[623] ». Vous voulez que je fasse paraître mon royaume ; je le montrerai quand les éléments en seront réunis ; vous aimez la grandeur, et vous y parviendrez, mais suivez-moi dans le chemin de l’humilité. Il a encore été dit du Christ : « L’assemblée des peuples vous environnera ; à cause d’elle, remontez sur la hauteur[624] ». C’est-à-dire : pour que l’assemblée des peuples vous environne, pour réunir autour de vous un grand nombre de nations, remontez sur la hauteur. Ainsi a-t-il agi : il a gravi de nouveau la montagne, après avoir nourri la multitude.

4. Mais pourquoi l’Évangéliste a-t-il employé le mot : « Il s’enfuit », puisqu’en réalité on ne pouvait ni mettre la main sur lui, ni l’enlever ; ni même le reconnaître contre son gré ? La preuve que tout ceci s’est passé en mystère, non comme résultat de la nécessité, mais pour nous insinuer un secret dessein de Dieu, vous la verrez bientôt, dans les versets suivants. Il s’était, en effet, trouvé au milieu de cette foule qui le recherchait ; il s’était entretenu avec elle, lui avait parlé beaucoup et avait discuté longuement devant elle la question du pain descendu du ciel, S’était-il alors éloigné d’elle dans la crainte de la voir s’emparer de lui ? En cette circonstance, ne pouvait-il pas agir, pour sauvegarde sa liberté, comme il agit plus tard, lorsqu’il engagea cette discussion avec elle ? Il a donc voulu nous donner une leçon en prenant la fuite. Alors, que signifie ce mot : « Il s’enfuit ? » On ne put se faire une idée de sa grandeur. Tout ce que tu ne comprends point, n’en dis-tu pas : Cela m’échappe ? Aussi « se retira-t-il seul sur la montagne ». Le premier-né d’entre les morts[625] s’est élevé au-dessus de tous les cieux, et il intercède pour nous[626]. 5. Cependant ce grand prêtre se retira seul au sommet de la montagne : il avait été figuré par le grand prêtre de l’ancienne loi, qui entrait, une fois l’année, à l’intérieur du sanctuaire, laissant la foule du peuple en dehors du voile [627]. Pendant que Jésus était sur la hauteur, ses disciples se trouvaient sur une barque ; qu’y souffraient-ils ? Dès lors qu’il était en un lieu élevé, cette barque préfigurait l’Église. Si, en effet, et avant tout, nous ne voyons pas que la tourmente dont cette barque avait à souffrir était la figure de ce qui se passe dans l’Église, tous ces faits étaient sans portée relativement à l’avenir ; c’étaient des événements purement transitoires, incapables de fixer notre attention ; mais si nous les regardons comme des figures qui reçoivent dans l’Église leur accomplissement, il est sûr que toutes les actions du Christ nous tiennent une sorte de langage. « Et quand le soir fut venu », dit saint Jean, « ses disciples descendirent vers la mer, et étant montés dans la nacelle, ils vinrent au-delà de la mer, vers Capharnaüm » Dans ce passage, l’Évangéliste nous indique, comme ayant déjà eu lieu, ce qui ne s’est fait que plus lard, « Ils vinrent au-delà de la mer, vers Capharnaüm » ; puis, revenant sur ses pas, il nous apprend comment ils y sont venus il nous dit qu’ils ont traversé la mer en bateau ; enfin, il nous raconte en deux mots ce qui est advenu pendant qu’ils se dirigeaient avec leur nacelle vers cet endroit, où il nous adit par anticipation qu’ils étaient arrivés. « Et les ténèbres se répandaient déjà, et Jésus n’était pas encore revenu près d’eux ». Il était naturel que les ténèbres se répandissent, puisque la lumière n’avait pas encore paru. « Les ténèbres se répandaient déjà, et Jésus n’était pas encore revenu près d’eux ». Plus approche la fin du monde, plus s’accroissent, et les erreurs, et les terreurs, et l’iniquité, et l’infidélité, plus aussi s’affaiblit éclat de cette lumière, qui n’est autre que la charité ; l’Évangéliste Jean lui-même nous a dit à plusieurs reprises et ouvertement, et lue craint pas de s’exprimer ainsi « Celui qui hait son frère est dans les ténèbres [628] ». Ces ténèbres de la haine des frères, les uns envers les autres, s’accroissent et s’épaississent de jour en jour ; et Jésus n’est pas encore menu. Comment voyons-nous qu’elles augmentent chaque jour davantage ? « Parce que l’iniquité abondera, on verra se refroidir la charité d’un grand nombre ». Les ténèbres deviennent plus profondes, et Jésus n’est pas encore venu. L’épaississement des ténèbres, le refroidissement de la charité, l’abondance de l’iniquité, voilà les vagues qui secouent la nacelle, les vents et les tempêtes qui l’assaillent : ce sont les imputations des détracteurs, Dès lors que la charité se refroidit, les vagues se soulèvent et tourmentent le bateau.
6. « Un grand vent venant à souffler, la mer s’élevait ». Les ténèbres s’épaississaient : les intelligences tombaient dans l’obscurité, l’iniquité se multipliait. « Après donc qu’ils eurent ramé vingt-cinq ou trente stades ». Cependant, ils marchaient, ils avançaient, et ni les vents, ni la tempête, ni les flots, ni les ténèbres n’empêchaient la barque de marcher. Détachée du rivage, elle n’était pas non plus engloutie dans les flots par tous ces éléments en fureur, elle avançait toujours en dépit de leurs efforts. En effet, de ce que l’iniquité surabonde, de ce que la charité d’un grand nombre se refroidisse, de ce que les flots s’élèvent, de ce que les ténèbres s’accroissent, de ce que les vents deviennent impétueux, le bateau, l’Église, n’en poursuit pas moins sa course ; « car celui qui persévérera jusqu’à la fin, sera sauvé ». Le nombre même des stades parcourues n’est pas à négliger : il est vraiment impossible que ce passage ne renferme pas un sens caché. « Après qu’ils eurent ramé vingt-cinq ou trente stades, alors Jésus vint à eux ». Il suffirait de dire « vingt-cinq », comme de dire « trente » ; car, ici, il n’y a pas une évaluation précise de la distance parcourue : ce n’en est qu’une évaluation approximative. Si l’Ecrivain sacré disait nettement vingt-cinq stades, trente stades, y aurait-il de sa part une atteinte réelle à la vérité ? Non, mais il s’est servi du chiffre vingt-cinq pour faire celui de trente. Occupons-nous d’abord du nombre vingt-cinq. D’où vient-il ? Comment se forme-t-il ? Du nombre cinq, qui se rapporte à la loi ; car, il y a cinq livres de Moïse ; il y avait cinq portiques sous lesquels on déposait les paralytiques : c’est encore avec cinq pains que le Sauveur a nourri cinq mille hommes : le nombre vingt-cinq représente donc la loi, parce que cinq multiplié par cinq, ou cinq fois cinq font vingt-cinq, qui est le carré de cinq. Mais avant l’apparition de l’Évangile, la loi n’était point parvenue à sa perfection la perfection se trouve dans le nombre six aussi est-ce en six jours que Dieu a parfait la création du monde[629]. Cinq se multiplie donc par six, et ainsi la loi se trouve amenée à sa perfection par l’Évangile, et cinq répété six fois forme le nombre trente. Jésus vint donc à ceux qui accomplissaient la loi ; et comment y vint-il ? En marchant sur les flots et foulant sous ses pieds tout l’orgueil du monde, toutes les grandeurs de la terre. À mesure que les années s’ajoutent aux années, et qu’on approche de la consommation des temps, on voit s’accroître en ce monde les tribulations et les maux : le chrétien se voit de plus en plus écrasé par ses ennemis : les épreuves de tous genres s’amoncellent incessamment sur lui, et Jésus passe en foulant les flots sous ses pieds.
7. Néanmoins, les tribulations s’aggravent à tel point, que ceux mêmes qui croient en Jésus-Christ et qui s’efforcent de persévérer jusqu’à la fin, tremblent dans la crainte de défaillir. Le Christ foule les vagues à ses pieds, il écrase toutes les orgueilleuses prétentions des mondains, et néanmoins le chrétien s’épouvante. Mais tout cela ne lui a-t-il pas été prédit ? Ce ne fut pas sans raison que les Apôtres « furent saisis de crainte », même au moment où Jésus marchait sur les eaux ainsi en est-il des chrétiens en présence du Dieu qui écrase l’orgueil de ce monde : ils ont placé leurs espérances dans la vie future, et pourtant ils tombent dans le trouble quand ils voient les choses humaines ainsi foulées aux pieds par le Sauveur. Ils ouvrent l’Évangile, ils lisent les Écritures, et ils y trouvent l’annonce de tout cela, et ce livre divin les avertit d’avance que telle est la manière d’agir du Sauveur. Il rabaisse jusque dans la poussière l’orgueil des mondains, afin que les humbles le glorifient. Touchant cet orgueil des mondains, voici ce qui a été prédit : « Vous détruirez leurs villes les mieux fortifiées » ; et encore : « La puissance de votre ennemi a été anéantie pour toujours, et vous avez détruit ses villes[630] ». Chrétiens ! que craignez-vous donc ? Le Christ vous dit : « C’est moi, ne craignez pas s. Pourquoi avoir peur en me voyant agir ? Pourquoi trembler ? Ce que je fais, je vous l’ai annoncé d’avance, et je dois nécessairement le faire. « C’est moi, ne craignez pas ». Ils le reconnurent, et, tranquilles désormais, transportés de joie, « ils voulurent le recevoir dans la nacelle ; et, aussitôt elle aborda la terre où ils allaient ». En abordant ils en finirent avec leurs épreuves : à l’élément liquide se substitua pour eux l’élément solide ; aux vagues agitées, la terre ferme ; au voyage, le repos.
8. « Le lendemain, la multitude qui se tenait de l’autre côté de la mer », d’où Jésus et ses disciples étaient venus, « voyant qu’il n’y avait qu’une nacelle, et que Jésus n’y était point entré avec ses disciples, mais que les disciples s’en allaient seuls ; d’autres barques étaient venues de Tibériade, près du lieu où ils avaient mangé le pain après que le Seigneur eût rendu grâces ; la multitude, voyant que Jésus n’était point là, ni ses disciples non plus, monta dans des barques et vint à Capharnaüm, cherchant Jésus ». Ces hommes devaient bien s’apercevoir un peu du merveilleux prodige que le Sauveur venait d’opérer, car ils voyaient que les disciples seuls étaient montés dans la barque, et qu’il n’y en avait pas d’autre en cet endroit. Des barques vinrent donc du côté opposé jusqu’à l’endroit où ils avaient mangé le pain : la foule monta sur ces barques et vint trouver Jésus, Il n’était pas monté avec ses disciples ; il n’y avait là aucune autre nacelle : comment le Sauveur avait-il pu se trouver tout à coup transporté de l’autre côté de la mer, sinon parce qu’il avait marché sur les eaux et avait voulu les rendre témoins d’un nouveau prodige ?
9. « La foule l’ayant trouvé au-delà de la mer ». Le voilà qui se présente devant la foule : et, pourtant dans la crainte d’être enlevé par elle, il s’était enfui dans la montagne. Il nous laisse à supposer, et même il nous confirme dans l’idée que ces paroles renferment un mystère : et il a voulu nous faire trouver un sens caché en ce prodige, qu’il avait opéré dans le plus grand secret. Celui qui, pour s’écarter de la foule, s’était retiré sur la montagne, n’entre-t-il pas maintenant en colloque avec cette même foule ? Qu’elle en profite donc, pour s’emparer de sa personne pour le faire roi. « L’ayant trouvé au-delà de la mer, tous lui dirent : Maître, « quand êtes-vous venu ici ? »
10. Après avoir opéré en secret ce miracle, il adresse la parole à cette multitude, afin de nourrir encore autant que possible ceux qu’il a déjà nourris, afin de rassasier par ses discours les âmes de ceux dont il vient de calmer la faim corporelle. Mais encore faut-il qu’ils reçoivent cette nourriture nouvelle, et, s’ils ne la reçoivent pas, qu’on la recueille pour n’en pas laisser perdre les restes. À lui donc de parler, à nous d’écouter : « Jésus leur répondit en ces termes : En vérité, en vérité, je vous le dis : Vous me, cherchiez, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains que je vous ai donnés ». Vous me cherchez donc pour des motifs charnels, et non pour des motifs spirituels. Combien cherchent Jésus seulement en raison du bien qu’ils désirent recevoir de lui suivant les circonstances ! Celui-ci se trouve dans une entreprise : il demande aux clercs l’appui de leur intercession : celui-là est poursuivi par un plus fort que lui ; il se réfugie à l’Église : cet notre aimerait d’être protégé auprès d’un homme sur lequel il n’a aucune influence l’un éprouve tel besoin, l’autre tel autre, nos Églises sont incessamment rem plies de pareilles gens. C’est à peine si quelqu’un cherche Jésus pour lui-même. « Vous me cherchez, non parce que vous voyez des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains que je vous ai donnés. Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle ». Vous me cherchez pour autre chose : cherchez-moi pour moi-même : il nous laisse, en effet, à penser qu’il est lui-même cette nourriture cela ressort des paroles qui suivent : « Et que le Fils de l’homme vous donnera ». À l’entendre, tu croyais, ce me semble, manger encore une fois du pain, te rasseoir sur l’herbe, être à nouveau rassasié. Mais il a dit : « Non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle ». Il avait déjà tenu le même langage à la Samaritaine : « Si tu savais celui qui te dit : Donne-moi à boire, tu lui en aurais peut-être demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive ». Comment cela ? dit-elle : Vous n’avez aucun moyen de tirer de l’eau, le puits est profond. Jésus lui répondit : « Si tu savais celui qui te dit : Donne-moi à boire, tu lui en aurais peut-être demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. Celui qui boira de cette eau, n’aura jamais soif ; mais quiconque boira de l’eau de ce puits, aura encore soif ». Cette femme, qui se fatiguait à puiser de l’eau, fut transportée de joie et demanda à recevoir de cette eau, dans l’espoir de ne plus souffrir de la soif du corps. Et ce fut en s’entretenant ainsi avec le Sauveur qu’elle en vint à recevoir un breuvage spirituel [631]. Ici, il en est absolument de même.
11. « Cette nourriture, qui ne périt pas, mais qui demeure dans la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera, car Dieu le Père l’a scellé de son sceau ». Ce fils de l’homme, veuillez ne pas le comparer aux autres enfants des hommes, dont il est écrit : « Les enfants des hommes espèrent à l’ombre de vos ailes[632] ». Séparé des autres par une grâce spéciale de l’Esprit-Saint, mais né d’une femme selon la chair, et compté au nombre des autres, il est fils de l’homme ; mais ce fils de l’homme est aussi Fils de Dieu : il est homme et Dieu tout ensemble. En une autre circonstance, il interrogeait ses disciples. « Que dit-on du Fils de l’homme ? Ils lui répondirent : Les uns disent : c’est Jean-Baptiste ; les autres : Élie ; d’autres : Jérémie ou un autre d’entre les Prophètes. Jésus leur dit : Et vous ? Qui dites-vous que je suis ? Pierre lui répondit : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant[633] ». Jésus dit de lui-même qu’il est le Fils de l’homme, et Pierre reconnaît hautement qu’il est le Fils de Dieu. Jésus rappelait par là, avec raison, ce qu’il avait bien voulu paraître par bonté pour nous : Pierre faisait allusion à l’éternelle lumière au sein de laquelle il demeurait. Le Verbe de Dieu nous parle de ses humiliations, Pierre reconnaît en lui la splendeur de son Dieu. De fait, mes frères, il me parait juste qu’il en soit ainsi. Jésus s’est humilié à cause de nous : glorifions-le donc ce n’est pas pour lui-même qu’il est devenu fils de l’homme : c’est pour nous. C’est ainsi qu’il est devenu le fils de l’homme, puisque « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous[634] ». Et voilà pourquoi « Dieu le Père l’a marqué de son sceau ». Qu’est-ce qu’apposer notre marque, sinon appliquer sur un objet quelque chose qui nous soit personnel ? Sceller de son sceau n’est donc autre chose que placer un signe qui ne puisse être pris pour un autre : sceller de son sceau, c’est donc imprimer un signe sur un objet. Tu apposes une marque sur un objet quelconque donc, tu fais sur lui une empreinte afin de pouvoir le reconnaître et ne pas le confondre avec d’autres. « Le Père l’a » donc « marqué de son sceau ». Il lui a donc imprimé un signe distinctif qui empêche de le comparer aux autres hommes. Aussi, en parlant de lui, le Prophète a-t-il dit : « Dieu, votre Dieu, vous a sacré d’une onction de joie qui vous élève au-dessus de tous ceux qui doivent la partager [635] ». Qu’est-ce donc que marquer de son sceau ? C’est mettre dans un rang à part : c’est, en d’autres termes, établir une préférence entre une personne et ses copartageants. Veuillez donc, nous dit-il, ne pas me mépriser parce que je suis fils de l’homme : demandez-moi, « non le pain qui périt, mais celui qui demeure pour la vie éternelle ». Car je suis de telle manière le fils de l’homme, que vous ne devez point me considérer comme l’un d’entre vous, et que Dieu le Père m’a marqué de son sceau. Il m’a marqué de sou sceau, qu’est-ce à dire ? Il a imprimé sur moi un signe particulier, en vertu duquel je dois délivrer tous les hommes au lieu de me confondre avec eux.
12. « Tous lui dirent donc : Que ferons-nous pour accomplir les œuvres de Dieu ? » Car il leur avait dit lui-même : « Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle ».— « Que ferons-nous ? » Par quelles œuvres pourrons-nous accomplir ce commandement ? « Jésus répondit : L’œuvre de Dieu, c’est de croire en Celui qu’il a envoyé ». Voilà donc ce qui s’appelle manger, « non le pain qui périt, mais celui qui demeure pour la vie éternelle ». Pourquoi tenir prêts tes dents et ton estomac ? Crois, et tu auras pris cette nourriture. En effet, la foi se distingue des œuvres, selon ces paroles de l’Apôtre : « L’homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi[636] ». Et il y a des œuvres qui paraissent bonnes, sans la foi en Jésus-Christ ; mais, en réalité, elles ne le sont point, arec qu’elles ne se rapportent pas à cette fin, qui donne du mérite à nos œuvres. « Car Jésus-Christ est la fin de la loi, pour justifier ceux qui croiront [637] ». 2 n’a donc pas voulu séparer la foi des œuvres, mais il a déclaré que la foi est une œuvre ; car c’est la foi qui agit par la charité [638]. Et il n’a pas dit : Votre œuvre, mais « l’œuvre de Dieu, c’est de croire en Celui qu’il a envoyé » ; il s’est exprimé ainsi, afin que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur [639]. Mais parce qu’il les excitait à croire en lui, ceux-ci lui demandaient aussi des prodiges qui les porteraient à croire. Vois si vraiment les Juifs ne réclament pas des miracles. Ils lui dirent donc : « Quel signe faites-vous, afin que nous le voyions et que nous croyions en vous ? Quelles sont vos œuvres ? » Pour eux, était-ce peu de chose d’avoir été nourris avec cinq pains ? Non, ils le savaient bien ; mais à cette nourriture, ils préféraient encore la manne du ciel. Pour le Seigneur Jésus, il parlait de lui-même de telle façon qu’il se plaçait au-dessus de Moïse ; car celui-ci n’a jamais osé dire de soi qu’il donnait, non un pain périssable, « mais un pain qui demeure pour la vie éternelle ». Jésus promettait donc plus que Moïse. Les promesses de celui-ci avaient, en effet, pour objet un royaume, une terre où coulaient le lait et le miel, une paix temporelle, un grand nombre d’enfants, la santé du corps, et tous les autres avantages de cette vie. De pareils biens étaient, sans doute, matériels, mais, en définitive, ils étaient la figure des biens spirituels. Ces promesses s’adressaient au vieil homme et sous l’empire de l’ancienne alliance. Les hommes qui suivaient le Sauveur, établissaient donc un parallèle entre les promesses de Moïse et celtes du Christ. De la part du premier, ils avaient en perspective toutes les satisfactions terrestres ; mais c’était un aliment périssable : de la part du Sauveur, ils devaient recevoir, « non la nourriture qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle ». Ils remarquaient que ses promesses étaient plus grandes, mais aussi qu’il opérait de moindres prodiges. Ils se rappelaient ceux de Moïse, et ils étaient disposés à en demander de plus frappants encore à celui qui leur faisait de si belles promesses. Que faites-vous, lui dirent-ils, tour que nous croyions en vous ? Veux-tu être certain qu’ils comparaient les miracles de Moïse à celui de la multiplication des pains, et qu’ils regardaient comme les moindres ceux qu’opérait Jésus ? En voici la preuve ils ajoutèrent : « Nos pères ont mangé la manne au désert ». Mais qu’est-ce que la manne ? Vous en avez peut-être une petite idée : « Ainsi qu’il est écrit, il leur a donné la manne pour nourriture ». Moïse a obtenu pour nos pères un pain venu du ciel, et, pourtant, Moïse ne leur a pas dit : « Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle » ; et, néanmoins, il a opéré des prodiges bien autres que les vôtres. Il ne nous a pas distribué du pain d’orge, il nous a donné une manne venue du ciel.
13. « Jésus donc leur dit : En vérité, en vérité je vous le dis : Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel ; mais mon Père vous donne, le véritable pain du ciel ; car le pain qui descend du ciel est le vrai pain, et il donne la vie éternelle ». Le vrai pain, c’est donc celui qui descend du ciel[640] c’est celui-là même, dont je vous ai parlé tout à l’heure : « Travaillez, non pour le pain qui périt, mais pour celui qui demeure dans la vie éternelle ». La manne elle-même en était la figure, et tous les prodiges de Moïse préfiguraient les miens. Vous admirez des miracles qui annonçaient tes miens, et à ceux dont ils étaient l’annonce et l’image, vous ne faites pas attention ? Donc, Moïse n’a point donné un pain venu du ciel : pour Dieu, il donne du pain ; mais quel pain ? serait-ce de la manne ? Non ; c’est le pain dont elle était la figure : c’est, en d’autres termes, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. « Mon Père vous donne le véritable pain, car le pain de Dieu, c’est celui qui est descendu du ciel et qui donne la vie au monde. Ils lui dirent donc : « Seigneur, donnez-nous toujours de ce pain ». En une autre circonstance le Sauveur avait déjà dit, dans le même sens, à la Samaritaine : « Quiconque boira de cette eau n’aura jamais soif ». Elle avait donné à ces paroles une signification toute matérielle, et cependant elle ne voulait point souffrir du manque d’eau ; elle lui répondit donc aussitôt : « Seigneur, donnez-moi de cette eau ». Ainsi firent les Juifs : « Seigneur, donnez-nous de ce pain », qui répare nos forces et ne nous fasse jamais défaut.
14. « Et Jésus leur dit : Je suis le pain de vie : celui qui vient à moi n’aura pas faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif ». Ces paroles : « Celui qui vient à moi », sont les mêmes que ces autres : « Celui qui croit en moi » ; et celles-ci : « n’aura pas faim », sont corrélatives à celles-là : « n’aura jamais soif ». Car toutes deux indiquent une satiété sans fin, qui ne fera jamais place à aucun besoin. Vous désirez un pain venu du ciel : il est devant vous, et vous n’en profitez pas. « Mais je vous l’ai dit : Vous m’avez vu, et vous n’avez pas cru en moi ». Néanmoins, je ne me trouve pas pour cela sans peuple, car votre infidélité serait-elle capable d’anéantir toute croyance en Dieu [641] ? Écoute, en effet, ce qui suit : « Tout ce que mon Père me donne viendra à moi, et celui qui viendra à moi, je ne le repousserai point dehors ». Quel est donc cet intérieur, au-dehors duquel on n’est point jeté ? C’est un sanctuaire inviolable, c’est une douce retraite. O retraite à l’abri de tout ennui, où l’on n’éprouve l’amertume d’aucune mauvaise pensée, où ne viennent nous tourmenter ni les tentations, ni la douleur ! N’est-ce point dans cette retraite bénie que sera admis le bon serviteur, à qui le Seigneur dira : « Entre dans la joie de ton Maître[642] ».
15. « Et celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors. Car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Si vous ne chassez pas au-dehors celui qui vient à vous, c’est donc parce que vous êtes descendu pour faire, non votre volonté, mais la volonté de celui qui vous a envoyé. Ineffable mystère ! Je vous en conjure : frappons tous ensemble à la porte de ce sanctuaire, afin qu’il en sorte de quoi nous sustenter comme il en est sorti de quoi nous charmer. « Celui qui viendra à moi » : quelle douce, quelle admirable retraite ! Attention ! Attention ! Pèse bien ces paroles : « Celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors ». Il dit donc : « Celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors ». Pourquoi cela ? « Parce que je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Vous êtes descendu du ciel pour faire, non votre volonté, mais la volonté de Celui qui vous a envoyé : est-ce bien là le motif pour lequel vous ne mettez pas dehors celui qui vient à vous ? Oui, c’est lui. Pourquoi le lui demander, puisqu’il nous le dit lui-même ? Il ne nous est pas permis d’en supposer un autre que celui qu’il nous indique. « Celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors » ; et comme si tu cherchais à en connaître la cause, il ajoute : « Parce que je suis venu faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Je crains bien que certaines âmes ne se soient vues rejetées de Dieu pour avoir été orgueilleuses : le doute à cet égard ne m’est pas même permis. De fait, il est écrit : « Le principe de tout péché, c’est l’orgueil », et « le principe de l’orgueil dans l’homme, c’est l’éloignement de Dieu ». Cela est écrit, cela est positif, cela est certain. Et à propos du mortel orgueilleux, au sujet de cet être qui n’est couvert que de lambeaux de chair, qui plie sous le poids d’un corps destiné à pourrir, et qui pourtant s’élève à ses propres yeux parce qu’il oublie de quelle nature est son vêtement de peau, l’Écriture s’exprime ainsi : « De quoi la terre et la cendre peuvent-elles s’enorgueillir ? De quoi sont-elles si fières ? » Qu’elles disent : « Pourquoi l’homme s’élève. Parce qu’il a, durant sa vie ; jeté toutes ses entrailles[643] ». Que veut dire ce mot : « il a jeté », sinon il a jeté ? C’est s’en aller au-dehors. Entrer en soi-même, veut dire : rechercher ce qui est à l’intérieur ; jeter ses entrailles, signifie : se jeter dehors. L’orgueilleux jette hors de lui ses entrailles, l’homme humble s’y attache ; si l’orgueil nous fait sortir de nous-mêmes, l’humilité nous y fait rentrer.
16. La source de toutes les maladies de l’âme, c’est l’orgueil, parce qu’il est la source de toutes les iniquités. Lorsqu’un médecin entreprend une cure, s’il ne s’enquiert que des effets produits par une cause quelconque, sans chercher à découvrir cette cause elle-même, il peut bien pour un temps remédier au mal, mais tôt ou tard la maladie reparaît, parce que la cause en est toujours subsistante. Je me sers d’un exemple pour mieux expliquer ma pensée. Les humeurs produisent, dans le corps où elles se trouvent, la gale ou des ulcères ; de là une fièvre violente, des douleurs insupportables : on s’empresse d’apporter des remèdes pour faire disparaître la gale et calmer les ardeurs occasionnées par la formation des ulcères ; on les applique, ils produisent leur effet ; on croirait guéri l’homme que l’on voyait jadis couvert de gale ou de plaies hideuses ; mais parce qu’il n’a pas été purgé, les abcès ne tardent pas à reparaître. Le médecin s’en aperçoit ; il débarrasse le malade de ses humeurs, et c’en est fini avec ses ulcères. D’où viennent les iniquités nombreuses ? De l’orgueil : détruis-le en toi, et tu n’y verras plus le péché. Afin de détruire la cause de toutes les maladies de notre âme, c’est-à-dire notre orgueil, le Fils de Dieu est descendu sur la terre et s’est fait humble. O homme, pourquoi t’enorgueillir ? C’est à cause de toi que Dieu s’est fait humble. Il te répugnerait sans doute de suivre un homme dans la voie de l’humilité, imite du moins l’humilité d’un Dieu. Le Fils de Dieu s’est incarné, il s’est fait humble : il te commande d’être humble, mais pour accomplir ses ordres, il n’est pas nécessaire pour toi de cesser d’être un homme et de t’abaisser au niveau de la brute. Tout Dieu qu’il était, le Verbe s’est fait homme ; pour toi, ô homme, reconnais que tu es un homme : toute ton humilité consiste à savoir qui tu es. Parce qu’il te recommande l’humilité, le Sauveur a dit : « Je suis venu pour dire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Voilà bien une vraie leçon d’humilité. En effet, l’orgueilleux fait sa propre volonté : L’homme humble fait celle de Dieu. C’est pourquoi « celui qui viendra à moi, je ne le mettrai pas dehors ». Pourquoi ? Parce que « je suis venu faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Je suis apparu humble, je suis venu enseigner à devenir humble, je suis le docteur de l’humilité. Celui qui vient à moi, s’incorpore à moi ; celui qui vient à moi, devient humble ; celui qui s’attache à moi, pratique l’humilité ; car il fait, non point sa propre volonté, mais celle de Dieu ; aussi ne le mettrai-je pas dehors, bien que je l’aie rejeté loin de moi, lorsqu’il était orgueilleux.
17. Le Psalmiste appelle notre attention sur ces choses intérieures : « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Vois ce que c’est que pénétrer à l’intérieur de Dieu, se mettre sous sa protection, courir même au-devant des coups de ce bon Père. Car il châtie tous ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants. « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Et que trouveront-ils dans l’intérieur de Dieu ? « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ». Dès que vous les aurez fait entrer, et qu’ils auront goûté la joie de leur Seigneur, « ils seront enivrés de l’abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de vos délices, parce qu’en vous se trouve la source de la vie ». Ce n’est point à l’extérieur, en dehors de vous que se trouve la source de la vie, c’est au dedans de vous, à l’intérieur. « Et, dans votre lumière, nous verrons la lumière. Étendez votre miséricorde sur ceux qui vous connaissent, et votre justice sur ceux qui ont le cœur droit ». Ceux qui suivent la volonté de leur Dieu, ceux qui recherchent, non leurs intérêts, mais les intérêts de Notre-Seigneur Jésus-Christ, voilà les hommes qui ont le cœur droit, voilà les hommes dont les pas ne chancellent point ; car « le Dieu d’Israël est bon pour ceux qui ont le cœur droit ». Mes pas, ajoute le Psalmiste, « ont presque chancelé ». Pourquoi ? « Parce que je me suis indigné contre l’insensé, en voyant la paix des impies [644] ». Pour qui donc Dieu serait-il bon, sinon pour ceux qui ont le cœur droit ? Pour moi, qui ai le cœur tordu, li conduite de Dieu m’a déplu. Pour quel motif ? Parce qu’il a accordé le bonheur aux méchants : et mes pieds ont chancelé, comme si j’avais inutilement servi Dieu. Mes pieds se sont presque dérobés sous moi : c’était donc parce que je n’avais pas le cœur droit. Mais qu’est-ce qu’un cœur droit ? C’est celui qui suit la volonté divine. Celui-ci est heureux, celui-là souffre ; celui-ci mène une mauvaise conduite, et rien ne manque à son bonheur celui-là subit toutes sortes d’épreuves, et pourtant sa vie est exemplaire. Que l’homme dont la vie se passe dans la pratique du bien ne s’emporte point parce qu’il se voit en butte à l’infortune ; il a une retraite intérieure que ne possède pas le pécheur heureux : qu’il ne se laisse donc aller ni à la tristesse, ni au découragement, ni à la défaillance. L’un possède de l’or dans ses coffres, l’autre possède Dieu en sa conscience : établis maintenant une comparaison entre l’or et Dieu, entre ces coffres et cette conscience. Le premier possède un or périssable, qu’il lui faudra quitter plus tard ; le second est en possession de Dieu, qui vivra toujours, et dont rien ne pourra le séparer ; mais pour cela faut-il qu’il ait le cœur droit ; car alors il entre et ne sort pas. Voilà pourquoi le Prophète disait : « Parce qu’en vous, non pas en nous, se trouve la source de la vie ». Cherchons donc à entrer, afin de trouver la vie, et ne cherchons, ni à nous suffire à nous-mêmes, car nous trouverions la mort ; ni en quelque sorte à nous contenter de l’aliment de notre seule volonté, car nous dépéririons ; mais appliquons nos lèvres à cette fontaine qui ne tarit jamais. Parce que Adam n’a voulu clans sa conduite écouter que ses propres inspirations, il est tombé sous les efforts de l’ange que l’orgueil avait déjà arraché du ciel, et qui l’a fait boire lui-même à la coupe de l’orgueil. Il est écrit : « En vous se trouve la source de la vie ; et dans votre lumière nous verrons la lumière ». Abreuvons-nous donc en Dieu, portons sur lui nos regards. Pourquoi sort-on de lui ? écoute, le voici : « Que je n’aie point un pied orgueilleux ». Il sort donc de Dieu, celui qui a un pied orgueilleux. Donnes-en la preuve. « Et que la main des impies ne m’ébranle pas », à cause de mon pied orgueilleux. Pourquoi t’exprimer ainsi : « Voilà l’écueil des ouvriers d’iniquité ? » Quel est cet écueil ? Nul autre que l’orgueil. « Ils y sont tombés et ne pourront s’en relever [645] ». Si l’orgueil précipite au-dehors des hommes qui ne pourront plus se tenir debout, l’humilité en fait entrer qui se tiendront éternellement debout. Voilà pourquoi avant de dire : « Mes os humiliés tressailliront », le Prophète s’était exprimé ainsi : « Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l’allégresse [646] ». Que veut dire : « à mon oreille ? » En vous écoutant, je suis heureux : les accents de votre voix me comblent de bonheur. Je m’abreuve en vous, et j’y puise la félicité. C’est pourquoi je ne tombe pas ; c’est pourquoi mes « os humiliés tressailliront » ; c’est pourquoi encore « l’ami de l’époux se tient debout et « l’écoute [647] ». Il se tient debout, parce qu’il écoute. Il s’abreuve à la source intérieure de Dieu : aussi se tient-il debout. Pour ceux qui n’ont pas voulu puiser à cette source d’eaux vives, « voilà leur écueil : ils y sont tombés et ne s’en relèveront pas ».
18. Le Maître de l’humilité n’est donc parvenu pour faire sa volonté, mais pour faire la volonté de Celui qui l’a envoyé. Allons donc à lui, pénétrons en lui, incorporons-nous à lui, afin de faire, non pas notre volonté propre, mais celle de Dieu. De la sorte, il ne nous mettra pas dehors, parce que nous serons ses membres, et qu’en nous enseignant l’humilité, il a voulu être notre chef. Enfin, écoutez cette autre leçon du Sauveur : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes accablés : prenez mon joug sur vos épaules et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » ; et quand vous l’aurez appris, « vous trouverez le repos de vos âmes [648] ». Apprenez aussi que ce qui vous empêchera d’être rejetés loin de Dieu, c’est « que je suis descendu pour faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Je vous enseigne l’humilité : personne, à moins d’être humble, ne peut venir à moi. Dieu ne repousse loin de lui que les orgueilleux ; pourrait-il en éloigner de même celui qui conserve l’humilité et ne s’en écarte pas ? Mes frères, j’ai dit tout ce qu’il m’était possible de dire sur le sens caché de ce passage ; car il renferme un sens profondément mystérieux. Je ne sais, à vrai dire, si je me suis convenablement exprimé pour le bien exposer et faire ressortir, si j’ai expliqué suffisamment qu’il ne rejette pas l’homme qui vient à lui, par cette raison qu’il est venu faire, non pas sa propre volonté, mais la volonté de Celui qui l’a envoyé.
19. « Et telle est », dit-il, la volonté de « mon Père, qui m’a envoyé, c’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donnés ». Celui qui garde l’humilité, lui a été donné : le Sauveur le reçoit ; mais celui qui n’est pas humble, est bien loin du maître de l’humilité : « C’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donnés. La volonté de votre Père est qu’aucun de ces petits ne périsse ». Parmi les orgueilleux, il en est qui peuvent périr ; parmi les humbles, on n’en voit périr aucun. « Si vous ne devenez pareils à ce petit enfant, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux [649]. Je ne perdrai aucun de ceux que mon Père m’a donnés, mais je les ressusciterai au dernier jour ». Voyez comme il distingue ici cette double résurrection. « Celui qui vient à moi », celui de mes membres qui devient humble, ressuscite déjà maintenant ; de plus, « je le ressusciterai au dernier jour », selon la chair. « Car c’est la volonté de mon Père, qui m’a envoyé, que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour ». Il avait dit plus haut : « Celui qui écoute ma parole, et croit à Celui qui m’a envoyé ». Il dit ici : « Celui qui voit le Fils et croit en lui ». Il ne dit pas : Celui qui voit le Fils et croit au Père ; car, croire au Fils, c’est croire au Père, parce que « comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie [650]. Afin que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle » ; en croyant, et en passant à la vie, par une première résurrection. Mais, parce qu’elle n’est pas la seule, il ajoute : « Je le ressusciterai au dernier jour ».

VINGT-SIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST ÉCRIT : « LES JUIFS DONC MURMURAIENT CONTRE LUI, PARCE QU’IL AVAIT DIT : JE SUIS LE PAIN VIVANT DESCENDU DU CIEL », JUSQU’A CET AUTRE : « CELUI QUI MANGE DE CE PAIN, VIVRA ÉTERNELLEMENT ». (Jean, 6, 41-59.)[modifier]

LA FOI EN JÉSUS-CHRIST.[modifier]

Parce que les Juifs n’avaient pas soif de la justice, ils ne comprirent point que Jésus était le vrai pain descendu du ciel ; ils murmurèrent donc en entendant ses paroles : en cela rien d’étonnant. Pour croire au Christ, il faut être attiré h. la foi par la grâce divine, qui, en nous instruisant, nous amène, d’une manière efficace, mais librement, au bien par l’organe le Jésus-Christ, Fils de Dieu incarné. Comme il est le pain de vie, croire en lui, c’est avoir la vie éternelle de l’âme. La manne du désert n’a pu la donner aux Israélites, parce qu’ils manquaient de foi : l’Eucharistie ne l’a pas davantage procurée fleurs descendants, pour la même raison, car elle n’est pain de vie que pour les croyants. Celui donc qui mange ce pain dans les sentiments de la foi et de la charité, possède la vie éternelle de l’âme, et le principe de la résurrection de son corps.


1. Nous venons de l’apprendre par la lecture de l’Évangile Notre-Seigneur Jésus-Christ ayant dit qu’il était un pain descendu du ciel, les Juifs éclatèrent en murmures et s’écrièrent : « N’est-il pas ce Jésus, fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment dit-il : Je suis descendu du ciel ? » Les Juifs étaient loin de s’occuper du pain du ciel, et ils ne savaient pas en avoir faim. Par faiblesse, leur cœur ne pouvait ni demander ni recevoir aucune nourriture ; ils avaient des oreilles, et n’entendaient rien ; ils avaient des yeux pour ne rien voir. Car, ce pain de l’homme intérieur exige de l’appétit. Voilà pourquoi il est dit ailleurs : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés [651] ». Or, l’apôtre saint Paul nous dit que le Christ est notre justice[652]. Par conséquent, celui qui a faim de ce pain, doit avoir faim de la justice, mais de cette justice qui descend du ciel et que Dieu donne, et non pas de celle que l’homme se fait à lui-même. L’homme se fait parfois de lui-même sa propre justice ; s’il en était autrement, le même Apôtre ne dirait pas, en parlant des Juifs : « Ne connaissant point la justice de Dieu, et s’efforçant d’établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu [653] ». De ce nombre étaient ces autres Juifs, qui n’avaient aucune idée du pain descendu du ciel, parce que, rassasiés de leur propre justice, ils n’éprouvaient aucun désir de la justice de Dieu. Qu’est-ce donc que la justice de Dieu ? Qu’est-ce que celte des hommes ? Par justice de Dieu, il faut entendre ici, non pas cette perfection qui constitue la sainteté de Dieu, mais celle qu’il donne à l’homme, afin de l’établir dans la sainteté par sa grâce. Quant aux Juifs, en quoi consistait leur justice ? En ce qu’ils présumaient de leurs forces, et prétendaient être, en quelque sorte, les parfaits observateurs de la loi, sans aucun aide venu d’ailleurs : personne ne peut accomplir la loi sans le secours de la grâce, c’est-à-dire du pain descendu du ciel. « Car », dit en deux mots l’Apôtre, « l’amour est la plénitude de la loi [654] ». L’amour, non de l’argent, mais de Dieu ; non de la terre ou du ciel, mais de Celui qui a fait le ciel et la terre. D’où vient à l’homme cet amour de Dieu ? Saint Paul nous le dit. Écoutons-le : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné [655] ». Avant de nous donner le Saint-Esprit, le Sauveur s’est donc présenté à nous comme le pain descendu du ciel, et nous a exhortés à croire en lui. Croire en lui, c’est manger le pain vivant. Celui qui croit, mange : il se nourrit invisiblement, parce qu’il renaît d’une manière invisible ; c’est intérieurement un enfant, un homme nouveau : ce qui le renouvelle, le rassasie par lot même.
2. Les Juifs murmuraient donc contre Jésus ; quelle fut sa réponse ? « Ne murmurez pas entre vous » ; ce qui voulait dire : Je le vois bien, vous n’éprouvez aucun désir pour ce pain ; vous n’avez nulle idée de ce qu’il est ; vous ne cherchez pas à vous le procurer. « Ne murmurez pas entre vous : nul ne peut venir à moi, si le Père, qui l’a envoyé, ne l’attire ». Admirable éloge de la grâce : Nul ne vient sans être attiré. Qui attire-t-il ? Qui n’attire-t-il pas ? Pourquoi attire-t-il celui-ci ? Pourquoi n’attire-t-il pas celui-là ? Autant de questions desquelles tu ne dois pas t’établir juge, si tu ne veux pas te tromper. Je te le dis une fois pour toutes : saisis bien ma pensée. Dieu ne t’attire rias encore ? Prie-le de le faire. Mes frères, que disons-nous ? Si nous sommes attirés vers le Christ, nous croyons donc en lui malgré nous : on nous fait donc violence, et notre volonté reste étrangère à notre acte de foi ? Un homme peut entrer à l’Église, s’approcher de l’autel, recevoir le sacrement, sans aucun consentement de sa part ; mais, pour croire, il faut nécessairement le libre concours de la volonté. Si la foi venait du corps, elle pourrait se trouver en des hommes qui n’y acquiesceraient nullement ; mais elle ne vient pas de là. Écoute l’Apôtre : « On croit par le cœur ». Et il ajoute : « Et l’on confesse par la bouche, pour parvenir au salut [656] ». Cette confession procède du fond du cœur, Les hommes qui font leur profession de foi ne sont pas rares : Tu as parfois entendu des hommes qui font leur profession de foi ; mais tu ne connais pas quel est celui qui ne croit pas réellement, et tu ne peux donner le nom de confesseur de la foi à l’homme que tu reconnais comme incroyant ; car la confession consiste à dire ce que pense réellement le cœur : si tu dis le contraire de ce que tu penses intérieurement, tu parles, mais tu ne fais pas de profession de foi. C’est donc par le cœur que l’on croit au Christ : personne ne le fait contre son gré, et, pourtant, il semblerait que celui qui y est attiré, le fait malgré lui, et forcément. Comment résoudre la difficulté que présente ce passage : « Nul ne vient à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire ? »
3. Quiconque est attiré, dira quelqu’un, marche à contre-cœur. S’il marche à contrecœur, il ne croit pas ; et s’il ne croit pas, il ne marche pas davantage. Ce n’est pas, en effet, par la marche que nous nous approchons du Christ : c’est par la foi ; pour cela, nous n’avons pas de mouvement à imprimer à notre corps : il suffit d’avoir au cœur de la bonne volonté. Voilà pourquoi cette femme, qui toucha la robe du Sauveur, la toucha plus que la foule qui se pressait autour de lui. Aussi Jésus dit-il : « Qui est-ce qui m’a touché ? » Les disciples étonnés lui répondirent : « La multitude vous presse, et vous demandez qui vous a touché ? » Et il répéta : « Quelqu’un m’a touché[657] ». La femme le louche, la multitude le presse ; que veut donc dire ce mot : « M’a touché », sinon : a cru ? De là vient encore que, après sa résurrection, le Christ s’adressa en ces termes à cette autre femme qui voulait se jeter à ses pieds : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore « monté vers mon Père[658] ». À ton avis, je ne suis que ce que tu me vois ; ne me touche pas. Quel est le sens de ces paroles ? Selon ton idée, je ne suis pas autre que ce que je te semble être. Ne t’y trompe pas, il n’en est pas ainsi, c’est-à-dire : « Ne me touche pas, car je ne suis point encore remonté vers mon Père ». Pour toi, je ne suis pas monté vers mon Père, car je ne me suis jamais séparé de lui. Elle ne touchait point le Sauveur, quand il était sur la terre ; comment le toucherait-elle au moment de son retour vers son Père ? C’est ainsi, néanmoins, c’est de cette manière qu’il a voulu être touché ; ainsi l’est-il par tous ceux qui le touchent bien, quoiqu’il monte au ciel, qu’il demeure en son Père, et qu’il lui soit égal.
4. Reporte ton attention sur ces paroles : « Nul ne vient à mol, si mon Père ne l’attire ». Ne t’imagine pas que tu sois attiré malgré toi ; car l’amour entraîne les âmes. Il est des hommes qui pèsent le sens de toutes les paroles, et qui sont loin de comprendre toutes choses, surtout les choses de Dieu ; mais nous n’avons nullement à craindre de les voir nous reprocher ce passage des saintes Écritures qui se trouve dans l’Évangile, et nul d’entre eux ne nous dira Si je suis entraîné, comment pourrai-je avoir une foi parfaitement libre ? Car je le dis : ce n’est pas assez d’être entraînés volontairement, nous le sommes encore avec plaisir. Qu’est-ce, en effet, qu’être entraîné avec plaisir ? « Mets tes délices dans le Seigneur, et il remplira tous les désirs de ton cœur [659] ». Le cœur qui éprouve la douceur du pain céleste, ressent un véritable plaisir. Or, s’il est vrai de dire avec le poète : « Chacun est conduit par l’attrait de ses propres penchants [660] » ; non par la nécessité, mais par l’attrait du plaisir ; non par le devoir, mais par la jouissance : à plus forte raison devons-nous dire que celui-là est attiré vers le Christ, qui trouve ses délices dans la vérité, la béatitude, la justice, l’éternelle vie ; car le Christ est tout cela. Quand les sens corporels ont leurs plaisirs, les facultés de l’âme en seraient-elles dépourvues ? Et si l’âme n’avait point de jouissances à elle, comment le Psalmiste aurait-il pu dire : « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ; ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ; vous les abreuverez au torrent de vos délices ; car, en vous est la source de la vie, et dans votre lumière nous verrons la lumière [661] ? » Donne-moi un homme qui aime lieu, et il éprouvera la vérité de ce que je dis : donne-moi un homme rempli du désir et de la faim de ce pain céleste, engagé dans le désert de cette vie et dévoré par la soif de Injustice, soupirant après la fontaine de l’éternelle patrie ; donne-moi un tel homme, et il me comprendra. Mais si je m’adresse à un homme glacé par le froid de l’indifférence, il ne saisira pas mes paroles. Tels étaient les murmurateurs dont parle notre Évangile. « Celui que mon Père attire vient à moi ».
5. Mais pourquoi dire : « Celui que mon Père attire », puisque le Christ attire aussi ? dans quelle intention le Sauveur a-t-il dit : « Celui que mon Père attire ? » Si nous devons être entraînés, soyons-le par celui à qui l’épouse animée par l’amour adressait ces paroles : « Nous courrons sur tes pas à l’odeur de tes parfums [662] ». Remarquons bien, mes frères, et, autant que possible, efforçons-nous de comprendre ce que le Sauveur veut nous faire entendre. Le Père attire à son Fils ceux qui croient au Fils, parce qu’ils reconnaissent Dieu pour son Père ; car Dieu le Père s’est engendré un Fils égal à lui ; l’homme qui reconnaît dans sa pensée que le Fils est égal au Père, et qui, sous l’empire de sa foi, sent vivement cette vérité, et la rappelle sans cesse à son esprit, le Père l’attire vers son Fils. Arius n’a vu en Jésus qu’une simple créature ; aussi le Père ne l’a-t-il pas attiré, car celui-là n’a le Père en aucune estime, qui ne reconnaît pas le Fils comme son égal. Que dis-tu, ô Arius ? O hérétique, quel langage tiens-tu ? Qu’est-ce que le Christ ? – Ce n’est pas le vrai Dieu : il n’en est que la créature. – Tu n’es pas attiré par le Père, puisque tu ne reconnais pas son Fils, loin de là ; puisque tu dis positivement qu’il n’a pas de Fils : aussi n’es-tu ni attiré par le Père, ni attiré vers le Fils ; car autre chose est le Fils, autre chose est ce que tu en dis. Au dire de Photin, le Christ n’est qu’un homme : il n’est pas Dieu. Les partisans de cet hérétique, le Père ne les attire pas. Le Père a attiré celui qui a dit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant ». Vous n’êtes ni un Prophète, ni saint Jean, ni un grand saint, mais « vous êtes le Christ Fils » unique « du Dieu vivant », et son égal. Oui, il a été attiré : il l’a été par le Père ; tu en trouves la preuve dans ces paroles du Sauveur : « Simon, fils de Jona, tu es heureux, car la chair et le sang ne t’ont pas révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux [663] ». Cette révélation du Père n’est autre que son attraction. Tu montres à une brebis une branche de feuillage, et tu l’attires ; offre des noix aux regards d’un enfant, et tu l’attireras : et il est attiré à l’endroit où il court, par l’affection, sans dommage pour son corps, sous l’empire des sentiments de son cœur. S’il est vrai qu’un homme se laisse entraîner vers un objet dont les attraits et les délices sollicitent son affection, suivant cet incontestable adage : « Chacun est conduit par l’attrait de ses propres penchants » ; le Père, en faisant connaître le Christ, n’aurait aucun empire sur les cœurs ? Mais rien n’a plus de force que la vérité pour exciter dans une âme d’ardents désirs. Pour quelle occurrence avoir un meilleur appétit, pourquoi désirer un palais plus apte à juger des saveurs, sinon pour se nourrir et s’abreuver de la sagesse, de la justice, de la vérité, de l’éternité ?
6. Mais où serons-nous rassasiés ? Au ciel, nous le serons mieux, plus véritablement, plus parfaitement que partout ailleurs. Car ici, il nous est plus facile, si nous sommes animés d’une ferme espérance, d’avoir faim que d’être rassasiés ; car « bienheureux ceux « qui ont faim et soif de la justice » sur la terre, « parce qu’ils seront rassasiés » au ciel [664]. Aussi, après avoir dit : « Nul ne vient à moi, si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire », il ajoute : « et je le ressusciterai au dernier jour ». Je le mettrai en possession de ce qu’il aime, de ce qu’il espère : il contemplera ce qu’il a cru ici-bas sans le voir ; il se rassasiera de ce dont il a faim, il s’abreuvera de ce dont il a soif. Quand cela ? Au moment de la résurrection des morts, car « je le ressusciterai au dernier jour »
7. « Car il est écrit dans les Prophètes : « Tous seront enseignés de Dieu ». O Juifs, pourquoi me suis-je exprimé ainsi ? Le Père ne vous a pas encore instruits ; comment donc pouvez-vous me reconnaître ? Tous les citoyens de ce royaume seront enseignés de Dieu, et non des hommes. Et si des hommes les instruisent, ce qu’ils comprennent de leurs leçons, leur est donné, leur apparaît, leur est expliqué intérieurement. Que font les hommes en annonçant extérieurement la vérité ? Que fais-je moi-même, en ce moment, en vous adressant la parole ? Je fais retentir à vos oreilles le bruit de mes paroles. Si celui qui se trouve au dedans de vous ne vous les faisait comprendre, à quoi bon vous parler ? À quoi bon vous entretenir ? L’action de l’arboriculteur s’exerce au-dehors de l’arbre ; celle du Créateur se fait sentir à l’intérieur. Celui qui plante et qui arrose, travaille au-dehors ; c’est ce que nous faisons nous-mêmes ; mais a celui qui plante n’est rien, « non plus que celui qui arrose ; c’est Dieu seul qui donne l’accroissement [665] ». C’est-à-dire : « Tous seront enseignés de Dieu ». Qu’est-ce à dire : Tous ? « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient à moi ». Remarquez bien la manière dont le Père nous attire : il nous instruit, et, par là, il nous délecte, mais il ne nous force pas. Voilà comme il nous attire « Tous seront enseignés de Dieu » ; il lui appartient de les attirer : « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient à moi » : il y est attiré, c’est le fait de Dieu.
8. Eh quoi donc, mes frères ? De ce que quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient au Christ, s’ensuit-il que le Christ n’y a contribué en rien par ses instructions ? Si les hommes ont eu pour précepteur Dieu le Père, sans néanmoins le voir, à quoi leur a servi de voir le Fils ? Le Fils parlait, et le Père enseignait. Moi, qui ne suis qu’un homme, qui est-ce que t’instruis ? Qui est-ce, mes frères, sinon l’homme qui entend ma parole ? Or, si n’étant qu’un homme, j’instruis celui qui m’entend parler, le Père enseigne donc aussi quiconque entend son Verbe ; et puisque l’homme qui entend le Verbe reçoit l’enseignement du Père, cherche à savoir ce qu’est le Christ, et tu apprendras qu’il est le Verbe du Père ; car, « au commencement était le Verbe ». On ne peut pas dire : Au commencement, Dieu a créé le Verbe, dans le sens de cette parole : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre [666] ». Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas une créature. Apprends à être attiré par le Père vers le Fils : que le Père t’enseigne, et que tu écoutes son Verbe. Mais, diras-tu, quel est ce Verbe du Père que je dois entendre ? « Au commencement était le Verbe » ; il n’a pas été fait alors, « il était : et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Mais comment, pendant le cours de cette vie terrestre, les hommes peuvent-ils entendre un Verbe de cette nature ? Parce que « le Verbe s’est fait chair, et qu’il a habité parmi nous [667] ».
9. Le Sauveur explique lui-même ces paroles, et nous montre ce qu’il a voulu nous dire en s’exprimant ainsi : « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence, vient à moi ». Car il ajoute aussitôt ce que nous devons en penser : « Non qu’aucun ait vu le Père, si ce n’est celui qui est de Dieu : celui-là a vu le Père ». Que dit-il ? Moi, j’ai vu le Père : vous, vous ne l’avez pas vu ; et, pourtant, il vous est impossible de venir à moi, si vous n’y êtes attirés par le Père. Mais, qu’est-ce qu’être attiré par le Père, si ce n’est être enseigné de lui ? Être enseigné de lui, sinon l’entendre ? L’entendre, sinon entendre son Verbe, c’est-à-dire moi ? Toutefois, parce que je vous dis : « Quiconque a entendu le Père et a eu l’intelligence », n’allez pas vous dire à vous-mêmes : Mais nous n’avons jamais vu le Père ; comment avons-nous pu recevoir ses instructions ? Car, écoutez-moi, je vais vous le dire : « Non qu’aucun ait vu le Père, si ce n’est celui qui est de Dieu ; celui-là a vu le Père ». Je connais le Père, je viens de lui, comme la parole d’un homme vient de cet homme ; parole, néanmoins, qui ne résonnerait pas, qui ne passerait pas, mais qui demeurerait avec celui qui parle et attirerait celui qui écoute.

10. Dans ce qui suit, nous trouvons un avertissement : « En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui croit en moi a la vie éternelle ». Il a voulu par là nous faire connaître qui il était ; car il aurait pu nous dire en deux mots : Celui qui croit en moi, me possède ; car le Christ est, tout à la fois, le vrai Dieu et la vie éternelle. Aussi, dit-il, celui qui croit en moi va en moi, et quiconque va en moi, me possède. Mais, qu’est-ce que me posséder ? C’est posséder la vie éternelle. La vie éternelle s’est revêtue de la mort ; elle a voulu mourir, et, pour cela faire, elle n’a rien trouvé en elle-même ; elle t’en a emprunté le moyen : tu lui as fourni de quoi mourir pour toi. Il s’est revêtu d’un corps humain, mais pas à la manière des autres hommes. Son Père est au ciel : il s’est, ici-bas, choisi une mère ; pour être engendré dans le ciel, il n’a pas eu de mère : pour l’être en ce monde, il n’a pas eu de père. La vie s’est donc revêtue de la mort, afin que la mort trouvât sa destruction dans la vie. Car, dit-il, « celui qui croit en moi possède la vie éternelle », non déjà manifestée à nos regards, mais encore cachée à nos yeux. « Le Verbe » est, en effet, la vie éternelle : « au commencement il était en Dieu, et le Verbe était Dieu, et la vie était la lumière des hommes ». Le Christ, vie éternelle, a donné la vie éternelle au corps humain qu’il a pris ; lest venu en ce monde pour y mourir. Mais il est ressuscité le troisième jour. La mort a péri, comme étouffée entre le Verbe incarné et son corps rendu à la vie.

11. « Je suis », dit le Sauveur, « le pain de vie ». Les interlocuteurs avaient-ils le droit de se montrer si fiers ? « Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts ». Pourquoi donc vous enorgueillir ? « Ils ont mangé la manne, et ils sont morts ». Pourquoi sont-ils morts, même après avoir mangé la manne ? C’est qu’ils croyaient ce qu’ils voyaient, et ce qu’ils ne voyaient pas, ils ne le comprenaient pas non plus. Ils sont donc réellement vos pères, puisque vous leur ressemblez. Mes frères, nous mangeons le pain descendu du ciel ; mais ne mourons-nous pas de la mort visible du corps ? Les Juifs du désert sont donc morts, comme nous mourrons nous-mêmes, il s’agit bien ici, vous le comprenez, de la mort visible et temporelle de notre corps. Mais s’il est question de cet autre genre de mort, vraiment à craindre, dont le Sauveur parle ici aux Juifs, et qu’ont subi leurs pères, je vous assure que Moïse, Aaron, Phinéès et beaucoup de personnages précieux aux yeux de Dieu par leur sainteté, n’en ont pas éprouvé l’amertume ; et, pourtant, ils ont aussi mangé la manne dans le désert. Mais cette nourriture visible, ils en ont compris la signification toute spirituelle, ils l’ont désirée en esprit et reçue de cœur, et leur âme en a été rassasiée. Nous aussi, nous recevons maintenant un aliment visible ; mais autre chose est de recevoir le sacrement, autre chose est d’en recueillir les fruits. Que de chrétiens participent à la victime du sacrifice, sont frappés par la mort, et ne meurent que pour avoir reçu cet aliment céleste ! Voilà pourquoi l’Apôtre ne craint pas de dire : « Il boit et mange sa propre condamnation[668] ». Le corps du Sauveur n’a pas été un poison pour Judas ; et cependant il le reçut, et, quand il l’eut reçu, Satan entra en lui, et cela, non point parce qu’il avait reçu un aliment empoisonné, mais parce qu’il était méchant, et qu’il l’avait reçu avec de mauvaises dispositions. Ayez donc soin, mes frères, de manger spirituellement ce pain venu du ciel, et d’apporter à l’autel un cœur innocent : si vous avez tous les jours des fautes à vous reprocher, que, du moins, elles ne soient pas mortelles. Avant de vous approcher de l’autel, faites attention à ce que vous dites « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent[669] ». Si tu pardonnes, tu seras pardonné ; marche en toute sécurité, tu as devant toi du pain, et non du poison ; mais vois bien si tu pardonnes, car si tu ne le fais pas, tu mens, et tu mens à celui que tu ne saurais tromper. Tu peux, en effet, mentir à Dieu, mais le tromper, jamais. Il sait ce que tu fais : il est au dedans de Loi, et il te voit, il te regarde, il t’examine, il te juge, et, dès lors, il te condamne ou te récompense. Quant aux Juifs du désert, ils étaient vraiment les pères des interlocuteurs du Christ ; car s’ils étaient méchants, les seconds ne l’étaient pas moins ; s’ils manquaient de foi, les seconds n’en avaient pas davantage ; s’ils murmuraient, les seconds murmuraient aussi. Et l’on peut dire que si jamais le peuple d’Israël a offensé son Dieu, ç’a été en murmurant contre lui. Aussi, pour montrer que ceux à qui il parlait étaient bien les fils des Juifs du désert, le Sauveur commence-t-il par leur dire : Murmurateurs, enfants d’un peuple qui a murmuré, « pourquoi murmurer entre vous ? Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts », non pas que la manne fût chose mauvaise, mais parce qu’ils l’ont mangée en mauvaises dispositions.
12. « C’est ici le pain qui est descendu du ciel ». Ce pain a été figuré par la manne, et aussi par l’autel du Très-Haut. La manne et l’autel étaient des figures : différents en apparence, ils signifiaient une même chose. Écoute les paroles de l’Apôtre : « Car vous ne devez pas ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée, qu’ils ont tous passé la mer Rouge, et qu’ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse dans la nuée et dans la mer, et qu’ils se sont tous nourris du même aliment spirituel ». En fait de nourriture spirituelle, nous avons tous la même : que s’il s’agit de la nourriture matérielle, ils ont eu la manne, et nous, une autre ; si, au contraire, il est question de la nourriture spirituelle, ils ont eu la même que nous. Mais nos pères se sont montrés bien différents des leurs : nous ressemblons à nos frères, et ils sont animés d’un esprit tout opposé. L’Apôtre ajoute : « Et qu’ils ont bu le même breuvage spirituel ». À eux, un breuvage ; à nous, un autre : breuvages d’apparences diverses, mais représentant la même chose par leur vertu mystérieuse. Mais comment était-ce « le même breuvage ? Parce qu’ils buvaient de l’eau de la pierre mystérieuse, eau qui les suivait : et cette pierre « était Jésus-Christ [670] ». En figure, le Christ était Pierre ; en réalité, il était Verbe et homme. Et comment ont-ils bu de cette eau ? La pierre a été frappée de deux coups de verge [671] ; ces deux coups de verge ne sont autres que les deux bras de la croix. « C’est donc ici le pain qui est descendu du ciel, afin que si quelqu’un en mange, il ne meure point ». Mais il faut bien le remarquer, il s’agit ici du sacrement comme vertu, et non du sacrement comme chose visible ; de celui qui le reçoit intérieurement, et non de celui qui le reçoit seulement à l’extérieur ; du chrétien qui en fait l’aliment de son cœur, et non du chrétien qui se borne à une manducation purement physique.
13. « Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel ». Il est vivant, précisément parce qu’il est descendu du ciel. La manne était aussi descendue du ciel, mais elle n’était que l’ombre, tandis que le pain est la réalité. « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c’est ma chair ». Eh quoi ! la chair serait-elle jamais de telle nature qu’on puisse donner à du pain le nom de chair ? On appelle chair ce que ne comporte pas la nature de la chair, et elle le comporte d’autant moins, qu’on appelle de ce nom ce qui ne l’est pas. Les Juifs frémirent d’horreur en entendant ces paroles ; ils se dirent les uns aux autres que c’était exorbitant ; ils prétendirent que c’était impossible. « C’est », dit le Sauveur, « ma chair qui sera donnée pour le salut du monde ». Les fidèles savent ce que c’est que le corps du Christ, s’ils ont soin d’en faire partie. Qu’ils deviennent donc le corps du Christ, s’ils veulent vivre de son Esprit. Il n’y a, pour vivre de l’Esprit du Christ, que son corps. Mes frères, saisissez bien le sens de mes paroles. Dès lorsque tu es un homme, tu as un esprit et un corps. Sous le nom d’esprit, je désigne ce qu’on appelle l’âme, ce qui fait que tu es homme ; car tu es composé d’un corps et d’une âme. Dis-moi lequel des deux fait vivre l’autre ? Ton esprit puise-t-il sa vie en ton corps ? ou ton corps trouve-t-il la sienne en ton esprit ? Tout homme vivant répond à une telle question ; pour celui qui sent ait incapable d’y répondre, je ne sais, à vrai dire, s’il vit. Tout homme vivant répond donc : Il ne saurait y avoir de doute à cet égard : c’est mon esprit qui fait vivre mon corps. Si, maintenant, tu veux toi-même ; ivre de l’Esprit du Christ, sois l’un de ses membres. Serait-ce, en effet, ton esprit qui ferait vivre mon corps ? Certainement non ; mon esprit fait vivre mon corps, ton esprit fait vivre le tien. Pour le corps du Christ, il ne peut vivre que de l’esprit du Christ. Voilà pourquoi, en nous parlant de ce pain, l’apôtre saint Paul s’exprime ainsi : « Nous ne sommes tous qu’un seul pain et un seul corps ». O profond mystère de piété ! ô signe d’unité ! ô lien de charité ! Celui qui veut vivre, sait où il jouira de la vie, où il la puisera. Qu’il s’approche et qu’il croie, qu’il s’incorpore au Christ, il y trouvera la vie ; qu’il ne lui répugne aucunement de s’unir à d’autres membres ; qu’il ne soit lui-même ni un membre pourri, que l’on doive retrancher du reste du corps, ni un membre difforme dont on puisse rougir : qu’il boit beau, bien proportionné, parfaitement sain ; qu’il ne fasse qu’un avec le corps du Christ ; que, puisant sa vie en Dieu, il vive pour Dieu ; qu’il travaille sur la terre, pour régner un jour dans le ciel.
14. « Les Juifs disputaient donc entre eux et disaient : Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? » Ils disputaient entre eux, sans aucun doute, parce qu’ils ne comprenaient point que c’était un pain de paix et de concorde, et ne voulaient pas davantage s’en nourrir. Car ceux qui mangent ce pain ne se disputent pas entre eux ; la raison en est que « nous sommes tous un même pain et un même corps ». Et, par ce pain, « Dieu unit les hommes et les fait habiter dans une même maison [672] ».
15. Ils disputent entre eux et se demandent comment le Seigneur peut donner sa chair à manger ; néanmoins, le Christ ne le leur apprend point encore ; pour le moment, il se contente de leur dire : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous ». Vous ignorez pourquoi on mange ce pain et comment on le mange : et, pourtant, « si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous ». Certes, il ne s’adressait pas à des cadavres, mais à des hommes vivants. Aussi, pour ne point leur laisser supposer qu’il parlait de cette vie terrestre, et les empêcher d’élever une contestation à ce sujet, il ajouta : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle » ; d’où il suit que celui qui ne mange pas ce pain et ne boit pas ce sang, ne l’a pas ; car, si les hommes peuvent, sans eux, avoir la vie du temps, ils ne peuvent aucunement, sans eux, posséder la vie éternelle. De là, quiconque ne mange point sa chair et ne boit pas son sang, n’a point la vieen soi ; et quiconque mange sa chair et boit son sang, possède la vie. Pour l’un et l’autre de ces deux hommes, le Sauveur parle de la vie éternelle. Il n’en est pas de même de la no4urriture matérielle que nous prenons pour entretenir en nous la vie du corps. Celui qui n’en prend pas ne peut vivre, et celui qui en prend ne peut se promettre de vivre toujours ; car il peut arriver que beaucoup de ceux qui en prennent, meurent accablés par la vieillesse ou la maladie, ou victimes d’un accident quelconque. Bien différents sont la nourriture et le breuvage dont il est ici question, c’est-à-dire le corps et le sang du Seigneur. En effet, si celui qui ne les prend point n’a pas non plus la vie, celui qui les prend possède certainement la vie, et la vie éternelle. Par cet aliment et ce breuvage, le Sauveur veut donc nous désigner l’unité de son corps, l’union de ses membres, qui n’est autre que la sainte Église, composée des prédestinés, des appelés, des justifiés, des saints glorifiés et de tous les fidèles. La prédestination a déjà eu lieu ; la vocation et la justification se sont déjà faites pour les uns, se font maintenant et se feront plus tard pour les autres quant à la glorification, elle n’existe pour nous aujourd’hui qu’en espérance : au ciel elle se réalisera. Le signe sensible de cette mystérieuse chose, c’est-à-dire le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ réunis ensemble, se trouve préparé sur la table du Seigneur ici tous les jours, ailleurs, à certains intervalles moins rapprochés ; c’est à cette table divine que les chrétiens le reçoivent et y puisent, les uns la vie, les autres la mort. Pour ce dont ce sacrement est le signe, quiconque en devient participant y rencontre non la mort, mais la vie.
16. Les Juifs pouvaient s’imaginer que la vie éternelle étant promise aux hommes qui prendraient cet aliment et ce breuvage, ceux-ci ne subiraient pas même la mort du corps. Le Sauveur daigna prévenir cette erreur. En effet, après ces paroles : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle », il ajoute aussitôt celles-ci : « Et je le ressusciterai au dernier jour ». D’abord sou âme jouira de la vie éternelle, dans le séjour du repos où se réunissent les âmes des saints ; quant à son corps, il entrera aussi en possession de la vie éternelle, car il ressuscitera au dernier jour avec tous les morts.
17. « Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage ». Les hommes ne prennent de nourriture et de breuvage que pour apaiser leur faim et étancher leur soif ; mais un pareil effet n’est véritablement produit que par cet aliment et ce breuvage où trouvent l’immortalité et l’incorruptibilité ceux qui le reçoivent ; il ne peut avoir vraiment lieu que dans la société même des saints, où régneront une paix entière et une parfaite union. C’est pourquoi, suivant l’idée qu’en ont eue déjà avant nous les hommes de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a parlé de son corps et de son sang en les désignant par des objets à la confection desquels concourent plusieurs autres réunis ensemble ; car le pain se fait par la réunion d’un grand nombre de grains, comme encore le vin se fait avec le jus de plusieurs raisins.
18. Enfin, il indique comment peut se faire ce qu’il dit et ce que c’est que manger son corps et boire son sang. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui ». Prendre cette nourriture et boire ce breuvage n’est donc autre chose que demeurer dans le Christ et le posséder en soi-même à titre permanent. Par là même, et sans aucun doute, quand on ne demeure pas dans le Christ, et qu’on ne lui sert point d’habitation, on ne mange point (spirituellement) sa chair, et on ne boit pas non plus son sang, quoiqu’on tienne d’une manière matérielle et visible soins sa dent le sacrement du corps et du sang du Sauveur ; bien plus, en recevant le signe sensible d’une si précieuse chose, il le mange et boit pour sa condamnation, parce qu’il n’a pas craint de s’approcher dès sacrements du Christ avec une âme souillée. Celui-là seul, en effet, s’en approche dignement, qui le fait avec une conscience pure, suivant cette parole de l’Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu [673] ».
19. « Car », dit-il, « comme mon Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que je vis à cause du Père, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi ». Il ne dit pas : Comme je mange mon Père et que je vis à cause de lui, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi. Car, en participant à la nature du Père, le Fils n’en devient point plus parfait, puisqu’il a été engendré son égal ; mais nous, nous devenons meilleurs en entrant en participation du Fils, en nous unissant à son corps et à son sang, mystère désigné par la manducation et l’action de boire dont il a parlé plus haut. Nous vivons donc à cause de lui, puisque nous le mangeons, c’est-à-dire puisque nous recevons de lui la vie éternelle, que nous ne pouvions trouver en nous-mêmes ; pour lui, il vit à cause de son Père qui l’a envoyé, parce qu’il s’est anéanti lui-même et qu’il est devenu obéissant jusqu’à la mort de la croix[674]. Si nous interprétons ces paroles « Je vis à cause de mon Père », d’après cet autre passage : « Mon Père est plus grand que moi[675] », il en est du Christ comme de nous ; car nous vivons à cause de lui, qui est plus grand que nous ; c’est pour lui la conséquence de sa mission. Il a été envoyé, c’est-à-dire il s’est anéanti lui-même en prenant la forme d’esclave : cette interprétation est juste ; on peut la soutenir, tout en continuant à reconnaître que le Fils est, par nature, égal au Père. Car le Père est plus grand que son Fils considéré comme homme ; mais, en tant que Dieu, le Fils lui est égal ; car il est, en même temps, Dieu et homme, Fils de Dieu et Fils de l’homme, dans une seule personne, qui est Jésus-Christ. Si l’on entend bien dans ce sens les paroles du Sauveur : « Comme mon Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que je vis à cause de mon Père, ainsi celui qui me mange vivra à cause de moi » ; il a voulu dire ceci : L’anéantissement où m’a réduit ma mission a eu pour résultat de me faire vivre à cause de mon Père, c’est-à-dire, de me faire rapporter à lui, comme étant plus grand que moi, toute ma vie ; ainsi, chacun de ceux qui me mangeront vivra à cause de moi, par l’effet de cette participation à ma personne. Je me suis humilié c’est pourquoi je vis à cause du Père ; le chrétien qui me mange s’élève, et, par là, il vit à cause de moi. Que si le Christ a dit : « Je vis à cause de mon Père », parce que le Fils vient du Père et que le Père ne vient pas du Fils, ces paroles ne portent aucune atteinte à l’égalité du Fils par rapport à son Père. De là il suit évidemment qu’en disant : « Ainsi celui qui me mange vivra éternellement », le Sauveur n’a voulu, en aucune manière, nous mettre sur un même pied d’égalité avec lui : il n’a fait allusion qu’au bienfait de sa médiation.


20. « C’est ici le pain qui est descendu du ciel » ; afin qu’en le mangeant, nous trouvions la vie en lui, parce que nous ne pouvons trouver en nous-mêmes le principe de la vie éternelle. « Vos pères », dit-il, « ont mangé la manne et sont morts ; mais celui qui mange ce pain vivra éternellement ». Leurs pères sont morts, cela veut dire : ils ne vivront pas éternellement ; car, évidemment, ceux qui mangent le Christ meurent aussi dans le temps, mais ils vivent pour l’éternité, parce que le Christ est la vie éternelle.

VINGT-SEPTIÈME TRAITÉ[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « IL DIT CES PAROLES DANS LA SYNAGOGUE, ENSEIGNANT À CAPHARNAÜM ». JUSQU’À CET AUTRE : « CAR C’ÉTAIT CELUI QUI DEVAIT LE TRAHIR, QUOIQU’IL FÛT L’UN DES DOUZE ». (Chap. 6,60-72.)[modifier]

C’EST L’ESPRIT QUI VIVIFIE.[modifier]

Les adversaires de Jésus ne furent pas seuls à murmurer de ses paroles : ses disciples en firent autant. Vous ne savez ce qu’est ma chair, ni ce qu’elle sera un jour, leur dit le Sauveur, car vous en jugez d’une façon matérielle et grossière c’est pourquoi vous en jugez faux mes paroles sont spirituelles, et quand je dis qu’il faut manger ma chair, j’entends qu’il faut faire un avec moi. Vous ne croyez pas en moi, voilà pourquoi vous ne me comprenez pas ; et, si vous ne croyez pas en moi, c’est que mon Père ne vous en a pas fait grâce. – Beaucoup s’éloignèrent alors de Jésus ; mais les douze qu’il avait choisis, même Judas malgré son indignité, restèrent avec lui, parce que la foi leur avait donné de saisir le vrai sens de son discours. Puissions-nous entrer dans leurs sentiments et suivre leur exemple !


1. Nous venons d’entendre dans l’Évangile les paroles du Sauveur qui viennent après celles dont nous vous avons précédemment entretenus : nous devons en parler à vos oreilles et à vos cœurs ; notre discours d’aujourd’hui a toute raison d’être, car, en ce jour, nous célébrons la fête du corps du Seigneur, de ce corps qu’il nous a donné, disait-il aux Juifs, pour nous transmettre la vie éternelle. Il a expliqué la manière dont il nous communique ce bienfait que nous recevons de lui ; il nous a dit comment il donne sa chair à manger. Voici ses paroles : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, demeure en moi, et je demeure en lui [676] ». Tel est le signe auquel nous reconnaissons que nous avons pris cet aliment et bu ce breuvage c’est que nous demeurons en Jésus-Christ, et qu’il demeure en nous ; c’est que nous habitons en lui, et qu’il habite eu nous ; c’est que nous nous attachons à lui pour ne pas le quitter. Par ces mystérieuses paroles, il nous a donc donné un enseignement : il nous a avertis d’appartenir à son corps, de faire partie de ses membres, de lui obéir comme à notre chef, de manger sa chair, de ne point nous écarter de son unité. Mais la plupart de ceux qui l’entendirent, ne le comprirent pas, et ils se scandalisèrent ; comme ils étaient charnels, ils n’attribuaient qu’un sens charnel aux paroles du Sauveur. Mais l’Apôtre a dit, et c’est la vérité : « Juger des choses selon la chair, c’est mourir ». Le Seigneur nous donne sa chair à manger ; mais, juger des choses selon la chair, c’est mourir ; car il parle de sa chair, comme de la source de la vie éternelle : nous ne devons donc point juger non plus de sa chair d’une manière charnelle, comme faisaient ceux dont il est question dans ce passage.
2. « C’est pourquoi plusieurs », non pas de ses ennemis, mais « de ses disciples, l’ayant entendu, dirent : Cette parole est dure, et qui peut l’écouter ? » Si cette parole parut dure à ses disciples, que parut-elle à ses ennemis ? Et, pourtant, le Sauveur devait s’exprimer ainsi pour ne pas être compris de tous ; car si Dieu nous communique ses secrets, il doit trouver en nous des auditeurs bien disposés, et non pas des adversaires ; pour ceux-ci, ils se raidirent contre ses paroles, aussitôt qu’ils les entendirent tomber des lèvres du Seigneur Jésus. Il leur disait de merveilleuses choses, et, sous le voile de ses paroles, se cachait l’annonce d’une grande grâce ; mais ils n’ajoutèrent aucune foi à ses discours : selon leur manière de voir, ils comprirent donc d’une façon tout humaine que Jésus avait le pouvoir ou l’intention de couper, pour ainsi dire, en morceaux, et de distribuer à ceux qui, croiraient en lui la chair dont le Verbe s’était revêtu. « Cette parole est dure », s’écrièrent – ils, « et qui peut l’écouter ? »
3. « Mais Jésus sachant en lui-même que ses disciples murmuraient ». Ils murmuraient entre eux de manière à ne pas être entendus de lui ; mais il connaissait jusqu’aux plus secrets replis de leur âme : aussi, les entendant en lui-même, il leur répondit : « Cela vous scandalise ? » Parce que je vous ai dit : Je vous donne ma chair à manger et mon sang à boire, mes paroles vous révoltent ? « Que sera-ce donc si vous voyez le Fils de l’homme monter où il était d’abord ? » Qu’est-ce ceci ? Détruisait-il par là la cause de leur émotion ? Faisait-il disparaître à leurs yeux les obscurités qui avaient donné lieu à leur scandale ? Évidemment, oui, s’ils avaient voulu le comprendre. Ils s’étaient imaginés qu’il leur distribuerait son corps, et il disait, lui, qu’il monterait au ciel dans tout son entier : « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était d’abord ». Oui, vous verrez, même alors, qu’il ne distribue point son corps de la manière que vous vous imaginez : oui, vous comprendrez, même alors, que l’on ne broie pas sa grâce sous les dents.
4. Et Jésus ajouta : « C’est l’esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien ». Avant d’expliquer ces paroles, aussi bien que le Seigneur nous le permettra, il est bon de ne point glisser légèrement sur ce passage : « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ». Car le Christ est Fils de l’homme, il est né de la vierge Marie. Le Fils de l’homme a donc eu un commencement sur la terre ; il a eu ce commencement au moment même où il s’était revêtu d’un corps terrestre. Aussi, le Prophète avait-il dit : « La vérité est sortie du sein de la terre [677] ». Que veut donc dire le Sauveur, quand il s’exprime ainsi « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ? » Il n’y aurait aucune difficulté, s’il avait dit : Si vous voyiez le Fils de Dieu monter où il était auparavant. Mais il dit : « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ». Le Fils de l’homme, qui a eu un commencement sur la terre, pouvait-il être auparavant dans le ciel ? Il dit : « Où il était auparavant », comme s’il n’y était plus au moment où il parlait. Mais il dit ailleurs : « Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel [678] ». Il ne dit pas : « le Fils de l’homme » qui était, mais : « qui est au ciel ». Quand il parlait, il était sur la terre, et il disait qu’il était au ciel. Telles ne sont pas ses paroles : Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de Dieu qui est au ciel. En s’exprimant de la sorte, il veut évidemment nous faire comprendre ce que j’ai déjà expliqué à votre charité dans mon dernier discours, à savoir qu’en Jésus-Christ il y a, non pas deux personnes, mais une seule, qui est tout à la fois Dieu et homme : par là, l’objet de notre foi, c’est la Trinité et non une quaternité. Le Christ est donc un : il est composé du Verbe, d’une âme et d’un corps : il est, en même temps, Fils de Dieu et Fils de l’homme : Fils de Dieu dès toujours, Fils de l’homme dans le temps ; il est un, parce qu’il n’y a en lui qu’une seule personne. Il était dans le ciel, pendant qu’il parlait sur la terre. Fils de l’homme, il était dans le ciel de la même manière que, Fils de Dieu, il était sur la terre : Fils de Dieu, il était ici-bas dans la chair dont il s’était revêtu : Fils de l’homme, il était au ciel par son union de personne avec le Verbe.
5. Mais pourquoi ajoutait-il : « C’est l’esprit qui vivifie : la chair ne sert de rien ? » Disons-lui donc {car il nous permet de lui parler, non dans l’intention de le contredire, mais dans le désir de nous instruire) : O Seigneur, ô bon maître ! Comment se fait-il que « la chair ne serve de rien », quand vous avez dit vous-même : « Quiconque ne mangera pas ma chair et ne boira pas mon sang, n’aura pas la vie en lui ? » La vie ne servirait-elle non plus de rien ? Pourquoi sommes-nous ce que nous sommes, sinon pour avoir la vie éternelle, que vous promettez comme fruit de la manducation de votre chair ? Qu’est-ce donc à dire : « La chair ne sert de rien ? » Elle ne sert de rien, mais dans le sens que les Juifs y attachaient ; car, dans leur idée, il s’agissait, non d’une chair animée, vivante, mais d’une chair morte, comme celle d’un cadavre, que l’on partage par morceaux, ou que l’on vend sur le marché. C’est pourquoi le Sauveur a dit : « La chair ne sert de rien », comme l’Apôtre a dit lui-même : « La science enfle ». Devons-nous, pour cela, détester la science ? Pas du tout. Qu’est-ce à dire : « La science enfle ? » La science seule, sans la charité ; aussi ajoute-t-il : « Mais la charité édifie [679] ». À la science joins donc la charité, et elle te sera profitable, non par elle-même, mais par la vertu qui l’accompagnera. Ainsi en est-il de ce passage : « La chair ne sert de rien ». La chair seule qu’on y joigne l’esprit comme on joint la charité à la science, et alors elle est grandement utile. Car si elle ne pouvait servir de rien, le Verbe ne se serait pas fait chair pour habiter parmi nous. Et si, par la chair, le Christ nous a fait tant de bien, pourrait-on dire qu’elle ne sert de rien ? Mais l’esprit s’en est servi pour opérer notre salut. La chair est devenue un vase : fais attention, non à ce qu’elle était, mais à ce qu’elle contenait. Les Apôtres ont été envoyés dans le monde : leur chair ne nous a-t-elle été d’aucun profit ? Si elle nous a été grandement utile, celle du Seigneur ne nous aurait-elle servi de rien ? Qui est-ce qui nous fait entendre la parole, sinon la voix de la chair ? Qui est-ce qui tient le stylet ? Qui est-ce qui écrit ? Ce sont autant d’œuvres opérées par la chair, mais sous l’action de l’esprit qui s’en sert comme d’un instrument à lui propre. « C’est » donc « l’esprit « qui vivifie, et la chair ne sert de rien ». Ils ont donné au mot de chair un sens tout différent de celui dans lequel je donne la, mienne à manger.
6. Aussi, dit-il, « les paroles que je vous ai adressées, sont esprit et vie ». Nous vous l’avons dit, mes frères, le Sauveur nous a appris que manger sa chair et nous abreuver de son sang, c’est demeurer en lui et lui servant de demeure. Nous demeurons en lui, lorsque nous sommes ses membres ; il demeure en nous, lorsque nous sommes son temple. Pour que nous soyons ses membres, nous nous unissons intimement à lui, et ne faire plus qu’un avec lui, c’est l’effet de la charité seule. Et l’amour de Dieu, d’où nous vient-il ? Interroge l’Apôtre, il te l’apprendra : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné [680] ». « C’est » donc « l’esprit qui « vivifie », car c’est l’esprit qui donne la vie aux membres ; mais il ne peut les rendre vivants qu’à la condition de les trouver unis au corps dont il est la vie. En effet, ô homme, l’esprit qui t’anime et te distingue des brutes, peut-il communiquer la vie à un membre séparé de ton corps ? Par ton esprit, j’entends ton âme : or, ton âme ne vivifie que les membres unis à ton corps ; ôtes-en un, c’en est fait ; il ne puise plus en ton âme le mouvement, parce qu’il ne fait plus un avec ton corps. Je vous parle ainsi, pour vous faire aimer l’union avec le Christ, pour vous faire craindre d’en être séparés. Rien ne doit faire trembler un chrétien comme l’appréhension de se voir retranché du corps du Sauveur ; car s’il en est retranché, il n’est plus du nombre de ses membres ; et, s’il n’est plus un de ses membres, son esprit ne l’anime plus. « Mais », dit l’Apôtre, « celui qui n’a pas l’esprit de Jésus-Christ, n’est point à lui [681] ». « C’est » donc « l’esprit qui vivifie, mais la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie ». Qu’est-ce à dire : « Esprit et vie ? » Elles doivent être entendues dans un sens spirituel. Les as-tu comprises en ce sens ? « Elles sont » pour toi « esprit et vie » ; si tu les as comprises d’une manière charnelle, « elles » n’en « sont » pas moins « esprit et vie » ; mais ce n’est pas pour toi.
7. « Mais », ajoute le Sauveur, « il y en a parmi vous qui ne croient pas ». Il ne dit pas : il y en a parmi vous qui ne comprennent pas, mais il fait connaître le motif pour lequel ils ne comprennent point. « Il en est parmi vous qui ne croient pas ». La raison pour laquelle ils ne comprennent pas, c’est qu’ils ne croient pas ; car, dit le Prophète, « si vous ne croyez point, vous ne comprendrez pas[682] ». La foi nous unit, l’intelligence nous communique la vie, commençons par nous attacher à Jésus-Christ, et l’intelligence trouvera en nous de quoi vivifier. Celui qui ne s’attache pas à lui, lui résiste, et quiconque lui résiste, ne croit pas à lui. Comment recevoir la vie de celui à qui on résiste ? On met obstacle au rayon de lumière qui doit pénétrer ; on n’en détourne point les feux, mais on lui ferme l’accès de son âme. « Il en est donc qui ne croient pas ». Qu’ils croient et ouvrent leur esprit, qu’ils ouvrent leur esprit, et la lumière les pénétrera. « Car Jésus savait dès le commencement quels seraient ceux qui ne croiraient point et le trahiraient ». Judas en effet se trouvait là. Il y en eut qui furent scandalisés ; mais, pour lui, il resta près de son maître afin de lui tendre des pièges et non pour le comprendre, et, parce qu’il était resté, le Sauveur parla de lui : sans le nommer expressément, il laissa entendre qu’il le connaissait, et, par là, il voulait inspirer de la crainte à tous, quoiqu’un seul dût périr. Après avoir parlé et distingué les croyants d’avec les incroyants, il fit connaître le motif pour lequel quelques-uns ne croyaient pas : « C’est pourquoi », dit-il, « je vous assure que nul ne peut venir à moi, si ce pouvoir ne lui a été donné par mon Père ». Aussi la foi est un don qui nous est accordé, car la foi n’est – pas chose de nulle valeur, et parce qu’elle est précieuse, réjouis-toi de l’avoir reçue, mais n’en conçois aucun orgueil : « Qu’as-tu, en effet, que tu n’aies pas reçu [683] ? »
8. « Dès ce moment, plusieurs de ses disciples se retirèrent en arrière et ne marchèrent plus avec lui. Ils se retirèrent en arrière e, non pour suivre le Christ, mais pour suivre le démon. Un jour, le Seigneur Jésus donna à Pierre le nom de Satan, mais parce qu’il voulait prendre le pas sur son maître, et lui conseiller de ne pas mourir, quoique le Christ fût venu en ce monde pour subir la mort et nous empêcher, par là, de périr éternellement. Et il lui dit : « Arrière, « Satan ; retire-toi de moi, parce que tu ne comprends pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes[684] » Quoiqu’il l’appelât Satan, il ne le força pas néanmoins à se retirer en arrière pour suivre le démon ; mais il le fit marcher derrière lui, afin qu’en suivant les traces de son maître, il ne devînt pas démon. Pour les disciples, dont il est ici question, ils se retirèrent en arrière, comme ces femmes dont parle l’Apôtre : « Quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan [685] ». Ils ne marchèrent plus désormais avec le Sauveur ; ils perdirent la vie, en se séparant du corps auquel ils n’avaient peut-être d’ailleurs jamais appartenu : car s’ils portaient le nom de disciples, ils n’en devaient pas moins être rangés au nombre des incroyants ; et ces hommes, qui se retiraient en arrière, n’étaient pas en petit nombre : on en comptait beaucoup. Dieu a voulu qu’il en fût ainsi, pour notre consolation. Parfois, en effet, il arrive qu’un homme dise la vérité, et que, pourtant, ses paroles ne soient pas goûtées, et que ses auditeurs se scandalisent et s’éloignent. Cet homme se repent d’avoir tenu des discours conformes à la vérité ; il se dit eu lui-même : J’aurais dû ne pas m’exprimer ainsi, j’aurais dû m’exprimer autrement. Pareille chose est arrivée au Sauveur : il a parlé, et plusieurs l’ont quitté, et il est resté avec quelques-uns seulement ; mais il ne s’en est nullement ému, car il savait, dès le commencement, quels étaient ceux qui croyaient en lui et ceux qui n’y croyaient pas ; et nous, nous nous troublons en cas pareil. Cherchons donc alors, dans l’exemple du Seigneur Jésus, un adoucissement à notre peine, mais n’oublions pas de montrer une grande prudence, lorsque nous parlons.
9. Le Christ s’adressa aux rares disciples qui lui étaient restés fidèles ; « Jésus dit donc aux douze », c’est-à-dire aux douze qui étaient restés près de lui : « Et vous aussi, voulez-vous vous en aller ? » Judas lui-même ne s’était pas éloigné ; mais le motif pour lequel il était resté, le Sauveur le connaissait déjà : nous avons, depuis, appris à le connaître. Au nom de tous, seul pour plusieurs, représentant dans l’unité de sa personne l’universalité des autres, Pierre prit la parole : « Simon Pierre lui répondit : Seigneur, à qui irons-nous ? » Vous nous éloignerez de vous ; donnez-nous un autre vous-même. « À qui irons-nous ? » Si nous nous éloignons de vous, à qui irons-nous ? « Vous avez les paroles de la « vie éternelle ». Voyez comment, par ta grâce de Dieu, et sous l’inspiration de l’Esprit Saint, Pierre comprit les paroles de son maître. D’où lui en vint l’intelligence, sinon de sa foi?«  Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Vous avez les paroles de la vie éternelle, puisque vous nous donnez votre corps et votre sang. « Et nous avons cru, et nous avons « connu ». Il ne dit pas : Nous avons connu et nous avons cru, mais : « Nous avons cru et nous avons connu ». Nous avons cru, afin de connaître ; car si nous voulions connaître d’abord, pour croire ensuite, nous ne parviendrions ni à connaître, ni à croire. Qu’avons-nous cru, et qu’avons-nous connu ? « Que vous êtes le Christ, Fils de Dieu », c’est-à-dire, que vous êtes la vie éternelle, et que vous ne donnez dans votre corps et votre sang que ce que vous êtes.
10. Le Seigneur Jésus leur dit donc : « Ne vous ai-je pas choisis au nombre de douze, et l’un de vous est un démon ? » Ne devrait-il pas dire : « J’en ai choisi onze ? » Car le démon a-t-il été aussi choisi, et se trouve-t-il au nombre des élus ? On ne parle d’élus qu’en bonne part ; or, le Sauveur a-t-il pu choisir un homme pour lui faire opérer des merveilles en fait de bonnes œuvres, malgré lui et sans qu’il le sache ? Oui, car si les méchants agissent différemment, c’est le propre de Dieu d’agir ainsi. De même, en effet, que les méchants font mauvais usage des bienfaits de pieu, de même aussi, mais par contre, Dieu emploie-t-il pour le bien les mauvaises actons des méchants. Combien il est avantageux pour nous que les membres de notre corps soient tels que le divin architecte a pu seul les créer ; et pourtant, quel triste usage les effrontés font-ils de leurs yeux ? et les fourbes, de leur langue ? Avec leur langue, les faux témoins commencent par tuer leur âme, et quand ils se sont donné la mort spirituelle, ils s’efforcent de blesser les autres. De ce qu’ils l’emploient à mal faire, il ne s’ensuit nullement que la langue soit une mauvaise chose : c’est l’œuvre de Dieu ; mais cette œuvre, toute bonne qu’elle soit, la méchanceté humaine en tire un mauvais parti. Quel usage font de leurs pieds ceux qui cousent pour commettre le crime ? Et les homicides, à quoi emploient-ils leurs mains ? Et les êtres excellents, sortis des mains de Dieu, qui nous environnent de toutes parts, comme les mauvais chrétiens les détournent de leur destination première ! Avec l’or, on corrompt la justice, on opprime les innocents. Les méchants emploient au mal la lumière du jour. En effet, dans leurs écarts de mœurs, ils vont jusqu’à se servir de cette lumière qui éclaire leurs pas, comme d’un moyen de perpétrer plus sûrement leurs crimes. Dans les démarches qu’il fait pour accomplir ses pernicieux desseins, le pécheur emploie les rayons du soleil à ne se butter à aucun obstacle extérieur, quoiqu’intérieurement il se soit déjà frappé à une pierre d’achoppement et soit tombé ; l’inconvénient qu’il redoute pour son corps, il l’a déjà rencontré dans son cœur. Il serait trop long d’énumérer tous les bienfaits de Dieu ; mais il n’y en a pas un seul dont les méchants ne fassent abus ; et par une raison toute contraire, l’homme de bien fait tourner au bien la méchanceté même des méchants. Et, de fait, y a-t-il un seul être aussi bon que Dieu ? Le Seigneur lui-même ne dit-il pas, en effet : « Dieu seul est bon [686] ? » Aussi, meilleur il est, meilleur est l’emploi qu’il fait de nos mauvaises dispositions. Vit-on jamais homme aussi pervers que Judas ? Préférablement à tous les adhérents du divin Maître, choisi même parmi les douze Apôtres, il reçut la mission de garder la bourse commune et de distribuer les aumônes aux pauvres ; mais un tel bienfait, un si grand honneur ne trouva en lui qu’un ingrat ; on lui donna de l’argent, et il perdit la justice ; il était mort, et il livra la vie, et il poursuivit comme un ennemi celui qu’il avait suivi en qualité de disciple. Telle fut l’abominable conduite de Judas voyez le bel usage qu’en fit le Seigneur ! Il se laissa trahir pour nous racheter, et ainsi fit-il contribuer à notre bien le crime de Judas. Combien de martyrs ont été persécutés par Satan ; s’il avait cessé de se montrer persécuteur, nous ne célébrerions point aujourd’hui l’admirable victoire de saint Laurent. Dieu tire donc avantage des œuvres coupables du démon ; quand un méchant fait un mauvais emploi des bienfaits de Dieu, il se fait du mal à lui-même, mais il n’infirme en rien la bonté divine. Un ouvrier se sert d’un méchant ; mais si le grand ouvrier ne s’en servait pas, il ne lui permettrait pas même d’exister. Aussi le Sauveur dit-il : « Je vous ai choisis au nombre de douze, et l’un d’entre vous est un démon ». Il a pu dire encore : « Je vous ai choisis au nombre de douze », par cette raison que le nombre douze est sacré ; et parce que l’un des douze a péri, il ne s’ensuit nullement que ce nombre ait perdu de sa valeur ; car un autre a pris la place de celui qui a péri [687]. Le nombre consacré, c’est-à-dire le nombre de douze, est demeuré intact, parce que les douze devaient annoncer un Dieu en trois personnes par tout le monde, c’est-à-dire aux quatre coins du monde ; ils sont donc au nombre de trois fois quatre. Judas s’est tué lui-même, mais il n’a porté aucune atteinte au nombre de douze ; il a abandonné son maître, mais Dieu lui a donné un successeur.
11. Le Sauveur nous a parlé de son corps et de son sang ; il nous a promis qu’en lei recevant, nous recevrions aussi la vie éternelle ; il a voulu nous faire comprendre que ceux qui mangent son corps et boivent sou sang, sont ceux-là mêmes qui demeurent eu lui et lui servent de demeure : ceux qui ne crurent point à ses paroles n’en saisirent pas le sens, à des choses spirituelles ils donnèrent un sens charnel ; aussi s’en scandalisèrent-ils ; et quand ils se furent scandalisés et éloignés de la source de la vie, le Sauveur consola ceux de ses disciples qui étaient restés avec lui. Pour les éprouver, il leur adressa cette question : « Et vous aussi, voulez-vous vous en aller ? » Par la réponse qu’il provoquait, il voulait nous faire connaître leur constante fidélité à sa personne. Comme résultat de ces différentes circonstances, puissions-nous, nos très-chers frères, ne pas nous contenter, à l’exemple d’un grand nombre de mauvais chrétiens, de recevoir le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ ! Mangeons son corps et buvons son sang de manière à participer à son esprit : par là, nous demeurerons dans le corps du Seigneur en qualité de membres ; son esprit nous animera, et nous ne nous scandaliserons point ; quoique beaucoup d’autres mangent et boivent maintenant avec nous, et dans un sentiment tout charnel, le corps et le sang du Sauveur, se condamnant ainsi, pour la fin de leur vie, à d’éternels supplices. Aujourd’hui les membres du Christ se trouvent mêlés les uns aux autres comme des grains de froment dans une aire. Mais Dieu connaît ceux qui lui appartiennent[688]. Si tu connais ce que tu foules aux pieds, si par conséquent, tu sais que, sous tes pieds se trouvent des grains cachés, et qu’en les foulant tu ne les détruis pas, mais que plus tard le vent séparera les mauvais d’avec les bons ; c’est un fait pour nous hors de doute, mes frères, que nous devons tous, nous qui sommes les membres du Christ, et qui demeurons en lui afin de lui servir de demeure, à notre tour, nous devons tous, ici-bas, vivre jusqu’à la fin au milieu des méchants. Et, par ces méchants, je n’entends pas ceux qui blasphèment Jésus-Christ ; car il en est peu, de notre temps, pour l’injurier de bouche : je veux parler de ceux, hélas ! trop nombreux, dont la conduite est un blasphème continue.
12. Mais qu’est-ce que le Sauveur dit par ces paroles : « Celui qui demeure en moi, je demeure moi-même en lui[689] ? » Que dit-il, sinon ce qu’entendaient les martyrs : « Celui qui persévérera jusqu’à la fin, sera sauvé[690] ? » Comment est resté en lui saint Laurent, dont nous célébrons aujourd’hui la fête ? Il y est resté jusqu’au moment de l’épreuve, de l’interrogatoire du tyran, des menaces les plus effrayantes, jusqu’à la mort. Que dis-je ? Jusqu’au plus douloureux martyre. Car on ne l’a pas fait mourir tout de suite : on lui a fait subir le supplice du feu, on l’a laissé vivre longtemps ; ou plutôt, on ne l’a pas laissé vivre longtemps, mais on l’a forcé à mourir lentement. Dans cette longue agonie, au milieu de ces tourments, il ne ressentit point la douleur, parce qu’ayant mangé le corps et bu le sang du Christ avec des dispositions parfaites, il était comme engraissé de cet aliment et enivré de ce breuvage ; car en lui se trouvait celui qui a dit : « C’est l’esprit qui vivifie ». Son corps subissait les ardeurs du feu, mais l’esprit soutenait son âme : il ne défaillit point, aussi entra-t-il dans le royaume éternel. Le saint martyr Xiste, dont nous avons solennisé la mémoire il y a cinq jours, lui avait dit : « Mon fils, ne t’attrista pas ». (Xiste était l’évêque, et Laurent son diacre.) « Mon fils, ne t’attriste pas : tu me suivras après un triduum ». Il donnait le nom de triduum à l’intervalle qui devait se trouver entre son martyre et celui de saint Laurent, que nous célébrons aujourd’hui. Trois jours, voilà l’intervalle. O consolation ! Il ne dit pas Ne t’attriste pas, mon fils ; la persécution aura un terme, et tu seras en sécurité ; mais ne t’attriste pas : où fait allusion qu’au bienfait de sa médiation.


20. « C’est ici le pain qui est descendu du ciel » ; afin qu’en le mangeant, nous trouvions la vie en lui, parce que nous ne pouvons trouver en nous-mêmes le principe de la vie éternelle. « Vos pères », dit-il, « ont mangé la manne et sont morts ; mais celui qui mange ce pain vivra éternellement ». Leurs pères sont morts, cela veut dire : ils ne vivront pas éternellement ; car, évidemment, ceux qui mangent le Christ meurent aussi dans le temps, mais ils vivent pour l’éternité, parce que le Christ est la vie éternelle.

VINGT-HUITIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES DE L’Évangile : « APRÈS CELA, JÉSUS S’AVANÇA DANS LA GALILÉE », JUSQU’À CES AUTRES : « TOUTEFOIS, NUL NE PARLAIT OUVERTEMENT DE LUI, DANS LA CRAINTE DES JUIFS ». (Chap. 7,1-13.)[modifier]

LE DIEU HOMME.[modifier]

Jésus-Christ était en même temps Dieu et homme ; comme Dieu, possédant une puissance infinie ; comme homme, souffrant et donnant à ses membres fidèles l’exemple de ce qu’ils peuvent et doivent faire pour éviter les persécutions des Juifs, il s’était retiré en Galilée, Au moment de la scénophagie, ses parents, hommes charnels, auraient voulu le décider à se rendre à Jérusalem pour l’y voir opérer des miracles et acquérir un renom. Mais l’heure de la gloire n’était pas encore venue pour lui ; elle ne devait sonner qu’après une vie d’humiliations et d’oublis ; aussi ne monta-t-il au temple que vers le milieu de la fête, et en secret, afin de ne pas mériter les éloges des mondains. Ainsi doit-il en être de nous pendant le pèlerinage de cette vie : nous ne devons chercher à être connus et glorifiés de personne ici-bas : la gloire du ciel est la seule à laquelle nous devons tendre.


1. Dans ce chapitre de l’Évangile, mes frères, Notre-Seigneur Jésus-Christ se propose souvent comme homme à notre foi ; car mes paroles et ses actes y tendent sans cesse à nous faire reconnaître en lui le Dieu et l’Homme le Dieu qui nous a créés, l’homme qui nous a recherchés ; le Dieu éternellement avec son Père, l’homme avec nous dans le temps. Il n’aurait point recherché sa créature, s’il n’était devenu semblable à elle. Mais rappelez-vous-le bien ; que vos cœurs en conservent toujours le souvenir : le Christ s’est fait homme sans cesser d’être Dieu. Tout en restant Dieu, il s’est revêtu de l’humanité qu’il avait créée. Aussi, quand sa grandeur divine se cacha sous la faiblesse de l’homme, il n’en conserva pas moins sa puissance suprême, et nous ne devons voir, dans son incarnation, qu’un moyen de nous servir d’exemple au milieu de nos douleurs. Il est, en effet, tombé au pouvoir de ses ennemis, il n’a été mis à mort qu’au moment où il y a consenti. Mais parce qu’il devait s’adjoindre des membres, c’est-à-dire des fidèles qui ne posséderaient pas la même puissance que lui, puisqu’il était Dieu, il se cachait, il se dérobait aux poursuites des Juifs, comme pour éviter la mort, et ainsi donnait-il à entendre que plus tard ses membres s’uniraient à lui, et qu’il serait en chacun d’eux. Car le Christ n’est pas seulement chef : il est aussi corps, et pour être dans sa perfection, il faut qu’il soit tête et corps tout ensemble. Ce que sont ses membres, il l’est donc lui-même ; mais ce qu’il est, ses membres ne le sont pas de prime-abord. Si ses membres n’étaient pas un autre lui-même, dirait-il : « Saul, pourquoi me persécuter [691] ? » Car ce n’était pas lui en personne que Saul persécutait sur la terre : c’étaient ses membres, c’est-à-dire ses fidèles ; néanmoins, il ne les appelle ni ses saints, ni ses serviteurs, ni enfin, d’une manière plus honorable : ses frères ; en parlant d’eux, il dit : Moi, ou, en d’autres termes mes membres, dont je suis le chef.
2. D’après ce qui précède, le chapitre qu’on vient de lire ne nous offrira aucune difficulté ; car souvent nous y verrons se réaliser dans le chef ce qui devait avoir ensuite lieu dans le corps. « Après cela, Jésus s’avança dans la Galilée, car il ne voulait point aller dans la Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir ». Voilà bien ce que j’ai dit : le Sauveur servait d’exemple à notre fragilité. Il n’avait rien perdu de sa puissance, mais il nous consolait dans notre faiblesse. Car suivant la remarque que j’en ai faite, il devait arriver que quelque fidèle se cacherait pour échapper aux recherches de ses persécuteurs ; et afin qu’on ne pût faire à ce chrétien un crime de sa fuite, le Christ s’est dérobé le premier aux poursuites des Juifs ; il n’est arrivé aux membres que ce qui était d’abord arrivé au chef. « Il ne voulait point aller dans la Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir ». Comme s’il ne pouvait voyager au milieu des Juifs, sans qu’ils le fissent mourir. Il donna, quand il voulut, la preuve du pouvoir qu’il avait de leur échapper ; car, au moment de sa passion, ils cherchèrent à mettre la main sur lui ; alors il leur dit : « Qui cherchez-vous ? » — Ils lui répondirent : Jésus. – Et il leur dit : C’est moi ». Certes, il ne se cachait pas ; il se faisait nettement connaître. À cette réponse, ils ne purent se tenir debout ; mais, « reculant en arrière, ils tombèrent [692] ». Or, parce qu’il était venu en ce monde pour souffrir, ils se relevèrent, s’emparèrent de sa personne, le traduisirent au tribunal de Pilate et le mirent à mort. Mais quel fut le résultat de leur conduite ? L’Écriture nous le dit quelque part : « La terre fut livrée aux méchants [693] ». Il abandonna son corps entre les mains des Juifs, afin que le prix de notre rédemption s’en échappât, comme du sein d’une bourse déchirée.
3. « Or, la fête des Juifs, appelée scénophagie, était proche ». Qu’était-ce que la scénophagie ? Ceux qui lisent l’Écriture le savent. En ce jour de fête, les Juifs se faisaient des tentes pareilles à celles qui leur servaient d’abri dans le désert, après la sortie d’Égypte. Ce jour-là était un jour de fête, une grande solennité. Les Juifs la célébraient, comme pour se rappeler le souvenir des bienfaits de leur Dieu, et de fait, ils se préparaient à faire mourir ce même Dieu. Or, en ce jour de fête, (les Juifs en solennisaient plusieurs, et ils donnaient à celui-ci le nom de scénophagie, parce qu’il n’était pas le seul, mais qu’il y en avait encore d’autres ;) « les frères » du Seigneur Christ vinrent lui parler. Vous n’ignorez pas le sens qu’il faut donner au mot « frères » du Seigneur : ces paroles n’ont rien de nouveau pour vous. On donnait le nom de frères du Seigneur aux parents de la vierge Marie. L’Écriture donne habituellement le nom de frères à tous les parents, et à ceux qui étaient presque parents ; nous ne nous exprimons pas de la même manière, parte que cet usage n’est pas entré dans nos mœurs. Parmi nous, en effet, qui est-ce qui s’aviserait de donner le nom de frère à son oncle et au fils de sa sœur ? À des parents de ce degré, l’Écriture le donne pourtant. Effectivement, Abraham et Loth sont appelés frères, quoiqu’Abraham fût l’oncle paternel de Loth[694]. Il en est de même de Laban et de Jacob, et cependant celui-ci était le neveu de celui-là[695]. Ainsi, rappelez-vous que les frères du Seigneur n’étaient autres que les parents de Marie ; car elle ne donna jamais le jour à d’autres enfants. De même, en effet, que le sépulcre dans lequel fut déposé le corps du Sauveur ne servit de tombeau à personne, ni avant ni après ; de même, Marie ne conçut aucun homme dans son sein, ni avant ni après Jésus-Christ.
4. Nous venons de dire quels étaient ces frères du Seigneur, Écoutons maintenant ce qu’ils ont dit : « Partez d’ici, et allez en Judée, afin que vos disciples aussi voient les œuvres que vous faites ». Les disciples du Sauveur connaissaient ses œuvres, mais ceux-ci ne les connaissaient pas. Car, en qualité de frères, c’est-à-dire de parents, ils pouvaient bien regarder le Christ comme un de leurs proches ; mais à cause de leur parenté, il leur répugnait de croire en lui. L’Évangile lui-même nous le dit : nous n’oserions le penser de nous-mêmes, mais nous en sommes sûrs pour l’avoir entendu. Ils ajoutent cet avertissement : « On ne fait rien en secret, lorsqu’on cherche à se faire connaître. Si vous faites ces choses, montrez-vous vous-même au monde ». « Car », dit immédiatement l’Évangéliste, « ses frères mêmes ne croyaient point en lui ». Pourquoi ne croyaient-ils pas en lui ? Parce qu’ils recherchaient la gloire de ce monde ; car si les frères du Sauveur semblent lui donner un conseil, c’est qu’ils veulent assurer sa renommée. Vous faites des merveilles, manifestez-les donc au grand jour ; c’est-à-dire, montrez-vous à tous, afin que tous proclament vos louanges. C’était la chair qui parlait à la chair, mais la chair séparée de Dieu, à la chair unie à Dieu : la prudence de la chair parlait au Verbe, qui s’est fait chair et qui a habité parmi nous[696] ».


5. Que répondit à cela le Seigneur ? « Or, Jésus leur dit : Mon temps n’est point encore venu ; mais votre temps est toujours prêt ». Eh quoi ! le temps du Christ n’était-il pas encore arrivé ? Pourquoi donc le Christ était-il menu, si son temps ne l’était pas encore ? N’avons-nous pas entendu dire à l’Apôtre : « Mais lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils[697] ? » Si donc le Christ a été envoyé dans la plénitude des temps, il l’a été quand il a dû l’être ; il est venu, quand il a fallu qu’il vînt. Quel est donc le sens de ces paroles : « Mon temps n’est pas encore arrivé ? » Comprenez bien, mes frères, dans quelle intention lui parlaient ces hommes, peu semblaient lui donner des conseils comme à un frère. Ils l’engageaient à acquérir de la gloire ; dominés par je ne sais quel sentiment mondain et terrestre, ils le priaient de ne point rester dans l’obscurité et l’oubli. À des gens qui le conjuraient de penser à la gloire, dire ; « Mon temps n’est pas encore venu », c’était dire : Le temps de ma gloire n’est pas encore arrivé. Voyez combien est profond le sens de ces paroles on lui parlait d’acquérir de la gloire, pour lui, il a voulu que sa pudeur fût précédée par les humiliations il voulu que le chemin pour arriver à l’élévation fût celui de l’humilité. Ceux de ses disciples qui désiraient s’asseoir, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, recherchaient aussi la gloire : ils considéraient le but, mais ils ne considéraient pas la voie à suivre. Afin qu’ils pussent arriver à la céleste patrie selon les règles de la justice, le Sauveur les ramena au chemin qui y conduit. La patrie est élevée ; humble est la voie. La patrie, c’est la vie du Christ : la voie, c’est sa mort. Le séjour du Christ, voilà la patrie ; sa passion, voilà le chemin qui y mène. Pourquoi prétendre entrer dans la pairie, si l’on refuse d’en suivre le chemin ? Enfin, telle fut sa réponse à ceux qui recherchaient la grandeur : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même[698] ? » Voilà par quel chemin on arrive l’élévation que vous désirez. Le calice dont il leur parlait était celui des humiliations et des souffrances.



6. Il dit ici dans le même sens : « Mon temps n’est pas encore venu, mais votre temps », c’est-à-dire la gloire mondaine,« est toujours prêt ». Voilà bien le temps dont le Christ, c’est-à-dire le corps du Christ, parle par la bouche du Prophète. « Quand le temps sera venu pour moi, je jugerai les justices [699] ». Maintenant, c’est le temps, non pas de juger les méchants, mais de les supporter. Que le corps du Christ supporte donc et tolère à présent les iniquités de ceux qui se conduisent mal : qu’il ait aujourd’hui pour lui la justice ; plus tard, il exercera le jugement : c’est par la pratique de la justice qu’on arrive à juger les pécheurs. Voici ce que l’écrivain sacré dit, en un psaume, à ceux qui supportent les iniquités de ce monde : « Le Seigneur ne rejettera point son peuple ». Ce peuple souffre au milieu des méchants, des pécheurs, des blasphémateurs, de ceux qui murmurent et médisent contre lui, qui le persécutent et le font périr, quand ils le peuvent. Oui, il souffre, « mais le Seigneur ne rejettera point son peuple ; il ne délaissera pas son héritage, jusqu’an jour où la justice rendra les jugements [700] ». « Jusqu’à ce que la justice », qui se trouve aujourd’hui dans ses saints, « rendra ses jugements », au moment où s’accomplira pour eux celle parole, que leur a adressée le Sauveur : « Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël[701] ». L’Apôtre avait déjà la justice, mais il n’exerçait pas encore le jugement dont il parle, quand il dit : « Ignorez-vous que nous jugerons les anges [702] ? » Que ce soit donc pour nous maintenant le temps de bien vivre : plus tard, viendra le temps de juger ceux qui auront mal vécu. « Jusqu’au jour où », suivant le Psalmiste, « la justice rendra les jugements ». Ce sera le temps du jugement, dont le Christ a dit, tout à l’heure : « Mon temps n’est pas encore venu ». Ce sera le temps de la gloire, et alors viendra dans la grandeur celui qui est venu dans les abaissements. Celui qui est venu pour être jugé viendra pour rendre ses jugements celui qui est venu pour mourir de la main de gens morts, viendra juger les vivants et les morts. « Il viendra, notre Dieu », dit le Psalmiste ; « il apparaîtra et sortira de son silence [703] ». Pourquoi : « Il apparaîtra ? » Parce que, quand il est venu, il s’est caché. Alors il ne gardera pas le silence, parce que, quand il est venu, il s’est caché, « il a été conduit à la mort comme une brebis, et pareil à un agneau qui se tait devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la bouche [704] ». Il viendra et ne se taira pas. « Je me suis tû : me tairai-je toujours[705] ? »


7. Mais qu’est-ce qui est nécessaire à ceux qui ont la justice ? Ce que nous lisons dans le psaume précité : « Jusqu’au jour où la justice rendra les jugements ; et près d’elle seront ceux qui la possèdent et ont le cœur droit ». Vous désirez peut-être savoir quels hommes ont le cœur droit. Selon le langage de l’Écriture, les hommes au cœur droit sont ceux qui endurent les peines de la vie sans en accuser Dieu. Voyez, mes frères, combien est rare cet oiseau dont je parle. Quand un homme voit fondre sur lui quelque malheur, je ne sais vraiment de quelle manière il court pour accuser plus vite le Seigneur, tandis qu’il ne devrait accuser que lui-même. Quand tu fais un peu de bien, tu t’en vantes ; et quand il t’arrive quelque infortune, tu en accuses Dieu. C’est là le propre d’un cœur tordu, et non la preuve d’un cœur droit. Corrige-toi de cette distorsion et de cette méchanceté de ton cœur, et alors tu agiras d’une manière toute différente. Que faisais-tu précédemment ? Tu attribuais à toi-même le bien qui te venait de Dieu, et tu attribuais à Dieu le mal dont tu étais l’auteur. Si tu changes ton cœur et lui donnes une autre direction, tu loueras le Seigneur dans ses bienfaits, et tu t’accuseras toi-même au milieu de tes maux. Voilà ce que font les hommes d’un cœur droit. Enfin, le Prophète n’avait pas encore ce cœur droit quand le spectacle de la félicité des méchants et les peines des justes le révoltaient ; mais il était corrigé, quand il disait : « Que le Dieu d’Israël est bon pour ceux qui ont le cœur droit ! » Quand je n’avais pas encore le cœur droit, « mes pieds se sont presque égarés, mes pas ont presque chancelé ». Pourquoi ? « Parce que je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix des impies[706] ». J’ai vu, dit-il, les méchants au sein du bonheur, et, en cela, la conduite de Dieu m’a déplu ; car j’aurais voulu que jamais il ne permît aux méchants d’être heureux. Il faut que l’homme le comprenne bien : Jamais Dieu ne permet pareille chose ; et si l’on croit les méchants heureux, c’est parce qu’on ne sait pas en quoi consiste le bonheur. Ayons donc le cœur droit ; le temps de la gloire n’est pas encore venu pour nous. Il faut dire à ceux qui aiment le monde, comme l’aimaient les frères du Seigneur : « Votre temps est toujours prêt, mais le, nôtre n’est pas encore venu ». Ne craignons pas de leur tenir nous-mêmes ce langage. Et parce que nous formons le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, parce que nous sommes ses membres, parce que nous le reconnaissons avec bonheur pour notre chef, répétons encore une fois ces paroles qu’il a daigné prononcer lui-même à cause de nous. Quand les amateurs de ce monde nous insultent, répondons-leur : « Votre temps est toujours prêt ; le nôtre n’est pas encore venu ». Car l’Apôtre nous a dit : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ». Mais notre temps, quand viendra.-t-il ? « Lorsque Jésus-Christ, qui est notre vie, paraîtra, vous paraîtrez avec lui dans la gloire[707] ».
8. Que dit ensuite le Sauveur ? « Le monde ne peut vous avoir en haine ». Que veulent dire ces paroles ? Sans doute : le monde ne peut haïr ceux qui l’aiment, les faux témoins ; car vous appelez bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien. « Mais pour moi, il me déteste, parce que je rends de lui ce témoignage que ses œuvres sont mauvaises. Quant à vous, montez à cette fête ». Qu’est-ce à dire : « Cette fête ? » Où vous désirez trouver la gloire de ce monde. Qu’est-ce à dire : « cette fête ? » Où vous prétendez vous réjouir d’une joie charnelle, où vous oubliez les joies éternelles. « Moi, je n’y monte point encore, parce que mon temps n’est pas accompli ». Vous cherchez, en ce jour de fête, à acquérir de la gloire humaine ; mais « mon temps », c’est-à-dire le temps de ma gloire, « n’est pas encore venu ». Mon jour de fête ne devancera ni ne dépassera les jours solennels de la loi, mais il durera toujours : ce sera alors vraiment la fête ; ce sera une joie sans fin, une éternité sans limites, une lumière sans ombres. « Et leur ayant ainsi parlé, il demeura en Galilée. Et, quand ses frères furent partis, il monta aussi à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret ». Il ne monta donc pas « pour cette fête », parce qu’il ne voulait pas s’attirer une renommée mondaine ; il désirait leur donner un conseil salutaire, apporter un remède à la faiblesse de leurs vues trop humaines, les porter à penser aux fêtes de l’éternité, détourner de ce monde leurs affections, et les reporter vers lieu. Mais pourquoi « monta-t-il comme en secret à la fête ? » Le Seigneur le sait. À non avis, par ce fait, même qu’il est monté anime en secret à la fête, il a voulu nous donner un enseignement ; car la suite nous apprendra qu’il est monté à Jérusalem au milieu même de la fête, c’est-à-dire pendant ces jours de fête, afin de prêcher en public ; mais l’Évangile se sert de ces mots : « comme en secret », pour dire que le Sauveur n’avait pas l’intention de s’attirer les louanges des hommes. Il est évident que le Christ monta en secret à la fête, puisque, ce jour-là, il se cochait ; ce que j’ai dit moi-même est encore chose cachée pour beaucoup. Aussi, puisse-t-on le connaître ! Puisse le voile se soulever, et ce qui nous était inconnu, nous apparaître clairement.
9. Tout ce qui a été dit à l’ancien peuple d’Israël dans les nombreuses pages de la loi le Dieu, tout ce qui se faisait soit dans les sacrifices, soit dans les choses du sacerdoce, soit dans les jours de fête, soit dans les circonstances relatives au culte rendu à Dieu par les Juifs, tout ce qui leur a été dit et commandé n’a été que la figure de ce qui devait avoir lieu plus tard. Et qu’est-ce qui devait avoir lieu ? Ce qui s’est accompli en Jésus-Christ, Voilà pourquoi l’Apôtre a dit : « Toutes les promesses de Dieu ont en lui leur vérité [708] » : c’est-à-dire, se sont réalisées en lui. Il ajoute, en un autre endroit : « Toutes ces choses qui leur arrivaient, étaient des figures, et elles ont été écrites pour nous instruire, nous qui nous trouvons à la fin des temps [709] ». Il a dit ailleurs : « Jésus-Christ est la fin de la loi [710] » ; et encore : « Que personne ne vous condamne pour le manger, ou pour le boire, ou à cause des jours de fête, des nouvelles lunes et des jours de sabbat, puisque toutes ces choses n’ont été que l’ombre de celles qui devaient arriver[711] ». Si tout cela n’était que l’ombre de l’avenir, ainsi en était-il de la scénophagie. De quoi ce jour de fête pouvait-il être la figure ? Cherchons à le savoir. Je vous ai dit ce qu’était la scénophagie : c’était la fête des tabernacles, instituée en mémoire de ce que le peuple juif, délivré de la captivité d’Égypte, et marchant dans la solitude du désert vers la terre promise, avait habité sous des tentes. Examinons bien ce qu’était cette fête, et remarquons quelle sera aussi notre fête à nous, qui sommes les membres du Christ, si tant est que nous en soyons les membres ; au cas que nous soyons ses membres, c’est l’effet de la grâce, et non pas celui de nos mérites. Reportons donc sur nous notre attention, mes frères : nous avons été conduits hors de l’Égypte, où, comme un autre Pharaon, le démon nous tenait sous sa dépendance : esclaves de nos désirs terrestres, nous y faisions des ouvrages de boue, et dans ce travail, nous souffrions beaucoup ; aussi, le Sauveur s’adressant à nous, comme à des ouvriers qui fout des briques, nous a-t-il dit : « Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés[712] ». Le baptême nous a fait sortir de là et traverser la mer Rouge : elle était vraiment rouge, cette mer, puisque ses eaux ont été sanctifiées par le sang du Christ : tous les ennemis qui nous poursuivaient, la mort nous en a délivrés : en d’autres termes, tous nos péchés ont été effacés. Aujourd’hui, avant d’arriver à la terre de promission, c’est-à-dire au royaume éternel, nous sommes au désert, nous habitons sous des tentes. Ceux qui me comprennent, habitent sous des tentes, et il devait se faire que plusieurs comprendraient. Celui-là habite sous une tente, qui se reconnaît comme voyageur sur la terre celui-là se reconnaît comme étranger ici-bas, qui soupire après la patrie. Or, puisque le corps du Christ se trouve sous les tentes, le Christ y est aussi ; mais alors ce mystère n’était pas connu, il était encore caché, car la lumière était encore voilée par l’ombre, et quand elle parut dans son éclat, les ombres s’effacèrent. Le Christ ne se manifestait pas ; il assistait à la fête de la scénophagie, mais c’était en secret. Aujourd’hui, il n’y a plus de mystère ; aussi reconnaissons-nous que nous voyageons dans la solitude ; et si nous le reconnaissons, nous y sommes véritablement. Qu’est-ce à dire : dans la solitude ? Dans le désert. Pourquoi dans le désert ? Parce que nous sommes, en ce monde, dans une terre où le manque d’eau nous fait souffrir de la soif. Mais puissions-nous avoir soif ! Nous serons abreuvés, car : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés [713] ». Et, dans cette solitude, notre soif sera étanchée par l’eau sortie de la pierre ; « car la pierre, c’était le Christ ». On l’a frappée de la verge pour en faire sortir de l’eau ; et pour la faire jaillir on a frappé la pierre par deux fois[714]. Il y eut, en effet, deux bras à la croix. Tout ce qui se faisait autrefois en figure, se réalise donc en nous. Ce que l’Évangéliste a dit du Sauveur a donc un sens caché : « Il monta à la fête, non pas publiquement, mais comme en secret ». Ce mot : « en secret », était une figure, puisque réellement, en ce même jour de fête, le Christ se cachait : et ce jour de fête lui-même signifiait le pèlerinage des membres du Sauveur.
10. « Les Juifs donc le cherchaient à la fête », avant qu’il y montât. Car ses frères y étaient montés les premiers : pour le Christ, il ne s’y rendit point au moment où ils pensaient et désiraient l’y voir. Ainsi accomplissait-il cette parole qu’il leur avait adressée : Je n’irai pas « à cette fête », c’est-à-dire, au jour où vous voudriez m’y voir, au premier ou au second jour. Ensuite, ou, comme s’exprime l’Évangéliste, « au milieu de la fête », il y monta : c’est-à-dire il s’y rendit, quand il ne resta plus à solenniser qu’un nombre de jours égal à celui qu’on avait déjà fêté. Autant qu’il est permis de le supposer, cette fête se célébrait pendant plusieurs jours.
11. « Ils disaient donc Où est-il ? Et il y avait un grand murmure à cause de lui dans la foule ». D’où provenait ce murmure ? De leur désaccord. Et pourquoi ce désaccord ? « Parce que les uns disaient : Il est bon, et les autres répondaient : Non, il séduit le peuple ». Il faut appliquer ces paroles à tous ses membres, car d’eux tous on le dit encore aujourd’hui. Qu’une grâce spirituelle se fasse remarquer en quelqu’un, les uns disent : « Il est bon », les autres s’écrient : « Non, il séduit la foule ». D’où cela vient-il ? De ce que « notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ[715] ». Les hommes ne disent-ils pas aussi pendant l’hiver : Cet arbre est mort ? Ce figuier, par exemple, ce poirier ou tout autre arbre fruitier ressemble à un arbre sec, et tant que dure l’hiver, la vie ne se manifeste nullement en eux ; mais en été, on l’y aperçoit, comme au jugement on verra que nous vivons ; notre été, ce sera le moment de la manifestation du Christ. « Dieu, notre Dieu, viendra publiquement, et il ne gardera pas le silence [716]. Un feu dévorant marchera devant lui » ; et ce feu « consumera ses ennemis [717] ». Il réduira en cendres les arbres arides. On reconnaîtra les arbres arides, quand le souverain Juge dira : « J’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger » ; de l’autre côté, c’est-à-dire à la droite, apparaîtront la multitude des fruits et la beauté des feuilles : leur verdeur ne sera autre chose que l’éternité. Aux uns il sera dit comme à du bois sec : « Allez au feu éternel[718]. Voilà que la hache est déjà placée à la racine de l’arbre, et tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu[719] ». Que les hommes disent donc de toi, si tu profites en Jésus-Christ, qu’ils disent : « Il séduit la foule ». On en dit autant de Jésus. Christ lui-même et de son corps. Rappelle-toi que le corps du Christ est encore en ce monde, qu’il se trouve encore dans l’aire ; remarque aussi comment le froment y est injurié parla paille : on les foule tous les deux aux pieds ; la paille est écrasée, le froment est débarrassé de son enveloppe. Ce qui a été dit du Seigneur doit, par cela même, être un sujet de consolation pour tout chrétien contre qui se disent les mêmes choses.

12. « Toutefois, nul ne parlait ouvertement « de lui, dans la crainte des Juifs ». Mais quels étaient ceux qui gardaient le silence à son égard, dans la crainte des Juifs ? Évidemment, c’étaient ceux qui avaient dit : « Il est bon » ; et non pas ceux qui avaient dit : « Il séduit la foule ». Les paroles de ceux-ci faisaient un bruit pareil au bruit des feuilles sèches. On entendait clairement ces mots : « Il séduit la foule » ; ces autres : « Il est bon », passaient plus rapides, et comme un simple murmure, Mais aujourd’hui, mes frères, quoique n’ait point encore apparu cette gloire du Christ où nous puiserons l’immortalité, aujourd’hui son Église se dilate à tel point, et, par sa grâce, se répand de telle manière en tous lieux, qu’à peine on entend dire : « Il séduit la foule », et que de toutes parts retentissent hautement ces autres paroles : « Il est bon ».

VINGT-NEUVIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT DE L’Évangile : « ET COMME LA FÊTE ÉTAIT DÉJÀ À DEMI PASSÉE », JUSQU’À CET AUTRE : « CELUI QUI L’A ENVOYÉ, CELUI-LÀ EST VÉRIDIQUE, ET IL N’Y A POINT D’INJUSTICE EN LUI ». (Chap. 7,14-18.)[modifier]

L’HOMME-DIEU.[modifier]

En entendant le Christ, les Juifs, qui ne voyaient en lui qu’un homme, ne pouvaient s’expliquer comment il savait si bien l’Écriture sans avoir rien appris. S’ils avaient eu la foi, ils auraient compris qu’il était Dieu et Verbe du Père, que, par conséquent, il en était l’organe, et que de là venait sa science étonnante ; mais ils ne croyaient pas en lui, ni la foi ni la charité ne les animait ; aussi ses humiliations, au lieu de leur faire reconnaître son infinie grandeur, ne leur laissaient-elles apercevoir que son humanité.


1. On a lu aujourd’hui, et, par conséquent, nous devons aussi étudier la suite de l’Évangile ; nous l’expliquerons selon que Dieu nous en fera la grâce. Hier, on vous a donné lecture du texte sacré, jusqu’à l’endroit où l’Évangéliste mentionne les discours que les Juifs tenaient au sujet de Jésus, quoiqu’ils eussent passé une partie de la fête sans le voir paraître dans le temple : « Les uns disaient : Il est bon ; les autres répondaient : Non, mais il séduit la foule [720] ». Ces discours étaient destinés à consoler les futurs prédicateurs de la parole divine, car ils devaient être considérés en même temps, et comme des séducteurs, et comme des hommes sincères[721]. Si séduire, c’est tromper, ni le Christ ailes Apôtres n’ont été des séducteurs ; aucun chrétien ne doit mériter ce nom. Mais si vous entendez par séduire, se servir de la persuasion pour conduire quelqu’un d’un endroit à un autre, il faut voir ce que l’on fait quitter à cet homme, et ce à quoi on le mène. Le porter du mal au bien, c’est être un bon séducteur ; l’entraîner du bien au mal, c’est le fait d’un séducteur mauvais. Puisse-t-on nous appeler tous, puissions-nous être réellement des séducteurs, en ce sens que nous décidions les hommes à quitter le mal pour revenir au bien !
2. Le Sauveur « monta » donc ensuite à la fête, « lorsqu’elle était déjà à demi passée, et il enseignait. Et les Juifs s’étonnèrent, disant : Comment celui-ci sait-il lire, puisqu’il n’a point appris ? » Celui qui se cachait, enseignait : il parlait en public, et personne ne mettait la main sur lui. Il ne se faisait pas connaître, afin de nous servir d’exemple ; et si personne ne s’emparait de lui, c’était l’effet de sa puissance. Quand il enseignait, « les Juifs s’étonnaient ». À mon avis, tous s’étonnaient ; mais tous ne se convertissaient pas. D’où venait leur étonnement ? Le voici. Beaucoup savaient où il était né, comment il avait été élevé ; jamais ils ne l’avaient vu apprendre les Écritures ; pourtant, ils l’entendaient disserter sur la loi, citer à l’appui des passages de la loi, que personne ne pouvait citer sans les avoir lus, et que personne ne pouvait lire sans avoir appris la lecture. Ils s’étonnaient donc. Leur étonnement fut, pour le divin Maître, l’occasion de leur insinuer des vérités plus hautes. Le Sauveur prit occasion de leur étonnement et de leurs paroles, pour leur adresser des paroles profondes et dignes d’être étudiées et discutées avec le soin le plus minutieux. C’est pourquoi je demande instamment à votre charité deux faveurs : l’une pour vous, c’est de nous écouter ; l’autre pour nous, c’est de nous aider de vos prières.
3. Que répond le Sauveur à ces hommes qui se demandaient avec étonnement comment il pouvait savoir lire sans avoir appris à le faire ? « Ma doctrine », leur dit-il, « ne vient pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé ». Voici le premier mystère que je rencontre dans ces paroles, c’est que dans ce peu de mots sortis de la bouche de Jésus, il semble se trouver une contradiction ; car il ne dit pas : Cette doctrine n’est pas la mienne ; mais il dit : « Ma doctrine ne vient pas de moi ». Si cette doctrine ne vient pas de vous, comment est-elle la vôtre ? Et si elle est la vôtre, comment se fait-il qu’elle ne vienne pas de vous ? Vous dites pourtant l’un et l’autre : « C’est ma doctrine, elle ne vient pas de moi ». Si Jésus avait dit : Celte doctrine n’est pas la mienne, il n’y aurait aucune difficulté. Mais, mes frères, examinez d’abord la difficulté, puis attendez-en la solution raisonnée ; car celui qui ne comprend pas bien l’état de la question, est-il à même d’en bien saisir la solution ? Voici donc l’état de la question. Le Sauveur dit : « Ma doctrine ne vient pas de moi » ; ces mots : « Ma doctrine », semblent être en contradiction avec ces autres : « Ne vient pas de moi ». Rappelons-nous bien ce que l’écrivain sacré dit au commencement de son Évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu [722] ». De là sort la solution de la difficulté. Quelle est la doctrine du Père, sinon son Verbe ? Le Christ est donc la doctrine du Père, s’il en est le Verbe ; mais parce que le Verbe est la propriété de quelqu’un, parce qu’il est impossible qu’il n’appartienne à personne, il s’est appelé lui-même sa doctrine, et il a dit qu’elle ne vient pas de lui ; car il est le Verbe du Père. Y a-t-il, en effet, quelque chose qui t’appartienne plus que toi-même ? Y a-t-il rien qui t’appartienne moins que toi-même, si tu tiens d’un autre ce que tu es ?
4. Le Verbe est donc Dieu ; il est aussi le Verbe, l’expression d’une doctrine stable, qui ne passe point et ne s’évanouit nullement avec des mots, mais qui demeure avec le Père. Puissent des paroles qui passent nous instruire de cette doctrine ! Puissions-nous en subir la bienfaisante influence ! Ces sons passagers ne frappent point nos oreilles pour nous appeler à des choses transitoires ; elles nous engagent à aimer Dieu. Toutes les paroles que je viens de vous adresser sont dei mots : elles ont frappé et fait vibrer l’air, pour arriver jusqu’à vous par le sens de l’ouïe ; elles ont passé en faisant du bruit ; mais ce que je vous ai dit, par leur intermédiaire, ne doit point passer ; car celui que je vous ai recommandé d’aimer, ne passe pas ; et quand, excités par des sons d’un moment vous vous serez portés vers lui, vous ne passerez pas non plus, car vous serez unis d’une manière permanente à Celui qui demeure toujours. Dans un enseignement, ce qui est grand, élevé et éternel, c’est ce qui dure ; voilà où nous appelle tout ce qui passe dans le temps, pourvu qu’il s’y attache un sens vrai, et non une signification menteuse. Tout ce que nous donnons à entendre par les sons de notre voix a une signification distincte de ces sons matériels. Ainsi, les deux syllabes dont se compose le mot Dieu, Deus, ne sont pas Dieu ; nous ne rendons aucun culte à ces deux syllabes, nous ne les adorons pas ; ce n’est pas jusqu’à elles que nous désirons parvenir : on a fini de les entendre, pour ainsi dire, avant d’avoir commencé, et il n’y a place pour la seconde que quand la première est passée. Le son de voix par lequel nous disons : Dieu, ne dure pas, mais il y a, pour demeurer toujours, quelque chose de grand, c’est le Dieu dont on fait retentir le nom. Tel est le point de vue sous lequel vous devez envisager la doctrine du Christ ; ainsi parviendrez-vous jusqu’au Verbe de Dieu ; et quand vous y serez parvenus, rappelez-vous que « le Verbe était Dieu », et vous verrez que cette parole : « Ma doctrine », est vraie. Rappelez-vous aussi de qui le Christ est le Verbe, et vous comprendrez toute la justesse de cette autre parole : « Ne vient pas de moi ».
5. Je le dis donc brièvement à votre charité : il me semble que par ces paroles : « Ma doctrine ne vient pas de moi », le Seigneur Jésus s’est exprimé dans le même sens que s’il avait dit : Je ne viens pas de moi-même. En effet, quoique nous disions et croyions le Fils égal au Père ; quoique nous reconnaissions qu’il n’y a entre eux aucune différence de nature et de substance ; quoique enfin l’éternité appartienne aussi bien au Fils engendré qu’au Père son générateur, nous disons, cette réserve faite et bien entendue : Ce qu’est le Père, le Fils l’est aussi : le Père n’existe pas sans le Fils, comme le Fils n’existe pas sans le Père. Le Fils est Dieu, et il vient du Père ; le Père est Dieu, mais il ne vient pas du Fils. Il est le Père du Fils, mais il n’est pas Dieu venant du Fils ; tandis que le Fils est le Fils du Père ; il est Dieu venant du Père, car on appelle Notre-Seigneur Jésus-Christ Lumière de Lumière. La Lumière qui ne vient pas de la Lumière, et la Lumière égale à la Lumière, et qui en vient, ne sont ensemble qu’une seule et même Lumière, et non pas deux Lumières.
6. Si nous avons bien compris, que Dieu en soit loué ; si quelqu’un n’a pas parfaitement saisi ces vérités, il est allé aussi loin que les forces humaines le lui ont permis, et il doit considérer ce qui surpasse son intelligence, comme l’objet de ses espérances immortelles. Pareils à des ouvriers, nous pouvons bien extérieurement planter et arroser ; mais à Dieu seul il appartient de donner l’accroissement [723]. « Ma doctrine », dit le Sauveur, « ne vient pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé ». Qu’il écoute le conseil du Maître, celui qui dit : Je n’ai pas compris. Car, après avoir dit cette grande et mystérieuse chose, le Sauveur Jésus vit bien que tous ne saisiraient pas un enseignement aussi profond ; il leur donna donc immédiatement un conseil. Veux-tu comprendre ? Aie la foi ; car le Seigneur a dit par la bouche du Prophète : « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez point[724] ». À cela revient ce qu’ajouta ensuite le Sauveur : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il saura de ma doctrine si elle vient de Dieu, ou si je parle de moi-même ». Qu’est-ce que cela : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu ? » Moi j’avais dit : Si quelqu’un croit, et j’avais conseillé de croire. Si tu n’as pas compris, je le répète, aie la foi ; car l’intelligence est la récompense de la foi. Ne cherche donc pas à comprendre, afin de croire ; mais crois, afin de comprendre, parce que « si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas ». Pour vous rendre capables de comprendre, je vous avais indiqué, comme moyen, l’obéissance de la foi, et j’avais dit que le Sauveur Jésus nous a recommandé le même moyen, dans la phrase suivante ; et néanmoins nous l’entendons nous dire : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il saura de ma doctrine ». « Il saura », c’est-à-dire il comprendra ; et ces paroles : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu », signifient : Si quelqu’un veut croire. Mais puisque ces mots : « Il saura », veulent dire comprendre, tous comprennent ; et ces autres : « Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu », signifiant la même chose que croire, nous avons besoin, pour mieux comprendre, que Notre-Seigneur lui-même nous instruise ; il faut qu’il nous dise si réellement l’accomplissement de la volonté de son Père est corrélatif à la foi. Quelqu’un ignore-t-il qu’accomplir la volonté de Dieu, c’est faire son œuvre, ou, en d’autres termes, ce qui lui plaît ? Le Sauveur dit formellement ailleurs : « C’est l’œuvre de Dieu que vous croyiez en Celui qui m’a envoyé [725] ». « Que vous croyiez en lui », et non pas que vous croyiez à lui. Si vous croyez en lui, croyez à lui ; mais quiconque croit à lui, ne croit pas par cela même en lui ; car les démons croyaient à lui sans croire en lui. Nous pouvons, de même, dire de son Apôtre : Nous croyons à Paul, et non pas, nous croyons en Paul : nous croyons à Pierre, et non, nous croyons en Pierre. « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie le pécheur, sa foi lui est imputée à justice[726] ». Qu’est-ce donc que croire en lui ? C’est l’aimer, c’est le chérir, c’est tendre vers lui, c’est s’incorporer à ses membres, et tout cela, par la foi. La foi, voilà donc ce que Dieu exige de nous, et voilà, néanmoins, ce qu’il ne peut trouver en nous, à moins qu’il ne l’y mette lui-même par sa grâce. De quelle foi est-il ici question, sinon de celle dont l’Apôtre a si bien tracé le caractère, quand il a dit : « La circoncision et l’incirconcision ne servent de rien ; la foi seule qui agit par la charité, sert à quelque chose[727] ». Il ne s’agit pas d’une foi quelconque, mais de celle « qui agit par la charité ». Puisse-t-elle se trouver en toi, et tu auras l’intelligence de sa doctrine. Que comprendras-tu ? Que « cette doctrine n’est pas la mienne, mais qu’elle vient de Celui qui m’a envoyé » ; en d’autres termes, tu sauras que le Christ est le Fils de Dieu, qu’il est la doctrine du Père ; il n’est pas à lui-même son principe, mais il est le Fils de Dieu.
7. Cette parole renverse de fond en comble l’hérésie de Sabellius. Les Sabelliens ont osé dire que le Fils n’était autre que le Père : ce sont deux noms différents appliqués à une seule et même chose. S’il n’y avait qu’une seule personne désignée sous deux noms, il ne serait pas dit : « Ma doctrine ne vient pas de moi ». Certes, Seigneur, si votre doctrine ne vient pas de vous, et s’il n’existe pas une autre personne dont elle émane, de qui vient-elle ? Ce que vous avez dit, les Sabelliens ne l’ont pas compris : au lieu de reconnaître la Trinité, ils se sont laissé conduire par les illusions erronées de leur cœur. Pour nous, qui adorons la Trinité, l’union du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et une seule substance divine, comprenons bien que la doctrine du Christ ne vient pas de lui. Il a dit qu’il ne parlait pas de lui-même, parce que le Christ est le Fils du Père, que le Père est le Père du Christ, que le Fils est Dieu, engendré de Dieu le Père, et que si le Père est Dieu, il n’est pas Dieu engendré de Dieu le Fils.
8. « Celui qui parle de lui-même cherche sa propre gloire ». Tel sera celui qu’on appelle l’antéchrist : « Il s’élèvera », selon l’expression de l’Apôtre, « au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, ou ce qui est adoré[728] ». Le Sauveur annonce en ces termes aux Juifs, que l’antéchrist cherchera sa propre gloire, et non celle du Père : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m’avez pas reçu ; un autre viendra en son propre nom, et vous le recevrez[729] ». Il voulait dire par là qu’ils recevraient l’antéchrist ; l’antéchrist occupé à rechercher la gloire de son propre nom ; l’antéchrist enflé par l’orgueil, et noua pas nourri par la charité ; l’antéchrist destiné, par conséquent, non pas à durer toujours, mais à périr bientôt. Pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, il nous a donné un grand exemple d’humilité. En effet, il est égal à son Père. « Au commencement était « le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Il a dit lui-même, et ses paroles étaient l’expression de la pure vérité : « Je suis avec vous depuis si longtemps, et vous ne me connaissez pas encore ? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père ». Il a dit encore, et en toute vérité : « Mon Père et moi, nous sommes une même chose[730] ». Il est donc une même chose avec le Père, égal au Père, Dieu de Dieu, Dieu en Dieu, coéternel avec lui, et, comme lui, immortel, immuable dès avant le temps, créateur et dispensateur de ce même temps. Toutefois, il est venu dans le temps, s’est revêtu de la forme d’esclave et a été reconnu pour homme par tout ce qui a paru en lui : il cherche donc la gloire de son Père et non pas la sienne. Alors, ô homme, que dois-tu faire, toi qui cherches ta propre g1oire, quand tu fais un peu de bien, et qui penses à accuser Dieu lorsque tu as quelque épreuve à supporter ? Réfléchis à ce que tu es ; tu es une créature, reconnais donc ton Créateur ; tu es un serviteur, ne méprise donc pas ton Maître. Tu as été adopté, mais non pas en raison de tes mérites ; cherche donc la gloire de Celui qui a bien voulu t’adopter pour Son enfant, et à la gloire de qui a travaillé son Fils unique par nature. « L’homme qui cherche la gloire de Celui qui l’a envoyé, est véridique, et il n’y a point d’injustice en lui[731]  ». Dans l’antéchrist ne se trouvent ni la justice, ni la vérité, parce qu’il cherche sa propre gloire, au lieu de chercher la gloire de Celui qui l’a envoyé, mais il n’a pas été envoyé ; il lui a seulement été permis de venir. Tous ceux d’entre nous qui appartiennent au corps du Christ, doivent donc ne pas chercher leur gloire personnelle, afin de ne point tomber dans les pièges de l’antéchrist ; et si le Sauveur a cherché la gloire de Celui qui l’a envoyé, qu’à bien plus juste titre nous devons chercher la gloire de Celui qui nous a créés !

TRENTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « MOÏSE NE VOUS A-T-IL PAS DONNÉ LA LOI, ET NUL DE VOUS NE L’ACCOMPLIT », JUSQU’À CET AUTRE : « NE JUGEZ PAS SELON L’APPARENCE, MAIS JUGEZ AVEC UN JUGEMENT DROIT ». (Chap. 7, 19-24.)[modifier]

IMPARTIALITÉ.[modifier]

À la vue du miracle opéré par Jésus-Christ le jour du sabbat, les Juifs s’étaient scandalisés. Moïse, leur dit Jésus, vous a commandé la circoncision pour le huitième jour, et vous la pratiquez sans scrupule le Jour du sabbat, et vous me défendez de guérir un homme La circoncision était ta figure de la guérison spirituelle, et vous trouvez mauvais que je délivre une âme du péché ! Vous buvez et mangez pour l’entretien de votre santé, et il me serait interdit de rendre la santé à un malade ! Jugez donc impartialement des hommes et des choses.


1. La leçon qu’on a lue aujourd’hui dans le saint Évangile suit immédiatement celle dont nous avons naguère donné l’explication à votre charité. Le Sauveur parlait à un auditoire qui était formé par ses disciples et par des Juifs. Pour écouter les enseignements de la vérité, il y avait des hommes sincères et des menteurs ; les discours de la charité frappaient des oreilles amies et des oreilles mal disposées : des bons et des méchants entendaient les paroles que leur adressait Celui en qui se trouvait la perfection même. Ils l’écoutaient, et Jésus connaissait les secrètes dispositions de leurs cœurs : il voyait et prévoyait à qui ses paroles profitaient pour le moment, et seraient plus tard utiles. Écoutons donc l’Évangile, comme si le Seigneur nous parlait en personne ; gardons-nous de dire : Heureux les hommes qui ont pu le voir ! Plusieurs de ceux qui l’ont vu l’ont aussi mis à mort ; et par contre, quoique nos yeux ne l’aient point contemplé, il en est beaucoup parmi nous pour avoir cru en lui. Les paroles si précieuses tombées des lèvres de Jésus-Christ, on les a écrites pour nous, on nous les a conservées, on nous en a fait lecture pour nous instruire, et nos arrière-neveux, jusqu’à la fin du monde, en auront aussi connaissance de la même manière. Le Sauveur est au ciel, mais, par la vérité, il habite toujours parmi nous. Le corps ressuscité du Sauveur se trouve nécessairement en un seul endroit ; mais sa vérité est répandue eu tous lieux. Le Sauveur nous parle, Écoutons-le donc, et parlons nous-mêmes de ce qu’il nous dit, selon la mesure de sa grâce.
2. « Moïse », dit-il, « ne vous a-t-il pas donné la loi ? Et nul d’entre vous n’accomplit la loi. Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » La raison pour laquelle vous cherchez à me faire mourir, c’est que nul d’entre vous n’accomplit la loi ; car si vous l’accomplissiez, vous reconnaîtriez que ces saintes Écritures ont annoncé clairement le Christ, et, pendant son séjour au milieu de vous, vous ne le feriez point mourir. Et ils lui répondirent : « La foule lui répondit ». Elle lui répondit à la manière d’une foule en tumulte ; elle lui fit une réponse qui respirait, non le calme, mais l’agitation. Quoi qu’il en soit, voyez ce que répondit cette foule agitée : « Tu es possédé du démon : qui est-ce qui cherche à te faire mourir ? » Dire à Jésus : « Tu es possédé du démon », n’était-ce pas un procédé pire que de le faire mourir ? C’était, en effet, affirmer que celui qui chassait les démons en était lui-même l’esclave. Que pouvait dire de plus une multitude furieuse ? Un cloaque infect, remué jusque dans ses dernières profondeurs, a-t-il jamais exhalé odeur plus nauséabonde ? Cette multitude était troublée : par quoi ? Par la vérité. L’éclat de la lumière a blessé une foule d’yeux malades, car les yeux affaiblis ne peuvent supporter la vue de la lumière.
3. Pour le Sauveur, il ne se troubla nullement, mais il demeura calme et tranquille dans sa vérité ; il ne rendit ni le mal pour le mal, ni la malédiction pour la malédiction [732]. Il aurait pu leur répondre : C’est vous qui êtes possédés du démon, et, en cela, il n’aurait dit que l’exacte vérité ; car ils n’eussent point tenu à la vérité un pareil langage, s’ils n’avaient subi l’influence de l’esprit de mensonge. Aussi, que leur répondit-il ? Écoutons-le tranquillement, et que ses paroles si calmes descendent en nos cœurs comme un bienfaisant breuvage. « J’ai fait une œuvre, et vous vous en êtes étonnés ». C’était comme s’il leur disait : Que serait-ce donc si vous contempliez toutes mes œuvres ? Toutes les merveilles de l’univers étaient sorties de ses mains, ils les voyaient, et, cependant, ils ne le reconnaissaient pas, lui qui en était l’auteur. Il n’a fait qu’une œuvre en leur présence, il a guéri un homme le jour du sabbat, et ils sont tombés dans le trouble. Si un malade relevait de son infirmité le jour du sabbat, tiendrait-il sa guérison d’un médecin autre que Celui au sujet de qui ils s’étaient scandalisés, pour l’avoir vu guérir un homme à pareil jour ? La guérison d’un malade peut-elle venir d’ailleurs que de la santé même, que de celui qui donne aux animaux une vigueur pareille à la vigueur rendue par lui à cet homme ? Il avait opéré une guérison corporelle. La santé du corps se répare et finit par disparaître sous les coups de la mort ; rétablissez-la, vous éloignez la mort pour un moment, mais vous ne lui ôtez pas ses droits. Toutefois, mes frères, la guérison vient toujours de Dieu lui-même, n’importe par qui soit rendue la santé. Qu’elle soit réparée, rétablie et rendue par celui-ci ou par celui-là, elle n’en vient pas moins, en définitive, de Celui qui est la source de toute santé, selon cette parole du Psalmiste : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux selon votre grande miséricorde, ô mon Dieu ». Parce que vous êtes Dieu, vos infinies miséricordes vont jusqu’à faire vivre le corps de l’homme, et même les animaux qui ne peuvent proclamer vos louanges : vous donnez aux hommes et aux animaux un principe de vie pareille ; mais ne réservez-vous pas aux hommes une vie plus particulière, plus spéciale ? Oui, il est un autre genre de vie que les brutes ne partagent pas avec les hommes, qui ne sera pas non plus réservé également aux bons et aux méchants. Après avoir parlé de l’existence que Dieu accorde aussi bien aux bêtes qu’aux hommes, le Psalmiste appelle notre attention sur cette autre vie, que doivent espérer les hommes seuls, non pas encore tous les hommes, mais uniquement les hommes vertueux ; c’est pourquoi il continue et ajoute : « Les enfants des hommes espèrent à l’ombre de vos ailes ; ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ; vous les abreuverez du torrent de vos délices ; car en vous est la source de la vie, et, dans votre lumière, nous verrons la lumière [733] ». Voilà la vie réservée aux bons, à ceux qu’il désignait sous le nom d’enfants des hommes, quand il disait d’abord : « Seigneur, votre Providence gardera les hommes et les animaux ». Eh quoi, en effet ? De ce que ces paroles : « Pour les enfants des hommes », viennent après celles-ci : « Les hommes », s’ensuit-il que les hommes n’étaient pas les enfants des hommes, comme si par le mot « hommes », il fallait entendre toute autre chose que par ceux-ci : « Les enfants des hommes ? » Je ne suppose pas néanmoins qu’en s’exprimant ainsi, le Saint-Esprit n’ait voulu mettre aucune différence entre la signification de l’un et la signification de l’autre. Celui-là : « Les hommes », a trait à Adam ; ceux-là : « Les enfants des hommes », au Christ ; car peut-être « les hommes » sont-ils les descendants d’Adam ; et les enfants des hommes sont-ils les fidèles disciples du Christ.
4. « Je n’ai fait qu’une œuvre, et vous en êtes tout étonnés ». Immédiatement après, il ajoute : « Moïse vous a donné la circoncision ». Il est juste que vous ayez reçu de Moïse le précepte de la circoncision, « non qu’elle soit venue de lui, mais parce qu’elle « est venue des patriarches » ; Abraham l’a reçue le premier de Dieu lui-même[734]. « Et vous donnez la circoncision au jour du sabbat ». Par là Moïse vous condamne. La loi vous oblige de circoncire un enfant huit jours après sa naissance[735] : la même loi exige que vous vous reposiez le septième jour[736] ; mais si l’octave de la naissance de votre enfant tombe au jour du sabbat, que ferez-vous ? Vous reposerez-vous pour observer le septième jour, ou bien donnerez-vous la circoncision, pour ne point omettre la cérémonie sacrée de l’Octave ? Mais, dit-il, je sais ce que vous faites : « vous donnez la circoncision à l’enfant ». Pourquoi ? parce qu’elle exprime une certaine idée de salut, et qu’au jour du sabbat les hommes doivent travailler à leur salut. Ne vous irritez donc pas non plus contre moi parce que j’ai guéri un homme le jour du sabbat ; si un homme reçoit, ce jour-là, la circoncision, sans que la loi de Moïse soit violée (car, par l’établissement de la circoncision, Moïse a voulu contribuer en quelque chose au salut de ceux qui la recevraient), pourquoi vous indigner contre moi, lorsqu’en ce jour je travaille au salut d’un homme ?
5. Peut-être, en effet, la circoncision était-elle une figure du Sauveur, contre lequel les Juifs s’indignaient parce qu’il soignait et guérissait un malade au jour du sabbat. Il était prescrit de circoncire un enfant le huitième jour après sa naissance ; or, qu’est-ce que recevoir la circoncision, sinon se dépouiller de sa chair ? la circoncision signifiait donc l’action d’ôter de son cœur tous les désirs de la chair. C’est par un homme que la mort est venue ; c’est aussi par un homme que vient à résurrection des morts [737]. Le péché est entré dans ce monde par un seul homme, et la mort par le péché [738]. Chacun vient au monde avec le prépuce, parce que chacun naît avec le péché originel, et Dieu ne nous purifie soit du péché, dont nous naissons coupables, soit des fautes que nous y ajoutons par notre mauvaise conduite, qu’au moyen du couteau de pierre qui est Jésus-Christ, Notre-Seigneur. Car le Christ était la pierre [739]. Des couteaux de pierre servaient chez les Juifs à donner la circoncision ; et, en se servant d’instruments de pierre, ils préfiguraient le Christ, ils l’avaient sous les yeux, et pourtant ils ne le reconnaissaient pas : ils désiraient même le faire mourir. Mais pourquoi la circoncision se pratiquait-elle le huitième jour ? Sans doute parce que le Sauveur est ressuscité le dimanche, c’est-à-dire après le jour du sabbat, qui est le septième. La résurrection de Jésus-Christ, qui s’est faite, à la vérité, le troisième jour après sa passion, a eu lieu précisément le huitième jour, dans l’ordre des jours de la semaine : elle nous a donc aussi circoncis. L’Apôtre nous parle de ceux en qui la véritable Pierre a pratiqué la circoncision ; écoute-le, voici ses paroles : « Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu ; n’ayez de goût que pour les choses d’en haut, et non pour celles d’ici-bas [740] ». Il s’adresse à des circoncis le Christ est ressuscité ; il vous a dépouillé des désirs de la chair ; il vous a délivrés des passions désordonnées ; il vous a enlevé ce superflu que vous aviez apporté avec vous en venant au monde, et cet autre, encore plus déplorable, que vous y aviez ajouté par votre mauvaise vie : vous avez été circoncis au moyen de la Pierre, pourquoi donc avoir encore du goût pour les choses de la terre ? Enfin, puisque Moïse vous a donné la loi, et qu’en conséquence vous donnez vous-mêmes la circoncision le jour du sabbat, voyez-y la figure et l’annonce de la bonne œuvre que j’ai accomplie à l’égard de cet homme en lui rendant ce même jour la santé ; car je l’ai guéri de telle manière qu’il a recouvré la vigueur de son corps, et que, par la foi, il a obtenu le salut de son âme.
6. « Ne jugez point avec acception de personnes, mais jugez avec un jugement droit ». Qu’est-ce à dire ? Le jour du sabbat, vous pratiquez la circoncision en vertu de la loi de Moïse, et vous ne vous irritez nullement contre ce saint législateur, et vous vous irritez contre moi parce que, ce jour-là, j’ai rendu la santé à un homme ; vous jugez selon les personnes, mais faites donc attention à la vérité. Je ne me préfère pas à Moïse, dit le Seigneur, qui était le Maître de Moïse lui-même. Nous sommes deux hommes différents ; regardez-nous comme tels ; jugez entre nous, mais jugez équitablement et avec droiture ne condamnez pas Moïse pour m’honorer ; comprenez-le bien et honorez-moi. C’était le langage que le Sauveur avait tenu aux Juifs dans une autre circonstance : « Si vous croyiez à Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit[741] ». Mais dans l’occasion présente, il ne voulut point leur parler de la sorte, parce qu’il aurait semblé paraître devant eux avec Moïse comme accusé. En vertu de la loi de Moïse, vous pratiquez la circoncision, même quand le huitième jour coïncide avec le sabbat, et vous ne prétendez pas que ce jour-là je sois libre de me montrer bienfaisant et de rendre la santé aux infirmes ? Parce que le Seigneur est tout à la fois l’auteur de la circoncision et du sabbat,, il est, par là même aussi, l’auteur de la santé. Il vous a défendu les œuvres serviles au jour du sabbat ; mais parce que vous comprenez bien en quoi elles consistent, vous donnez la circoncision sans crainte d’offenser votre Dieu ; car « celui qui commet le péché est l’esclave du péché [742] ». Mais est-ce bien une œuvre servile que guérir un homme le jour du sabbat ? Vous mangez et vous buvez (j’emprunte cette manière de m’exprimer à l’instruction même et au discours adressés aux Juifs par le Sauveur) ; vous mangez et vous buvez le jour du sabbat, pourquoi ? évidemment par le motif que cette action est nécessaire à votre santé. Par là, vous en donnez la preuve convaincante ; il n’est pas prescrit d’omettre ce qui a trait à notre santé : « Ne jugez » donc « pas avec acception de personnes, mais jugez avec un jugement droit ». Regardez-moi comme un homme, regardez aussi comme tel votre Législateur, et si vous jugez selon la vérité, vous ne condamnerez ni Moïse ni moi, et par la connaissance que vous aurez acquise de la vérité, vous reconnaîtrez que je suis la vérité [743].
7. Il est très-difficile d’éviter ici-bas le grave inconvénient que le Sauveur nous signale en cet endroit, l’inconvénient de juger avec acception de personnes, au lieu de juger avec impartialité et droiture. C’était sans doute aux Juifs que Jésus adressait cet avertissement ; mais nous devons aussi en profiter, c’était son intention : car s’il voulait les convaincre, il prétendait également nous instruire ; de ses paroles résultaient pour eux une preuve sans réplique, et pour nous une leçon facile à comprendre. N’allons pas nous imaginer qu’elles ne nous concernent en rien, par cette raison qu’elles ne nous ont pas été directement adressées. Elles ont été écrites, on nous les a lues, pendant qu’on les récitait nous les avons entendues. Il nous semblait qu’elles s’adressaient seulement aux Juifs mais ne nous retirons pas à l’arrière-plan ne les considérons pas comme s’appliquant aux seuls ennemis du Sauveur ; ne faisons nous-mêmes rien que la vérité puisse blâmer en nous. Les Juifs jugeaient avec acception de personnes ; aussi n’appartiennent-ils pas au Nouveau Testament ; aussi ne possèdent-ils point le royaume des cieux en Jésus-Christ, et ne sont-ils pas non plus en union de société avec les saints Anges. Ils demandaient à Dieu les avantages de la terre, car la terre promise, la victoire remportée sur leurs ennemis, la fécondité dans le mariage, le grand nombre des enfants, l’abondance des récoltes, voilà ce que le Seigneur s’était engagé à leur donner ; pour leur réserver une pareille récompense, il n’en était pas moins la vérité et la bonté même, car il ne la leur réservait que parce qu’ils étaient des hommes charnels ; voilà tout ce qui constitua pour eux l’Ancien Testament. Qu’est-ce que l’Ancien Testament ? C’est comme l’héritage destiné au vieil homme. Nous avons été renouvelés, nous sommes devenus l’homme nouveau, parce Jésus-Christ, l’homme nouveau, est venu naître d’une Vierge ; se peut-il une chose aussi nouvelle ? Parce que la Loi ne pouvait rien renouveler en lui, parce qu’en lui use se trouvait aucun péché, une naissance d’un nouveau genre fut la sienne. En lui donc une naissance nouvelle, en nous un homme nouveau. Qu’est-ce qu’un homme nouveau ? Un homme renouvelé de la vieillesse. En quoi ? En ce qu’il désire les choses du ciel, en ce qu’il souhaite posséder les choses éternelles, en ce qu’il soupire après la patrie d’en haut, où l’on n’a plus à redouter les attaques de l’ennemi, où l’on ne perd plus ses amis, ou l’on ne craint plus de rencontrer des adversaires, où l’on vit avec toutes les perfections, sans aucun défaut ; où personne ne reçoit le bienfait de la vie, parce que personne n’y succombe aux coups de la mort, où nul homme ne réussit parce qu’aucun n’y supporte de pertes ; où, enfin, ni la faim ni la soif ne se font sentir, parce qu’on s’y abreuve d’immortalité et que la vérité y tient lieu de nourriture. Tel est l’objet des promesses qui nous ont été faites, nous appartenons au Nouveau Testament, nous partageons le nouvel héritage, nous sommes devenus les cohéritiers du Sauveur lui-même ; nous avons donc des espérances bien autres que celles des Juifs ; ne jugeons donc pas avec partialité, mais jugeons avec droiture.


8. Quel est celui qui juge impartialement ? Celui qui aime autant les uns que les autres. Une charité égale pour tous écarte toute acception de personnes. Si nous n’honorons pas les hommes d’une manière différente, selon la position qu’ils occupent dans le monde, il est à craindre que nous fassions acception de quelqu’un. Quand nous avons à nous prononcer entre deux personnes liées peut-être par la parenté, ce qui arrive à l’égard d’un père et de son fils, soit que le père se plaigne de la mauvaise conduite de son enfant, soit que le fils accuse la dureté de son père, nous conservons, nous ne détruisons pas les droits qu’a le père au respect de son fils ; nous n’accordons point à celui-ci la même considération qu’à celui-là ; mais si le fils a raison contre sou père, nous lui donnons gain de cause. Le respect dû à la vérité exige que nous soutenions les droits du fils comme nous soutiendrions ceux du père ; nous rendrons donc à celui-ci l’honneur qu’il mérite, mais nous ne permettrons pas que la justice perde ses droits. Voilà le profit que nous devons tirer des paroles du Sauveur ; sa grâce nous aidera à le faire.

TRENTE ET UNIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE « QUELQUES-UNS DE JÉRUSALEM DISAIENT DONC : N’EST-IL PAS CELUI QU’ILS CHERCHAIENT À FAIRE MOURIR ? » JUSQU’À CET AUTRE : « VOUS ME CHERCHEREZ ET NE ME TROUVEREZ POINT, ET OU JE SERAI VOUS NE POUVEZ VENIR ». (Chap. 7,25-36.)[modifier]

LE CHRIST-DIEU MÉCONNU DES JUIFS.[modifier]

Le Christ était homme ; c’est pourquoi ses ennemis connaissaient à peu près tout ce qui le concernait comme tel, et voulaient l’emparer de lui : il était aussi Dieu, mais ils ignoraient qu’il le fût voilà néanmoins le motif qui les empêcha de s’emparer de lui avant l’heure qu’il avait librement fixée. Aujourd’hui, ils le méconnaissent malgré ses miracles ; plus tard, après sa résurrection, ils devront le chercher sans le reconnaître davantage : cette grâce est d’abord réservée aux Gentils lui devaient croire en lui, quoiqu’ils n’eussent pas été les témoins de ses œuvres merveilleuses.


1. Votre charité s’en souvient : les jours précédents, on vous a lu dans l’Évangile, et nous vous avons expliqué autant qu’il nous a été possible, le passage où il est dit que Notre-Seigneur Jésus-Christ était monté, marne en secret, au jour de fête ; il ne craignait pas, avons-nous dit, de tomber aux mains des Juifs, puisqu’il avait tout pouvoir pour les empêcher de s’emparer de lui : son intention en cela était de montrer qu’il choisissait précisément pour se cacher le jour de fête célébré par les Juifs, et qu’il avait des motifs particuliers d’agir ainsi. La leçon d’aujourd’hui nous a fait voir la preuve de sa puissance là où nous n’apercevions en lui que de la timidité ; car, en ce jour de fête, il se mit à parler en public de façon à étonner la multitude et à lui faire dire ce que nous tenons d’entendre lire : « N’est-ce pas celui qu’ils cherchaient à faire mourir ? Et voilà qu’il parle ouvertement, et ils ne lui disent rien : les chefs auraient-ils connu que celui-ci est véritablement le Christ ? » On savait avec quelle rage ils le poursuivaient, et l’on s’étonnait de voir qu’il pouvait échapper à leurs poursuites ; et comme la foule ne connaissait pas encore sa puissance divine, elle attribuait le fait de sa liberté aux lumières des princes du peuple, supposant qu’ils avaient reconnu en lui le Christ, et qu’en conséquence ils l’avaient épargné, après avoir si vivement cherché les moyens de le faire mourir.
2. Puis, après avoir dit : « Les chefs auraient-ils connu que celui-ci est véritablement le Christ ? » ces hommes rentrèrent en eux-mêmes et se demandèrent si vraiment Jésus était le Christ. La réponse leur semblait négative, puisque aussitôt ils ajoutèrent : « Nous savons bien d’où vient celui-ci ; mais quand le Christ viendra, nul ne saura d’où il est ». D’où était venue aux juifs cette opinion, qui, certes, n’était pas à dédaigner, et selon laquelle « personne ne devait savoir d’où était le Christ quand il viendrait ? » Si nous examinons attentivement l’Écriture, nous y trouvons, mes frères, ce passage relatif au Christ : « Il sera appelé Nazaréen[744] ». Elle a donc fait connaître, par avance, l’endroit d’où il sortirait. Si, maintenant, nous cherchons à savoir où il est né, parce que le lieu de sa naissance doit apprendre d’où il est, nous devons reconnaître que les Juifs n’en étaient pas ignorants ; car les saints livres l’avaient aussi annoncé d’avance, En effet, lorsqu’après l’apparition de l’étoile, les Mages voulurent le trouver, ils se présentèrent devant le roi Hérode et lui dirent ce qu’ils voulaient et demandaient ; celui-ci fit alors convoquer les docteurs de la loi, et les questionna sur l’endroit où le Christ devait naître ; ils lui répondirent : « C’est à Bethléem de Juda » ; ainsi lui rendirent-ils un témoignage prophétique[745]. Si donc les Prophètes ont prédit, et le lieu où il s’est fait homme, et celui où sa mère l’a mis au monde, d’où est venue aux Juifs cette opinion, dont nous parlait tout à l’heure l’Évangile : « Lorsque le Christ viendra, personne ne saura d’où il est ? » Il est évident que l’Écriture a clairement annoncé et fait connaître l’un et l’autre ; elle a prédit le lieu de la naissance de Jésus-Christ en tant qu’homme ; en tant que Dieu, il était inconnu des impies, et il cherchait à se révéler aux hommes vertueux. C’est dans ce dernier sens que la foule disait : « Quand le Christ viendra, nul ne saura d’où il est ». Et cette opinion leur avait été inspirée par ce passage d’Isaïe : « Qui est-ce qui racontera sa génération[746] ? » Enfin, le Sauveur lui-même répondit à l’une et à l’autre de ces questions ; il dit que les Juifs savaient d’où il était, et, aussi, qu’ils ne le savaient pas ; par là, il rendit témoignage à la prophétie sacrée qui avait été faite à son sujet, et relativement à l’infirmité de sa nature humaine, et par rapport à la grandeur de sa nature divine.
3. Écoutez donc, mes frères, le Verbe de Dieu ; voyez comme il confirme devant les Juifs ce qu’ils lui ont dit ; et : « Nous savons d’où est celui-ci », et, « quand le Christ viendra, nul ne saura d’où il est ». Jésus enseignait dans le temple, et il disait à haute voix : « Et vous me connaissez, et vous savez d’où je suis, et je ne suis point venu de moi-même, mais Celui qui m’a envoyé est véridique, et vous ne le connaissez pas ». C’était dire : Vous me connaissez, et vous ne me connaissez pas ; vous savez d’où je suis, et vous ne le savez pas ; vous savez d’où je suis : je suis Jésus de Nazareth ; vous connaissez mes parents. Une seule chose leur échappait dans cette affaire : c’était en Marie, l’union de la virginité avec la maternité, union dont Joseph était témoin ; il pouvait l’attester avec d’autant plus d’assurance qu’il avait pu s’en convaincre, puisqu’il était son mari. À l’exception donc de son virginal enfantement, Jésus leur était parfaitement connu en tout ce qui concernait son humanité ; les traits de son visage, son pays, sa famille, le lieu de sa naissance, ils ne les ignoraient point. C’est donc avec raison qu’il leur disait : « Et vous me connaissez, et vous savez d’où je suis », en faisant allusion à son corps, à la forme humaine sous laquelle il leur apparaissait. Et il ajoutait, avec non moins de raison, par rapport à sa divinité : « Et je ne suis point venu de moi-même, mais Celui qui m’a envoyé est véridique, et vous ne le connaissez pas ». Voulez-vous le connaître ? Croyez-en celui qu’il a envoyé, et vous le connaîtrez. « Jamais », en effet, « personne n’a vu Dieu, si ce n’est son Fils unique ; celui qui est dans le sein du Père a raconté ce qu’il y a vu [747] » ; et encore : « Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler [748] ».
4. Après avoir dit : « Mais Celui qui m’a envoyé est véridique, et vous ne le connaissez point », le Sauveur voulut indiquer aux Juifs le moyen d’apprendre ce qu’ils ignoraient, et il ajouta : Mais « moi, je le connais ». Pour le connaître, apprenez donc à me connaître moi-même. Mais d’où vient que je le connais ? « De ce que je suis par lui, et qu’il m’a envoyé ». Magnifique démonstration de deux vérités ! « Je suis par lui », puisque le Fils est engendré du Père, et que tout ce qu’il est, il le tient de celui dont il est le Fils. Voilà pourquoi nous disons que Notre-Seigneur Jésus-Christ est Dieu de Dieu, tandis que nous appelons le Père, non pas Dieu de Dieu, mais simplement Dieu : telle est aussi la raison pour laquelle nous disons que Notre-Seigneur Jésus-Christ est Lumière de Lumière, tandis que nous appelons le Père, non pas Lumière de Lumière, mais simplement Lumière. À cela reviennent ces paroles : « Je suis par lui ». Si, maintenant, vous me voyez pareil à un autre homme, c’est « qu’il m’a envoyé ». Mais de ce que le Sauveur dit : « Il m’a envoyé », garde-toi de conclure que le Père est d’une nature différente de celle du Fils ; par ces paroles, il ne fait allusion qu’à l’autorité de Celui qui l’a engendré.
5. « Ils cherchaient donc à le saisir, mais nul n’étendit la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue » ; c’est-à-dire, parce qu’il ne le voulait pas. Quel est, en effet, le sens de ce passage : « Son heure m’était pas encore venue ? » Le Sauveur n’était point né sous l’empire de la fatalité : tu ne dois pas le croire de toi-même ; à plus forte raison, de ton Créateur. Si ton heure n’est que sa volonté, son heure à lui peut-elle être autre chose que sa propre volonté ? En parlant de son heure, il n’a donc point voulu désigner un moment où il serait forcé de mourir, mais il a indiqué celui où il permettrait à ses ennemis de lui ôter la vie. Il attendait le moment de se livrer à la mort, parce qu’il avait attendu le jour où il viendrait à la vie. Ce moment, l’Apôtre en parle quand il dit : « Mais lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils [749] ». Voilà pourquoi beaucoup disent : Pourquoi le Christ n’est-il pas venu plus tôt ? Il faut leur répondre : Parce que Celui qui dispose de tous les moments n’avait pas encore jugé que tous les temps étaient accomplis. De fait, il savait quand il devait venir. D’abord, sa venue dû être annoncée pendant une longue suite de siècles et d’années, car c’était un événement d’une suprême importance ; il avait dû être prédit longtemps d’avance, parce qu’il devait toujours être un bienfait pour le monde. Il devait venir en ce monde comme le juge de l’univers ; son avènement devait donc être annoncé par une suite de hérauts proportionnée à ses sublimes fonctions. Enfin, lorsque les temps ont été accomplis, il est tenu lui-même pour nous délivrer des vicissitudes des temps. Sortis du temps comme d’un état d’esclavage, nous arriverons à l’éternité, où le temps n’a plus de place, et où l’on se dit plus : Quand viendra notre heure, parce que ce jour dure sans cesse ; il n’est ni précédé d’une veille, ni terminé par un lendemain. Dans le cours de cette vie, les jours s’écoulent les uns après les autres ; ceux-ci viennent, ceux-là s’en vont ; aucun d’eux n’a de durée permanente ; le moment où nous parlons fait place à un autre, et, pour proférer une syllabe, il faut que nous en ayons fini avec la précédente. Nous vieillissons à mesure que les mots s’échappent de notre bouche, et il est sûr que j’ai vieilli depuis ce matin. Ainsi, dans le temps, rien de stable, rien de fixe. C’est donc pour nous un devoir d’aimer Celui qui a créé tous les temps, afin qu’il nous délivre des vicissitudes du temps, et nous fixe dans l’éternité, où l’on n’éprouve aucune de ces vicissitudes. Quelle infinie miséricorde de la part de Notre-Seigneur Jésus-Christ, d’être né dans le temps à cause de nous, après avoir créé le temps ; d’être apparu au milieu de tous les êtres, après les avoir fait sortir du néant ; d’être devenu une de ses créatures ! Il est effectivement devenu tel, car lui, qui avait fait l’homme, s’est fait homme afin de sauver les hommes, Dans ce but, il était venu ici-bas, il était né à l’heure désignée pour son entrée en ce monde ; mais l’heure de sa passion n’avait pas encore sonné ; aussi ne devait-il pas encore souffrir.
6. Remarquez bien, je vous prie, que la mort du Sauveur a été non pas un effet de la nécessité, mais le résultat de sa volonté. En entendant ces paroles : « Son heure n’est pas encore venue », il en est quelques-uns parmi vous, et c’est à eux que je m’adresse en ce moment, pour s’autoriser à croire à la fatalité ; ainsi, leurs cœurs s’abandonnent à l’extravagance. Remarquez bien, dis-je, que la mort du Sauveur a été le résultat de sa volonté ; pour cela, reportez-vous à la considération de sa passion, mettez-vous en face de la croix. Attaché à l’instrument de son supplice, Jésus s’écria : « J’ai soif ». Les soldats l’ayant entendu, s’approchèrent de sa croix et lui présentèrent une éponge pleine de vinaigre, qu’ils avaient attachée à un roseau ; le Sauveur en prit, et dit : « Tout est consommé », et, ayant incliné la tête, il rendit l’esprit. Vous voyez, par cette circonstance, que, s’il mourait, il en avait la volonté ; car il attendait l’accomplissement de ce qui devait, selon les prophéties, avoir lieu avant sa mort ; le Prophète avait dit en effet : « Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture ; ils m’ont présenté du vinaigre pour étancher ma soif [750] ». Il attendait que toutes ces choses fussent accomplies, et, quand elles le furent, il dit : « C’est fini », et il quitta volontairement la vie, parce qu’il n’était pas venu forcément en ce monde. Aussi, ce pouvoir de mourir quand il l’a voulu a-t-il étonné certaines personnes, plus que le pouvoir d’opérer des miracles. De fait, on s’approcha des crucifiés pour détacher leurs corps de l’instrument de leur supplice, parce que la lumière du sabbat commençait à briller, et l’on s’aperçut que les larrons vivaient encore. Le supplice de la croix était d’autant plus cruel, qu’on le subissait plus longtemps, et tous ceux qu’on y condamnait mouraient d’une mort très-lente. Pour ne pas laisser les brigands sur la croix, on les força à mourir, en leur brisant les jambes, et, ainsi, fut-on à même de les en détacher plus vite. On vit que le Sauveur était mort [751], et l’on s’en étonna, et des hommes qui l’avaient méprisé pendant sa vie, furent à son égard saisis d’une si vive admiration après sa mort, qu’ils s’écrièrent « Vraiment, celui-ci est le Fils de Dieu [752] ». Voici, mes frères, une autre preuve de cette puissance de Jésus : lorsque les Juifs le cherchaient, il leur dit : « Me voilà ; et ils reculèrent, et ils tombèrent par terre [753] ». La puissance suprême lui appartenait donc. Et quand il mourut, il n’y était nullement forcé par l’heure ; il avait, au contraire, attendu le moment favorable d’accomplir sa volonté, et non celui où, malgré lui, il perdrait nécessairement la vie.

7. « Et plusieurs, dans cette multitude, crurent en lui ». Le Sauveur guérissait les humbles et les pauvres. Pour les chefs, ils se laissaient emporter par une folie furieuse aussi ne reconnaissaient-ils pas le médecin, et, de plus, cherchaient-ils à le faire mourir. Beaucoup de personnes s’aperçurent bientôt de leur maladie propre, et reconnurent aussitôt l’efficacité du remède que Jésus leur proposait. Voyez ce que se dirent à elles-mêmes ces personnes ébranlées par les miracles du Sauveur : « Lorsque le Christ sera venu, fera-t-il plus de prodiges que celui-ci ? » Évidemment, s’il ne doit pas y avoir deux Christs, celui-ci est le Christ. Comme conséquence de ce raisonnement, elles crurent en lui.

8. En présence des témoignages que cette multitude donnait de sa foi, en entendant le bruit confus de ces voix qui glorifiaient Jésus, les chefs « envoyèrent des soldats pour le saisir ». Pour le saisir ? Malgré lui ? Mais parce qu’ils ne pouvaient s’emparer de lui contre son gré, les émissaires furent envoyés pour écouter ses instructions. Qu’enseignait – il ? « Jésus leur dit : Je suis encore pour un peu de temps avec vous ». Ce que vous voulez faire maintenant, vous le ferez, mais plus tard ; aujourd’hui, je ne le veux pas. Pourquoi est-ce que je n’y consens pas pour le moment ? « Parce que je suis encore avec vous pour un peu de temps, et que je vais vers Celui qui m’a envoyé ». Je dois accomplir toute ma mission et arriver, par là, à ma passion.
9. « Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas, et, là où je suis, vous ne pouvez venir ». C’était là prédire déjà sa résurrection : ils n’ont pas voulu le reconnaître quand il était au milieu d’eux, et plus tard, lorsqu’ils virent que la multitude croyait en lui, ils le cherchèrent. De grands prodiges eurent lieu, même au moment de la résurrection du Sauveur et de son ascension : alors ses disciples opérèrent des miracles éclatants, mais ils n’étaient que les instruments de Celui qui en avait tant fait lui-même, car il leur avait dit : « Vous ne pouvez rien faire sans moi [754] ». Lorsque le boiteux qui se tenait à la porte du temple, se leva à la voix de Pierre, et marcha sur ses pieds, tous furent dans l’admiration : alors, le prince des Apôtres leur adressa la parole, et leur déclara que s’il avait guéri cet homme, ce n’était point en vertu de son propre pouvoir, mais que c’était par la puissance de Celui qu’ils avaient fait mourir [755]. Saisis de douleur, plusieurs lui répondirent : « Que ferons-nous [756] ». Ils se voyaient souillés d’un crime énorme d’impiété, car ils avaient mis à mort celui qu’ils auraient dû respecter et adorer : et leur crime leur semblait impossible à expier. C’était là une grande faute : à la considérer dans sa laideur, il y avait de quoi tomber dans le désespoir ; mais le désespoir leur était défendu, puisque, sur la croix, le Seigneur Jésus a bien voulu prier pour eux, et qu’il avait dit : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[757]. » Parmi un grand nombre d’hommes qui devaient le méconnaître toujours, il en apercevait quelques-uns, destinés à lui appartenir ; il demandait leur pardon au moment même où ils l’insultaient : et ce qu’il considérait alors, ce n’était pas la mort qu’ils lui donnaient, c’était la mort qu’il endurait pour eux. Ce fut pour eux un grand bienfait que cette mort donnée par eux, et endurée pour leur salut ; aussi, quand on voit que les bourreaux du Sauveur ont obtenu le pardon de leur déicide, on n’a plus le droit de désespérer du pardon de ses propres fautes. Le Christ est mort pour nous, mais avons-nous trempé nos mains dans son sang ? Il est mort, victime de leur scélératesse ; ils lui ont vu rendre le dernier soupir, et ils ont cru en lui, très qu’il leur eut pardonné leur crime. Pendant qu’ils s’abreuvaient du sang divin qu’ils avaient répandu, ils désespéraient de leur salut ; voilà pourquoi il leur dit : « Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas, et là, où je suis, vous ne pouvez venir », car ils devaient le chercher après sa résurrection, dans les sentiments du plus profond repentir. Il ne dit pas : Où je serai ; mais « Où je suis », parce que le Christ était toujours là où il devait retourner ; il en était venu, sans pour cela s’en éloigner. À cet égard, il dit en un autre endroit : « Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme, qui est au ciel [758] ». Il ne dit pas, remarquez-le bien : Qui a été au ciel. Il parlait ici-bas, et il disait qu’il était dans le ciel. Il en est descendu sans en sortir ; il y est remonté sans nous délaisser. Pourquoi vous en étonner ? Il s’agit de Dieu. Par son corps, l’homme se trouve en un endroit, et il en sort ; et quand il a pénétré dans un autre, il n’est plus dans celui où il se trouvait auparavant. Pour Dieu, il remplit tous les lieux ; il est tout entier partout ; il n’est renfermé nulle part, dans un espace quelconque. En tant qu’homme, Notre-Seigneur Jésus-Christ se trouvait sur la terre ; par son infinie et invisible majesté, il était sur la terre et dans le ciel ; aussi dit-il : « Là où je suis, vous ne pouvez venir ». Il ne dit pas Vous ne pourrez venir ; mais : « Vous ne pouvez venir », car alors ses interlocuteurs n’étaient pas en position de pouvoir le suivre. Et n’allez pas croire qu’il s’était primé de la sorte pour les décourager, car il avait tenu aussi à ses disciples un discours semblable : « Là où je vais, vous ne pouvez venir[759] ». Il avait encore adressé pour eux à son Père cette prière : « Père, je désire que là où je suis, ceux-ci y soient aussi [760] ». Il avait fait entendre à Pierre la même vérité, en ces termes : « Tu ne peux maintenant me suivre où je vais, mais tu me suivras un jour [761] ».
10. « Les Juifs dirent », non pas en s’adressant à lui, mais en s’adressant à eux-mêmes : « Où doit aller celui-ci, puisque nous ne le trouverons point ? Doit-il aller vers ceux qui sont dispersés parmi les nations, et enseigner les Gentils ? » Ils ne savaient ce qu’ils disaient, mais ils prophétisaient, parce que telle était la volonté du Christ. Il devait, en effet, aller parmi les nations, non pas personnellement, sans doute, mais par l’intermédiaire de ses pieds. Quels étaient ses pieds ? Ceux que Saul persécutait et voulait écraser, au moment où le chef lui cria : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Quel est le sens de ces paroles du Sauveur : « Vous me chercherez, et vous ne me trouverez point, et là où je suis, vous ne pouvez venir ? » Comment a-t-il pu dire qu’ils étaient ignorants, quand, malgré leur ignorance, ils ont prédit d’avance ce qui devait arriver ? Jésus s’est exprimé de la sorte, parce qu’effectivement ils ne connaissaient point le lieu (si toutefois on peut désigner sous ce nom le sein du Père), que n’a jamais quitté le Fils unique de Dieu : ils n’étaient pas même capables d’imaginer en quel endroit était le Christ, de quel endroit il ne s’était jamais éloigné, en quel lieu il devait retourner, ni où il avait sa demeure permanente. Comment l’esprit humain serait-il à même de s’en faire une idée ? Il est encore bien plus impossible à une langue humaine de l’expliquer. Les Juifs ne comprenaient donc rien à ce mystère, et cependant, à cette occasion, ils annoncèrent d’avance notre salut, puisqu’ils prédirent que le Sauveur irait vers ceux qui étaient dispersés parmi les nations, et qu’il accomplirait à la lettre ce qu’ils lisaient dans l’Écriture sans te comprendre : « Le peuple que je ne connaissais pas, m’a servi : il a prêté une oreille attentive à ma voix [762] ». Les hommes, qui ont vu de leurs yeux l’accomplissement de cette prophétie, ne l’ont point comprise, et ceux qui n’ont fait que l’entendre, en ont eu l’intelligence.
11. Nous trouvons, dans la femme affligée d’un flux de sang, le type de cette Église qui devait se former de nations païennes : elle touchait le Sauveur sans être aperçue. Sans la connaître, il lui rendait la santé. C’était en figure que le Christ adressait à ses disciples cette question : « Qui est-ce qui m’a touché ? » Il guérit, comme il ne s’en doutait pas même, cette femme qu’il semblait ne pas connaître. Ainsi agit-il à l’égard des Gentils. Nous ne l’avons pas connu au moment où il était revêtu de notre humanité, et, toutefois, nous avons mérité de nous nourrir de sa chair et de devenir les membres de son corps. Pourquoi ? Parce qu’il nous a envoyé des émissaires. Quels émissaires ? Ses hérauts, ses disciples, ses serviteurs, ceux qu’il s’était rachetés après les avoir créés, mais qu’il avait rachetés pour en faire ses frères ; mais je dis encore trop peu : il nous a envoyé ses membres, lui-même ; et, en nous envoyant ses membres, il a aussi fait de nous ses membres. Remarquez-le, néanmoins ; lorsque les Juifs le voyaient au milieu d’eux et le méprisaient, son corps avait une tout autre apparence que celle sous laquelle il s’est montré au milieu de nous : cela avait été aussi dit de lui, suivant l’expression de l’Apôtre : « Car je vous déclare que Jésus-Christ a été le ministre pour le peuple circoncis, afin de vérifier la parole de Dieu et de confirmer les promesses faites à nos pères ». Il a dû venir vers eux ; car leurs pères en avaient reçu la promesse, et ils la leur avaient transmise : c’est pourquoi le Sauveur s’exprime lui-même ainsi : « Je ne suis envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël [763] ». Mais qu’est-ce qu’ajoute l’Apôtre ? « Les Gentils doivent glorifier Dieu de la miséricorde qu’il leur a faite[764] ». Et le Seigneur ? « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de ce bercail ». Le Christ avait dit : « Je ne suis envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël » : comment peut-il y avoir d’autres brebis, vers lesquelles il n’ait pas été envoyé ? En s’exprimant de la sorte, il a donc voulu faire comprendre qu’il ne devait se manifester sous la forme humaine qu’aux Juifs, qui l’ont vu et mis à mort. Néanmoins, avant et après, il s’en est trouvé beaucoup parmi les Gentils pour croire en lui. Du haut de la croix, il a secoué et criblé le grain de la première récolte, pour en tirer la semence nécessaire à la seconde. Aujourd’hui, la prédication de l’Évangile et la bonne odeur de Jésus-Christ, ayant amené à la foi les disciples que devaient lui donner toutes les nations du monde, les peuples attendront que vienne de nouveau celui qui est déjà venu [765]. Alors sera vu par tous celui qui a été vu par les uns, et que les autres n’ont pas contemplé : alors viendra juger les hommes celui qui est venu subir le jugement des hommes : alors enfin apparaîtra pour discerner les bons des méchants, celui qui n’a pas été reconnu à sa première apparition en ce monde. On n’a pas, en effet, discerné le Christ d’avec les impies ; on l’a confondu et condamné avec eux, car il a été dit de lui « Il a été compté parmi les pécheurs [766] ». Un brigand a été mis en liberté, et le Sauveur condamné à mort[767]. Un scélérat a trouvé grâce malgré ses crimes ; on a prononcé une sentence de mort contre celui qui a pardonné à tous les coupables, repentants de leurs fautes. Et pourtant, si tu y fais bien attention, la croix elle-même a été, pour le Christ, un vrai tribunal : placé comme un juge, entre les deux larrons, il a délivré celui des deux qui a cru en lui [768], et condamné celui qui l’a insulté. Par là, il nous a déjà fait entendre ce qu’il fera à l’égard des vivants et des morts, plaçant les uns à la droite, et les autres à la gauche, et désignant, par avance, ceux-ci dans la personne du mauvais larron, et ceux-là dans la personne du bon larron. Au moment même où il subissait le jugement des hommes, il les menaçait de celui qu’il leur ferait subir à son tour.

TRENTE-DEUXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES MOTS : « EN LA DERNIÈRE ET GRANDE JOURNÉE DE LA FÊTE, JÉSUS ÉTAIT LÀ, CRIANT « ET DISANT : SI QUELQU’UN A SOIF, QU’IL VIENNE À MOI, ET QU’IL BOIVE », JUSQU’À CES AUTRES : « CAR LE SAINT-ESPRIT N’ÉTAIT PAS ENCORE DONNÉ, PARCE QUE JÉSUS N’ÉTAIT PAS ENCORE GLORIFIÉ ». (Chap. 7, 37-39.)[modifier]

LES DONS DU SAINT-ESPRIT.[modifier]

Ce que nous aimons le plus dans nos semblables, c’est leur âme, parce qu’elle est supérieure au corps ; mais Dieu qui est le maître de nos âmes, ne devons-nous pas l’aimer par-dessus toutes choses ? Si nous avons soif de lui, nous recevrons l’Esprit-Saint, et en lui nous trouverons l’union avec les autres membres de l’Église, et cette précieuse charité qui fera notre bonheur ici-bas et dans le ciel.


1. Au milieu des discussions et des doutes, dont Notre-Seigneur Jésus-Christ était l’occasion pour les Juifs ; pendant le cours de ces instructions du Sauveur, qui confondaient les uns et éclairaient les autres, « en la dernière journée de cette fête » (car tout ceci se passait pendant la fête), que l’on appelait scénopégie, c’est-à-dire construction des tabernacles {votre charité se souvient que nous avons précédemment fait une dissertation à ce sujet) ; Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle à lui, non pas à voix basse, mais en criant, tous ceux qui ont soif, et il les engage à venir à lui. Si nous sommes altérés, approchons-nous de lui, et, pour cela, nous n’avons nul besoin de nos pieds ; nos cœurs nous suffisent : ne quittons point l’endroit où nous sommes, mais aimons-le. Celui qui aime se déplace, même en tant qu’homme intérieur ; autre chose est de se déplacer corporellement, autre chose de le faire de cœur : changer corporellement de place, c’est se transporter, par un mouvement du corps, d’un lieu en un autre : se déplacer de cœur, c’est, par un mouvement du cœur, modifier ses affections. Si tu aimes aujourd’hui une chose différente de celle que tu aimais hier, tu n’es plus où tu étais.
2. Le Sauveur nous crie donc, car il était là criant et disant : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive. Celui qui croit en moi, suivant ce que dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront de son sein ». Puisque l’Évangéliste nous a fait connaître le sens de ces paroles, nous n’avons pas à nous y arrêter. Pourquoi Jésus a-t-il dit : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive ; et celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront de son sein ? » L’Évangéliste nous l’a expliqué immédiatement après, dans ce passage : « Or, il disait cela à cause de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; car l’Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié ». Il y a donc une soif intérieure, comme il y a un sein intérieur : la raison en est qu’il y a aussi un homme intérieur. L’homme intérieur ne se voit pas ; mais on aperçoit l’homme extérieur : le premier est bien préférable au second. Ce qu’on ne voit pas, on l’aime davantage, et il est sûr qu’on a pour l’homme intérieur une affection bien plus vive que pour l’homme du dehors. Où en est la preuve ? Chacun peut la trouver en lui-même. Ceux qui vivent mal, condamnent leurs esprits à être les esclaves de leurs corps ; néanmoins, ils désirent vivre, ce qui est le propre de l’esprit, et, par là, ils montrent qu’ils estiment plus dans leur personne ce qui commande que ce qui obéit : ce sont, en effet, les âmes qui gouvernent, tandis que les corps sont gouvernés. Un homme aime la volupté ; c’est le corps qui lui procure cette jouissance ; mais si tu les sépares l’un de l’autre, il n’y a plus rien dans le corps pour se réjouir, et s’il est en lui quelque chose qui ressente du plaisir, c’est uniquement l’âme. Si la maison de boue qu’elle habite lui procure des jouissances, ne doit-elle pas en trouver en elle-même ? Si elle en trouve au-dehors, doit-elle en être privée à l’intérieur ? Il est donc parfaitement certain que l’homme préfère son âme à son corps, et, comme il agit pour lui-même, il agit aussi pour les autres ; il donne aussi la préférence à leur âme. Qu’aime-t-on, en effet, dans un ami ? Où est l’affection la plus sincère et la plus pure ? Qu’aime-t-on davantage dans un ami ? Est-ce l’âme ? Est-ce le corps ? Si tu aimes sa foi, tu aimes son âme ; si tu aimes sa bienveillance, le siège n’en est-il pas dans son âme ? Tu en affectionnes un autre, parce qu’il t’affectionne lui-même : fais-tu autre chose que chérir son âme ? Pourquoi ? Parce que l’affection qu’il ressent pour toi procède de son âme, et non pas de son corps. Tu l’aimes parce qu’il t’aime : vois d’où procède son amour pour toi, et tu sauras ce que tu chéris en lui. Ce qu’on affectionne le plus, on ne le voit donc pas.
3. Je vais vous dire autre chose, pour faire mieux comprendre à votre dilection combien on aime une âme, et quelle préférence on lui accorde sur le corps. Les libertins qui trouvent leur plaisir dans la beauté du corps, et chez qui la forme des membres allume une passion impure, les libertins aiment plus vivement lorsqu’ils se sentent payés de retour. Si au contraire un pareil homme donne son affection à une malheureuse créature, et qu’il s’en voie repoussé, alors la haine pour elle l’emporte dans son cœur sur l’amour. Pourquoi la déteste-t-il plus qu’il ne l’affectionne ? Parce qu’elle ne lui rend point en amour ce qu’il en dépense pour elle. Si ceux qui aiment les corps veulent être aimés à leur tour, si ce qui leur cause la plus douce jouissance, c’est d’être aimés, que penser de ceux qui chérissent les âmes ? Et puisqu’il en est pour aimer si passionnément les âmes, que dire des hommes qui aiment Dieu, auteur de la beauté des âmes ? De même, en effet, que l’âme est l’ornement du corps, ainsi Dieu est-il l’ornement de l’âme. On aime un corps uniquement pour l’âme qui l’anime ; qu’elle s’en retire, il devient un hideux cadavre à tes yeux, et si vivement que tu aies aimé ses membres à cause de leur beauté, tu te hâtes de les rendre à la terre. De là il suit que l’ornement du corps, c’est l’âme, et que l’ornement de l’âme, c’est Dieu.
4. Le Seigneur nous crie donc de nous approcher de lui, et de boire si nous avons soif, et il nous dit que, lorsque nous aurons bu, des fleuves d’eau vive jailliront de notre sein. Le sein intérieur de l’homme, c’est sa conscience, c’est le sanctuaire de son cœur : dès qu’il a pris ce précieux breuvage, sa conscience purifiée retrouve la vie ; à force de puiser, elle rencontrera la source elle deviendra elle-même une source. Qu’est-ce que cette source, qu’est-ce que ce fleuve qui jaillit du sein de l’homme intérieur ? C’est cette bienveillance qui le porte à se rendre utile au prochain ; car s’il s’imagine que ce qu’il boit ne doit profiter qu’à lui-même, c’est que l’eau vive ne jaillit pas de son sein : si, au contraire, il s’empresse de faire du bien au prochain ; la source, loin de tarir, coule en abondance. Voyons maintenant en quoi consiste ce breuvage de ceux qui croient en Notre-Seigneur, parce qu’à coup sûr noue sommes chrétiens, et que si nous croyons, nous buvons. Chacun de nous doit rentrer en lui-même, examiner s’il boit, et voir si ce qu’il boit le fait vivre. Car la source ne s’éloigne de nous qu’autant que nous nous éloignons d’elle.
5. J’en ai fait la remarque : l’Évangéliste a fait connaître la raison pour laquelle le Sauveur avait crié, le breuvage qu’il avait invité à recevoir, ce qu’il avait promis à ceux qui boiraient ; il nous l’a expliqué en ces termes : « Or, il disait cela à cause de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui, car le Saint-Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié ». Qu’appelle-t-il l’Esprit, sinon l’Esprit-Saint ? Tout homme possède en lui-même un esprit qui lui est propre ; j’en parlais tout à l’heure en vous entretenant de l’âme humaine. L’âme de chacun de nous est notre esprit propre voici ce qu’en dit l’apôtre saint Paul : « Qui, d’entre les hommes, connaît ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? » Puis il ajoute : « De même personne ne connaît ce qui est en Dieu, sinon l’esprit de Dieu [769] ». Il n’y a, pour connaître ce qui nous concerne, que notre esprit. Et de fait, je ne connais pas plus tes pensées que tu ne connais les miennes : les pensées secrètes de notre âme sont notre propriété personnelle : l’esprit d’un chacun en est le témoin. « De même, personne ne connaît ce qui est en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu ». Nous sommes avec notre esprit : Dieu est avec le sien : avec cette différence, néanmoins, qu’avec son Esprit Dieu sait ce qui se panse en nous, tandis que sans le sien nous sommes incapables de savoir ce qui se passe en lui. Dieu sait ce qui se passe en nous, même ce que nous ignorons s’y trouver. Pierre n’ignorait-il pas sa faiblesse, quand le Sauveur lui annonça qu’il le renierait trois lois [770] ? Le médecin connaissait sa maladie, et lui, malade, ne savait pas même qu’il en fût atteint. Il est donc en nous des choses que Dieu y voit et que nous n’y apercevons pas. Et toutefois, autant que cela peut se faire, humainement parlant, une personne ne peut jamais être mieux connue que par elle-même : une autre ne peut savoir ce qui se passe en elle : son esprit propre en est seul capable. Mais si nous recevons l’Esprit de Dieu, nous apprenons à connaître même ce qui se passe en lui. Non pas tout ce qui s’y passe, néanmoins, parce que nous ne recevons pas l’Esprit de Dieu dans toute sa plénitude. Par ce gage d’amour, nous avons appris une foule de choses ; car nous l’avons reçu, et plus tard nous le recevrons dans toute sa plénitude. En attendant, qu’il nous console pendant le cours de ce terrestre pèlerinage, car si Dieu a bien voulu nous donner pour l’avenir une telle assurance, il est prêt à nous accorder beaucoup. Si telles sont les arrhes, que penser de ce pourquoi elles nous ont été données ?
6. Mais que veut dire l’Évangéliste par ces paroles : « Car le Saint-Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié ? » Sa pensée est évidente ; il est impossible de ne pas la saisir. Sans aucun doute, l’Esprit, qui était en Dieu, ne lui faisait pas défaut ; mais il n’était pas encore descendu dans l’âme de ceux qui croyaient en lui : car le Seigneur Jésus avait résolu de ne leur donner l’esprit dont nous parlons, qu’après sa résurrection : à cela, il y avait une raison. Si nous cherchons à la connaître, il nous aidera sans doute à y parvenir ; et si nous frappons, il nous ouvrira, afin que nous puissions entrer. C’est par la piété, et non par les mains, que nous frapperons ; et dans le cas où nous nous servirions, pour cela, de nos mains, qu’elles soient, du moins, toujours occupées, à faire des œuvres de miséricorde, Pourquoi donc Notre-Seigneur Jésus-Christa-t-il résolu de ne nous donner le Saint-Esprit qu’après sa glorification ? Avant de le dire de notre mieux, il nous faut d’abord, afin d’éviter tout scandale, chercher à savoir pourquoi le Saint-Esprit ne se trouvait pas encore en des hommes déjà saints, puisque, au rapport de l’Évangile, le Saint-Esprit fit reconnaître le Sauveur au vieux Siméon, immédiatement après sa naissance : sous l’inspiration du même Esprit-Saint, Anne la veuve, la prophétesse, le reconnut aussi [771]. Il en fut de même de Jean, lorsqu’il baptisa le Sauveur[772]. Rempli encore du Saint-Esprit, Zacharie prédit beaucoup de choses[773] : Marie elle-même, pour concevoir Jésus-Christ, reçut le Saint-Esprit[774]. Nous en avons donc plus d’une preuve : le Saint-Esprit a été donné avant que Jésus fût glorifié par la résurrection de son corps. C’était encore le même Esprit qui donnait aux Prophètes d’annoncer la venue du Christ ; mais la manière de donner le Saint-Esprit après sa résurrection devait être toute différente, car auparavant, on ne l’avait jamais vu descendre du ciel : c’est de cette manière nouvelle qu’il est ici question. Nulle part nous ne lisons, qu’avant la mort du Sauveur, des hommes réunis en uni même lieu aient reçu le Saint-Esprit et parlé la langue de toutes les nations, Mais ta première fois qu’il apparut à ses apôtres après sa résurrection, il leur adressa ces paroles : « Recevez le Saint-Esprit ». C’était de ce même Esprit qu’il était question dans cet autre passage : « Le Saint-Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié. Et il souffla sur eux [775] ». C’était déjà lui qui, de son souffle, avait fait sortir de terre le premier homme, et lui avait donné la vie : c’était lui qui avait, par son souffle, donné une âme à Adam [776]. Par là, il montrait d’avance que ce serait encore lui qui soufflerait sur ses Apôtres, pour les élever au-dessus des choses de ce monde et les porter à renoncer aux œuvres de la terre. Telle fut la première circonstance, où, après sa résurrection que l’Évangéliste appelle sa glorification, le Seigneur donna l’Esprit-Saint à ses disciples. Il le leur donna encore, lorsqu’après être resté pendant quarante jours avec ses disciples, comme le démontre le texte sacré, il monta au ciel en leur présence et sous leurs yeux[777]. Puis, dix jours s’étant écoulés, il fit descendre sur eux le Saint-Esprit, à la fête de la Pentecôte : alors, selon ce que je viens de dire, tous ceux qui se trouvaient réunis dans le même endroit furent remplis de l’Esprit-Saint et parlèrent le langage de toutes les nations [778].
7. Maintenant, mes frères, de ce qu’aujourd’hui un homme reçoit le baptême du Christ et croit en lui, sans néanmoins parler toutes les langues, est-on en droit de croire qu’il n’a pas reçu le Saint-Esprit ? Plaise à Dieu d’écarter de notre cœur une aussi injuste pensée. Nous en sommes sûrs, tout chrétien a reçu l’Esprit de Dieu ; mais plus grand est le vase de foi qu’il a apporté à cette source féconde, plus grande est la quantité d’eau qu’il y puise. Mais, dira quelqu’un, puisqu’on reçoit encore aujourd’hui l’Esprit-Saint, comment se fait-il qu’on ne parle plus toutes les langues ? Parce que maintenant toutes les langues sont parlées dans l’Église. Auparavant, cette Église qui parlait toutes les langues, ne comprenait dans son sein qu’une seule nation. Parler toutes les langues, c’était de sa part annoncer qu’elle étendrait ses limites parmi les divers peuples, et parlerait comme eux tous. Celui qui ne fait point partie de cette Église ne reçoit pas, même maintenant, le Saint-Esprit, car il est retranché et séparé de l’unité des membres : qu’il se renonce lui-même, et il le possédera : et s’il le possède, qu’il en donne donc la preuve qu’en donnaient les Apôtres. Qu’il en donne la preuve qu’en donnaient les Apôtres, qu’est-ce à dire ? Qu’il parle toutes les langues. Eh quoi ! me répond le chrétien auquel je m’adresse, parles-tu toutes les langues ? – Oui, je les parle, car ma langue est universelle, ou, en d’autres termes, ma langue est celle du corps auquel j’appartiens. Répandue parmi toutes les nations, l’Église en parle les différentes langues ; or, l’Église, c’est le corps du Christ : tu fais partie de ce corps, en qualité de membre, et puisque tu fais partie d’un corps qui parle toutes les langues, crois donc que tu les parles aussi. L’unité des membres est le résultat de la charité, et leur ensemble parle comme chaque Apôtre parlait immédiatement après la venue du Saint-Esprit.
8. Nous aussi, nous recevons l’Esprit-Saint, si nous aimons l’Église, si la charité nous unit, si nous avons le bonheur de nous appeler catholiques et d’en avoir la foi. Croyons-le, mes frères : autant on aime l’Église du Christ, autant on entre en participation de l’Esprit – Saint ; car, nous dit l’Apôtre, il a été donné « pour se manifester ». Et comment doit-il se manifester ? Saint Paul nous le dit encore : « L’uni reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse : l’autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science : un autre reçoit le don de la foi par le même Esprit ; un autre reçoit du même Esprit le don de guérir les maladies ; un autre, le don des miracles ». On reçoit de lui beaucoup de dons destinés à être manifestés, mais peut-être n’en as-tu reçu aucun de ceux que je viens de nommer. Si tu aimes l’Église, il est sûr que tu n’en es pas absolument dépourvu ; car si tu tiens de cœur à l’ensemble de l’Église, tu partages avec ceux qui les possèdent les dons de l’Esprit de Dieu. Ne sois point envieux : tout ce que je possède t’appartient : je ne veux moi-même nourrir aucun sentiment de jalousie, car ce que tu possèdes est à moi. L’envie produit la séparation ; l’union, tel est l’effet de la charité. Dans le corps humain, l’œil seul ale privilège de la vue ; mais est-ce pour lui seul qu’il en jouit ? Il le possède pour la main, pour le pied, pour tous les autres membres, et si le pied reçoit un coup, l’œil ne s’en détourne pas, afin de ne rien voir et de ne rien prévoir. De même, la main est le seul de tous les membres pour travailler ; mais travaille-t-elle pour elle seule ? Elle le fait aussi pour l’œil. Ainsi, qu’on vienne à vouloir frapper, non pas la main, mais le visage, celle-ci dit-elle : Je ne me remue point, puisque ce n’est pas moi qu’on veut blesser ? Par la marche, le pied travaille encore pour tous les autres membres : tous les membres gardent le silence, la langue parle pour tous. Nous sommes donc en participation du Saint-Esprit, si nous aimons l’Église ; et nous l’aimons dès que, par la charité, nous ne faisons qu’un avec tout son ensemble. Après avoir dit qu’aux différents hommes sont accordés différents dons, comme à certains membres sont dévolues certaines fonctions du corps humain, l’Apôtre ajoute : « Mais je vous montrerai encore une voie beaucoup plus excellente ». Et il commence à parler de la charité : il la préfère au langage des anges et des hommes, aux miracles opérés par la foi, à la science et à la prophétie, et même à cette grande œuvre de miséricorde, qui consiste à distribuer son bien aux pauvres ; et à toutes ces grandes et merveilleuses choses, il préfère la charité[779]. Aie donc la charité, et tu posséderas toutes choses, car, sans elle, rien de ce que tu pourrais avoir, ne te serait de quelque utilité. Mais parce qu’au Saint-Esprit me rapporte cette charité dont nous parlons, (l’Évangile nous fournira bientôt l’occasion de vous entretenir encore de l’Esprit-Saint) écoute ces paroles de l’Apôtre : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné [780] ».
9. Mais pourquoi le Sauveur a-t-il voulu attendre jusques après sa résurrection pour donner l’Esprit-Saint, dont les opérations en uns âmes sont admirables, puisque l’amour de Dieu a été répandu par lui dans nos cœurs ? Qu’a-t-il voulu nous apprendre par là ? Qu’en ressuscitant nous-mêmes, nous devons être enflammés par la charité, et que, sous son influence, il faut étouffer en nous l’amour du monde, afin que rien ne nous empêche de tendre tout entiers vers Dieu. Nous prenons naissance et nous mourons ici-bas, mais ce bas monde ne doit pas être l’objet de nos affections : sortons-en donc par la charité ; fixons plus haut notre demeure à l’aide de cette vertu qui nous fait aimer Dieu. Pendant le cours de ce pèlerinage terrestre, n’ayons pas d’autre pensée que celle-ci : Nous n’avons point ici de demeure permanente, mais nous devons y bien vivre, pour nous préparer une place en ce séjour éternel d’où il ne nous faudra jamais sortir. Depuis sa résurrection, Notre-Seigneur Jésus-Christ « ne meurt plus : désormais », comme le dit l’Apôtre, « la mort n’aura plus d’empire sur lui[781] ». Voilà ce qui doit être l’objet de nos affections. Si nous vivons pour celui qui est ressuscité, si nous croyons en lui, il nous récompensera ; mais, pour cela, il ne nous donnera pas ce qu’aiment les hommes qui n’aiment pas Dieu ; ce qu’ils aiment d’autant plus, qu’ils aiment moins le Seigneur ; ce qu’ils aiment d’autant moins, qu’ils aiment davantage le souverain Maître. Et, maintenant, voyons ce qu’il nous a promis : ce ne sont ni les richesses de la terre et du temps, ni les honneurs et la puissance de ce monde : tous ces avantages, il les départit même aux méchants, afin que les bons n’en fassent pas beaucoup d’estime. Il ne nous a pas non plus promis la santé du corps ; non pas qu’il ne soit le maître de l’accorder, mais parce que, vous le voyez, il la donne même aux animaux. Serait-ce une longue vie ? Pouvons-nous considérer comme une vie longue celle qui finira un jour ? A des hommes de foi il n’a pas davantage promis la longévité ou une vieillesse avancée, que tous désirent atteindre avant qu’elle soit venue, dont tous se plaignent quand ils y sont une fois arrivés. Il n’est pas plus question de cette beauté du corps qui disparaît sous les atteintes d’une maladie ou sous les rides d’une vieillesse désirée avec ardeur. On veut jouir des agréments de la beauté : on prétend parvenir à un grand âge : deux désirs incapables de concorder ensemble. Si tu deviens vieux, adieu la beauté, car elle s’enfuira aux approches de la vieillesse ; une fraîche vigueur et les douleurs de la caducité mie peuvent, en même temps, se trouver dans le même corps. Tous ces avantages restent donc en dehors des promesses de Celui qui a dit : « Que celui qui croit en moi, vienne et boive ; et des fleuves d’eau vive couleront de son sein ». Il nous a promis la vie éternelle, où nous n’éprouverons aucune crainte, où nous ne ressentirons aucun trouble, d’où nous n’aurons pas à sortir, où nous ne mourrons point, où nous ne devrons ni pleurer ceux qui nous auront précédés, ni désirer d’être remplacés par d’autres. Voilà ce que le Sauveur a promis de nous donner, si nous l’aimons et si notre cœur brûle du feu de la charité du Saint-Esprit ; aussi n’a-t-il voulu nous donner cet Esprit-Saint qu’après qu’il a été glorifié ; car il voulait manifester dans son corps la vie, qui n’est pas encore notre partage, mais que nous posséderons après notre propre résurrection.

TRENTE-TROISIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES DE L’Évangile : « PLUSIEURS DONC DE CETTE MULTITUDE AYANT ENTENDU CES MOTS », JUSQU’À CES AUTRES : « ET MOI, JE NE VOUS CONDAMNERAI PAS NON PLUS ALLEZ ET NE PÉCHEZ PLUS DÉSORMAIS ». (Chap. 7, 40-53 ; 8, 1-11.)[modifier]

LA FEMME ADULTÈRE.[modifier]

Au lieu de croire en Jésus comme les émissaires qu’ils avaient envoyés pour s’emparer de lui, ou comme Nicodème, ses ennemis cherchaient toutes les occasions de le mettre en contradiction avec lui-même et avec la loi, afin de le faire condamner par le peuple. Ils lui amenèrent donc une femme surprise en adultère, voulant lui reprocher, s’il la condamnait, sa dureté ; s’il la renvoyait absoute, son impiété : sans blesser les règles de la douceur, ni le respect dû à la loi, il leur rappela les imprescriptibles exigences de la justice, qui refuse à des coupables le droit de punir d’autres coupables. Ne comptons point exclusivement sur ta bonté ou sur la sévérité de Dieu, et en nous tenant éloignés de la présomption et du désespoir, nous resterons dans la vérité.


1. Votre charité s’en souvient : dans le discours précédent, et à l’occasion de la lecture qu’on avait faite dans l’Évangile, nous vous avons parlé du Saint-Esprit. Le Sauveur avait invité ceux qui croyaient en lui à s’abreuver à cette source d’eau vive ; au moment où il parlait ainsi, il se trouvait au milieu d’ennemis qui pensaient à se saisir de lui et désiraient le faire mourir, mais n’y parvenaient point, parce qu’il ne le voulait pas. Lorsqu’il leur eut adressé ces paroles, il se produisit dans la foule un dissentiment prononcé entre les uns et les autres : ceux-ci soutenaient qu’il était le Christ, ceux-là disaient que le Christ ne sortirait pas de la Galilée. Pour ceux que les Pharisiens avaient envoyés afin de mettre la main sur lui, ils se retirèrent sans avoir commis le crime qu’on leur avait commandé, mais dans le sentiment de la plus vive admiration. Ils rendirent, en effet, témoignage de la divinité de sa doctrine, car à cette question de ceux qui les avaient envoyés : « Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? » ils répondirent que jamais homme n’avait ainsi parlé devant eux. « Jamais personne n’a parlé comme lui ». Pour lui, il avait ainsi parlé, parce qu’il était Dieu et homme. Cependant, les Pharisiens ne voulurent point recevoir leur témoignage ; aussi leur dirent-ils : « Auriez-vous été séduits – vous-mêmes ? » Il est facile de voir que ses discours vous ont charmés. « Aucun des princes des prêtres et des Pharisiens a-t-il cru en lui ? Mais cette foule qui ne connaît pas la loi est maudite ». Les hommes qui ne connaissaient pas la loi croyaient en Celui qui l’avait donnée ; et ceux qui l’enseignaient en méprisaient l’Auteur. Par là s’accomplissait ce qu’avait dit le Sauveur lui-même : « Je suis venu, afin que ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles [782] ». Les Pharisiens étaient instruits, et ils se sont aveuglés, tandis que les rayons de la vérité ont éclairé les peuples auxquels la loi n’était pas connue, mais qui croyaient en Celui de qui émanait la loi.
2. Toutefois, « parmi les Pharisiens se trouvait Nicodème, qui était venu vers Jésus durant la nuit » ; ce n’était pas un incrédule, mais un homme timide, car, en s’approchant de la lumière durant la nuit, il avait voulu s’éclairer, et, sans néanmoins se faire con naître, il répondit aux Juifs : « Notre loi juge-t-elle un homme avant de l’avoir entendu et d’avoir connu ce qu’il a fait ? » ils étaient effectivement assez mal disposés pour vouloir le condamner avant de le connaître. Quant à Nicodème, il savait, ou plutôt il s’imaginait que si seulement ils voulaient l’écouler avec patience, ils feraient, sans doute, ce qu’avaient fait leurs émissaires qui, au lieu de s’emparer de sa personne, avaient préféré croire en lui. « Ils lui répondirent », en préjugeant les dispositions de son cœur d’après les leurs : « Serais-tu aussi Galiléen ? » c’est-à-dire en quelque sorte infatué par le Galiléen. Le Sauveur portait le nom de Galiléen, parce que ses parents étaient de la ville de Nazareth. Quand je dis ses parents, j’entends parler seulement de Marie, et ne veux point dire qu’il ait eu un père selon la chair ; il avait déjà, dans le ciel, un Père ; aussi n’a-t-il eu ici-bas besoin que d’une mère. Ses deux naissances ont été merveilleuses : sa naissance divine s’est effectuée sans le concours d’une mère ; comme homme, il n’a pas eu de père. Que répondirent donc à Nicodème tes docteurs de la loi ? « Lis les Écritures et vois que nul prophète ne s’est levé en Galilée ». Malgré cela, le Seigneur des Prophètes est sorti de ce pays-là. « Et chacun d’eux », dit l’Évangéliste, « s’en alla en sa maison ».
3. « De là, Jésus vint à la montagne ». C’était la montagne « des Oliviers », fertile en parfums et en huile. De fait, en quel endroit, sinon sur la montagne des Oliviers, le Christ pouvait-il se trouver mieux pour enseigner ? L’étymologie du mot Christ, c’est fonction, car le nom grec Xismase traduit en latin par celui d’onction. Il nous a oints, parce qu’il nous a destinés à lutter contre le démon. Au commencement du jour, « il parut de nouveau dans le temple, et tout le peuple vint vers lui ; et, s’étant assis, il les enseignait ». Et l’on ne mettait pas la main sur lui, parce qu’il ne jugeait pas encore à propos de souffrir.
4. Mais voyez quel moyen ses ennemis employèrent pour mettre à l’épreuve la douceur de Jésus. « Les Scribes et les Pharisiens lui amenèrent une femme prise en adultère, et, l’ayant placée au milieu d’eux tous, ils lui dirent : Maître, cette femme a été prise en adultère ; et, dans la loi, Moïse nous a commandé de lapider les adultères. Toi donc, que dis-tu ? Ils parlaient ainsi pour le tenter, afin de pouvoir l’accuser ». L’accuser de quoi ? L’avaient-ils surpris lui-même en quelque faute, ou bien, cette femme passait-elle pour avoir eu avec lui quelque rapport ? Que veut donc dire l’Évangéliste en s’exprimant ainsi : « Pour le tenter, afin de pouvoir l’accuser ? » Il nous est facile, mes frères, de comprendre à quel suréminent et admirable degré le Sauveur a montré de la douceur. Ses ennemis remarquèrent en lui une trop grande douceur, une trop grande bonté ; car, longtemps auparavant, le Prophète avait dit de lui : « Armez-vous de votre glaive, ô le plus puissant des rois ; revêtez-vous de votre gloire et de votre éclat ; et, dans votre majesté, marchez à la victoire montez sur le char de la vérité, de la clémence et de la justice [783] ». En qualité de docteur, il a apporté sur la terre la vérité ; comme libérateur, la douceur ; en tant que sondant les consciences, la justice. Voilà pourquoi Isaïe avait annoncé d’avance qu’il régnerait dans l’Esprit-Saint[784]. Quand il parlait, la vérité se reconnaissait dans ses discours, et s’il ne s’élevait pas contre ses ennemis, on ne pouvait qu’admirer sa mansuétude. En face de ces deux vertus de Jésus-Christ, de sa vérité et de sa douceur, ses ennemis se sentaient tourmentés par l’envie et la malignité jalouse ; mais sa troisième qualité, la justice, fut pour eux un véritable sujet de scandale. Pourquoi ? Parce que la loi faisait un commandement exprès de lapider les adultères, et, sans aucun doute, elle ne pouvait prescrire ce qui était injuste ; dire autre chose que ce qu’ordonnait la loi, c’était se mettre en flagrant délit d’injustice. Ils se dirent donc à eux-mêmes : On a foi en sa véracité, on le voit plein de mansuétude ; cherchons-lui querelle sous le rapport de la justice, Présentons-lui une femme surprise en adultère, et disons-lui ce que la loi ordonne de faire à cette malheureuse. S’il nous commande aussi de la lapider, il perdra sa réputation de douceur ; s’il déclare la renvoyer sans la punir, sa justice sera mise en défaut, Pour ne rien perdre de cette bienveillance qui l’a rendu si aimable aux yeux du peuple, il se prononcera évidemment pour le renvoi de cette femme ; ce sera, pour nous, la plus belle occasion de l’accuser lui-même. Nous le forçons à violer la loi et à devenu coupable ; nous lui disons : Tu es ennemi de la loi ; ta réponse est en contradiction avec le commandement de Moïse ; tu vas même coutre les ordres de Celui qui nous a dicté ses volontés par le ministère de Moïse ; tu es donc digne de mort ; tu seras toi-même lapidé avec cette adultère. Par de telles paroles et de tels raisonnements, ils pourraient surexciter l’envie, chauffer l’accusation et faire prononcer la sentence. Mais qu’était-ce que cette lutte ? La lutte entre la méchanceté et la droiture, entre la fausseté et la vérité, entre des cœurs corrompus et un cœur pur, entre la folie et la sagesse. Pouvaient-ils jamais lui tendre des pièges sans y tomber les premiers, tête baissée ? Aussi, dans sa réponse, verrons-nous le Sauveur conserver toute sa justice et ne rien perdre de sa mansuétude. Au lieu de le prendre au piège qu’ils lui tendaient, les Juifs y furent pris les premiers, parce qu’ils ne croyaient pas en Celui qui pouvait les préserver de toute embûche.
5. Que leur répondit donc le Sauveur ? Que leur répondit la vérité, la sagesse, et cette justice elle-même qu’ils se préparaient à attaquer injustement ? Il ne leur dit point : Ne la lapidez pas, pour n’avoir pas l’air de parler contre la loi. Il se garda bien aussi de leur dire : Elle doit être lapidée, car il n’était point venu pour perdre ce qu’il avait trouvé, mais pour chercher ce qui était perdu [785]. Quelle réponse leur fit-il donc ? Voyez combien elle fut admirable de justice, de mansuétude et de vérité ! « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Quelle sagesse dans ces quelques mots ! Comme il les remettait bien à leur place ! au-dehors, ils portaient contre une femme une accusation passionnée ; et ils ne rentraient pas au dedans d’eux-mêmes pour y scruter l’état de leur âme ; ils jetaient les yeux sur une adultère, et ne portaient point leurs regards sur leur propre conscience. Prévaricateurs de la loi, ils prétendaient la faire accomplir, même en se servant de la fourberie ; et, de fait, c’était de leur part de la fourberie, car en condamnant la femme adultère, ils faisaient semblant d’obéir à un sentiment de pudeur, et ils n’étaient eux-mêmes que des libertins. Juifs, vous avez entendu ; vous aussi, Pharisiens ; docteurs de la loi, vous avez entendu le gardien de la loi, mais vous n’avez pas encore compris votre Législateur. A-t-il voulu vous faire entendre autre chose, en écrivant avec son doigt sur la terre ? La loi a été effectivement écrite par le doigt de Dieu ; mais elle a été écrite sur la pierre à cause de la dureté du peuple d’Israël [786]. Mais, pour le moment, le Seigneur écrivait sur la terre, parce qu’il cherchait à recueillir du fruit. Il vous a dit : Que la loi soit accomplie ; qu’on lapide la femme adultère ; mais, pour accomplir la loi des hommes qui méritent d’être eux-mêmes punis, ont-ils le droit de punir cette malheureuse ? Que chacun d’entre vous se considère lui-même, qu’il rentre au dedans de lui ; qu’il s’assoie sur le tribunal de sa conscience ; qu’il comparaisse en présence de ce juge intérieur ; qu’il s’oblige à faire l’aveu de ses propres torts ; car il sait qui il est, et personne, parmi les hommes, ne sait ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui [787]. On se trouve dans l’état de péché dès qu’on se considère soi-même : tous en sont là, et il n’y a pas le moindre doute à élever à ce sujet. Par conséquent, de deux choses l’une : ou renvoyez cette femme, ou subissez la peine que la loi édicte aussi contre vous. Si le Sauveur disait : Ne lapidez pas cette adultère, il serait par là même convaincu d’injustice. S’il disait : Lapidez-la, il mentirait à sa douceur habituelle ; qu’il dise donc ce qu’il doit dire pour rester doux et juste : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ». Voilà bien la sentence de la vraie justice. Une pécheresse doit être punie, mais pas de la main de gens qui ont la conscience souillée ; la loi doit être accomplie, mais non par ceux qui la foulent eux-mêmes aux pieds. Oui, c’était la justice même qui s’exprimait par la bouche de Jésus ; aussi, frappés par ces paroles comme par un trait énorme, ils se regardèrent mutuellement, et se reconnaissant coupables, « ils se retirèrent tous l’un après l’autre », et il ne resta que la misérable pécheresse en face de la bonté miséricordieuse. Après avoir ainsi blessé ses ennemis du dard de la justice, le Seigneur ne daigna pas même faire attention à leur chute, mais, détournant d’eux ses regards, et « se baissant de nouveau, il écrivait sur la terre ».
6. Les Juifs s’étaient donc tous éloignés et l’avaient laissé seul avec la femme adultère : Jésus leva alors les yeux vers elle. Nous l’avons entendu tout à l’heure parler le langage de la justice ; nous allons maintenant l’entendre parler celui de la bonté. À mon avis, la coupable avait ressenti une terreur moins vive à entendre ses accusateurs qu’à écouter ces paroles du Sauveur : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Dès que ceux-ci eurent reporté sur eux-mêmes leur attention, ils se reconnurent fautifs et en donnèrent la preuve en s’éloignant : ils laissèrent donc cette femme, souillée d’un grand crime, en présence de celui qui était sans péché. Elle lui avait entendu dire : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Aussi s’attendait-elle à une punition de la part de celui en qui l’on n’avait jamais découvert aucun péché. Pour lui, après avoir écarté ses ennemis par le langage de la justice, il leva vers elle des regards pleins de douceur et lui adressa cette question : « Personne ne t’a condamnée ? – Personne, Seigneur », répondit-elle. – Et il ajouta : « Je ne te condamnerai pas non plus ». Parce que tu n’as pas trouvé de péché en moi, tu as craint sans doute de me voir prononcer ta condamnation : eh bien, « je ne te condamnerai pas non plus ». Eh quoi, Seigneur, approuveriez-vous le péché ? Non certes, il ne l’approuve pas ; car, écoute ce qui suit : « Va, et ne pèche plus à l’avenir ». Le Sauveur a donc prononcé une condamnation ; mais ce qu’il a condamné, c’est le péché, et non le pécheur. S’il avait donné son approbation au crime, il aurait dit : Je ne te condamnerai pas non plus ; va, conduis-toi comme tu voudras, et sois sûre de mon indulgence ; tant que tu pèches, je te préserverai de toute punition, même du feu et des supplices de l’enfer. Mais le Sauveur ne s’est pas exprimé ainsi.
7. Ceux qui aiment le Seigneur doivent se souvenir de sa mansuétude, sans oublier de craindre son immuable vérité ; car « le Seigneur est plein de douceur et d’équité [788] ». Tu aimes en lui la bonté ; redoute aussi sa droiture. La douceur lui a fait dire : « Je me suis tu » ; mais sa justice lui a fait ajouter : « Toutefois, garderai-je toujours le silence[789] ? Le Seigneur est miséricordieux et compatissant ». Évidemment, oui. Ajoute qu’il est « patient » : ne crains pas de dire qu’il est « prodigue de miséricorde », mais que cette dernière parole du Psalmiste t’inspire une crainte profonde : « Il est plein de vérité [790] ». Aujourd’hui, il supporte ceux qui l’offensent ; plus tard, il jugera ceux qui l’auront méprisé. « Est-ce que tu méprises les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longue tolérance ? Ignores-tu que la bonté de Dieu t’invite à la pénitence ? » Et pourtant, par ta dureté et l’impénitence de ton cœur, tu t’amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres [791] ». Le Seigneur est rempli de douceur, de longanimité et de miséricorde ; mais aussi il est plein de justice et de vérité. Il t’accorde le temps de te corriger ; pour toi, tu préfères ce répit à ton amendement. Hier, tu as été méchant ? Sois bon aujourd’hui. Tu as consacré au mal la journée présente ? Puisses-tu, du moins, te convertir demain. Tu attends sans cesse sans cesse tu te promets des merveilles de la bonté divine, comme si celui qui a promis le pardon à ton repentir s’était engagé à prolonger encore ton existence. Sais-tu ce que te réserve la journée de demain ? Tu parles avec justesse, en disant dans le fond de ton cœur : Quand je me corrigerai, Dieu me pardonnera tous mes péchés. Nous ne pouvons, en effet, le nier : il a promis le pardon aux pécheurs corrigés et convertis ; mais le Prophète, dont les paroles te servent à me prouver que Dieu nous a promis son pardon pour le cas où nous viendrions à nous convertir, ce Prophète ne t’annonce, nulle part, qu’il doive t’accorder une longue vie.
8. La présomption et le désespoir, voilà deux sentiments bien opposés l’un à l’autre, deux mouvements de l’âme tout contraires ; ils mettent, néanmoins, également en danger le salut des hommes. Qui est-ce qui devient la victime d’une folle confiance ? Celui qui dit : Dieu est bon et miséricordieux ; libre à moi de faire ce qu’il me plaît, d’agir à ma guise : je lâche donc la bride à mes passions ; je veux satisfaire tous les désirs de mon âme. Pourquoi cela ? Parce que Dieu est riche en miséricorde, en bonté, en douceur. On peut donc périr, même en espérant. De même en est-il du désespoir : en effet, lorsqu’un homme est tombé en de grandes fautes, et qu’il se désespère, il s’imagine que, malgré son repentir, il ne pourra jamais en obtenir le pardon ; il se regarde comme fatalement réservé à la damnation ; il raisonne à la manière des gladiateurs destinés à périr dans l’arène, et il se dit à lui-mêmes Me voilà dès maintenant damné ! Pourquoi ne pas faire ce que je désire ? Les hommes livrés au désespoir sont redoutables, car ils ne craignent plus rien, et leur société est singulièrement dangereuse. Le désespoir tue donc les uns, comme la présomption tue les autres : l’esprit flotte incertain entre ces deux sentiments si divers. Oui, il est à craindre pour toi de trouver dans cette présomption un germe de mort, et de tomber entre les mains du souverain Juge, au moment même où tu attendras encore beaucoup de la miséricorde divine : tu dois concevoir des craintes non moins vives à l’égard du désespoir ; car, en t’imaginant qu’il est impossible d’obtenir le pardon des grandes fautes que tu as commises, tu pourrais bien ne pas faire pénitence et te condamner à avoir pour juge la Sagesse qui a dit : « Moi, je me rirai de votre ruine [792] ». Que fait le Seigneur à l’égard de ceux qui sont atteints de l’une ou de l’autre de ces dangereuses maladies ? À ceux dont la présomption compromet l’avenir, il adresse ces paroles : « Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour en jour ; car sa colère viendra soudain, et, au jour de la vengeance, il te perdra [793] ». Il dit aussi aux malheureux que ronge le désespoir « Quel que soit le jour où l’impie se convertisse, j’oublierai toutes ses iniquités [794] ». Aux hommes désespérés, il montre le port du pardon ; pour ceux dont une aveugle confiance met le salut en péril, et qui se laissent tromper par d’interminables délais, il a rendu incertaine l’heure de la mort. Quand viendra ton dernier jour, lu n’en sais rien ; et tu es un ingrat, puisqu’ayant, pour te convertir, le jour présent, tu n’en profites pas. Aussi, quand le Sauveur dit à la femme adultère : Et « moi, je ne te condamnerai pas non plus », il donna à ses paroles cette signification Sois tranquille sur le passé, mais prends garde à l’avenir. « Moi, je ne te condamnerai pas non plus ». J’ai effacé tes fautes, observe mes recommandations, et tu entreras en possession de ce que je t’ai promis.

TRENTE-QUATRIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR CE PASSAGE « JE SUIS LA LUMIÈRE DU MONDE CELUI QUI ME SUIT NE MARCHE PAS DANS LES TÉNÈBRES, MAIS IL AURA LA LUMIÈRE DE LA VIE ». (Chap. 8, 12.)[modifier]

JÉSUS, LUMIÈRE DE VIE.[modifier]

\v 12 Jésus est la lumière du monde, non pas une lumière matérielle, mais la lumière incréée qui est Dieu : il est aussi source de vie ; et comme, en Dieu, la lumière et la vie se trouvent réunies, nous en jouirons au ciel pendant l’éternité. Pour y parvenir, il nous faut ici-bas suivre Notre-Sauveur, imiter ses vertus, et quand nous aurons victorieusement lutté coutre les ennemis de notre salut, nous entrerons en possession de la lumière et de la vie éternelles, promises comme récompense à nos généreux efforts.


1. Nous venons d’entendre la lecture du saint Évangile ; nous l’avons écoutée avec attention, et, j’en suis sûr, nous nous sommes tous efforcés d’en saisir le sens. Les grandes et mystérieuses choses dont on nous y a entretenus, chacun de nous en a pris ce qu’il a pu, selon l’étendue de ses moyens ; le pain de la parole a été placé devant nous : personne, sans doute, ne se plaindra de n’y avoir pas goûté. Encore une fois, ce passage de l’Évangile offre des difficultés ; mais j’en suis sûr, il en est parmi nous pour l’avoir compris tout entier. Néanmoins, celui qui a suffisamment saisi toutes les paroles précitées du Sauveur, nous permettra de remplir notre ministère ; il nous permettra de les expliquer, autant que possible, avec le secours de la grâce divine, et, par là, de faire comprendre à tous ou à beaucoup, ce dont un petit nombre se trouve déjà heureux d’avoir l’intelligence.
2. Ces paroles du Sauveur : « Je suis la lumière du monde », nous semblent assez claires pour ceux qui ont des yeux à l’aide desquels on peut contempler cette lumière : ceux, au contraire, qui n’ont d’autres yeux que les yeux de leur corps, s’étonnent d’entendre ces paroles : « Je suis la lumière du monde », sortir de la bouche de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il en est, sans doute, plus d’un pour se dire à lui-même Le Seigneur Jésus serait-il ce soleil, dont le lever et le coucher forment la mesure de nos jours ? Plusieurs hérétiques l’ont pensé : en effet, les Manichéens voyaient la personnification du Christ dans cet astre dont les rayons frappent nos regards, et qui, placé au centre du monde, sert à tous, aux hommes et aux animaux, pour se conduire. Mais là vraie foi de l’Église catholique repousse une telle ineptie, elle y voit la doctrine du démon ; et elle ne se contente pas de croire la vérité ; elle cherche aussi, par des preuves péremptoires, à faire passer ses convictions dans les âmes près desquelles, elle trouve accès. C’est pourquoi nous condamnons nous-mêmes cette erreur que la sainte Église a, dès le commencement, anathématisée. N’allons donc point voir Jésus-Christ dans ce soleil qui se lève à nos yeux, en Orient, pour aller se coucher en Occident ; à l’éclat duquel succèdent les ombres de la nuit, dont les rayons sont interceptés par les nuages, et qui passe avec une admirable régularité de mouvements, d’un lieu dans un autre : non, le Sauveur Jésus n’est pas ce soleil ; non, il n’est pas cet astre sorti du néant : il en est le Créateur ; « car, par lui toutes choses ont été faites, et rien m’a été fait sans lui ».
3. Il est donc la lumière qui a créé les rayons du soleil puissions-nous l’aimer, désirer la comprendre et en éprouver comme une soif ardente ! Ainsi elle nous conduira un jour jusqu’à elle-même, et nous vivrons en elle de manière à ne jamais mourir complètement. C’est en parlant de cette lumière que le Prophète adit, longtemps auparavant, dans un psaume : « Seigneur Dieu, vous sauverez les hommes et les bêtes ; car votre miséricorde est sans bornes ». Telles sont les paroles du saint psalmiste : remarquez bien ce qu’ont dit d’avance de cette lumière divine les hommes de Dieu qui ont vécu dans les temps anciens et consacré leur vie à la sainteté : « Seigneur Dieu, vous sauverez les hommes et les bêtes ; car votre miséricorde est sans bornes ». Parce que vous êtes Dieu et que vous êtes rempli d’une immense miséricorde, vous en avez répandu l’intarissable abondance, non seulement sur les hommes, que vous avez créés à votre image, mais encore sur les animaux, que vous avez soumis à l’empire de l’homme. Le salut des bêtes vient de la même source que le salut de l’homme : il vient de Dieu. Ne rougis point de nourrir, à l’égard du Seigneur ton Dieu, de pareilles pensées ; au contraire, livre-toi, à cet égard, à la confiance et même à la présomption : prends garde d’avoir d’autres sentiments. Celui qui te sauve, sauve aussi ton cheval et ta brebis : ne craignons pas de parler des moindres animaux, il sauve encore ta poule ; car le salut vient de Dieu, et Dieu sauve tous ces êtres [795]. Cela te jette dans l’étonnement ; tu m’interroges : je suis surpris de te voir aussi défiant. Le Seigneur, qui a daigné tout créer, dédaignerait-il de tout sauver ? De lui vient le salut des anges, des hommes, des bêtes ; car le salut vient de lui. Comme personne n’est le principe de sa propre existence, ainsi aucun homme ne peut se sauver lui-même. Voilà pourquoi le Psalmiste dit avec tant de vérité et d’à-propos : « Seigneur Dieu, vous sauverez les hommes et les bêtes », pourquoi ? « parce que votre miséricorde est sans bornes ». Car vous êtes Dieu, vous avez tout créé : vous sauvez tout : vous avez donné l’être à toutes choses ; vous le conservez dans son intégrité.
4. Si, en raison de son infinie miséricorde, le Seigneur sauve les hommes et les animaux, les hommes ne jouissent-ils donc d’aucun bienfait d’en haut qui leur soit particulier, et qu’ils ne partagent point avec les êtres sans raison ? N’y a-t-il aucune différence entre l’animal créé à l’image de Dieu, et l’animal soumis à cette image ? Certes, il y en a une : outre le salut qui nous est commun avec les brutes, il en est un autre que le Seigneur nous accorde et qu’il leur refuse. Quel est ce salut ? Voici la suite du psaume : « Mais les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Ils partagent aujourd’hui avec les animaux le même salut ; « mais les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Maintenant ils jouissent de l’un, et ils espèrent l’autre. Le salut du temps présent est le même pour les hommes et pour les bêtes ; mais il en est un autre qui fait l’objet des espérances de l’homme : ceux qui espèrent, entrent en sa possession : il n’est point le partage de ceux qui s’abandonnent au désespoir ; car, dit le Psalmiste, « les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes ». Ceux dont l’espérance ne s’affaiblit point, vous les protégerez afin que le démon ne les en dépouille pas. « Ils espéreront à l’ombre de vos ailes ». Si donc ils espèrent, qu’espéreront-ils, sinon ce que ne posséderont jamais les êtres dépourvus de raison ? « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison, et vous les abreuverez du torrent de vos délices ». Quel est le vin dont il sera beau de s’enivrer ? Quel est le vin qui éclaire l’âme au lieu de la troubler ? Quel est le vin qui donne une perpétuelle santé, quand on s’en abreuve, sans lequel on tombe nécessairement malade ? « Ils seront enivrés » de quoi ? « de l’abondance de votre maison, et vous les abreuverez du torrent de vos délices ». Comment cela ? « Car en vous est la source de la vie ». Cette source de la vie se présentait elle-même aux hommes, et leur disait : « Que celui qui a soif, vienne à moi [796] ». Jésus-Christ était cette source. Mais en commençant, nous avions parlé de lumière, et nous avions entrepris d’expliquer une difficulté relative à la lumière, et à laquelle avait donné lien la lecture de l’Évangile. Nous avons lu, en effet, ce passage où le Sauveur dit : « Je suis la lumière du monde ». De là, une explication à donner pour que personne, sous l’influence d’idées charnelles, ne croie qu’il soit, en ce passage, question de l’astre du jour : nous avons été ainsi amenés à étudier le psaume précité, et nous y avons vu que le Sauveur est la source de la vie. Bois-y donc et vis. « En vous », dit le Psalmiste, « est la source de la vie ». C’est pourquoi les enfants des hommes qui veulent s’y enivrer, espèrent à l’ombre de vos ailes. Mais il s’agissait de lumière, Continue donc ; car, après avoir dit : « En vous est la source de la vie », le Prophète ajoute : « Et, dans votre lumière, nous verrons la lumière [797] » ; Dieu de Dieu, la lumière de la lumière. Par cette lumière a été créé l’éclat du soleil ; et cette lumière, par quia été fait le soleil, cette lumière qui nous a créés nous-mêmes et nous a placés sous le soleil, s’est établie aussi au-dessous du soleil pour l’amour de nous. Oui, je le répète, elle s’est, à cause de nous, placée dans un rang inférieur à celui du soleil qu’elle avait fait sortir du néant. Que le nuage charnel derrière lequel elle s’est cachée ne t’inspire aucune pensée de mépris pour elle : elle s’est ainsi cachée, non pour obscurcir ses rayons, mais pour en tempérer l’éclat.
5. Cette inaltérable lumière, cette lumière de la sagesse, cachée derrière le nuage de la chair, s’adresse aux hommes et leur dit : « Je suis la lumière du monde : celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie ». Vois comme il détourne tes regards de tout objet matériel, pour te rappeler à la considération d’un objet de nature toute différente. Il ne lui suffit pas de dire : « Celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière » ; car il ajoute : « de la vie », comme l’avait dit auparavant le Psalmiste : « Parce qu’en vous est la source de la vie ». Voyez donc, mes frères, quel accord se trouve entre les paroles du Sauveur et celles du Roi-Prophète : dans le psaume, il est aussi bien question de la lumière que de la source de vie, et Jésus-Christ nous parle de la lumière de vie. Dans notre manière d’apprécier les objets matériels, autre est la lumière, autre est une source : se servir de celle-ci, c’est le propre de notre gorge ; nos yeux doivent percevoir celle-là : quand nous avons soif, nous nous mettons en quête d’une fontaine ; nous nous munissons d’une lumière, si nous nous trouvons dans les ténèbres ; et si nous éprouvons, pendant la nuit, le besoin de boire, nous allumons un flambeau pour nous diriger plus sûrement vers la fontaine. Lorsqu’il s’agit de Dieu, il n’en est pas ainsi : en lui, ce qui est lumière, est en même temps source vive ; celui dont les rayons brillent à tes yeux pour t’éclairer, t’offre aussi d’abondantes eaux pour te rafraîchir.
6. Vous voyez, mes frères, si vous avez des yeux intérieurs, vous voyez à quelle lumière le Seigneur fait allusion quand il dit : « Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres ». Suis l’astre du jour, et voyons si tu ne marcheras pas dans les ténèbres. Voilà qu’il se lève et s’avance vers toi ; il dirige sa course vers l’Occident : pour toi, tu veux marcher peut-être vers l’Orient. Si tu ne suis pas une route toute différente, tout opposée à celle qu’il suit lui-même, il est indubitable qu’à marcher dans le même sens, tu feras fausse route, et qu’au lieu d’aller à l’Orient, tu iras à l’Occident. Sur terre, tu te tromperas en le prenant pour guide ; il en sera de même du navigateur qui réglera sur lui sa course à travers l’Océan. Si, au contraire, tu as formé le dessein de te diriger dans le même sens que le soleil, et d’aller, comme lui, vers l’Occident, il nous sera facile de voir, après son coucher, si tu ne marches pas dans les ténèbres. Remarque-le, en effet : il te quittera lors même que tu ne voudrais pas le quitter ; il te laissera en arrière, pour fournir sa course et obéir aux ordres de celui à qui il est forcément soumis. Quoiqu’il n’apparût point aux yeux de tous, à cause du nuage de sa chair qui leur voilait ses rayons, Notre-Seigneur Jésus-Christ éclairait toutes choses par la puissance de sa sagesse. Ton Dieu est partout tout entier, et si tu ne te sépares point de lui, jamais ce soleil éternel ne se couchera pour toi.
7. Aussi, dit-il, « celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie ». Ce qu’il a promis ne se réalisera, comme l’indiquent ses paroles, que dans l’avenir ; car il ne dit pas : Cet homme a la lumière de vie, mais : « il aura la lumière de vie ». Toutefois, il ne dit pas non plus : Celui qui me suivra, mais : « Celui qui me suit ». Ce que nous devons faire, il nous faut, d’après ses expressions, l’accomplir dès maintenant ; mais il nous donne à entendre que la récompense par lui promise à nos mérites ne nous sera accordée que plus tard. « Celui qui me suit aura la lumière de vie ». Aujourd’hui, on le suit : on jouira, plus tard, de la lumière : aujourd’hui, on le suit par la foi ; dans le siècle futur, on possédera la lumière en la voyant à découvert. « Pendant que nous habitons dans ce corps, nous marchons hors du Seigneur ; car nous n’allons vers lui que par la foi, et nous ne le voyons pas encore à découvert[798] ». Quand le verrons-nous face à face ? Lorsque nous aurons la lumière de vie, lorsque nous serons parvenus à la vision intuitive, et que la nuit du temps présent se sera écoulée. De ce jour qui doit se lever plus tard, il a été dit : « Dès le matin, je paraîtrai en votre présence, et nous contemplerai[799] ». Qu’est-ce à dire « Dès le matin ? » Quand la nuit de cette vie terrestre sera écoulée, lorsque nous n’aurons plus à redouter aucune tentation, après que nous aurons triomphé de ce lion qui tourne autour de nous pendant la nuit, en rugissant et en cherchant une victime qu’il puisse dévorer[800]. « Dès le matin je paraîtrai en votre présence, et je vous contemplerai ». Maintenant, mes frères, qu’avons-nous de mieux à faire pour le moment, si ce n’est ce que dit encore le Psalmiste : « Toutes les nuits, ma couche sera baignée de mes pleurs, et mon lit arrosé de mes larmes[801] ». Je pleurerai, dit-il, pendant toutes les nuits ; le désir de voir venir le jour me consumera. Dieu en connaît l’ardeur ; car, ailleurs, le Roi-Prophète lui dit encore : « Seigneur, tous mes désirs sont en votre présence et les désirs de mon cœur ne vous sont point cachés[802] ». Si tu désires de l’or, on peut s’en apercevoir ; car les recherches que tu en feras seront manifestes pour tous ceux qui te verront. Désires-tu du froment ? Tu exprimes certainement à quelqu’un les pensées de ton âme ; tu lui fais connaître l’objet de tes désirs. Mais si tu souhaites posséder Dieu, en est-il un autre que Dieu pour le savoir ? Tu demandes la possession de Dieu, comme tu demandes du pain, de l’eau, de l’or, de l’argent, du froment ; mais à qui demandes-tu de le voir et de le posséder, sinon à lui-même ? C’est à celui qui a promis la possession de lui-même, qu’on demande de le posséder. Que ton âme donne de l’ampleur à ses aspirations ; qu’elle s’étende en quelque sorte, pour essayer de contenir ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce que le cœur de l’homme n’a jamais compris[803]. Il est possible de le désirer, d’en faire l’objet de ses plus ardentes aspirations et de ses soupirs ; y penser dignement, l’expliquer par des paroles, jamais.
8. Mes frères, le Sauveur a donc dit ces quelques mots : « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie » ; et par là il n voulu, d’une part, nous donner un précepte, et, de l’autre, nous faire une promesse. Aussi devons-nous accomplir ses ordres, afin de ne point désirer impudemment la réalisation de ses promesses ; afin qu’il ne nous dise pas, lorsqu’il viendra nous juger : As-tu fait ce que j’ai commandé, pour avoir le droit de me demander ce que je t’ai promis ? Seigneur, notre Dieu, que m’avez-vous donc ordonné ? – De me suivre. N’as-tu pas demandé comment tu pourrais agir pour vivre de cette vie dont il a été dit : « En vous est la source de la vie ? » Un jeune homme a reçu cette réponse : « Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens et suis-moi ». Ce jeune homme s’éloigna, la tristesse dans le cœur, mais il ne suivit pas le Sauveur ; il désirait recevoir les leçons d’un bon maître : pour cela, il interrogea le souverain Docteur, mais il en méprisa les enseignements ; il s’en retourna plein de tristesse, parce qu’il était enchaîné par ses convoitises : il s’en retourna tout triste, parce qu’il portait sur ses épaules une énorme besace remplie d’avarice [804]. Il marchait péniblement et suait : son conseiller voulut lui faire ôter sa besace, mais il s’imagina devoir plutôt abandonner un tel maître que le suivre. Le Sauveur, par son Évangile, a dit hautement à tous les hommes : « Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et qui souffrez, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur[805] ». Depuis ce moment, combien d’hommes, après avoir entendu ces paroles de l’Évangile, ont mis en pratique ce que n’a pas fait ce riche, même après en avoir entendu le précepte tomber des lèvres du divin Maître ! À nous donc, maintenant, d’agir et de suivre Jésus-Christ ; brisons les fers qui nous empêchent de marcher sur ses traces. Mais qui pourra nous débarrasser de telles entraves, sinon celui à qui le Prophète a dit : « Vous avez rom pu mes chaînes [806] ». Et encore, dans un autre psaume : « Le Seigneur délie les captifs, le Seigneur redresse ceux qui sont courbés[807] ».
9. Et ces hommes débarrassés de leurs biens, et ces hommes redressés, que suivent-ils, sinon la lumière qui leur adresse ces paroles : « Je suis la lumière du monde : celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres ? » Parce que le Seigneur éclaire les aveugles. Mes frères, ils voient donc maintenant la lumière, ceux qui possèdent le collyre de la foi. Le Sauveur mêla d’abord sa salive avec de la poussière, puis il se servit de ce mélange pour frotter les yeux de l’aveugle-né[808]. Par la faute d’Adam, nous sommes nés aveugles, et il faut que la lumière du Sauveur vienne nous éclairer. Il a mêlé de la salive avec de la terre, car « le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous [809] ». Il a mêlé de la salive avec de la terre ; aussi avait-il été dit d’avance : « La vérité est sortie du sein de ta terre[810] ». Le Sauveur a dit lui-même : « Je suis la voie, la vérité et la vie[811] ». Nous jouirons de la vérité, lorsque nous verrons Dieu face à face ; parce qu’il nous le promet. Y aurait-il, en effet, un homme assez audacieux pour espérer ce que Dieu n’aurait daigné ni promettre ni donner ? Nous verrons Dieu face à face : l’Apôtre l’a dit : « Aujourd’hui, je ne connais le Seigneur qu’imparfaitement, en énigme, comme dans un miroir : alors, je le verrai face à face[812] ». L’apôtre saint Jean s’est exprimé de la même manière dans une de ses épîtres : « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est[813] ». Voilà une bien grande promesse. Si tu aimes Dieu, suis-le donc. – Je l’aime, me dis-tu ; mais par quel chemin le suivrai-je ? – Si le Seigneur ton Dieu t’avait dit : Je suis la vérité et la vie, dès lors que la vérité et la vie seraient l’objet de tes plus ardents désirs, tu ferais évidemment tous tes efforts pour trouver le chemin qui pourrait t’y conduire ; tu te dirais à toi-même : La vérité et la vie, ce sont de bien grandes choses : si seulement mon âme pouvait trouver le moyen d’y parvenir ! Tu cherches ce moyen ? Écoute le Sauveur, voici sa première parole : « Je suis la voie ». Avant de t’apprendre où tu dois le suivre, il t’indique le chemin : « Je suis la voie ». Où te conduira-t-elle ? « Et la vérité et la vie ». Il t’enseigne d’abord par quelle route tu dois marcher, puis à quel but tu parviendras. Je suis la voie, je suis la vérité, je suis la vie. En tant qu’il demeure dans le Père, il est la vérité et la vie ; il est la voie, parce qu’il s’est revêtu de notre humanité. On ne te dit pas : Fatigue-toi à chercher le chemin qui te mènera à la vérité et à la vie : non, ce n’est pas là ce qu’on te dit. Paresseux, lève-toi ; la voie elle-même s’est approchée de toi, elle t’a fait sortir du sommeil où tu étais plongé, si toutefois elle t’a éveillé. Lève-toi et marche. Peut-être cherches-tu à marcher sans le pouvoir, parce que tu as mal aux pieds ? Pourquoi tes pieds sont-ils si sensibles ? L’avarice les aurait-elle forcés à courir en des sentiers pierreux ? Mais le Verbe de Dieu a guéri même les boiteux. Mes pieds, dis-tu, sont en bon état, mais c’est le chemin que je ne vois pas. Le Sauveur a aussi éclairé les aveugles.
10. Tout cela est l’effet de la foi, et elle l’opère en nous pendant que nous vivons de telle vie terrestre, et que nous voyageons ici-bas, loin du Seigneur ; mais lorsque nous lurons parcouru toute l’étendue du chemin, et que nous serons arrivés dans la patrie, y aura-t-il pour nous un motif plus puissant de joie, une source de bonheur plus féconde ? Non, parce qu’une tranquillité sans pareille y sera notre partage, parce que l’homme n’y éprouvera aucune contrariété. Il nous est, maintenant, mes frères, bien difficile de l’avoir pas à combattre. Dieu nous appelle à la concorde. Il nous ordonne d’avoir la paix avec nos semblables : tel doit être le but de nos efforts ; c’est de ce côté qu’il nous, faut tendre par tous les moyens possibles : par là nous parviendrons un jour à la paix la plus complète. Quoi qu’il en soit, nous en sommes aujourd’hui à lutter le plus souvent même avec ceux à qui nous voulons faire du bien. Celui-ci est égaré, tu veux le ramener dans le bon chemin : il te résiste, tu entres en discussion avec lui. S’il est païen, tu attaques le culte des idoles et des démons ; s’il est hérétique, tu bats en brèche les autres erreurs, qui procèdent du diable ; si c’est un mauvais catholique, qui ne veut pas mener une bonne conduite, tu fais la guerre aux penchants désordonnés du cœur de ton frère : il habite avec toi la même maison, et il cherche des voies détournées ; aussi t’échauffes-tu à le ramener au bien, afin de pouvoir rendre, à son sujet, au souverain Maître de l’un et de l’autre, un compte satisfaisant. Quelle nécessité se présente de toutes parts de lutter avec nos semblables ! Bien souvent, accablé de tristesse, on se dit à soi-même : Pourquoi faut-il que je rencontre autant de contradicteurs, et que je supporte des gens qui me rendent le mal pour le bien ? Je veux travailler à les sauver, et ils veulent périr ; ma vie se consume à lutter avec eux ; la paix m’est étrangère ; de plus, ceux que je devrais compter au nombre de mes amis s’ils voulaient faire attention au bien que je veux leur procurer, j’en fais des ennemis acharnés. Pourquoi souffrir ainsi ? Je me retournerai vers moi, je serai à moi seul, j’invoquerai mon Dieu. Rentre en toi-même, tu y trouveras encore la guerre ; et si tu as commencé à suivre le Sauveur, tu rencontreras encore des combats. — Quelle lutte m’attend au-dedans de moi ? – La chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair [814]. Te voilà seul avec toi, n’ayant rien à souffrir de la part de personne, mais tu ressens dans tes membres une loi tout opposée à celle de ton esprit, et qui te retient captif sous la loi du péché à laquelle tes membres obéissent. Elève donc la voix : du milieu de cette lutte intérieure, crie vers le Seigneur demande-lui de te rendre la paix : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur [815] ». Parce que, dit le Sauveur, « celui qui me suit ne marchera point « dans les ténèbres ; mais il aura la lumière de vie ». Quand sera fini le combat, alors succédera l’immortalité, car « la mort sera le dernier ennemi détruit ». Et de quelle paix jouira-t-on en ce moment ? « Il faut que ce corps corruptible soit revêtu d’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité [816] ». Pour parvenir à ce séjour où nous jouirons plus tard de la réalité, suivons aujourd’hui, par nos espérances, celui qui nous a dit : « Je suis la lumière du monde : celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie ».

TRENTE-CINQUIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « ALORS LES PHARISIENS LUI DIRENT : TU RENDS TÉMOIGNAGE DE TOI-MÊME », JUSQU’À CET AUTRE : « MON TÉMOIGNAGE EST VÉRITABLE, PARCE QUE JE SAIS D’OÙ JE SUIS VENU ET OU JE VAIS ». (Chap. 8, 13-14.)[modifier]

LE CHRIST SE REND TÉMOIGNAGE.[modifier]

Les Juifs récusaient le témoignage du Sauveur ; mais ce témoignage n’était pas seul en sa faveur, il était appuyé sur celui des Prophètes. D’ailleurs, Jésus-Christ n’était-il pas la lumière véritable ? Une lumière, en montrant les objets environnants, ne peut-elle servir à se manifester elle-même ? S’il a envoyé les Prophètes devant lui, c’était afin de s’en servir comme de lampes, et de ménager la faiblesse des yeux de notre âme. Un jour, dans le ciel, il nous apparaîtra tel qu’il est, et nous contemplerons, sans ombre et sans nuage, la splendeur de ses rayons.


1. Vous, qui étiez ici hier, vous devez vous souvenir que nous avons longuement parlé de ce passage, où Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie [817] ». Néanmoins, si nous voulions encore discuter ce sujet, il nous serait facile de le faire et d’y employer de longues heures ; car il est impossible de donner en une seule instruction des explications suffisantes sur pareille matière. Aussi, mes frères, devons-nous suivre le Christ, qui est la lumière du monde, pour ne point marcher dans les ténèbres. Les ténèbres à craindre sont celles qui se répandent sur notre conduite, et non celles qui frappent nos yeux ; et si ces ténèbres redoutables viennent parfois à tomber sur l’organe de la vue, c’est, non pas sur celui du corps, par lequel nous discernons le blanc du noir, mais sur celui de l’âme, qui nous fait distinguer le juste de l’injuste.
2. Après que Notre-Seigneur Jésus-Christ eut prononcé ces paroles, les Juifs répondirent : « Tu rends témoignage de toi-même ; ton témoignage n’est pas véritable ». Avant de venir sur la terre, le Sauveur avait envoyé devant lui un grand nombre de prophètes, comme autant de flambeaux allumés par lui ; de ce nombre était Jean-Baptiste, à qui la lumière par excellence, c’est-à-dire Jésus-Christ, rendit elle-même un témoignage tel qu’elle n’en rendit jamais à nul autre un pareil ; voici ses paroles : « Aucun ne s’est élevé d’entre les enfants des femmes plus grand que Jean-Baptiste [818] ». Cet homme, qui ne compta point de plus grand que lui parmi les enfants des femmes, dit, en parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Moi, je baptise dans l’eau ; mais celui qui vient après moi est au-dessus de moi, et je ne suis pas digne de délier les courroies de sa chaussure[819] ». Voyez comme le flambeau se met au-dessous de la lumière du jour. Que Jean ait été un flambeau, le divin Maître lui-même en rend témoignage : « Il était », dit-il, « une lampe ardente et brillante, et, pour un peu de temps, vous avez voulu vous réjouir à sa lumière[820] ». Un jour les Juifs lui dirent : « Apprends-nous donc par quelle autorité tu fais toutes ces choses ». Le Seigneur savait qu’ils avaient une haute idée de Jean-Baptiste, et que cet homme, pour lequel ils éprouvaient une si profonde vénération, leur avait rendu témoignage du Fils de l’Homme. « Il leur répondit donc : J’ai moi-même une question à vous faire ; dites-moi d’où vient le baptême de Jean ; du ciel ou des hommes ? » Cette question les jeta dans l’embarras ; et ils se firent cette réflexion que, s’ils disaient : il vient des hommes, la foule pourrait très-bien les lapider, parce qu’elle regardait Jean comme un prophète ; si, au contraire, ils disaient : son baptême vient du ciel, Jésus leur ferait cette réponse : Vous avouez que Jean a reçu d’en haut le don de prophétie, eh bien ! ce Prophète m’a rendu témoignage, et il vous a appris de quelle autorité je fais toutes ces choses. Quel que fût leur aveu, ils ne pouvaient éviter le piège ; ils s’en aperçurent et dirent : « Nous l’ignorons ». « Alors », répliqua le Sauveur, « je ne vous dirai pas non plus par quelle autorité je fais ces choses [821] ». Je ne vous dis pas ce que je sais, parce que vous ne voulez point avouer ce que vous savez vous-même s. Ainsi remis avec à-propos à leur place, ils se retirèrent tout confus, et alors se trouva accompli ce que Dieu le Père, avait prédit par l’organe du Prophète-Roi dans un psaume : « J’ai allumé le flambeau de mon Christ », c’est-à-dire, Jean-Baptiste ; « je couvrirai de honte ses ennemis [822] ».
3. Le Seigneur Jésus avait donc pour lui le témoignage des Prophètes qu’il avait envoyés devant lui, des hérauts qui précédaient le souverain Juge ; il avait aussi celui de Jean ; maïs il se rendait encore 1ui-même témoignage, et ce témoignage était plus puissant que tous les autres. Avec leurs yeux malades, les Juifs avaient besoin de lampes, car ils ne pouvaient supporter l’éclat du jour. En effet, l’Évangéliste Jean, dont nous tenons le livre entre nos mains, nous parle en ces termes de Jean le précurseur, au commencement de son Évangile : « Et un homme fut envoyé de Dieu, et son nom était Jean ; il vint pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Et celui-là était la véritable lumière qui s éclaire tout homme venant en ce monde ». Si elle éclaire tout homme, elle éclairait donc Jean lui-même. C’est pourquoi l’Évangéliste précité dit encore : « Nous avons tous reçu de sa plénitude[823] ». Comprenez bien tout ceci : par là, votre âme grandira dans la foi de Jésus-Christ ; et ainsi vous ne serez pas toujours des enfants à la mamelle, qui repoussent des aliments solides. Vous devez être sevrés et nourris dans le sein de notre mère, la sainte Église du Christ ; vous devez vous préparer à prendre de cœur, et non de corps, une nourriture plus substantielle. Comprenez. le donc bien : autre est la lumière qui éclaire par elle-même, autre est celle qui reçoit d’ailleurs son éclat. Nous disons que nos yeux sont notre lumière ; chacun de nous, en y portant la main, jure par eux et s’exprime de la sorte : Ainsi vivent mes lumières ; car voilà le jurement en usage. Si ces lumières en sont de véritables, qu’elles se montrent et t’éclairent, quand, dans un appartement bien fermé, toute autre lumière te fait défaut. Elles en sont absolument incapables. Ces lumières que nous portons sur notre visage, et que nous appelons de ce nom, ont donc besoin des rayons d’une autre lumière, placée en dehors d’elles, même lorsqu’elles sont nettes et que rien ne les empêche de se montrer ; retirez-leur ou ne leur présentez pas cette lumière extérieure, elles ont beau être nettes et bien visibles, elles ne peuvent nous éclairer. De même en est-il de notre esprit : c’est l’œil de notre âme ; il faut qu’il reçoive les rayons de la vérité ; il faut qu’il soit merveilleusement illuminé par celui qui éclaire et n’est éclairé par personne ; sans cela, il ne pourra jamais parvenir ni à la sagesse ni à la justice. Nous conduire suivant les règles de la justice, voilà notre véritable chemin. Mais comment ne pas trébucher dans le chemin, si l’on n’a devant soi de la lumière ? Elle est indispensable pour parcourir une telle voie, et, quand par son secours on voit son chemin, c’est un immense avantage. Tobie portait sur son visage des yeux fermés à la lumière ; son fils le conduisait par la main, mais il donnait à celui-ci les indications nécessaires pour ne pas s’écarter de la voie droite[824].
4. Les Juifs lui répondirent donc : « Tu rends témoignage de toi-même ; ton témoignage n’est pas selon la vérité ». Voyons ce que Jésus leur a dit : Écoutons-le nous-mêmes, mais avec des dispositions différentes. Eux l’écoutaient avec mépris : Écoutons-le avec esprit de foi ; eux voulaient faire mourir le Christ désirons vivre par lui ; mettons entre nos oreilles et nos esprits et les leurs cette différence qui les distingue les uns des autres ; Écoutons ce que le Seigneur Jésus répondit aux Juifs. « Jésus leur répondit : « Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage est véridique, car je sais d’où je suis et où je vais ». Une lumière fait voir les objets environnants, et se fait voir elle-même. Ainsi tu allumes une lampe pour chercher une tunique : par son éclat, elle t’aide à trouver cette tunique ; mais allumes-tu cette lampe pour l’apercevoir quand elle brûlera ? Une lampe allumée est propre à faire bien voir ce qui était plongé dans les ténèbres, comme aussi à se présenter elle-même à tes regards. De même en est-il de Notre-Seigneur Jésus-Christ : il voyait la différence qui se trouvait entre ses disciples et les Juifs, ses ennemis, comme on voit la différence qui se trouve entre la clarté du jour et la nuit : il distinguait ceux qu’il illuminait des rayons de la foi, et ceux dont il épaississait l’aveuglement. Le soleil éclaire en même temps le visage de l’homme qui voit, et le visage de l’aveugle ; tous deux se tiennent tournés de son côté ; ses rayons tombent également sur les traits de l’un et de l’autre mais la prunelle de leurs yeux n’en est point pareillement affectée : celui-ci voit autour de lui, celui-là ne voit rien ; et pourtant le soleil se présente à tous les deux, mais l’un des deux est absent par rapport au soleil. Ainsi, la sagesse de l’Éternel, le Verbe divin, Notre-Seigneur Jésus-Christ est présent partout, parce qu’en tous lieux se trouvent la vérité et la sagesse. En Orient, on a l’idée de la justice, on l’a aussi en Occident ; mais de ce que celui-ci en a l’intelligence comme celui-là, s’ensuit-il que la justice n’est point partout la même ? Ces hommes sont matériellement éloignés l’un de l’autre ; mais, par la pénétration de leur esprit, ils en viennent à avoir les mêmes sentiments sur le même objet. En cet endroit-ci, je trouve une chose juste ; si elle l’est véritablement, un homme vertueux, placé à je ne sais quelle distance, lui reconnaîtra la même qualité : quoique séparé corporellement de moi, il s’y trouvera uni spirituellement. Voilà l’effet de l’éclat de la justice. La lumière se rend donc témoignage à elle-même : elle ouvre les yeux qui sont sains, et elle est à elle-même son propre témoin pour se faire connaître. Que dire des infidèles ? N’est-elle pas aussi présente devant eux ? Oui, elle se présente même à eux, mais ils n’ont pas, pour la voir, les yeux du cœur. Écoute la sentence portée contre eux dans l’Évangile lui-même : « Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise [825] ». Aussi, est-ce avec raison que le Sauveur dit aux Juifs : « Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage est véritable ; car je sais d’où je viens et où je vais ». Il voulait parler de son Père : le Fils rendait gloire à son Père. Égal à celui qui l’a envoyé, il le glorifie ; à combien plus juste raison l’homme doit-il glorifier son Créateur !
5. « Je sais d’où je suis venu, et où je vais ». Cet homme, qui se trouve en votre présence et qui vous parle, a un séjour qu’il n’a jamais quitté, quoiqu’il soit venu sur la terre : en venant parmi nous, il ne s’en est pas éloigné : il ne nous a pas abandonnés en y retournant. Pourquoi vous en étonner ? Il est Dieu. Pareille chose ne peut être le fait d’un homme : le soleil lui-même en est incapable. Pour s’avancer vers l’Occident, il s’éloigne de l’Orient, et tant qu’il n’y revient pas pour y paraître à nouveau, il ne s’y voit pas. Pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, il est venu en ce monde, et, pourtant, il n’a pas quitté le ciel ; il y est retourné, et, néanmoins, il est encore ici-bas. Écoute, voici des paroles écrites en un autre endroit de l’Évangile par l’apôtre Jean : « Personne », dit-il, « n’a jamais vu Dieu, sinon le Fils unique, qui est dans le sein du Père [826] ». Il ne dit pas : Qui a été dans le sein du Père, comme si, en venant sur la terre, il avait quitté le sein de son Père. Jésus parlait ici-bas, et il disait qu’il était dans le sein du Père ; et au moment de quitter ses disciples, que leur dit-il ? « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation du siècle [827] ».
6. Le témoignage de la lumière est donc véritable, soit qu’elle se fasse connaître elle-même, soit qu’elle éclaire d’autres objets : sans elle, en effet, tu ne peux ni la voir elle-même, ni apercevoir ce qui se trouve en dehors d’elle. Si elle est propre à jeter le jour sur tout ce qui n’est pas elle, est-elle inutile par rapport à elle-même ? Ne peut-elle se manifester clairement, elle qui met seule en relief les autres objets ? Le Prophète a dit vrai ; mais aurait-il parlé de la sorte, s’il n’avait auparavant puisé à la source de la vérité ? Jean a dit vrai ; mais d’où lui est venue la vérité de ses paroles ? Demande-le-lui. « Nous avons tous », dit-il, « reçu de sa plénitude ». Notre-Seigneur Jésus-Christ est donc apte à se rendre témoignage à lui-même. Mes frères, au milieu des ténèbres de ce monde, Écoutons avec soin et attention les Prophètes ; car le Sauveur a bien voulu venir en ce monde et s’abaisser jusqu’à nous pour soutenir notre faiblesse, et dissiper les secrètes ténèbres de notre cœur. Il s’est fait homme, homme condamné au mépris et réservé aux honneurs, comme destiné à être méconnu et à compter de fervents adeptes : condamné à se voir méprisé et méconnu des Juifs, destiné à recevoir nos honneurs et l’hommage de notre foi : homme, qui devait être jugé et juger à son tour, qui devait être injustement jugé et juger suivant toutes les règles de la justice. Il nous est donc apparu dans un état d’infirmité telle qu’il lui fallait recevoir le témoignage de la lampe. Si, en effet, nos yeux avaient pu supporter l’éclat du jour, aurait-il eu besoin que Jean, pareil à une lampe, lui rendît témoignage ? Mais nous ne pouvions en contempler la splendeur. Parce que nous étions faibles, il est devenu faible ; et, par sa faiblesse, il a guéri la nôtre : en se revêtant d’un corps sujet à la mort, il a détruit la mort, qui devait frapper notre corps : et son humanité a été comme un collyre destiné à guérir l’infirmité de nos yeux. Puisque le Sauveur est venu parmi nous, et que nous sommes encore plongés dans les ténèbres de cette vie terrestre, il nous faut écouter les Prophètes.
7. De fait, avec ses oracles, nous réduisons au silence les païens qui nous attaquent. – Qui est le Christ ? nous dit le païen. – Nous lui répondons : Celui qu’ont annoncé les Prophètes. – Quels Prophètes ? – Nous leur nommons, l’un après l’autre, ceux dont on nous lit tous les jours les prédictions. – Quels sont ces Prophètes ? – Les hommes qui ont annoncé d’avance ce que nous voyons se passer sous nos yeux. – Vous, continue-t-il, vous avez mis à profit les événements qui ont eu lieu ; vous les avez vus s’accomplir, puis vous en avez fait l’histoire à votre guise, et vous avez présenté les faits passés comme des faits à venir. – Ici, nous avons à faire valoir, contre ces ennemis païens, le témoignage d’autres ennemis. Nous leur présentons les livres en honneur chez les Juifs, et nous répondons : Vous êtes, vous et eux, les ennemis de notre foi. Les Juifs ont été dispersés parmi les nations, pour nous servir de preuve contre nos autres adversaires. Qu’ils montrent le livre d’Isaïe, nous verrons s’il ne renferme pas ce passage : « Il a été conduit à la mort comme une brebis, et il est resté muet comme un agneau devant celui qui le tond. « Son jugement a été enlevé au milieu des humiliations : nous avons été guéris par ses blessures : nous nous sommes tous égarés comme des brebis, et il a été livré pour nos péchés[828] ». Voilà une lampe montrons-en une autre. Ouvrons le livre des psaumes, la passion du Sauveur y est aussi prédite. « Ils ont percé mes mains et mes pieds, tous mes os ont été comptés ; ils m’ont regardé et considéré attentivement : ils se sont partagé mes vêtements, ils ont tiré ma robe au sort. À vous s’adressent mes louanges : je publierai votre gloire dans une grande assemblée. Les peuples les plus reculés se souviendront du Seigneur et se tourneront vers lui : toutes les nations se prosterneront en sa présence, parce qu’au Seigneur appartient l’empire, et qu’il régnera sur tous les peuples[829] ». Parmi mes ennemis, ceux-ci doivent donc rougir, puisque ceux-là me fournissent contre eux des témoignages écrits. Avec les passages que les uns m’ont mis en main, j’ai réduit les autres au silence ; mais je ne veux point abandonner ceux qui m’ont soutenu dans ma tâche, sans les convaincre eux-mêmes d’erreur : prenons de leurs propres mains de quoi les confondre. Je lis un autre Prophète, et j’y trouve les paroles adressées aux Juifs par le Seigneur : « Mon amour n’est point en vous », dit le Seigneur, « et je ne recevrai pas de présents de votre main ; car, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, on offre une oblation pure à mon nom[830] ». O Juif, tu ne prends aucune part à cette oblation pure : tu es donc toi-même impur.
8. Si les lampes rendent elles-mêmes témoignage au jour, c’est en raison de notre faiblesse, car nous ne pouvons ni supporter ni voir son éclat. Néanmoins, nous sommes nous-mêmes, nous autres chrétiens, une véritable lumière, si l’on nous compare aux infidèles. Aussi l’Apôtre dit-il : « Vous étiez autrefois ténèbres, mais, maintenant, vous êtes lumière en Notre-Seigneur : marchez donc comme des enfants de lumière[831] ». Il dit encore ailleurs : « La nuit est déjà avancée, et le jour s’approche. Quittons donc les œuvres de ténèbres, et revêtons-nous des armes de lumière : marchons dans la décence comme durant le jour[832] ». Cependant le jour où nous vivons n’est que ténèbres, dès qu’on le met en regard du jour de notre éternité ; écoute donc l’apôtre Pierre : il affirme que ces paroles ont été adressées au Seigneur Jésus du sein de la suprême puissance : « Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances : nous avons nous-mêmes entendu cette voix, qui descendait du ciel, lorsque nous étions avec lui sur la montagne sainte ». Mais parce que nous n’étions pas là, nous, et que nous n’avons pas entendu cette voix, le même Pierre nous dit : « Nous avons, d’ailleurs, une preuve encore plus frappante dans les oracles des Prophètes ». Vous n’avez pas entendu la voix qui descendait du ciel, mais vous avez une preuve encore plus frappante dans les oracles des Prophètes. Notre-Seigneur Jésus-Christ a envoyé devant lui les Prophètes, car il prévoyait que des impies s’élèveraient plus tard, attaqueraient ses miracles et les attribueraient à la magie. Et, de fait, sites honneurs divins qu’on lui rendait, même après sa mort, pouvaient être considérés comme un effet de la magie, et prouvaient qu’il était un magicien, avait-on le droit d’en dire autant des prophéties faites avant sa naissance ? Écoute les Prophètes, ô homme que la mort a frappé, que les vers rongent déjà, et qui calomnies encore ; écoute les Prophètes : je lis ; prête l’oreille aux paroles d’hommes qui ont précédé le Sauveur sur la terre. « Nous avons », dit l’apôtre Pierre, « nous avons une preuve encore plus frappante dans les oracles des Prophètes, sur lesquels vous faites bien d’arrêter les yeux comme sur le flambeau qui luit dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à paraître et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs [833] ».
9. Lors donc que Notre-Seigneur Jésus-Christ sera venu, et que, selon l’expression de l’apôtre Paul, il aura éclairé ce qui est caché dans les ténèbres, et découvert les plus secrètes pensées des cœurs, afin de rendre à chacun la louange à laquelle il a droit[834], alors brillera le véritable jour, et les lampes deviendront inutiles. On ne lira plus devant nous les oracles des Prophètes, on ne mettra plus sous nos yeux le livre de l’Apôtre : nous ne nous appuierons pas davantage sur le témoignage de Jean, l’Évangile lui-même ne nous sera nullement nécessaire. Les Écritures disparaîtront donc du milieu de nous : pareilles à des lampes allumées, elles nous ont été données pendant la nuit de ce siècle, pour nous empêcher de rester plongés dans les ténèbres ; mais elles nous seront enlevées, parce que nous n’aurons plus besoin qu’elles nous éclairent : les hommes de Dieu eux-mêmes, qui nous les ont fournies, contempleront, comme nous, les éclatants rayons de la lumière véritable ; tous secours nous seront retirés. Alors, que verrons-nous ? De quoi notre âme se nourrira-t-elle ? Quel spectacle réjouira nos yeux ? D’où nous viendra ce bonheur que l’œil de l’homme n’a point vu, que son oreille n’a point entendu, que son cœur n’a jamais compris[835] ? Que verrons-nous ? Je vous en conjure, aimez avec moi ; avec moi, courez par la foi : désirons-nous arriver à l’éternelle patrie ? soupirons après elle, et souvenons-nous que nous sommes ici-bas des voyageurs. Que verrons-nous ? Lisons l’Évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu[836] ». Tu viendras puiser à la source du sein de laquelle s’est échappée la rosée si souvent répandue sur toi ; tu verras face à face la lumière, dont les rayons ne sont venus qu’obliquement et par réfraction, dissiper les ténèbres de ton cœur : c’est pour la voir et pouvoir la supporter que tu te purifies aujourd’hui. Aussi, Jean nous adresse-t-il ces paroles, que j’ai hier rappelées à votre souvenir : « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu ; mais ce que nous serons un jour n’apparaît pas encore. Nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous le verrons tel qu’il est [837] ». Je le sens, vos affections sont, avec les miennes, dirigées vers le ciel ; mais ce corps, condamné à se corrompre, appesantit l’âme, et cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées[838]. Mais il me faut quitter ce livre, et chacun de nous va retourner à ses affaires personnelles. Nous nous sommes trouvés bien d’apercevoir ensemble les rayons de la même lumière : nous nous sommes réjouis, et nous avons tressailli d’allégresse. Puissions-nous toutefois, en nous séparant les uns des autres, ne pas nous éloigner de cette clarté brillante !

TRENTE-SIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « VOUS JUGEZ SELON LA CHAIR ; MOI, JE NE JUGE PERSONNE », JUSQU’À CET AUTRE : « JE RENDS TÉMOIGNAGE DE MOI-MÊME, ET LE PÈRE, QUI M’A ENVOYÉ, REND TÉMOIGNAGE DE MOI ». (Chap. 8,15-18.)[modifier]

LE CHRIST, UN AVEC LE PÈRE.[modifier]

Il y a deux natures en Jésus-Christ, mais les Juifs, qui jugent selon la chair, n’en reconnaissent qu’une. Le Sauveur ne les imite pas, il ne juge personne, il se montre miséricordieux jusqu’à la mort de la croix, et s’il juge il ne se trompe nullement, car son Père est avec lui. C’est là un mystère puisé par saint Jean dans le sein même de Dieu et qu’il est difficile de saisir ; mais c’est une vérité catholique. Le Christ n’est donc pas seul, car, s’il est homme, il est en même temps Dieu, et, comme tel, une même chose avec le Père, inséparable de lui, quoique personne distincte ; dès lors qu’il se rend témoignage, sa parole est vraie, puisqu’elle est la parole du Père et l’oracle de l’Esprit-Saint.


1. Des quatre Évangiles, ou plutôt des quatre livres du même Évangile, le plus levé et le plus sublime, à beaucoup près, est celui de Jean, Cet apôtre a été justement, et dans un sens spirituel, comparé à un aigle ; aussi son livre a-t-il surpassé les trois autres, et en s’élevant au-dessus d’eux a-t-il lui-même voulu nous engager à porter haut nos affections. En effet, les autres Évangélistes semblaient marcher sur la terre avec Jésus-Christ considéré comme homme ; mais Jean, en quelque sorte honteux de se traîner ici-bas, a élevé la voix à tel point que, dès le commencement de son écrit, il s’est placé, non seulement au-dessus de la terre, de l’air et des astres, mais même au-dessus de l’armée des anges et de toutes les puissances invisibles établies de Dieu ; il est ainsi arrivé jusqu’à Celui qui a créé toutes choses, car il a dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe, était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait[839] ». Le reste de son Évangile est digne d’un si beau commencement. Comme un oiseau, il a pris son vol, et il a parlé de la divinité du Sauveur. Il n’a fait, en cela, que nous rendre ce qu’il avait puisé à la source de la vérité. Évidemment, il ne nous a pas sans raison raconté, en parlant de lui, dans son Évangile, qu’à la dernière Cène il avait reposé sur la poitrine du Seigneur [840]. Appuyé sur le cœur de Jésus, il y puisait un secret breuvage ; mais ce breuvage ignoré, il nous l’a fait connaître en nous le distribuant. Il a enseigné à toutes les nations, non seulement l’incarnation du Fils de Dieu, sa passion et sa résurrection, mais ce qu’il était avant de se faire homme : Fils unique du Père, son Verbe, coéternel à Celui qui l’a engendré, égal à Celui qui l’a envoyé, mais devenu, par son incarnation, inférieur à son Père et moins grand que lui.
2. Tout ce que vous avez entendu dire de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans un sens de faiblesse, appliquez-le donc à l’homme dont il s’est revêtu, à ce qu’il est devenu à cause de nous, et non à ce qu’il était quand il nous a créés. Mais si l’on vous dit de lui de grandes choses, des choses plus élevées que toutes les créatures, des choses divines ; si vous lisez dans l’Évangile, ou si l’on vous avertit que, d’après ces pages sacrées, il est égal et coéternel au Père, comprenez-le bien, les passages placés sous vos yeux ont trait à la nature divine, et non à sa forme d’esclave. Tous ceux d’entre vous qui comprennent mes paroles, doivent observer cette manière d’interpréter l’Écriture ; tous ne les comprennent pas, mais c’est pour tous une obligation de croire ce qu’ils ne sont pas à même de saisir ; en observant la règle d’interprétation que je viens de donner, vous marcherez comme au sein de la lumière, et vous repousserez sûrement les attaques mensongères d’hérétiques plongés dans les ténèbres. On a vu des hommes se borner à lire les passages de l’Évangile, relatifs aux abaissements du Sauveur, et devenir sourds par rapport aux passages qui ont trait à sa divinité ; leur surdité venait de la manière défectueuse dont ils entendaient les paroles évangéliques. D’autres n’ont fait attention qu’aux endroits où il s’agissait des grandeurs du Christ ; aussi n’ont-ils pas cru au texte sacré même quand ils y ont lu que, par bonté pour nous, il s’est fait homme ; à leurs yeux, ces passages sont mensongers ; une main étrangère les a interpolés dans l’Évangile. Le Seigneur Jésus, disaient-ils, était Dieu, mais il n’était pas homme. La croyance des uns était donc bien différente de celle des autres ; et, néanmoins, les uns et les autres se trompaient. Pour l’Église catholique, elle soutient ce qu’il y a de vrai dans chacune de ces opinions, elle proclame ce qu’elle croit ; elle sait reconnaître, dans le Sauveur, la divinité et l’humanité ; car l’existence en lui des deux natures est réelle, et se trouve inscrite en toutes lettres dans l’Évangile. Si tu ne vois dans Jésus-Christ que le Dieu, tu refuses de reconnaître le moyen dont il s’est servi pour te guérir ; à ne le considérer que comme un homme, tu lui dénies le pouvoir qui lui a servi à te créer. Âme fidèle, cœur catholique, reconnais donc en lui le Dieu et l’homme ; reconnais-le, crois-le, avoue-le en toute sincérité. Oui, le Christ est en même temps Dieu et homme. Comment est-il Dieu ? Il est égal au Père ; il est une seule et même chose avec lui. Comment est-il homme ? Il est né d’une Vierge, il s’est revêtu de notre chair mortelle, sans, toutefois, se revêtir de notre penchant au péché.
3. Quant aux Juifs, interlocuteurs de Jésus, ils voyaient en lui l’homme, mais ils ne comprenaient pas qu’il fût Dieu et ne le croyaient point tel ; vous savez déjà, entre autres choses, qu’ils lui avaient dit : « Tu rends témoignage de toi-même ; ton témoignage n’est pas véritable [841] ». Vous connaissez aussi la réponse du Sauveur, puisqu’on vous en a hier donné lecture, et que, dans la mesure de nos forces, nous l’avons expliquée. Aujourd’hui on nous a lu ces autres paroles : « Vous jugez selon la chair ». Vous me dites : « Tu rends témoignage de toi-même, ton témoignage n’est pas véritable » Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Parce que « vous jugez selon la chair », parce que vous ne comprenez pas que je sois Dieu ; parce que vous ne voyez en moi qu’un simple homme, et qu’en persécutant mon humanité, vous faites injure à ma divinité cachée. Évidemment, « vous jugez selon la chair ». Parce que je rends témoignage de moi-même, vous me regardez comme un orgueilleux. Quiconque, en effet, veut parler de soi-même en termes élogieux, passe pour un homme rempli d’arrogance et d’orgueil ; voilà pourquoi il est écrit : « Que tes louanges sortent, non pas de ta bouche, mais de celle de ton prochain [842] ». Cette leçon a été donnée à l’homme seulement, car nous sommes faibles, et nous parlons à des faibles ; nous pouvons dire la vérité et le mensonge, et quoique notre devoir soit de parler le langage de la vérité, nous pouvons, néanmoins, aussi tenir un langage trompeur, si telle est notre volonté. Pour la lumière, elle est incapable de mentir ; comment rencontrer les obscurités du mensonge au grand jour de la lumière divine ? Jésus s’exprimait comme lumière, comme vérité ; mais si la lumière brillait dans les ténèbres, les ténèbres ne la comprenaient point ; aussi jugeaient-elles selon la chair. « Vous jugez selon la chair », leur dit-il.
4. « Moi, je ne juge personne ». Est-il bien vrai que Notre-Seigneur Jésus-Christ ne juge personne ? N’est-il pas celui-là même qui, de notre propre aveu, est ressuscité d’entre les morts le troisième jour, qui est monté au ciel, qui est assis à la droite du Père, d’où il viendra juger les vivants et les morts ? N’est-ce point là notre croyance, cette croyance dont l’Apôtre a dit : « On croit de cœur pour obtenir la justice, et l’on confesse de bouche pour obtenir le salut[843] ? » Quand nous faisons cette confession, contredisons-nous le Sauveur ? Nous disons qu’il viendra juger les vivants et les morts, et lui nous dit : « Je ne juge personne ». Cette difficulté peut être résolue de deux manières ; ou bien ces paroles signifient : « Je ne juge personne » maintenant, selon ces autres : « Je ne suis point venu pour juger le monde, mais pour le sauver[844] » ; et par là, il ne nie pas qu’il doive exercer le jugement ; il le remet seulement à une époque plus éloignée ; ou bien, comme il avait dit : « Vous jugez selon la chair », il ajoute : « Je ne juge personne », sous-entendu selon la chair. Nous ne devons donc avoir dans le cœur aucun scrupule, aucune inquiétude à l’égard de la croyance que nous nourrissons et que nous professons sur le futur jugement du Christ. Il est venu en ce monde, d’abord pour le sauver, ensuite pour le juger ; et son jugement consistera à condamner aux peines éternelles ceux qui n’auront pas voulu être sauvés, et à mettre en possession de la vie ceux qui n’auront point méprisé la grâce du salut. Le premier avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ a donc eu pour but de nous guérir, et non de nous juger ; car s’il était venu d’abord pour exercer le jugement, personne n’aurait été trouvé digne de recevoir la récompense de la justice. Dès lors donc que nous lui soyons tous apparu dans l’état du péché, et condamnés, sans exception, à la mort du péché, il lui a fallu exercer d’abord sa miséricorde, puis, ensuite, manifester sa justice ; le Psalmiste, parlant de lui, avait dit en effet : « Seigneur, je chanterai votre miséricorde et votre justice [845] ». L’Ecrivain sacré ne dit pas : votre justice et votre miséricorde ; car si la justice devait s’exercer avant la miséricorde, celle-ci ne se manifesterait jamais : elle doit donc venir la première ; après elle seulement, la justice. Et comment test manifestée la miséricorde du Sauveur ? Créateur de l’homme, il a daigné se faire homme ; il est devenu sa propre créature afin de ne point laisser périr ce qu’il avait créé. Était-il possible d’ajouter à cette bonté infinie ? Oui, car il t’a poussée plus loin encore. C’était peu pour lui de s’être fait homme, il a voulu aussi être condamné par des hommes ; non content d’être condamné par eux, il a consenti encore à être par eux déshonoré et, non seulement à en être déshonoré, mais à se voir mis à mort, et non seulement à mourir, mais à mourir de la mort de la croix. En nous parlant de l’obéissance du Christ, obéissance poussée jusqu’à la mort, l’Apôtre ne s’est pas contenté de dire : « Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort » ; ce n’était pas une mort quelconque, car il a ajouté : « La mort de la croix [846] ». De tous les genres de mort, aucun n’a été plus affreux que celui-là. Aussi, lorsqu’un homme se tord dans les étreintes de douleurs atroces, on dit de lui qu’il souffre une sorte de crucifiement, par analogie avec le supplice de la croix. Et de fait, les malheureux attachés au bois de la croix mouraient d’une mort lente, effet tardif des blessures qu’on leur faisait aux pieds et aux mains pour les clouer à leur gibet. Crucifier un homme, ce n’était pas le tuer ; sur la croix il vivait longtemps, non pas qu’on voulût prolonger la durée de son existence, mais parce qu’on avait dessein de retarder sa mort pour lui faire atteindre moins vite le terme de ses douleurs. Le Sauveur a voulu mourir pour nous ; nous disons trop peu : il s’est fait obéissant jusqu’à la mort de la croix, et il a daigné se laisser crucifier. Il voulait détruire l’empire de la mort, et, pour cela, il a choisi le genre de mort le plus cruel, le dernier de tous ; et par cette mort, de toutes les morts la plus infâme, il les a toutes détruites. Aux yeux des Juifs, elle occupait le dernier rang parmi les autres, mais ils n’en comprenaient pas le mystère, car elle était du choix du Sauveur. Sa croix devait être pour lui un symbole ; il devait l’imprimer sur le front de ses disciples comme un signe du triomphe qu’il remportait sur le démon ; c’est pourquoi l’Apôtre a pu dire : « Mais, pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu’en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, et par qui je suis crucifié pour le monde [847] ». Pour son corps, l’homme ne pouvait subir alors de plus insupportable supplice que celui de la croix ; aujourd’hui, rien de plus glorieux que le signe de la croix imprimé sur son front. Quelle récompense réserve à ses serviteurs Celui qui a ainsi glorifié l’instrument de ses douleurs ? Maintenant, enfin, les Romains ne condamnent plus à la croix leurs criminels, depuis que celle du Sauveur est honorée de tous ; car l’éclat de sa gloire rejaillirait, ce semble, sur le coupable que l’on crucifierait. Dans son premier avènement, le Christ n’a donc jugé personne, et il a supporté les méchants. Il a souffert un injuste jugement, afin de rendre le sien avec justice ; mais précisément parce qu’il a été victime de l’injustice, il s’est montré miséricordieux. En s’abaissant jusqu’à la mort de la croix, il a différé d’exercer sa puissance, mais il a manifesté hautement sa bonté. Et comment a-t-il différé l’exercice de sa puissance ? En ce que, attaché à l’arbre de la croix, il n’a pas voulu en descendre, quoique ensuite il ait pu sortir vivant du tombeau. Comment a-t-il montré sa miséricorde ? En ce que sur la croix il s’est écrié « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font [848] ». Il a donc dit : « Moi, je ne juge personne », en ce sens qu’il n’était point venu juger le monde, mais le sauver ; ou bien, comme j’en ai fait la remarque, il a prononcé ces paroles : « Moi, je ne juge personne », par allusion et opposition à celles-ci : « Vous jugez selon la chair », d’où nous devons conclure que le Christ ne juge pas selon la chair, c’est-à-dire de la même manière que les hommes l’ont jugé.
5. Remarquez, en effet, que le Christ exerce déjà la judicature, et pour cela, écoutez ce qui suit : « Et si je juge, mon jugement est véritable ». En lui, tu as déjà un juge mais reconnais-le comme ton Sauveur, et tu n’éprouveras point la sévérité de ses jugements. Et pourquoi a-t-il affirmé que son jugement est véritable ? « Parce que je ne suis pas seul, et qu’avec moi est mon Père qui m’a envoyé ». Je vous l’ai dit, mes frères : l’Évangéliste saint Jean s’élève par son vol en des régions presque inaccessibles c’est à peine si l’esprit peut saisir ses pensées. Mais il faut que je dise à votre charité la mystérieuse raison pour laquelle cet Apôtre s’élève à de pareilles hauteurs. Dans le livre du prophète Ezéchiel, comme aussi dans l’Apocalypse de saint Jean qui a écrit l’Évangile que nous lisons, il est parlé d’un quadruple animal, de quatre êtres différents, présentant la ressemblance d’un homme, d’un bœuf, d’un lion et d’un aigle[849]. Ceux qui ont exposé avant nous le sens caché des Saintes Écritures, ont vu, pour la plupart, les quatre Évangélistes dans cet animal, ou plutôt dans ces animaux. Le lion est l’emblème de la royauté, car il semble être, en un certain sens, le roi des animaux à cause de sa puissance et de sa force effrayante. Cet emblème a été attribué à Matthieu, parce que, pour établir la généalogie du Sauveur, il a suivi l’ordre de succession des rois, ses ancêtres, afin de montrer, en remontant jusqu’à la souche, qu’il était de la famille de David. Luc, au contraire, a pris pour point de départ le sacerdoce du prêtre Zacharie, et fait mention du père de Jean-Baptiste : on lui a attribué la figure du bœuf, parce que cet animal était la principale victime des sacrifices de la loi. Marc a reçu à juste titre l’emblème du Christ-Homme, car il n’a parlé ni de l’autorité des rois, ni de la puissance des prêtres ; dès le commencement de son Évangile, il n’a fait que parler du Sauveur considéré comme homme. Ces trois écrivains sacrés ont traité un sujet presque exclusivement terrestre, c’est-à-dire ils se sont occupés de ce qu’a fait Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le cours de sa vie mortelle ; voyageant en quelque sorte avec lui sur la terre, ils ont dit peu de chose de sa divinité. Reste l’aigle ; c’est Jean lui-même, c’est cet Apôtre qui a publié de si mystérieuses choses et contemplé fixement l’éclat de la lumière intérieure et éternelle de Dieu. Les aigles éprouvent, à ce qu’on dit, leurs aiglons de cette façon : le père les enlève avec ses serres et les expose aux rayons du soleil ; celui d’entre eux qui regarde sans hésiter l’astre du jour, est reconnu comme le digne fils de ses ancêtres ; mais celui qui cligne de l’œil, on le regarde comme un enfant adultérin, et bientôt, loin de le soutenir, on l’abandonne. Voyez donc quelles grandes choses a dû dire l’Évangéliste comparé à l’aigle ! Et pourtant, nous qui trairions à terre, nous qui sommes faibles et comptons à peine parmi les hommes, nous osons parler de ces merveilleux écrits et en donner l’explication ; nous nous imaginons pouvoir les comprendre lorsque nous y pensons, et pouvoir être compris quand nous en parlons.
6. Pourquoi ces réflexions ? En effet, après un pareil discours quelqu’un me dira peut – être et avec justice : Ferme donc ton livre. Car pourquoi garder en tes mains ce qui dépasse les limites de ton intelligence ? Pourquoi vouloir nous en entretenir ? À cela je réponds : Il y a une foule d’hérétiques ; si Dieu leur a permis de se multiplier à ce point, c’est afin que nous ne fassions pas toujours du lait notre nourriture, c’est pour nous aider à sortir de notre inintelligente enfance. Ils n’ont point saisi les preuves de la divinité du Christ, contenues dans les saints livres ; ils les ont donc interprétés à leur manière ; mais parce qu’ils n’en ont pas eu la véritable intelligence, ils ont tourmenté les catholiques fidèles par des discussions embarrassantes, et ceux-ci ont fini par se laisser troubler et ébranler ; de là, pour les hommes spirituels qui avaient lu dans l’Évangile et compris les passages relatifs à la divinité du Sauveur, de là est venue la nécessité d’opposer aux armes du démon les armes du Christ ; ils ont dû employer toutes leurs forces pour lutter et combattre le plus ouvertement possible les faux docteurs, les amis du mensonge qui attaquaient la divinité de Jésus en élevant la voix, ils ont empêché les autres de périr. Il en est qui ont cru que Notre-Seigneur était d’une substance différente de celle du Père ; d’autres ont vu en lui un Christ, Père, Fils et Saint-Esprit tout ensemble : selon ceux-ci, il n’était qu’un homme, il n’était pas un Dieu fait homme ; suivant ceux-là, il était Dieu, sans jouir de l’immuabilité de la nature divine ; pour d’autres encore, il était Dieu, mais n’avait rien de l’homme ; en définitive, tous ont fait naufrage dans la foi, et se sont vus rejetés loin du port de l’Église ; par là on les a empêchés de nuire, par leurs mouvements saccadés, à la conservation des navires placés à côté d’eux. Nous sommes bien petits, et en ce qui nous concerne, bien indignes ; néanmoins, par un effet de sa miséricorde, nous avons pris place au milieu des dispensateurs de sa parole ; aussi, est-ce même pour nous une rigoureuse obligation de rompre le silence devant vous : si vous me comprenez, vous vous réjouirez avec moi ; et, si vous ne pouvez encore saisir la portée de rues paroles, vous croirez, et votre foi vous fera demeurer en sûreté dans le port.
7. Je parlerai donc : m’entende qui pourra, et croie qui ne pourra pas me suivre. Quoi qu’il en soit, je répéterai les paroles du Sauveur : « Vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge personne », maintenant, ou selon la chair ; « mais si je juge, mon jugement est véritable ». Pourquoi votre jugement est-il véritable ? « Parce que », dit-il, « je ne suis pas seul, et qu’avec moi est mon Père, qui m’a envoyé ». Eh quoi, Seigneur Jésus ! votre jugement serait-il faux, si vous étiez seul ? Et jugez-vous selon la vérité, parce que vous n’êtes pas seul, et qu’avec vous se trouve le Père qui vous a envoyé ? Que répondrai-je ? Il va répondre lui-même : « Mon jugement », dit-il, « est véritable ». Pourquoi ? « Parce que je ne suis pas seul, et qu’avec moi est le Père qui m’a envoyé ». S’il est avec vous, comment vous a-t-il envoyé ? Il vous a envoyé et il est avec vous ? Quoique envoyé par lui, ne vous en seriez-vous point éloigné ? En venant habiter parmi nous, seriez-vous resté avec lui ? Comment le croire ? Comment le comprendre ? À cela, je réponds deux choses. Tu parles juste en disant : Comment le comprendre ; et, en disant : Comment le croire ? tu t’exprimes mal. Il est certain que si on ne saisit pas immédiatement une vérité, c’est alors qu’on la croit parfaitement ; dès lors, au contraire, qu’on la comprendrait, on n’aurait pas besoin de la croire, puisqu’on en aurait la claire vue. Tu crois une chose, parce que tu n’en as pas l’intelligence ; mais, par la foi, tu deviens capable de la comprendre. Si tu ne la crois pas, jamais tu ne la saisiras ton incapacité à le faire sera toujours plus grande. Puisse donc la foi te purifier, afin que tu sois rempli d’intelligence ! « Mon jugement est véritable », dit le Sauveur, « parce que je ne suis pas seul, et qu’avec moi est le Père qui m’a envoyé ». Aussi, Seigneur Jésus, notre Dieu, votre mission n’est-elle autre chose que votre incarnation. Voilà ce que je vois, voilà ce que je comprends ; enfin, voilà ce que je crois, et je parle ainsi dans la crainte de faire preuve d’orgueil en disant : Voilà ce que je comprends. Oui, Notre-Seigneur Jésus-Christ était ici-bas ; il y était selon la chair, il y est encore en tant que Dieu, et, en unième temps, il était avec le Père et ne s’en était pas séparé. En disant qu’il a été envoyé vers nous et qu’il y est venu, on fait allusion à son incarnation, puisque le Père ne s’est pas incarné.
8. On a donné le nom de Sabelliens, et aussi celui de Patripassiens, à des hérétiques qui prétendent que le Père a souffert. Qu’il n’en soit pas ainsi de toi, ô catholique, car tu n’aurais pas l’intégrité de la foi, si tu étais patripassien. Comprends-le donc : par la mission du Fils on entend son incarnation ; tu ne dois croire du Père, ni qu’il se soit incarné, ni qu’il se soit séparé de son Fils fait homme. Le Fils était revêtu d’un corps, et le Père était avec le Fils. Si le Père était dans le ciel, et le Fils sur la terre, comment le Père pouvait-il être avec le Fils ? En ce que l’un et l’autre étaient en tous lieux, car Dieu ne peut pas être au ciel, sans être en même temps sur la terre. Écoute le Prophète : il voulait échapper au jugement de Dieu, et ne savait où se retirer : « Où irai-je devant votre esprit ? » dit-il. « Où fuir devant votre face ? « Si je monte vers les cieux, vous y êtes ». Mais il s’agit de la terre ; remarque donc ce qui suit : « Si je descends au fond des enfers, vous voilà ». Si on le rencontre au fond des enfers, en quel autre lieu pourrait-on ne pas le trouver ? Le Seigneur dit lui-même par la bouche d’un Prophète : « Je remplis le ciel et la terre[850] ». Il est donc partout, puisqu’on ne peut circonscrire son être en aucun lieu. Ne t’éloigne pas de lui, et il est avec toi. Veux-tu parvenir jusqu’à lui ? ne sois point lent à l’aimer ; c’est par les affections du cœur, et non par les mouvements du corps, qu’on s’approche de lui. Crois et aime, et, sans changer de place, tu franchis la distance qui t’en sépare. Il est donc en tout lieu ; mais, s’il est partout, pourrait-il ne pas être avec son Fils ? Eh quoi ! Il ne serait pas avec son Fils, et il est avec toi, si tu as la foi ?
9. D’où vient donc la vérité du jugement du Sauveur, sinon de ce qu’il est le vrai Fils de Dieu ? Il l’a dit lui-même : « Si je juge, mon jugement est véritable, parce que je ne suis pas seul, et qu’avec moi est le Père qui m’a envoyé ». C’est comme s’il disait : « Mon jugement est véritable », parce que je suis le Fils de Dieu. Quelle preuve me donnez-vous de votre filiation divine ? « Je ne suis pas seul ; le Père qui m’a envoyé, est avec moi ». Rougis, disciple de Sabellius, car tu entends parler distinctement du Fils et du Père. Le Père, c’est le Père ; le Fils, c’est le Fils. Jésus n’a pas dit : Je suis le Père, et je suis en même temps le Fils ; mais il a dit : « Je ne suis pas seul ». Pourquoi n’êtes-vous pas seul ? Parce que le Père est avec moi. « Je suis, et avec moi est le Père qui m’a envoyé ». Des deux personnes, n’en détruis pas une, mais distingue-les l’une de l’autre. Que ton intelligence te serve à établir cette distinction ; mais que la mauvaise foi ne te les fasse point séparer ; autrement, tu fuirais Charybde pour tomber en Scylla. L’abîme de l’impiété sabellienne t’engloutirait, si tu disais que le Fils n’est autre que le Père ; tu as entendu ces paroles : « Je ne suis pas seul, mais le Père qui m’a envoyé est avec moi ». Tu reconnais que le Père est le Père, et que le Fils est le Fils. C’est bien, mais ne dis pas : Le Père est plus grand, le Fils est moindre ; ne dis pas : Le Père est de l’or, le Fils est de l’argent. En eux, unité de substance, de divinité, de coéternité, égalité parfaite, nulle dissemblance. Si tu regardes le Christ comme une personne seulement autre que le Père et différente de lui, mais que tu le considères comme n’étant pas avec lui de nature tout à fait pareille, tu as échappé, sans doute, aux dangers de Charybde, mais tu es allé faire naufrage au milieu des récifs de Scylla. Dirige ta voile entre ces deux écueils, évite les approches de ces périlleux abîmes. Le Père est le Père, le Fils est le Fils. En disant : Le Père est le Père, le Fils est le Fils, tu as certainement échappé au péril de tomber dans un gouffre ; pourquoi vouloir te précipiter dans l’autre, en disant : Autre chose est le Père, autre chose est le Fils ? Dire qu’il est autre, c’est parler juste ; dire qu’il est autre chose, c’est mal t’exprimer. Le Fils est autre que le Père, parce qu’il n’est pas le même que le Père : le Père est autre que le Fils, parce qu’il n’est pas le même que le Fils ; néanmoins, le Père et le Fils ne sont pas autre chose, parce qu’ils sont la même chose. Ils sont la même chose : qu’est-ce à dire ? Un seul Dieu. Tu as entendu ces paroles : « Je ne suis pas seul, mais le Père qui m’a envoyé, est avec moi ». Écoute le Fils : il va lui-même t’apprendre ce que tu dois croire du Père et du Fils. « Moi et mon Père, nous sommes une même chose [851] ». Remarque bien ces deux termes : « Nous sommes une même chose », et tu seras préservé de tomber en Charybde et en Scylla. De ces deux termes, l’un, « une même chose », te préserve de l’erreur d’Arius, l’autre, « nous sommes », te garantit de celle de Sabellius, S’il y a « unité », il n’y a pas diversité de substance ; le mot « nous sommes » prouve l’existence du Père et du Fils ; car si le Sauveur ne parlait que d’un seul, il ne dirait pas : « Nous sommes » ; et s’il y avait entre eux diversité de nature, il ne se servirait pas de l’expression : « Une même chose. Mon jugement », dit-il, « est véritable » ; en voici en deux mots la raison ; c’est que je suis le Fils de Dieu. Mais, ajoute-t-il, en te disant que je suis le Fils de Dieu, je veux te faire entendre que mon Père est avec moi ; de ce que je suis son Fils, il ne résulte nullement que je me sois éloigné de lui ; je ne me trouve pas ici de telle façon qu’il ne s’y trouve pas avec moi ; il n’est pas lui-même au ciel, de manière à ce que je n’y sois pas avec lui. J’ai pris la forme d’un esclave [852], mais je ne me suis point dépouillé de ma nature divine : « Je ne suis donc pas seul, mais le Père qui m’a envoyé est avec moi ».
10. Après avoir parlé du jugement, il veut parler du témoignage. « Il est écrit dans votre dois, dit-il, « que le témoignage de deux est digne de foi, et je rends témoignage de moi-même, et le Père qui m’a envoyé, rend témoignage de moi ». Il leur explique même leur loi, à condition pourtant qu’ils ne fassent pas la sourde oreille. Il y a une grande difficulté, mes frères, et j’aperçois un grand mystère dans ce fait, que le Sauveur a dit : « Tout sera assuré par la déposition de deux ou trois témoins[853] ». La vérité peut-elle être certifiée par deux témoins ? Évidemment oui : ainsi l’a toujours cru le genre humain tout entier. Il est, néanmoins, possible que deux hommes viennent à mentir. La chaste Suzanne a été compromise par les dépositions de deux menteurs ; parce qu’ils étaient deux, y avait-il pour eux une impossibilité à ce qu’ils fussent de faux témoins ? Parlons-nous de deux ou de trois témoins ? Mais un peuple tout entier s’est inscrit en faux contre le Christ[854]. Si un peuple tout entier, composé d’une innombrable multitude d’hommes, a été surpris en flagrant délit de mensonge, quel sens donner à ces paroles : « Tout sera assuré par la déposition de deux ou trois témoins ? » Il y est évidemment fait une mystérieuse allusion à la Trinité en laquelle réside perpétuellement l’immuable vérité. En toutes choses, veux-tu avoir le droit de ton côté ? Aie deux ou trois témoins, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Quand deux faux témoins poursuivaient Suzanne, femme chaste, épouse fidèle s’il en fut, la Trinité lui rendait témoignage au tribunal de sa conscience, et la soutenait intérieurement aussi fit-elle sortir du secret un témoin véridique, Daniel, et, par lui, elle prouva la fausseté des deux vieillards[855]. Puisque, d’après votre loi, le témoignage de deux hommes est véritable, recevez donc le nôtre ; autrement, vous ressentiriez la rigueur de notre jugement : « Car je ne juge personne, mais je rends témoignage de moi-même » ; plus tard, je jugerai, mais je rends témoignage aujourd’hui.
14. Mes frères, au milieu des discours méchants et des injurieux soupçons du monde, choisissons Dieu pour notre témoin et notre juge ; car celui qui nous juge ne dédaigne pas de nous servir maintenant de témoin, et pour juger, il rie se laisse point surprendre ; son jugement s’exercera d’après ce qu’il voit et entend lui-même. Mais pourquoi est-il lui-même témoin ? Parce qu’il lui est inutile d’apprendre de la bouche d’un autre qui tu es. Pourquoi est-il juge ? Parce qu’il a le pouvoir de donner la mort et de communiquer la vie, de condamner et d’absoudre, de précipiter dans la géhenne et de faire entrer dans le ciel, de destiner à la société du démon et de couronner dans l’assemblée des anges. Puisqu’il a ce pouvoir, il est donc juge. Pour te connaître, il n’a nul besoin de la déposition d’un autre témoin, s’il doit te juger plus tard, aujourd’hui il te voit ; par conséquent, il ne te sera pas possible de le tromper au moment où il te demandera compte de ta vie. Alors, Dieu te dira : Lorsque tu me méprisais, j’en étais témoin ; et quand tu n’avais pas la foi, je ne m’engageais nullement à laisser impunie ton incrédulité ; je différais ta condamnation, mais je n’y renonçais pas. Tu n’as pas voulu écouter mes ordres, tu subiras la rigueur du jugement que je t’annonce. Si, au contraire, je trouve en toi un serviteur fidèle, les maux dont je te menace maintenant ne seront point ton partage ; mais tu entreras en possession des biens que je te promets.
12. Le Sauveur a dit quelque part : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout le jugement à son Fils [856] ». Ici, il dit : « Mon jugement est véritable, car je ne suis pas seul ; le Père, qui m’a envoyé, est avec moi ». Que cette différence entre les deux textes n’étonne aucun d’entre vous ; nous avons déjà donné une explication suffisante de ces passages de l’Évangile ; il me suffira donc de vous dire : Le Christ ne s’est pas exprimé ainsi pour vous faire entendre que le Père ne sera pas avec son Fils, quand celui-ci jugera le monde : il a voulu vous persuader, qu’au moment où il viendra juger les bons et les méchants, il leur apparaîtra, seul, revêtu de ce corps dans lequel il a souffert, avec lequel il est ressuscité et monté au ciel. Le jour de son ascension, un ange adit à ses disciples qui le voyaient s’élever : « Il reviendra du ciel, de la même manière que vous l’y avez vu monter[857] ». Quand il jugera, il sera revêtu de la même chair qu’au moment où il a été jugé. Ainsi se trouvera encore accomplie cette prophétie : « Ils verront Celui qu’ils ont fait mourir[858] » Lorsque les justes entreront dans la vie éternelle, nous le verrons tel qu’il est ; mais alors, il ne jugera plus les vivants et les morts, il deviendra la récompense des vivants.
13. Que personne ne se scandalise davantage de ces autres paroles du Sauveur : « Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux hommes est véritable », et, parce qu’il n’a pas dit : Dans la loi de Dieu, que personne ne s’imagine que cette loi ne l’avait pas pour auteur. En se servant de ces expressions : « Dans votre loi », il a voulu dire : Dans la loi qui vous a été donnée ; par qui, sinon par Dieu lui-même ? Nous nous exprimons de la même manière en disant : « Notre pain quotidien », puisque nous ajoutons : « Donnez-nous aujourd’hui [859] ».

TRENTE-SEPTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « ILS LUI DISAIENT DONC : OÙ EST TON PÈRE ? » JUSQU’À CET AUTRE « ET NUL NE SE SAISIT DE LUI, PARCE QUE SON HEURE N’ÉTAIT POINT ENCORE VENUE ». (Chap. 8, 19-20.)[modifier]

LE CHRIST, SEMBLABLE AU PÈRE.[modifier]

N’envisageant en Jésus-Christ que son humanité, ses ennemis lui demandent où est ton Père. Le Sauveur leur répond sévèrement que s’ils le connaissaient lui-même, ils connaîtraient par là même son Père. En effet, il est semblable à lui, de même nature que lui, une seule et même chose avec lui, en tant que Dieu ; quoique différents de personne, ils sont donc tous deux pareils. Confondus, mais non convaincus par ces paroles, les Juifs se retirent sans lui faire de mal, parce que le moment qu’il a librement choisi comme maître du monde, des astres et des hommes, n’est pas encore venu pour lui de mourir en notre faveur.


1. Nous ne devons point passer brièvement sur ce passage si court de l’Évangile, dont on vient de vous donner lecture. il faut que l’on comprenne bien ce que l’on a entendu. Le Sauveur a dit peu de paroles, mais quelles admirables choses en ce peu de mots ! Paroles remarquables, non à cause du nombre, mais en raison de leur importance ; paroles dont le petit nombre ne doit pas nous inspirer le mépris, mais que leur grandeur recommande à notre sagacité. Ceux d’entre vous qui se trouvaient hier ici, le savent pour nous avoir entendu ; nous avons expliqué, selon la mesure de nos forces, ces paroles de Jésus-Christ : « Vous jugez selon la chair ; pour moi je ne juge personne ; mais si je juge, mon jugement est véritable ; car je ne suis pas seul, et le Père, qui m’a envoyé, est avec moi : Il est écrit, dans votre loi, que le témoignage de deux témoins est vrai. Je rends témoignage de moi-même, et le Père, qui m’a envoyé, rend témoignage de moi [860] ». Hier, comme je viens de le dire, j’ai parlé à vos oreilles et à vos esprits au sujet de ce passage de l’Évangile. Après que le Sauveur se fut exprimé ainsi, ceux qui avaient entendu ces mots : « Vous jugez selon la chair », en donnèrent la preuve convaincante. Jésus les avait entretenus de Dieu, son Père ; pour eux, ils lui répondirent en ces termes : « Où est ton Père ? » À l’idée du Père du Christ, ils donnaient un sens charnel, parce qu’ils jugeaient, selon la chair, des paroles du Sauveur. Par l’apparence, celui qui s’adressait à eux était un homme : s’ils avaient pénétré sous ces dehors, ils y auraient trouvé le Verbe : homme visible, Dieu caché, voilà ce qu’il était. Ils voyaient le vêtement et méprisaient celui qui le portait ; ils le méprisaient, parce qu’ils ne le connaissaient pas ; ils ne le connaissaient pas, parce qu’ils ne le voyaient point ; ils ne le voyaient point, parce qu’ils étaient aveugles, et leur cécité provenait de leur manque de foi.
2. Voyons donc encore ce que le Sauveur répondit à leur question. « Où est ton Père ? » lui dirent-ils. Nous avons entendu ces paroles sortir de ta bouche : « Je ne suis pas seul, et le Père, qui m’a envoyé, est avec moi ». Nous ne voyons que toi, et nous n’apercevons pas ton Père à tes côtés. Comment peux-tu nous dire que tu n’es pas seul, mais que ton Père est avec toi ? S’il en est ainsi, montre-nous ton Père. Le Sauveur répondit Est-ce que vous me voyez moi-même ? Alors comment vous montrerai-je mon Père ? Voilà ce qui suit : voilà le sens de sa réponse ; nous avons déjà précédemment expliqué ces paroles. Remarquez-les, en effet, les voici : « Vous ne connaissez ni moi, ni mon Père ; si vous me connaissiez, vous connaîtriez peut-être aussi mon Père ». Vous me demandez « où est mon Père », comme si vous me connaissiez déjà moi-même, comme si vous me voyiez, en regardant tout ce que je suis. Aussi, puisque vous ne me connaissez pas, je ne vous montre pas mon Père. À votre sens, je ne suis qu’un homme ; d’où vous concluez que mon Père est aussi un homme : la raison en est que vous jugez selon la chair. Je suis ce que vous me voyez et ce que vous ne me voyez pas. En tant que vous ne me voyez pas, je vous parle de mon Père, qui est, comme moi, invisible pour vous. Apprenez donc d’abord à me connaître ; et puis, vous connaîtrez mon Père.
3. « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez peut-être aussi mon Père ». En disant : « peut-être », Jésus, qui sait tout, n’exprime pas un doute ; il inflige un blâme. Remarquez, en effet, comment ce mot, « peut-être », ordinairement employé pour exprimer un doute, exprime ici un blâme. Une parole est l’expression d’un doute, quand celui qui la profère n’ose se prononcer, en raison de son ignorance ; mais quand une pareille parole tombe des lèvres de Dieu, on peut dire que, rien ne lui étant caché, le doute apparent ne trahit pas une incertitude de sa part, mais qu’il est la condamnation du manque de foi de ses interlocuteurs. Quoiqu’ils soient absolument sûrs de certaines choses, les hommes expriment parfois un doute, pour mieux réprimander ; en d’autres termes, ils emploient des manières de parler dubitatives, malgré la certitude intérieure qu’ils éprouvent. Lorsque tu t’emportes contre ton serviteur, ne lui dis-tu pas : Tu me méprises ; fais-y attention, peut-être suis-je ton maître ? Voilà pourquoi l’Apôtre dit à certains hommes qui le méprisaient : « Mais je le pense, moi aussi, j’ai l’esprit de Dieu [861] ». Celui qui dit : « Je « le pense », semble éprouver un doute ; mais Paul n’en éprouvait aucun ; il ne faisait que réprimander. Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même ne blâmait-il pas l’incrédulité future du genre humain, quand il disait. « Quand le Fils de l’homme viendra, pensez« vous qu’il trouve de la foi sur la terre[862] ? »
4. Autant que je puis le supposer, vous avez compris pourquoi le Sauveur a prononcé le mot « peut-être ». Qu’aucun de vous, par conséquent, ne fasse parade de sa science du latin, ne pèse les mots, ne dissèque les syllabes et ne trouve à reprendre dans cette parole sortie de la bouche du Verbe de Dieu ; car, en voulant corriger la manière de s’exprimer employée par le Verbe divin, il pourrait bien devenir, non pas éloquent, mais muet. Y a-t-il, en effet, quelqu’un pour s’exprimer comme le Verbe qui, au commencement, était en Dieu ? N’aie pas la hardiesse d’examiner ses paroles, et, d’après cette manière commune de parler, de mesurer le Verbe qui est Dieu. Parce que tu écoutes la Parole, tu la méprises ; écoute Dieu, et crains-le : « Au commencement était la Parole ». Tu rapproches la parole de la manière ordinaire de s’exprimer, et tu dis en toi-même : Qu’est-ce que la parole ? Est-ce donc une chose si merveilleuse ? Elle résonne aux oreilles et s’éteint aussi vite ; elle fait vibrer l’air et frappe le sens de l’ouïe ; puis il n’en reste rien. Écoute encore : « Le Verbe était en Dieu » ; il y demeurait ; après s’y être fait entendre, il ne s’évanouissait pas. Tu n’en as pas encore une haute idée : « Le Verbe était Dieu[863] ». O homme, lorsque ta parole est au dedans de toi, dans ton cœur, elle n’est pas un son ; mais pour arriver jusqu’à moi, cette parole, renfermée en toi-même, a besoin du son comme d’un véhicule. Elle s’en empare donc ; elle se place sur lui, comme sur un chariot, elle traverse les airs, parvient jusqu’à moi, sans néanmoins se séparer de toi. Pour le son, il ne peut venir à moi qu’à la condition de te quitter, et, toutefois, il n’établit pas en moi sa demeure. La parole, qui était dans ton âme, a-t-elle disparu en même temps que le son s’évanouissait à mes oreilles ? Ce que tu pensais, tu l’as dit ; tu as employé le secours des syllabes, afin de me faire parvenir tes pensées secrètes : elles sont arrivées à mes oreilles, portées sur les ailes des mots, puis elles sont, de là, descendues dans mon cœur ; le bruit, qui leur a servi de moyen de locomotion, fait place au silence ; mais la parole elle-même, cette parole qui m’est parvenue par l’intermédiaire des sons, se trouvait en toi, avant de se traduire au-dehors par le bruit des mots ; et, parce que tu as parlé, elle a pénétré dans mon cœur sans quitter le tien. Qui que tu sois, si tu veux scruter le sens des paroles que tu entends, fais attention à ce que je dis. Tu ne sais ce qu’est la parole de l’homme, et tu méprises la parole de Dieu !
5. Celui par qui toutes choses ont été faites, connaît tout, pourtant il adresse sous forme dubitative ce reproche à ses adversaires « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez peut-être aussi mon Père ». Il leur reproche leur incrédulité. Il a fait ailleurs la même réflexion à ses disciples ; mais en cette circonstance, il n’a pas employé l’expression du doute, parce qu’il n’avait point à leur reprocher un manque de foi. Ce qu’il dit ici aux Juifs : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez peut-être aussi mon Père », il l’a pareillement dit à ses Apôtres au moment où Philippe lui adressait cette question, ou plutôt cette demande : « Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suffit ». Par ces paroles, Philippe semblait lui dire : Nous vous connaissons déjà : vous nous êtes apparu, et nous vous avons vu ; vous nous avez choisi, et nous avons marché à votre suite ; nous avons été les témoins de vos miracles ; nous avons entendu les paroles de vie sortir de votre bouche, et accepté vos ordres ; nous espérons en vos promesses ; par votre société, vous nous avez comblés d’une infinité de bienfaits ; nous vous connaissons donc, mais nous ne connaissons pas votre Père ; aussi notre cœur est-il embrasé du désir de voir ce Père que nous ne connaissons pas. Nous vous connaissons, mais cela ne nous suffit pas ; nous voulons connaître aussi votre Père ; montrez-nous-le, et cela nous suffit. Pour leur faire comprendre qu’ils ignoraient encore ce qu’ils croyaient déjà savoir, le Sauveur leur adressa ces paroles : « Je suis avec vous depuis si longtemps, et vous ne me connaissez pas ? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père [864] ». Y a-t-il apparence de doute dans ces paroles ? Le Sauveur a-t-il dit : Celui qui m’a vu a peut-être aussi vu mon Père ? Pourquoi ? Philippe n’était pas un incrédule ; il n’allait pas à l’encontre de la foi ; c’est pourquoi, au lieu de le réprimander, Jésus l’instruisait. « Celui qui m’a vu, a vu aussi le Père ». Voilà ce qu’il disait à son disciple, tandis qu’il adressait aux Juifs ces autres paroles : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez peut-être aussi mon Père ». Ôtons, de ces paroles, celle qui indique, dans les auditeurs, le manque de foi, et nous trouverons, ici et là, l’expression de la même pensée.
6. Hier, nous avons déjà fait remarquer à votre charité, et nous vous avons dit qu’à moins d’y être obligés par la mauvaise foi des hérétiques, nous devons discuter, le moins, possible, les instructions que l’Évangéliste Jean nous donne comme les ayant reçues lui-même de la bouche du Sauveur. Aussi, nous avons vous fait connaître en deux mois, hier, qu’il y a des hérétiques appelés Patripassiens, ou encore, Sabelliens, du nom de leur chef. À les entendre, le Père n’est autre que le Fils : les noms sont différents, mais il n’y a en Dieu qu’une seule personne ; il est un, mais à son gré, il s’appelle, tantôt le Père, tantôt le Fils. Il est encore d’autres hérétiques ; ce sont les Ariens. Ils reconnaissent en Notre-Seigneur Jésus-Christ le Fils unique du Père ; ils avouent que la personne du Père est distincte de celle du Fils ; que le Père n’est pas le Fils, et que le Fils n’est pas le Père ; ils confessent la génération de l’un par l’autre, mais ils refusent de les reconnaître égaux. Pour nous, qui représentons la foi catholique, cette foi venue jusqu’à nous par l’enseignement des Apôtres, établie parmi nous, à nous transmise par une succession non interrompue de pasteurs, destinée à passer, aux siècles à venir dans toute son intégrité ; pour nous, nous tenons le milieu entre les deux, c’est-àdire, entre l’une et l’autre hérésie ; nous possédons la vérité. Suivant l’erreur des Sabelliens, il n’y a en Dieu qu’une seule personne, Père et Fils tout ensemble. Selon les Ariens, autre est le Père, autre est le Fils, en ce sens, toutefois, que le Fils est non seulement une autre personne que le Père, mais aussi d’une autre nature. Et toi, qui tiens le milieu entre eux, que crois-tu ? Tu repousses le sabellianisme ; repousse également l’erreur des Ariens. Le Père est le Père, le Fils est le Fils ; l’un n’est pas l’autre, mais ils ne sont pas autre chose. Parce que, dit le Christ, « moi et mon Père, nous sommes un [865] ». Je vous l’ai expliqué hier autant que possible. À ce mot : « Nous sommes », le sabellien doit s’éloigner couvert de confusion ; qu’à cet autre : « un », l’Arien fasse de même. Pour le catholique, il faut qu’il dirige la barque de sa foi entre ces deux écueils, et prenne garde de périr en se précipitant sur l’un ou sur l’autre. Répète donc ces paroles de l’Évangile : « Moi et mon Père, nous sommes un ». Il n’y a pas de diversité de nature là où il y a « unité », et quand il est dit : « Nous sommes », il n’y a pas qu’une seule personne.
7. Quelques instants auparavant, Jésus avait dit : « Mon jugement est véritable, parce que je ne suis pas seul, et que le Père, qui m’a envoyé, est avec moi ». Mon jugement est véritable, par la raison que je suis le Fils de Dieu, que je parle selon la vérité, que je suis la vérité même. Les Juifs, ayant donné à ses paroles un sens charnel, lui avaient répondu où est ton Père ? O Arien, écoute maintenant ce qu’il ajoute : « Vous ne connaissez ni moi ni mon Père ; car si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père ». Quand tu vois un homme pareil à un autre ; que votre charité le remarque, je vous parle tomme on vous parle tous les jours : par conséquent, cette manière de m’exprimer, en usage parmi vous, ne doit point vous offrir d’obscurités : quand tu vois un homme pareil à un autre que tu connais déjà, tu es tout surpris de cette ressemblance, et tu dis : Comment celui-ci peut-il ressembler ainsi à celui-là ? Tu ne parlerais pas de la sorte, s’il n’était question de deux hommes différents. Un voisin, qui ne connaît nullement l’homme auquel tu compares le second, te fait cette question : Comme il lui ressemble ? – Et tu lui répons : Eh quoi ! ne le connais-tu pas ? – Non.— Alors, pour lui faire connaître celui qu’il n’a jamais vu, tu lui montres l’homme qui se trouve devant lui, et tu dis Regarde celui-ci, et tu auras vu l’autre. En t’exprimant de cette manière, tu n’as évidemment pas affirmé que ces deux hommes, au lieu d’être deux hommes, n’en font qu’un ; mais à cause de leur mutuelle ressemblance, tu as fait cette réponse : Tu connais celui-ci ; par là même, tu connais celui-là, car tous deux se ressemblent à tel point, qu’il n’y a entre eux aucune différence. Aussi le Sauveur dit-il : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père » ; non que le Fils soit le Père, mais parce que le Fils est semblable au Père. Que l’Arien rougisse. Grâces à Dieu de ce que cet hérétique s’est éloigné de l’erreur de Sabellius, et n’est point Patripassien : il ne dit pas que le Père se soit incarné ; soit venu en ce monde, ait souffert, soit ressuscité et remonté en quelque sorte vers lui-même ; il ne dit pas cela : il reconnaît avec moi que le Père est le Père, et que le Fils est le Fils. Mais, ô mon frère, puisque tu as échappé à un écueil, pourquoi te précipiter sur l’autre ? Le Père est le Père ; le Fils est le Fils. Pourquoi dire le Fils dissemblable ? Pourquoi différent ? Pourquoi d’une autre nature ? S’il était dissemblable, dirait-il à ses Apôtres : « Celui qui m’a vu a vu le Père ? » dirait-il aux Juifs : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père ? » Et, en parlant ainsi, dirait-il la vérité, si ces autres paroles n’étaient pas vraies : « Moi et mon Père, nous sommes un ? »
8. « Jésus dit ces paroles dans le parvis du « trésor, enseignant dans le temple u. Grande confiance, exempte de crainte ! Car, celui qui ne serait pas devenu semblable à nous, s’il ne l’avait pas voulu, ne devait pas souffrir s’il n’y consentait. Enfin, que lisons-nous encore ? « Et nul ne se saisit de lui, parce que son « heure n’était pas encore venue ». Ces paroles sont aussi pour plusieurs un motif de croire que Notre-Seigneur Jésus-Christ a été soumis à la fatalité ; aussi disent-ils, vous le voyez le Christ avait un sort. Ah ! si ton cœur n’était pas infatué, tu ne croirais pas à cette fatalité ! Ce mot de fatalité, que plusieurs emploient pour l’appliquer au Christ, est un dérivé du Verbe fari, qui veut dire : parler. Comment le Verbe de Dieu pourrait-il être soumis à la fatalité, lui en qui se trouvent toutes les créatures ? Avant de créer le monde, Dieu ignorait-il ce qu’il a établi depuis ? Ce qu’il a fait était dans son Verbe. Le monde a été créé : il a été fait, et néanmoins il était dans le Verbe. Comment a-t-il été créé sans cesser d’être dans le Verbe ? Le voici. La maison que bâtit un architecte, se trouvait d’abord dans son plan ; et elle s’y trouvait dans un état préférable, car elle n’y était exposée ni à vieillir, ni à tomber en ruines : cependant, pour faire connaître son plan, l’architecte bâtit la maison, et un édifice sort, en quelque manière, d’un autre édifice, et s’il vient à s’écrouler, le plan n’en subsiste pas moins. Ainsi, tout ce qui a été créé se trouvait-il dans le Verbe de Dieu, parce que Dieu a fait toutes choses dans sa sagesse[866], et il les a étalées à nos yeux. Ce n’est point parce qu’il les a faites qu’il a appris à les connaître : il les a créées, parce qu’il les connaissait d’avance : elles ont été tirées du néant ; voilà pourquoi nous les connaissons : nous ne les connaîtrions pas, si elles n’avaient pas été faites. Le Verbe était donc avant elles. Mais qu’y avait-il avant le Verbe ? Absolument rien. S’il y avait eu quelque chose, l’Évangéliste aurait dit, non pas qu’ « au commencement, était le Verbe », mais qu’au commencement le Verbe a été fait. Enfin, qu’est-ce que Moïse dit de l’univers ? « Au commencement, Dieu a fit le ciel et la terre [867] ». Il fit ce qui n’était pas : s’il fit ce qui n’était pas, qu’y avait-il donc avant la création ? « Au commencement a était le Verbe ». Et d’où sont venus le ciel et la terre ? « Toutes choses ont été faites par lui[868] ». Et tu places le Christ sous l’empire d’un sort ? Où sont les sorts ? – Dans le ciel, me réponds-tu : dans la symétrie et les révolutions des astres.— Comment donc Celui qui a fait le ciel et les astres peut-il être soumis à un sort, lorsque tu t’élèves toi-même au-dessus du ciel et des astres, par l’effet de ta seule volonté, en suivant les pures inspirations de la sagesse ? De ce que le Christ s’est fait homme sur la terre, as-tu le droit de penser que sa puissance s’est abaissée au point de se soumettre à celle du ciel ?

9. O homme ignorant, écoute : « Son heure n’était pas encore venue », non pas l’heure où il serait forcé de mourir, mais celle où il daignerait se laisser mettre à mort. Il savait le moment où il devrait mourir : il avait devant les yeux tout ce qui avait été prédit de lui, et il attendait l’accomplissement de toutes les prophéties qui devaient se réaliser avant sa passion : après qu’elles se seraient vérifiées, alors sonnerait l’heure de ses souffrances, en conséquence de son choix, et non pas d’une aveugle nécessité. Écoutez-moi, je vais vous en donner une preuve. Entre toutes les prédictions relatives au Christ, je trouve celle-ci : « Ils m’ont donné du fiel pour nourriture, ils m’ont présenté du vinaigre pour étancher ma soif[869] ». L’Évangile nous apprend la manière dont elle s’est accomplie. On donna d’abord du fiel au Christ ; après l’avoir reçu et goûté, il le cracha : puis, tandis qu’il était en croix, il voulut réaliser toutes les prophéties, et il s’écria : « J’ai soif ». Les soldats prirent une éponge remplie de vinaigre, la fixèrent à un roseau, et l’élevèrent pour l’approcher de ses lèvres : il accepta et dit : « C’est fini ». Qu’est-ce à dire : « C’est fini ? » Tout ce qui avait été annoncé comme devant avoir lieu avant ma mort, est accompli ; que fais-je donc ici ? Enfin, sitôt qu’il eut dit : « C’est fini, il baissa la tête et rendit l’âme[870] ». Les deux larrons, crucifiés à côté de lui, sont-ils morts quand ils l’ont voulu ? Ils étaient retenus captifs par les liens de leur corps, parce qu’ils ne l’avaient pas créé : cloués à la croix, ils voyaient leurs tourments se prolonger, parce qu’ils n’étaient pas les maîtres de la douleur. Pour le Sauveur, il a pris, quand il l’a voulu, un corps dans le sein d’une vierge : il est venu prendre place au milieu des hommes, quand il l’a voulu quand il l’a voulu, il a quitté son corps tout cela a été, chez lui, l’effet de la puissance, et non de la nécessité. Il attendait donc cette heure, et il ne devait point la subir forcément ; il l’avait librement choisie, comme la plus opportune, pour accomplir d’abord ce qui devait avoir lieu avant sa mort. Était-il fatalement condamné par un sort, Celui qui a dit en un autre endroit. « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre ; nul ne me l’ôte, mais je la donne moi-même, et je la reprends de nouveau[871] ? » Il a manifesté ce pouvoir au moment où les Juifs cherchaient à s’emparer de lui. « Qui a cherchez-vous ? » leur dit-il. – Et ils lui répondirent : « Jésus ».— « C’est moi ».— À ces mots, « ils reculèrent et tombèrent par terre [872] ».
10. Quelqu’un va me dire : S’il avait un pareil pouvoir, pourquoi n’est-il pas descendu de sa croix, lorsque attaché à la croix il se voyait insulté par eux, et qu’ils lui disaient : « Si tu es le Fils de Dieu, descends donc de la croix[873] ? » Il leur eût ainsi donné une preuve péremptoire de sa puissance. Il a différé de la manifester, afin de nous enseigner la patience. S’il s’était laissé comme troubler par leurs clameurs, et qu’il fût descendu suivant leur désir, ils se seraient imaginé que la douleur et la honte l’avaient vaincu. Libre de descendre s’il l’eût voulu, il ne le fit pas, et resta attaché à l’instrument de son supplice. Descendre de sa croix aurait-ce été difficile pour Celui qui a pu sortir vint du tombeau ? Pour nous, qui avons entendu ce passage de l’Évangile, puissions-nous comprendre que, si Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a pas alors manifesté sa puissance, il la manifestera au jour du jugement, ce jour dont il est écrit : « Il viendra et se manifestera, notre Dieu, et sortira de son silence[874] ». Qu’est-ce à dire : « Il viendra et se manifestera ? » Notre Dieu, Jésus-Christ, est tenu sans qu’on le connaisse : il viendra et on le connaîtra. « Et il sortira de son silence ». Que signifient ces paroles ? D’abord il s’est tu. Quand s’est-il tu ? Quand il a été jugé. Ainsi s’est trouvé accompli l’oracle du Prophète : « Il a été conduit à la mort comme une brebis, et, pareil à un agneau qui se tait devant le tondeur, il n’a pas ouvert la bouche [875] ». S’il n’y avait consenti, il n’aurait pas souffert ; s’il n’avait souffert, il n’aurait pas répandu son sang, et sans l’effusion de son sang, le monde n’aurait pas été racheté. Aussi devons-nous rendre grâces et à sa puissance divine, et à la bonté avec laquelle il est venu partager notre faiblesse. Remercions-le d’avoir caché cette puissance qu’ignoraient les Juifs, puisqu’il leur a dit tout à l’heure : « Vous ne connaissez ni moi ni mon Père » ; et d’être devenu cet homme que les Juifs connaissaient, et dont ils n’ignoraient point la patrie ; car il leur avait dit précédemment : « Vous me connaissez, et vous savez d’où je suis [876] ». Sachons bien aussi ce qui rend le Christ égal au Père, et ce qui rend son Père plus grand que lui. Voyons en lui, d’une part, le Verbe, d’autre part, la nature humaine : tout à la fois Dieu et homme, il ne forme néanmoins qu’un seul et même Christ en qui se trouvent unis la divinité et l’humanité.

TRENTE-HUITIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « JÉSUS LEUR DIT DONC : VOUS ME CHERCHEREZ », JUSQU’À CET AUTRE : « JE SUIS LE COMMENCEMENT, MOI QUI VOUS PARLE ». (Chap. 8,21-25.)[modifier]

LE CHRIST, PRINCIPE.[modifier]

Jésus avertit les Juifs qu’ils chercheront à le connaître, mais que leurs efforts n’aboutiront point, parce qu’ils ont, à son sujet, des idées charnelles, et qu’ils mourront dans leurs péchés parce qu’ils n’auront pas la foi La seule condition pour ne pas mourir ainsi, c’est de croire que le Christ est, en lui-même, sans changement d’aucune sorte ; en un mot, qu’il est le principe, la source de la vie pour toutes choses.


1. La leçon du saint Évangile qui précède celle d’aujourd’hui se terminait par ce passage : « Jésus dit ces paroles dans le parvis du trésor, enseignant dans le temple » ce qu’il a voulu et ce que vous avez entendu, a et personne ne s’empara de lui, parce que a son heure n’était pas encore venue [877] ». Voilà le sujet de notre conférence de dimanche dernier ; nous avons dit ce qu’il a bien voulu nous inspirer. D’après notre instruction, votre charité a dû comprendre le sens de ces mois : « Son heure n’était pas encore venue ». De là, sans doute, personne n’oserait pousser l’impiété jusqu’à oser impudemment supposer que le Christ ait subi l’irrésistible empire de la fatalité : « l’heure choisie par lui n’était pas encore venue », où, selon ce qui avait été prédit de lui, il devait mourir non point forcément, mais librement et parfaitement préparé au sacrifice.
2. Aujourd’hui, il parle aux Juifs de cette mort qu’il n’a pas subie involontairement, mais qu’il a bien voulu accepter : voici ses paroles : « Je m’en vais ». Pour le Seigneur Jésus, la mort a été un départ pour l’endroit d’où il était venu et d’où il n’était jamais sorti. « Je m’en vais », dit-il, « et vous me chercherez ». Et le mobile de vos recherches ne sera pas le désir de me trouver ; ce sera la haine de ma personne. Après qu’il se fut dérobé aux regards des hommes, il fut recherché par ses ennemis comme par ceux qui l’aimaient : ceux-ci désiraient le posséder, ceux-là le persécutaient. Le Seigneur avait dit lui-même, dans un psaume, par l’organe du Roi-Prophète : « La fuite m’était interdite, et personne ne recherchait ma vie [878] », et encore dans un autre psaume : « Qu’ils se retirent confus et couverts de honte, ceux qui cherchent ma vie[879] ». Il déclare coupables ceux qui ne recherchent pas son âme, et il condamne ceux qui la rechercheront. C’est mal, en effet, de ne pas rechercher la vie du Christ, comme l’ont recherchée ses disciples ; et c’est aussi une faute de la rechercher comme les Juifs l’ont recherchée : ceux-là voulaient la partager avec lui, ceux-ci voulaient en faire la fin. Les Juifs la recherchaient avec des intentions mauvaises et des sentiments coupables ; c’est pourquoi le Sauveur, dit ensuite : « Vous me chercherez », et n’allez pas vous imaginer que vous me chercherez bien ; car « vous mourrez dans votre péché ». Mourir dans son péché, c’est mal chercher Jésus-Christ, c’est haïr Celui qui pourrait seul nous sauver. Les hommes qui ont mis en Dieu leur espérance, ne doivent pas rendre le mal même pour le mal : et les ennemis du Christ lui rendaient le mal pour le bien ; aussi leur annonce-t-il d’avance leur sort à venir : il prononce leur sentence, car il sait ce qui doit leur arriver plus tard ; il leur prédit qu’ils mourront dans leur péché ; puis, il ajoute « Vous ne pouvez venir où je vais ». En une autre circonstance, il avait tenu à ses disciples le même langage, sans toutefois leur dire : « Vous mourrez dans votre péché ». Quelles paroles leur avait-il donc adressées ? Les mêmes qu’aux Juifs : « Vous ne pouvez venir où je vais [880] ». Par là, il ne leur ôtait point l’espérance de le suivre, mais il les avertissait qu’ils n’iraient pas immédiatement avec lui. Au moment où le Sauveur parlait à ses disciples, ils ne pouvaient pas, en effet, aller où il allait lui-même ; mais ils devaient y parvenir plus tard ; pour les Juifs, jamais, puisqu’il leur disait d’avance et en connaissance de cause : « Vous mourrez dans votre péché ».
3. Les Juifs entendirent ces paroles, comme pouvaient les entendre des gens habitués à n’avoir que des pensées charnelles, à juger de tout selon la chair, à tout écouter et à tout comprendre dans un sens charnel ; ils se dirent donc les uns aux autres : « Se tuera-t-il lui-même, puisqu’il dit : Vous ne pouvez venir où je vais ? » Paroles insensées et pleines d’ineptie ! Eh quoi ! si le Christ devait se tuer lui-même, ne pouvaient-ils aller où il irait ? N’étaient-ils pas eux-mêmes destinés à mourir ? Alors, pourquoi s’exprimer ainsi : « Se tuera-t-il lui-même, puisqu’il a dit : Vous ne pouvez venir où je vais ? » S’il voulait parler de sa mort, y en avait-il un seul qui ne dût mourir comme lui ? Par ces mots : « où je vais », il n’entendait donc point parler du moment de sa mort, mais de l’endroit où il devait aller après sa mort. Ils firent donc au Sauveur cette réponse, parce qu’ils ne le comprenaient pas.
4. À ces hommes imbus d’idées toutes terrestres, que dit le Sauveur ? « Et il leur dit : Vous êtes d’en bas ». Vous avez des goûts terrestres, parce qu’à l’exemple des serpents, vous vous nourrissez de terre, Qu’est-ce à dire : Vous vous nourrissez de terre ? Vous faites, de pensées terrestres, l’aliment de vos âmes : vous trouvez vos délices dans les choses de ce monde ; c’est vers elles que tendent vos désirs les plus ardents : vos cœurs ne sont pas en haut. « Vous êtes d’en bas, et moi je suis d’en haut : vous êtes de ce monde, et moi je ne suis pas de ce monde ». Comment serait-il du monde, celui qui a créé le monde ? Ceux-là sont du monde, qui ont été créés après lui : le monde est sorti en premier lieu du néant, par conséquent l’homme est du monde. Quant au Christ, il était d’abord, le monde fut ensuite. Avant le monde était le Christ : avant le Christ, rien, parce qu’ « au commencement était le Verbe, et que toutes choses ont été faites par lui [881] ». Voilà pourquoi il était d’en haut. D’en haut ? De l’air ? Non ; c’est là que volent les oiseaux. Du ciel que nous voyons ? Non plus : Le soleil, la lune, les étoiles en parcourent l’espace. De l’armée des anges ? Gardez-vous de le croire : il a créé les anges puisqu’il a créé toutes choses. Comment donc le Christ est-il d’en haut ? Il est du Père lui-même. Rien de supérieur à ce Dieu qui a engendré un Verbe égal à lui, coéternel avec lui, Fils unique, indépendant du temps, parole par laquelle il devait créer tous les temps. Pour comprendre comment le Christ est d’en haut, il faut donc t’élever par la pensée au-dessus de tout ce qui a été fait, de toutes les créatures, de tous les êtres matériels, de tous les esprits créés, de toutes les choses susceptibles d’un changement quelconque. Élève-toi au-dessus de tout cela, comme Jean s’est élevé lui-même pour en tenir à dire : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ».
5. « Moi », dit le Sauveur, « je suis d’en haut. Vous êtes de ce monde, et moi, je ne suis pas de ce monde ». Il nous a montré, mes frères, ce que nous devons entendre par ces paroles : « Vous êtes de ce monde ». Il a dit aux Juifs : « Vous êtes de ce monde », parce qu’ils étaient des hommes pécheurs, iniques, infidèles, remplis de pensées toutes terrestres. Car, quant aux saints Apôtres, que cous en semble ? Quelle distance entre les Juifs et les Apôtres ! La même qu’entre les ténèbres et la lumière, la foi et l’infidélité, la piété et l’impiété, l’espérance et le désespoir, la charité et la cupidité. Encore une fois, quelle différence entre eux ! Eh quoi ! parce qu’ils étaient si loin de se ressembler, les Apôtres n’étaient-ils pas de ce monde ? Soutiens-toi de la manière dont leur naissance a eu lieu, de l’endroit d’où ils sont sortis, et tu verras qu’ils descendaient tous d’Adam, et qu’en conséquence ils étaient de ce monde. Mais quel langage leur a tenu le Sauveur ? « Je vous ai choisis et tirés du milieu du monde [882] ». Ces hommes, qui étaient du monde, y sont devenus étrangers, et ils ont alors commencé à appartenir à Celui qui a créé le monde. Mais les Juifs ont continué à être du monde ; c’est pourquoi il leur a été dit : « Vous mourrez dans vos péchés ».
6. Que personne d’entre nous, mes frères, ne dise : Je ne suis pas du monde. Par cela même que tu es homme, tu es nécessairement du monde ; mais celui qui l’a créé, est venu sur la terre et t’a délivré de ce monde. Si tu mets tes délices en ce monde, tu persistes à vouloir rester immonde : si, au contraire, il ne t’inspire que du dégoût, tu es déjà pur. Si, néanmoins, par suite de quelque passion, le monde te charme encore, puisse celui qui purifie les âmes habiter en toi, et tu deviendras pur ; et dès lors que rien ne souillera ton cœur, tu ne seras plus du monde, et à toi ne s’adresseront plus ces paroles adressées aux Juifs : « Vous mourrez dans vos péchés ». Nous sommes tous nés dans l’état de péché à la prévarication originale nous avons ajouté les fautes de notre propre vie, et, par là, nous avons multiplié les liens qui nous attachaient au monde, lorsque nos parents nous ont donné le jour. Où en serions-nous, si Celui que ne souillait aucun péché n’était venu nous délivrer de tous les nôtres ? Puisque les Juifs ne croyaient pas en lui, c’est donc avec raison qu’il leur a dit : « Vous mourrez dans vos péchés ». Vous êtes nés dans le péché ; il vous est donc absolument impossible d’être exempts de péché : si, cependant, vous voulez croire en moi, malgré que vous soyez nés dans le péché, vous n’y mourrez pas. Tout le malheur des Juifs consistait donc, non point à être dans l’état du péché, mais à y mourir. Et voilà ce que doit éviter tout chrétien : voilà pourquoi on s’empresse de recevoir le baptême : telle est la raison pour laquelle l’homme dangereusement malade ou exposé à un péril quelconque, demande les secours de la religion : tel est encore le motif qui engage les mères à porter pieusement à l’Église leurs petits enfants, elles ne veulent point les voir sortir de cette vie sans la grâce du baptême : elles ne veulent point les voir mourir dans le péché qu’ils ont apporté avec eux en naissant. À quelle malheureuse destinée ; à quel triste sort sont condamnés ceux qui ont entendu sortir de la bouche véridique du Sauveur ces effrayantes paroles : « Vous mourrez dans vos péchés ! »
7. D’où leur vient ce malheur ? Jésus-Christ le leur apprend : « Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés ». J’en suis persuadé, mes frères : dans cette multitude à laquelle Jésus adressait la parole se trouvaient ceux qui devaient croire en lui. Cette sévère sentence : « Vous mourrez dans vos péchés », semblait donc prononcée contre tous les auditeurs du Christ, et, par conséquent, ses futurs disciples eux-mêmes ne pouvaient plus conserver aucun espoir pour l’avenir : tandis que les Juifs s’irritaient contre le Sauveur, ils tremblaient ou plutôt ils ne tremblaient pas, mais ils désespéraient de leur sort. Jésus les rappelle au sentiment de l’espérance ; car il ajoute : « Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés ». Donc, si vous croyez que je suis, vous ne mourrez pas dans vos péchés. Par là, il rend l’espoir à ceux qui n’en ont plus ; il réveille ceux qui dorment, et leurs cœurs sortent de l’assoupissement où ils étaient plongés : aussi plusieurs se décident-ils à croire, comme l’atteste la suite de l’Évangile. Il y avait là, en effet, des membres du Christ, qui n’étaient pas encore unis à son corps : dans les rangs de ce peuple, qui le crucifiait, l’élevait dans les airs avec l’instrument de son supplice, se moquait de lui, le perçait d’une lance, l’abreuvait de fiel et de vinaigre, dans les rangs de ce peuple se trouvaient des membres du Christ, en faveur desquels il a fait cette prière : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ». Quels péchés ne seront point remis à l’homme repentant, si Dieu pardonne même l’effusion du sang de son Fils ? Quel homicide pourrait encore désespérer de son salut, quand celui qui a fait mourir le Christ a récupéré le droit d’espérer encore ? Aussi, beaucoup crurent en Jésus : son sang leur fut donné, afin qu’en le buvant ils devinssent plus innocents qu’ils n’étaient devenus coupables en le répandant. Quel homme peut maintenant désespérer ? Un homme avait été surpris, peu de temps auparavant, dans la perpétration du crime d’homicide ; puis, un peu après, il s’était vu accusé, convaincu, condamné, crucifié, et néanmoins le Christ l’a absous de son forfait si ce brigand, attaché à la croix, a été sauvé, ne t’en étonne pas : il a été condamné là où son crime a été prouvé ; mais le pardon lui en a été accordé là où il s’en est repenti [883]. Dans les rangs du peuple, auquel le Sauveur adressait la parole, se trouvaient donc des hommes qui devaient mourir dans leur péché, et aussi des hommes qui devaient croire en Celui qui leur parlait, et se voir par lui délivrés de tout péché.
8. Remarquez, néanmoins avec attention ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés ». Qu’est-ce à dire : « Si vous ne croyez pas que le suis ? » Que « suis-je ? » Il n’a rien ajouté ; et, parce qu’il n’a rien ajouté, il a voulu nous faire entendre bien des choses. On s’attendait à l’entendre dire ce qu’il était, et il ne l’a pas dit. Mais quelles paroles attendait-on de lui ? Peut-être celles-ci : « Si vous ne croyez pas que je suis » le Fils de Dieu, « si vous ne croyez pas que je suis » le Verbe du Père, « si vous ne croyez pas que je suis » le Créateur du monde, « si vous ne croyez pas que je suis » le formateur et le réformateur de l’homme, l’auteur et le réparateur de son être, Celui qui l’a fait et refait, « si vous ne croyez pas que je suis » cela, « vous mourrez dans vos péchés ». Dire : « Je suis », c’est beaucoup dire ; en parlant à Moïse, Dieu s’était déjà exprimé ainsi : «. Je suis Celui qui suis ». Où est l’homme capable d’expliquer, comme il le faudrait, le sens du mot : « Je suis ? » Dieu envoyait, par son ange, son serviteur Moïse, avec la mission de délivrer son peuple de la captivité d’Égypte ; (vous avez lu ce fait dont je vous parle, vous le connaissez ; je le rappelle néanmoins à votre souvenir.) Moïse tremblait à la pensée d’une pareille mission ; il s’en excusait, mais enfin il l’accepta. Dans l’intention de décliner les ordres de Dieu ; il dit au Très-Haut dont il reconnaissait la voix dans celle de l’ange : Si le peuple me dit : Quel est donc ce Dieu qui t’a envoyé ? que lui répondrai-je ? — Le Seigneur lui répondit : « Je suis celui qui suis ». Et il recommença : « Tu diras aux enfants d’Israël : Celui qui es, m’a envoyé vers vous ». Il ne dit pas ici : Je suis Dieu ; ou : Je suis le Créateur du monde ; ou encore : Je suis celui qui a fait toutes choses ; ou bien aussi : Je suis celui qui a multiplié le peuple dont je veux opérer la délivrance ; il se contente de dire : « Je suis Celui qui suis », et : « Tu diras aux enfants d’Israël : Celui qui est », et il n’ajoute pas Votre Dieu, le Dieu de vos pères ; mais : « Celui qui est m’a envoyé vers vous ». C’était sans doute beaucoup pour Moïse, comme c’est beaucoup et bien plus encore pour nous, de comprendre ces paroles : « Je suis Celui qui suis. Celui qui est m’a envoyé vers vous ». Si Moïse pouvait en saisir le sens, ceux vers qui Dieu l’envoyait pourraient-ils jamais en connaître la signification ? Pour le moment, Dieu ne dit donc point ce que l’homme n’était pas apte à comprendre, et il ajouta ce que l’intelligence humaine était capable de saisir ; il s’exprima donc ainsi : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu a d’Isaac et le Dieu de Jacob [884] ». Ceci, tu peux le comprendre ; mais où est l’âme qui soit à même de comprendre toute la signification de ces mots : « Je suis Celui qui suis ? »
9. Et nous ? Oserons-nous élever la voix pour vous entretenir de ces paroles : « Je suis celui qui suis ? » Ou plutôt, de ces paroles que vous avez entendu sortir de la bouche même du Sauveur : « Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés ? » Avec des forces si petites qu’elles sont presque nulles, oserai-je essayer de donner le sens de ces paroles du Christ : « Si vous ne croyez pas que je suis ? » J’oserai, du moins, interroger Notre-Seigneur lui-même. Je vais donc plutôt le questionner que disserter sur le sens de ce qu’il a dit ; je chercherai à le saisir, au lieu de l’imaginer de moi-même ; loin de vous l’enseigner, je l’apprendrai de sa bouche ; écoutez-moi et interrogez-le vous-mêmes en ma personne et par mon entremise. Dieu, qui est partout, se trouve à côté de nous ; puisse-t-il accorder un accueil favorable à notre désir de l’interroger, et nous accorder le don d’intelligence. Car, si je parviens à comprendre quelque chose, de quelles expressions me servir pour communiquer à vos cœurs les lumières que j’aurai acquises ? Quels termes employer ? Quelle éloquence appeler à mon secours ? Quelles forces il mefaut pour bien comprendre ? Quelle facilité il me faudrait pour bien m’expliquer ?
10. Je m’adresserai donc à Notre-Seigneur Jésus-Christ ; je lui parlerai, et il m’écoutera. Je le crois présent devant moi ; nul doute en moi à cet égard, car il a dit lui-même : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles [885] ». Seigneur notre Dieu, qu’avez-vous dit en prononçant ces paroles : « Si vous ne, croyez pas que je suis ? » De toutes les choses que vous avez faites, en est-il une seule qui ne soit pas ? Le ciel, la terre, tout ce que le ciel et la terre renferment, l’homme à qui vous adressez la parole, et les anges, qui sont vos messagers, ne sont-ils pas ? Toutes les créatures sorties de vos mains sont donc ; alors comment vous êtes-vous réservé l’être lui-même, l’être que vous n’avez communiqué à personne et que vous seul possédez ? « Je suis Celui qui suis » ; ces paroles signifient-elles que tous les autres êtres ne sont pas ? Et ces autres paroles : « Si vous ne croyez pas que je suis », ont-elles le même sens ? Et ceux qui les entendaient n’étaient-ils pas non plus ? Eussent-ils été des pécheurs, ils étaient du moins des hommes. Mais que fais-je ? Qu’est-ce que l’être ? Daigne le Sauveur le dire à mon cœur, me le dire intérieurement, m’en parler dans le secret de mon âme ! Que l’homme intérieur l’entende ! Puisse mon esprit comprendre ce que c’est qu’être réellement ! Être, c’est ne subir jamais aucun changement. Une chose, n’importe laquelle (je commence, ce me semble, à expliquer, et j’ai cessé de m’enquérir ; je veux dire ce que j’ai peut-être entendu : que Dieu nous donne aux uns et aux autres la grâce de nous réjouir, moi, en écoutant ses instructions, vous, en écoutant mes paroles !) Une chose quelconque, si excellente qu’elle soit, n’existe vraiment pas dès qu’elle est sujette au changement ; l’être véritable ne se trouve pas là où se trouvent en même temps l’être et le non-être. Tout ce qui peut changer n’est plus, dès lors qu’il change ; ce qu’il était auparavant ; s’il n’est plus ce qu’il était, il a subi une sorte de mort ; ce qui était en lui précédemment a été enlevé et n’y est plus. Les cheveux d’un vieillard dont la tête blanchit, ont perdu la noirceur de leur teinte ; la beauté ne réside plus dans les traits de l’homme fatigué et courbé par l’âge ; les forces n’existent plus dans un corps malade ; il n’y a plus trace de stabilité chez celui qui marche ; l’individu qui est tombé à terre, ne marche pas plus qu’il ne se tient debout ; la parole est morte à l’égard d’une langue qui ne remue pas ; pour tout être qui change et qui devient ce qu’il n’était pas, je remarque une sorte de vie dans ce qu’il est, une sorte de mort dans ce qu’il n’est plus. Enfin, lorsqu’on parle d’un mort, on dit : Où est cet homme ? d’autres répondent : Il a existé. O vérité essentiellement vraie ! En effet, dans toutes nos actions et toutes nos agitations, en n’importe quel mouvement d’une créature, je trouve deux temps, le passé et le futur. Je cherche le présent, il n’est déjà plus ; ce que je dis est déjà loin de moi ; ce que je dirai n’existe pas encore. Ce que j’ai fait n’est plus, ce que je ferai n’est pas encore : il ne reste plus vestige de ma vie passée ; ce qui me reste à vivre est encore dans le néant. Le prétérit et le futur se rencontrent dans tout changement des choses, mais ils ne se trouvent ni l’un ni l’autre dans l’immuable vérité ; je n’y vois que le présent, et cela sans ombre de vicissitude ; il n’en est pas ainsi des créatures. Examine attentivement les variations des choses ; toujours tu remarqueras qu’elles ont été et qu’elles seront ; que si tu reportes tes pensées vers Dieu, tu verras qu’il est, parce qu’on ne peut rencontrer en lui ni passé ni avenir. Pour que tu sois, il faut que tu t’élèves au-delà des limites du temps. Mais qui est-ce qui pourra s’élever ainsi par ses propres forces ? C’est à celui-là de nous y aider, qui a dit à son Père : « Là où je suis, je veux que ceux-ci y soient pareillement ». Jésus-Christ nous a fait cette promesse, afin que nous ne mourions pas dans nos péchés ; c’est pourquoi, en disant ces paroles : « Si vous ne croyez pas que je suis », il n’a pu, à mon avis, vouloir dire autre chose que ceci : « Si vous ne croyez pas que je suis » Dieu, « vous mourrez dans vos péchés ». Bien. Grâces à Dieu de ce qu’il a dit : « Si vous ne croyez pas », au lieu de dire : Si vous ne comprenez pas ; car où est l’homme capable de saisir un pareil mystère ? Mais parce que j’ai osé en parler et que vous avez paru suivre ma pensée, auriez-vous réellement pénétré cette ineffable vérité ? Si tu n’y comprends rien, la foi te sauve. C’est en raison de la difficulté de le comprendre que le Sauveur n’a pas dit : Si vous ne comprenez pas que je suis ; il s’est donc mis à la portée de ses auditeurs, et il a dit : « Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés ».
11. Toujours imbus de pensées terrestres, écoutant et répondant toujours d’une manière charnelle, les Juifs lui répondirent. Que lui répondirent-ils ? « Qui es-tu ? » Quand vous leur avez adressé ces paroles : « Si vous a ne croyez pas que je suis », vous n’avez rien dit de plus pour leur apprendre qui vous étiez. « Qui êtes-vous ? » Disons-le, afin que nous croyions en vous. « Je suis le principe ». Voilà bien ce que c’est qu’être. « Le commencement » ne peut subir de vicissitude ; il demeure en lui-même et renouvelle toutes choses ; c’est à lui qu’il a été dit : « Vous êtes éternellement le même, et vos années ne passeront pas [886]. Je suis le principe, parce « que je vous parle ». Pour ne pas mourir dans vos péchés, croyez que je suis « le commencement ». En lui disant : « Qui es-tu ? » ils semblaient ne pas avoir voulu lui dire autre chose que ceci : comment devons-nous te considérer ? Aussi leur répondit-il : Comme « le Principe », c’est-à-dire, regardez-moi comme « le Principe ». Le latin se prête moins que le grec à certaines distinctions ; chez les Grecs, le mot principe est du genre féminin, comme, chez nous, le mot loi, qui est masculin dans leur langue. Chez eux et chez nous, le mot sagesse est féminin. L’habitude a déterminé dans les divers idiomes le genre des mots destinés à exprimer les choses qui n’ont pas de sexe. La sagesse n’est vraiment pas du sexe féminin, puisque « le Christ est la sagesse de Dieu[887] », et que le mot Christ s’emploie au masculin, tandis que le mot sagesse s’emploie au féminin. Les Juifs lui avaient dit : « Qui es-tu ? » Parmi eux, il ne l’ignorait pas, se trouvaient des hommes qui lui adressaient cette question : « Qui es-tu ? » Pour savoir ce qu’ils devaient penser de lui, il leur répondit donc : « Le commencement » ; non comme s’il leur disait : Je suis le principe, mais : Regardez-moi comme le principe. Je l’ai dit, ce sens ressort évidemment du mot grec « principe », qui est du féminin. S’il avait voulu dire qu’il était la vérité, à ceux qui lui auraient fait cette question : « Qui es-tu ? » il aurait répondu : La vérité, parce qu’il aurait dû, ce semble, répondre directement à la question : « Qui a es-tu ? » La vérité, c’est-à-dire je suis la vérité. Mais il leur a fait une réponse plus profonde. Voyant qu’ils lui avaient adressé cette question : « Qui es-tu ? » comme pour lui dire : Nous avons entendu sortir de ta bouche ces paroles : « Si vous ne croyez pas que je suis », pour qui devons-nous te prendre ? il leur répondit : « Pour le Principe » ; c’était, en d’autres termes, leur dire : Considérez-moi comme « le Principe » ; et il ajouta : « Parce que je vous parle », c’est-à-dire, parce je suis devenu humble à cause de vous et que je me suis abaissé jusqu’à vous parler. En effet, si le Principe tel qu’il est était demeuré dans le sein du Père, de manière à ne jamais se revêtir de la forme d’esclave, à ne jamais devenir homme pour parler aux hommes, comment ceux-ci auraient-ils cru en lui ? Des esprits nécessairement bornés eussent été incapables d’entendre sans le secours de la parole et de comprendre le Verbe. Croyez donc, leur dit-il, que je suis le « Principe » : parce que, pour vous donner la foi, il ne me suffit pas d’être, il faut que je daigne encore vous parler moi-même. Mais je vous ai déjà bien longuement entretenus sur ce sujet ; qu’il plaise donc à votre charité d’attendre à demain pour l’explication de ce qui reste ; avec le secours de Dieu, j’épuiserai alors toute la matière.

TRENTE-NEUVIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « J’AI BEAUCOUP DE CHOSES À DIRE DE VOUS », JUSQU’À CET AUTRE : « ET ILS NE COMPRIRENT PAS QU’IL LEUR PARLAIT DU PÈRE ». (Chap. 8, 26-27.)[modifier]

LA TRINITÉ, PRINCIPE.[modifier]

Jésus se dit le principe, mais il ne l’est pas seul ; car il partage avec les deux autres personnes de la Trinité, et celles-ci partagent avec lui cette propriété. La paternité est propre au Père, la filiation au Verbe, la Procession au Saint-Esprit ; mais en tout le reste, les trois personnes divines ont la même nature et ne font qu’un Dieu, un principe. Par là même qu’il est inséparable du Père, et que le Père est véridique, les jugements du Fils sont fondés sur la vérité même.


1. Les paroles du saint Évangile qu’on vient de nous lire, ont été adressées aux Juifs par Notre-Seigneur Jésus-Christ ; en cette circonstance, le Sauveur s’est exprimé avec une si grande réserve, que les aveugles sont restés aveugles, et que ceux qui croyaient en lui ont ouvert les yeux. Voici ce passage dont on vous a donné lecture : « Les Juifs lui disaient : Qui es-tu ? » Car il leur avait fait cette déclaration : « Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés [888] ». Ils lui adressèrent donc cette question : « Qui es-tu ? » comme s’ils désiraient savoir pour qui ils devaient le prendre, afin de ne pas mourir dans leurs péchés. À cette demande : « Qui es-tu ? » Jésus répondit : « Le Principe, parce que je vous parle moi-même ». Dès lors que, suivant sa déclaration formelle, il est le principe, on peut chercher à savoir si le Père est aussi principe. Si le Fils, qui a un Père, est principe, il est bien plus naturel encore de penser qu’il en est de même du Père, puisqu’il est le Père de son Fils et qu’il n’est lui-même engendré par aucun autre. Le Fils est Fils du Père, et le Père est évidemment Père du Fils ; mais on appelle le Fils Dieu de Dieu, lumière de lumière ; au Père, on donne le nom de lumière, mais jamais on ne l’a dit : lumière de lumière ; il est appelé Dieu, et non pas Dieu de Dieu. Que si le Dieu de Dieu, la lumière de lumière, est principe, combien plus facilement on peut regarder comme principe la lumière qui engendre la lumière, le Dieu qui engendre un Dieu. Très-chers frères, il est donc absurde de dire que le Fils est principe, et de refuser au Père cette perfection.
2. Que faire alors ? Reconnaître qu’il y a deux principes ? Cela est impossible. Qu’est-ce donc ? Si le Père est principe et le Fils aussi, comment n’y a-t-il pas deux principes ? Par la même raison que nous ne reconnaissons pas deux dieux, en confessant un Dieu Père et un Dieu Fils. Il est défendu de dire qu’il y a deux dieux ; il n’est pas plus permis d’en reconnaître trois ; et, pourtant, le Père n’est pas le Fils ; le Fils n’est pas le Père ; le Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils, n’est ni le Père ni le Fils. Nous l’avons appris sur les genoux de notre, mère, l’Église catholique : quoique le Père ne soit pas le Fils, quoique le Fils ne soit pas le Père, quoique l’Esprit de l’un et de l’autre ne soit ni le Père, ni le Fils, nous ne disons pas qu’il y ait trois dieux ; et, néanmoins, si l’on nous interroge sur chacun d’eux, si l’on nous demande de l’un ou de l’autre des trois s’il est Dieu, nous devons nécessairement répondre d’une manière affirmative.
3. Cette doctrine est absurde aux yeux des hommes qui concluent des choses ordinaires à ce qui ne l’est pas, des objets visibles aux êtres invisibles, des créatures au Créateur. Parfois les infidèles nous questionnent et nous disent : Reconnaissez-vous comme Dieu celui que vous reconnaissez comme le Père ? Nous répondons : Oui. – Celui à qui vous donnez le nom de Fils, dites-vous qu’il est Dieu ?­— Oui. – Celui que vous appelez le Saint-Esprit, le confessez-vous Dieu ? – Oui. – Ils ajoutent : Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont donc trois dieux ? – Non. Ils se troublent, parce qu’ils ne sont pas éclairés : leur cœur est fermé, parce qu’ils n’ont pas en mains la clef de la foi. Pour nous, mes frères, qui avons d’abord reçu, le don de la foi, qui a purifié l’œil de notre cœur, saisissons, sans rencontrer l’obstacle d’aucune ombre, ce que nous comprenons ; et ce que nous ne comprenons pas, croyons-le sans le mélange d’aucun doute ; n’abandonnons pas le fondement de la foi ; par là, nous arriverons au faîte de la perfection. Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; et, cependant, le Fils n’est pas le Père, le Père n’est pas le Fils ; l’Esprit du Père et du Fils n’est ni l’un ni l’autre : et tous trois ne sont qu’un seul Dieu, tous trois ne forment qu’une seule et même éternité, une seule et même puissance, une seule et même majesté ; ils sont trois, mais ils ne font pas trois dieux. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas ; qu’on ne me fasse point cette réponse : Qu’est-ce à dire Trois ? S’ils sont trois, il faut me dire ce qu’ils sont tous les trois. – C’est le Père, le Fils et le Saint-Esprit. – Tu viens de dire : Trois. Explique-moi donc ce que signifie ce mot Trois. – Compte plutôt toi-même ; car je parfais le nombre trois, quand je nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Relativement à lui-même, le Père est Dieu ; relativement au Fils, il est le Père. Par rapport à lui-même, le Fils est Dieu ; par rapport à son Père, il est le Fils.
4. Ce que je dis des comparaisons prises parmi les choses ordinaires peuvent le faire comprendre. J’ai devant moi deux hommes, dont l’un est le père et l’autre le fils. Considéré en lui-même, celui-là est homme ; il est père dès qu’on le considère dans ses rapports avec le fils ; celui-ci est encore homme, si je ne vois que lui ; mais si je le compare à son père, il est le fils. À l’un on a donné le nom de père, à l’autre le nom de fils, sous un certain point de vue ; et, en réalité, ce sont deux hommes différents. Quant à Dieu le Père, il est le Père sous un rapport, sous le rapport du Fils ; comme Dieu le Fils est le Fils sous un rapport, sous le rapport du Père ; toutefois, il n’en est pas d’eux comme des deux hommes dont nous venons de parler ; ils ne sont pas deux Dieux. Pourquoi n’en est-il pas de même ? Parce qu’ici c’est une chose, et que là c’est une autre ; parce qu’ici c’est la divinité ; parce qu’il y a ici un mystère qu’aucune langue humaine ne peut expliquer : ici, il y a en même temps nombre, et absence complète de nombre. Remarquez-le, en effet, n’y voit-on-pas comme un nombre une Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ? Si l’on y trouve le nombre trois, qu’est-ce ces trois ? Il n’y a plus de nombre. Ainsi, tout à la fois en Dieu on trouve un nombre, et il n’y a pas de nombre. Il semblerait qu’on en trouve un, puisqu’on y trouve trois ; mais dès qu’on veut savoir ce que sont ces trois, il est impossible de compter. Voilà pourquoi le Palmiste a dit : « Notre Dieu est grand, sa puissance est sans bornes, et personne ne peut mesurer sa sagesse [889] ». Dès que tu y penses, tu commences à compter ; à peine as-tu compté, que tu es dans l’impossibilité de dire ce que tu as compté. Le Père est le Père, le Fils est le Fils, le Saint-Esprit est le Saint-Esprit. Qu’est-ce que ces trois, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ? Sont-ils trois Dieux ? – Non. – Trois Tout-Puissants ? – Non. – Trois créateurs du monde ? — Non. – Le Père est-il tout-puissant ? – Oui, sans doute. – Le Fils l’est-il aussi ? – Oui, cela est certain. – Le Saint-Esprit l’est-il également ? – Il l’est autant que le Père et le Fils. – Il y a donc trois Tout-Puissants ? – Non, il n’y en a qu’un. On ne peut les compter qu’en les mettant en parallèle les uns avec les autres ; si on les considère séparément, c’est impossible. Quant à lui-même, sa effet, le Père est un même Dieu avec le Fils et le Saint-Esprit, et il n’y a pas trois Dieux ; relativement à lui seul, il est un même Tout-Puissant que le Fils et le Saint-Esprit, et il n’y a pas trois tout-puissants. Le Père n’est point le Père par rapport à lui-même, mais seulement par rapport au Fils. Le Fils n’est tel que par rapport au Père l’Esprit ne porte pas non plus, indépendamment de l’un et de l’autre, le nom d’Esprit du Père et du Fils. Je ne saurais dire ce que sont ces trois, sinon que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu, un seul Tout-Puissant. Il n’y a donc qu’un seul principe.
5. Pour vous faire tant soit peu comprendre ce que je dis, je vais vous citer des faits rapportés par la sainte Écriture. Après la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il monta vers son Père au moment qu’il avait choisi ; puis, dix jours s’étant écoulés, il envoya le Saint-Esprit à ses disciples réunis dans la même salle ; remplis de tous ses dons, ils commencèrent à parler le langage de toutes les nations. Ce miracle saisit d’épouvante ceux qui avaient fait mourir le Sauveur ; contrits et repentants, ils trouvèrent dans leur douleur le principe de leur conversion, et leur conversion fut pour eux la source de la foi, et trois mille hommes s’unirent au corps du Christ, c’est-à-dire aux fidèles. Un autre miracle amena à l’Église cinq autres mille hommes. Alors, on vit se former un grand peuple, animé des mêmes sentiments. Tous les membres de ce peuple reçurent le Saint-Esprit qui alluma en eux le feu de l’amour divin : sous l’influence de la charité et de la ferveur d’âme, ils formèrent une société si étroitement unie, qu’ils vendaient leurs biens et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, afin qu’il fût réparti entre tous, proportionnellement aux besoins de chacun ; et voici ce qu’en dit l’Écriture : c’est que, « parmi eux, il n’y avait qu’un cœur et qu’une âme pour Dieu[890] ». De là remarquez, mes frères, et apprenez à connaître le mystère de la Trinité ; comprenez comment nous disons : Il y a un Père, un Fils et un Saint-Esprit, et, pourtant, il n’y a qu’un seul Dieu. Les membres de la primitive Église se comptaient par milliers, et, parmi eux, il n’y avait qu’un cœur : ils étaient en aussi grand nombre, et ils n’avaient qu’une âme. Mais où étaient leur cœur et leur âme ? En Dieu. À bien plus forte raison doit-on trouver en Dieu la même unité. Me trompé-je dans ma manière de parler, lorsque je dis que deux hommes font deux âmes, que trois hommes font trois âmes, qu’une multitude d’hommes font une multitude d’âmes ? Je parle évidemment avec justesse. Qu’ils s’approchent de Dieu, et ils n’auront tous qu’une âme. Si, en s’approchant de Dieu, plusieurs âmes deviennent, par l’effet de la charité, une seule âme, et plusieurs cœurs un seul cœur, quel effet produit dans le Père et le Fils la source même de la charité ? La Trinité ne devient-elle pas plus étroitement encore un seul Dieu ? Selon l’Apôtre, la charité nous vient de là par le Saint-Esprit : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit, qui nous a été donné[891] ». Si donc la charité, répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné, fait de plusieurs âmes une seule âme, et de plusieurs cœurs un seul cœur, à bien plus forte raison fait-elle du Père, du Fils et du Saint-Esprit un seul Dieu, une seule lumière, un seul principe.
6. Écoutons donc les paroles que nous adresse le Principe. « J’ai », dit-il, « beaucoup de choses à dire et à juger à votre endroit ». Vous vous souvenez qu’il a dit : « Je ne juge personne[892] ». Et voilà qu’il dit : « J’ai beaucoup de choses a dire et à juger à votre endroit ». Mais autre chose est « je ne juge personne » ; autre chose, « j’ai à juger. Je ne juge personne », regarde le présent, car le Christ était venu pour sauver le monde, et non pour le juger [893]. Mais ces autres paroles : « J’ai beaucoup de choses à dire et à juger à votre endroit », concernent le jugement à venir ; car il est monté au ciel, afin de venir plus tard pour juger les vivants et les morts. Personne ne jugera avec plus de justice, que celui qui a été injustement jugé. « J’ai beaucoup de choses à dire et à juger à votre endroit, mais celui qui m’a envoyé est véridique ». Voyez comme le Fils, qui est égal à son Père, travaille à lui rendre gloire. Il nous donne l’exemple et semble nous parler dans le secret de notre cœur. Homme fidèle, te dit le Seigneur ton Dieu, écoute mon Évangile, tu y verras qu’au commencement était le Verbe, que le Verbe est Dieu en Dieu, égal à son Père, coéternel à celui qui l’engendre, que je suis ce Verbe et que je glorifie celui dont je suis le Fils. Pourquoi donc te montrer orgueilleux à l’égard de Celui dont tu es le serviteur ?
7. « J’ai beaucoup de choses à dire et à juger à votre endroit, mais celui qui m’a envoyé est véridique ». C’était dire en d’autres termes : Je juge selon la vérité, parce que je suis le Fils d’un Père qui est véridique, parce que je suis la vérité. Le Père est véridique, le Fils est la vérité ; que pouvons-nous imaginer de plus ? De ces deux choses, être véridique ou être la vérité même, laquelle des deux l’emporte sur l’autre ? Décidons, si nous le pouvons. Cherchons, par quelques exemples, à le comprendre. Un homme pieux est-il pieux ou bien est-il la piété ? Il vaut mieux être la piété même qu’être pieux : pieux vient de piété, et piété ne dérive pas de pieux. En effet, la piété peut exister encore, lors même que l’homme, autrefois pieux, serait devenu impie. Il a perdu la piété, mais il ne lui a rien fait perdre. Il en est de même de ces deux choses : être beau et être la beauté même ; il vaut mieux être la beauté qu’être beau ; car la beauté fait le bel homme, tandis que le bel homme ne fait pas la beauté. Raisonnons encore de la même manière sur ces deux autres états : être chaste et être la chasteté même. Évidemment, la chasteté est préférable à la qualité de personne chaste : si la chasteté n’existait pas, comment un homme pourrait-il être chaste ? Jamais il ne posséderait cette vertu ; mais si quelqu’un veut être impudique, elle n’en souffre aucune atteinte. La piété a donc plus de prix que la qualité d’homme pieux, la beauté vaut mieux que la qualité d’homme beau, la chasteté est préférable à la qualité d’homme chaste. Mais dirons-nous, pour cela, que la vérité est plus que la qualité de personne véridique ? Si nous le prétendons, nous affirmerons déjà que le Fils est supérieur au Père ; or, le Sauveur a fait cette déclaration formelle : « Je suis la voie, la vérité et la vie [894] ». Si le Fils est la vérité, que sera le Père, sinon ce qu’en a dit la Vérité même : « Celui qui m’a envoyé est véridique ? » Le Fils est la vérité, le Père est véridique. Je cherche à savoir en quoi le Fils est supérieur au Père, et je les trouve égaux : le Père est véridique, non pas en ce sens qu’il ne posséderait en lui-même qu’une partie de la vérité, mais en ce sens qu’il l’a engendrée tout entière.
8. Je le vois, il me faudrait épuiser le sujet ; mais afin de ne pas vous retenir trop longtemps, je n’irai pas aujourd’hui plus loin dans mes explications, et quand, avec la grâce de Dieu, je serai arrivé à la fin de ce que je veux dire, je me bornerai là. Je vous parle ainsi pour ranimer votre attention. Parce qu’elle est sujette au changement, et quoiqu’elle soit une créature d’élite, toute âme est une créature ; elle a beau être plus estimable que le corps, elle n’en est pas moins sortie des mains du Créateur. Toute âme est sujette à des vicissitudes, c’est-à-dire que tantôt elle croit et tantôt elle ne croit pas ; elle veut aujourd’hui, et bientôt ne voudra plus ; tout à l’heure elle était chaste, elle est maintenant adultère ; tour à tour elle se montre bonne et mauvaise : elle subit donc des variations dans son être. Pour Dieu, il est ce qu’if est ; aussi s’est-il réservé un nom qui ne convient qu’à lui seul : « Je suis Celui qui suis[895] ». Le Fils est aussi ce qu’il est, car il a dit : « Si vous ne croyez pas que je suis » ; à cela se rapportent encore ces paroles : « Qui es-tu ? – Le Principe[896] ». Dieu est donc immuable, et l’âme humaine est sujette au changement. Quand elle puise en Dieu la bonté, elle devient bonne par participation avec lui, de la même manière que ton œil aperçoit les objets en entrant en participation de la lumière ; car il ne voit plus rien dès que tu lui retires cette lumière, dont les rayons ont dissipé ses ténèbres en se communiquant à lui. L’âme devient bonne, en puisant en Dieu sa bonté ; mais si elle subit un changement et devient mauvaise, la bonté, en participation de laquelle elle était entrée, n’en subsiste pas moins. Pendant qu’elle était bonne, elle possédait la bonté dans une certaine proportion ; devenue mauvaise, elle a laissé la bonté libre de toute atteinte. Cette lumière s’est communiquée à ton œil, et il voit ; se ferme-t-il ? l’intensité des rayons lumineux n’est en rien diminuée ; s’ouvre-t-il ? leur éclat n’en est nullement augmenté ; À l’aide de cette comparaison, mes frères, vous pouvez comprendre que si l’âme est pieuse, la piété elle-même réside en Dieu, qui en communique quelque chose à l’âme ; si l’âme est chaste, la chasteté bien Dieu, et Dieu permet à l’âme d’y participer. Si l’âme est bonne, elle puise à la source même de la bonté qui se trouve en Dieu. Si l’âme est véridique, c’est que Dieu, en qui réside la vérité, l’en a fait participante. Tout homme dont l’âme n’est pas en participation de la vérité, est, par là même, convaincu d’erreur [897] ; et dès lors que tout homme est menteur, nul n’est véridique de sa propre nature. Quant au Père, il est véridique, et il l’est de par lui-même, parce qu’il a engendré la vérité. Autre chose est de dire : Cet homme est véridique, parce qu’il est entré en participation de la vérité ; autre chose est de dire : Dieu est véridique, parce qu’il a engendré la vérité. Si Dieu est véridique, ce n’est donc point pour être entré en participation de la vérité : c’est pour l’avoir engendrée. Je le vois, vous avez saisi ma pensée, et je m’en réjouis. Que ce que j’ai dit vous suffise pour aujourd’hui ; nous vous expliquerons le reste quand Dieu le permettra et selon la mesure de sa grâce.

QUARANTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « C’EST POURQUOI JÉSUS LEUR DIT : QUAND VOUS AUREZ ÉLEVÉ LE FILS DE L’HOMME », JUSQU’À CET AUTRE : « ET VOUS CONNAÎTREZ LA VÉRITÉ, ET LA VÉRITÉ VOUS AFFRANCHIRA ». (Chap. 8, 28-32.)[modifier]

LE CHRIST DIEU.[modifier]

Le Sauveur proclamait sa divinité, mais la gloire de sa résurrection et les prodiges qui devaient la suivre, étaient destinés à la faire briller d’un vif éclat, à convertir un grand nombre d’hommes. Oui, de tous ces événements devait ressortir la preuve que le Christ est, qu’il a été engendré avant tous les temps par le Père, qu’il est la vérité même. Ces événements sont pour nous un puissant motif de persévérer dans la foi ; notre persévérance nous conduira des ombres de la foi à la claire vue de la vérité.


1. Vous avez déjà entendu lire un grand nombre de passages tirés du saint Évangile selon saint Jean, Évangile que vous voyez entre nos mains. Ces passages, nous vous les avons expliqués de notre mieux avec le secours de la grâce divine. Nous vous l’avons dit, cet Évangéliste a choisi de préférence, comme thème de son livre, la divinité du Sauveur, selon laquelle il est égal à son Père et Fils unique de Dieu ; c’est pourquoi Jean a été comparé à un aigle, parce que l’aigle est, de tous les oiseaux, celui qui s’élève le plus haut dans les airs. Apportez donc une extrême attention à écouter la suite de cet Évangile : je vous en expliquerai successivement tous les textes, comme le Seigneur me permettra de le faire.
2. Nous vous avons parlé à l’occasion de la leçon précédente, et nous vous avons dit en quel sens on doit comprendre que le Père est véridique et que le Fils est la vérité. Le Seigneur Jésus ayant dit : « Celui qui m’a envoyé est véridique [898] », les Juifs ne comprirent pas qu’il avait voulu leur parler de son Père. Il ajouta ce que vous venez d’entendre lire : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que je suis, et que je ne fais rien de moi-même, mais que je dis ces choses ainsi que mon Père m’a enseigné ». Qu’est-ce que cela ? Il semble n’avoir dit rien autre chose que ceci c’est, qu’après sa passion, ils sauraient qui il était. Sans aucun doute, parmi ses auditeurs, il en discernait un certain nombre qu’il connaissait, qu’il avait choisis, par un effet de sa prescience, avec ses autres saints, dès avant la constitution du monde, et qui devaient croire en lui après sa passion : voilà ceux que nous recommandons sans cesse à votre imitation, et que nous vous proposons comme vos modèles, en vous priant instamment de suivre leurs traces. Après la mort, la résurrection et l’ascension de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Saint-Esprit est descendu d’en haut ; des prodiges éclatants ont été opérés au nom de Celui que les Juifs avaient persécuté et méprisé, puisqu’ils l’avaient fait mourir à la vue de ces merveilles, ces hommes furent saisis d’un sincère repentir ; et alors on vit se convertir et croire au Christ ceux qui l’avaient persécuté et mis à mort, et le sang qu’ils avaient cruellement répandu, la foi en fit pour eux un breuvage ; il apercevait déjà ces trois mille, ces cinq mille Juifs parmi ses auditeurs[899] au moment où il disait : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que je suis ». C’était dire, sous une autre forme : J’attends, pour me faire connaître à vous, que toutes les circonstances de ma passion aient eu lieu ; à l’heure opportune, vous connaîtrez que je suis. Tous ceux qui l’écoutaient ne devaient pas, pour croire en lui, attendre sa mort ; car l’Évangéliste ajoute un peu après : « Comme il parlait encore, beaucoup crurent en lui », et pourtant le Fils de l’homme n’avait pas encore été élevé. Il parlait de son exaltation douloureuse, et non de son exaltation glorieuse, de son exaltation en croix, et non de son exaltation dans le ciel ; parce qu’il a été élevé pendant qu’il était attaché à l’instrument de son supplice ; alors, il s’est fait obéissant jusqu’à la mort de la croix [900]. Tous ces événements devaient s’accomplir de la main même de ceux qui devaient croire en lui ; car il leur avait dit : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que je suis ». Pourquoi cela, sinon afin que tout homme, si criminel qu’il se reconnût intérieurement, pût nourrir encore des pensées d’espoir, en voyant le pardon accordé au crime de ceux qui avaient fait mourir le Christ ?
3. Le Sauveur remarqua donc ces hommes dans la foule qui l’entourait, et il leur dit ci. Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, « alors vous saurez que je suis ». Vous savez déjà ce que veut dire ce mot : « Je suis ». Il est inutile d’y revenir encore : vous parler trop longuement d’un si grand mystère, ce serait s’exposer à vous ennuyer. Rappelez-vous ces paroles : « Je suis Celui qui suis » ; et : « Celui qui est m’a envoyé[901] » ; et vous comprendrez ces paroles du Christ : « Alors, vous saurez que je suis », et aussi que le Père est, et que le Saint-Esprit est. C’est relativement à lui que toute la Trinité a sa raison d’être. Notre-Seigneur parlait en qualité de Fils : il ne voulut pas que ces paroles. « Alors a vous connaîtrez que je suis », pussent donner lieu et laisser prendre pied à l’erreur des Sabelliens, c’est-à-dire des Patripassiens ; je vous ai dit au sujet de cette erreur : Ne vous y attachez pas, écartez-vous-en avec soin ; elle consiste à prétendre, comme vous le savez, que le Père et le Fils ne diffèrent l’un de l’autre que par le nom, et qu’en réalité ils sont une seule et même chose. Pour nous faire éviter cette erreur, et afin qu’on ne le prît pas pour le Père, le Sauveur, après avoir dit : « Alors vous connaîtrez que je suis », ajouta immédiatement : « Et que je ne fais rien de moi-même, mais que je dis ces a choses comme mon Père m’a enseigné ». Devant cette porte ouverte à son erreur, le disciple de Sabellius avait déjà commencé à se réjouir ; mais à peine s’y était-il comme furtivement glissé, que la lumière de cette déclaration vint le confondre. Parce qu’il avait dit : « Je suis », tu avais cru qu’il était le Père. Écoute, il va te prouver qu’il est le Fils : « Je ne fais rien de moi-même ». Qu’est-ce à dire : « Je ne fais rien de moi-même ? » Je ne suis pas de moi-même. Le Fils est, en effet, Dieu engendré du Père ; mais le Père n’est pas Dieu engendré du Fils. Fils est Dieu de Dieu : le Père est Dieu, mais il n’est pas Dieu de Dieu. Le Fils est lumière de lumière : le Père est aussi lumière, mais non de lumière. Le Fils est, tuais il y a quelqu’un de qui il est : le Père est, mais il n’y a personne de qui il soit.
4. Parce que le Christ a ajouté : « Je vous dis ces choses comme mon Père m’a enseigné », qu’aucun d’entre vous, mes frères, ne se laisse aller à des pensées charnelles ; car, par un effet de la faiblesse humaine, notre manière de penser se règle d’après ce que nous avons accoutumé de faire ou de noir. Ne vous figurez donc pas que vous avez sous les yeux deux hommes, dont l’un serait le Père, et l’autre le Fils. Ne t’imagine pas que le Père parle à son Fils, comme tu fais toi-même lorsque tu parles à ton enfant, pour l’instruire et lui apprendre à parler lui-même du qu’il retienne tes paroles, qu’après les avoir retenues, il les traduise en mots, les rendant bien distinctement, syllabe par syllabe, et les portant aux oreilles des autres telles que les siennes les ont reçues. N’ayez point de pareilles idées, car vous forgeriez des idoles dans votre cœur. Il ne faut point supposer que la Trinité ait l’apparence et les membres d’un homme, une figure de chair, tous ces sens visibles, la stature et les mouvements du corps, l’usage de la langue, une parole articulée : nous ne pouvons imaginer que la forme d’esclave, dont le Fils unique de Dieu s’est revêtu quand le Verbe s’est fait chair pour habiter parmi nous [902]. Ici, ô fragilité humaine, je ne t’empêche nullement d’avoir des pensées en rapport avec ce que tu connais : je t’y force, au contraire. Si ta foi est véritable, voilà ce que tu dois penser du Christ, en tant qu’il est né de la Vierge Marie, et non entant qu’engendré par Dieu le Père. On l’a vu enfant ; il a pris de l’accroissement, il a marché, il a eu faim et soif, et enfin, il a souffert, il a été attaché à la croix, il a été mis à mort, on l’a enseveli comme un autre homme, et c’est avec la forme d’un homme qu’il est ressuscité, qu’il est monté au ciel en présence de ses disciples, et qu’il viendra nous juger. La parole des anges, que cite l’Évangéliste, ne laisse aucun doute à cet égard. « Il viendra tel que vous l’avez vu monter au ciel [903] ». Quand tu cherches à te faire une idée de la forme d’esclave dont le Christ s’est revêtu, il faut, si tu as la foi, penser à une forme humaine ; mais si tu veux te faire une idée de ce qu’il est, quand s’appliquent à lui ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu[904] » ; loin de ton esprit toute image de l’homme ! Loin de ton imagination tout objet qui se mesure à la manière d’un corps, tout ce qui peut tenir clans l’espace, ou faire partie d’une masse si démesurée qu’elle soit : que de pareilles imaginations ne trouvent jamais accès dans ton cœur. Figure-toi, si c’est possible, la beauté de la sagesse : fais-toi une idée de la beauté de la justice. Y a-t-il là une forme ? de la grandeur ? des couleurs ? Il n’y a rien de tout cela, et pourtant, la sagesse et la justice existent ; s’il en était autrement, on ne les aimerait pas, on n’en ferait nul éloge ; et si on ne les aimait pas et qu’on n’en fît pas l’éloge, elles resteraient étrangères à nos affections et à nos mœurs. Mais on voit des hommes devenir sages ; où en est la cause, sinon dans l’existence même de la sagesse ? O homme, tu ne peux voir ta sagesse avec les yeux de ton corps : tu es incapable de t’en faire une idée pareille à celle que tu te fais des objets matériels, et tu oses te représenter la sagesse de Dieu sous la forme d’un corps humain ?
5. Aussi, mes frères, comment expliquer ceci ? Le Fils a dit : « Je vous dis ces choses comme mon Père m’a enseigné ». De quelle manière le Père lui a-t-il parlé ? Lui a-t-il seulement parlé ? Pour instruire son Fils, le Père a-t-il prononcé, des paroles, comme tu en prononces toi-même, lorsque tu donnes des leçons à ton enfant ? Quelles paroles peut-il adresser à sa Parole ? Les paroles qu’il adresserait à sa Parole unique seraient-elles en grand nombre ? La Parole du Père a-t-elle eu des oreilles pour les approcher de la bouche du Père ? Autant d’idées charnelles, qu’il faut éloigner de ton esprit. Je vous adresse ce discours, et peut-être avez-vous compris mes paroles : évidemment, je vous ai parlé ; mes paroles ont retenti, et le bruit qu’elles ont fait est venu frapper vos oreilles pour aller, au moyen du sens de l’ouïe, porter mes pensées jusqu’à votre cœur, si vous les avez saisies. Supposez qu’un homme, sachant le latin, m’ait entendu, qu’il m’ait toutefois entendu sans rien comprendre à ce que j’ai dit : cet homme n’a pas saisi ma pensée ; néanmoins le bruit des paroles sorties de ma bouche est venu frapper ses oreilles aussi bien que les vôtres : il a entendu le même bruit, les mêmes syllabes ; mais aucune idée n’a été par là éveillée dans son esprit. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas compris. Pour vous, si vous êtes entrés dans ma pensée, quelle en a été la cause ? J’ai fait du bruit à votre oreille, mais ai-je porté la lumière dans vos âmes ? Évidemment, si ce que j’ai dit est vrai, non seulement cette vérité est venue frapper vos oreilles, mais encore elle a été comprise par votre intelligence : deux choses ont donc eu lieu, remarquez-les bien : vous avez entendu et vous avez compris. C’est par le moyen de mon organe que vous avez entendu ; mais par qui vous est venue l’intelligence de ce que je vous ai dit ? Je vous ai parlé à l’oreille pour vous faire entendre ; qui a parlé à votre esprit pour vous faire comprendre ? On n’en peut douter ; quelqu’un a parlé à votre cœur, d’abord pour que le bruit de mes paroles produise une sensation sur votre ouïe, et ensuite pour qu’un rayon de la vérité vienne répandre son éclat sur ce même cœur : quelqu’un a parlé à votre âme, et ce quelqu’un, vous ne pouvez l’apercevoir : si vous m’avez compris, mes frères, il est sûr que votre âme a aussi entendu parler. L’intelligence est un don de Dieu. Qui donc a fait entendre à votre âme mes paroles, si vous en avez saisi le sens Celui-là même à qui le Psalmiste disait « Donnez-moi l’intelligence, afin que j’apprenne à connaître vos décrets [905] ». Par exemple, l’évêque a parlé.—Qu’a-t-il dit ? demande quelqu’un.—Tu lui expliques ce qu’a dit l’évêque, et tu ajoutes : il a dit vrai.—Alors un autre qui n’a pas compris, t’adresse cette question : Qu’a dit l’évêque, ou bien, que louanges-tu dans ses paroles ? Tous les deux m’ont entendu ; j’ai parlé à l’un et à l’autre ; mais Dieu lui-même a parlé à l’un d’eux. Nous est-il permis de passer, par comparaison, du petit au grand ? Il y a entre lui et nous une si grande distance ! Néanmoins, Dieu opère en nous je ne sais quoi d’incorporel et de spirituel : ce n’est pas un son qui frappe nos oreilles, ce n’est pas une couleur qui se fasse distinguer de nos yeux ; ce n’est pas non plus une odeur que perçoive notre odorat, ce n’est pas davantage une saveur que puisse apprécier notre palais, ni un objet dur ou tendre sur lequel puisse agir le sens du toucher : pourtant, c’est quelque chose qu’on peut facilement sentir, sans pouvoir, d’ailleurs, l’expliquer d’aucune façon. Si, comme j’avais commencé à le dire, Dieu parle à nos cœurs sans leur faire entendre aucun bruit, comment parle-t-il à son Fils ? Autant que possible, mes frères, faites-vous-en une idée dans le sens que je vous ai dit ; s’il est permis d’établir une comparaison entre les grandes choses et les petites, mettez-vous dans cet ordre d’idées. Le Père a parlé à son Fils d’une manière incorporelle, parce qu’il l’a incorporellement engendré. Il n’a pas instruit son Fils, comme s’il l’avait engendré sans lui communiquer, en même temps, la science ; mais dire qu’il l’a instruit, c’est dire qu’il l’a engendré sachant tout : par conséquent, ces paroles : « Mon Père m’a instruit », signifient : Mon Père m’a engendré, possédant la science, comme la vérité est simple de sa nature, (peu de personnes le comprennent). Pour le Fils, être et savoir sont une seule et même chose : il tient donc la science de celui de qui il tient l’existence : il n’en a pas reçu, d’abord l’être, et ensuite le savoir ; mais, en l’engendrant il lui a communiqué la science, de la même manière qu’en l’engendrant il lui a communiqué l’existence. Car, suivant que je l’ai dit, la vérité étant simple de sa nature, être et savoir ne sont pas, pour elle, une chose et une autre, mais une seule et même chose.
6. Voilà ce que le Sauveur dit aux Juifs, puis il ajouta : « Et Celui qui m’a envoyé est avec moi ». Il l’avait déjà dit auparavant ; mais la chose était si importante, qu’il ne cesse d’y revenir : « Il m’a envoyé, et il est avec moi ». S’il est avec vous, Seigneur, l’un ne s’est pas séparé de l’autre pour accomplir sa mission : vous êtes venus tous les deux. Quoique tous les deux soient ensemble, un seul, néanmoins, a été envoyé, et l’autre l’a envoyé, parce qu’être envoyé, c’est s’incarner, et que l’Incarnation est le fait, non pas du Père, mais du Fils seul. Le Père a donc envoyé le Fils, mais il ne s’en est pas, séparé ; car il se trouvait là où il l’a envoyé. De fait, où n’est pas Celui qui a fait toutes choses ? Où n’est pas Celui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre[906] ? » Mais le Père serait peut-être partout, tandis que le Fils ne se trouverait qu’à un endroit ? Écoute l’Évangéliste : « Il était en ce monde, et le monde a été fait par lui[907] ». Donc, dit-il, « Celui qui m’a envoyé », Celui dont l’autorité a été la cause de mon Incarnation, parce qu’elle était exercée sur moi par mon Père, Celui-là « est avec moi et il ne m’a pas abandonné ». Pourquoi ne m’a-t-il pas abandonné ? « Il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît ». Son égalité avec le Père est de « toujours ». Elle ne date pas d’une époque où elle aurait commencé pour se continuer ensuite : elle est sans commencement comme sans fin. La génération de Dieu n’a pas commencé dans le temps, parce que Celui qui a été engendré a lui-même créé tous les temps.

7. « Comme il parlait de la sorte, plusieurs crurent en lui ». Pendant que je parle moi-même, puissent bon nombre de ceux qui s’inspiraient d’autres idées, me comprendre et croire en lui ! Il y a peut-être en effet des Ariens dans la multitude qui m’écoute : je n’oserais supposer qu’il s’y trouve des Sabelliens, de ces hommes qui ne voient qu’une différence de nom entre le Père et le Fils : leur hérésie est trop vieille ; elle a peu à peu perdu ses forces. Pour celle des Ariens, on croirait lui voir faire quelques mouvements, comme semble en faire un cadavre qui tombe en pourriture, ou du moins, comme en fait d’habitude un homme arrivé à ses derniers moments : il faut donc en tirer ceux qui lui restent encore fidèles, comme le Christ a tiré de l’erreur un grand nombre de ses auditeurs. La cité de Dieu ne les comptait pas au nombre de ses habitants ; mais beaucoup d’entre eux sont venus y fixer leur demeure à la suite d’une foule d’étrangers. Voilà comment, pendant que Jésus parlait, beaucoup de Juifs crurent en lui. Pendant que je parle moi-même, puissent les Ariens croire, non pas en moi, mais avec moi !

8. « Jésus disait donc aux Juifs, qui avaient cru en lui : Si vous persévérez en ma parole ». Il dit : « Si vous persévérez », parce que vous avez été initiés, parce que vous avez commencé à être dans ma parole. « Si vous persévérez », cela s’entend dans la foi qui s’est établie en vous, puisque vous croyez, où parviendrez-vous ? Voyez où l’on aboutit en commençant de la sorte. Tu as établi avec joie les fondements de l’édifice, dirige tes regards vers son couronnement. Pars de cette humble base, et tu arriveras à un point bien autrement élevé. La foi se fonde sur l’humilité : la connaissance, l’immortalité et l’éternité y sont étrangères ; elles ne connaissent que la grandeur, une élévation exempte de toute défaillance, une incessante stabilité. Au sein de ce séjour, on ne redoute aucun combat malheureux avec des ennemis, on n’éprouve aucune crainte de déchoir. Ce qui commence par la foi est grand, mais on le méprise, comme les ignorants ont l’habitude de tenir peu de cas des fondements d’un édifice. On creuse une fosse large et profonde, puis des pierres y sont jetées pêle-mêle ; le ciseau de l’ouvrier ne les a point polies ; on n’y voit rien de remarquable. La racine d’un arbre ne charme point les yeux ; c’est d’elle, néanmoins, qu’est sorti tout ce qui, dans cet arbre, peut flatter la vue. Tu regardes la racine et tu n’éprouves aucun plaisir : tu es saisi d’admiration en considérant l’arbre. Insensé, pourquoi t’ébahir ? cet arbre n’est-il pas sorti d’une racine dont l’aspect ne dit rien à ton âme ? La foi des croyants semble avoir peu de prix, car tu n’as pas de balance pour en supputer le poids. Écoute donc, je te dirai où elle aboutit : vois combien elle est précieuse ! Le Seigneur ne dit-il pas lui-même en un autre endroit : « Si vous aviez de la foi a comme un grain de sénevé[908] ? » Quoi de plus faible, quoi de plus fort ? quoi de plus petit, quoi de plus énergique ? Vous aussi, dit-il, « si vous persévérez dans ma parole » ; à laquelle vous avez cru, où parviendrez-vous ? « Vous serez véritablement mes disciples ». Quel avantage nous en revient ? « Et vous arriverez à la connaissance de la vérité ».

9. Mes frères, quelle récompense le Sauveur promet-il aux croyants ? « Et vous connaîtrez la vérité ». Eh quoi ! n’étaient-ils pas arrivés à la connaître, quand il leur parlait ? Et s’ils n’y étaient pas arrivés, comment ont-ils cru ? Ils n’ont point cru pour avoir connu la vérité, ils ont cru pour la connaître ; car nous croyons pour connaître, mais nous ne connaissons pas pour croire ; parce que nous connaîtrons ce que l’œil de l’homme n’a point vu, ce que son oreille n’a point entendu, ce que son cœur n’a jamais compris[909]. Qu’est-ce, en effet, qu’avoir la foi, si ce n’est croire ce que tu ne vois pas ? La foi est donc la croyance à ce que tu ne vois pas ; la vérité est la contemplation de ce que tu as cru. Le Sauveur l’a dit lui-même ailleurs. C’est d’abord pour imposer le joug de la foi, que le Christ a vécu sur la terre. Il était homme, il s’était fait humble : tous le voyaient, mais tous ne le connaissaient pas ; condamné par beaucoup, mis à mort par la multitude, il n’était regretté que d’un petit nombre, et encore le peu de personnes qui le pleuraient ne le connaissaient-ils point pour ce qu’il était en réalité. Voilà comme les éléments primitifs du corps de la foi et de l’édifice qui devait s’élever plus tard. C’est dans cette pensée que le Christ a dit quelque part : « Celui qui m’aime, observe mes commandements ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me montrerai à lui [910] ». Ceux qui l’entendaient, le voyaient déjà : néanmoins, il leur promettait de se montrer à eux, s’ils l’aimaient. Il en est de même ici : « Vous connaîtrez la vérité ». Eh quoi ! ce que vous avez dit n’est-il pas la vérité ? Oui, c’est la vérité, mais on la croit encore, parce qu’on ne la voit pas. Si l’on persévère dans ce qu’on croit, on parvient à ce que l’on doit voir. Aussi le saint Évangéliste Jean dit-il dans son épître : « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu ; mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore ». Nous, sommes déjà quelque chose, et nous serons autre chose. Que serons-nous de plus que ce que nous sommes ? Écoute : « Ce que nous serons un jour n’apparaît pas encore : nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui ». Comment cela ? « Parce que nous le verrons tel qu’il est [911] ». Magnifique promesse ! Mais c’est la récompense de la foi. Tu désires la récompense, travaille donc pour la mériter. Si tu crois, tu as le droit d’exiger la récompense de ta foi ; mais si tu ne crois pas, de quel front la demandes-tu ? « Si donc, vous persévérez dans ma parole ; vous serez vraiment mes disciples », et par là, vous contemplerez la vérité même, telle qu’elle est : vous ne la connaîtrez pas au moyen de paroles humaines : lorsque Dieu aura fait briller à nos yeux les rayons de son éblouissante lumière, selon l’expression du Psalmiste : « Seigneur, vous avez fait briller à nos yeux l’éclat de votre visages[912] », cette lumière vous la fera voir. Nous sommes la monnaie de Dieu, mais nous ressemblons à des pièces d’or sorties du trésor divin : l’erreur a effacé les traits de la vérité que Dieu avait imprimés dans notre âme : parce qu’il nous avait formés, il est venu nous réformer ; il réclame la monnaie qui lui appartient, comme César réclame la sienne ; c’est pourquoi il a dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu [913] ». À César, la monnaie vous-mêmes, à Dieu. Alors donc, les traits de la vérité seront imprimés dans nos cœurs.
10. Que dirai-je maintenant à votre charité ? Ah ! si seulement notre cœur soupirait tant soit peu après cette gloire ineffable ! Si nous sentions que nous sommes ici-bas en un lieu d’exil ! Si nous en gémissions au lieu de concentrer nos affections sur ce bas monde ! Si nous tendions sans cesse, par les efforts d’une âme pieuse, vers celui qui nous a appelés ! Nos désirs, c’est le fond de notre cœur : si nous leur donnons toute l’énergie possible, nous obtiendrons la récompense. Les divines Écritures, les assemblées du peuple, la célébration des saints mystères, le saint baptême, le chant des louanges de Dieu, et les explications que nous donnons de l’Évangile contribuent non seulement à semer et à faire germer en nous ce désir, mais encore à l’augmenter et à lui donner de telles proportions, qu’il soit capable d’embrasser ce que l’œil de l’homme n’a point vu, ce que son oreille n’a point entendu, ce que son cœur n’a jamais compris. Mais aimez avec moi. Celui qui aime Dieu, n’aime pas beaucoup les richesses. J’ai touché du doigt la plaie, mais je n’ai pas osé dire qu’il n’aime pas les richesses ; j’ai dit qu’il ne les aime pas beaucoup, comme si on pouvait leur donner ses affections, à condition de ne pas les aimer beaucoup. Ah ! si nous aimions Dieu comme nous le devons, nous n’aimerions pas du tout l’argent. La fortune serait pour toi un moyen de vivre ici-bas avec moins de difficulté, mais elle ne servirait pas à aiguiser tes convoitises : tu l’utiliserais à adoucir les besoins, et non à te procurer du plaisir. Aime Dieu, si ce que tu entends, si ce que tu loues a produit sur ton âme quelque impression. Sers-toi du monde, mais n’en deviens pas l’esclave. Tu y es entré, tu y fournis ta carrière, tu y es venu, non pour y rester, mais pour en sortir : tu y fais ton chemin, mais il n’est pour toi qu’une hôtellerie. Use des richesses, comme le voyageur, arrêté dans une hôtellerie, use de la table, du verre, de l’amphore, du lit dont il ne se sert qu’en passant, puisqu’il doit bientôt partir. Si vous êtes tels que je viens de le dire, que ceux d’entre vous qui le peuvent, élèvent leur cœur et m’écoutent ; si vous êtes ce que j’ai dit, vous arriverez à posséder ce que le Christ vous a promis. De votre côté, nul besoin de grands efforts, car celui qui vous a appelés est tout-puissant. Il vous a appelés, invoquez-le ; dites-lui : Vous nous avez appelés, nous vous invoquons : nous avons entendu votre voix, écoutez notre prière : conduisez-nous à la récompense que vous nous avez promise, achevez en nous ce que vous y avez commencé ; ne délaissez point vos dons, ne négligez pas votre champ : que votre moisson trouve un jour place dans vos greniers. Ici-bas les épreuves surabondent, mais celui qui a créé le monde, est plus fort qu’elles. Les épreuves surabondent, mais on n’y succombe pas, lorsqu’on espère en Celui qui n’est sujet à aucune défaillance.


1. Je vous ai, mes frères, adressé cette exhortation, parce que la liberté, dont nous parle Notre-Seigneur Jésus-Christ, n’est pas de ce monde. Voyez ce qu’il a ajouté : « Vous serez vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira ». Qu’est-ce à dire : « Elle vous affranchira ? » Elle vous rendra libres. Enfin, les Juifs charnels, et qui jugeaient des paroles du Sauveur dans un sens charnel, non pas ceux qui croyaient en lui, mais ceux de l’assemblée qui n’y croyaient pas, se regardèrent comme insultés, parce qu’il leur avait dit : « La vérité vous affranchira ». Ils s’irritèrent donc de ce que le Sauveur les avait traités d’esclaves : Pourtant, ils en étaient de véritables : aussi leur explique-t-il en quoi consiste l’esclavage, et leur fait-il connaître les caractères de la liberté qu’il promet pour l’avenir. Mais, pour aujourd’hui, il serait trop long de disserter de cette liberté et de cette servitude.

QUARANTE ET UNIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « JÉSUS DISAIT DONC AUX JUIFS QUI AVAIENT CRU EN LUI », JUSQU’À CET AUTRE : « SI DONC LE FILS VOUS AFFRANCHIT, VOUS SEREZ LIBRES ». (Chap. 8,31-36.)[modifier]

LA LIBERTÉ.[modifier]

Le Sauveur ayant dit que la vérité affranchirait ceux qui croiraient en lui, ses interlocuteurs en prirent occasion de s’irriter, comme si le peuple juif n’avait jamais subi et ne subissait pas encore le joug de l’étranger. S’ils avaient été moins charnels, ils auraient compris qu’il n’était nullement question d’un esclavage matériel. Jésus-Christ avait voulu parler de la servitude spirituelle du péché, car dans l’état de péché on ne s’appartient plus, on est aux ordres de ses passions, et l’unique moyen d’y échapper, c’est de suivre la voie des commandements et des exemples du Sauveur ; à mesure qu’on s’avance dans le chemin des vertus chrétiennes, on s’émancipe on devient plus libre, mais la liberté ne devient complète qu’au moment où l’on contemple la vérité en face dans le ciel


1. Les passages du saint Évangile qui terminaient la leçon précédente, vous ont été lus aujourd’hui. Je n’ai pas voulu vous les expliquer dans ma dernière instruction, car je vous avais déjà longuement entretenus, et il m’était, d’autre part, impossible de passer sous silence ou de traiter légèrement la question de la liberté à laquelle nous appelle la grâce du Sauveur. C’est pourquoi j’ai résolu de vous parler aujourd’hui avec l’aide de Dieu. Ceux à qui s’adressait Notre-Seigneur Jésus-Christ, étaient Juifs : la plupart d’entre eux étaient les ennemis déclarés du Sauveur ; d’autres, en certain nombre, étaient devenus déjà ou devaient plus tard devenir ses amis : il en voyait dans la foule qui devaient, comme nous l’avons dit précédemment, croire en lui après sa mort. En reposant sur eux ses regards, il avait dit : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que je suis [914] ». Comme il disait ces choses, il y en eut pour croire immédiatement en lui. C’est à eux qu’il adressa les paroles dont on vous a fait lecture aujourd’hui. « Jésus disait donc aux Juifs qui avaient cru en lui : si vous persévérez dans ma parole, vous serez véritablement mes disciples ». Vous serez mes disciples en persévérant : maintenant vous croyez ; en persévérant dans votre foi, vous verrez plus tard. Aussi ajoute-t-il : « et vous connaîtrez la vérité ». La vérité est immuable. La vérité est une sorte de pain elle ranime les âmes et n’est jamais elle-même exposée à défaillir : celui qui en fait sa nourriture est changé par elle, mars il ne la change pas en lui-même. La Vérité n’est autre que le Verbe de Dieu, Dieu en Dieu, Fils unique de Dieu. Cette Vérité s’est faite homme à cause de nous, et elle est née de la Vierge Marie, en sorte que cette prophétie : « La Vérité est sortie du sein de la terre[915] », a reçu son accomplissement. Pendant qu’elle conversait avec les Juifs, cette Vérité se cachait donc sous le voile de la chair : elle s’y cachait, non pour être méconnue, mais pour ne pas se montrer immédiatement : elle se dérobait pour un temps aux regards des hommes, pour souffrir dans son corps ; et elle voulait souffrir dans sa chair, pour racheter la chair de péché. Facile à voir selon l’infirmité de sa nature humaine, caché aux yeux de ses auditeurs, quant à la grandeur de sa divinité, Notre-Seigneur Jésus-Christ se tenait donc au milieu d’eux, et s’adressant à ceux qui avaient cru en lui pendant qu’il parlait, il leur dit : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez véritablement mes disciples » ; car celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, sera sauvé[916]. « Et vous connaîtrez la vérité », que vous n’apercevez pas maintenant et qui vous parle, « et la vérité vous délivrera ». Cette parole : « Vous délivrera », le Sauveur l’a employée comme un dérivé de liberté. Délivrer ne signifie effectivement rien autre chose que rendre libre. De même, sauver ne veut pas dire autre chose que rendre sauf, comme guérir n’a pas d’autre signification que celle d’opérer la guérison, comme enrichir ne veut dire que ceci : faire riche ou donner des richesses. Délivrer signifie donc rendre libre. En grec, c’est plus évident qu’en latin. En effet, selon le génie de la langue latine, nous avons presque toujours l’habitude de dire qu’un homme a été délivré, non pour faire entendre qu’il a été rendu à la liberté, mais uniquement pour affirmer qu’il a été sauvé : ainsi, on dit de quelqu’un qu’il a été délivré d’une maladie : cette manière de s’exprimer est conforme à l’usage, mais elle n’est pas d’accord avec la propriété des termes. Si le Sauveur a employé ces expressions : « Et la Vérité vous délivrera », elles sont telles, dans la langue grecque, que tous doivent, sans hésitation, les entendre dans le sens de la liberté.
2. Les Juifs eux-mêmes, non pas ceux qui avaient déjà cru, mais ceux de l’assemblée qui ne croyaient pas encore, les comprirent en ce sens, et lui répondirent : « Nous sommes la race d’Abraham, et jamais nous n’avons été les esclaves de personne. Comment dis-tu : Vous serez libres ? » Le Seigneur n’avait pas dit : Vous serez libres ; mais : « La Vérité vous délivrera », expression où les Juifs ne virent que la liberté, comme l’indique clairement le texte grec, ainsi que je vous l’ai fait observer. Fiers alors d’être les descendants d’Abraham, ils reprirent : « Nous sommes la race d’Abraham, et jamais nous n’avons été les esclaves de personne. Comment dis-tu : Vous serez libres ? » O peau soufflée ! ce n’est point là de la grandeur, c’est de l’enflure. Ce que vous dites est-il vrai, même par rapport à la liberté dont on peut jouir en ce monde ? « Nous n’avons jamais été les a esclaves de personne ? » Joseph n’a-t-il pas été vendu [917] ? N’a-t-on pas conduit en captivité les saints Prophètes[918] ? N’est-ce pas ce même peuple qui, en Égypte, faisait des briques, subissait le dur joug des rois de ce pays, se livrait pour eux, non seulement à des ouvrages d’or et d’argent, mais encore à des ouvrages de terre[919] ? Si jamais vous n’avez été esclaves, pourquoi, hommes ingrats, pourquoi Dieu vous reproche-t-il sans cesse d’avoir été délivrés par lui de la maison de servitude[920] ? Et si vos pères ont été esclaves, vous qui parlez, n’avez-vous jamais ressenti le poids de l’esclavage ? Pourquoi payiez-vous dès lors un tribut aux Romains ? N’est-ce pas en raison de ce fait que vous tendiez à la Vérité même un piège où vous désiriez la faire tombe : ? Ne disiez-vous pas au Christ : « Est-il permis de payer le tribut à César ? » S’il avait répondu : Oui, c’est permis, vouas auriez mis la main sur lui, comme s’il avait exprimé une pensée contraire à la liberté de la race d’Abraham. Si, par contre, il avait dit : Non, cela n’est pas permis, vous l’auriez accusé au tribunal des rois de la terre, comme empêchant de leur payer les impôts. Vous lui avez montré une pièce de monnaie, et par là même il vous a, comme vous le méritiez, réduits au silence, et, pris dans vos propres filets, vous vous êtes vus obligés de répondre vous-mêmes à votre question. Vous avez donc avoué que cette pièce de monnaie portait l’effigie de César : aussi, le Sauveur vous a-t-il dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu[921] ». La raison de ces paroles est que, si César a droit de réclamer des pièces de monnaie marquées à son effigie, Dieu réclame aussi la possession de l’homme, sur qui il a gravé son image. Voilà donc ce que le Christ a répondu aux Juifs. Mes frères, je me sens ému, en considérant le vain orgueil des hommes, et en voyant que les Juifs ont soutenu une fausseté, puisqu’ils ont prétendu que jamais ils n’avaient perdu la liberté, entendue même dans le sens temporel : « Jamais nous n’avons été les esclaves de personne ».
3. Écoutons de préférence et avec plus d’attention la réponse du Sauveur, afin de ne point mériter nous-mêmes le titre d’esclaves. Jésus leur répondit : « En vérité, en vérité, je vous le dis ; celui qui commet le péché, est esclave du péché ». Oui, il est esclave. Si seulement il était l’esclave d’un homme, au lieu d’être l’esclave du péché ! Qui est-ce qui ne tremblerait pas, à entendre de semblables paroles ? Daigne le Seigneur notre Dieu nous taire la grâce, à vous et à moi, de bien saisir ses paroles ; daigne le Sauveur m’accorder la faveur de vous parler bien, et de la liberté que nous devons conquérir, et de la servitude qu’il nous faut éviter. « En vérité, en vérité, je vous le dis ». La Vérité parle : que signifient dans sa bouche ces paroles : « En vérité, en vérité, je vous le dis ? » La manière dont il s’exprime est vraiment à considérer : s’il est permis de le dire, ces paroles sont, en un sens, un jurement. « En vérité, en vérité, je vous le dis ». « En vérité », signifie, d’après l’interprétation commune c’est vrai. Néanmoins, quoiqu’on puisse le dire, on ne l’a jamais interprété par ces mots : « Je dis la vérité ». Ni l’interprète grec, ni l’interprète latin n’a osé le faire ; car le mot : « En vérité », n’est pas plus grec que latin ; il est hébreu. On ne l’a donc pas expliqué autrement que nous l’avons dit, et il reste comme le signe d’une chose secrète : on n’a pas voulu en nier le sens ; on n’a prétendu que le conserver respectable, en ne disant pas toute sa valeur. Et ce n’est pas une fois, c’est deux fois que le Seigneur a prononcé ce mot : « En vérité, en vérité, je vous le dis ». En vous le disant deux fois, il a voulu attirer sur lui toute votre attention.
4. À quoi la Vérité veut-elle nous rendre attentifs ? Je vous dis vrai, je vous dis vrai, nous dit-elle. Il est évident que, quand même elle ne nous dirait pas : Je vous dis vrai, elle ne pourrait mentir ; ce serait impossible. Pourtant, elle veut fixer notre attention et nous persuader : nous dormons en quelque sorte, et elle veut nous éveiller ; elle nous excite à l’écouter ; elle ne prétend pas que nous fassions peu de cas de ses paroles. Que nous dit-elle donc ? « En vérité, en vérité, je vous le dis : quiconque commet le péché est esclave du péché ». O la misérable servitude ! Le plus souvent, quand les hommes ont de méchants maîtres, ils cherchent à se vendre : non qu’ils ne veuillent avoir aucun supérieur, mais parce qu’ils désirent en changer. Mais l’esclave du péché, quelle ressource a-t-il à sa disposition ? Qui peut-il appeler à son secours ? Devant qui porter ses plaintes ? À quel maître se vendre ? Parfois, l’esclave d’un homme, fatigué des exigences exorbitantes de son maître, trouve le repos dans la fuite. Mais où peut fuir l’esclave du péché ? Partout – où il dirige sa course, il se trouve avec lui. Une conscience mauvaise n’échappe jamais à elle-même, elle ne sait en quel lieu secret se retirer, car elle se suit elle-même, elle est incapable de se séparer d’elle-même ; le péché qu’elle commet se trouve au dedans d’elle. Le pécheur se rend coupable d’une faute, dans l’intention de se procurer un plaisir sensible : le plaisir passe, la faute reste : tout ce qui le charmait s’est évanoui, il ne lui reste que le tourment. O le triste esclavage ! On voit de temps en temps des hommes chercher un refuge dans nos Églises ; d’habitude, nous les subissons comme des individus indisciplinés ; car ils veulent ne pas avoir de maîtres, tout en prétendant commettre le péché. Il arrive aussi quelquefois qu’un homme, né libre, vienne se réfugier à l’Église pour se soustraire à une illégitime et insupportable servitude ; il y vient réclamer la protection de l’évêque : et si l’évêque néglige l’affaire et ne donne pas tous les soins à sauvegarder la liberté de cet homme, celui-ci est remis sans pitié aux mains de son maître. Réfugions-nous tous auprès du Christ, demandons à Dieu qu’il nous délivre de la servitude du péché : demandons à nous vendre, afin d’être rachetés au prix de son sang ; ; car le Seigneur a dit : « Vous avez été « vendus pour rien, et vous serez rachetés « sans rançon [922] ». Sans rançon qui vienne de vous, parce que votre rançon vient de moi. Le Seigneur parle ainsi, car il a payé notre rançon, non avec de l’argent, mais avec son sang. Pour nous, nous étions restés esclaves et dénués de toute ressource.
5. Le Christ seul affranchit donc de cette servitude : jamais il n’y a été soumis, et pourtant, il en brise les chaînes ; car seul il est devenu homme sans être souillé par le péché. Les enfants que vous voyez entre les bras de leurs mères, ne marchent pas encore, et ils ne sont déjà plus libres de leurs mouvements : ils ont reçu d’Adam les liens dont le Christ doit les délivrer. Lorsqu’on les baptise, la grâce que le Seigneur promet leur est accordée comme aux autres ; car celui-là seul peut affranchir du péché, qui est venu ici-bas exempt de péché, et qui s’est offert en sacrifice pour expier le péché. Vous avez entendu lire ces paroles de l’Apôtre : « Nous remplissons », dit-il, « la fonction d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, et c’est Dieu même qui vous exhorte par notre bouche. Nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ » ; ou, en d’autres termes, c’est comme si Jésus-Christ vous conjurait lui-même. De quoi faire ? « de vous réconcilier avec Dieu ». Puisque l’Apôtre nous exhorte et nous conjure de nous réconcilier avec Dieu, il est évident que nous étions en inimitié avec lui. Si l’on n’est pas ennemi d’une personne, pourquoi se réconcilier avec elle ? Or, ce n’est point par nature que nous sommes en guerre avec Dieu : c’est la conséquence de nos péchés. Et par cela même que nous sommes devenus ses ennemis, nous sommes devenus les esclaves du péché. Dieu n’a jamais compté ses adversaires parmi les hommes libres, il les a nécessairement rencontrés parmi les esclaves, et ils demeureront plongés dans la servitude, tant qu’ils ne seront pas affranchis par Celui dont ils ont voulu se faire les ennemis dès lors qu’ils ont commis le péché. « Nous vous conjurons donc au nom de Jésus-Christ de vous réconcilier avec Dieu ». Mais comment se réconcilier avec lui, si nous laissons subsister ce qui établit un abîme entre lui et nous ? Or, n’a-t-il pas dit par la bouche d’un Prophète : « Son oreille n’est point appesantie, et peut encore entendre ; mais vos crimes vous ont séparés de votre Dieu [923] ». Nous ne pouvons donc nous réconcilier avec lui qu’à la condition de faire disparaître ce qui nous en sépare, et d’établir entre nous un lien qui nous unisse. Il y a entre Dieu et nous un mur de séparation, mais il peut y avoir un médiateur qui nous réconcilie ensemble. L’intermédiaire qui nous sépare, c’est le péché ; le médiateur qui nous réconcilie, c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ. « Car il n’y a qu’un Dieu, et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[924] ». Pour faire disparaître ce mur de séparation, qui n’est autre que le péché, ce médiateur est venu, et comme prêtre, il s’est lui-même offert en sacrifice ; et parce qu’il est devenu victime pour le péché, et qu’il s’est offert lui-même en holocauste sur la croix où il est mort, l’Apôtre continue l’expression de sa pensée. Il avait dit : « Nous vous conjurons, au nom de Jésus-Christ, de vous réconcilier avec Dieu » ; et, comme si nous lui demandions à connaître le moyen d’opérer cette réconciliation, il ajoute : « Il a traité celui », c’est-à-dire ce même Christ, « qui ne connaissait pas le péché, comme s’il eût été le péché même, afin qu’en lui nous devinssions justes de la justice de Dieu [925] ». «  Celui », le Christ Dieu, « qui ne connaissait pas le péché », il est venu dans la chair, c’est-à-dire dans une chair semblable à celle du péché [926] ». cette chair n’était pas, néanmoins, celle du péché ; elle n’était souillée par aucune faute ; le Christ est devenu la véritable victime pour le péché, parce qu’il était lui-même exempt de péché.
6. Mais dire que « le péché » est devenu la victime pour le péché, n’est-ce point une imagination de ma part ? Non ; et ceux qui ont lu les saintes Écritures le savent ; pour ceux qui ne les ont pas lues, qu’ils ne se montrent pas négligents ; qu’ils ne soient point négligents à les lire, cela s’entend ainsi seront-ils plus à même de juger en connaissance de cause. Parmi les sacrifices que le Seigneur avait prescrit d’offrir pour le péché, plusieurs s’offraient, non pour expier les péchés, mais pour figurer l’avenir ; pourtant, c’étaient les mêmes cérémonies, les mêmes hosties, les mêmes victimes, les mêmes animaux que pour les sacrifices expiatoires, où le sang répandu était l’emblème du sang du Sauveur ; or, la loi donne à ces victimes non expiatoires le nom de péchés : cela est si vrai qu’en plusieurs endroits de l’Écriture la recommandation est faite aux prêtres sacrificateurs de placer leurs mains sur la tête du péché, c’est-à-dire sur la tête de la victime à immoler pour le péché : c’est ce péché, ou, en d’autres termes, cette victime pour le péché qu’est devenu Notre-Seigneur Jésus-Christ, « en qui ne se trouvait aucun péché ».
7. Il a le droit d’affranchir de cet esclavage du péché celui qui dit dans un psaume : « Je suis devenu comme un homme privé de secours, libre entre les morts[927] ». Il était seul à jouir de la liberté, parce qu’il était le seul sans péché ; car il a dit dans l’Évangile : « Voilà que le prince de ce monde vient » ; par là, il voulait dire que le démon viendrait dans la personne des Juifs pour le persécuter : « Voilà qu’il vient, et il ne trouvera a rien en moi[928] ». Dans les justes mêmes qu’il fait mourir, il trouve toujours quelque péché, si petit qu’il soit : en moi il ne trouvera rien. Et comme si on lui disait : Puisqu’il ne trouvera rien en vous, pourquoi vous ferait-il mourir ? il ajoute : « Mais afin que le monde connaisse que j’aime mon Père et que je fais ce que mon Père m’a ordonné, levez-vous, sortons d’ici ». Si je meurs, dit-il, ma mort n’est pas la conséquence nécessaire de péchés que j’aurais commis ; mais, en mourant, j’accomplis la volonté de mon Père ; et ici, il y a plus de volonté de ma part que de nécessité venant d’ailleurs, car si je n’y consentais pas, je ne mourrais pas. N’a-t-il pas, en effet, dit ailleurs : « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre[929] ? » Au milieu des morts, il est donc vraiment libre.
8. Puisque tout homme qui commet le péché en est l’esclave, quelle espérance pouvons-nous avoir d’arriver à la liberté ? Le voici : « L’esclave », dit le Sauveur, « ne demeure pas toujours dans la maison ». La maison, c’est l’Église ; l’esclave, c’est le pécheur. Un grand nombre de pécheurs entrent dans l’Église. Aussi n’a-t-il pas dit : « L’esclave » n’entre pas dans la maison, mais : Il « ne demeure pas toujours dans la maison ». S’il ne doit y avoir là aucun esclave, qui est-ce qui s’y trouvera ? « Lorsque le Roi juste sera assis sur le trône du jugement », comme disent les saints livres, « qui est-ce qui pourra se glorifier d’avoir le cœur pur ? Qui est-ce qui pourra se vanter d’être exempt de péché[930] ? » O mes frères, il nous a fait trembler en nous adressant ces paroles. « L’esclave ne demeure pas toujours dans la maison ». Mais le Sauveur ajoute : « Mais le Fils y demeure toujours ». Le Christ sera-t-il donc seul dans sa maison ? Aucun peuple ne s’y trouvera-t-il. avec lui ? À qui servira-t-il de tête, s’il n’a pas de corps ? Ou bien, le Fils est-il tout à la fois tête et corps ? Ce n’est pas sans motif qu’il a voulu nous inspirer la crainte et la confiance ; il nous a effrayés, afin que nous n’aimions pas le péché ; il nous a rassurés, pour nous faire espérer notre affranchissement par rapport au péché. « Tout homme qui commet le péché est l’esclave du péché ; mais l’esclave ne demeure pas toujours dans la maison ». Nous, qui ne sommes pas exempts de péché, quelle espérance pouvons-nous avoir ? Écoute ; le voici : Le Fils y demeure toujours. Si le Fils vous affranchit, alors vous serez véritablement libres. Tel est donc, mes frères, l’objet de nos espérances : c’est que celui qui est libre nous affranchira, et qu’en nous faisant part de sa liberté, il fera de nous ses serviteurs. Nous étions les esclaves de nos passions ; par notre délivrance, nous devenons les esclaves de la charité. L’Apôtre ne dit pas autre chose : « Car, mes frères, vous êtes appelés à la liberté. Ayez soin seulement que cette liberté ne soit point, pour vous, une occasion de vivre « selon la chair, mais assujettissez-vous les uns aux autres par esprit de charité [931] ». Qu’aucun chrétien ne dise donc : Je suis libre, j’ai été appelé à la liberté ; j’étais esclave, mais j’ai été racheté, et, par mon rachat, je suis devenu libre ; j’agirai à ma guise ; puisque je suis libre, personne n’a le droit d’imposer des règles à ma volonté. Mais si cette volonté te conduit au péché, tu es l’esclave du péché. N’abuse donc pas de ta liberté pour pécher sans contrainte ; au contraire, fais-en ton profit, pour ne pas offenser Dieu. Si ta volonté se soumet aux règles de la piété, elle sera libre. Tu seras libre, si tu es esclave ; libre à l’égard du péché, esclave par rapport à la justice ; car l’Apôtre a dit : « Lorsque vous étiez esclave du péché, vous vous affranchissiez de la justice ; mais, maintenant que vous êtes affranchis du péché et devenus esclaves de Dieu, le fruit que vous en tirez est votre sanctification, et la fin en sera la vie éternelle[932]. Qu’à ce but tendent tous nos efforts ; agissons dans ces vues.
9. Le premier pas à faire vers la liberté, c’est d’être exempt de crime. Attention, mes frères, attention, car je crains de ne pouvoir vous faire toucher du doigt et comprendre ce qu’est maintenant et ce que sera plus tard cette liberté. Examine de près la conduite, en ce monde, de l’homme quel qu’il soit : fût-il vraiment juste, il a beau mériter à tous égards le titre de juste, il n’est pas, néanmoins, exempt de péché. Écoute saint Jean lui-même, dont nous expliquons en ce moment l’Évangile nous dit dans son épître : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité ne se trouve, pas en nous[933] ». Celui qui, au milieu des morts, avait conservé sa liberté, pouvait seul tenir ce langage : on n’a pu le dire que de celui eu qui né se trouvait aucune iniquité ; non, on n’a pu le dire que, de lui, puisque, par sa ressemblance avec nous, il a éprouvé toutes sortes de maux, excepté le péché[934] ». Seul, il a pu dire : « Voilà que le prince de ce monde viendra, et il ne trouvera rien en moi ». Examine de près la conduite de n’importe quel juste, et tu trouveras nécessairement en lui quelque péché. Job était certainement pur : le Seigneur lui rendait en ce sens un témoignage si flatteur, que le démon en devint jaloux, et demanda à l’éprouver : le tentateur fut vaincu, et la vertu du saint homme clairement démontrée[935]. Sa vertu a été manifestée au grand jour, non pour être connue et récompensée de Dieu, mais afin que les hommes n’en ignorassent pas, et pussent la prendre pour modèle. Que dit donc aussi Job : « Quel est l’homme innocent ? Pas même l’enfant qui n’a encore vécu que l’espace d’un jour[936] ». Bien des hommes ont acquis sans conteste, c’est-à-dire sans reproche, le titre de juste ; dans les choses humaines, celui dont la conduite n’est pas souillée de crime ne peut évidemment encourir aucun reproche. Un crime est une faute grave, digne, sous tous rapports, d’accusation et de condamnation ; or, Dieu ne distingue pas entre péchés et péchés, pour condamner les uns, justifier et louanger les autres. Il n’en approuve aucun, il les déteste tous. Comme un médecin déteste la maladie de l’homme cloué sur un lit de douleur, et s’efforce, pour le guérir, d’éloigner le mal et de garantir le malade : ainsi, par sa grâce, Dieu agit de manière à détruire le péché et à délivrer le pécheur. Mais, diras-tu, quand le péché est-il détruit ? Pourquoi ne l’est-il pas, dès qu’il perd de sa force ? Il perd de sa force chez ceux qui deviennent meilleurs ; il n’existe plus chez les parfaits.
10. Le premier pas à faire vers la liberté, c’est donc d’être exempt de crime. Aussi, quand il choisit des hommes pour les ordonner prêtres ou diacres, l’apôtre Paul exige-t-il d’eux ce qu’on doit exiger de tout homme destiné à devenir, par l’ordination, chef dans l’Église ; mais il ne dit pas si quelqu’un est sans péché ; en ce cas, on écarterait des ordres n’importe qui ; personne n’y serait admis ; il s’exprime eu ces termes : « Si quelqu’un est exempt de crimes », comme, par exemple, d’homicide, d’adultère, de souillure provenant de la fornication, de vol, de fraude, de sacrilège, et, de toute faute de ce genre[937]. Dès, qu’un homme en est là (et tout chrétien doit en être là), il commence à tourner ses regards vers la liberté ; pour lui, elle existe déjà, mais pas encore dans toute sa perfection. Pourquoi, dira quelqu’un, pourquoi n’est-elle pas alors dans sa perfection ? Parce qu’alors « je vois dans mes membres une autre loi tout opposée à la loi de mon esprit ; en effet, ce que je veux, je ne le fais pas, et je fais ce que j’abhorre [938]. Car », ajoute-t-il, « la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a d’opposés à ceux de la chair, en sorte que vous ne faites pas ce que vous voudriez faire ». D’un côté, la liberté ; de l’autre, l’esclavage ; et, encore, cette liberté est-elle incomplète, obscurcie par des ombres, enfermée en d’étroites limites, parce qu’elle est encore de ce monde passager. Sous un rapport, nous sommes faibles ; sous un autre, nous avons reçu le bienfait de la liberté. Tous les péchés que nous avons commis ont été précédemment effacés par le baptême ; mais parce que toutes nos iniquités ont disparu, en est-il de même de toute faiblesse ? S’il en était ainsi, notre vie s’écoulerait exempte de toute faute. Qui est-ce qui oserait rendre de sa conduite un pareil témoignage ? Personne, excepté l’orgueilleux, l’homme indigne de la pitié du libérateur, celui qui veut se tromper lui-même, et en qui ne se trouve pas la liberté. Par cela même qu’il est resté en nous de la faiblesse, j’ose le dire, nous sommes libres, en tant que nous servons Dieu, et nous sommes encore esclaves en tarit que nous sommes soumis à la loi du péché. Voilà pourquoi l’Apôtre dit lui-même ce que nous avons déjà dit : « Selon l’homme intérieur, je trouve du plaisir dans la loi de Dieu ». La liberté nous vient donc de ce que nous trouvons du plaisir dans la loi de Dieu, car la liberté est chose agréable : tant que tu observes, par crainte, les règles de la justice, Dieu ne fait pas tes délices ; tant que tu agis comme esclave, tu n’éprouves aucun charme ; dès que la joie du Seigneur entre dans ton âme, tu es libre. Ne redoute pas le châtiment, aime la justice. Peut-être ne peux-tu pas l’aimer encore ? Alors, crains même le châtiment, afin de parvenir à aimer la justice.
11. L’Apôtre se sentait donc libre dans la portion la plus élevée de son être ; voilà pourquoi il disait : « Selon l’homme intérieur, je trouve du plaisir dans la loi de Dieu ». La loi me charme ; je trouve du plaisir à ce qu’elle me commande ; c’est la justice même qui fait mon bonheur. « Je vois, dans mes membres, une autre loi » ; voilà ce qui reste de faiblesse en nous. « Elle est en opposition avec la loi de mort âme ; elle me captive sous la loi du péché qui se trouve dans mes membres ». Du côté où toute justice n’est pas accomplie, il rencontre l’esclavage ; car, dès qu’on trouve du plaisir dans la loi de Dieu, ou n’est plus esclave, mais ami de la loi, et dès lors qu’on l’aime, on est libre. Que nous reste-t-il donc à faire ? Rien autre chose qu’à nous tourner vers Celui qui a dit : « Si le Fils vous affranchit, vous serez alors vraiment libres ». L’Apôtre, dont nous citions tout à l’heure les paroles, s’est tourné vers lui : « Malheureux que je suis, qui est-ce qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Donc, si le Fils de Dieu vous affranchit, vous serez vraiment libres ». Enfin, voici comme il termine : « Ainsi, je suis moi-même soumis à la loi de Dieu par l’esprit, et à la loi du péché par la chair [939] ». « Moi-même », dit-il, car nous ne sommes pas deux, émanés de deux principes contraires et opposés l’un à l’autre ; mais « je suis moi-même soumis à la loi de Dieu par l’esprit, et à la loi du péché par la chair », tant que ma faiblesse s’oppose à mon salut.
12. Mais si, par la chair, tu es soumis à la loi du péché, fais ce que dit le mérite a Apôtre : Que le péché ne règne donc point «  dans votre corps mortel jusqu’à vous faire obéir à ses désirs déréglés ; n’abandonnez point non plus vos membres au péché comme des instruments d’iniquité[940] ». Il ne dit pas : que le péché ne soit point, mais « ne règne pas ». Tarit que le péché sera nécessairement dans tes membres, ôte-lui l’empire sur toi ; ne fais pas ce qu’il commande. La colère s’allume en toi ? Ne mets pas ta langue à son service pour prononcer des malédictions ; ne lui prête ni ta main ni ton pied pour frapper. Évidemment, si le péché ne se trouvait point dans tes membres, ces mouvements déraisonnables de colère ne t’emporteraient pas ; enlève-lui donc toute puissance, qu’elle n’ait pas d’armes à sa disposition pour te combattre, et dès lors qu’elle n’aura pas d’armes à saisir, elle apprendra même à ne pas se montrer. « N’abandonnez point non plus vos membres au péché comme des instruments d’iniquité » ; autrement, vous deviendriez esclaves dans toutes les parties de votre être, et vous ne pourriez plus dire : « Je suis soumis à la loi a de Dieu par l’esprit ». Si l’esprit se tient armé, les membres ne sont plus comme des instruments mis au service de la fureur du péché. Que le commandant intérieur défende la forteresse, parce qu’il est sous la protection d’un autre commandant plus fort ; qu’il mette un frein à sa colère, qu’il enchaîne sa passion. Il y a certainement en nous de quoi modérer, maîtriser et retenir nos mauvais penchants ; et si ce juste, soumis à la loi de Dieu, désirait quelque chose, c’était bien de ne plus rien trouver en lui-même qu’il lui fallût maîtriser. Quiconque tend à la perfection, doit s’efforcer, en devenant meilleur, d’affaiblir chaque jour ses passions elles-mêmes ; car s’il a des membres, ce n’est point pour en faire les serviteurs de ces mauvais penchants : « Je trouve en moi », dit l’Apôtre, « la volonté de faire le bien, mais je n’y trouve pas le moyen de l’accomplir [941] ». Dit-il : Je ne trouve pas le moyen de faire le bien ? S’il avait ainsi parlé, il n’y aurait plus eu d’espoir pour lui. Mais il ne dit pas Je ne trouve pas le moyen de faire le bien ; voici comme il s’exprime : « Je ne trouve pas a le moyen d’accomplir le bien ». Qu’est-ce qu’accomplir le bien, sinon détruire le mal et y mettre fin ? Qu’est-ce que détruire le mal, sinon faire ce, que dit la loi : « Tu ne convoiteras pas[942] ? » Ne rien convoiter, c’est la perfection du bien, parce que c’est la destruction du mal. L’Apôtre disait : « Je ne trouve pas le moyen d’accomplir le bien », parce qu’il ne pouvait s’empêcher de convoiter ; il ne faisait que mettre un frein à ses convoitises, pour n’y pas consentir et ne point mettre ses membres à leur service. « Je ne puis donc pas accomplir le bien » ; il m’est impossible de réaliser en moi cette parole : « Tu ne convoiteras pas ». Alors, que faut-il faire ? Mettre en pratique ce conseil du sage : « Ne va pas à la suite de tes désirs[943] ». Tant que tu éprouveras dans ta chair l’impression de penchants déréglés, agis de manière à ne pas te laisser aller au gré de tes désirs. Persévère dans l’obéissance à l’égard de Dieu, dans liberté du Christ ; soumets-toi de cœur à la volonté de ton Dieu. Ne t’abandonne pas à tes passions ; en les suivant, tu doubles leur force ; si tu leur donnes de l’énergie, si tu fortifies tes ennemis contre toi-même et à tes propres dépens, comment pourrais-tu les dominer ?
13. La pleine et parfaite liberté se trouve donc en Notre-Seigneur Jésus-Christ, puisqu’il a dit : « Si le Fils vous affranchit, vous serez vraiment libres ». Mais nous, quand jouirons-nous de cette pleine et parfaite liberté ? Quand aucune inimitié n’existera plus entre Dieu et nous ; quand, surtout, la mort, notre dernière ennemie, sera détruite. Car il faut que ce corps corruptible soit revêtu d’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité. Et après que ce corps de mort sera revêtu d’immortalité, cette parole de l’Écriture sera accomplie : « La mort a été absorbée dans sa victoire. O mort : où est ta victoire[944] ? » Qu’est-ce à dire : « O mort, où est ta victoire ? La chair » convoitait « contre l’esprit, et l’esprit contre la « chair » ; mais pendant que vivait la chair du péché. « O mort, où est ta victoire ? » Alors, nous ne mourrons plus, parce qu’alors nous vivrons en celui qui est mort et ressuscité pour nous : « Afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux[945] ». Nous sommes malades, appelons le médecin ; faisons-nous porter à l’hôtellerie pour être guéris. Car celui qui nous promet la santé, a pris pitié du malheureux que les voleurs avaient laissé expirant sur les chemins ; il a répandu de l’huile et du vin sur ses plaies, il a guéri ses blessures, il l’a mis sur son cheval, l’a conduit à l’hôtellerie et confié à l’hôtelier. Quel était cet hôtelier ? Peut-être celui qui a dit : « Nous remplissons pour Jésus-Christ la fonction d’ambassadeurs[946] », il a aussi donné deux pièces d’argent pour qu’on prenne soin du malade [947]. Ce sont peut-être aussi les deux commandements qui renferment la loi et les Prophètes[948]. Donc, mes frères, l’Église est, en cette vie, l’hôtellerie du voyageur, puisque les infirmes y trouvent leur guérison ; mais à l’Église aussi est réservée la possession de l’héritage céleste.

QUARANTE-DEUXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « JE SAIS QUE VOUS ÊTES ENFANTS D’ABRAHAM, MAIS VOUS CHERCHEZ À ME FAIRE MOURIR », JUSQU’À CET AUTRE : « C’EST POURQUOI VOUS NE LES ENTENDEZ POINT, PARCE QUE VOUS N’ÊTES PAS DE DIEU ».(Chap. 8,37-47.)[modifier]

LES JUIFS, ENFANTS DU DÉMON.[modifier]

Les Juifs se prétendaient libres, parce qu’ils descendaient d’Abraham et qu’ils étaient les enfants de Dieu ; mais Jésus leur montre que s’ils tenaient d’Abraham et de Dieu leur existence matérielle, ils n’en étaient pas spirituellement les fils à cause de leurs désordres, de leur incrédulité et de leurs vices : ils n’étaient, à vrai dire, que les héritiers du démon, et parce que le démon est le Père du mensonge, ils n’écoutaient point le Sauveur, qui est la Vérité, qui est de Dieu.


1. Sous la forme d’esclave, Notre-Seigneur Jésus-Christ n’était pas esclave, et quoiqu’il en eût revêtu l’apparence, il n’en était pas moins le souverain Seigneur de toutes choses ; par sa forme charnelle, il semblait esclave, mais quoique sa chair fût pareille à celle du péché, elle n’était cependant pas une chair de péché [949]. Il promit la liberté à ceux qui croiraient en lui ; mais, fiers de la leur propre, ne s’apercevant pas qu’ils étaient soumis au joug du péché, les Juifs refusèrent dédaigneusement de devenir vraiment libres et, parce qu’ils étaient la race d’Abraham, ils prétendirent qu’ils ne dépendaient de personne. Ce que le Sauveur leur répondit, la leçon d’aujourd’hui vient de nous l’apprendre ; le voici : « Je sais », dit-il, « que vous êtes enfants d’Abraham, mais vous cherchez à me faire mourir, parce que ma parole ne trouve pas accès en vous ». Je vous connais : « Vous êtes les enfants d’Abraham, mais vous cherchez à me faire mourir ». Je connais la souche d’où vous sortez, mais je n’en trouve pas la foi dans vos cœurs. « Vous êtes enfants d’Abraham », mais selon la chair ; c’est pourquoi vous cherchez à me faire mourir » ; car « mes paroles ne trouvent pas accès auprès de vous ». Si vous receviez mes discours, ils vous gagneraient, et s’ils vous gagnaient, vous seriez pris, comme des poissons, dans les filets de la foi. Qu’est-ce donc à dire : « Mes paroles ne prennent pas sur vous ? » Elles ne prennent pas sur votre cœur, parce que vous ne les y recevez pas. La parole de Dieu est, à vrai dire, et elle doit être pour les fidèles, comme un hameçon pour le poisson : elle saisit, quand on la saisit ; et en cela, il n’y a aucune violence commise à l’égard de ceux qui y sont pris, car ils y sont pris pour leur salut, et non pour leur perte ; voilà pourquoi le Sauveur dit à ses Apôtres : « Venez à ma suite, je vous ferai « pêcheurs d’hommes[950] ». Les Juifs n’étaient pas de ce caractère, et pourtant ils étaient enfants d’Abraham ; fils d’un homme de Dieu, mais hommes pécheurs. Il était la source de leur existence en cette vie, mais ils avaient dégénéré en n’imitant pas la foi de celui dont ils étaient les enfants.
2. Vous avez certainement entendu ces paroles du Sauveur : « Je sais que vous êtes enfants d’Abraham ». Écoutez ce qu’il dit ensuite : « Je vous dis ce que j’ai vu en mon Père ; et vous aussi, vous faites ce que vous avez vu en votre père ». Il avait dit précédemment : « Je sais que vous êtes enfants d’Abraham ». Mais que font-ils ? Ce qu’il leur a dit : « Vous cherchez à me faire mourir ». Jamais, en Abraham, ils n’ont vu pareille chose. En nous parlant de son Père dans ce passage : « Ce que j’ai vu en mon Père, je « vous le dis », le Sauveur a voulu nous parler de Dieu. J’ai vu la vérité, je dis la vérité, parce que je suis la, vérité. Le Sauveur dit la vérité qu’il a vue en son Père ; il s’est vu lui-même et il en parle, parce qu’il est la vérité du Père, qu’il a vue dans le Père ; en effet, il est le Verbe, et le Verbe était en Dieu. Pour les Juifs, où ont-ils donc vu le mal qu’ils font, et que le Christ leur reproche et condamne en eux ? Ils l’ont vu dans leur père. Quand, par les versets suivants, nous aurons clairement appris quel est leur père, nous comprendrons ce qu’ils ont vu en un tel père ; pour le moment, il n’en prononce pas encore le nom. Un peu auparavant, il a parlé d’Abraham, mais comme source de leur existence charnelle, et non comme modèle de leur vie spirituelle ; il nommera leur autre père, celui qui ne les a pas engendrés, celui qui ne les a pas faits hommes, mais dont ils étaient les fils, sinon en tant qu’hommes, du moins en tant qu’hommes méchants ; sinon en tant que sa race, du moins en tant que ses imitateurs.
3. « Ils répondirent et lui dirent : Notre « père est Abraham » ; ou, en d’autres termes : Qu’as-tu à dire contre Abraham ? ou bien encore : Si tu es capable de quelque chose, ose le reprendre. Rien n’empêchait le Sauveur d’oser reprendre Abraham, mais il n’avait aucun reproche à lui faire ; le Christ n’avait que des louanges à lui adresser. Cependant ses interlocuteurs semblaient le provoquer pour lui faire dire du mal d’Abraham, et trouver eux-mêmes en cela l’occasion d’agir à son égard suivant leurs désirs. « Abraham est notre père ».
4. Écoutons la réponse que leur fit le Sauveur ; voyons comment il louangea Abraham, tout en les condamnant. Jésus leur dit : « Si vous êtes les enfants d’Abraham, faites les œuvres d’Abraham. Or, maintenant, vous cherchez à me faire mourir, moi qui suis un homme qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue de Dieu. Abraham n’a pas fait cela ». Je vois ici l’éloge d’Abraham et la condamnation des Juifs. Abraham n’était pas un homicide. Je ne dis pas que je suis le Dieu d’Abraham ; si je parlais ainsi, je dirais la vérité. Le Christ avait dit en un autre endroit : « Avant qu’Abraham fût, moi, je suis [951] ». Et les Juifs avaient voulu le lapider. 2 ne leur adressa donc point cette parole. Tel que vous me voyez, tel que vous me regardez, tel que vous me croyez être sans apercevoir autre chose en moi, je suis un homme ; et cet homme qui vous dit ce qu’il a entendu de Dieu, pourquoi voulez-vous le faire mourir, sinon parce que vous n’êtes pas les enfants d’Abraham ? Il avait pourtant dit tout à l’heure : « Je sais que vous êtes enfants d’Abraham ». Il ne nie pas leur origine, mais il condamne leurs actes ; ils tenaient de lui leur existence corporelle, mais il était étranger à leur manière de se conduire.
5. Pour nous, mes très chers, sommes-nous sortis de la race d’Abraham, ou bien, n’est-il en rien notre père selon la chair ? Corporellement parlant, les Juifs viennent de lui, comme de leur source ; mais les chrétiens n’en descendent pas. Nous sommes venus des autres nations ; néanmoins, nous descendons d’Abraham par l’imitation de ses vertus. Écoute l’Apôtre : « Les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à celui qui devait naître de lui. L’Écriture ne dit pas : Et à ceux qui naîtront, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs ; mais elle dit, comme parlant d’un seul : Et à celui qui naîtra de vous, c’est-à-dire au Christ. Maintenant, si vous appartenez au Christ, vous êtes la race d’Abraham et ses héritiers selon la promesse de Dieu [952] ». Par la grâce de Dieu, nous sommes donc devenus les enfants d’Abraham ; ce n’est pas dans la descendance naturelle d’Abraham que Dieu a choisi pour son Christ des cohéritiers ; il a déshérité les uns de cette descendance et adopté les autres. De cet olivier dont les racines s’étendent jusqu’aux patriarches, il a retranché les branches naturelles desséchées par l’orgueil, pour y greffer l’humble olivier sauvage[953]. Aussi, lorsque les Juifs vinrent demander le baptême à Jean, il se déchaîna contre eux et s’écria : « Race de vipères ! » Ils se glorifiaient surtout de la noblesse de leur origine ; pour lui, il les appela : « race de vipères » ; c’eût été trop de dire : Race d’hommes ; ils n’étaient qu’une « race de vipères ». Ses regards tombaient sur des hommes, mais il connaissait la malignité de leur venin. Parce qu’ils étaient venus pour se faire baptiser, ils devaient au moins se convertir ; c’est pourquoi Jean leur dit : « Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui s’approche ? Faites donc de dignes fruits de pénitence, et gardez-vous de dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ; car je vous dis que Dieu peut susciter de ces pierres mêmes des enfants d’Abraham[954] ». Si vous ne faites pas de dignes fruits de pénitence, ne vous flattez pas de votre origine ; car Dieu est assez puissant pour vous condamner et susciter à Abraham une autre descendance ; il est à même de lui donner d’autres enfants, et des enfants qui imitent sa foi. « Dieu peut susciter, de ces pierres mêmes, des enfants d’Abraham ». Nous sommes des enfants : par nos parents, nous étions des pierres, parce qu’en eux nous adorions des pierres à la place de Dieu ; c’est de telles pierres que le Seigneur a formé une famille à Abraham.
6. De quoi donc se flatte la ridicule et vaine jactance des Juifs ? Qu’ils cessent de faire parade de leur origine en Abraham ; on leur a dit ce qu’on devait leur dire : « Si vous êtes des enfants d’Abraham », prouvez-le par vos actes et non, par vos paroles. « Vous cherchez à me faire mourir » comme homme ; je ne dis ni comme Fils de Dieu ; ni comme Dieu, ni comme Verbe, parce que le Verbe ne meurt pas ; je parle de ce que vous voyez, car ce que vous voyez, vous pouvez le faire mourir, et vous pouvez offenser celui que vous ne voyez pas. « Abraham n’a donc point fait cela ; mais vous, vous faites les œuvres de votre père ». Le Sauveur ne dit pas encore quel est ce père dont ils sont les enfants.
7. Que lui répondirent-ils ? Ils commencèrent à comprendre, jusqu’à un certain point, que le Sauveur ne leur parlait pas de leur origine charnelle, mais de leur manière de se conduire. Dans les Écritures, qu’ils avaient entre les mains, il est ordinaire de donner, dans un sens spirituel, le nom de fornication à cette sorte de prostitution de l’âme, qui consiste à adorer plusieurs dieux et des faux dieux ; aussi : firent-ils cette réponse aux paroles de Jésus. Ils lui dirent donc : « Nous ne sommes pas nés de la prostitution : nous n’avons qu’un Père, qui est Dieu ». Abraham ne vaut déjà plus ce qu’il valait. Une parole de vérité les a forcés à se rétracter : il devait en être ainsi ; car s’ils se vantaient de descendre d’Abraham, ils étaient loin de marcher sur ses traces. Pour répondre, ils adoptèrent donc une autre méthode ; il me semble qu’ils se disaient : Toutes les fois que nous nommerons Abraham, il nous dira : Vous vous flattez d’être ses enfants ; pourquoi ne l’imitez-vous pas ? Il nous est impossible d’imiter un tel homme, un homme si saint, si juste, si innocent : disons-lui donc que notre Père c’est Dieu, nous verrons ce qu’il nous répondra.
8. La duplicité a trouvé le moyen de parler, et la, vérité ne saurait que répondre ? Écoutons ce que disent les Juifs ; Écoutons la réplique du Sauveur : « Nous n’avons qu’un seul Père, qui est Dieu. Jésus donc leur dit : Si Dieu était votre Père, certes vous m’aimeriez, car je suis né de Dieu ; je suis venu, et je ne suis point venu de moi-même, mais il m’a envoyé ». Vous dites que Dieu est votre Père ; alors reconnaissez-moi comme votre frère. Cependant, il a élevé les pensées de ceux qui le comprenaient, il a touché ce qu’il dit d’ordinaire : « Je ne suis point venu de moi-même, mais il m’a envoyé ; car je suis né de Dieu, et je suis venu ». Souvenez-vous de ce eue nous disons souvent : Il est venu du Père ; il est venu avec celui de qui il est venu ; La mission du Christ, c’est donc son incarnation : Si le Verbe est venu de Dieu, sa verrue est éternelle ; car on ne peut compter les années de Celui qui a créé tous es temps. Que personne ne dise dans son cœur : Avant l’existence du Verbe, comment Dieu était-il ? Ne dis jamais : Avant que le Verbe de Dieu existât. Dieu n’a jamais été sans son Verbe, parce que l’existence du Verbe est permanente et ne passe pas ; il est Dieu, et n’est pas une parole qui résonne ; le ciel et la terre ont été faits par lui, et il ne passe pas avec ce qui a été fait sur la terre. Il en est donc venu comme Dieu, comme son égal, comme son Fils unique, comme Verbe du Père ; et le Verbe est venu vers nous ; parce qu’il s’est fait chair pour habiter parmi nous [955]. Son avènement, c’est son humanité ; sa permanence ; c’est sa divinité ; nous allons à sa divinité par son humanité. S’il n’était pas devenu le chemin que nous devons suivre, jamais nous ne parviendrions à lui, en tant que demeurant en son Père.
9. « Pourquoi ne comprenez-vous pas ma parole ? Parce que vous ne pouvez entendre ma parole ». S’ils ne comprenaient point la parole du Sauveur, c’est donc parce qu’ils ne l’entendaient pas ; et pourquoi étaient-ils incapables de l’entendre, sinon parce qu’ils ne voulaient point se corriger, et croire ? Et d’où cela venait-il ? « Le père dont vous êtes nés, c’est le démon ». Jusques à quand parlerez-vous de votre père ? Jusques à quand changerez-vous de pères, nommant comme tels, tantôt Abraham, tantôt le Seigneur ? Écoutez le Fils de Dieu ; il va vous dire de qui vous êtes les enfants : « Le père dont vous êtes nés, c’est le démon ».
10. Ici, il faut éviter de tomber dans l’hérésie des Manichéens. Suivant eux, il y a un principe mauvais en soi, et une légion ténébreuse, commandée par ses chefs, et qui a osé engager une lutte contre Dieu. Pour ne point voir cette nation méchante détruire son royaume, ce Dieu a envoyé contre elle, comme d’autres lui-même, les princes des esprits lumineux ; la nation des ténèbres a été vaincue, et c’est à cela que le diable doit son origine. Les Manichéens font aussi dériver de là l’origine de notre corps ; en suivant le même ordre d’idées, ils attribuent ces paroles du Sauveur : « Le père dont vous êtes nés, c’est le démon », à ce que les Juifs venaient du principe mauvais, et qu’ils descendaient de la légion ennemie, du peuple des ténèbres. Voilà l’erreur et l’aveuglement de ces hérétiques, qui font d’eux-mêmes une nation de ténèbres, en croyant des faussetés à l’encontre de leur Créateur. Toute chose est bonne en elle-même ; mais la nature de l’homme a été viciée par sa volonté perverse. Ce que Dieu a fait ne peut être mauvais, l’homme seul peut se faire du mal ; mais, évidemment, le Créateur, c’est le Créateur ; la créature, c’est la créature ; elle ne peut être comparée au Créateur. Distinguez bien Celui qui a tout fait de ce qui a été fait par lui. Il n’y a de comparaison à établir ni entre un escabeau et un charpentier, ni entre une colonne et un sculpteur ; pourtant, si le charpentier a fait l’escabeau, il n’en a pas créé le bois. Parce que le Seigneur notre Dieu est tout-puissant, il a fait par son Verbe ce qu’il a fait ; mais pour faire ce qu’il a fait, il n’en avait pas à sa disposition la matière première ; et pourtant il l’a fait. Toutes choses ont été faites, parce qu’il l’a ordonné ; mais ces créatures ne peuvent être comparées nu Créateur. Tu lui cherches un terme de comparaison : tu le trouveras en son Fils unique. Pourquoi les Juifs étaient-ils les enfants du démon ? Parce qu’ils l’imitaient, et noir parce qu’ils en étaient nés. L’Écriture sainte parle d’ordinaire en ce sens ; en voici un exemple. Le Prophète dit à ce même peuple juif. « Ton père était Amorrhéen, et ta mère Céthéenne[956] ». Il y avait un peuple Amorrhéen, mais les Juifs n’en tiraient pasleur origine ; les Céthéens formaient aussi un corps de nation tout à fait étranger à la race juive. Mais comme les Amorrhéens et les Céthéens étaient des impies, et que les Juifs avaient imité leur impiété, ils étaient censés leur avoir donné naissance : non qu’ils leur eussent réellement donné la vie, mais parce que leurs mauvaises mœurs avaient été pour les Juifs un scandale et le sujet d’une condamnation pareille à celle qu’ils avaient eux-mêmes encourue. Vous cherchez peut-être à savoir d’où vient le démon ? Du même principe que les autres Anges ; mais ceux-ci ont persévéré dans leur obéissance ; tandis que par sa persévérance et son orgueil, celui-là a été précipité, et qu’il est devenu un démon.
11. Mais écoutez maintenant ce que dit le Sauveur : « Le père dont vous êtes nés, c’est le démon, et vous voulez accomplir les désirs de votre père ». Vous êtes ses enfants, non que vous soyez nés de lui, mais parce que ses désirs sont les vôtres. Quels sont ses désirs ? « Il a été homicide dès le commencement ». Voilà ce qu’il est. « Vous voulez accomplir les désirs de votre père. Vous cherchez à me faire mourir, moi, qui suis un homme qui vous dis la vérité ». Le démon a porté envie à l’homme, et il a fait mourir l’homme. Jaloux, de lui, il s’est caché sous la forme du serpent, il a parlé à la femme, et par la femme il a empoisonné l’homme. Pour avoir écouté le démon, ils sont morts tous les deux [957]. Il n’aurait point prêté l’oreille a ses discours, s’il avait voulu entendre la voix de Dieu ; placé entre son Créateur et cet ange déchu, il aurait dû obtempérer aux ordres de Celui qui l’avait créé, au lieu de céder aux conseils de son séducteur. « Il était donc homicide dès le commencement ». Voyez, mes frères, de quelle manière il a fait mourir l’homme. On a donné au démon le nom d’homicide ; et cependant il ne portait ni glaive à sa main, ni épée à sa ceinture ; il s’est approché de l’homme, il a jeté à son oreille une parole mauvaise, il l’a tué. Ne va pas croire que tu n’es pas homicide, quand tu donnes à ton frère un conseil pernicieux ; si tu le portes au mal, tu le tues. Veux-tu en avoir la preuve ? écoute le Psalmiste : « Enfants des hommes ; vos dents sont des lances et des dards ; votre langue est un glaive perçant[958]. Vous voulez » donc « accomplir les désirs de votre père » ; c’est pourquoi vous sévissez contre le corps, parce que vous ne pouvez agir contre l’âme. « Il était homicide dès le commencement », c’est-à-dire à l’égard du premier homme. Il est devenu homicide à partir du moment où il lui a été possible de tuer un homme ; et il a pu tuer un homme dès que l’homme a été créé. Jamais, en effet, n’aurait pu avoir lieu le meurtre d’un homme, si l’homme n’avait préalablement existé. « Il était donc homicide dès le commencement ». Comment cela ? Parce qu’il n’avait point persévéré dans la vérité ». Il s’y était donc trouvé, mais comme il ne s’y était point tenu, il était tombé. Et pourquoi « n’a-t-il point persévéré dans la vérité ? Parce que la vérité n’est pas en lui ». La vérité ne pouvait se trouver en lui comme dans le Christ, puisque le Christ est la vérité même. Si donc il avait persévéré dans la vérité, il aurait persévéré dans le Christ ; « mais il n’a pas persévéré dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui ».

12. « Quand il profère le mensonge, il dit ce qui lui est propre, car il est menteur et son père ». Qu’est-ce à dire ? Vous avez entendu les paroles de l’Évangile, vous les avez écoulées avec attention. Je les reprends, afin que vous sachiez bien ce dont vous me demandez l’explication. Le Sauveur disait, au sujet du démon, ce qu’il devait en dire. « Il était homicide dès le commencement » ; c’est vrai, car il a tué le premier homme : « Et il n’a point persévéré dans la vérité », car il ne s’y est pas tenu, et il est tombé. « Quand il profère le mensonge » (il s’agit évidemment ici du démon), « il dit ce qui lui est propre, car il est menteur et son père ». Quelques-uns ont cru voir dans ces paroles que le démon a un père, et ils se sont demandé quel pouvait être ce père. Ici encore l’abominable erreur des Manichéens a trouvé le moyen de tromper les simples, car ces hérétiques ont l’habitude de dire : Il est sûr que le démon a été un ange, et il est tombé : par lui a commencé le péché ; comme. vous dites. Quel était son père ? Nous répondons : Lequel d’entre nous a jamais dit que le démon a un père ? – Le Sauveur le dit, répliquent-ils ; l’Évangile en parle, car il s’exprime ainsi au sujet. du démon : « Il était homicide dès le commencement, et il n’a point persévéré dans la vérité ; car la vérité n’est pas en lui ; quand il profère le mensonge, il dit ce qui lui est propre, car il est menteur et son père ».

13. Écoute, comprends ; je ne te renvoie pas loin ; l’explication se trouve dans les paroles mêmes de l’Évangile. Le Sauveur a dit que le démon est le père du mensonge. Qu’est-ce que cela ? Le voici, écoute-moi, répète les paroles précitées, et comprends. Quiconque profère un mensonge n’en est point, par cela même, le père. Si un homme a menti devant toi, et que tu répètes son mensonge, il est sûr que tu mens toi-même en proférant la fausseté sortie de sa bouche ; mais tu n’en es point le père, car tu n’en es point le premier auteur. Quant au démon, c’est de son propre fonds qu’il est menteur ; il a mis au monde son imposture, elle ne lui est venue d’aucun autre. De même que Dieu le Père a engendré son Fils qui est la vérité ; ainsi le démon, ange déchu, a engendré son fils, qui est le mensonge. Cela dit, reprends et répète les paroles du Sauveur âme catholique, remarque ce que tu as entendu ; fais attention à ce que dit le Christ. « Il ». Qui ? Le démon, « était homicide dès le commencement ». Nous le savons : il a fait mourir Adam. « Et il n’a point persévéré dans la vérité ». Nous reconnaissons encore qu’il ne s’y est pas tenu et qu’il est tombé. « Car la vérité n’est pas en lui ». Pas de doute à cet égard : puisqu’il s’est séparé de la vérité, il ne la possède pas. « Lorsqu’il profère le mensonge, il dit ce qui lui est propre ». Un autre ne lui transmet pas ce qu’il dit. « Lorsqu’il profère le mensonge, il dit ce qui lui est propre, car il est menteur, et son père ». Il est menteur et père du mensonge tout à la fois. Que tu profères un mensonge, tu es menteur, mais tu n’en es peut-être pas le père ; car si le démon t’a transmis une imposture, et que tu aies ajouté foi à sa parole, le mensonge est sur tes lèvres, mais tu n’en es pas le père ; pour le démon, il n’a reçu de personne cette imposture, dont il s’est servi comme le serpent se sert de son venin, pour tuer l’homme : il est le père du mensonge, de la même manière que Dieu est le Père de la vérité. Écartez-vous du père du mensonge ; courez au Père de la vérité, embrassez-la, afin de recevoir le bienfait de la liberté.

14. Les Juifs ont donc vu en leur père ce qu’ils disaient ; qu’y ont-ils vu, sinon le mensonge ? Pour Notre-Seigneur, il a vu en son Père ce qu’il dirait ; qu’y a-t-il vu, sinon lui-même ? sinon le Verbe du Père ? sinon la vérité éternelle du Père et coéternelle air Père ? « Il était » donc « homicide dès le commencement, et il n’a point persévéré dans la vérité, car la vérité n’est pas en lui ; quand il profère le mensonge, il dit ce qui lui est propre, car il est menteur ». Non-seulement il est menteur, mais « il est son père », c’est-à-dire, le père du mensonge qu’il profère, parce qu’il a engendré lui-même son mensonge. « Or, moi, si je dis la vérité, vous ne me croyez point. Quel est celui d’entre vous qui me convaincra de péché, comme je vous convaincs vous-mêmes, vous et votre père ? Et si je vous dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas », sinon parce que vous êtes les enfants du démon ?


15. « Celui qui est de Dieu entend les paroles de Dieu. Vous ne les entendez point, parce que vous n’êtes pas de Dieu ». Encore une fois, il est question, non de la nature en elle-même, mais de la nature viciée. Ainsi, les Juifs sont de Dieu et n’en sont pas ; par leur nature, ils en viennent ; ils n’en viennent point par leurs vices. Je vous en supplie, faites-y attention ; vous trouvez, dans l’Evangile, tout ce qu’il faut pour vous garantir contre les criminelles et dangereuses erreurs des hérétiques. Au sujet des paroles précitées, voici ce que disent d’ordinaire les Manichéens : Nous trouvons là la preuve de l’existence de deux natures, l’une bonne, l’autre mauvaise ; le Sauveur le dit. Que dit-il ? « Vous ne les entendez point, parce que vous n’êtes pas de Dieu ». Telles sont les paroles du Christ. Que répondez-vous, me dit le manichéen ? – Voici ma réponse, écoute-la. Et ils sont de Dieu, et ils n’en sont pas. Par leur nature, ils en viennent ; ils y sont étrangers par leur faute ; la nature bonne, qui vient de Dieu, a péché volontairement ; elle a cru à ce que le démon voulait lui persuader, elle a été viciée ; si elle a besoin d’un médecin, c’est qu’elle n’est lias saine, voilà ce que je dis. Il est impossible à tes yeux que les Juifs soient et rie soient pas de Dieu, en même temps ; ce n’est pas du tout impossible. Ils sont de Dieu et, n’en sont pas, comme ils sont enfants d’Abraham et ne sont pas ses enfants. La preuve en est là ; inutile à vous de parler. Ecoute le Sauveur lui-même ; il, leur a dit : « Je sais que vous êtes enfants d’Abraham ». Le Christ pouvait-il mentir ? Non. Ce qu’il a dit est donc la vérité ? Oui. Il est donc vrai qu’ils étaient enfants d’Abraham ? Oui. Ecoute maintenant ; il va te dire le contraire. Celui qui a dit : « Vous êtes les enfants d’Abraham », leur a lui-même refusé ce titre : « Si vous êtes les enfants d’Abraham, pratiquez donc les œuvres d’Abraham. Or, maintenant, vous cherchez à me faire mourir, moi, qui suis un homme qui vous dis la vérité que j’ai entendue de Dieu ; Abraham n’a pas agi ainsi. Vous accomplissez les œuvres de votre père », c’est-à-dire, du démon. Comment donc étaient-ils enfants d’Abraham et ne l’étaient-ils pas ? Le Sauveur a donné la preuve de ces deux assertions : ils étaient les enfants d’Abraham, puisqu’ils descendaient charnellement de lui ; ils n’étaient pas ses enfants, parce que le démon les avait corrompus par sa diabolique influence. Vous devez appliquer au Seigneur notre Dieu cette manière de comprendre l’Ecriture ; les Juifs étaient de lui, et, en même temps, ils n’en étaient pas. Comment étaient-ils de lui Parce qu’il avait créé l’homme de qui ils descendaient. Comment encore ? Parce qu’il est l’auteur de leur être, de leur corps et de leur âme. Comment donc pouvait-on dire qu’ils n’étaient pas de lui ? Parce qu’ils étaient devenus vicieux de leur propre faute ; ils n’étaient pas de lui, parce qu’en imitant le démon, ils en étaient devenus les enfants.


16. Le Seigneur Dieu s’est donc approché de l’homme pécheur. Tu as entendu nommer distinctement et séparément l’homme et le pécheur. Comme tel, l’homme est de Dieu ; comme pécheur, il n’en vient pas. Il faut donc distinguer la nature de ce qui l’a viciée ; par rapport à la nature, nous devons toutes louanges au Créateur ; relativement à ce qui l’a corrompue, il faut nécessairement demander l’aide du médecin. Par ces paroles « Celui qui est de Dieu, écoute ce qu’il dit, et vous n’écoutez pas ce qu’il dit, parce que vous n’êtes pas de lui », le Sauveur n’a pas voulu faire une distinction entre la nature des uns et des autres ; en dehors de son âme et de son corps à lui, il n’a pas rencontré, dans les hommes, une nature que le péché n’aurait pas viciée ; mais il connaissait d’avance ceux qui devaient croire en lui ; c’est pourquoi il a dit qu’ils étaient de Dieu, parce qu’ils devaient renaître de Dieu par l’adoption de la régénération. « Celui qui est de Dieu écoute ce qu’il dit ». Mais, pour les paroles suivantes : « Vous n’écoutez pas ce qu’il dit, parce que vous n’êtes pas lui », elles ont é adressées à ceux qui, non-seulement étaient infectés de la corruption du péché, malheur commun à tous, mais encore étaient connus d’avance pour ne pas devoir se soumettre à l’empire de la foi, de cette foi qui, cule, pouvait les délivrer des liens de leurs péchés. Le Christ savait donc dès lors que ceux à qui il s’adressait persévéreraient en ce qui faisait d’eux des enfants du démon ; il savait qu’ils mourraient dans leurs péchés et dans les sentiments d’impiété qui les lui rendaient semblables ; il savait enfin qu’ils ne parviendraient point à recevoir le bienfait de la génération par lequel ils deviendraient les enfants de Dieu, c’est-à-dire les nés du Dieu qui les avait fait devenir hommes. C’est en vertu de cette prédestination que le Sauveur leur a parlé, et non parce qu’il aurait trouvé parmi eux un homme déjà né de Dieu par la grâce de la régénération, ou étranger à Dieu par sa nature considérée en elle-même.

QUARANTE-TROISIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « LES JUIFS LUI RÉPONDIRENT DONC ET LUI DIRENT », JUSQU’À CET AUTRE : « ILS PRIRENT DONC DES PIERRES POUR LES LUI JETER, MAIS JÉSUS SE CACHA ET SORTIT DU TEMPLE ». (Chap. 8,48-59.)[modifier]

JÉSUS, FILS DE DIEU.[modifier]

Ne sachant que répondre au Sauveur, les Juifs lui dirent : « Tu es un démon » .— Non, je n’en suis pas un, car si je me rends témoignage à moi-même, ce n’est point par orgueil ; j’ai pour moi le témoignage non équivoque de mon Père, et si vous croyiez en moi vous ne mourriez pas, car celui qui garde ma parole vivra toujours. – Voilà bien une preuve sans réplique, que tu es possédé du démon ! – Non, je dis la vérité. Si vous devez vivre toujours en gardant ma parole, c’est que je vous communiquerai la vie, car « Je suis ». Telle a été la cause des tressaillements de joie qu’a ressentis Abraham. À ces paroles on voulut le lapider, mais il s’en alla. Par la lecture du saint Évangile qu’on vient de faire devant nous, la puissance du Sauveur nous a fait apprécier sa patience. Que sommes-nous, en effet, si nous nous comparons à lui ? Que sont des serviteurs en face du souverain Maître, des pécheurs en présence du juste, des créatures vis-à-vis du Créateur ? Néanmoins, l’homme ne désire rien tant que la puissance ; il possède en Notre-Seigneur Jésus-Christ la suprême puissance ; mais pour y parvenir, il lui faut d’abord imiter la patience du Maître. Lequel d’entre nous supporterait patiemment qu’on lui dise : « Tu es possédé du démon ? » Voilà pourtant ce qui a été dit à Celui qui, non seulement sauvait les hommes, mais commandait aux démons.


2. Les Juifs lui dirent donc : « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain, et que tu es possédé du démon ? » De ces deux imputations, le Sauveur repoussa l’une et ne repoussa pas l’autre. En effet, il répondit en disant : « Je ne suis point possédé du démon » ; mais il ne dit pas : Je ne suis pas un Samaritain. On lui avait fait deux reproches. Sans rendre malédiction pour malédiction, injure pour injure, il lui convint de repousser l’un, et de ne pas repousser l’autre. Il avait pour cela des motifs. De fait, mes frères, Samaritain veut dire gardien, et Jésus savait qu’il est notre gardien. « Il ne dormira point, il ne s’assoupira pas, celui qui garde Israël [959] », et, « si Dieu ne défend la cité, inutilement veillent ses gardiens[960] ». Celui qui nous a créés, nous garde donc ; puisqu’il a dépendu de lui de nous racheter, ne lui appartiendrait-il pas de nous garder ? Mais, afin de mieux comprendre la cause mystérieuse pour laquelle il n’a pas nié qu’il fût Samaritain, rappelez-vous cette parabole si connue : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba entre les mains des voleurs qui le couvrirent de blessures et le laissèrent à demi mort. Un prêtre passa sans s’inquiéter de lui ; un lévite passa aussi, et rie s’en occupa point davantage ; survint un Samaritain : c’est notre gardien ; il s’approcha du malade, en prit compassion, et lui montra qu’il était son prochain, puisqu’il ne le traita pas comme un étranger [961]. Le Sauveur se contenta donc de répondre aux Juifs qu’il n’était point possédé du démon, sans leur dire qu’il n’était pas un Samaritain.
3. Après avoir reçu d’eux une pareille injure, il se borna à leur dire ceci, sur le respect auquel il avait droit : « Mais j’honore mon Père, et vous, vous m’insultez ». C’est-à-dire : Je ne me rends pas gloire moi-même, afin de ne pas vous sembler orgueilleux, j’ai quelqu’un à honorer, et, si vous me connaissiez, vous m’honoreriez comme j’honore mon Père. Je fais ce que je dois ; et vous, vous ne faites pas ce que vous devez.
4. « Je ne cherche pas ma gloire ; il y a quelqu’un pour la chercher et juger ». De qui veut-il nous parler, sinon de son Père ? Comment donc dit-il ailleurs : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout le jugement au Fils[962] », puisqu’il dit ici : « Je ne cherche pas ma gloire ; il y a quelqu’un pour la chercher et juger ? » Si le Père juge, comment ne jugera-t-il personne, et a-t-il donné le jugement au Fils ?
5. Pour résoudre cette difficulté, remarquez-le, on peut se servir d’un passage analogue ; car il est écrit : « Dieu ne tente personne[963] ». Et nous trouvons encore ces autres paroles : « Le Seigneur votre Dieu vous tente, pour savoir si vous l’aimez[964] ». Vous le voyez, c’est bien la même difficulté. Comment « Dieu ne tente-t-il personne », et comment a le Seigneur votre Dieu vous « tente-t-il, afin de savoir si vous l’aimez ? » Nous lisons encore dans l’Écriture : « La crainte n’est pas avec l’autour, mais l’amour parfait chasse la crainte[965] » ; et ailleurs : « La crainte du Seigneur est sainte, elle subsiste dans l’éternité[966] ». Voilà bien, en d’autres termes, la difficulté qui nous occupe. Comment « la charité parfaite chasse-t-elle la crainte », si « la crainte du Seigneur est sainte » et « qu’elle subsiste dans l’éternité ? »
6. Il y a deux sortes de tentations, l’une qui induit en erreur, et l’autre qui éprouve : quand la tentation est de nature à tromper, « Dieu ne tente personne » ; dès qu’elle est une épreuve, « le Seigneur votre Dieu vous « fente, afin de savoir si vous l’aimez ». Ici encore s’élève une autre difficulté : comment « peut-il tenter, afin de savoir », puisqu’avant de tenter il connaît nécessairement tout ? Dieu n’ignore rien, et si l’Écriture dit : « Afin de savoir », c’est comme si elle vous disait : Afin de vous faire savoir. Dans nos conversations ordinaires, et chez les orateurs, dans l’art de bien dire, on trouve à chaque instant des manières de parler tout à fait pareilles. Je vais en prendre un exemple dans notre langage habituel. On dit d’une fosse qu’elle est aveugle, non qu’elle ait perdu la vue, mais parce qu’en se dérobant à nos regards, elle nous empêche de la voir. En, voici un autre, tiré des auteurs anciens. Parlant de certaines plantes, un poète[967] dit qu’elles sont tristes, pour dire qu’elles sont amères, parce que, quand on les goûte, on ressent une certaine tristesse, on devient triste pour en avoir mangé. On rencontre donc, dans l’Écriture, des locutions semblables. Ceux qui s’ingénient à trouver de pareilles difficultés, ont toute facilité de les résoudre. Par conséquent, « le Seigneur votre Dieu vous tente pour savoir » ; qu’est-ce à dire : « Pour savoir ? » pour vous apprendre, « si vous l’aimez ». Job s’ignorait lui-même ; mais Dieu le connaissait ; il permit donc que Job fût tenté, et ainsi lui apprit-il à se connaître.
7. Que dire des deux sortes de crainte ? Il y a une crainte servile, et une crainte pure : lu crains d’être puni ou tu redoutes de perdre la justice. La crainte de se voir puni est servile. Y a-t-il grand mérite à appréhender une punition ? C’est le propre du pire esclave, du plus cruel brigand. Craindre un châtiment n’est pas de la grandeur, mais il est grand d’aimer la justice. Celui qui aime la justice ne redoute-t-il rien ? Pardon, il a peur ; il a peur, non pas de subir une peine, mais de cesser d’être juste. Croyez-moi, mes frères, et que l’objet de vos affections devienne pour cous un moyen de me comprendre. L’un d’entre vous aime l’argent. Est-il possible de trouver un homme qui ne l’aime pas ? Par cela même qu’il aime l’argent, il peut saisir la portée de mes paroles. Il craint de perdre. Pourquoi craint-il de perdre ? Parce que l’argent possède ses affections. Plus il aime l’argent, plus il a peur d’en perdre. On trouve donc des amateurs de la justice dont le cœur est plus troublé par la crainte de perdre le trésor de la justice, que le tien ne peut l’être par la peur de perdre ton argent. Voilà une crainte pure, une crainte qui subsiste pendant l’éternité. L’amour ne la chasse pas, ne s’en débarrasse pas, loin de là : il s’y attache, au contraire, très-étroitement ; il s’en fait une inséparable compagne. Nous nous sommes approchés de Dieu pour le voir face à face : la crainte pure nous maintient à côté de lui, car au lieu d’apporter en nous le trouble, elle nous affermit. La femme adultère craint de voir revenir son mari : la femme chaste éprouve aussi une crainte, mais c’est la crainte de voir partir son époux.
8. Si vous considérez la tentation sous un point de vue, vous pouvez dire que « Dieu ne tente personne », et si vous la considérez sous un autre aspect, vous pouvez encore dire que « le Seigneur votre Dieu vous tente ». Il en est de même de la crainte : dans un sens, « la crainte n’est pas avec l’amour, mais, l’amour parfait chasse la crainte ». Dans un autre sens, « la crainte du Seigneur est chaste, aussi demeure-t-elle dans les siècles des siècles ». Ainsi, encore, y a-t-il jugement et jugement : sous un rapport, « le Père ne juge personne, mais il a donné tout le jugement au Fils ». Sous un autre, le Sauveur dit : Je ne cherche pas ma gloire : il y a quelqu’un pour la chercher et juger ».
9. Il nous faut maintenant résoudre la difficulté relative au jugement. Tu trouves mentionné dans l’Évangile le jugement pénal : « Celui qui ne croit pas est déjà jugé [968] » ; et ailleurs encore : « L’heure vient, où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui auront bien fait, en sortiront pour la résurrection de la vie ; mais ceux qui auront mal fait, pour la résurrection du jugement[969] ». Vous le voyez le Sauveur a parlé ici du jugement dans le sens de la condamnation et du châtiment. Néanmoins, si ce mot devait être toujours pris dans ce sens, le Psalmiste aurait-il dit : « Jugez-moi, Seigneur ? » Évidemment, jugement signifie, tantôt la condamnation à la peine, tantôt le discernement. Comment signifie-t-il le discernement ? Comme l’explique celui qui a dit : « Seigneur, jugez-moi ». Car, continue à lire et vois ce qui suit. Qu’est-ce à dire : « O Dieu, jugez-moi ? et discernez ma cause de celle d’un peuple impie [970] ». Ce que dit le Prophète : « Jugez-moi, Seigneur, et séparez ma cause de celle d’un peuple impie », a le même sens que ce que dit ici le Seigneur Christ : « Je ne cherche pas ma gloire. il y a quelqu’un pour la chercher et juger ». Comment « y a-t-il quelqu’un qui a la cherche et qui juge ? » J’ai un Père qui discerne et sépare ma gloire de la vôtre. Vous vous glorifiez d’une manière mondaine ; moi, je ne me glorifie point par rapport à ce monde, puisque je dis à mon Père : « Père, glorifiez-moi de cette gloire que j’ai eue en vous, avant que le monde fût[971] ». Qu’est-ce à dire, « de cette gloire ? » de la gloire opposée à l’orgueil humain. C’est en ce sens que le Père juge. Comment juge-t-il ? Il discerne. Que discerne-t-il ? La gloire de son Fils de celle des hommes : voilà pourquoi il est écrit : « Dieu, votre Dieu, vous a sacré d’une onction de joie qui vous élève au-dessus de tous ceux qui doivent la partager[972] ». De ce qu’il s’est fait homme, il ne suit pas qu’il doive nous être comparé. Nous sommes pécheurs, et il est sans péché ; nous avons reçu d’Adam, comme un héritage, la mort et le péché ; une vierge lui a donné son corps mortel, mais ne lui a transmis aucune iniquité. Enfin, nous ne sommes pas venus en ce monde pour l’avoir voulu ; ce n’est pas nous qui donnons des limites à notre existence nous ne mourons pas au gré de nos désirs. Avant de naître, le Christ a choisi sa mère après sa naissance, il s’est fait adorer par les Mages : enfant, il a grandi, et tandis qu’on n’apercevait en lui qu’un homme, il prouvait, par des miracles, qu’il était Dieu. Enfin, il a choisi le genre de sa mort ; ou, en d’autres termes, il a décidé qu’il serait attaché à une croix, et qu’il imprimerait le signe de cette croix sur le front de ses disciples, en sorte que le chrétien pourrait dire : « À Dieu ne a plaise que je me glorifie en autre chose « qu’en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ [973] ». Au moment où il l’a voulu, il a laissé son corps sur la croix, et il s’en est éloigné : à l’heure désignée par lui, il a été déposé dans le sépulcre, et il en est sorti comme de son lit, quand ç’a été son bon plaisir. Ainsi, mes frères, quant à sa forme d’esclave (car y a-t-il un homme capable de répéter, comme elles le mériteraient, ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu ; et le Verbe était Dieu ?) », quant à sa forme d’esclave, il y a une grande différence entre la gloire du Christ et celle des autres hommes. C’était de cette gloire qu’il parlait, quand les Juifs prétendaient, devant lui, qu’il était possédé du démon. « Je ne cherche pas ma gloire : il y a quelqu’un pour la chercher et juger ».
10. Mais, Seigneur, que dites-vous de vous-même ? « En vérité, en vérité, je vous le dis si quelqu’un garde ma parole, il ne verra point la mort ». Vous dites : « Tu es possédé du démon ». Moi, je vous appelle à la vie gardez ma parole, et vous ne mourrez pas « Il ne verra jamais la mort ; celui qui garde mes commandements ». Et ils s’irritaient, parce qu’ils étaient déjà devenus les victimes de cette mort qu’il fallait éviter. « Les Juifs lui dirent donc : Maintenant, nous connaissons que tu es possédé du démon : Abraham est mort, et les Prophètes aussi sont morts ; et tu dis : Si quelqu’un garde ma parole, jamais il ne goûtera la mort ». Remarquez l’expression de l’Écriture : « Il ne verra pas », c’est-à-dire, « il ne goûtera pas la mort. Il verra la mort, il goûtera la mort ». Qui est-ce qui, la voit ? Qui est-ce qui la goûte ? Quels yeux, a l’homme pour voir quand il meurt ? Lorsque, par sa venue, la mort nous ferme les yeux pour nous empêcher de voir, comment le Sauveur peut-il dire : « Il ne verra, pas ? » Et encore de quel palais, de quelle gorge, se servir pour goûter la mort, pour en connaître la saveur ? Quand elle ôte tout : sentiment du goût, par quel moyen ressentir ses impressions ? Les mots : « Il verra, il goûtera », sont donc employés ici pour cet autre : « Il expérimentera ».
11. Le Sauveur, qui devait mourir, car suivant l’expression du Psalmiste. « Au Seigneur lui-même la mort était réservée [974] ». le Sauveur parlait ainsi à des hommes que je dirais destinés à la mort, si je ne craignais de n’en pas dire assez : il devait mourir, et il adressait ces paroles à des gens qui devaient aussi mourir ; mais pourquoi s’exprimait-il de la sorte : « Celui qui gardera ma parole, ne verra jamais la mort ? » Il avait certainement en vue un autre genre de mort, dont il était venu nous délivrer : c’était une seconde mort, la mort éternelle, la mort de la géhenne, la mort par laquelle on est condamné à aller avec le démon et avec ses anges. Voilà la véritable mort : l’autre n’est qu’un changement de place. Qu’est-ce, en effet, que la mort temporelle ? C’est abandonner le corps, c’est se débarrasser d’un lourd fardeau : pourvu qu’un autre ne pèse point sur nous, et ne nous entraîne pas dans les flammes éternelles ! Le Sauveur avait en vue la seconde mort, quand il disait : « Celui qui gardera mes commandements, ne verra jamais la mort ».
12. Ne nous étonnons point qu’il y ait une pareille mort, redoutons-la plutôt. Ce qu’il y a de pire, c’est que plusieurs en ont été frappés, pour avoir eu, de la mort du temps, une crainte coupable. On a dit à un certain nombre : Adorez les idoles ; si vous ne le faites pas, on vous fera mourir ; ou bien, on s’est exprimé comme autrefois Nabuchodonosor : Si vous ne le faites pas, on vous précipitera dans la fournaise ardente. Beaucoup se sont laissé intimider et se sont prosternés devant les faux dieux ; ils sont morts pour n’avoir pas voulu mourir ; ils ont redouté la mort qu’on ne peut éviter, et par là ils ont subi la mort dont ils auraient pu se garantir. Tu es né homme, tu mourras. Quel chemin suivrais-tu pour ne pas mourir ? Que faire pour ne pas tomber sous les coups de la mort ? Pour te consoler de la nécessité où tu es de mourir, ton Sauveur a daigné mourir volontairement. Et quand tu vois le Christ frappé de mort, tu ne veux pas mourir ? Tu mourras : inutile de chercher les moyens d’échapper à la mort : il n’y en a pas. Aujourd’hui ou demain, il te faudra y passer : c’est une dette, tu la paieras. À quoi peut réussir un homme qui tremble, qui prend la fuite et se, cache pour ne point tomber aux mains d’un ennemi ? Réussit-il à ne pas mourir ? Non seulement, il retarde un peu l’heure de sa mort. On ne lui remet point sa dette ; on ne fait que reculer l’époque du paiement ; mais vous aurez beau en différer le terme, le terme viendra toujours. Craignons ce genre de mort que redoutaient les trois israélites, et dont la pensée les portait à dire au roi : « Dieu peut nous délivrer, même de cette fournaise ; mais, quand il ne le voudrait pas[975] ». Cette mort, dont le Sauveur menace ici les Juifs, les trois israélites la craignaient, puisqu’ils ont dit : « Quand même le Seigneur ne voudrait pas nous délivrer ostensiblement, il peut secrètement nous couronner ». Aussi, le Christ qui devait former des martyrs, et devenir martyr lui-même, leur a-t-il adressé cet avertissement : « N’ayez aucune crainte de ceux qui peuvent tuer le corps, mais qui sont incapables d’en faire davantage ». Comment « n’en peuvent-ils faire davantage ? » Lorsqu’on a tué un homme, ne peut-on pas donner son corps à dévorer aux bêtes, ou à déchirer aux oiseaux ? Il semble que la méchanceté est à même d’aller plus loin encore. Contre qui ? Contre celui qui est sorti de cette vie ; son corps est là, mais il est privé de sentiment ; la demeure reste, mais l’habitant est parti. « Ils ne peuvent donc rien faire de plus », désormais ; comment, en effet, faire souffrir celui qui ne sent plus rien ? « Craignez plutôt celui qui a le pouvoir de précipiter le corps et l’âme dans la géhenne du feu[976] ». C’était de cette mort que parlait le Christ, quand il disait : « Celui qui gardera mes commandements ne verra jamais la mort ». Mes frères, il nous faut donc garder sa parole dans la foi : nous arriverons à la réalité, quand nous aurons reçu la plénitude de la liberté.
13. Quant à ces hommes, déjà morts et destinés à la mort éternelle, ils s’indignaient, et répondant par des injures, ils disaient : « Nous connaissons maintenant que tu es possédé du démon. Abraham est mort, et les Prophètes aussi sont morts ». Mais ni Abraham ni les Prophètes n’ont succombé à ce genre de mort auquel le Sauveur fait allusion. Ils sont morts et ils vivent : les interlocuteurs de Jésus vivaient, et ils étaient morts. Car voici ce qu’il dit quelque part, en répondant à une difficulté soulevée par les Sadducéens au sujet de la résurrection : « Pour ce qui concerne la résurrection des morts, n’avez-vous pas lu » ces paroles que le Seigneur a adressées à Moïse du milieu du buisson : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ; Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants[977] ? » Puisqu’ils vivent, travaillons donc à vivre de telle sorte, ici-bas, que nous méritions de vivre avec eux après notre mort. « Qui prétends-tu être ? » Tu sais qu’Abraham est mort et les Prophètes aussi, et tu oses dire : « Celui qui gardera ma parole, ne verra jamais la mort ! ».
14. « Jésus répondit : Si je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien ; c’est mon Père qui me glorifie ». Voilà sa réponse à cette parole des Juifs : « Qui prétends-tu être ? » Il rapporte sa gloire au Père, de qui il tient sa divinité. Les Ariens se sont parfois servis même de cette parole pour attaquer notre foi, et nous dire : Puisque le Père glorifie le Fils, il est évident qu’il lui est supérieur. Hérétique, n’as-tu pas lu aussi les paroles par lesquelles le Fils atteste qu’il glorifie lui-même le Père[978] ? Puisque le Père glorifie le Fils, et que le Fils glorifie le Père, ne sois donc plus opiniâtre, reconnais leur égalité parfaite, corrige-toi de ta méchanceté.
15. « C’est donc mon Père qui me glorifie ; c’est celui de qui vous dites : Il est notre Dieu, et que vous ne connaissez pas ». Voyez, mes frères, comment le Sauveur démontre que le Dieu prêché aux Juifs eux-mêmes est le Père du, Christ. Je dis ceci, parce qu’il s’est aussi rencontré des hérétiques dont l’opinion est que le Dieu mentionné dans l’Ancien Testament n’est pas le Père du Christ : suivant eux, son Père était je ne sais quel chef des mauvais anges. Cette erreur est soutenue par les Manichéens et les Marcionites : avec eux se trouvent sans doute encore d’autres hérétiques ; il est inutile de les nommer : j’aurais, d’ailleurs, trop à faire pour les énumérer tous dans ce discours quoi qu’il en soit, l’erreur dont nous parlons a été soutenue par un assez grand nombre. Prêtez-moi donc votre attention, afin d’apprendre à leur répondre. Le Seigneur Christ déclare que celui qu’ils reconnaissent pour leur Dieu est son Père : ils le reconnaissent pour leur Dieu, et pourtant ils ne le connaissent pas : s’ils l’avaient connu, ils auraient reçu son Fils. « Moi, je le connais ». Pour des hommes qui jugeaient de tout avec des idées charnelles, le Sauveur pouvait leur sembler singulièrement orgueilleux, en leur disant : « Moi, je le connais ». Mais voyez ce qui suit : « Si je disais que je ne le connais pas, je serais semblable à vous, je serais menteur ». On ne doit donc pas éviter les apparences de l’orgueil, au point de taire la vérité. « Mais je le connais, et je garde sa parole ». En tant que Fils de Dieu, il parlait le langage de son Père : il était le Verbe du Père, qui parlait aux hommes.
16. « Abraham, votre Père, a tressailli de joie dans l’espérance de voir mon jour : il l’a vu et s’en est réjoui ». Magnifique témoignage rendu à Abraham par son descendant, par son Créateur ! « Abraham », dit le Christ, « a tressailli de joie dans l’espérance de voir mon jour » : il n’a pas eu peur de le voir, « il a tressailli de joie dans l’espérance de le contempler », car en lui se trouvait l’amour qui chasse la crainte [979]. Le Sauveur ne dit point : Il s’est réjoui de l’avoir vu ; mais : « Il s’est réjoui dans l’espérance de le voir ». Il croyait, et il a tressailli dans l’espérance de le voir par les yeux de l’esprit. « Il l’a vu ». Que pouvait, que devait dire de plus Notre-Seigneur Jésus-Christ ? « Il l’a vu et il s’est réjoui ». Mes frères, où est l’homme capable de nous dépeindre cette joie ? Si les aveugles, auxquels le Sauveur a rendu la vue, ont ressenti une vive joie, combien plus vive a dû être la joie d’Abraham, quand, avec les yeux de l’esprit, il a contemplé la lumière ineffable de Dieu, le Verbe éternel, la splendeur qui brille aux regards des âmes pieuses, l’indéfectible sagesse, le Dieu qui demeure dans le Père, le Dieu destiné à venir un jour ici-bas revêtu de notre chair, sans quitter le sein du Père ? Abraham a vu tout cela. Car ces paroles, « mon jour », on ne sait si le Sauveur les a prononcées pour indiquer le temps de sa venue en cette vie mortelle, ou pour désigner ce jour éternel qui n’a ni commencement ni fin. Pour moi, je ne saurais douter que le patriarche Abraham a tout vu. Où en trouver la preuve ? Le témoignage de Notre-Seigneur Jésus-Christ doit-il nous suffire ? Supposons qu’en raison de la difficulté de le faire, il nous est impossible de trouver une preuve manifeste de l’allégresse qu’Abraham a ressentie dans l’espérance de voir le jour du Christ, de la vue et de la joie qu’il en a eues. Mais de ce que nous ne trouvons pas cette preuve, s’ensuit-il que la Vérité puisse mentir ? Croyons à la vérité, et ne doutons en rien des mérites d’Abraham. Néanmoins, voici un fait qui me revient en mémoire ; écoutez-le Quand Abraham envoya son serviteur chercher une épouse à son fils Isaac, il lui fit faire le serment d’accomplir fidèlement sa mission, et de s’instruire parfaitement de ce qu’il ferait ; c’était, en effet, chose extrêmement importante que procurer une femme au descendant d’Abraham : il voulut donc faire connaître à son serviteur sa pensée intime : ce n’était point dans des vues charnelles qu’il désirait des petits enfants : il n’attendait de sa race future rien de mondain ; il adressa donc ces paroles à son envoyé : « Place ta main sous ma cuisse, et jure par le Dieu du ciel [980] ». Quel rapport y avait-il entre le Dieu du ciel et la cuisse d’Abraham ? Vous saisissez déjà le mystère : la cuisse d’Abraham représentait sa race. Alors, le jurement ne signifiait rien autre chose que la venue en ce monde du Dieu du ciel, et sa descendance d’Abraham selon la chair. Plusieurs font à Abraham un reproche d’avoir dit : « Place ta main sous ma cuisse ». Ceux qui ne peuvent supporter l’idée d’un Dieu fait homme condamnent la conduite d’Abraham. Quant à nous, mes frères, si nous reconnaissons le corps du Christ comme digne de notre respect, ne blâmons pas Abraham d’avoir parlé de sa cuisse, et voyons dans ses paroles une véritable prophétie : car Abraham était un prophète. Et qui annonçait-il ? Son descendant et son Seigneur. Il a annoncé son descendant par ces mots : « Place ta main sous ma cuisse », et son Seigneur par ces autres : « Et jure par le Dieu, du ciel ».
17. Transportés de colère, les Juifs répondirent : « Tu n’as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ? Et le Sauveur leur dit : « Avant qu’Abraham fût fait, je suis ». Pèse ces paroles ; apprends le mystère qu’elles renferment : « Avant qu’Abraham fût fait ». Remarque-le : « Fût fait » se rapporte à une créature humaine ; « je suis », à la substance divine. « Fût fait », parce qu’Abraham était une créature. Le Sauveur n’a pas dit : Avant qu’Abraham fût, j’étais ; mais, « avant qu’Abraham qui n’aurait pas existé sans moi, fût fait, je suis ». Il n’a pas dit non plus : Avant qu’Abraham fût fait, j’ai été fait ; car, « dans le Principe, Dieu a fait le ciel et la terre[981] ». D’ailleurs, « au commencement était le Verbe[982] ». « Avant qu’Abraham fût fait, je suis ». Reconnaissez le créateur ; distinguez-en la créature. Celui qui parlait filait devenu le descendant d’Abraham ; et il était avant ce patriarche pour le créer.
18. Les Juifs furent encore plus profondément blessés de ces paroles ; c’était pour eux comme un reproche sanglant venu d’Abraham lui-même. Il leur sembla donc que le Seigneur Christ avait blasphémé, puisqu’il leur avait dit : « Avant qu’Abraham fût fait, je suis. Aussi prirent-ils des pierres pour les lui jeter ». À quoi pourrait avoir recours une telle dureté, sinon à la dureté de la pierre ? « Mais Jésus », c’est-à-dire, Jésus en tant qu’homme, en tant que revêtu de la forme d’esclave, humble, réservé à souffrir, à mourir, et à nous racheter au prix de son sang ; et non pas Jésus, en tant qu’il était celui qui est Verbe dans le principe et Verbe chez Dieu. En effet, lorsque ses interlocuteurs prirent des pierres pour les lui jeter, y avait-il grande difficulté à ce que la terre s’entrouvrît pour les engloutir, et qu’au lieu de pierres, ils rencontrassent les enfers ? C’était chose facile pour Dieu ; mais il aimait mieux nous donner un exemple de patience qu’une preuve de sa puissance. « Il se cacha » donc, pour ne pas être lapidé. Comme homme, il se déroba à leurs pierres ; mais malheur à ceux dont Dieu s’écarte parce que leurs cœurs sont de pierre !

QUARANTE-QUATRIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES : « ET JÉSUS PASSANT VIT UN HOMME AVEUGLE DE NAISSANCE », JUSQU’À CES AUTRES : « MAINTENANT VOUS DITES-NOUS VOYONS, ET VOTRE PÉCHÉ DEMEURE ». (Chap. IX.)[modifier]

L’AVEUGLE-NÉ.[modifier]

L’aveugle-né était la figure du genre humain précipité dans les ténèbres spirituelles par le péché d’Adam ; pour sortir de cet aveuglement de l’âme, il lui faut s’approcher du Fils de Dieu fait homme et croire en lui. à celte condition la vue lui sera donnée ; car si Jésus-Christ est venu pour épaissir les ténèbres où vivent ceux qui ne veulent pas ouvrir les yeux à la lumière de la vérité, il est venu aussi pour éclairer ceux qui avouent humblement avoir besoin de lui.


1. Dans la leçon que vous venez d’entendre, il a été longuement question de l’aveugle-né, auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ a rendu la vue. Si nous voulions expliquer cette leçon dans tous ses détails, et selon qu’elle le mérite, nous arrêtant à chaque verset pour l’examiner de notre mieux, un jour ne nous suffirait pas. En conséquence, j’avertis et je prie votre charité de n’exiger de moi aucune réflexion, relativement aux passages qui n’offrent pas de difficulté ; car il serait vraiment trop long de consacrer à tous quelques moments. Je vais donc vous entretenir de ce qu’il y a de mystérieux dans la guérison de cet aveugle. Dans cette étonnante merveille opérée par Notre-Seigneur, il faut remarquer les actions et les paroles, les actions qui ont eu lieu, les paroles, parce qu’elles sont des signes. Si nous réfléchissons au sens caché de ce fait, nous verrons que l’aveugle représente le genre humain ; car la cécité a été, chez le premier homme, le résultat du péché, et il nous a communiqué à tous, non seulement le germe de la mort, mais encore celui de l’iniquité. Puisque l’infidélité est un véritable aveuglement, et qu’on jouit de la vue quand on a la foi, le Christ, au moment de sa venue sur la terre, a-t-il trouvé un seul fidèle ? L’Apôtre, qui était de la même nation que les Prophètes, a dit : « Nous avons été autrefois, par notre nature, les enfants de la colère comme le reste des hommes [983] ». Si nous avons été enfants de colère, nous étions les enfants de la vengeance, de la peine, de la géhenne. Comment l’étions-nous par nature, si ce n’est que, par le péché du premier homme, la corruption est devenue pour nous une seconde nature ? Si la corruption est devenue pour nous une seconde nature, tout homme est né aveugle, quant à son âme. Si, en effet, il voyait, il n’aurait pas besoin qu’on le conduise ; et s’il a besoin qu’on le conduise et qu’on lui rende la vue, il est donc un aveugle-né.
2. Le Sauveur est donc venu, et qu’a-t-il fait ? Une chose toute mystérieuse et bien digne de remarque. « Il cracha à terre et fit de la boue avec sa salive, car le Verbe s’est fait chair[984], et il en frotta les yeux de l’aveugle. Les yeux de cet homme étaient couverts de boue, et il ne voyait pas encore. Le Sauveur l’envoya à la piscine qui porte le nom de Siloé. L’Évangéliste a bien voulu nous indiquer le nom de cette piscine, et nous dire « qu’il signifie l’Envoyé n. Vous savez qui a été envoyé ; s’il ne l’avait pas été, nul d’entre nous n’eût été délivré du péché. L’aveugle lava donc ses yeux dans cette piscine dont le nom signifie l’Envoyé, et il fut baptisé dans le Christ. Si, en un certain sens, Jésus baptisa en lui-même l’aveugle-né au moment où il lui rendait la vue, quand il frotta ses yeux avec de la boue, il le fit, sans doute, catéchumène. On peut évidemment exposer et expliquer, de manière et d’autre, le sens profond de cette mystérieuse guérison ; mais que cette interprétation suffise à votre charité-; vous avez entendu une chose difficile à saisir, mais digne de toute votre attention. Demande à un homme : Es-tu chrétien ? – S’il est païen ou juif, il te répond : Je ne suis pas chrétien.— Si, au contraire, il te dit : Je le suis, tu lui fais une nouvelle question : Es-tu catéchumène ou fidèle ? S’il te répond : Catéchumène, ses yeux ont été frottés, mais non encore lavés. Comment ont-ils été frottés ? Interroge-le, il te répondra ; demande-lui en qui il croit : par cela même qu’il est catéchumène, il te dira : Dans le Christ. Je m’adresse, en ce moment, aux fidèles et aux catéchumènes. Qu’ai-je dit de la salive et de la boue ? Que le Verbe s’est fait chair. Les catéchumènes comprennent aussi cela ; mais il ne leur suffit pas d’avoir eu les yeux frottés ; s’ils veulent voir, qu’ils se hâtent de se laver.
3. En raison de certaines difficultés qui se rencontrent dans cette leçon, glissons rapidement sur les paroles du Sauveur et sur tous les passages qu’elle contient, sans clous appesantir sur aucun d’eux. « Jésus, passant, vit un aveugle », non pas un aveugle ordinaire, mais « un aveugle-né. Et ses disciples l’interrogèrent : Maître ». Vous le savez, « Rabbi » veut dire Maître. Ils l’appelaient ainsi, parce qu’ils voulaient s’instruire près de lui ; ils adressèrent, en effet, au Sauveur une question comme à un maître. « Qui a péché, celui-ci ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? Jésus répondit : Ni celui-ci, ni son père, ni sa mère n’ont péché », pour qu’il soit né aveugle. Qu’a dit le Christ ? Si personne n’est sans péché, les parents de cet aveugle pouvaient-ils n’en avoir aucun ? L’aveugle lui-même était-il venu au monde exempt du péché originel, et n’y avait-il ajouté aucune faute personnelle ? Parce que ses yeux étaient fermés, se trouvait-il a l’abri de toute concupiscence ? À quelles coupables prévarications se laissent aller les aveugles eux-mêmes ! De quelles fautes s’abstient une âme portée au mal, même quand les yeux du corps lui manquent pour l’entraîner ! Celui-ci ne jouissait pas de la vue, mais il savait penser, et peut-être aussi désirer ce qu’il était incapable de faire à cause de sa cécité ; il était, par conséquent, à même d’être jugé par Celui qui sonde les cœurs pour des péchés purement intérieurs. Si les parents de cet homme ont eu quelque prévarication à se reprocher, il en a eu comme eux ; pourquoi donc le Sauveur dit-il : « Ni celui-ci, ni ses parents n’ont péché ? » Il répondait sans doute uniquement à la question qu’on lui adressait, et il voulait ajouter : « Pour qu’il soit né aveugle ». Car ses parents étaient pécheurs ; mais ce n’était point en conséquence de leurs péchés que leur fils était né aveugle. Cependant si les fautes des parents n’avaient en rien contribué à ce qu’il vînt au monde dans l’état de cécité, pourquoi était-il né aveugle ? Écoute, le Maître va t’instruire ; il attend que tu croies pour te donner l’intelligence. Il nous indique la cause pour laquelle cet homme est né aveugle. « Ni celui-ci », dit-il, « ni ses parents a n’ont péché ; mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui ».
4. Que lisons-nous ensuite ? « Il faut que je fasse les œuvres de Celui qui m’a envoyé ». Celui en qui l’aveugle a lavé sa figure a donc été envoyé. Et voyez ce qu’il a dit : « Il faut que je fasse les œuvres de Celui qui m’a envoyé ». Rappelle-toi comment il rend toute gloire à Celui de qui il vient. Le Père a un Fils qui vient de lui, et lui, il ne vient de personne. Mais, Seigneur, pourquoi avez-vous dit : « Tandis qu’il fait jour ?. » Le voici : « La nuit vient, où personne ne peut agir ». N’y pourriez-vous agir vous-même, Seigneur ? Vous êtes l’auteur de la nuit : serait-elle assez puissante pour vous empêcher d’agir, quand elle sera venue ? Je pense, Seigneur Jésus, ou plutôt je ne pense pas, mais je crois et j’affirme que vous étiez là quand Dieu a dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut [985] ». S’il a fait la lumière par son Verbe, c’est par vous qu’il l’a faite. Voilà pourquoi il est écrit : « Toutes choses ont été faites par lui, et, sans lui, rien n’a été fait[986]. Dieu sépara la lumière odes ténèbres, et il appela la lumière jour, pet les ténèbres nuit[987] ».
5. Quelle est cette nuit où personne ne pourra agir quand elle sera venue ? Apprends ce que c’est que le jour, et tu sauras ce que c’est que la nuit. Qui nous dira ce qu’est ce pur ? Le Sauveur lui-même : « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde ». Voilà le jour. Que l’aveugle y lave donc ses yeux pour le voir. « Tant que je suis dans ce monde, je suis la lumière du monde ». Je ne sais quelle nuit régnera dans le monde, quand le Christ n’y sera plus ; alors personne ne sera à même d’agir. Mes frères, il me reste à le chercher ; supportez-moi patiemment pendant mes investigations. Je le chercherai avec vous, et avec vous je trouverai celui qui me l’apprendra. Cela est certain ; le Sauveur l’a dit ici expressément et de manière à nous enlever tout doute à cet égard ; il est lui-même le jour, ou, en d’autres termes, la lumière du monde. « Tant que je suis dans ce monde, je suis la lumière du monde ». Il agit donc. Mais combien de temps est-il dans ce monde ? Nous nous imaginons, mes frères, qu’il y était alors, et qu’il n’y est plus maintenant. S’il en est ainsi, cette nuit redoutable est donc venue immédiatement après l’ascension de Jésus-Christ ; et si elle est venue immédiatement après l’ascension du Sauveur, comment les Apôtres ont-ils fait de si grandes choses ? Existait-elle déjà quand le Saint-Esprit est descendu sur tous ceux qui étaient réunis dans le cénacle, pour les remplir de ses dons et leur communiquer le privilège de parler toutes les langues [988] ? Existait-elle déjà quand le boiteux a été guéri à la parole de Pierre, ou, pour mieux dire, à la voix de Celui qui habitait dans la personne de Pierre[989] ? Existait-elle déjà quand les malades étaient placés avec leurs lits sur le passage des Apôtres, pour que leur ombre vînt seulement à les toucher[990] ? Lorsque, pendant sa vie mortelle, Jésus passait quelque part, son ombre n’a guéri personne ; mais il avait dit à ses disciples : « Vous ferez des œuvres plus grandes que les miennes[991] ». Sans doute il avait dit : « Vous ferez des œuvres plus grandes que, les miennes » ; mais que la chair et le sang ne s’enorgueillissent pas ; qu’ils écoutent ces autres paroles du Sauveur : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire[992] ».
6. Qu’est-ce donc ? Que dire de cette nuit ? Quand viendra-t-elle ? Quand personne ne pourra-t-il plus agir ? Cette nuit sera celle des impies ; elle sera la nuit de ceux auxquels le Seigneur dira : « Allez au feu éternel, qui a été préparé au démon et à ses anges ». Elle porte le nom de nuit, et non celui de flamme ou de feu. C’est une nuit, en voici la preuve ; car il est dit d’un certain serviteur : « Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures[993] ». Que l’homme profite donc de la vie pour agir, dans la crainte d’être surpris par cette nuit où personne ne peut agir. C’est à la foi d’agir maintenant parla charité ; et si nous agissons maintenant, nous nous trouvons dans le jour, nous sommes dans le Christ. Écoute les promesses du Sauveur, et ne t’imagine pas qu’il soit loin de toi ; il a dit lui-même : « Voici que je suis avec vous ». Combien de temps ? Nous, qui vivons, n’ayons aucune crainte à cet égard ; pour ceux qui viendront après nous, nous serions à même, si cela était nécessaire, de leur donner toute sécurité. « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles[994] ». Le jour qui a ses limites tracées par la révolution du soleil, ne compte qu’un petit nombre d’heures ; mais le jour consacré par la présence du Christ s’étend jusqu’à la consommation des siècles. Lorsqu’aura eu lieu la résurrection des vivants et des morts, le Christ dira à ceux qui seront placés à sa droite : « Venez, bénis de mon Père ; entrez en possession de son royaume » ; puis il adressera ces paroles à ceux qui seront placés à sa gauche : « Allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges [995] ». Alors viendra la nuit où personne ne pourra plus agir, et où chacun recevra selon ses œuvres. Autre est le temps du travail, autre le temps de la rémunération ; car « le Seigneur rendra à tous selon qu’ils auront agi[996] ». Pendant que tu vis, agis si tu veux agir ; car à la vie succédera une nuit qui enveloppera les impies. Elle saisit tout infidèle dès le moment de sa mort, et alors il n’est plus temps pour lui de travailler. Le mauvais riche s’y trouvait plongé, quand il était dévoré de la soif, et demandait qu’avec son doigt le pauvre vînt déposer sur sa langue une goutte d’eau. Il se lamentait, il se tourmentait, il s’avouait coupable, et, toutefois, personne ne lui apportait de soulagement ; de plus, il voulait faire du bien aux autres. « Père Abraham », s’écriait-il, « envoyez Lazare à mes frères, afin qu’il leur dise ce qui se passe ici, et qu’ils ne viennent pas eux-mêmes dans ce lieu de tourments[997] ». Malheureux ! Quand tu vivais, c’était le moment de travailler ; maintenant, tu es plongé dans la nuit où personne ne peut plus agir !
7. « Après qu’il eut parlé ainsi, il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, et frotta de cette boue les yeux de l’aveugle ; puis il lui dit : Va-t’en, et lave-toi dans la piscine de Siloé (mot qui signifie l’Envoyé) ; il y alla donc, s’y lava, et revint ayant recouvré la vue ». Ce passage est tellement clair, qu’il est inutile de nous y arrêter.
8. « Or, les voisins et ceux qui, auparavant, avaient vu qu’il était aveugle, disaient : N’est-ce pas celui-ci qui était assis et qui mendiait ? Les uns disaient : C’est lui ; les autres disaient : Il lui ressemble » : Ses yeux s’étant ouverts, son visage n’était plus le même. « Mais lui disait : C’est bien moi ». Ainsi manifestait-il sa reconnaissance, pour ne pas être condamné comme ingrat. « Ils lui demandaient donc : Comment tes yeux ont-ils été ouverts ? Il répondit : Cet homme, qu’on appelle Jésus, a fait de la boue, il en a frotté mes yeux, en me disant : Va à la piscine de Siloé, et lave-toi. J’y suis allé, je me suis lavé et je vois ». Le voilà devenu le héraut de la grâce ; il évangélise, il rend hommage à Celui qui lui a ouvert les yeux. Cet aveugle reconnaissait son bienfaiteur, et, au même temps, s’endurcissait le cœur des impies, parce qu’ils n’avaient pas dans le cœur ce que l’aveugle avait désormais dans son visage. « Et ils lui dirent : Où est Celui qui t’a ouvert les yeux ? » Il répondit : « Je n’en sais rien ». Il montrait par ces paroles que son âme ressemblait à un homme dont les yeux seraient déjà frottés de boue, mais qui ne verrait pas encore. Mes frères, supposons donc son âme comme déjà frottée de boue. Il prône son bienfaiteur, mais il ne connaît pas Celui qu’il prône.
9. « Alors, ils amenèrent aux Pharisiens celui qui avait été aveugle. Or, c’était le jour du sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. Les Pharisiens, donc, lui demandèrent à nouveau comment il avait recouvré la vue. Et il leur dit : Il a mis de la boue sur mes yeux, je me suis lavé et je vois. Quelques-uns des Pharisiens disaient donc ». Non pas tous, mais quelques-uns, car il y en avait déjà parmi eux pour avoir le cœur frotté de boue. Que disaient donc ceux qui n’étaient ni doués de la vue, ni même frottés de boue ? « Cet homme n’est point de Dieu, car il ne garde pas le sabbat ». C’était bien plutôt lui qui le gardait, puisqu’il était sans péché. Être exempt de péché, n’est-ce pas, en effet, garder spirituellement le sabbat ? Enfin, mes frères, voici la recommandation que Dieu nous fait, en nous imposant l’obligation de garder le sabbat : « Vous ne ferez aucune œuvre servile[998] ». Voilà les paroles prononcées parle Seigneur, au moment où il promulguait le précepte du sabbat : « Vous ne ferez aucune œuvre servile ». Rappelez-vous les leçons précédentes, et vous saurez ce que c’est qu’une œuvre servile[999]. Écoutez le Sauveur lui-même « Quiconque commet le péché, est esclave du péché[1000] ». Mais les Pharisiens n’étaient, comme je l’ai dit, ni doués de la vue, ni frottés de boue ; c’est pourquoi ils observaient le sabbat d’une façon toute charnelle, et le violaient spirituellement. « Les autres disaient : Comment un pécheur peut-il faire ces miracles ? » Ceux-ci avaient déjà les yeux du cœur frottés de boue. « Et il y avait i division entre eux ». Le jour avait séparé la lumière des ténèbres. « Ils dirent de nouveau à l’aveugle : Et toi, que dis-tu de Celui qui t’a ouvert les yeux ? » Quel est ton sentiment à son égard ? Qu’en penses-tu ? Qu’en dis-tu ? Ils cherchaient le moyen d’accuser cet homme, pour le chasser de la synagogue ; mais il devait, par là même, être recueilli par le Christ. Quant à lui, il ne cessa de manifester son opinion ; car il dit : « C’est un prophète ». Il avait déjà les yeux de l’âme frottés de boue ; il ne confesse pas encore le Fils de Dieu ; néanmoins, il ne ment pas. Car le Sauveur dit lui-même, en parlant de sa propre personne : « Il n’y a de prophète sans boni peur que dans son pays [1001] ».
10. « Mais les Juifs ne crurent point de lui qu’il eût été aveugle et qu’il eût recouvré la vue, jusqu’à ce qu’ils eussent appelé le père cet la mère de celui qui avait vu », c’est-à-dire de celui qui avait vu après avoir été aveugle. « Et ils les interrogèrent, disant : Est-ce là votre fils, que vous dites être né aveugle ? Comment donc voit-il maintenant ? Le père et la mère leur répondirent : Nous savons que c’est là notre fils, et qu’il est né aveugle. Mais comment voit-il maintenant, ou qui lui a ouvert les yeux, nous l’ignorons. Il a de l’âge. Interrogez-le ; il répondra pour lui-même ». C’est notre fils : s’il était encore enfant, nous pourrions être, à juste titre, forcés de répondre pour lui, parce qu’il serait incapable de parler pour lui-même. Mais il parle depuis longtemps, il voit depuis peu. Nous n’ignorons pas qu’il était aveugle à sa naissance ; nous savons qu’il parle depuis longtemps, nous voyons qu’il jouit maintenant de l’usage de ses yeux ; interrogez-le donc, si vous voulez vous instruire ; pourquoi vouloir nous accuser ? « Son père et sa mère parlèrent ainsi, parce qu’ils craignaient les Juifs ; car les Juifs étaient déjà convenus que si quelqu’un confessait qu’il était le Christ, on le chasserait de la synagogue ». Ce n’était plus déjà un si grand malheur d’être chassé de la synagogue ; ceux que les Juifs en expuIsaïent, le Christ les recevait. « C’est pourquoi son père et sa mère dirent : Il a de l’âge, interrogez-le ».
11. « Ils appelèrent donc encore une fois l’homme qui avait été aveugle, et lui dirent : « Rends grâces à Dieu ». Qu’est-ce à dire « Rends grâces à Dieu ? » Nie le bienfait que tu as reçu. Évidemment, ce n’est pas là rendre gloire à Dieu ; c’est plutôt le blasphémer : « Rends gloire à Dieu. Nous savons que cet homme est un pécheur. Il répondit : S’il est pécheur, je l’ignore ; ce que je sais, c’est que j’étais aveugle, et que maintenant je vois. Ils lui dirent de nouveau : Que t’a-t-il fait ? Comment a-t-il ouvert tes yeux ? » Impatienté de l’endurcissement des Juifs, jouissant de sa vue après avoir été aveugle, ne pouvant supporter des aveugles, il leur répondit : « Je vous l’ai déjà dit, et vous l’avez entendu ; pourquoi voulez-vous encore l’entendre ? Voulez-vous aussi devenir ses disciples ? » Que veulent dire ces paroles : « Voulez-vous aussi », sinon : Je le suis déjà ? « Voulez-vous aussi ? » Je vous vois, mais ce n’est pas d’un œil d’envie.
12. « Ils le maudirent donc et lui dirent : « Sois son disciple si tu veux ». Qu’une pareille malédiction tombe sur nous et sur nos enfants ! C’était une véritable malédiction ; tu le comprendras, si tu fais attention, non à leurs paroles, mais aux dispositions qui les ont dictées. « Pour nous, nous sommes les disciples de Moïse : Nous savons que Dieu a parlé à Moïse ; mais celui-ci, nous ne savons d’où il est ». Plaise à Dieu que vous sachiez que Dieu a parlé à Moïse, car vous sauriez que celui-ci a été proclamé Dieu par Moïse ! Le Sauveur ne dit-il pas, en effet : « Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit [1002] ». Est-ce ainsi que, pour suivre le serviteur, vous tournez le dos au Maître ? Mais vous ne suivez pas même le serviteur, car il vous conduirait au Maître.
13. « Cet homme répondit en disant : Certes, c’est une chose étrange que vous ne sachiez pas d’où il est, lui qui m’a ouvert les yeux. Nous savons que Dieu n’exauce point les pécheurs ; mais si quelqu’un est serviteur de Dieu, et fait sa volonté, il l’exauce ». Il parle comme un homme dont les yeux sont encore frottés de boue, car Dieu exauce aussi les pécheurs ; s’il n’en était pas ainsi, le publicain aurait inutilement dit, en baissant les yeux et en se frappant la poitrine : « Seigneur, ayez pitié de moi, car je suis un pécheur ». Cet homme a, par sa confession, mérité d’être justifié, comme cet aveugle a mérité de recouvrer la vue. « Jamais on n’a entendu qu’aucun ait ouvert les yeux d’un aveugle-né. Si celui-ci n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire ». Langage franc, constant, vrai ! Ce qu’a fait le Sauveur, un autre que Dieu aurait-il pu le faire ? Les Apôtres auraient-ils pu accomplir de pareilles œuvres, si le Seigneur n’avait pas été avec eux ?
14. « Ils lui répondirent en disant : Tu es né tout entier dans le péché ». Qu’est-ce à dire, « tout entier ? » Avec des yeux fermés. Mais Celui qui ouvre les yeux sauve tout l’homme. Après avoir éclairé son visage, il lui accordera une place à sa droite au moment de la résurrection. « Tu es né tout entier dans le péché, et tu nous fais la leçon ? Et ils le chassèrent ». Ils le choisirent pour leur maître ; afin de savoir, ils l’interrogèrent plusieurs fois, et quand il les eut instruits, ils le mirent à la porte.
15. J’en ai fait tout à l’heure la remarque, mes frères ; s’il a été expulsé par les Juifs, le Christ l’a reçu ; et c’est précisément parce qu’il a été chassé qu’il est devenu chrétien. « Jésus apprit qu’ils l’avaient chassé, et l’ayant trouvé, il lui dit : Crois-tu au Fils de Dieu ? » À ce moment-là, il lavait les yeux de son âme ; il répondit, néanmoins, comme n’étant pas encore lavé : « Quel est-il, Seigneur, afin que je croie en lui ? Et Jésus lui dit : Tu l’as vu en personne, et c’est lui qui te parle ». Jésus est l’Envoyé, et l’aveugle lave sa figure à la piscine de Siloé, qui signifie l’Envoyé. La face de son âme était lavée et sa conscience purifiée : alors il reconnut en lui, non pas seulement le Fils de l’homme, comme il l’avait cru précédemment, mais même déjà le Fils de Dieu, qui s’était revêtu de notre humanité ; aussi lui dit-il : « Je crois, Seigneur ». « Je crois », c’est trop peu ; veux-tu savoir qui il le croit ? « Et, se prosternant, il l’adora ».
16. « Et Jésus lui dit ». Nous voici arrivés au plein jour, qui discerne la lumière d’avec les ténèbres. « Je suis venu en ce monde pour le juger, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles ». Qu’est-ce ceci, Seigneur ? Nous sommes fatigués, et vous nous proposez une chose digne de toute attention ; ranimez donc nos forces, afin que nous puissions comprendre ce que vous nous avez dit : « Vous êtes venu pour que ceux qui ne voient pas voient ». Cela est évident, puisque vous êtes la lumière, puisque vous êtes le jour, puisque vous dissipez les ténèbres ; toute âme le conçoit et le comprend. Mais quel est le sens de ce qui suit : « Et que ceux qui « voient deviennent aveugles ? » La conséquence de votre venue en ce monde serait-elle que ceux qui voyaient deviennent aveugles ? Écoute ce qui suit, et peut-être alors comprendras-tu.
17. « Quelques-uns d’entre les Pharisiens s’émurent de ces paroles, et lui dirent : Et nous, sommes-nous aveugles ? » Voici ce qui les jetait dans l’émotion : « Et que ceux qui voient deviennent aveugles. Jésus leur dit : Si vous étiez aveugles, vous n’auriez point de péché ». Mais la cécité est un péché. « Si vous étiez aveugles », c’est-à-dire, si vous remarquiez que vous l’êtes, si vous l’avouiez, si vous aviez recours au médecin ; en un mot, si vous étiez des aveugles » de cette sorte, « vous n’auriez point de péché », parce que je suis venu détruire le péché. « Mais maintenant a vous dites : Nous voyons, et votre péché demeure ». Pourquoi ? Parce qu’en disant : Nous voyons, vous ne recourez pas au médecin, et vous demeurez dans votre aveuglement. Voilà le sens de ces paroles que nous ne comprenions pas. « Je suis venu afin que ceux qui ne voient pas voient ». De qui s’agit-il ici : « Afin que ceux qui ne voient pas voient ? » De ceux qui avouent ne rien voir, et recourent au médecin pour voir : « Et que ceux qui voient deviennent aveugles ». De qui est-il encore question : « Que ceux qui voient deviennent aveugles ? » De ceux qui croient voir, et qui négligent les soins du médecin, afin de persévérer dans leur cécité. Discerner ces personnes les unes des autres, c’était exercer ce jugement dont parle le Sauveur : « Je suis venu en ce monde pour le jugement ». Par ce jugement, il distingue ceux qui croient et se reconnaissent aveugles, d’avec les orgueilleux qui s’imaginent jouir de la vue et n’en deviennent que plus aveugles ; c’est comme si un pécheur avouait son aveuglement et lui disait, en lui demandant instamment sa guérison : « Jugez-moi, Seigneur, et séparez ma cause d’un peuple impie [1003] », de ceux qui disent.« Nous voyons », et qui demeurent dans leur péché. Mais pour le jugement qu’il exercera à la fin des temps à l’égard des vivants et des morts, il n’est pas venu l’exercer dans le monde ; car, relativement à cela, il a dit : « Je ne juge personne [1004] », et, s’il est venu d’abord, a ce n’est point pour a juger le monde, mais pour le sauver[1005] ».

QUARANTE-CINQUIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « CELUI QUI N’ENTRE POINT PAR LA PORTE DANS LA BERGERIE DES BREBIS, MAIS QUI Y ENTRE AUTREMENT, EST UN VOLEUR ET UN BRIGAND », JUSQU’À CET AUTRE : « JE SUIS VENU POUR QU’ELLES AIENT LA VIE, ET QU’ELLES L’AIENT PLUS ABONDAMMENT. (Chap. 10,1-10.)[modifier]

LA PORTE ET LE PASTEUR.[modifier]

Jésus-Christ est cette porte : si on ne passe point par elle, les meilleures œuvres sont inutiles. Par conséquent, ni les païens, ni les Juifs, assez aveugles pour ne pas reconnaître le Fils de Dieu fait homme, ne pouvaient ni se sauver eux-mêmes, ni sauver leurs disciples ; de même en est-il des hérétiques. Ses brebis sont ceux qui ont écouté avec docilité le Sauveur, soit dans la personne des prophètes, soit dans sa propre personne, qui ont été prédestinés, qui persévèrent dans le bien jusqu’à la fin : ceux-là entrent parla porte dans l’Église où ils se sanctifient, et, plus tard, ils sortent encore par la porte pour être admis dans le ciel.


1. Ce discours de Notre-Seigneur aux Juifs a commencé à l’occasion de la guérison de l’aveugle-né. La leçon de ce jour ne fait donc avec celle d’hier qu’un seul tout ; j’en avertis votre charité, et je tiens à ce qu’elle le sache. En effet, le Sauveur avait dit : « Je suis venu en ce monde pour le jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles ». Nous avons expliqué de notre mieux cette leçon, au moment où elle a été lue. Alors quelques-uns d’entre les Pharisiens lui avaient répondu : « Et nous, sommes-nous aussi des aveugles ? » Il reprit : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez point de péché ; mais maintenant, vous dites : Nous voyons, et votre péché demeure [1006] ». À ces paroles il ajouta celles que nous venons d’entendre.
2. « En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui n’entre point par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y entre autrement, est un voleur et un brigand ». Les Juifs ont dit qu’ils n’étaient pas des aveugles ; ils pourraient voir maintenant s’ils sont des brebis du Christ. Comment s’attribuaient-ils injustement le privilège de la lumière, eux qui s’emportaient comme des furieux contre le jour ? C’est à cause de leur vaine, orgueilleuse et inguérissable arrogance, que le Seigneur Jésus a ajouté ces paroles aux précédentes ; si nous voulons y prêter attention, nous y trouverons pour nous un salutaire avertissement. Il en est un bon nombre qui, en raison d’une certaine régularité de conduite, passent pour être des hommes irréprochables, de bons époux, d’excellentes femmes, des innocents et des observateurs de tous les préceptes de la loi. Ils honorent leurs pères et mères, ne se livrent point au libertinage, ne commettent pas l’homicide, ne se rendent coupables d’aucun vol, ne rendent de faux témoignage contre personne ; ils semblent accomplir tout ce que la loi prescrit, et toutefois, ils ne sont pas chrétiens, et la plupart du temps ils se vantent comme faisaient les interlocuteurs de Jésus : « Et nous, sommes-nous aussi des aveugles ? » Ils font toutes ces œuvres, mais ils ne savent pour quelle fin, et par conséquent leurs œuvres sont inutiles ; c’est pourquoi, dans la leçon d’aujourd’hui, le Sauveur propose une similitude relative à son troupeau, et à là porte par laquelle on entre dans la bergerie. Que les païens disent : Nous nous conduisons sagement ; s’ils n’entrent point par la porte, à quoi leur sert ce dont ils font parade ? Bien vivre, voilà où chacun doit trouver le moyen de toujours vivre ; car à quoi sert la bonne vie, si elle n’aboutit à la vie éternelle ? Évidemment, ceux-là ne doivent point avoir la réputation de bien vivre, qui sont assez aveugles pour ne pas savoir où ils tendent, ou assez orgueilleux pour ne pas s’en occuper. Quant à l’espérance vraie et certaine de vivre toujours, personne ne peut l’avoir s’il ne connaît préalablement la vie, c’est-à-dire le Christ, et s’il n’entre dans la bergerie par la porte.
3. Les hommes dont nous parlons cherchent souvent aussi à persuader aux autres de bien vivre, sans être, pour cela, chrétiens. Ils veulent entrer par une autre porte, pour enlever les brebis et les tuer, et non, comme le pasteur, pour les conserver et les sauver. On a vu certains philosophes disserter subtilement sur les vertus et les vices ; ils distinguaient, ils définissaient, ils établissaient des raisonnements sur des pointes d’aiguilles, ils remplissaient des livres, ils vantaient leur sagesse à grand renfort de déclamations pompeuses ; ils allaient jusqu’à dire aux hommes : Suivez-nous, entrez dans notre secte, si vous voulez vivre heureux. Mais ils n’étaient pas entrés par la porte ; ils voulaient perdre, détruire et égorger.
4. Que dirai-je des Juifs ? Les Pharisiens lisaient les Écritures, et ce qu’ils lisaient leur parlait du Christ ; sa venue était l’objet de leurs espérances ; il était au milieu d’eux, et ils ne le reconnaissaient pas ; ils se vantaient d’être du nombre des voyants, c’est-à-dire du nombre des sages, ils refusaient de confesser le Christ et n’entraient point par la porte ; eux aussi, par conséquent, s’ils parvenaient à entraîner après eux quelques adeptes, ils les séduisaient, non pour les délivrer, mais pour les égorger et les faire mourir. Laissons-les donc pareillement de côté, pour savoir si ceux qui se glorifient de porter le nom de chrétiens entrent tous par la porte.
5. Ils sont innombrables ceux qui, non contents de se glorifier comme voyants, prétendent être regardés comme étant illuminés par le Christ ; on ne voit pourtant en eux que des hérétiques. Peut-être sont-ils entrés par la porte ? Non. Au dire de Sabellius, le Fils n’est autre que le Père ; néanmoins, s’il est le Fils, il n’est pas le Père. Celui qui affirme que le Fils est le Père, n’entre point par la porte. Arius dit à son tour : Autre chose est le Père, autre chose est le Fils. Il s’exprimerait avec justesse, s’il disait : autre, et non autre chose. En disant : autre chose, il se met en contradiction avec celui qui a proféré ces paroles : « Mon Père et moi, nous sommes a une seule et même chose[1007] ». Lui non plus n’entre point par la porte, puisqu’il parle du Christ, non dans le sens de la vérité, mais selon son sens propre. Tu profères un nom qui ne s’applique à aucune réalité. Il est évident que le nom de Christ doit s’appliquer à. quelque chose de réel ; crois donc à ce quelque chose, si tu veux que le nom de Christ ne soit point vide de sens. Un autre, venu je ne sais de quel pays, comme Photin, soutient que le Christ est un homme et qu’il n’est pas Dieu ; celui-là n’entre pas davantage par la porte, car le Christ est, en même temps, homme et Dieu. Mais il est inutile de citer un plus grand nombre d’erreurs ; à quoi nous servirait d’énumérer tous les vains systèmes des hérétiques ? Tenez ceci pour certain : le bercail du Christ, c’est l’Église catholique ; quiconque veut y pénétrer, doit passer par la porte et confesser hautement le vrai Christ, et il doit non seulement confesser le vrai Christ, mais chercher la gloire du Christ, et non la sienne propre ; car en cherchant leur propre gloire, beaucoup ont plutôt dispersé les brebis du Sauveur, qu’ils ne les ont réunies ensemble. La porte, qui est le Seigneur-Christ, ne s’élève pas bien haut ; pour y passer, il faut s’abaisser, afin de pouvoir y entrer sans se blesser la tête. Celui qui s’élève au lieu de s’abaisser, veut escalader le mur ; et celui qui escalade le mur, ne s’élève que pour tomber.
6. Cependant, le Sauveur Jésus parle encore à mots couverts, on ne le comprend pas encore ; il prononce les mots de porte, de bercail, de brebis ; il appelle, sur tout cela, notre attention, mais il ne nous l’explique pas encore. Continuons donc notre lecture ; il ne tardera pas à en venir à l’explication des paroles qu’il vient de nous adresser ; il daignera bientôt nous en indiquer le sens ; par là, il nous donnera peut-être de comprendre même celles qu’il ne nous a pas expliquées. Il nourrit notre âme par les enseignements qui ne présentent pas d’obscurité ; par les autres, il en éveille la sagacité. « Celui qui n’entre point par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y pénètre autrement ». Malheur à cet infortuné, parce qu’il tombera immanquablement ! Qu’il se baisse donc pour entrer par la porte ; puisqu’il marche sans crainte, il ne se blessera pas. « Celui-là est un voleur et un brigand ». Il veut appeler siennes les brebis d’autrui ; il veut les faire siennes, en les dérobant, non pour les sauver, mais pour les faire périr. Il est donc un voleur, puisqu’il appelle sien ce qui appartient à autrui ; il est un brigand, puisqu’il tue ce qu’il a volé. « Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis ; le portier lui ouvre ». Quand le Sauveur nous aura dit ce que c’est que la porte et qui est le pasteur, nous chercherons à savoir qui est ce portier. « Et les brebis écoutent sa voix, et il appelle ses propres brebis par leur nom ». Car il a leurs noms écrits dans le livre de vie. « Il appelle ses propres brebis par leur nom ». Voilà pourquoi l’Apôtre a dit : « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent [1008]. Et il les conduit hors de la bergerie, et quand il a fait sortir ses brebis, il va devant elles, et les brebis le suivent ; car elles connaissent sa voix ; mais elles ne suivent point un étranger, et elles fuient loin de lui, parce qu’elles ne connaissent point la voix des étrangers ». Ces paroles sont obscures, pleines de difficultés, grosses de mystères. Suivons donc et Écoutons le Maître ; il va soulever un coin du voile qui les couvre ; et par cela même qu’il nous ouvrira, il nous fera peut-être la grâce d’entrer.
7. « Jésus leur proposa cette similitude, mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait ». Ni nous non plus, peut-être. Quelle différence y a-t-il entre eux et nous, avant que nous saisissions nous-mêmes le sens de ces paroles ? C’est que nous frappons pour qu’on nous ouvre ; eux, au contraire, en refusant de reconnaître le Christ, ne voulaient point entrer pour se conserver ; mais ils prétendaient rester dehors, et devaient y trouver leur perte ; nous Écoutons donc avec un pieux respect les paroles du Sauveur ; avant de les comprendre, nous les considérons comme l’expression de la vérité et comme émanées de Dieu même ; voilà la distance qui nous sépare des interlocuteurs de Jésus. Lorsque deux personnes, l’une impie et l’autre pieuse, entendent les paroles de l’Évangile, ces paroles peuvent sembler si différentes aux deux personnes, qu’elles soient comprises par elles dans un sens tout opposé d’après celle-ci, le Sauveur n’aurait rien dit ; suivant l’opinion de celle-là, il aurait dit la vérité ; ses paroles seraient excellentes, seulement on ne les aurait pas saisies. Parce que l’une a la foi, elle frappe déjà et mérite qu’on lui ouvre, si elle continue à frapper ; pour l’autre, elle en est encore à entendre ces paroles : « Si vous ne croyez point, vous ne comprendrez pas[1009] ». Pourquoi ces réflexions de ma part ? Le voici. Après que j’aurai expliqué de mon mieux ces obscures paroles, quelqu’un d’entrevous pourra encore ne pas les comprendre, soit parce qu’elles sont vraiment trop difficiles à pénétrer, soit parce que je n’en aurai pas découvert tout le sens, ou que mes expressions n’auront pas exactement rendu ma pensée ; soit, enfin, parce que son intelligence à lui serait lente et incapable de suivre mes explications : qu’il ne se désole pas, cependant ; que sa foi demeure ferme, qu’il marche tranquillement son chemin, qu’il prête l’oreille à cet avertissement de l’Apôtre : « Si vous avez d’autres pensées, Dieu vous éclairera ; cependant, par rapport aux choses que nous connaissons, ayons les mêmes sentiments [1010] ».
8. Commençons donc à écouter l’explication que le Sauveur va nous donner de ses précédentes paroles a Jésus leur dit de « nouveau : En vérité, en vérité, je vous le « déclare : je suis la porte des brebis n. Il vient d’ouvrir la porte qu’il nous avait montrée fermée. Il est lui-même cette porte. Nous le reconnaissons. Entrons donc, ou réjouissons-nous d’être déjà entrés. « Tous ceux qui sont venus sont des voleurs et des brigands ». Seigneur, que veulent dire ces paroles : « Tous ceux qui sont venus ? » Eh quoi ! n’êtes-vous pas venu vous-même ? Veuillez donc me comprendre. En disant : « Tous ceux qui sont venus, sont des voleurs et des brigands », j’ai évidemment sous-entendu en dehors de moi. Reportons-nous donc en arrière. Avant la venue du Sauveur, les Prophètes ont paru ; étaient-ils des voleurs et des brigands ? Non, car, au lieu d’être en dehors de lui, ils étaient avec lui. Il avait envoyé devant lui des hérauts, mais il tenait en ses mains le cœur de ces émissaires divins. Voulez-vous être certains qu’ils étaient venus avec le Christ qui est toujours ? Il s’est fait homme dans le temps. Qu’est-ce à dire : toujours ? « Au commencement était le Verbe [1011] ». Ceux qui sont venus avec le Verbe sont donc venus avec le Christ. « Je suis », dit-il, « la voie, la vérité et la vie [1012] ». S’il est la vérité, les Prophètes sont donc venus avec lui, puisqu’ils ont dit la vérité. Tous ceux qui sont venus en dehors de lui sont, par conséquent, « des voleurs et des brigands » ; ils sont venus pour voler et faire mourir.
9. « Mais les brebis ne les ont point entendus ». Ces paroles : « Les brebis ne les ont point entendus », sont plus obscures encore. Avant que Notre-Seigneur Jésus-Christ vint sur la terre et s’humiliât jusqu’à se faire homme, il y eut des justes pour croire qu’il viendrait, comme nous croyons qu’il est déjà venu. Les temps ont été divers, mais la foi a toujours été la même. Les verbes eux-mêmes changent suivant les époques qu’ils désignent, puisqu’ils ont une terminaison différente. Il viendra, ne se prononce pas comme, il est venu. Quand on dit : Il viendra, on ne fait pas entendre le même son de voix qu’en disant : il est venu ; néanmoins, la même croyance unit et ceux qui ont cru à sa venue future, et ceux qui le croient venu. Nous voyons que les uns et les autres sont tous entrés, quoique à des époques différentes, par la porte de la foi, c’est-à-dire par le Christ. Nous croyons que Notre-Seigneur Jésus-Christ, né d’une Vierge, est venu dans la chair, qu’il y est mort, ressuscité et monté au ciel. Comme ces verbes sont au temps passé, nous croyons que tous ces événements se sont accomplis. Nos pères, qui ont cru que le Sauveur naîtrait d’une Vierge, mourrait, ressusciterait et monterait au ciel, sont unis à nous, par les liens d’une même foi ; c’est à eux que l’Apôtre fait allusion quand il dit : « Nous avons un même esprit de foi, selon qu’il est écrit : J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé ; nous croyons aussi, et c’est pour cela que nous parlons [1013] ». Le Prophète avait dit : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé [1014] » ; l’Apôtre dit à son tour : « Nous croyons aussi, et c’est pour cela que nous parlons ». Et pour prouver qu’il y a unité de foi, Paul dit expressément : « Nous avons un même esprit de foi, et nous croyons ». Voici ce que nous lisons dans une autre de ses épîtres : « Mes frères, je ne veux, point vous laisser ignorer que nos pères ont tous été sous la nuée, qu’ils ont tous passé la mer Rouge, et qu’ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse, dans la nuée et dans la mer, qu’ils ont tous mangé la même viande spirituelle, et qu’ils ont bu le même breuvage spirituel ». La mer Rouge est l’emblème du baptême : Moïse, qui a conduit les Israélites à travers la mer Rouge, représente le Christ ; le peuple qui la franchit, ce sont les fidèles ; la mort des Égyptiens signifie la rémission des péchés. Les signes sont différents, la foi est la même. Il en est de la diversité des signes comme de la diversité des paroles ; les paroles se prononcent différemment selon qu’elles représentent un temps ou un autre, et véritablement elles ne sont rien autre chose que des signes. Elles ne sont des paroles qu’autant qu’elles ont un sens ; ôte à une parole sa signification, il ne reste plus qu’un vain bruit. Toutes choses ont donc été représentées par un signe. Ceux qui nous transmettaient ces signes, et nous annonçaient d’avance par des prophéties ce que nous croyons aujourd’hui, ceux-là n’avaient-ils pas la même foi que nous ? Certes, ils croyaient comme nous, avec cette seule différence que l’avenir était l’objet de leur foi, et que le passé est l’objet de la nôtre. Voilà pourquoi l’Apôtre a dit : « Ils ont bu le même breuvage spirituel » ; le même breuvage spirituel ; car, celui dont ils rafraîchissaient leurs corps était différent. Que buvaient-ils spirituellement ? « Ils buvaient de l’eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et cette pierre était Jésus-Christ [1015] ». Remarquez-le donc : quoique la foi fût toujours la même, les signes ont varié. Pour nos pères, le Christ était la pierre ; pour nous, le Christ est placé sur l’autel. Par une grande et mystérieuse allusion au même Christ, ils buvaient de l’eau qui sortait de la pierre ; ce que nous buvons nous-mêmes, les fidèles le savent. Si tu t’arrêtes aux apparences, tu verras une différence réelle ; mais si tu pénètres le sens caché, tu te convaincras qu’ils ont bu le même breuvage spirituel. Tous ceux donc qui, dans les temps antérieurs au Christ, ont ajouté foi aux prédictions d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Moïse, des autres patriarches et des autres Prophètes qui annonçaient le Christ, ceux-là en étaient les brebis ; ils ont entendu le Christ lui-même ; non une voix étrangère, mais sa propre voix. C’était un juge qui parlait par la bouche de son huissier ; car, lorsqu’un juge rend ses sentences par l’intermédiaire de l’huissier, le greffier n’écrit pas : l’huissier a prononcé ; c’est le juge qui a prononcé. Par conséquent, il en est d’autres que les brebis n’ont point entendus ; le Christ n’était pas avec eux ; ils se trompaient, ils disaient des faussetés, ils gazouillaient niaisement, imaginaient des inutilités et séduisaient des malheureux.
10. Mais pourquoi ai-je dit que ces paroles offraient une difficulté plus grande que les autres ? Qu’y a-t-il ici d’obscur et de difficile à comprendre ? Écoutez-moi, je vous en prie. Voilà que Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu et qu’il a prêché ; c’était, sans contredit, la voix par excellence du pasteur : ses paroles sortaient de la bouche même du pasteur. Si, en passant par l’organe des Prophètes, elles étaient bien celles du pasteur, que dire de celles qui tombaient de ses propres lèvres ? N’étaient-elles pas, plus que toutes les autres, les paroles du pasteur ? Tous ne l’ont pas entendu ; mais, à notre avis, ceux qui l’ont entendu étaient-ils ses brebis ? Judas l’a entendu : c’était un loup qui le suivait et lui tendait des embûches en se couvrant d’une peau de brebis. Quelques-uns de ceux qui crucifiaient le Sauveur ne l’entendaient pas, et faisaient pourtant partie de son troupeau, car il les apercevait au milieu de la foule, quand il disait : « Lorsque vous aurez élevé « le Fils de l’homme, alors vous saurez que je suis [1016] ». De quelle manière trancher cette difficulté ? Il y en a qui l’écoutent, quoiqu’ils ne soient point ses brebis, et parmi ses brebis, il en est qui ne l’écoutent pas ; certains loups suivent le pasteur à la voix, et certaines brebis lui désobéissent : en fin de compte, on voit des brebis tuer leur pasteur. Voilà comment on résout la difficulté proposée. Quelqu’un répond en disant : Quand on ne l’écoutait pas, on n’était pas encore du nombre des brebis, mais du côté des loups ; dès qu’on a entendu sa voix, on s’est transformé : de loup on est devenu brebis ; à peine changé en brebis, on a entendu le pasteur, on l’a trouvé et suivi, et parce qu’on a obéi à ses ordres, on a espéré en ses promesses.
11. La difficulté est évidemment bien résolue, et l’explication que nous en avons donnée suffira peut-être à plusieurs. Pour moi, elle m’embarrasse encore, et l’embarras qu’elle me cause, je vous en fais part, afin qu’en cherchant en quelque sorte avec vous une solution plus complète, je mérite, par la grâce de Dieu, de la trouver avec vous. Apprenez donc ce qui me gêne en cela. Par la bouche du prophète Ezéchiel, le Seigneur fait des reproches aux pasteurs, et, entre autres choses, il dit ceci des brebis : « Vous n’avez point rappelé la brebis égarée[1017] ». Il parle « d’une brebis », et il la dit « égarée » ; si, au moment où cette brebis se trouvait égarée, elle n’avait pas cessé d’être une brebis, de qui écoutait-elle la voix pour s’écarter ainsi du bon chemin ? Sans aucun doute, elle suivrait le droit chemin, si elle écoutait la voix du pasteur ; mais parce qu’elle a écouté celle d’un étranger, elle s’est éloignée de la bonne voie : elle s’est rendue attentive à la parole d’un voleur et d’un brigand. Il est sûr que les brebis ne prêtent point l’oreille aux appels des larrons. « Ceux qui sont venus », dit le Sauveur, et nous comprenons qu’il veut dire En dehors de moi : « Ceux qui sont venus en dehors de moi, sont des voleurs et des brigands, et les brebis ne les ont pas écoutés ». Seigneur, si les brebis ne les ont pas écoutés, comment ont-elles pu s’égarer ? Les brebis, vous le dites, n’écoutent que vous ; vous êtes la vérité même, et quiconque prête l’oreille à la vérité, ne s’égare pas. Pour ceux-là, ils se sont égarés, et on leur donne encore le nom de brebis : évidemment, on les appelle ainsi, même quand ils ont quitté le droit chemin ; sans cela, Ezéchiel n’aurait pas dit : « Vous n’avez point rappelé la brebis égarée ». Comment se fait-il qu’on se soit égaré sans démériter le nom de brebis ? A-t-on entendu la voix d’un étranger ? Certes, « les brebis ne les ont pas entendus ». Beaucoup sont choisis parmi les hérétiques pour entrer dans le bercail du Christ et devenir catholiques : on en enlève un bon nombre aux voleurs pour les rendre au pasteur : parfois ils murmurent, et conservent de la rancune à l’égard de celui qui les rappelle : ils ne comprennent pas qu’on les égorgeait ; néanmoins, lorsque ces brebis errantes sont rentrées dans la bergerie, elles reconnaissent la voix du pasteur, éprouvent une grande joie de s’être replacées sous sa houlette, et rougissent de s’en être écartées. Maintenant, quand ils étaient aussi fiers de suivre l’erreur que s’ils avaient suivi la vérité, ils n’entendaient certainement pas la voix du pasteur, et ils marchaient sur les traces d’un étranger : alors, étaient-ils des brebis, ou n’en étaient-ils pas ? S’ils étaient des brebis, peut-on dire que des brebis n’écoutent pas l’étranger ? S’ils n’en étaient pas, pourquoi le Seigneur fait-il ce reproche aux pasteurs : « Vous n’avez point rappelé la brebis égarée ? » Il se présente quelquefois des circonstances déplorables dans la vie des chrétiens devenus catholiques, dans l’existence des fidèles qui nourrissent, pour l’avenir, de légitimes espérances. Ils se laissent aller à l’erreur et reviennent ensuite à la vérité. Quand ils sont tombés dans l’erreur, et qu’ils ont reçu une seconde fois le baptême, ou bien, quand après avoir fait partie du troupeau du Christ, ils sont retombés dans leurs précédentes erreurs, étaient-ils des brebis ou n’en étaient-ils pas ? Évidemment, ils étaient catholiques ; s’ils étaient catholiques fidèles, ils étaient des brebis, et s’ils étaient des brebis, comment ont-ils pu entendre la voix d’un étranger, puisque le Sauveur a dit : « Les brebis ne les ont pas entendus ? »
12. Vous le voyez, mes frères, la question est très difficile à éclaircir. Je dis donc : « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent [1018] ». Il connaît ceux qu’il a choisis d’avance, il connaît les prédestinés ; car il est écrit de lui : « Ceux qu’il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il fût lui-même le premier-né entre plusieurs frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés, et ceux qu’il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu’il a prédestinés, il les a glorifiés. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Ajoute encore ceci : « S’il n’a pas épargné son propre Fils, et s’il l’a livré à la mort pour nous, que ne nous donnera-t-il point, après nous l’avoir donné ? » Mais qui, nous ? Ceux qu’il a connus d’avance, ceux qu’il a prédestinés, justifiés et glorifiés, ceux dont il est dit ensuite : « Qui accusera les élus de Dieu [1019] ? » « Le Seigneur connaît donc ceux qui lui appartiennent » ; ce sont ses brebis. Souvent elles s’ignorent elles-mêmes, mais le pasteur les connaît, en conséquence de cette prédestination, de cette prescience de Dieu, de ce choix de ses brebis, qu’il a fait avant la création du monde ; c’est ce que dit l’Apôtre : « Comme il nous a élus en lui avant la création du monde [1020] ». En raison de cette prescience et de cette prédestination divines, que de brebis se trouvent en dehors du bercail ! que de loups se rencontrent au dedans ! et aussi, que de brebis au dedans ! que de loups au-dehors ! Mais pourquoi ai-je dit : Que de brebis en dehors du bercail ! Combien vivent aujourd’hui dans la débauche, qui deviendront chastes ! Combien blasphèment maintenant le Christ, qui croiront plus tard en lui ! Ils sont nombreux, les ivrognes qui se montreront sobres, les voleurs du bien d’autrui, qui donneront le leur. Néanmoins, ils écoutent aujourd’hui une voix étrangère, ils suivent des étrangers. Au contraire, que de gens louent Dieu à cette heure, à l’intérieur de la bergerie, et le blasphémeront un jour ! Que de personnes chastes deviendront libertines ! Que d’hommes sobres se noieront dans le vin ! Que de chrétiens se tiennent fermes, et feront pourtant une lourde chute ! Ce ne sont point des brebis. (Nous parlons ici, bien entendu, des prédestinés, de ceux dont Dieu sait s’ils lui appartiennent.) Néanmoins, tant qu’ils sont dociles aux leçons de la sagesse, ils écoutent la voix du Christ. Les uns l’écoutent, et les autres ne l’écoutent pas ; mais si nous nous reportons à la prédestination, nous verrons que les premiers ne sont point les brebis du Sauveur, et que les seconds font partie de son troupeau.
13. Reste encore une difficulté, qui me semble maintenant pouvoir être ainsi résolue. Il y a une parole, il y a, dis-je, une parole du pasteur, d’après laquelle ses brebis n’écoutent pas les étrangers, et ceux qui ne sont pas ses brebis, ne l’écoutent pas lui-même. Quelle est cette parole ? « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, sera sauvé [1021] ». Celui qui appartient au Christ, ne néglige pas cette parole ; celui qui lui est étranger, ne l’entend point. Le Sauveur le presse de persévérer en lui jusqu’à la fin ; mais, en ne persévérant pas dans le Christ, ce chrétien montre qu’il n’entend pas sa voix. Il s’est approché du Sauveur ; il lui a entendu dire telles et telles paroles, celles-ci et encore celles-là, toutes paroles pleines de vérité et de salut ; entre autres se trouvent les suivantes : « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, sera sauvé ». Celui qui les écoute est une brebis : un je ne sais qui, les entendait aussi ; mais il les a méprisées, il s’est refroidi, et a fini par écouter une voix étrangère. S’il est du nombre des prédestinés, son égarement est de courte durée ; il n’est pas perdu pour toujours ; il revient bientôt pour entendre ce dont il a tenu peu de cas, et agir suivant ce qu’il a entendu. Car, s’il est question d’un prédestiné, Dieu a prévu tout à la fois, et son égarement et sa conversion à venir ; et s’il a quitté le bon chemin, il se rapproche afin d’entendre la voix du pasteur, et de suivre celui qui a dit : « L’homme qui aura persévéré jusqu’à la fin, sera sauvé ». Bonne parole, mes frères ; parole vraie, parole de pasteur c’est la parole de salut qui retentit sous la tente des justes [1022]. Car il est facile d’écouter le Christ, de louer l’Évangile, de saluer par des acclamations celui qui (explique ; mais persévérer jusqu’à la fin, c’est le propre des brebis qui écoutent la voix du pasteur. Une tentation se présente ; persévère jusqu’à la fin, parce que la tentation ne dure pas si longtemps. Jusqu’à quelle fin persévéreras-tu ? Jusqu’au terme de ta course. Aussi longtemps que tu n’écoutes pas le Christ, il est ton adversaire dans ce voyage, c’est-à-dire pendant cette vie mortelle. Mais que dit-il ? « Hâte-toi de te réconcilier avec ton adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui [1023] ». Tu l’as entendu, tu l’as cru, tu t’es réconcilié avec lui. Si tu luttais avec lui, réconcilie-toi ; et si le bienfait de la réconciliation t’a été accordé, veuille ne plus entrer désormais en litige. Car tu ignores à quel moment se terminera ta course : mais le Christ ne l’ignore pas. Si tu es du nombre de ses brebis, et que tu persévères jusqu’à la fin, tu seras sauvé voilà pourquoi ceux qui lui appartiennent écoutent sa voix, et ceux qui lui sont étrangers, ne l’écoutent pas. Cette question, singulièrement obscure, je vous l’ai expliquée ou je l’ai traitée avec vous de mon mieux, et comme le Seigneur m’en a fait la grâce. S’il en est, parmi vous, pour avoir moins bien saisi mes paroles, qu’ils demeurent dans la piété, et la vérité leur sera manifestée : pour ceux qui m’ont compris, ils ne doivent pas en concevoir d’orgueil, comme s’ils étaient plus agiles, et les autres moins prompts ; car l’orgueil pourrait les jeter hors la voie, et les empêcher très facilement d’arriver les premiers, en retardant leur marche. Daigne celui à qui nous adressons ces paroles, nous conduire tous jusqu’au but : « Seigneur, conduisez-moi dans vos voies, et je marcherai dans votre vérité [1024] ».
14. Le Sauveur nous a dit qu’il est la porte au moyen de l’explication qu’il nous a donnée de ces paroles, entrons dans le sens de ce qu’il nous a dit sans nous l’expliquer. Quoique, dans la leçon qu’on vient de nous réciter, il ne nous ait pas dit quel pasteur il est, néanmoins il nous en avertit formellement dans la leçon suivante : « Je suis le bon pasteur ». Quand même il ne nous le dirait pas, pourrions-nous voir une allusion à un autre que lui dans ces paroles sorties de sa bouche : « Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis. Le portier ouvre à celui-là, et les brebis entendent sa voix ; et il appelle ses propres brebis par leur nom, et il les conduit hors de la bergerie ; et quand il a fait sortir ses brebis, il va devant elles, et les brebis le suivent ; car elles connaissent sa voix ? » Quel pasteur, en effet, appelle ses brebis par leur nom, et les conduit de ce monde jusqu’à la vie éternelle ? N’est-ce pas celui-là seul qui connaît les noms des prédestinés ? Voilà pourquoi il dit à ses disciples : « Réjouissez-vous, car vos noms sont écrits dans le ciel [1025] ». De là vient qu’il les appelle toutes par leurs noms. Qui les fait sortir de la bergerie ? N’est-ce point celui-là seul qui leur remet leurs péchés, afin que, délivrées de la plus dure servitude, elles puissent le suivre ? Qui est-ce qui a marché devant elles jusqu’à l’endroit où elles doivent venir après lui ? N’est-ce pas celui qui, sorti d’entre les morts, ne meurt plus, celui sur lequel la mort n’aura désormais plus d’empire [1026] ? Lorsqu’il se montrait sous les traits de notre humanité, il a dit : « Père, je désire que, là où je suis, ceux que vous m’avez donnés s’y trouvent avec moi [1027] ». Telle est la raison d’être de ces paroles du Sauveur : « Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; et il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages ». Par là il montre, jusqu’à la dernière évidence, que non seulement le pasteur, mais encore les brebis, entrent par la porte.
15. Que veulent dire ces mots : « Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages ? » Il est singulièrement avantageux d’entrer dans l’Église, par la porte qui est le Christ ; mais il est plus malheureux encore d’en sortir, dans le sens que Jean indique en son épître : « Ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas de nous [1028] ». Une pareille manière d’en sortir ne pouvait obtenir les louanges du bon pasteur ; il n’aurait pas dit, en ce sens-là : « Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages ». Il y a donc, non seulement une manière d’entrer, mais aussi une façon légitime de sortir par la bonne porte, qui est le Christ. Mais quelle est cette louable et heureuse manière de sortir ? Je pourrais dire que nous entrons, quand nous réfléchissons intérieurement, et que nous sortons, lorsque nous nous livrons à quelque occupation extérieure. Et parce que, suivant le langage de l’Apôtre, le Christ habite en nos cœurs par la foi [1029], entrer par le Christ, c’est conformer ses pensées aux enseignements de la foi, et sortir par le Christ, c’est prendre cette même foi pour guide même dans nos œuvres extérieures, c’est-à-dire quand nous agissons devant les hommes. Voilà pourquoi nous lisons dans un psaume : « L’homme sortira pour vaquer à son ouvrage [1030] ». De là viennent aussi ces paroles du Sauveur : « Que vos œuvres brillent aux yeux des hommes [1031] ». Mais je préfère de beaucoup ce que la Vérité même, comme un bon pasteur, et, par conséquent, comme un bon maître, nous dit en quelque sorte sur la manière dont nous devons entendre ces mots : « Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages ». Car voici ce que le Sauveur ajoute : « Un voleur ne vient que pour dérober et tuer, et a détruire ; et moi, je suis venu, afin qu’elles aient la vie, et qu’elles l’aient en abondance ». Il a voulu, ce me semble, dire ceci : Afin qu’en entrant elles aient la vie, et qu’en sortant, elles l’aient plus abondamment encore. Personne ne peut sortir par la porte, c’est-à-dire, parle Christ, pour entrer dans la vie éternelle où nous verrons Dieu face à face, s’il n’entre d’abord dans l’Église par la même porte, par le même Christ, pour y puiser la vie du temps où nous n’apercevons Dieu que par la foi. Aussi dit-il : « Je suis venu, afin qu’ils aient la vie », c’est-à-dire, la foi qui agit par la charité[1032]. C’est par cette foi qu’elles entrent dans le bercail, afin d’y trouver la vie, parce que le juste vit de la foi [1033] ; et afin qu’ils l’aient en plus grande abondance, ceux qui, en persévérant jusqu’à la fin, sortent par cette porte, c’est-à-dire par la foi en Jésus-Christ ; ils meurent, en effet, en vrais fidèles, et ils auront plus abondamment la vie, puisqu’ils parviendront là où le pasteur les a précédés, et où ils ne seront jamais plus sujets à la mort. Sur cette terre, dans le bercail lui-même, les pâturages ne manquent pas ; car nous pouvons appliquer ces paroles : « Et il trouvera des pâturages », à l’entrée et à la sortie des brebis : cependant, les vrais pâturages se trouvent surtout dans le séjour où seront rassasiés tous ceux qui ont faim et soif de la justice [1034]. C’est dans ces pâturages qu’est entré celui à qui il a été dit : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis [1035] ». Mais comment le Sauveur est-il la porte ? Comment est-il le pasteur, de manière à ce qu’il entre et sorte, en un sens, par lui-même ? Quel est le portier ? Autant de questions qu’il serait trop long d’examiner et de discuter aujourd’hui, pour en donner la solution que la grâce divine voudrait bien nous suggérer.

QUARANTE-SIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « JE SUIS LE BON PASTEUR », JUSQU’À CET AUTRE : « MAIS LE MERCENAIRE S’ENFUIT, PARCE QU’IL EST MERCENAIRE ET QU’IL NE SE PRÉOCCUPE POINT DES BREBIS ». (Chap. 10,11-13.)[modifier]

LE PORTIER, LE MERCENAIRE ET LE LOUP.[modifier]

Jésus-Christ, tout à la fois porte et pasteur, est aussi le portier ; c’est en effet, par sa grâce, que nous le connaissons ; il s’ouvre lui-même à nous en nous enseignant la vérité qui est lui-même.— Bien différents du bon Pasteur sont les mercenaires qui s’occupent de leurs intérêts propres avant de s’occuper des intérêts de leur troupeau. Il y a si peu de bons pasteurs, que les mercenaires sont indispensables : il faut les écouter dans ce qu’ils disent, sans les imiter dans ce qu’ils font.— Quant au loup, c’est le démon ; par la crainte, il met en fuite le mercenaire, mais il ne peut faire trembler le bon pasteur.


1. Au moment où le Seigneur Jésus parlait, il avait sous les yeux toutes ses brebis du présent et de l’avenir, parce qu’au nombre de celles qui lui appartenaient se trouvaient même celles qui devaient faire, plus tard, partie de son troupeau ; aussi, dans la circonstance dont il s’agit, s’adressait-il à ses brebis présentes et à venir, et non seulement à elles, mais à nous, mais à tous ceux qui, dans la suite des temps, entreraient dans son bercail. À tous il montre en quelle qualité il a été envoyé vers eux, et, dans ses paroles, tous reconnaissent la voix de leur pasteur. « Je suis le bon pasteur ». Il n’ajouterait pas le mot bon, s’il n’y avait pas de mauvais pasteurs. Mais les pasteurs mauvais sont des voleurs et des brigands, ou, du moins, sont-ils, le plus souvent, des mercenaires. Nous devons chercher à reconnaître et à distinguer les différents personnages auxquels il a fait allusion, et à bien savoir quel est leur caractère propre. Le Sauveur nous a déjà aidés à comprendre deux choses mystérieuses, qu’il nous avait précédemment indiquées, sans nous en donner pour ainsi dire la clef. Nous savons déjà qu’il est la porte : nous avons aussi appris qu’il est le pasteur. La leçon d’hier nous a fait connaître clairement qui sont ceux qui méritent d’être considérés comme des voleurs et des brigands ; dans celle d’aujourd’hui, le Christ nous dit les traits distinctifs du mercenaire et du loup : hier, il nous a encore parlé du portier. Du nombre des bons se trouvent donc la porte, le portier, le pasteur et les brebis : les brigands, les voleurs, les mercenaires et le loup se rencontrent parmi les méchants.
2. Par l’Évangile, nous savons que Notre-Seigneur Jésus-Christ est en même temps la porte et le pasteur ; mais qui est le portier ? Le Christ nous a dit qu’il est la porte et le pasteur : quant au portier, il nous a laissé le soin de chercher ce qu’il en est. Qu’en est-il donc, du portier ? « Le portier lui ouvre ». À qui ouvre-t-il ? Au pasteur. Qu’ouvre-t-il au pasteur ? La porte. Et qui est-ce qui est la porte ? Le pasteur lui-même. Si le Seigneur Jésus n’avait donné cette explication, s’il n’avait dit : « Je suis le pasteur, je suis la porte [1036] », quelqu’un d’entre nous aurait-il osé dire que le Sauveur est le pasteur et la porte tout à la fois ? S’il avait dit : « Je suis le pasteur », sans dire : « Je suis la porte », il nous aurait fallu chercher à découvrir ce que c’était que la porte, et peut-être serions-nous restés devant la porte, pour ne pas avoir deviné juste. Sa grâce et sa miséricorde ont bien voulu nous éclairer à ce sujet ; il nous a parlé du pasteur, et nous a dit qu’il l’était lui-même : il nous a instruits au sujet de la porte ; à son dire, elle n’est, non plus, autre que lui. Il nous a laissé à deviner ce qu’il en est du portier. Que dirons-nous donc nous-mêmes du portier ? Qui est-il ? Quel que soit celui qui nous semble mériter ce titre, prenons garde de le regarder comme supérieur à la porte elle-même, car, dans les maisons où se trouve un portier, il lui est supérieur. C’est en effet le portier qui est préposé à la porte, et non la porte au portier ; c’est le portier qui garde la porte : la porte ne garde pas le portier. Je n’oserais dire que quelqu’un est supérieur à la porte, car je sais qui elle est ; je n’ai à cet égard aucune incertitude ; je ne me trouve nullement abandonné à des conjectures personnelles : toute supposition purement humaine m’est interdite. Dieu a parlé : la vérité a élevé la voix pour m’instruire, il n’est pas à ma disposition de changer les paroles de celui qui ne change pas.
3. Dans une question si obscure, je dirai donc ce qui me semble être le mieux : que chacun choisisse ce qui lui convient, sans perdre pour cela le sentiment de la piété, selon qu’il est écrit : « Ayez pour Dieu des sentiments pieux, et cherchez-le dans la simplicité de votre cœur[1037] ». Nous devons peut-être regarder le Sauveur comme étant le portier. Dans les réalités, il y a entre le pasteur et la porte une différence bien autrement tranchée qu’entre le portier et la porte ; et pourtant, le Christ nous a affirmé qu’il est en même temps le pasteur et la porte : pourquoi ne pas supposer qu’il est aussi le portier ? Si nous examinons la nature des choses, nous verrons que, d’après l’idée que nous nous faisons des pasteurs et ce que nous voyons, le Seigneur Jésus n’en est pas un : il n’est pas davantage une porte, puisqu’il n’est pas sorti des mains d’un artisan. Mais si, dans les limites d’une certaine similitude, nous disons que le Christ est pasteur et porte en même temps, j’ose ajouter qu’il est aussi brebis. Une brebis est soumise à l’autorité du pasteur, et toutefois le Sauveur est, en même temps, pasteur et brebis. Où vois-tu qu’il est pasteur ? Ici même, lis l’Évangile : « Je suis le bon pasteur ». Comment t’assurer qu’il est brebis ? Interroge le Prophète : « Il a été conduit à la mort, comme une brebis [1038] ». Interroge l’ami de l’Époux : « Voilà l’Agneau de Dieu, voilà Celui qui efface le péché du monde [1039] ». En continuant toujours la même comparaison, je vais vous dire quelque chose de plus étonnant encore. L’agneau, la brebis et le pasteur sont unis par les liens d’une tendre amitié, et les brebis trouvent d’habitude dans le pasteur, leur soutien contre les attaques des lions. Néanmoins, il est dit du Christ, brebis et pasteur tout ensemble : « Le lion de la tribu de Juda a vaincu [1040] ». Comprenez tout cela, mes frères, dans le sens d’une comparaison, et non dans celui de la réalité vraie. Nous voyons habituellement les bergers s’asseoir sur une pierre, et garder, de l’endroit où ils se sont assis, le troupeau qui leur est confié : il est sûr que le berger vaut mieux que la pierre sur laquelle il a pris son siège. Cependant, le Christ est pasteur et pierre. Tout ceci soit dit par comparaison. Si, maintenant, tu me demandes à savoir ce qu’est en lui-même le Seigneur Jésus, je te réponds : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu [1041] ». Si tu cherches à savoir ce qu’il est en réalité, je te dirai : C’est le Fils unique du Père, engendré pour toujours et de toute éternité ; il est égal à son Père, toutes choses ont été faites par lui : non plus que dans le Père, on ne peut voir en lui aucun changement, et, quoiqu’il se soit revêtu d’une forme humaine, il n’a subi dans son être aucune vicissitude ; par son incarnation, il est devenu homme, et il est, en même temps, Fils de l’homme et Fils de Dieu. Tout ce que je viens de dire, c’est la réalité : ici, pas de comparaison.
4. Par rapport à certaines ressemblances, il ne doit nullement nous répugner de considérer la porte comme étant le portier même. Qu’est-ce, en effet, que la porte ? C’est l’endroit par où nous entrons dans une maison. Qui est le portier ? Celui qui ouvre la porte. Quel est celui qui s’ouvre lui-même, si ce n’est celui qui se fait connaître ? Le Sauveur avait dit qu’il était la porte, et nous ne l’avions pas compris ; à ce moment-là même, la porte était fermée pour nous ; celui qui nous l’a ouverte n’est autre que le portier. Inutile de chercher une autre explication ; je ne vois à cela aucune nécessité, mais peut-être en aurais-tu la volonté ; si tel est ton désir, ne divague pas, ne cherche pas en dehors de la Trinité. Veux-tu qu’une personne différente de la seconde soit le portier ? Suppose que c’est le Saint-Esprit : certainement, il ne dédaignera pas d’être le portier, puisque le Fils n’a pas dédaigné d’être la porte. Regarde donc le Saint-Esprit comme étant le portier ; parlant du Saint-Esprit à ses disciples, le Sauveur lui-même a dit : « Il vous enseignera « toute vérité [1042] ». Qui est la Porte ? Le Christ. Qu’est-ce que le Christ ? La Vérité. Qui est-cequi ouvre la porte, sinon Celui qui enseigne toute vérité ?
5. Mais que dire du mercenaire ? Au moment où il en parlait, le Sauveur ne l’a pas rangé au nombre des bons. « Le bon pasteur », dit-il, « donne sa vie pour ses brebis ; mais le mercenaire et celui qui n’est point berger, à qui n’appartiennent point les brebis, voit venir le loup et délaisse les brebis, et s’enfuit, et le loup les ravit et les disperse ». Ici, le mercenaire ne remplit point le rôle d’une bonne personne, et pourtant il est utile à quelque chose ; on ne lui donnerait pas le nom de mercenaire, s’il ne recevait pas un salaire de celui qui loue ses services. Quel est donc ce mercenaire dont la conduite est coupable et dont on ne peut néanmoins se passer ? Mes frères, daigne le Sauveur nous éclairer lui-même, afin que nous comprenions bien ce que sont les mercenaires, et que nous ne soyons jamais du nombre de pareilles gens ! Qu’est-ce donc qu’un mercenaire ? Il y a, dans l’Église, certains préposés dont l’apôtre Paul a dit : « Ils cherchent leur propre avantage, au lieu de « chercher celui de Jésus-Christ ». Que veulent dire ces mots : « Ils cherchent leur propre avantage ? » Ils n’aiment pas gratuitement le Christ ; ils ne cherchent pas Dieu pour lui-même. La recherche des avantages temporels absorbe leurs moments ; le bénéfice qu’ils peuvent retirer fait l’objet de leurs plus ardents désirs ; ce qu’ils souhaitent, c’est d’être honorés par leurs semblables. Quand un préposé de l’Église aime tout cela, il va, à cause de tout cela, jusqu’à servir Dieu, et quiconque est de ce caractère est un homme vendu, un homme qui n’a pas droit de se compter au nombre des enfants. C’est de telles gens que le Sauveur a dit encore : « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense [1043] ». Écoute ce que dit du saint homme Timothée l’apôtre Paul : « J’espère qu’avec la grâce du Seigneur Jésus, je vous enverrai bientôt Timothée, afin que je sois aussi consolé ensachant ce qui vous intéresse. Car je n’ai personne en si parfaite union avec moi, ni qui se montre si véritablement occupé de vous par l’effet d’une sincère amitié ; tous en effet cherchent leurs propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ [1044] ». Placé au milieu de mercenaires, le véritable pasteur n’a pu s’empêcher de gémir. Il a cherché à découvrir un homme qui aimât sincèrement le troupeau du Christ, et parmi ceux qui se trouvaient en ce temps-là autour de lui, il n’en trouva aucun. Excepté l’apôtre Paul et Timothée, l’Église du Christ ne renfermait alors personne qui fût occupé du troupeau par l’effet d’une sincère amitié ; et il était arrivé qu’au moment du départ de Timothée, aucun autre enfant de Dieu ne se rencontra auprès de lui ; il n’était environné que de mercenaires, tout « occupés de leurs « propres intérêts », et complètement « étrangers à ceux du Christ ». Quoique animé des meilleurs sentiments d’amitié à l’égard du troupeau, l’Apôtre préféra envoyer cependant de Dieu et rester seul au milieu des mercenaires. Nous rencontrons, nous aussi, des mercenaires ; mais Dieu seul a le droit de les juger ; Celui qui sonde les cœurs, les juge, et pourtant il nous arrive parfois de les apprécier au juste. Ce n’est pas, en effet, sans raison que le Christ lui-même a dit des loups : « Vous les connaîtrez par leurs œuvres [1045] ». Beaucoup sont éprouvés par la tentation, et alors apparaissent leurs sentiments intimes ; plusieurs aussi restent inconnus. Le troupeau du Christ doit donc avoir des chefs, et des chefs qui soient ou des enfants du père de la famille ou des mercenaires. Si ces préposés sont des fils de Dieu, ce sont des pasteurs ; et s’ils sont pasteurs, comment se fait-il qu’il n’y ait qu’un seul pasteur, sinon parce que tous les autres sont les membres de ce pasteur unique dont ils sont aussi les véritables brebis ? Oui, ils sont les membres de l’unique brebis qui est le Christ, « car il a été conduit à la mort comme une brebis ».
6. Remarquez-le, cependant : les mercenaires sont indispensables, il en est beaucoup dans l’Église pour travailler à leur avantage temporel ; néanmoins, ils prêchent le Christ, et, par leur intermédiaire, sa parole se fait entendre, et les brebis suivent, non pas le mercenaire, mais la voix du pasteur qui leur arrive par l’organe du mercenaire. Écoutez le Sauveur, il va vous montrer du doigt des mercenaires : « Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ; faites ce qu’ils disent ; mais ce qu’ils font, ne l’imitez pas [1046] ». A-t-il voulu dire autre chose que ceci : Écoutez la voix du pasteur, même quand des mercenaires vous la transmettent ? Parce qu’ils sont assis sur la chaire de Moïse, ils vous enseignent la loi de Dieu ; c’est donc par leur intermédiaire que Dieu vous instruit. Ne les écoutez pas s’ils veulent vous dire des choses qui viennent d’eux-mêmes ; ne faites pas non plus ce qu’ils vous commandent en leur propre nom. De telles gens cherchent leurs intérêts, et non ceux de Jésus-Christ ; pourtant aucun mercenaire n’a osé dire au peuple chrétien : Cherche ton avantage, oublie celui de Jésus-Christ. Le mal qu’il fait, il ne le prêche pas du haut de la chaire du Christ ; s’il fait du mal, ce n’est pas en disant bien, c’est en faisant mal. Saisis la grappe de raisin, mais prends garde aux épines. Pour vous qui m’avez compris, c’est bien ; mais à cause des personnes dont l’intelligence est moins vive, je vais me répéter, de manière à me mettre plus à leur portée. Comment ai-je pu dire : Saisis la grappe de raisin, et prends garde aux épines, quand le Seigneur dit lui-même : « Recueille-t-on des a raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces [1047] ? » Ses paroles sont la pure vérité ; néanmoins, je n’ai rien dit de faux en m’exprimant ainsi : Saisis la grappe de raisin, et prends garde aux épines. En effet, le raisin provenant de la racine de la vigne, pend au cep ; mais il arrive parfois que le sarment qui le supporte, s’introduit en grandissant dans un buisson d’épines ; et alors le buisson porte un fruit qui n’est pas le sien. La vigne n’a pas produit d’épines, mais le sarment est allé s’appuyer contre un buisson d’épines. Il ne faut rien faire autre chose que descendre jusqu’aux racines. Cherche celles de l’épine ; elle est complètement indépendante de la vigne ; cherche ensuite d’où provient le raisin, et tu verras qu’il sort de la racine de la vigne par l’intermédiaire des sarments. La chaire de Moïse était donc la vigne, les mœurs des Pharisiens étaient les épines. Doctrine pleine de vérité, mais transmise par des méchants ; sarment provenant du cep de vigne, raisin parmi les épines. Cueille ce raisin avec précaution, pour ne pas te blesser la main en voulant saisir le fruit, et si celui qui te dit de bonnes choses se conduit mal, écoute-le, mais ne l’imite pas. « Ce qu’ils disent, faites-le » ; cueillez les raisins ; mais « ce qu’ils font, ne l’imitez pas » : prenez garde aux épines. Quand même la voix du pasteur se ferait entendre à vous par l’organe de mercenaires, écoutez-la et ne devenez pas vous-mêmes mercenaires, puisque vous êtes les membres du pasteur. Le saint apôtre Paul avait dit : « Je n’ai personne qui se montre si parfaitement occupé de vous par l’effet d’une sincère amitié, car tous cherchent leur intérêt et non celui de Jésus-Christ ». En un autre endroit, il établit une distinction entre les mercenaires et les enfants de Dieu, et voici ce qu’il dit ; écoutez bien ses paroles : « Quelques-uns prêchent Jésus-Christ par un esprit d’envie et de contention, mais d’autres le font avec une intention droite : les uns prêchent Jésus-Christ par amour, sachant que j’ai été établi pour la défense de l’Évangile ; d’autres le prêchent par jalousie, et non pas avec des vues pures, croyant me susciter une plus grande affliction dans mes liens ». C’étaient des mercenaires qui portaient envie à l’apôtre Paul. Pourquoi étaient-ils jaloux de lui, sinon parce qu’ils recherchaient les avantages de cette vie ? Or, remarquez ce qu’il ajoute : « Mais qu’importe ? Pourvu que Jésus-Christ soit annoncé de quelque manière que ce puisse être, soit par occasion, soit par un vrai zèle, je m’en réjouis et je m’en réjouirai [1048] ». Le Christ est la vérité ; que les mercenaires prêchent la vérité par occasion, que les enfants de Dieu l’annoncent par amour désintéressé, peu importe ; les enfants de Dieu attendent patiemment l’héritage éternel du Père ; les mercenaires ne désirent rien tant que le salaire temporel promis par celui qui loue leurs services ; ils m’envient la renommée que j’ai acquise parmi les hommes ; puisse cette renommée devenir moins grande, et la divine renommée du Christ être répandue en tous lieux par les prédications des mercenaires aussi bien que par celles des enfants de Dieu, puisqu’« elle est annoncée, soit par occasion, soit par un vrai zèle ! »
7. Nous venons de voir ce qu’est le mercenaire. Pour le loup, qui est-il, sinon le démon ? Qu’est-ce qui a été dit du mercenaire ? « Lorsqu’il voit venir le loup, il s’enfuit, parce que les brebis ne lui appartiennent pas, et qu’il ne s’en inquiète nullement ». L’apôtre Paul était-il de ce caractère ? Non. Et l’apôtre Pierre ? Non plus. Et les autres Apôtres, excepté Judas, le fils de perdition ? Pas davantage. Ils étaient donc des pasteurs ? Oui, dans toute la force du terme. J’en ai déjà fait la remarque ; ils étaient des pasteurs, parce qu’ils étaient les membres du pasteur par excellence. Ils étaient fiers de leur chef : ils vivaient sous son autorité dans l’union la plus intime, ne formant qu’un seul corps animé d’un même esprit, et ainsi appartenaient-ils tous à un seul pasteur. S’ils étaient des pasteurs et non des mercenaires, pourquoi donc prenaient-ils la fuite, quand ils souffraient persécution ? Seigneur, veuillez nous l’expliquer. J’ai vu, dans une épître, que Paul s’est enfui ; on l’a descendu dans une corbeille le long de la muraille, pour échapper à ses persécuteurs [1049]. Il ne s’inquiétait donc que médiocrement du troupeau, puisqu’il l’abandonnait à l’apparition du loup ? Pardon, il s’en inquiétait, car il recommandait ses brebis, par ses prières, à la garde du pasteur qui réside dans le ciel ; quant à lui, il se conservait pour leur plus grande utilité en prenant la fuite, suivant ce qu’il a dit quelque part : « Il est avantageux pour vous que je demeure en cette vie [1050] ». Le pasteur lui-même leur avait dit à tous : « Si l’on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre [1051] ». Daigne le Seigneur nous donner la solution de cette difficulté ! Seigneur, vous avez dit vous-même à ceux en qui vous vouliez trouver des pasteurs fidèles, et dont vous vouliez faire vos membres : « Si l’on vous persécute, prenez la fuite ». Vous leur faites donc injure quand vous reprochez aux mercenaires de s’enfuir à la vue du loup. Nous vous en prions, indiquez-nous le sens mystérieux de vos paroles. Frappons, mes frères ; le gardien de la porte, qui n’est autre qu’elle-même, viendra s’ouvrir devant nous.
8. Quel est le mercenaire qui prend la fuite en voyant venir le loup ? Celui qui cherche ses propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ, qui n’ose point reprendre librement le pécheur [1052]. Un homme, n’importe lequel, a péché, il a commis une grande faute ; ce serait un devoir de lui adresser des reproches, de l’excommunier ; mais en l’excommuniant, on s’en ferait un ennemi ; il tendrait des pièges, et ferait autant de mal que possible. Celui qui cherche son intérêt et non l’intérêt de Jésus-Christ, redoute de perdre l’objet de ses désirs : pour conserver l’avantage d’une amitié humaine, pour ne pas s’exposer à l’inconvénient de l’inimitié d’un homme, il garde le silence, il ne fait aucun reproche. Le loup saisit à la gorge une brebis : le démon persuade à un fidèle de commettre l’adultère, et tu n’élèves pas la voix, et tu ne réclames pas ! O mercenaire, tu as vu venir le loup, et tu as pris la fuite ! Il répond peut-être en disant : Mais me voici, je ne me suis pas enfui.— Tu t’es enfui, puisque tu as gardé le silence ; et tu as gardé le silence, parce que tu as été dominé par la crainte. Tu es ici de corps, mais, d’esprit, tu as pris la fuite. Ce n’était point ainsi que se conduisait Celui dont voici les paroles : « Quoique je sois absent de corps, je suis néanmoins avec vous en esprit [1053] ». Avait-il pris la fuite en esprit, lui qui, malgré son absence corporelle, flétrissait dans ses lettres l’inconduite des fornicateurs ? Nos affections sont des mouvements de notre âme. La joie en est la dilatation ; la tristesse, le rétrécissement ; la cupidité en est la marche en avant ; la crainte, la fuite en arrière. Ton esprit se dilate lorsque tu éprouves du plaisir ; il se contracte si tu ressens de la contrariété ; il s’élance quand tu désires quelque chose ; il recule dès que tu deviens accessible à la crainte. C’est en ce sens qu’il est dit dans l’Évangile que le mercenaire s’enfuit à la vue du loup. Pourquoi ? « Parce qu’il ne s’inquiète nullement des brebis ». Pourquoi « ne s’inquiète-t-il pas « des brebis ? Parce qu’il est un mercenaire ». Qu’est-ce à dire : « Il est un mercenaire ? » Il cherche une récompense dans le temps, et dans l’éternité il n’aura pas même une demeure. Nous aurions encore à creuser et à discuter avec vous bien des questions, mais il n’est pas convenable de vous fatiguer. Vous servez le même Maître que nous, et nous vous distribuons les aliments qu’il met à notre disposition ; vous êtes les brebis du Seigneur, nous vous conduisons dans ses pâturages et nous en profitons avec vous. Comme il ne faut refuser à personne la nourriture nécessaire, ainsi ne faut-il jamais surcharger un estomac faible d’une trop grande quantité d’aliments. De là il suit que votre charité ne doit pas se formaliser de me voir m’arrêter aujourd’hui en présence de questions qu’il importerait, ce me semble, d’élucider aussi ; mais plus tard, aux jours où nous devrons vous adresser la parole, on nous récitera de nouveau, au nom du Seigneur, la leçon qui nous a déjà servi de thème ; et alors, avec l’aide d’en haut, nous vous entretiendrons sur ce sujet avec plus de soin.

QUARANTE-SEPTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES : « JE SUIS LE BON PASTEUR, ET JE CONNAIS MES BREBIS », JUSQU’À CES AUTRES : « LE DÉMON PEUT-IL OUVRIR LES YEUX DES AVEUGLES ». (Chap. 10,14-21.)[modifier]

PASTEUR ET PORTE.[modifier]

Jésus-Christ nourrit ses brebis du pain de la vérité ; c’est par sa grâce que les prédicateurs ont entrée dans l’esprit des fidèles pour y porter la connaissance du bon Pasteur. Il y entre donc par lui-même. Il est aussi exclusivement la porte qui nous conduit au Père, car il a quitté son âme, il est mort pour nous ; œuvre d’autant plus méritoire qu’elle fut l’effet de sa pleine liberté, bien que son Père la lui eût commandée.


1. Tous ceux d’entre vous qui écoutent la parole de notre Dieu, non seulement avec plaisir, mais encore avec attention, se souviennent, sans aucun doute, de la promesse que nous vous avons faite. On vous a donné encore aujourd’hui lecture du passage de l’Évangile qui nous a déjà été lu dimanche dernier ; comme nous nous étions arrêté sur certaines explications indispensables, il nous a été impossible de vous fournir toutes celles dont vos désirs nous rendaient redevables envers vous. Nous ne nous occupons donc plus aujourd’hui de ce qui a été précédemment dit et discuté. En nous répétant, nous nous exposerions peut-être à ne pouvoir traiter les sujets non encore abordés. Vous avez déjà appris, au nom du Seigneur, qui est le bon pasteur, et comment les bons pasteurs sont ses membres ; vous savez qu’il n’y a par conséquent qu’un seul pasteur. Vous n’ignorez pas davantage quels sont les mercenaires à supporter ; le loup, les voleurs et les brigands à éviter ; vous connaissez les brebis et la porte par laquelle entrent dans le bercail les brebis et le pasteur. On vous a dit qui est-ce qui est désigné sous le nom de portier ; enfin, vous savez que celui qui n’entre point par la porte est un voleur et un brigand, dont le but unique est de dérober, de tuer et de détruire. Tout cela a été dit et, je le pense, suffisamment expliqué. Notre Sauveur Jésus-Christ nous a déclaré être le pasteur et la porte, et il a ajouté que le bon pasteur entre dans la bergerie par la porte ; aujourd’hui, nous dirons donc, avec le secours de la grâce, comment il entre par lui-même. Puisque, d’une part, nul n’est bon pasteur s’il n’entre par la porte, et que, d’autre part, il est lui-même et particulièrement le bon pasteur et aussi la porte, je dois nécessairement comprendre qu’il entre par lui-même dans le bercail, qu’il fait entendre sa voix à ses brebis afin qu’elles le suivent, et qu’en entrant et en sortant, elles trouvent des pâturages, c’est-à-dire la vie éternelle.
2. Je m’explique donc sans plus tarder. Je cherche à pénétrer en vous, c’est-à-dire en vos cœurs ; c’est pourquoi je vous prêche le Christ : si je vous prêchais autre chose, je chercherais à entrer par un autre endroit. Le Christ est donc pour moi la porte par laquelle il m’est légitimement possible d’arriver jusqu’à vous : par le Christ, je pénètre, non jusqu’à vos murs, mais jusqu’à vos cœurs. J’entre en vous par le Christ, et vous l’écoutez volontiers parler par ma bouche. Et pourquoi l’écoutez-vous avec plaisir en ma propre personne ? Parce que vous êtes les brebis du Christ, rachetées au prix de son sang. Vous connaissez votre valeur : je ne vous la donne pas, cette valeur ; je ne fais que vous l’annoncer. Celui qui a versé pour vous son sang, vous a achetés, et ce sang précieux est le sang de Celui qui est sans péché. Et Celui-là a donné de la valeur au sang des fidèles pour lesquels il a répandu son précieux sang ; s’il ne lui avait pas communiqué cette valeur, il ne serait pas dit : « La mort de ses élus est précieuse aux yeux du Seigneur [1054] ». Par conséquent, il n’a pas été le seul à mettre en pratique ces paroles : « Le bon pasteur donne a sa vie pour ses brebis ». Et puisque ceux qui l’ont fait sont ses membres, il est, à vrai dire, le seul qui l’ait fait. Sans eux, il a pu agir de la sorte ; mais qu’auraient-ils pu faire sans lui, puisqu’il a dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire [1055] ? » La preuve que les autres ont donné leur vie pour leurs brebis, je la trouve dans une épître de ce même apôtre Jean, qui a écrit l’Évangile dont on vous a donné lecture : « Comme le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous donner la nôtre pour nos frères [1056] ». « Nous a devons » ; en nous donnant l’exemple, il nous a imposé l’obligation de ce sacrifice. C’est pourquoi il est écrit quelque part : « Quand tu seras assis pour manger avec le roi, considère attentivement ce qu’on placera devant toi : tends alors la main, et sache qu’il te faut préparer de telles choses[1057] ». Cette table du roi, quelle est-elle ? Vous le savez. Là se trouvent le corps et le sang de Jésus-Christ : celui qui s’approche d’une pareille table doit préparer de pareilles choses. Qu’est-ce à dire : il doit préparer de pareilles choses ? « Comme le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous », pour l’édification du peuple et l’affirmation de notre foi, « donner la nôtre pour nos frères ». Aussi le Sauveur dit-il à Pierre, dont il voulait faire un bon pasteur, non en Pierre lui-même, mais dans son propre corps : « Pierre, m’aimes tu ? Pais mes brebis ». Il ne se contenta pas de lui parler ainsi une seule fois, il lui répéta ces paroles deux et trois fois, jusqu’à le contrister. Et quand il l’eut interrogé autant de fois qu’il jugea à propos de le faire, pour obtenir de lui une confession triple comme son reniement, quand il lui eut, pour la troisième fois, confié ses brebis, il lui dit : « Lorsque tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais ; mais lorsque, dans ta vieillesse, tu étendras tes mains, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudras pas ». L’Évangéliste a donné l’explication des paroles du Sauveur ; la voici : « Il dit cela, pour marquer par quelle mort il devait glorifier Dieu [1058] ». Ces mots : « Pais a mes brebis », signifient donc : Tu dois donner ta vie pour tes brebis.
3. Quant aux paroles suivantes : « Comme le Père me connaît, ainsi je connais le Père », qui est-ce qui en ignore ? Il connaît le Père par lui-même ; nous le connaissons par lui. Qu’il connaisse son Père par lui-même, nous le savons : que nous le connaissions par le Christ, nous ne l’ignorons pas davantage, parce qu’en réalité il en est ainsi. N’a-t-il pas dit de lui-même : « Nul n’a jamais vu Dieu, sinon le Fils unique, qui est dans le sein du Père : il nous l’a manifesté lui-même [1059] ? » Il nous l’a donc fait connaître, puisqu’il nous l’a manifesté. Il dit encore ailleurs : « Nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler [1060] ». Comme il connaît le Père par lui-même, et que nous le connaissons par lui ; ainsi, il entre par lui-même dans la bergerie, et nous y entrons par lui. Nous disions que, par le Christ, nous avons une porte pour arriver jusqu’à vous : comment cela ? Parce que nous prêchons le Christ. Nous prêchons le Christ ; aussi entrons-nous par la porte. Le Christ prêche le Christ, parce qu’il se prêche lui-même ; d’où il suit que le pasteur entre par lui-même. Puisque la lumière fait voir tous les autres êtres qui se voient à la faveur de ses rayons, aurait-elle elle-même besoin d’un secours étranger pour se faire voir ? La lumière fait apercevoir les objets étrangers, et du même coup, elle se fait apercevoir elle-même. Tout ce que nous comprenons, nous le comprenons au moyen de notre intelligence ; et notre intelligence, comment en avons-nous la connaissance, sinon par elle-même ? En est-il de même de nos yeux, et se font-ils voir en même temps qu’ils montrent les objets environnants ? Non, car si l’homme aperçoit les autres avec ses yeux, il ne les aperçoit pas eux-mêmes. Les yeux de notre corps voient autour d’eux, mais ils ne se voient pas : quant à notre intelligence, elle comprend ce qui n’est pas elle, et elle se comprend elle-même. De même que l’intelligence humaine se voit, ainsi le Christ se prêche lui-même. S’il se prêche, il pénètre en toi par sa prédication, il entre en toi par lui-même. Il est aussi la porte qui mène à son Père, parce qu’il est impossible d’arriver au Père sans passer par lui. En effet, il n’y a qu’un Dieu, et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[1061]. On dit bien des choses avec le secours de la parole, et tout ce que j’ai dit, je l’ai évidemment dit à l’aide de la parole. Si je veux prononcer le mot parole, comment le ferai-je, sinon avec la parole ? Par conséquent, c’est elle qui nous aide à nous entretenir de ce qui n’est pas elle, et sans elle, il est impossible de la prononcer elle-même. Avec la grâce de Dieu, nous avons pu citer plusieurs exemples. Comprenez donc comment Notre-Seigneur Jésus-Christ est tout à la fois porte et pasteur : il est porte en s’ouvrant lui-même ; il est pasteur en entrant par lui-même. Et de fait, mes frères, il a donné à ses membres sa qualité de pasteur, car Pierre et Paul, et les autres Apôtres et les bons évêques sont pasteurs. Mais personne d’entre nous ne s’attribue la qualité de porte ; il a gardé pour lui seul le privilège de faire entrer par lui ses brebis. Enfin, l’apôtre Paul remplissait l’office de bon pasteur, quand il prêchait le Christ, car il entrait par la porte. Mais lorsque des brebis indisciplinées commencèrent à faire des schismes et à se faire d’autres portes, non pour y passer et se réunir dans le bercail, mais pour se perdre et se séparer les unes des autres ; mais pour dire, les uns : « Moi je suis à Paul », les autres : « Moi je suis à Céphas » ; ceux-ci : « Moi je suis à Apollo » ; ceux-là : « Moi je suis à Jésus-Christ » : épouvanté de ce que quelques-uns disaient : « Je suis à Paul », et semblant s’adresser à des brebis, il s’écria : Malheureuses ! par où allez-vous ? Je ne suis pas la porte : « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés[1062] ? » Pour ceux qui disaient « Moi je suis au Christ », ils avaient trouvé la véritable porte.
4. Quant à la bergerie, qui n’est pas la bergerie du Christ, et au pasteur qui n’est pas le vrai pasteur, vous en entendez assez souvent parler ; car nous vous avons maintes fois dit qu’il ne doit y avoir qu’un bercail ; nous vous avons à tout moment prêché l’unité, pour y faire entrer toutes les brebis par le Christ, et empêcher qu’aucune d’elles vienne à suivre Donat. Mais pourquoi le Sauveur en a-t-il parlé en propres termes ? La raison en est facile à saisir. Il s’adressait aux Juifs : il avait été envoyé au milieu d’eux, non à cause de ceux qui s’entêtaient à nourrir les sentiments d’une haine sauvage, mais en faveur de certains membres de cette nation qu’il appelle ses brebis, et dont il dit : « Je ne suis envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël [1063] ». Au milieu de ses ennemis en fureur, il les apercevait, et il prévoyait que ces hommes jouiraient un jour du calme des croyants. Que signifiaient donc ces paroles « Je ne suis envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël ? » Il n’avait manifesté sa présence corporelle qu’au peuple juif. Il n’est pas allé en personne visiter les Gentils, il s’est contenté de leur envoyer ses représentants ; mais, pour le peuple d’Israël, il lui a député ses Prophètes, et il l’a lui-même visité, afin que ceux qui le mépriseraient fussent plus grandement coupables en raison de sa venue au milieu d’eux. Le Sauveur a donc paru au sein de cette nation, il y a choisi sa mère, il a voulu y être conçu, y naître, y répandre son sang ; on y voit, on y adore la trace de ses pas, à l’endroit où il s’est arrêté en dernier lieu, où il a quitté la terre pour monter au ciel. Quant aux Gentils, il leur a envoyé ses représentants.
5. Mais quelqu’un s’imagine peut-être qu’au lieu de venir personnellement vers nous, le Christ s’est borné à nous envoyer ses ministres, et que, par conséquent, nous avons entendu non pas sa voix, mais celle de ses ambassadeurs. Il n’en est pas ainsi ; éloignez de vos cœurs une pareille pensée : il était présent dans la personne de ses envoyés. Au nombre de ces derniers se trouvait Paul lui-même ; écoute-le : c’était surtout pour les Gentils que Paul avait reçu sa mission d’Apôtre : voici ce qu’il dit, pour inspirer la crainte, non pas de lui-même, mais du Christ : « Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche [1064] ? » Écoutez le Sauveur lui-même. « Et j’ai d’autres brebis », parmi les Gentils, « qui ne sont pas de cette bergerie », c’està-dire du peuple d’Israël ; « il faut aussi que je les amène », Il les amène par ses Apôtres, mais c’est lui-même et non un autre. Écoute encore ceci : « Et elles entendront ma voix ». C’est lui-même qui parle par ses envoyés, et c’est par leur bouche que sa voix se fait entendre, « afin qu’il n’y ait qu’un seul bercail et un seul pasteur ». De la réunion de ces deux troupeaux, comme de la réunion de deux murailles, s’est formée la pierre angulaire [1065]. Le Christ est donc, en même temps, porte et pierre angulaire ; mais que tout cela soit dit par similitude ; car rien de tout cela n’existe en réalité.
6. Je l’ai déjà dit, et j’ai fortement appuyé sur cette vérité : ceux qui me comprennent le sentent bien, et même ceux qui le sentent me comprennent ; pour ceux dont l’intelligence ne saisit pas tout ce que je veux dire, leur devoir est de croire fermement ce qui dépasse encore les bornes de leur esprit. Par similitude se trouvent dans le Christ des qualités qui ne lui appartiennent point par nature ; ainsi, il est pierre, il est porte, il est pierre angulaire, il est pasteur, il est agneau, il est lion. Que de titres par similitude, sans en compter d’autres, qu’il serait trop long d’énumérer ! Si tu fais attention aux propriétés des choses que tu as l’habitude de voir, tu remarqueras que le Christ n’est pas une pierre, car il n’en a ni la dureté ni l’insensibilité ; il n’est pas davantage une porte, parce qu’il n’est pas sorti des mains d’un artisan, tu ne saurais non plus voir en lui une pierre angulaire, car un maçon ne l’a point préparée ; serait-il un berger ? Mais non : jamais il n’a gardé de brebis à quatre pattes ; comme il n’est pas une bête sauvage, on ne peut dire qu’il soit un lion ; enfin, ne le considérons pas comme un agneau, puisqu’il ne fait point partie d’un troupeau. Il n’est donc tout cela que par comparaison, car voici ce qu’il est par nature : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Qu’était-il comme homme, tel qu’il nous est apparu ? « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous[1066] ».
7. Écoute encore : « C’est pour cela que le Père m’aime, parce que moi je quitte mon âme, afin que je la reprenne de nouveau ». Que dit-il ? « C’est pour cela que le Père m’aime » : parce que je meurs pour ressusciter. Le mot « moi » a été prononcé avec une affectation visible : « Parce que moi je donne », dit-il ; « je quitte mon âme, moi ; je quitte ». Qu’est-ce à dire, « moi je quitte ? » C’est moi qui la quitte ; que les Juifs ne soient pas si fiers : ils ont pu chercher à me faire du mal, mais jamais ils n’ont eu la puissance de disposer de moi. Qu’ils me tourmentent autant que cela dépend d’eux, si je ne consens pas à quitter mon âme, à quoi leur servira de me tourmenter ? Un seul mot de réponse, proféré par le Christ, a suffi pour les jeter à terre ; à cette question du Sauveur : « Qui cherchez-vous ? ils répondirent : « Jésus » ; alors il leur dit : « C’est moi ». Ils reculèrent de quelques pas, et furent « renversés [1067] ». Sur une seule parole du Christ, ils sont tombés par terre ; que feront-ils, lorsqu’il leur parlera en qualité de juge ? « Moi, moi », dis-je, « je quitte mon âme, afin de la reprendre de nouveau ». Que les Juifs ne se glorifient point, comme s’ils étaient devenus les maîtres : il a seul disposé de sa vie. « Je me suis endormi ». Vous connaissez le psaume où se trouvent ces paroles du Christ « Je me suis endormi, j’ai pris mon sommeil, je me suis réveillé, parce que le Seigneur est mon appui [1068] ». Tout à l’heure, ce psaume nous a été lu, et nous avons entendu ce passage : « Je me suis endormi, et j’ai pris mon sommeil, et je me suis réveillé, parce que le Seigneur est mon appui ». Qu’est-ce à dire : « Je me suis endormi ? » J’ai dormi, parce que je l’ai bien voulu. Qu’est-ce à dire : « Je me suis endormi ? » Je suis mort. À vrai dire, ne donnait-il point, puisqu’il est sorti de son sépulcre comme d’un lit, et cela quand il l’a voulu ? Mais il aime à rendre gloire à son Père, afin de nous porter à rendre gloire à notre Créateur. Quant à ces autres paroles : « Je me suis réveillé, parce que le Seigneur est mon appui », avez-vous le droit de conclure que le pouvoir de ressusciter lui a fait défaut, et que s’il a pu mourir par un effet de sa volonté, la puissance lui a manqué pour sortir d’entre les morts ? D’après ces paroles, si on ne les comprend point suffisamment, il semblerait qu’on doive les entendre en ce sens : « Je me suis endormi », ou, en d’autres termes, j’ai dormi parce que je l’ai bien voulu. « Et je me suis réveillé ». Pourquoi ? « Parce que le Seigneur est mon appui ». Eh quoi ! vous seriez impuissant par vous-même de sortir du tombeau ? Si vous étiez incapable de le faire, vous ne diriez pas : « J’ai le pouvoir de quitter mon âme, et j’ai le pouvoir de la reprendre à nouveau ». Il est dit en un autre endroit de l’Évangile, non seulement que le Père a ressuscité son Fils, mais aussi que le Fils s’est ressuscité lui-même : « Détruisez ce temple en trois jours, et je le rebâtirai ». L’Évangéliste ajoute : « Mais il parlait du temple de son corps [1069] ». Ce qui était mort en lui, il le ressuscitait. Car le Verbe n’est pas mort, son âme non plus : si la tienne elle-même n’est pas exposée aux coups du trépas, celle du Sauveur en serait-elle la victime ?
8. Mais, me dis-tu, comment savoir si mon âme ne meurt pas ?— Ne la fais pas mourir, et elle ne mourra pas.— Tu ajoutes : Comment puis-je tuer mon âme ? Il m’est inutile de parler d’autres péchés : « La bouche qui ment tue l’âme [1070] ».— Serai-je jamais sûr qu’elle ne mourra pas ? Le Sauveur lui-même en a donné la certitude à son disciple. Écoute-le : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et ne peuvent rien de plus ». Mais que dit-il de positif ? « Craignez Celui qui peut tuer le corps et l’âme, et les jeter dans l’enfer[1071] ». Voilà la preuve qu’elle meurt, et aussi qu’elle ne meurt pas. Pour l’âme, qu’est-ce que mourir ? Et pour le corps ? Pour ton corps, mourir, c’est perdre sa vie propre ; pour ton âme, c’est encore perdre sa vie propre. Ton âme est la vie de ton corps ; Dieu est la vie de ton âme. De même que le corps meurt au moment où l’âme, qui est sa vie, s’en sépare, ainsi meurt l’âme, dès qu’elle se sépare du principe de sa vie, dès qu’elle s’éloigne de son Dieu. Néanmoins, l’âme est certainement immortelle. Oui, elle est immortelle, parce qu’en mourant elle n’a pas cessé de vivre. Ce que l’Apôtre dit de la veuve qui vit dans les délices s’applique aussi à l’âme qui a perdu son Dieu : « Elle est morte, quoiqu’elle paraisse vivante [1072] ».
9. Comment donc le Sauveur donne-t-il sa vie ? Mes frères, apportons encore plus d’attention à élucider cette question : l’heure qui nous presse d’habitude le dimanche, ne nous presse pas aujourd’hui ; nous avons du temps à notre disposition : j’engage à en profiter ceux qui se sont réunis même aujourd’hui pour entendre la parole de Dieu. « Je donne ma vie », dit le Sauveur. En quelle qualité donne-t-il sa vie ? Quelle vie donne-t-il ? Qu’est le Christ ? Il est Verbe et homme tout ensemble : et il n’est pas homme en ce sens qu’il n’ait qu’un corps, parce que l’homme se compose d’un corps et d’une âme ; et dans le Christ, l’homme se trouve tout entier. Il ne se serait pas, en effet, revêtu de la partie la plus grossière de notre humanité, sans en prendre la plus noble ; or, l’âme de l’homme est supérieure à son corps. Puisque notre humanité se trouve tout entière dans le Christ, qu’est-il donc ? Je l’ai dit : il est Verbe et homme. Qu’est-ce à dire : Verbe et homme ? C’est-à-dire, Verbe, âme et corps. Tenez à ce point de doctrine, car il y a des hérétiques qui y sont opposés : depuis longtemps déjà, la vérité catholique les compte au nombre de ses ennemis, mais pareils à des voleurs et à des brigands, qui n’entrent point par la porte, ils ne cessent de tendre des pièges au troupeau. Les Apollinaristes ont été déclarés hérétiques pour avoir osé enseigner que le Christ est seulement Verbe et corps : à les entendre, il n’a pas pris une âme humaine. Plusieurs d’entre eux n’ont pu disconvenir qu’il ait eu une âme ; mais voyez en quelle insoutenable absurdité, en quelle folie ridicule ils sont tombés. Ils ont admis en lui l’existence d’une âme dépourvue de raison : quant à la présence en lui d’une âme raisonnable, ils l’ont niée : ils lui ont attribué une âme animale, ils lui ont refusé une âme humaine. Ils ont refusé au Christ, parce qu’ils l’avaient eux-mêmes perdue. Que leur erreur ne devienne pas la nôtre, car nous avons été nourris et élevés dans la foi catholique. Je profite donc de cette occasion pour prémunir votre charité, comme dans les leçons précédentes nous vous avons suffisamment prémunis contre les Sabelliens et les Ariens ; contre les Sabelliens, qui ne voient aucune différence entre le Père et le Fils ; contre les Ariens, qui prétendent qu’autre chose est le Père, autre chose est le Fils, comme s’ils n’avaient pas tous deux la même substance. Autant qu’il vous en souvient, et que vous devez vous en souvenir, nous vous avons fortifiés contre l’hérésie des Photiniens, qui n’ont vu en Jésus-Christ qu’un pur homme, sans y reconnaître aussi un Dieu ; et contre les Manichéens, suivant lesquels il était Dieu sans être homme en même temps ; enfin, nous avons profité de l’occasion présente pour vous parler de l’âme du Sauveur et combattre l’erreur des Apollinaristes : ces hérétiques, nous l’avons dit, soutiennent que le Christ n’a pas eu d’âme humaine, d’âme raisonnable et intelligente, une âme, enfin, qui nous distingue des bêtes, et telle qu’il en faut une pour faire de nous des hommes.
10. Comment le Sauveur a-t-il dit ici : « J’ai le pouvoir de donner ma vie ? » En quelle qualité donne-t-il sa vie ? Quelle vie donne-t-il ? Est-ce en tant que Verbe que le Christ donne sa vie et qu’il la reprend ? Est-ce en tant qu’il est âme humaine, qu’il se perd pour se retrouver ensuite ? Est-ce en tant que corps qu’il abandonne son âme et s’en ressaisit ? Autant de questions qu’il nous faut traiter : nous choisirons la solution la plus conforme à la règle de la vérité. Si nous disons : Le Verbe de Dieu a quitté son âme et l’a reprise ensuite, il est à craindre que nous donnions lieu à une mauvaise interprétation, et qu’on nous dise : Cette âme a donc été séparée du Verbe pendant un certain temps, et à partir du moment où il a pris cette âme, le Verbe s’en est un jour trouvé dépourvu. Je le sais bien, à une certaine époque le Verbe n’a pas eu d’âme humaine, c’est quand, « au commencement, était le Verbe, et » que « le Verbe était en Dieu, et » que « le Verbe était Dieu » ; mais le Verbe en a eu une, dès qu’« il s’est fait chair pour habiter parmi nous [1073] », et qu’il s’est revêtu de notre humanité ; car il est devenu homme complet, c’est-à-dire qu’il a pris un corps et une âme. À quoi ont abouti ses souffrances et sa mort, sinon à séparer son corps et son âme ? Mais son âme, elles ne l’ont jamais séparée du Verbe. Si le Sauveur est mort, ou plutôt parce qu’il est mort (et, de fait, il est mort pour nous sur la croix), il est sûr que son corps a rendu son âme par son dernier soupir ; et celle-ci s’en est éloignée, pour revenir bientôt en lui et le ressusciter. Mais je suis loin de dire que l’âme du Christ a été séparée du Verbe. Il a dit, en effet, à l’âme du larron : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis [1074] ». À ce moment-là, il n’abandonnait pas l’âme fidèle du larron, et il aurait alors abandonné la sienne ? Comme le Seigneur Jésus a gardé celle du brigand, il est resté inséparablement uni à la sienne. Si nous disons que son âme s’est séparée d’elle-même, pour se retrouver ensuite, nous dirons la plus grossière absurdité ; car une âme qui ne s’est point séparée du Verbe, ne pouvait se séparer d’elle-même.
11. Disons donc ce qui est vrai et facile à comprendre, et pour cela, prenons, comme terme de comparaison, le premier homme venu. Il ne se compose point du verbe, d’une âme et d’un corps ; il se compose uniquement d’un corps et d’une âme : apprenons de lui comment un homme quelconque quitte son âme. Est-ce qu’aucun ne la quitte ? Tu es à même de me dire : personne n’a le pouvoir de quitter son âme et de la reprendre. Mais si personne ne pouvait quitter son âme, l’apôtre Jean ne dirait pas : « Comme le Christ quitte son âme pour nous, ainsi devons « nous la quitter pour nos frères [1075] ». Par conséquent, il nous est permis de quitter nos âmes pour nos frères, si, toutefois, nous sommes remplis du dévouement de celui sans l’aide duquel nous ne pouvons rien faire. Quand un saint martyr a quitté son âme pour ses frères, en quelle qualité l’a-t-il quittée ? quelle vie a-t-il quittée ? Si nous saisissons bien ceci, nous verrons en quel sens le Christ a dit : « J’ai le pouvoir de quitter mon âme ». O homme, es-tu prêt à mourir pour le Christ ? – Je le suis. – Je vais m’exprimer d’une autre manière : Es-tu prêt à quitter ton âme pour le Christ ? À ces mots, on me répond : Je suis prêt, comme on m’avait répondu quand je demandais. Es-tu prêt à mourir ? Quitter son âme et mourir, c’est donc la même chose. Mais pour qui y a-t-il ici combat ? Il suffit à un homme de mourir pour quitter son âme, mais tous ne la quittent point pour le Christ, et personne n’a le pouvoir de reprendre ce qu’il a quitté : le Christ, au contraire, a quitté la sienne pour nous ; il l’a quittée quand il a voulu, et quand il a voulu, il l’a reprise. Quitter son âme, c’est donc mourir. L’apôtre Pierre a dit, en ce sens, au Sauveur : « Je quitterai mon âme pour vous [1076] » ; c’est-à-dire : Je mourrai pour vous. Agir ainsi, c’est le propre du corps : le corps quitte son âme, et il la reprend non par l’effet de son propre pouvoir, mais par la puissance de celui qui y réside le corps quitte donc son âme en expirant. Considère le Sauveur sur la croix ; il dit : « J’ai soif » ; ceux qui l’environnaient trempèrent une éponge dans le vinaigre, l’attachèrent à un roseau, et l’approchèrent de ses lèvres : lorsqu’il en eut goûté, il s’écria « C’est fini ». Qu’est-ce à dire : « C’est fini ? » J’ai accompli tout ce que les Prophètes avaient annoncé comme devant avoir lieu avant ma mort. Il avait le pouvoir de quitter son âme quand il le voudrait ; aussi, après avoir rapporté ces paroles de Jésus-Christ « C’est fini », que dit l’Évangéliste ? « Et ayant baissé la tête, il rendit l’esprit [1077] ». C’est là quitter son âme. Que votre charité veuille faire attention à ce passage : « Ayant baissé la tête, il rendit l’esprit ». Qui est-ce qui rendit l’esprit ? quel esprit fut rendu ? Il rendit l’esprit : ce fut le corps qui le rendit. Qu’est-ce à dire : Le corps rendit l’esprit ? Le corps le chassa hors de lui, il l’expira ; car le mot expirer veut dire : mettre son esprit hors du corps. Comme le mot exiler signifie mettre un homme dehors et le forcer à rester seul ; comme exorbiter signifie : exclure de l’orbite ; ainsi, expirer veut dire chasser l’esprit ; cet esprit, c’est l’âme. Au moment donc où l’âme sort du corps, et que le corps se trouve être sans âme, alors, d’après la manière habituelle de parler, l’homme quitte son âme. À quel instant le Christ a-t-il quitté son âme ? Quand le Verbe y a consenti. L’autorité suprême se trouvait dans le Verbe : à lui appartenait de désigner l’heure où il quitterait son âme, et l’heure où il la reprendrait.
12. Puisque c’est le corps qui quitte l’âme, comment le Christ a-t-il quitté la sienne ? Le Christ n’était-il pas corps ? Oui, il l’était ; car il était corps, âme et Verbe tout ensemble ; et le corps, l’âme, le Verbe, ne formaient pas trois Christs, mais un seul Christ. Examine l’homme, fais de toi-même comme un gradin pour t’élever jusqu’à ce qui est au-dessus de toi, sinon pour le comprendre, du moins pour le croire. De même que l’âme et le corps ne forment qu’un seul homme, ainsi le Verbe et l’homme ne forment qu’un seul Christ. Remarquez ce que j’ai dit, et comprenez-moi. L’âme et le corps sont deux choses bien distinctes, et, pourtant, leur réunion ne fait qu’un seul homme. À leur tour, le Verbe et l’homme sont bien différents l’un de l’autre ; néanmoins, ils ne font ensemble qu’un seul Christ. Prenons un homme pour exemple. Où se trouve maintenant l’apôtre Paul ? Celui qui me répond : Il repose dans le Christ, dit vrai ; et celui qui me répond : Il est à Rome, dans un tombeau, ne se trompe pas : celui-là me parle de son âme, celui-ci de son corps. Toutefois, nous ne prétendons pas qu’il y ait deux apôtres Paul, dont l’un repose dans le Christ et l’autre dans le sépulcre ; et, pourtant, nous disons que l’apôtre Paul vit dans le Christ, et que le même apôtre Paul est étendu mort dans un tombeau. Que quelqu’un vienne à mourir, nous disons : C’était un homme bon, un homme exact à ses devoirs ; il est, avec le Christ, dans le séjour de la paix ; et presque en même temps nous ajoutons : Allons à son convoi, et mettons-le en terre. Tu vas enterrer celui que tu avais d’abord affirmé se trouver dans la paix avec Dieu : bien que son âme, qui vit pour les siècles, soit toute différente du corps, que la corruption dévore dans le sépulcre. Mais de ce que la réunion du corps et de l’âme porte le nom d’homme, l’une et l’autre de ces parties appartiennent même séparément à la personnalité de l’homme, et porte son nom.
13. Aucun ne doit donc chanceler en entendant ces paroles sortir de la bouche du Sauveur : « Je quitte mon âme, et je la reprends ». C’est son corps qui la quitte par un effet de la puissance du Verbe ; et il la reprend, toujours en vertu de la même puissance. Le corps même seul du Sauveur a reçu et porte le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.— Comment le prouves-tu, me dit quelqu’un ? Oui, j’ose le dire, le corps même seul du Sauveur porte le nom du Christ. Nous croyons avec certitude, non seulement en Dieu le Père, mais aussi en son Fils unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ ; en disant : son Fils unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ, j’ai parlé de sa personne tout entière. Comprends le bien, il est question de lui dans son entier, c’est-à-dire comme Verbe, comme âme et comme corps. Il est évident que la confession embrasse toutes les vérités reconnues par la foi catholique ; tu crois en ce Christ qui a été crucifié et enseveli. Par conséquent, tu ne mes pas que le Christ ait été enseveli, et, pourtant, son corps seul a été mis dans un sépulcre. Si son âme s’y était trouvée enfermée, il n’aurait pu dire qu’il était mort, et puisque sa mort était réelle, et elle devait l’être pour que sa résurrection le fût aussi, il était donc enfermé dans le tombeau sans son âme, et pourtant le Christ a été enseveli. Donc son corps, même séparé de son âme, qui ne fut pas même ensevÉlie avec lui, portait le nom de Christ. J’en trouve une nouvelle preuve dans les paroles suivantes de l’Apôtre : « Soyez dans les mêmes dispositions que Notre-Seigneur Jésus-Christ, lui qui, étant Dieu, n’a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu ». N’est-il pas ici question de Jésus-Christ, en tant que Verbe, Dieu en Dieu ? Écoute ce qui suit. « Mais il s’est humilié lui-même en prenant la forme d’esclave, en se rendant semblable à un homme, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ». Et tout cela, qui est-ce qui l’a fait, si ce n’est le même Jésus-Christ ? Ici, nous trouvons tout ce qui concerne et le Verbe dans la forme de Dieu, qui s’est revêtu de la forme d’esclave, et l’âme et le corps dans la forme d’esclave, dont s’est revêtue la forme de Dieu. « Il s’est a humilié lui-même, en se faisant obéissant jusqu’à la mort [1078] ». Au moment de sa mort, son corps seul a été attaché à la croix par les Juifs ; car s’il a dit à ses disciples : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme[1079] », les Juifs ont-ils pu faire plus que tuer son corps ? Pourtant le Christ a été mis à mort, parce que son corps a été tué. Ainsi, lorsque son corps a quitté son âme, le Christ l’a quittée, et quand, pour ressusciter son corps, il l’a reprise, il l’a reprise lui-même. Cela ne s’est pas fait en raison de la puissance du corps, mais en vertu du pouvoir de celui qui s’était revêtu de ce corps et de cette âme pour accomplir toutes ces choses.
14. Et le Sauveur dit : « J’ai reçu ce commandement de mon Père ». Le Verbe n’a point reçu verbalement ce commandement ; mais tout précepte se trouve dans le Verbe unique du Père. Puisqu’on dit que le Fils reçoit du Père ce qu’il possède en vertu de sa substance divine, comment le Sauveur a-t-il pu dire : « Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même [1080] ? » Dès lors que le Fils lui-même est la vie, ces paroles n’amoindrissent aucunement sa puissance, tuais elles prouvent sa génération divine. En effet, le Père n’a point agi comme s’il ajoutait quelque chose à sa substance pour lui donner un degré de perfection qui lui manquerait. Mais comme il l’a engendré avec toutes les perfections, il lui a tout donné en l’engendrant. Ainsi l’a-t-il engendré son égal, parce qu’alors il ne l’a point établi dans un état d’infériorité. Toutefois, au moment où le Sauveur parlait, et parce que la lumière luisait dans les ténèbres, et que les ténèbres ne la comprenaient point[1081], « une nouvelle dispute s’éleva entre les Juifs à cause de ces paroles, et plusieurs d’entre eux disaient : Il est possédé du démon, il est fou, pourquoi l’écoutez-vous ? » Voilà une preuve que les ténèbres les plus épaisses régnaient en eux. « Les autres disaient : Ces paroles ne sont point d’un démoniaque, le démon peut-il ouvrir les yeux d’un aveugle ? »

QUARANTE-HUITIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « LES FÊTES DE LA DÉDICACE SE FIRENT À JÉRUSALEM », JUSQU’À : « OR TOUT CE QUE JEAN DIT DE LUI ÉTAIT VRAI, ET BEAUCOUP CRURENT EN LUI ». (Chap. 10,22-42.)[modifier]

LE CHRIST, FILS DE DIEU.[modifier]

À l’occasion de la Dédicace, les Juifs rencontrèrent Jésus au temple, et voulant le surprendre dans ses paroles, ils lui demandèrent s’il était le Christ. En leur faisant dire ce qu’ils ne voulaient pas, il les amena jusqu’à leur parler de sa qualité de Fils de Dieu, de sa puissance, de ses œuvres ; puis, comme ils prenaient des pierres pour les lui jeter, il se retira au-delà du Jourdain, et y trouva des hommes qui crurent en lui.


1. Ainsi que je l’ai déjà recommandé à votre charité, vous devez certainement vous rappeler que Jean l’Évangéliste ne veut pas que nous soyons toujours nourris de lait, mais bien de mets plus solides. Quiconque n’est pas encore propre à prendre la solide nourriture de la parole de Dieu, doit se nourrir du lait de la foi, et la parole qu’il ne peut comprendre, il doit la croire sans hésiter ; car la foi, c’est le mérite ; l’intelligence en est la récompense ; dans le travail même de son attention, notre esprit épuise toute sa perspicacité pour écarter les ténèbres inhérentes à notre humanité et s’éclairer à la parole de Dieu. Nous ne refuserons donc pas la peine du travail, si l’amour nous anime ; car, vous le savez, celui qui, aime ne se fatigue pas, et tout travail est pénible pour ceux qui n’aiment point. Si la cupidité aide les avares à supporter tant de peines, l’amour n’en fera-t-il pas autant pour nous ?
2. Écoutez l’Évangile : « Or, les fêtes de la Dédicace ( encoenia) se firent à Jérusalem ». C’était la fête de la Dédicace du temple. En grec, en effet, le mot xainon veut dire nouveau. À chaque fois qu’une chose nouvelle est dédiée, on appelle cela ( encoenia), et même aujourd’hui l’usage a consacré cette expression : si quelqu’un revêt une tunique neuve, on dit de lui : encoeniat. Le jour où le temple avait été dédié, les Juifs l’observaient avec solennité, et c’était cette fête même qu’on solennisait quand le Seigneur prononça les paroles qu’on vient de lire.
3. « C’était l’hiver, et Jésus se promenait dans le temple, sous le portique de Salomon ; les Juifs l’environnèrent donc et ils lui disaient : « Jusques à quand tiendrez-vous notre âme en suspens ? Si vous êtes le Christ, dites-le-nous ouvertement ». Ce n’était pas la vérité qu’ils désiraient, mais une calomnie qu’ils préparaient. « C’était l’hiver » ; et ils étaient froids, car ils étaient lents à s’approcher de ce feu divin : s’approcher, c’est croire ; qui croit, s’approche ; qui nie, s’éloigne. Ce n’est pas avec les pieds que l’âme se met en mouvement, mais par les sentiments. Ils étaient devenus froids faute de charité et d’amour, et ils brûlaient du désir de nuire : ils étaient loin de lui, et ils étaient – là ; ils n’approchaient pas de lui en croyant, et ils le prenaient en le persécutant. Ils voulaient entendre dire au Seigneur : Je suis le Christ ; et peut-être n’avaient-ils du Christ que des idées humaines. Les Prophètes ont annoncé le Christ, mais les hérétiques ne reconnaissent la divinité du Christ ni dans les prophéties, ni même dans l’Évangile ; combien les Juifs le pouvaient-ils moins, tant qu’ils avaient un voile sur le cœur [1082] ! Enfin, dans un certain endroit de l’Évangile, le Seigneur Jésus sachant qu’ils ne connaissaient le Christ que comme homme et non comme Dieu, en tant qu’il était homme et non en tant qu’il restait. Dieu, même après s’être revêtu de notre humanité, leur dit : « Que vous semble-t-il du Christ ? de qui est-il fils ? » Ils répondirent selon leur manière de penser : « De David » ; ils avaient lu ainsi, et ils ne retenaient que cela, car ils lisaient bien qu’il était Dieu, mais ils ne comprenaient pas. Cependant, pour les étonner et les porter à chercher sa divinité, lui dont ils méprisaient l’infirmité, le Seigneur leur répondit : « Comment donc David inspiré l’appelle-t-il Seigneur, disant : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je place vos ennemis sous vos pieds ? Si donc David inspiré l’appelle Seigneur, comment est-il son fils [1083] ? » Il ne nie point, il interroge. Que personne, en entendant ces paroles, ne pense que le Seigneur Jésus a nié qu’il fût vraiment fils de David : si Jésus-Christ eût nié qu’il était le fils de David, il n’aurait pas rendu la vue aux aveugles qui l’invoquaient sous ce nom-là. Comme il passait un jour, deux aveugles, assis le long du chemin, se mirent à crier : « Fils de David, ayez pitié de nous » ; entendant ces paroles, Jésus eut pitié d’eux ; il s’arrêta, les guérit et leur rendit la vue [1084], parce qu’il reconnut son nom. Aussi l’apôtre Paul dit : « Il est né du sang de David, selon la chair [1085] » ; écrivant à Timothée, il dit encore « Souviens-toi que Jésus-Christ, qui est né de la race de David, est ressuscité d’entre les morts, selon mon Évangile [1086] ». Comme la Vierge Marie tirait son origine de la race de David, le Seigneur était du sang de David.
4. Ce n’était pas sans intention que les Juifs interrogeaient Jésus-Christ ; s’il répondait le suis le Christ, comme ils ne voyaient en lui que sa descendance de la race de David, ils l’accuseraient malicieusement de s’arroger le pouvoir royal ; mais il leur fit une réponse bien plus relevée ; ils ne voulaient l’accuser que de se faire le fils de David, il leur répondit qu’il était le Fils de Dieu. Et comment ? Écoutez : « Jésus leur répondit : Je vous parle et vous ne me croyez pas ; les œuvres que je fais au nom de mon Père rendent témoignage de moi ; mais vous, vous ne croyez pas, parce que vous n’êtes pas de mes brebis ». Déjà plus haut[1087] vous avez appris quelles sont ces brebis ; soyez donc ces brebis : on devient brebis en croyant, en suivant le Pasteur, en ne méprisant pas le Rédempteur, en entrant par la porte, en sortant et en trouvant les pâturages, en jouissant de la vie éternelle. Comment donc leur dit-il : « Vous n’êtes pas de mes brebis ? » Parce qu’il les voyait prédestinés à la mort éternelle, et non pas rachetés au prix de son sang pour la vie éternelle.
5. « Mes brebis écoutent ma voix, et je les connais, et elles me suivent, et moi je leur donne la vie éternelle ». Voilà les pâturages. Si vous vous le rappelez, il avait dit plus haut : « Et il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages ». Nous sommes entrés en croyant, nous sortons en mourant. Mais comme nous sommes entrés par la porte de la foi, de même soyons pleins de foi en sortant de notre corps. C’est ainsi qu’il nous faut sortir par la porte même, pour trouver les pâturages. Ces bons pâturages, c’est la vie éternelle. Là, aucune herbe ne sèche ; tout y est vert, tout y est vigoureux. Il est une herbe qu’on appelle toujours vivante ; mais là seulement se trouve la vraie vie. « Je leur donnerai », dit-il, « la vie éternelle », à mes brebis. Pour vous, vous cherchez une occasion de me calomnier, parce que vous ne pensez qu’à la vie présente.
6. « Et elles ne périront pas à jamais ». C’est comme s’il leur eût dit : Mais vous, vous périrez à toujours, parce que vous n’êtes pas de mes brebis. « Personne ne les a arrachera de ma main ». Écoutez encore plus attentivement : « Ce que mon Père m’a donné est plus grand que toutes choses ». Que peut le loup ? que peuvent le voleur et le larron ? Ils ne perdent que les prédestinés à la mort. Mais pour les brebis dont l’Apôtre dit : « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui [1088] » ; et encore : « Ceux qu’il a connus d’avance, ceux-là il les a aussi prédestinés ; ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés [1089] » ; pour ces brebis, le loup ne peut les ravir, ni le voleur les enlever, ni le larron les mettre à mort. Il est assuré de leur nombre, Celui qui sait ce qu’il a donné pour elles, et c’est ce qu’il dit : « Nul ne les arrachera de ma main » ; et encore ce qu’il dit pour son Père : « Ce que mon Père m’a donné est plus grand que toutes choses ». Qu’est-ce donc que le Père a donné au Fils, qui soit plus grand que toutes choses ? Il lui a donné d’être son Fils unique. Qu’est-ce donc à dire : « Il a donné ? » Était-il déjà pour qu’il lui donnât, ou lui a-t-il donné en l’engendrant ? Car s’il était déjà pour, que le Père lui donnât d’être le Fils, alors il aurait existé pendant un certain temps sans être le Fils ; loin de nous de dire qu’il y a eu un temps où le Seigneur-Christ a existé sans être le Fils. De nous, cela peut se dire ; pendant un temps nous étions fils des hommes, nous n’étions pas fils de Dieu. Nous, c’est la grâce qui nous a faits fils de Dieu ; Lui, c’est sa nature, parce qu’il est né tel, et vous n’avez pas lieu de dire : Il n’était pas avant d’être né ; car en aucun temps on ne peut dire : Il n’était pas né, Celui qui est coéternel au Père. Que celui qui goûte ces choses comprenne ; s’il ne comprend pas, qu’il croie ; qu’il s’en nourrisse et il comprendra. Le Verbe de Dieu est toujours avec le Père et toujours Verbe ; et parce qu’il est le Verbe, il est le Fils. Il est donc toujours le Fils et toujours égal au Père. Car ce n’est pas en raison de sa croissance, mais en raison de sa naissance qu’il est égal au Père, lui qui toujours est né Fils du Père, Dieu de Dieu, coéternel de l’Éternel. Le Père n’est pas Dieu par son Fils, tandis que le Fils est Dieu par son Père. C’est pourquoi le Père, en engendrant son Fils, lui a donné d’être Dieu et de lui être coéternel et égal. Voilà ce qui est plus grand que toutes choses. Mais comment le Fils est-il la vie, et comment le Fils a-t-il la vie ? C’est qu’il est lui-même ce qu’il a : pour toi, autre chose est ce que tu es, autre chose est ce que tu as. Par exemple, tu as la sagesse, es-tu pour cela la sagesse même ? C’est pourquoi, comme tu n’es pas toi-même ce que tu as, si tu perds ce que tu as, tu reviens à ne plus l’avoir ; et tantôt tu le reprends, et tantôt tu le perds. C’est ainsi que notre œil n’a pas en lui-même la lumière, de manière à n’en être jamais séparé : il s’ouvre et il la reçoit ; il se ferme et il la perd. Mais ce n’est pas ainsi que le Fils de Dieu est Dieu ; ce n’est pas ainsi qu’est le Verbe du Père ; ce n’est pas ainsi qu’est cette Parole qui ne s’évanouit pas avec le son, mais qui, étant née, demeure toujours. Il a la sagesse de telle sorte qu’il est lui-même la sagesse et qu’il fait les sages. Il a la vie de telle façon qu’il est lui-même la vie et qu’il fait vivre tout ce qui vit. Voilà ce qui est plus grand que toutes choses. L’Évangéliste Jean, voulant parler du Fils de Dieu, a considéré le ciel et la terre ; et après les avoir considérés, il s’est élevé au-dessus d’eux ; il a considéré les milliers d’anges rangés en bataille bien au-dessus du ciel, et comme l’aigle s’élève au-dessus des nues, son âme s’est élevée au-dessus de toute créature ; il s’est élevé au-dessus de tout ce qui est grand ; il est parvenu à ce qui est plus grand que toutes choses, et il a dit : « Au commencement était le Verbe [1090] ». Mais comme Celui dont il est le Verbe n’est pas du Verbe, et que le Verbe est de Celui dont il est le Verbe, il dit : « Ce que m’a donné le Père », c’est-à-dire que je sois son Verbe, que je sois son Fils unique, que je sois la splendeur de sa lumière, « ce que m’a donné le Père est plus grand que toutes choses ». C’est pourquoi « personne ne ravit », dit-il, « mes brebis de ma main. « Personne ne peut les enlever de la main de mon Père ».
7. « De ma main » et « de la main de mon Père ». Qu’est-ce que cela veut dire : « Personne ne ravit de ma main », et : « personne ne ravit de la main de mon Père ? » Est-ce que la main du Père est la même que la main du Fils ? ou bien le Fils lui-même est-il la main de son Père ? Si, par la main, nous entendons la puissance, une est la puissance du Père et du Fils, parce que une est leur divinité. Mais si cette main nous l’entendons dans le sens du Prophète : « Et le bras du Seigneur à qui a-t-il été révélé[1091] ? » le Fils est lui-même la main du Père. Ce qui ne veut pas dire que Dieu a la forme humaine et un corps composé de membres. Car les hommes eux-mêmes ont coutume de nommer leurs mains les autres hommes par l’intermédiaire desquels ils font ce qu’ils veulent. Quelquefois aussi on appelle main d’un homme l’œuvre que cet homme fait avec sa main ; c’est ainsi que chacun dit reconnaître sa main lorsqu’il reconnaît ce qu’il a écrit. Si donc on entend de plusieurs façons la main de l’homme qui a réellement une main parmi les membres de son corps, à combien plus juste titre ne devons-nous pas entendre d’une seule manière ce qui est dit de la main de Dieu qui n’a aucune forme corporelle ? En cet endroit il vaut mieux, par la main du Père et du Fils, entendre la puissance du Père et du Fils ; car nous prenons la main du Père pour le Fils. Quelqu’un, dans une pensée toute charnelle, pourrait s’imaginer que le Fils a aussi un Fils, et regarder celui-ci comme la main du Christ. Donc : « Personne ne ravit de la main de mon Père » ; c’est-à-dire, personne ne ravit à moi-même.
8. Mais n’hésite plus, car écoute ce qui suit : « Mon Père et moi sommes un ». Jusque-là les Juifs avaient pu supporter ce qu’il leur disait ; mais quand ils entendirent : « Mon Père et moi sommes un », ils ne l’endurèrent plus, et, pleins de dureté selon leur coutume, ils coururent aux pierres : « Ils prirent des pierres pour le lapider ». Mais comme le Seigneur ne souffrait pas ce qu’il ne voulait pas souffrir, et qu’il n’a souffert que ce qu’il a voulu, il continue à leur parler, quoiqu’ils veuillent le lapider. « Les Juifs prirent des pierres pour le lapider. Jésus leur répondit : Je vous ai montré beaucoup de bonnes œuvres de la part de mon Père ; pour laquelle de ces œuvres me lapidez-vous ? Et ils lui répondirent : Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais pour ton blasphème et parce qu’étant homme, tu te fais toi-même Dieu ». Ainsi répondaient-ils à ce qu’il avait dit : « Mon Père et moi sommes un ». Les Juifs comprenaient donc ce que ne comprennent pas les Ariens. Et ils s’indignèrent, parce qu’ils comprenaient qu’on ne pouvait dire : « Mon Père et moi sommes un », que s’il y a égalité du Père et du Fils.

9. Mais voyez ce que le Seigneur répondit à ces hommes lents à comprendre ; voyant qu’ils ne pouvaient supporter la splendeur de la vérité, il en tempéra l’éclat par ces paroles : « N’est-il pas écrit dans votre loi », c’est-à-dire, dans la loi qui vous a été donnée : « J’ai dit : Vous êtes dieux ? » Dieu, en effet, dit aux hommes par son Prophète, dans un psaume : « J’ai dit : Vous êtes dieux[1092] ». Ici le Seigneur appelle loi toutes les Écritures en général, quoique ailleurs il désigne la loi d’une manière particulière et la distingue des Prophètes ; comme quand il dit : « La loi et les Prophètes jusqu’à Jean[1093] » ; et encore : « Dans ces deux commandements sont renfermés toute la loi et les Prophètes[1094] ». Quelquefois il partage les Écritures en trois parties, lorsqu’il dit : « Il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi, les Prophètes et les psaumes[1095] ». Mais maintenant il désigne sous le nom de loi les psaumes eux-mêmes où se trouvent écrites ces paroles : « J’ai dit : Vous êtes dieux. Si la loi appelle dieux ceux à qui la parole de Dieu a été adressée, et l’Écriture ne peut être détruite : moi que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde, pourquoi dites-vous que je blasphème parce que j’ai dit : Je suis le Fils de Dieu ? » Si la parole de Dieu a été adressée aux hommes de manière à ce qu’ils fussent appelés dieux, le Verbe même de Dieu qui est en Dieu pourrait-il ne pas être Dieu ? Si par la parole de Dieu les hommes deviennent dieux, si en participant à cette parole ils deviennent dieux, celui auquel ils participent n’est-il pas Dieu ? Si les lumières éclairées sont elles-mêmes des dieux, la lumière qui éclaire n’est-elle pas Dieu ? Si, pour s’être réchauffées à ce feu salutaire, les créatures deviennent dieux, ce feu qui les réchauffe n’est-il pas Dieu ? Tu t’approches de la lumière, tu en es éclairé, et l’on te compte parmi les fils de Dieu ; si tu t’éloignes de la lumière, tu es dans l’obscurité et dans les ténèbres. Mais cette lumière ne s’approche pas d’elle-même, parce qu’elle ne s’en éloigne pas. Si donc la parole de Dieu vous fait dieux, comment le Verbe de Dieu ne serait-il pas Dieu ? Le Père a donc sanctifié son Fils et l’a envoyé dans le monde. Quelqu’un dira peut-être : Si le Père l’a sanctifié, il n’a donc pas toujours été saint ? Il l’a sanctifié comme il l’a engendré. Qu’il fût saint, il le lui a donné en l’engendrant, parce qu’il l’a engendré saint. Car si ce qui est sanctifié ne pouvait pas être saint auparavant, comment pourrions-nous dire à Dieu le Père : « Que votre nom soit sanctifié [1096] ? »
10. « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas ; mais si je les fais, et si vous ne voulez pas me croire, croyez à mes œuvres, afin que vous sachiez et que vous croyiez que le Père est en moi et moi en lui ». Le Fils ne dit pas : « Le Père est en moi et moi en lui », comme peuvent le dire les hommes. Car si nos pensées sont bonnes, nous sommes en Dieu, et si nous vivons saintement, Dieu est en nous. Si nous lui sommes fidèles, que nous participions à sa grâce, et que nous soyons illuminés par lui ; nous sommes en lui, et il est en nous. Mais il n’en est pas ainsi pour le Fils unique ; il est dans le Père et le Père est en lui, comme un égal est dans celui à qui il est égal. Enfin quelquefois nous pouvons dire : Nous sommes en Dieu et Dieu est en nous ; mais pouvonsnous dire : Dieu et moi sommes une même chose ? Tu es en Dieu, parce que Dieu te contient ; Dieu est en toi, parce que tu es devenu son temple. Mais de ce que tu es en Dieu et que Dieu est en toi, peux-tu dire : Celui qui me voit, voit Dieu : comme le Fils unique a dit : « Qui m’a vu, a vu aussi le Père [1097] », et encore : « Le Père et moi sommes un ? » Reconnais le bien propre du Seigneur, et la faveur faite par lui à son serviteur. Le propre du Seigneur, c’est l’égalité avec le Père ; la faveur accordée au serviteur, c’est la participation à la grâce du Sauveur.
11. « Ils cherchaient donc à le saisir ». Plût à Dieu qu’ils l’eussent saisi, mais en croyant en lui, en le comprenant, et non pas en le maltraitant et en le mettant à mort. Car maintenant, mes frères, quand je vous parle de ces choses, et que, faible, je vous annonce des choses fortes, petit, des choses grandes, fragile, des choses solides, vous qui êtes tirés de la même masse dont je suis sorti, et moi-même qui vous parle, tous ensemble nous voulons saisir Jésus-Christ. Mais qu’est-ce que le saisir ? Si tu l’as compris, tu l’as saisi. Mais ce n’est pas ce que voulaient les Juifs. Tu l’as saisi, afin de l’avoir. Eux voulaient le saisir pour ne plus l’avoir, et parce qu’ils voulaient le prendre ainsi, que leur fit-il ? « Il sortit d’entre leurs mains ». Ils ne le saisirent pas, parce qu’ils n’avaient pas les mains de la foi. Le Verbe s’est fait chair, mais ce n’était pas chose difficile pour le Verbe d’arracher sa chair de ces mains de chair. Saisir spirituellement le Verbe, c’est saisir Jésus-Christ comme il faut.
12. « Et il s’en alla au-delà du Jourdain, en ce lieu où Jean baptisait au commencement, et il resta là. Et beaucoup venaient vers lui et disaient : Jean n’a fait aucun miracle ». Vous vous le rappelez, nous vous avons dit de Jean qu’il était une lampe et qu’il rendait témoignage au jour [1098]. Pourquoi donc disent-ils en eux-mêmes : Jean n’a fait aucun miracle ? Jean, disent-ils, ne nous a montré aucun miracle ; il n’a pas chassé les démons ; il n’a pas guéri de la fièvre ; il n’a pas rendu la vue aux aveugles ; il n’a pas ressuscité les morts ; il n’a pas nourri plusieurs milliers d’hommes avec cinq ou sept pains ; il n’a pas marché sur la mer ; il n’a pas commandé aux vents et aux flots : Jean n’a rien fait de ces choses ; mais tout ce qu’il disait lui rendait témoignage. Par le moyen de cette lampe, arrivons donc au jour : « Jean n’a fait aucun miracle ; mais toutes les choses que Jean a dites de lui étaient vraies ». Ceux-là ont saisi Jésus, mais non de la même façon que les Juifs. Les Juifs voulaient le saisir pendant qu’il s’éloignait. Ceux-là l’ont saisi pendant qu’il restait au milieu d’eux. Enfin, que dit l’Évangéliste ? « Et beaucoup crurent en lui ».

QUARANTE-NEUVIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS L’ENDROIT OÙ IL EST DIT : « OR IL Y AVAIT UN MALADE NOMMÉ LAZARE », JUSQU’À : « IL S’EN ALLA DANS LE PAYS QUI EST PRÈS DU DÉSERT, DANS LA VILLE QUI EST APPELÉE EPHREM, ET LÀ IL DEMEURAIT AVEC SES DISCIPLES ». (Chap. 11,1-54.)[modifier]

RÉSURRECTION DE LAZARE.[modifier]

Le Christ a ressuscité trois morts pour manifester sa puissance. La mort corporelle est l’image de la mort spirituelle, avec cette différence, néanmoins, qu’on redoute l’une et qu’on ne craint guère l’autre : la résurrection des corps est aussi l’emblème de celle des âmes par la foi. Si la fille de Jaïre et le fils de la veuve de Naïm figurent les pécheurs non invétérés de pensée et d’action, Lazare représente ceux qui se trouvent plongés dans la corruption de mauvaises habitudes. Sa résurrection miraculeuse devait être une preuve de la divinité du Christ. En raison de la mauvaise volonté des Pharisiens, les Apôtres voulaient le dissuader de se rendre à Béthanie, mais Jésus, après les avoir rappelés au devoir, et leur avoir appris ce qu’est la mort avant le jour du jugement, s’en alla, et ils le suivirent. Avant de ressusciter Lazare, il déclara à Marthe qu’il est principe de vie pour le corps et pour l’âme ; que quiconque croit, vivra toujours de la vie de la grâce. Arrivé prés de Marie, il frémit et pleura pour donner au pécheur l’exempte de ce qu’il doit faire pour revenir à la vie de l’âme. La suite indique comment les esclaves des mauvaises habitudes parviennent à en obtenir le pardon et à en sortir. À la suite de ce miracle eurent lieu et un grand émoi parmi les Pharisiens, et la prophétie de Caïphe.


1. De tous les miracles opérés par Notre-Seigneur Jésus-Christ, le plus célèbre est la résurrection de Lazare. Mais si nous en remarquons bien l’auteur, nous devrons bien plus nous en réjouir que nous en étonner. C’est celui qui a créé l’homme qui a ressuscité un homme ; car il est le Fils unique du Père, et par lui, vous le savez, toutes choses ont été faites. Si donc c’est par lui qu’ont été faites toutes choses, y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’un homme ait été ressuscité par lui, quand tant d’hommes naissent chaque jour par l’effet de sa puissance ? C’est bien plus de créer les hommes que de les ressusciter. Cependant il a daigné créer et ressusciter ; créer tous les hommes et en ressusciter quelques-uns. Car le Seigneur Jésus a fait beaucoup de choses ; mais toutes n’ont pas été écrites ; l’Évangéliste Jean lui-même nous atteste que le Seigneur Jésus a fait et dit beaucoup de choses qui n’ont pas été écrites [1099] : on choisit de préférence, pour les écrire, les choses qui paraissaient suffire au salut des croyants. Tu as entendu que le Seigneur Jésus a ressuscité un mort : il te suffit de savoir que, s’il avait voulu, il aurait ressuscité tous les morts ; mais il s’est réservé de le faire à la fin du monde. Car pour lui qui, comme vous l’avez appris, a par un grand miracle fait sortir vivant du tombeau un mort qui y était renfermé depuis quatre jours, « l’heure viendra », comme il dit lui-même, « où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront sa voix et sortiront ». Il a ressuscité un mort déjà tombé en putréfaction ; mais cependant ce cadavre infect avait encore la forme de corps humain ; mais au dernier jour, c’est avec des cendres que d’un seul mot il reconstituera des corps. Il fallait néanmoins qu’en attendant il fît quelques miracles qui nous fussent donnés comme des marques de sa puissance, afin que nous croyions en lui, et que nous nous préparions à cette résurrection, qui sera pour la vie et non pour la condamnation. Car voici ce qu’il dit : « L’heure viendra où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront sa voix et ceux qui auront bien fait sortiront pour la résurrection de la vie ; ceux qui auront mal fait, pour la résurrection du jugement[1100] ».
2. Nous lisons crans l’Évangile que trois morts ont été ressuscités par le Seigneur, et ce n’est assurément pas sans raison ; car les œuvres du Seigneur ne sont pas seulement des actions, elles sont aussi des signes. Si donc elles sont des signes, outre qu’elles ont un côté admirable, elles nous indiquent certainement aussi quelque chose de caché à nos yeux. Mais trouver ce que signifient ces actions offre parfois plus de difficulté que de les lireou de les entendre. Nous écoutions avec admiration, comme en présence d’un grand miracle étalé à nos regards, lorsqu’on nous lisait dans l’Évangile de quelle manière Lazare a été ressuscité. Si nous y réfléchissons, par une opération bien plus admirable de Jésus-Christ, tout homme qui croit ressuscite : et si nous reportons notre attention sur tous ceux qui meurent, et si nous pensons au genre de mort le plus lamentable, celui qui pèche se fait mourir. La mort du corps, tout homme la craint, et la mort de l’âme, bien peu la redoutent. Pour la mort du corps, qui, sans aucun doute, doit arriver un jour, tous cherchent à l’empêcher de venir : c’est là tout leur travail. Il travaille à ne pas mourir, l’homme qui doit mourir, et l’homme qui doit vivre éternellement, ne travaille pas à ne point pécher, et lorsqu’il travaille à ne pas mourir, il s’occupe inutilement : car ce qu’il fait ne peut servir qu’à différer l’heure de la mort et non à l’éloigner tout à fait. Si, au contraire, il voulait ne pas pécher, il n’aurait pas tant de peine et il vivrait éternellement. Oh ! si nous pouvions exciter les hommes et nous exciter nous-mêmes avec eux à aimer la vie permanente autant qu’ils aiment cette vie fugitive ! Que ne fait pas l’homme tombé en danger de mort ? En voyant le glaive suspendu sur leur tête, plusieurs ont livré ce qu’ils avaient en réserve pour assurer leur vie. Quel est celui qui n’aurait pas tout donné pour n’être pas frappé ? Et après cet abandon peut-être a-t-il été frappé. Quel est celui qui, pour vivre, ne consentirait pas à l’instant à perdre ce qui le faisait vivre, préférant une vie de mendiant à une prompte mort ? Quel est celui à qui l’on adit : Embarque-toi, si tu ne veux pas mourir, et qui a hésité ? Quel est celui à qui l’on a dit : Travaille, si tu ne veux pas mourir, et qui a été paresseux ? Ils sont bien légers les ordres que Dieu nous donne pour nous faire obtenir une vie éternelle, et nous négligeons de lui obéir ! Dieu ne te dit pas : Sacrifie tout ce que tu as, pour vivre pendant un temps bien court, et accablé de soucis ; mais il dit : Donne aux pauvres une partie de ce que tu as, si tu veux vivre toujours et à l’abri de toute peine. Ils sont notre condamnation, les amateurs de cette vie temporelle qu’ils n’ont ni quand ils veulent, ni aussi longtemps qu’ils le veulent, et nous ne nous condamnons pas nous-mêmes, nous qui nous montrons si paresseux, si lâches à ne quérir la vie éternelle, que nous aurons si nous le voulons, et que nous ne perdions jamais quand nous l’aurons. Et cette mort que nous craignons tant, nous la subirons malgré nous.
3. Si donc le Seigneur par sa grâce et sa miséricorde infinie ressuscite nos âmes pour nous garantir de la mort éternelle, nous devons bien le comprendre, ces trois morts qu’il ressuscita dans leurs corps signifient quelque chose, et ils figurent la résurrection des âmes qui se fait par la foi. Il a ressuscité la fille du chef de la synagogue lorsqu’elle était encore étendue dans sa demeure [1101] ; il a ressuscité le jeune fils de la veuve qu’on portait déjà hors de la ville[1102] ; il a ressuscité Lazare enseveli depuis quatre jours. Que chacun examine l’état de son âme : si elle pèche, elle meurt ; le péché, c’est la mort de l’âme. Mais quelquefois on pèche en pensée. Ce qui est mal t’a causé du plaisir. Tu as consenti, tu as péché. Ce péché t’a donné le coup de la mort ; mais la mort est à l’intérieur, parce que la mauvaise pensée ne s’est pas réduite en acte. Voulant montrer qu’il ressusciterait cette âme, le Seigneur ressuscita cette jeune fille qui n’avait pas encore été portée dehors, mais qui gisait sans vie dans sa demeure, indiquant par là un péché caché. Toutefois, si tu ne t’es pas borné à consentir à la mauvaise pensée, mais qu’en outre tu aies fait le mal, tu as transporté le mort en dehors des portes ; tu es dehors, et tu es emporté mort. Cependant le Seigneur ressuscita aussi ce mort et le rendit à sa mère qui était veuve. Si tu as péché, fais pénitence ; et le Seigneur te ressuscitera et te rendra à l’Église, ta mère. Le troisième mort est Lazare. Il y a un genre de mort bien cruel : on l’appelle la mauvaise habitude ; car autre chose est de pécher, autre chose est de contracter l’habitude du péché. Celui qui pèche et qui se corrige aussitôt, revient bien vite à la vie ; comme il n’est pas encore enlacé par l’habitude, il n’est pas encore enseveli. Mais celui qui a l’habitude de pécher est enseveli, et l’on dit de lui avec raison : Il sent mauvais. Car il commence à avoir une mauvaise réputation, qui se répand autour de lui comme une odeur insupportable. Tels sont tous ceux qui s’accoutument aux crimes, qui sont perdus de mœurs. Tu lui dis : N’agis pas ainsi ; est-ce qu’il t’entend, celui que la terre étouffe, que la corruption déjà gagné et qui est écrasé sous le poids de l’habitude ? Et cependant, même ce dernier, Jésus-Christ est assez puissant pour le ressusciter. Nous avons connu, nous avons vu, et nous voyons tous les jours des hommes qui, renonçant à une habitude criminelle, vivent ensuite beaucoup mieux que ceux qui les reprenaient. De tels hommes peut-être te faisaient horreur. Vois la sœur même de Lazare (si toutefois c’est elle qui couvrit de parfums les pieds du Seigneur, et les essuya avec ses cheveux après les avoir arrosés de ses larmes), cette sœur de Lazare fut plus avantageusement ressuscitée que son frère. Elle fut délivrée du poids énorme de ses habitudes criminelles. C’était en effet une pécheresse célèbre, et d’elle il a été dit : « Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a aimé beaucoup[1103] ». Nous en voyons beaucoup, nous en avons connu beaucoup qui ont été ainsi ressuscités ; que personne ne désespère, mais que personne ne se laisse aller à la présomption. Si le désespoir est un mal, la présomption en est aussi un. Évite le désespoir et ne choisis point ce qui pourrait te donner de la présomption.
4. Le Seigneur ressuscita donc Lazare ; vous avez entendu en quel état il était, c’est-à-dire ce que signifie sa résurrection. Continuons donc à lire ; et comme dans ce récit beaucoup de choses sont très-claires, nous ne donnerons point l’explication de chaque passage, afin de pouvoir traiter plus au long ce qu’il est nécessaire d’expliquer. « Or, il y avait un malade nommé Lazare, de Béthanie, dans la demeure de Marie et de Marthe, ses sœurs ». Vous vous souvenez que, dans la dernière lecture, le Seigneur s’échappa des mains de ceux qui voulaient le lapider, et qu’il se retira au-delà du Jourdain, au lieu où Jean baptisait[1104]. Pendant que le Seigneur était là, Lazare était malade à Béthanie, bourg rapproché de Jérusalem.
5. « Or, Marie était celle qui oignit le Seigneur de parfum et qui essuya ses pieds avec ses cheveux, et son frère Lazare était malade. Ses sœurs envoyèrent donc vers Jésus, disant ». Nous avons déjà compris où elles envoyèrent ; c’était là où se trouvait le Seigneur, car il était absent, et il se trouvait au-delà du Jourdain. Elles envoyèrent vers le Seigneur, lui annonçant que leur frère était malade, afin qu’il vînt, s’il le voulait bien, et qu’il le délivrât de sa maladie. Mais le Christ différa de le guérir, afin de pouvoir le ressusciter. Que lui firent donc dire les sœurs de Lazare ? « Seigneur, celui que vous aimez est malade » ; elles ne lui dirent pas : Venez. Comme il aimait Lazare, il suffisait de lui annoncer qu’il était malade. Elles n’osèrent pas lui dire : Venez et guérissez-le ; elles n’osèrent pas lui dire : Commandez du lieu où vous êtes, et il sera fait ici comme vous l’ordonnerez. Mais pourquoi n’osèrent-elles pas le faire, puisque ce fut précisément là le motif pour lequel la foi du centurion mérita des éloges ? Le centurion dit en effet : « Je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit, mais seulement dites une parole et mon serviteur sera guéri [1105] ». Elles ne lui dirent rien de pareil, mais seulement ceci : « Seigneur, celui que vous aimez est malade ». Il suffit que vous le sachiez, car ceux que vous aimez vous ne les abandonnez pas. Mais, dira quelqu’un, comment Lazare peut-il figurer le pécheur, puisque le Seigneur l’aimait si tendrement ? Que celui-là écoute le Seigneur, car il nous dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs[1106] ». Si Dieu n’avait pas aimé les pécheurs, il ne serait pas descendu du haut du ciel sur la terre.
6. « Or, Jésus entendant cela, leur dit : Cette maladie ne va point à la mort, mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié ». Cette glorification du Fils ne l’a pas grandi ; c’est à nous qu’elle a profité. Il dit donc : « Cette maladie ne va pas à la mort », parce que la mort même de Lazare n’allait point à la mort, mais bien plutôt au miracle qu’il devait faire pour amener les hommes à croire en Jésus-Christ, et à éviter la mort éternelle. Remarquez comme Notre-Seigneur affirme indirectement qu’il est Dieu, à cause de quelques-uns qui disent que le Fils n’est pas Dieu. Il y a, en effet, des hérétiques qui nient que le Fils de Dieu soit Dieu. Qu’ils écoutent donc : « Cette maladie », dit Jésus, « ne va point à la mort, mais elle est pour la gloire de Dieu ». Pour quelle gloire ? pour la gloire de quel Dieu ? Écoute ce qui suit : « Afin que soit glorifié le Fils de Dieu ». « Cette maladie ne va donc point à la mort », dit-il, « mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle ». Par quoi ? Par cette maladie.
7. « Or, Jésus aimait Marthe, et sa sœur Marie et Lazare ». Lazare était malade, et ses sœurs étaient tristes ; mais tous étaient ses amis. Ils étaient aimés de Celui qui sauvait les malades, je dis plus, de Celui qui ressuscitait les morts et consolait les affligés. « Ayant appris qu’il était malade, il resta deux « jours dans le même lieu n. On apporta donc la nouvelle à Jésus ; mais il resta là, et il s’écoula quatre jours complets. Et ce ne fut pas sans raison ; car peut-être, et même certainement, ce nombre de jours indique quelque mystère. « Et après cela, il dit à ses disciples « Allons de nouveau en Judée ». Il s’y était presque vu lapider, et il semblait ne s’être éloigné que pour n’être pas lapidé. Il s’était éloigné comme homme ; mais, en revenant, il oublia, en quelque sorte, sa faiblesse et montra sa puissance. « Allons en Judée », dit-il.
8. Quand il eut dit cela, voyez comme ses disciples furent effrayés. « Ses disciples lui disent : Maître, tout à l’heure les Juifs cherchaient à vous lapider, et vous y allez de nouveau ? Jésus répondit : N’y a-t-il pas douze heures au jour ? » Que signifie cette réponse ? Ces disciples lui ont dit : « Tout à l’heure les Juifs voulaient vous lapider », et « de nouveau vous y allez ? » Est-ce pour qu’ils vous lapident ? Et le Seigneur leur répond : « N’y a-t-il pas douze heures au jour ? Si quelqu’un marche pendant le jour, il ne chancelle point, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; mais s’il marche pendant la nuit, il chancelle, parce que la lumière n’est point en lui ». Le Seigneur a parlé du jour ; mais dans notre intelligence règne encore une sorte de nuit. Invoquons le jour, pour qu’il chasse la nuit et qu’il éclaire notre cœur des feux de sa lumière. Qu’a voulu dire le Seigneur ? D’après ce qu’il me semble, et autant que me permettent de juger l’élévation et la profondeur de ce discours, il a voulu leur reprocher leur doute et leur infidélité. Ils voulaient conseiller au Seigneur de ne pas mourir, lui qui n’était venu que pour mourir et les empêcher de mourir eux-mêmes. C’est ainsi que, dans un autre passage, saint Pierre qui aimait Notre-Seigneur, mais ne comprenait pas encore pleinement pourquoi il était venu, témoigna la crainte qu’il avait de le voir mourir ; par là il déplut à la vie, c’est-à-dire au Seigneur lui-même. En effet, comme. Notre-Seigneur apprenait à ses disciples ce qu’il aurait à souffrir de la part des Juifs à Jérusalem, Pierre, au milieu de tous les autres, lui dit : « A Dieu ne plaise, Seigneur ; épargnez-vous, cela ne vous arrivera pas ». Et aussitôt Notre-Seigneur lui répondit : « Retire-toi de moi, Satan, car tu goûtes non point les choses qui sont de Dieu, mais celles qui sont des hommes ». Peu auparavant il avait confessé le Fils de Dieu et nlerité des louanges ; il avait entendu Jésus lui adresser ces paroles : « Tu es heureux, Simon fils de Jona ; car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux [1107] ». À celui auquel il avait dit : « Tu es heureux », il dit : « Retire – toi, Satan » : parce que, s’il était heureux, ce n’était pas en lui-même qu’il trouvait le principe de son bonheur ; quelle en était donc la cause ? « Parce que ce n’est pas la chair et le « sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux ». Voilà ce qui te rend heureux ; cela ne vient pas de toi, mais de moi. Non que je sois le Père, mais parce que tout ce que le Père possède est à moi[1108]. Mais si Pierre est heureux par le fait du Seigneur lui. même, qui est-ce qui fait de lui un Satan ? Le Seigneur nous l’apprend ici même. Il a indiqué la raison de la béatitude de Pierre, en disant : « Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux » ; voilà la cause de ta béatitude. Mais si j’ai dit : « Retire-toi de moi, Satan », écoutes-en la raison : « C’est que tu goûtes, non pas les choses qui sont de Dieu, mais les choses qui sont de l’homme ». Que personne donc ne se flatte ; de son propre fonds, l’homme est un satan ; c’est Dieu seul qui le rend heureux. Qu’est-ce à dire : De son propre fonds, sinon de son péché ? Ôte le péché, que te reste-t-il en propre ? Ce qui me fait juste, dira quelqu’un, vient de mon propre fonds. Mais « qu’as-tu que tu ne l’aies reçu[1109] ? » Comme donc des hommes s’adressaient à Dieu, des disciples à leur Maître, des serviteurs à leur Seigneur, des malades à leur Médecin, pour lui donner un conseil, il les reprit et leur dit : « N’y a-t-il pas douze heures au jour ? Si quelqu’un marche dans le jour, il ne bronche point ». Suivez-moi, si vous voulez ne pas broncher ; ne cherchez pas à me donner des conseils, car vous devez en recevoir de moi. Que signifient donc ces mots : « N’y a-t-il pas douze heures au jour ? » Le voici : pour montrer qu’il était lui-même le jour, il choisit douze disciples. Si je suis le jour, leur dit-il, et si vous êtes les heures, les heures doivent-elles donner des conseils au jour ? Ce sont les heures qui suivent le jour, et non le jour qui suit les heures. Mais si les disciples étaient les heures, quel rôle Judas remplissait-il au milieu d’eux ? Était-il du nombre des Douze heures ? S’il était une heure, il éclairait ; et s’il éclairait, comment livrait-il le jour à la mort ? Mais en prononçant cette parole, le Seigneur avait en vue non Judas, mais son successeur. Judas étant déchu, Matthias lui succéda, et le nombre douze demeura intact [1110]. Ce n’est donc pas sans raison que le Seigneur choisit douze disciples : c’est parce qu’il est le jour spirituel. Que les heures suivent donc le jour ; qu’elles l’annoncent, qu’elles reçoivent sa lumière, et que par la prédication des heures le monde croie au jour. C’est ce que Jésus leur dit d’un seul mot : Suivez-moi, si vous ne voulez point broncher.
9. Après cela il leur dit : « Lazare, notre ami, dort ; mais je vais pour le réveiller ». Il disait vrai : Lazare était mort pour ses sœurs ; pour le Seigneur, il dormait. Il était mort pour les hommes qui ne pouvaient le ressusciter. Mais le Seigneur le fit sortir du sépulcre plus facilement que tu ne fais sortir de son lit un homme endormi. C’est donc eu égard à sa puissance qu’il a dit que Lazare dormait. Du reste, dans les Écritures, les morts sont souvent appelés ceux qui dorment ; ainsi les dénomme l’Apôtre : « Or, nous ne voulons pas, mes frères, que vous ignoriez ce qui a regarde ceux qui dorment, afin que vous ne soyez point attristés, comme les autres qui n’ont point l’espérance[1111] ». L’Apôtre lui-même les appelle ceux qui dorment, parce qu’il annonce qu’ils doivent ressusciter. Donc tous les morts dorment, qu’ils soient bons ou mauvais. Mais il y a de la différence dans l’état de ceux qui dorment du sommeil quotidien et qui s’éveillent tous les jours, selon ce que chacun d’eux voit en songe : les uns ont des songes joyeux, d’autres en ont de si effrayants qu’ils s’éveillent et craignent de se rendormir, de peur de retomber dans les mêmes songes. C’est ainsi que chaque homme s’endort avec sa cause, et se réveille avec elle ; et il importe de savoir à quelle espèce de garde on est soumis jusqu’à ce moment où l’on paraît devant le juge. Car il y a différentes sortes de garde, selon que le demandent les différentes causes. Les uns sont confiés à un licteur : c’est là un traitement humain, doux et digne d’un citoyen. D’autres sont livrés aux geôliers ; d’autres sont envoyés en prison ; et dans la prison même tous ne sont pas traités de la même façon ; ceux dont les causes sont plus graves sont enfermés dans des cachots plus profonds. Ainsi donc, comme il y a différentes prisons pour ceux qui paraissent en justice, il y a de même, différentes prisons pour les morts et différents mérites en ceux qui ressuscitent. Le pauvre est reçu, et le riche aussi ; mais le premier est reçu dans le sein d’Abraham, et le second en un lieu où il a soif et où il ne trouve pas même une goutte d’eau pour se rafraîchir [1112].
10. Toutes les âmes ont donc, et je saisis cette occasion de l’enseigner à votre charité, toutes les âmes ont donc, lorsqu’elles sortent de ce monde, des demeures différentes. Les bonnes sont reçues dans la joie, les méchantes dans les tourments. Mais quand la résurrection sera faite, la joie des bons sera plus grande, et plus graves aussi seront les tourments des méchants, parce qu’ils seront torturés avec leur corps. Les saints patriarches, les Prophètes, les Apôtres, les martyrs, les bons chrétiens ont tous été reçus dans le séjour de la paix, mais tous ne recevront qu’à la fin des temps ce que Dieu a promis. Car il a promis la résurrection même de la chair, la destruction de la mort, le partage de la vie éternelle avec les anges. C’est là ce que tous recevront également, car pour le repos qui est accordé immédiatement après la mort, chacun, s’il en est digne, le reçoit aussitôt qu’il est mort. Les patriarches l’ont reçu les premiers ; voyez depuis quand ils reposent. Après eux l’ont reçu les Prophètes, plus récemment les Apôtres, beaucoup plus tard encore les saints martyrs ; et chaque jour les bons chrétiens le reçoivent. Et ainsi les uns y sont déjà depuis longtemps ; d’autres, depuis moins de temps ; d’autres, depuis quelques années seulement ; d’autres n’y sont pas encore. Mais quand ils s’éveilleront de ce sommeil, tous ensemble recevront ce qui a été promis.
11. « Lazare, notre ami, dort ; mais je vais pour le tirer du sommeil. Les disciples lui dirent donc ». Comme ils comprenaient, ils répondirent : « Seigneur, s’il dort, il sera sauvé ». Ordinairement, en effet, le sommeil des malades est un indice de guérison. « Or, Jésus avait parlé de sa mort ; mais ils pensèrent qu’il parlait du sommeil ordinaire. Alors Jésus leur dit clairement ». En effet, cette parole : « Il dort », ne manquait pas d’être obscure ; il leur dit donc clairement : « Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous de ce que je n’étais pas là, afin que vous croyiez ». Et je sais qu’il est mort, et cependant je n’y étais pas. On avait annoncé qu’il était malade, mais non pas qu’il était mort. Mais pouvait-il y avoir rien de caché pour Celui qui avait créé Lazare, et entre les mains duquel était passée l’âme du mourant ? C’est pourquoi il dit : « Je me réjouis à cause de vous de ce que je n’étais pas là, afin que vous croyiez ». Afin que dès lors ils fussent dans l’admiration de ce que le Sauveur avait pu dire qu’il était mort sans l’avoir ni vu ni entendu. C’est ici le cas de nous rappeler que, par ces miracles, le Christ consolidait la foi de ses disciples qui déjà avaient cru en lui ; non en ce sens que la foi, qui n’était pas encore en eux, commençât à y exister ; mais en ce sens que cette foi qui s’y trouvait déjà s’augmentât encore. Jésus s’est néanmoins servi d’un mot qui semble dire qu’ils commençaient seulement à croire. Il ne dit pas, en effet : « Je me réjouis à cause de vous », pour que votre foi soit augmentée ou affermie ; mais : « Pour que vous croyiez ». Ce qu’il faut entendre ainsi : Pour que vous croyiez d’une foi plus large et plus ferme.
12. « Mais allons à lui. Thomas, appelé a Didyme, dit à ses condisciples : Allons, nous aussi, et mourons avec lui. Jésus vint donc et le trouva déposé depuis quatre jours dans a le tombeau ». Sur ces quatre jours, on peut dire bien des choses : les Écritures obscures par elles-mêmes fournissant, selon la différence des intelligences, des sens différents. Disons, nous aussi, ce que nous semble signifier, ce mort de quatre jours. Comme dans l’aveugle dont nous vous parlions dernièrement, nous reconnaissions en quelque sorte le genre humain ; dans ce mort nous pouvons bien aussi retrouver un grand nombre d’hommes, car une même chose peut être représentée de différentes manières. L’homme, quand il naît, naît déjà avec la mort, puisque d’Adam il hérite le péché ; ce qui fait dire à l’Apôtre : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la a mort ; et ainsi elle a passé dans tous les a hommes, par celui en qui tous ont péché [1113] ». Voilà le premier jour de mort ; c’est l’héritage auquel lui donne droit son origine. Ensuite l’homme grandit, il approche de l’âge de raison, où il peut se faire une idée de la loi naturelle que tous portent écrite dans leur cœur. « Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas aux autres ». Est-ce là une chose que nous apprenions dans les livres ? Ne la lisons-nous pas en quelque sorte dans la nature ? Voudrais-tu être volé ? Non, certes, tu ne le veux pas ; car voici la loi écrite dans ton cœur : Ce que tu ne veux pas endurer, ne le fais pas toi-même. Et cependant cette loi-là, les hommes la transgressent. Voilà le second jour de mort. Dieu a donné aussi une loi par son serviteur Moïse ; il y est dit : « Tu ne tueras point ; tu ne commettras point le péché de la chair ; tu ne porteras point de faux témoignage ; honore ton père et ta mère ; tu ne convoiteras point le bien de ton prochain ; tu ne convoiteras point l’épouse de ton prochain[1114] ». Voilà la loi écrite ; elle aussi, on la méprise. C’est le troisième jour de mort. Que reste-t-il ? Vient l’Évangile. Le royaume des cieux est annoncé ; Jésus-Christ est prêché partout ; il menace de l’enfer, il promet la vie éternelle : tout cela est méprisé. Les hommes transgressent l’Évangile. Voilà le quatrième jour de mort. C’est bien vrai que déjà il est en putréfaction. Mais à de telles gens faut-il refuser toute miséricorde ? À Dieu ne plaise ! Le Seigneur n’a pas dédaigné devenir pour ressusciter même ces sortes de morts.
13. « Or, beaucoup d’entre les Juifs étaient venus vers Marthe et Marie, pour les consoler de la mort de leur frère. Quand Marthe apprit que Jésus venait, elle alla au-devant a de lui, mais Marie resta assise à la maison. « Marthe dit donc à Jésus : Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ; mais je sais maintenant que tout ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera ». Elle ne dit pas : mais maintenant je vous prie de ressusciter mon frère, car que savait-elle, s’il était avantageux pour son frère de ressusciter ? Elle dit seulement : Je sais que vous le pouvez, et que si vous le voulez vous le ferez ; mais le ferez-vous, c’est à vous d’en juger ; ce serait présomption à moi de le décider. « Mais ce que je sais, c’est que tout ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera ».
14. « Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera ». Réponse peu claire, car il ne dit pas : Je vais ressusciter ton frère, mais : « Ton frère ressuscitera ». « Aussi Marthe lui dit : Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection du dernier jour ». De cette résurrection, j’en suis certaine ; d’une résurrection immédiate, je ne sais rien. « Jésus lui dit : Je suis la résurrection ». Tu dis : « Mon frère ressuscitera au dernier jour ». C’est vrai, mais celui par qui il ressuscitera alors, peut bien le ressusciter dès maintenant, parce que, dit-il, « Je suis la résurrection et la vie ». Écoutez, mes frères, écoutez ce que dit Notre-Seigneur. Certes, toute l’attente des Juifs réunis était de voir revivre Lazare, ce mort de quatre jours. Écoutons et ressuscitons, nous aussi. Qu’ils sont nombreux dans cette assemblée ceux qu’écrase le poids des mauvaises habitudes ! Peut-être en est-il parmi ceux qui m’écoutent, auxquels on pourrait dire : « Ne vous laissez point enivrer par le vin, d’où naît la luxure[1115] ». Et ils disent : Nous ne pouvons pas. Peut-être, parmi ceux qui m’écoutent y a-t-il des personnes impures, souillées de débauches et de corruption, auxquelles je dis : Ne faites point ces choses, si vous voulez ne point périr ; et elles répondent : Nous ne pouvons pas nous tirer de cette habitude. O Dieu, ressuscitez-les. « Je suis », dit-il, « la résurrection et la vie ». Il est la résurrection, parce qu’il est la vie.
15. « Celui qui croit en moi, quand même il serait mort, vivra, et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais ». Qu’est-ce à dire ? « Celui qui croit en moi, quand même il serait mort », comme Lazare, « il vivra » ; parce que le Christ n’est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants. Déjà, au sujet des patriarches morts depuis longtemps, c’est-à-dire, d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il avait fait aux Juifs la même réponse : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. Or, Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants ; car tous vivent pour lui[1116] ». Crois donc, et quand tu serais mort, tu vivras ; mais si tu ne crois pas, quoique tu sois vivant, tu es réellement mort. Prouvons que si tu ne crois pas, quoique tu sois vivant, tu es réellement mort. Quelqu’un différait de suivre le Seigneur et s’excusait en disant : « Je vais d’abord ensevelir mon père ». « Laisse a, dit le Seigneur, « laisse « les morts ensevelir leurs morts ; pour « toi, viens et suis-moi[1117] ». Il y avait donc un mort à ensevelir, il y avait aussi des morts qui devaient ensevelir ce mort : l’un était mort dans son corps, les autres dans leur âme. D’où vient la mort dans l’âme ? De ce que la foi n’y est plus. D’où vient la mort dans le corps ? De ce que l’âme n’y est plus. Donc, l’âme de ton âme, c’est la foi. « Celui qui croit en moi », dit le Seigneur, « quand il serait mort » dans son corps, « vivra » dans son âme, jusqu’à ce que le corps lui-même ressuscite pour ne plus mourir ; c’est-à-dire : « Celui qui croit en moi », quoiqu’il meure, « vivra » ; et « quiconque vit » dans son corps « et croit en moi », bien qu’il doive mourir pour un temps à cause de la mort du corps, « ne mourra pas pour l’éternité », à cause de la vie de l’esprit et de l’immortalité que donnera la résurrection. C’est là ce que veut dire Jésus : « Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra pas pour l’éternité. Crois-tu cela ? Elle lui répondit : Oui, Seigneur, j’ai cru que vous êtes le Christ Fils de Dieu, qui êtes venu dans le monde ». En croyant cela, j’ai cru que vous êtes la résurrection, j’ai cru que vous êtes la vie ; j’ai cru que celui qui croit en vous, bien qu’il meure, vivra, et que celui qui vit et croit – en vous ne mourra pas pour l’éternité.
16. « Et quand elle eut dit cela, elle s’en alla, et appela Marie, sa sœur, en silence, disant : Le Maître est ici et il t’appelle ». Il faut remarquer comment l’Évangile, pour indiquer une parole dite à voix basse, se sert du mot « silence ». Comment, en effet, a-t-elle gardé le silence, puisqu’elle a dit : « Le « Maître est ici, et il t’appelle ? » Il faut aussi remarquer que l’Évangéliste ne dit ni où, ni quand, ni comment le Seigneur appela Marie ; mais il nous le fait comprendre par les paroles de Marthe, afin d’abréger son récit.
17. « Dès que Marie eut entendu, elle se leva aussitôt et vint vers lui. Car Jésus n’était pas encore arrivé dans le bourg, mais il se tenait au lieu même où Marthe s’était présentée à lui. Les Juifs donc qui étaient avec Marie dans la maison, et la consolaient, quand ils virent qu’elle s’était levée a si promptement et qu’elle était sortie, la suivirent en disant : Elle va au tombeau pour y pleurer ». Pourquoi l’Évangéliste a-t-il voulu nous raconter tout cela ? C’est pour nous faire voir par quelle occasion ils se trouvèrent présents en grand nombre, quand Lazare fut ressuscité. Les Juifs pensant qu’elle ne se précipitait au-dehors que pour chercher dans les larmes un soulagement à sa douleur, la suivirent, et cela se faisait pour qu’un miracle aussi grand que la résurrection d’un mort de quatre jours eût un grand nombre de témoins.
18. « Mais quand Marie fut venue où était Jésus, en le voyant elle tomba à ses pieds et lui dit : Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus donc, voyant qu’elle pleurait et que les Juifs qui étaient avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla lui-même, et il dit : Où l’avez-vous déposé ? » Je ne sais ce qu’il a voulu nous apprendre en frémissant dans son esprit, et en se troublant lui-même. Car d’où aurait pu venir son trouble, sinon de lui-même ? C’est pourquoi, mes frères, remarquez d’abord sa puissance, et cherchez ensuite ce qu’il a voulu signifier. Tu te troubles même quand tu ne le veux pas : Jésus-Christ s’est troublé parce qu’il l’a voulu. Jésus a eu faim, c’est vrai ; mais c’est qu’il l’a voulu. Jésus a dormi, c’est vrai ; mais c’est qu’il l’a voulu. Jésus a été triste, c’est vrai ; mais c’est qu’il l’a voulu. Jésus est mort, c’est vrai ; mais c’est qu’il l’a voulu. Il était en son pouvoir d’éprouver ces affections ou de ne les pas éprouver. Le Verbe a pris une âme et un corps, s’appropriant ainsi la nature de l’homme tout entier, dans l’unité d’une seule personne. Car l’âme de l’Apôtre a été éclairée par le Verbe ; l’âme de Pierre a été éclairée par le Verbe ; l’âme de Paul, les âmes des autres Apôtres et des saints Prophètes ont été éclairées par le Verbe ; mais d’aucune il n’a été dit : « Le Verbe s’est fait chair [1118] » ; d’aucune il n’a été dit : « Mon Père et moi nous sommes un [1119] ». L’âme et le corps de Jésus-Christ ne forment avec le Verbe de Dieu qu’une seule personne, un seul Christ ; et par là, comme en lui réside la souveraine puissance, il dispose de la partie faible selon sa volonté ; c’est pourquoi : « Il se troubla lui-même ».
19. Je vous ai montré la puissance du Christ, examinons ce qu’il a voulu nous faire entendre. Ce ne peut être qu’un grand coupable celui que représentent ces quatre jours de mort et de, sépulture. Pourquoi donc Jésus. Christ se trouble-t-il lui-même, sinon pour te montrer comme tu dois être troublé lorsque tu es chargé et accablé d’une si grande masse de péchés ? Tu t’es examiné, tu t’es reconnu coupable et tu as dit en toi-même : J’ai fait cela, et Dieu m’a épargné ; j’ai commis telle faute, et Dieu a différé de me punir ; j’ai entendu l’Évangile, et je l’ai méprisé ; j’ai reçu le baptême, et je suis retombé dans les mêmes fautes : que faire, où aller ? comment m’échapper ? Quand tu parles ainsi, déjà Jésus-Christ frémit en toi, car ta foi frémit, et dans la voix du frémissement, apparaît l’espérance de la résurrection. Si la foi est en nous, Jésus-Christ s’y trouve et frémit : si la foi est en nous, Jésus-Christ est en nous. L’Apôtre dit-il autre chose : « Jésus-Christ par la foi habite en nos cœurs[1120] ? » Donc ta foi en Jésus-Christ, c’est Jésus-Christ dans ton cœur. De là vient qu’il dormait dans la barque, et ses disciples craignant de périr victimes du naufrage qui les menaçait, s’approchèrent de lui et l’éveillèrent. Jésus-Christ se leva, commanda aux vents et aux flots, et il se fit un grand calme[1121]. Ainsi en est-il de toi : les vents entrent dans ton cœur, pendant que tu navigues et que tu traverses la vie comme une mer pleine de tempêtes et de dangers. Les vents entrent dans ta barque ; les flots l’agitent et la bouleversent. Quels sont ces vents ? On t’adresse une injure, tu te laisses aller à la colère l’injure, c’est le vent ; la colère, c’est le flot tu es en danger, car tu te disposes à répondre, tu te disposes à rendre malédiction pour malédiction ; déjà la barque est sur le point de sombrer. Eveille Jésus-Christ qui dort, car si tu t’emportes, si tu te prépares à rendre le mal pour le bien, c’est que Jésus-Christ dort dans la barque. Le sommeil de Jésus-Christ dans ton cœur, c’est l’oubli de la foi, car si tu réveilles Jésus-Christ, c’est-à-dire si tu te rappelles les enseignements de la foi, que te dit Jésus-Christ au moment où il se réveille dans ton cœur ? Des hommes m’ont dit : « Vous êtes possédé du démon[1122] » ; et j’ai prié pour eux. Le maître reçoit une injure et il la supporte, et le serviteur se laissera aller à l’indignation ! Mais tu veux te venger. Eh quoi ! me suis-je moi-même vengé ? Quand ta foi te parle de la sorte, elle commande aux vents et aux flots, et il se fait en toi un grand calme. De même donc que réveiller Jésus-Christ dans la barque, c’est y exciter la foi ; de même dans le cœur de l’homme qu’oppressent une masse énorme d’iniquités et une longue habitude du péché, dans le cœur de l’homme qui a transgressé l’Évangile et méprisé les peines éternelles, que Jésus-Christ frémisse, que l’homme se condamne lui-même. Écoute encore : Jésus-Christ a pleuré ; que l’homme pleure sur lui-même. Pourquoi, en effet, Jésus-Christ a-t-il pleuré ? N’est-ce point pour apprendre à l’homme à pleurer ? Pourquoi a-t-il frémi et s’est-il troublé lui-même ? N’est-ce point parce que la foi de l’homme, qui se déplaît à lui-même, à juste titre, doit frémir dans l’accusation de ses fautes, afin que l’habitude du péché cède à la violence de la pénitence ?
20. « Et il dit : Où l’avez-vous déposé ? » Eh quoi ! vous avez su qu’il était mort, et vous ignorez où on l’a enseveli ? Cela signifie que l’homme perdu de la sorte, Dieu ne le connaît pour ainsi dire pas. Je n’ai pas osé dire : Dieu ne le connaît pas ; car, où est ce que Dieu ne connaît pas ? mais j’ai dit : Il l’ignore pour ainsi dire. Et comment le prouver ? Écoute ce que le Seigneur doit dire au jour du jugement : « Je ne vous connais pas, retirez-vous de moi[1123] ». Qu’est-ce à dire : « Je ne vous connais pas ? » Je ne vous vois point dans ma lumière, je ne vous vois point dans cette justice que je connais. C’est pourquoi, comme s’il ne connaissait pas un pécheur de cette espèce, il dit : « Où l’avez-vous déposé ? » C’est aussi dans le même sens que Dieu parla dans le paradis, quand l’homme eut péché : « Adam, où es-tu[1124] ? Ils lui disent : Seigneur, venez et voyez.« Voyez », c’est-à-dire, ayez pitié. Le Seigneur voit, en effet, quand il fait miséricorde. C’est pourquoi le Psalmiste lui dit : « Voyez mon abaissement et ma peine, et pardonnez-moi tous mes péchés [1125] ».
21. « Jésus pleura. Alors les Juifs dirent : Voilà comme il l’aimait ». Qu’est-ce à dire il l’aimait ? « Je ne suis pas venu », dit-il lui-même, « appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence[1126]. Or, quelques-uns d’entre eux dirent : Celui qui a ouvert les yeux de l’aveugle ne pouvait-il pas faire aussi que cet homme ne mourût point ? » S’il n’a pas voulu faire qu’il ne mourût pas, c’est qu’il voulait faire quelque chose de plus, le retirer vivant du séjour de la mort.

22. « Jésus donc, frémissant de nouveau en lui-même, vint vers le tombeau ». Qu’il frémisse aussi en toi, si tu te prépares à revivre. À tout homme, accablé par une mauvaise habitude, il est dit : « Jésus vint vers le tombeau. Or, c’était une grotte, et une pierre avait été placée au-dessus ». Le mort qui se trouve sous la pierre, c’est le pécheur sous la loi. Vous le savez, la loi donnée aux Juifs fut écrite sur la pierre[1127]. Or, tous les pécheurs sont sous la loi ; ceux qui vivent bien sont avec la loi. La loi n’est point établie pour le juste[1128]. Que veulent donc dire ces paroles : « Écartez la pierre ? » Elles veulent dire : prêchez la grâce. Car l’apôtre Paul se dit ministre du Nouveau Testament, non de la lettre, mais de l’esprit. « Car », dit-il, « la « lettre tue, et l’esprit vivifie[1129] ». La lettre qui tue est comme une pierre qui écrase. « Écartez la pierre », dit-il, écartez le poids de la loi, prêchez la grâce. « Car, si la loi qui a été donnée pouvait vivifier, alors vraiment la justice viendrait de la loi. Mais la loi écrite a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse fût, par la foi en Jésus-Christ, donnée en ceux qui croient[1130] » ; donc, « écartez la pierre ».

23. Marthe, la sœur de celui qui était mort, lui dit : « Seigneur, il sent déjà mauvais ; car il est là depuis quatre jours. Jésus lui dit : Ne t’ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire, de Dieu ? » Qu’est-ce à dire, « tu verras la gloire de Dieu ? » C’est-à-dire que ce mort enterré depuis quatre jours, et déjà tombé en putréfaction, il va le ressusciter.« Car tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu[1131] », et, « là où a abondé le péché, la grâce aussi a surabondé[1132] ».

24. « Ils enlevèrent donc la pierre, et Jésus, élevant les yeux en haut, dit : Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé. Pour moi, je savais bien que vous m’exaucez toujours ; mais je l’ai dit à cause du peuple qui m’entoure, afin qu’ils croient que vous m’avez envoyé. Ayant dit ces mots, il cria à haute voix ». Il frémit, il pleure, il crie à haute voix. Qu’il a de peine à se lever celui qu’oppresse le poids d’une, mauvaise habitude ! Cependant il se lève ; une grâce cachée lui rend intérieurement la vie ; il se lève après avoir entendu ce grand cri,. Qu’arriva-t-il ensuite ? « Il s’écria à haute voix : Lazare, viens dehors. Et soudain le mort sortit, ayant les mains et les pieds liés avec des bandes et le visage enveloppé d’un suaire ». Tu t’étonnes qu’il ait marché les pieds liés, et tu n’es pas étonné qu’il soit ressuscité après quatre jours ? En ces deux faits agissait la puissance de Dieu, et non les forces du mort. Il marcha, et il était encore lié ; il était encore enveloppé, et cependant il sortit du tombeau qu’est-ce que cela signifie ? Quand tu violes la loi, tu es étendu mort ; et si tu la violes en choses graves, comme j’ai dit plus haut, tu es enseveli ; quand tu confesses tes péchés, tu sors. Qu’est-ce, en effet, que sortir, sinon sortir d’un lieu caché et se montrer ? Mais que tu confesses tes fautes, c’est Dieu qui le fait en te criant à haute voix, c’est-à-dire en t’appelant par une grande grâce. C’est pourquoi le mort qui s’avance encore lié, c’est le pécheur qui se confesse, mais qui est encore coupable ; et pour que ses péchés soient remis, le Seigneur dit à ses ministres : « Déliez-le et laissez-le aller ». Que veut dire : « Déliez-le et laissez-le aller ? Ce que vous aurez délie sur la terre sera délie dans le ciel[1133] ».
25. « Plusieurs donc d’entre les Juifs qui étaient vénus vers Marie et avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui ; mais quelques-uns d’entre eux s’en allèrent vers les Pharisiens, et leur dirent ce qu’avait fait Jésus ». Tous ceux des Juifs qui étaient venus vers Marie ne crurent pas ; et cependant il y en eut beaucoup pour croire. « Mais quelques-uns d’entre eux », soit de ceux qui s’étaient rassemblés, soit de ceux qui avaient cru, « s’en allèrent vers les Pharisiens et leur dirent ce qu’avait fait Jésus » ; soit en leur annonçant ce prodige, pour les amener à croire eux-mêmes, soit plutôt pour le trahir et afin que les Pharisiens le poursuivissent. Mais n’importe par qui et de quelle manière la chose se fit, ce qui s’était passé fut rapporté aux Pharisiens.
26. « Les Pontifes et les Pharisiens assemblèrent le conseil, et ils disaient : Que faisons-nous ? » Ils ne disaient pas : Croyons, car ces hommes perdus, songeaient bien plus à nuire à Jésus et à le perdre qu’à prévoir comment ils éviteraient de périr eux-mêmes. Toujours est-il qu’ils craignaient et semblaient pourvoir à l’avenir. « Ils disaient » donc : « Que faisons-nous ? car cet homme opère beaucoup de miracles ; si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront, et ils nous extermineront, nous et notre ville ». Ils craignaient de perdre les biens temporels, et ils ne pensaient pas à s’assurer la vie éternelle ; et ainsi ont-ils perdu l’une et l’autre. Car, après la passion et la glorification du Seigneur, les Romains leur enlevèrent et leur ville qu’ils prirent d’assaut, et leur nation qu’ils transportèrent ailleurs, et à eux s’applique ce qui a été dit en un autre endroit : « Les enfants de ce royaume iront dans les ténèbres extérieures[1134] ». Le sujet de leur crainte était que si tous croyaient en Jésus-Christ, il ne restât personne pour défendre la cité de Dieu et le temple contre les Romains ; car ils pensaient que la doctrine de Jésus-Christ allait contre le temple et contre les lois de leurs pères.
27. « Mais l’un d’eux, Caïphe, le grand « prêtre de cette année, leur dit : Vous n’y connaissez rien, et vous ne considérez pas qu’il vous est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse point. Or, il ne dit pas cela de lui-même, mais comme il était grand prêtre de cette année, il prophétisa ». Par là, nous apprenons que même les hommes méchants peuvent par l’esprit de prophétie annoncer les choses à venir. Cependant l’Évangéliste attribue ce dernier fait à un mystère tout divin ; car, dit-il, il était Pontife, c’est-à-dire grand prêtre. On peut se demander comment il est appelé Pontife de cette année, car Dieu n’avait établi qu’un seul grand prêtre qui, à sa mort, ne devait avoir qu’un seul successeur. Mais il faut croire que, par suite de l’ambition et des rivalités qui surgirent parmi les Juifs, il fut établi dans la suite qu’ils seraient plusieurs, et qu’ils exerceraient leurs fonctions à leur tour et chacun pendant une année. C’est ce qui est dit à propos de Zacharie : « Or il arriva, lorsque Zacharie remplissait en son rang les fonctions du sacerdoce devant Dieu, selon la coutume établie parmi les prêtres, que le sort décida qu’il offrirait l’encens dans le temple du Seigneur [1135] ». Par là il paraît qu’ils étaient plusieurs, et qu’ils avaient leur tour. Car il n’était permis qu’au grand prêtre d’offrir l’encens[1136]. Et peut-être pour la même année étaient-ils plusieurs qui remplissaient ces fonctions, auxquels d’autres succédaient pour l’année, et parmi eux, le sort désignait-il celui qui devait offrir l’encens ? Que prophétisa donc Caïphe ? « Que Jésus devait mourir pour la nation ; et non seulement pour la nation, mais aussi pour rassembler les enfants de Dieu qui étaient dispersés ». Ces derniers mots ont été ajoutés par l’Évangéliste ; car Caïphe, dans sa prophétie, n’a parlé que de la nation juive, où se trouvaient ces brebis dont le Seigneur dit lui-même : « Je n’ai été envoyé que vers les brebis perdues de la maison d’Israël [1137]. Mais l’Évangéliste savait qu’il y avait d’autres brebis qui n’étaient pas de ce bercail, et qu’il fallait réunir, aria qu’il n’y eût qu’un seul bercail et un seul pasteur [1138]. Mais tout cela doit s’entendre par rapport à la prédestination ; car ceux qui n’avaient pas encore cru, n’étaient encore ni les brebis ni les enfants de Dieu.
28. « A partir de ce jour, ils pensèrent donc à le mettre à mort. C’est pourquoi. Jésus n’allait plus en public parmi les Juifs ; mais il s’en alla dans le pays qui est près du désert, en une ville appelée Ephrem, et là il demeurait avec ses disciples ». Le motif de sa conduite n’était point la disparition de sa puissance. Certes, s’il l’eût voulu, il aurait vécu publiquement au milieu des Juifs, et ils ne lui auraient fait aucun mal ; mais, dans cette faiblesse apparente de son humanité, il montrait à ses disciples l’exemple qu’ils devaient suivre : il leur prouvait que, pour les fidèles qui sont ses membres, il n’y aurait point de péché à se dérober aux yeux de leurs persécuteurs, et à éviter leur fureur criminelle, en se cachant, plutôt qu’à l’allumer davantage, en se présentant devant eux.

CINQUANTIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CET ENDROIT : « LA PÂQUE DES JUIFS ÉTAIT PROCHE », JUSQU’À CET AUTRE : « BEAUCOUP S’EN ALLAIENT À CAUSE DE LUI ET CROYAIENT EN JÉSUS ». (Chap. 11, 55, 56 et 12, 1-11.)[modifier]

LE VASE DE PARFUMS.[modifier]


On se trouvait à la fête de Pâques, figure de la vraie Pâque, et les Pharisiens incrédules voulaient se saisir de Jésus pour le perdre et se perdre du même coup. Puissent leurs descendants mériter par leur foi de le saisir pour se sauver ! Sur ces entrefaites, Jésus vint souper à Béthanie, et Marie versa sur ses pieds un vase de parfums. Ces parfums étaient l’emblème des bonnes œuvres du chrétien, qui portent la vie ou la mort dans l’âme de ceux qui en sont témoins, suivant les intentions qu’ils apportent à les voir : témoin Judas, qui prit scandale de l’action méritoire de Marie. À ses réflexions déplacées, Jésus fit une réponse qui dut lui donner occasion de rentrer en lui-même.


1. Sur ce qui nous a été lu hier du saint Évangile, je vous ai dit ce que le Seigneur m’a inspiré : sur la leçon d’aujourd’hui, qui suit celle d’hier, je vous dirai ce que le Seigneur me donnera. Il se trouve dans les Écritures des choses si claires, qu’il suffit de les entendre pour les comprendre. Nous ne nous appesantirons point sur ces passages, afin d’avoir le temps de nous arrêter sur ceux qui le demanderont.
2. « Or, la Pâque des Juifs était proche ». Ce jour de fête, les Juifs voulaient l’ensanglanter du sang du Seigneur. En ce jour de fête fut mis à mort l’Agneau qui pour nous a consacré par son sang ce même jour de fête. Les Juifs tenaient conseil entre eux sur la mise à mort de Jésus. Et lui, qui n’était venu du ciel que pour souffrir, voulut se rapprocher du lieu de sa passion, parce que l’heure de sa passion approchait. « Et plusieurs de cette contrée-là montèrent à Jérusalem avant Pâques, pour se purifier ». Les Juifs agissaient ainsi pour obéir au commandement du Seigneur, qui leur avait été donné par Moïse dans la loi. Ce commandement leur prescrivait de se réunir de toutes parts en cette fête de Pâques, et de se purifier pour la célébration de ce grand jour. Mais cette célébration n’était que l’ombre de ce qui devait venir. Qu’est-ce à dire, l’ombre de ce qui devait venir ? C’était une prophétie de la venue de Jésus-Christ, une annonce des souffrances qu’il devait endurer en ce jour-là pour nous, afin que l’ombre cessât et que la lumière vînt ; pour que la figure passât et nous mît en possession de la vérité. La Pâque que célébraient les Juifs était donc l’ombre, et la nôtre est la lumière. Car à quoi bon leur ordonner d’immoler un agneau en ce jour de fête, sinon parce que le Sauveur est celui dont un Prophète a dit : « Il a été conduit à la mort comme un agneau [1139] ? » Du sang de l’agneau immolé, les Juifs marquèrent les portes de leur maison : nos fronts sont marqués du sang de Jésus-Christ. Et comme cette marque était un signe, nous lisons qu’elle éloigna l’ange exterminateur des maisons sur lesquelles elle était empreinte Exod.[1140]. De même en est-il du signe de Jésus-Christ : il éloigne de nous l’exterminateur, si cependant notre cœur reçoit le Sauveur. Pourquoi cette condition ? Parce qu’il en est plusieurs qui ont leur porte marquée, tandis que personne ne réside dans leur âme : il leur est facile de recevoir sur le front le signe de Jésus-Christ, mais dans leur cœur ils ne reçoivent pas la parole de Jésus-Christ. C’est pourquoi, mes frères, j’ai dit et je répète que le signe de Jésus-Christ chasse loin de nous l’exterminateur, si notre cœur a pour habitant Jésus-Christ. Et j’ai dit cela, afin que personne ne se mit en peine de rechercher ce que signifiait cette fête des Juifs. Le Seigneur est donc venu comme une victime, pour que nous ayons une vraie pâque, en célébrant sa passion à l’image de l’immolation de l’Agneau.
3. « Ils cherchaient donc Jésus », mais ils le cherchaient dans de mauvaises intentions. Heureux ceux qui le cherchent, mais qui le cherchent bien ! Ils cherchaient Jésus, mais pour ne pas l’avoir, et pour nous en priver nous-mêmes ; mais parce qu’il a été forcé par eux de s’éloigner de leurs personnes, nous l’avons nous-mêmes reçu. On blâme parfois ceux qui cherchent Jésus, et parfois on les loue. C’est en effet l’esprit avec lequel on cherche qui attire la louange ou le blâme. De fait, tu lis dans un psaume ces paroles : « Qu’ils soient couverts de honte et d’ignominie, ceux qui cherchent ma vie [1141] » ; voilà ceux qui cherchaient mal. Mais, dans un autre endroit, il est dit : « Toute fuite m’échappe, et il n’est personne qui cherche ma vie[1142] ». Blâmés sont ceux qui cherchaient, blâmés sont encore ceux qui ne cherchaient pas. Cherchons donc Jésus, mais pour le posséder ; cherchons-le pour le garder, et non pour le tuer : les Juifs le cherchaient pour s’en emparer, et pour le perdre aussitôt : « Ils le cherchaient donc, et ils disaient entre eux : « Que vous semble-t-il qu’il ne soit pas venu à ce jour de fête ? »
4. « Or, les Pontifes et les Pharisiens avaient donné ordre que si quelqu’un savait où il était, il le déclarât, afin de le saisir ». C’est maintenant à nous de dire aux Juifs où est le Christ. Puissent-ils vouloir nous entendre et se saisir du Christ, tous les descendants de ceux qui avaient donné l’ordre, de leur indiquer où il était ! Qu’ils viennent à l’Église, ils apprendront où est le Christ, et ils le saisiront qu’ils l’apprennent de nous, qu’ils l’apprennent de l’Évangile : il a été mis à mort par leurs pères ; il a été enseveli, il est ressuscité, il s’est fait reconnaître de ses disciples ; en leur présence il est monté au ciel, où il est assis à la droite du Père ; il a été jugé et il viendra comme juge : qu’ils écoutent donc et qu’ils le prennent ; ils répondront peut-être : Mais comment saisir celui qui est absent ? Comment pénétrer jusque dans le ciel où il est assis, pour s’emparer de lui ? Que ta foi s’élève jusqu’au ciel, et tu le saisiras. Tes pères l’ont saisi avec les mains de leur corps ; pour toi, saisis-le avec ton cœur ; car, bien qu’absent, Jésus-Christ est toujours présent : s’il ne l’était point, nous serions nous-mêmes dans l’impossibilité de le saisir : mais comme ce qu’il nous dit est vrai, « voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles [1143] » ; s’il s’en est allé, il est encore ici ; s’il est retourné à son Père, il ne nous a pas abandonnés. Son corps s’est élevé dans les cieux, mais sa divinité ne s’est pas éloignée du monde.
5. « Jésus donc, six jours avant la Pâque, vint à Béthanie, où était mort Lazare, qu’il avait ressuscité. On lui donna à souper, Marthe le servait et Lazare était un de ceux qui étaient à table avec lui ». De peur que les hommes ne s’imaginassent que sa résurrection d’entre les morts n’était qu’un vain fantôme, Lazare était du nombre de ceux qui étaient à table avec lui ; il était vivant ; il parlait, il prenait part au festin : la vérité se manifestait ainsi au grand jour, et l’incrédulité des Juifs se trouait confondue. Le Seigneur était donc à table avec Lazare et les autres, et Marthe, une des sœurs de Lazare, les servait.
6. Or « Marie », l’autre sœur de Lazare, « prit une livre de vrai nard, parfum précieux, et le répandit sur les pieds de Jésus, et elle les essuya avec ses cheveux, et toute la maison fut remplie de l’odeur du parfum ». Vous avez entendu le fait, cherchons le mystère qu’il renferme. O âme, qui que tu sois, si tu veux être fidèle, avec Marie verse sur les pieds du Sauveur un parfum précieux. Ce parfum n’était autre que la justice, c’est pourquoi il y en avait une livre. C’était un parfum « de nard » précieux et éprouvé. Le nom donné à ce parfum indique, à ce que je crois, la contrée d’où il venait ; mais ce mot n’est pas exempt de mystère, et il convient bien à celui que nous voulons découvrir. En grec, pistis signifie la foi. Tu voulais savoir comment pratiquer la justice ? « Le juste vit de la foi[1144] ». Oins les pieds de Jésus par une vie sainte, suis les traces du Seigneur. Essuie ses pieds avec tes cheveux ; si tu as du superflu, donne-le aux pauvres, et tu auras essuyé les pieds du Seigneur, car les cheveux sont pour le corps comme quelque chose de superflu. Tu vois ce qu’il faut faire de ton superflu ; il est superflu pour toi, mais il est nécessaire aux pieds du Seigneur. Peut-être que, sur la terre, les pieds du Seigneur se trouvent dans le besoin. De qui donc, sinon de ses membres, doit-il dire à la fin du monde : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait [1145] ? » Vous avez donné des choses qui né vous étaient pas nécessaires, mais vous avez soulagé mes pieds.
7. « Et toute la maison fut remplie de l’odeur ». Le monde se remplit de la bonne renommée ; car la bonne odeur, c’est la bonne renommée. Ceux qui vivent mal et qui portent le nom de chrétiens font injure à Jésus-Christ ; c’est d’eux qu’il est dit : « A cause d’eux le nom du Seigneur est blasphémé[1146] » ; mais si à cause d’eux le nom de Dieu est blasphémé, à cause des bons le nom du Seigneur est comblé de louanges. Écoutez l’Apôtre : « Nous sommes », dit-il, « la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu ». Il est dit aussi au Cantique des cantiques : « Ton nom est un parfum répandu[1147] » ; mais revenons à l’Apôtre : « Nous sommes », dit-il, « la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, et pour ceux qui se sauvent et pour ceux qui périssent ; aux uns une odeur de vie pour la vie, et aux autres une odeur de mort pour la mort. Et qui est propre à ce ministère[1148] ? » La lecture de ce passage du saint Évangile nous fournit l’occasion de parler de cette bonne odeur, de telle sorte que nos paroles soient suffisantes, et que vous l’écoutiez avec attention ; car l’Apôtre lui-même nous dit : « Qui est propre à ce ministère ? » Donc, par cela seul que nous nous efforcerons de parler, serons-nous propres à le faire ; et vous, serez-vous aptes à entendre ces choses ? Pour moi, en vérité, je n’en suis pas capable ; mais il en est capable, celui qui par moi daignera vous dire des choses qu’il vous sera avantageux d’entendre. L’Apôtre « est une bonne odeur », comme il le dit lui-même ; mais bien qu’il soit une bonne odeur, et s’il est « aux uns une odeur de vie pour la vie, il « n’en est pas moins pour les autres une odeur de mort pour la mort ». Et cependant il est une bonne odeur, car il ne dit point aux uns : Je suis une bonne odeur pour la vie ; aux autres : une mauvaise odeur pour la mort ; il dit qu’il est une bonne odeur et non une mauvaise, et cette même bonne odeur donne, selon lui, la vie aux uns et aux autres elle donne la mort. Heureux ceux que la bonne odeur fait vivre ; mais y a-t-il rien de plus malheureux que de trouver dans la bonne odeur un principe de mort ?
8. Mais, dira quelqu’un, quel est celui que la bonne odeur fait mourir ? C’est là que s’applique ce que dit l’Apôtre : « Et qui est capable d’un tel ministère ? » Par quel incompréhensible secret Dieu agit-il de manière à ce que la même bonne odeur fasse vivre les bons et mourir les méchants ? Comment cela se fait-il ? Je vais tâcher de vous l’indiquer, autant, du moins, que Dieu daignera me le découvrir (peut-être y a-t-il sous ces paroles un sens plus profond que je ne saurais dévoiler) ; néanmoins je ne dois pas vous cacher ce que j’ai pu y voir. L’apôtre Paul était connu partout comme un homme de bien, vivant saintement, soutenant par sa bonne vie la justice qu’il annonçait par ses paroles, comme un docteur admirable et un fidèle dispensateur. Pour ce motif, les uns l’aimaient, d’autres lui portaient envie ; car en un certain endroit il dit lui-même de quelques-uns qu’ils annonçaient Jésus-Christ non avec pureté d’intention, mais par jalousie, « croyant », dit-il, « ajouter des peines à mes liens » ; mais qu’ajoute-t-il ? « Peu importe que Jésus-Christ soit annoncé par occasion ou par un vrai zèle, pourvu qu’il soit annoncé [1149] ». Ceux qui m’aiment l’annoncent, ceux qui me portent envie l’annoncent aussi – les uns vivent de la bonne odeur, les autres en meurent ; cependant, que par les uns et par les autres le nom de Jésus-Christ soit annoncé, et que le monde soit rempli de son odeur si précieuse. Aimes-tu celui qui fait le bien ? la bonne odeur te fait vivre ; portes-tu envie à celui qui fait le bien ? la bonne odeur te fait mourir. Mais parce que tu as voulu mourir, as-tu pour cela rendu mauvaise cette odeur ? Ne porte envie à personne, et la bonne odeur ne te fera pas mourir.
9. Enfin, écoutez encore comment ce parfum fut pour les uns une bonne odeur pour la vie, et pour les autres une bonne odeur pour la mort. Lorsque Marie, dans sa piété, eut fait cela pour marquer son respect à l’égard du Seigneur, aussitôt « un de ses disciples, Judas Iscariote, qui devait le trahir, dit : Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers, et ne les a-t-on pas donnés aux pauvres ? » Malheur à toi, misérable, la bonne odeur t’a tué ! Pourquoi a-t-il tenu ce langage ? c’est ce que le saint Évangéliste nous découvre. Si l’Évangile ne nous avait fait connaître son intention, nous nous serions imaginé qu’il avait ainsi parlé par amour pour les pauvres ; mais non : quoi donc ? Écoute ce que dit un témoin véridique : « Il dit cela, non qu’il eût souci des pauvres mais parce qu’il était larron ; il portait la bourse et gardait ce qu’on y mettait ». Le portait-il ou bien l’emportait-il ? Il le portait comme économe, il l’emportait comme larron.
10. Vous apprenez par là que ce Judas ne commença pas à se pervertir au moment où, gagné par les Juifs, il leur livra le Seigneur. Plusieurs, n’étudiant pas l’Évangile, croient que Judas se perdit alors seulement qu’il reçut des Juifs de l’argent pour leur livrer le Seigneur. Non, ce n’est pas alors qu’il se perdit, il était déjà voleur, et bien qu’il marchât à la suite du Sauveur, il était déjà perdu ; c’est qu’il le suivait, non de cœur, mais de corps. Il complétait le nombre douze qui était celui des Apôtres ; mais il n’avait pas la grâce des Apôtres, il n’était le douzième qu’en apparence. À sa mort, un autre lui succéda, et le nombre apostolique fut complété, et il demeura, intact [1150]. Qu’est-ce donc, mes frères, que Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu apprendre à son Église, en permettant qu’un homme ainsi pervers se trouvât parmi les douze Apôtres ? n’a-t-il pas voulu nous apprendre à supporter les méchants et à ne pas diviser son corps ? Voilà Judas au milieu des saints, et Judas est un voleur ; fais-y attention, ce n’est pas un voleur ordinaire, il est voleur et sacrilège ; voleur d’argent, mais de l’argent du Seigneur ; voleur d’argent, mais d’argent sacré. En justice, on distingue entre le vol ordinaire et le péculat : le péculat est le vol de ce qui appartient au public, et le vol d’une chose privée n’est pas jugé aussi grave que celui d’une chose appartenant à l’État : avec quelle sévérité ne sera donc pas jugé le voleur sacrilège, qui ose enlever nonce qui appartient à un particulier, mais ce qui appartient à l’Église ? Celui qui vole l’Église doit être comparé au traître Judas. Tel était ce Judas, et cependant il entrait dans l’assemblée des onze autres disciples qui étaient des saints, et il en sortait. Comme eux il prit part à la cène du Seigneur ; il pouvait vivre avec eux, mais il ne pouvait les souiller. Pierre et Judas reçurent du même pain, et cependant qu’y a-t-il de commun entre le fidèle et l’infidèle ? Pierre a reçu ce pain pour la vie, Judas pour la mort. Cette bonne nourriture, en effet, est comme la bonne odeur dont nous parlions. Et comme la bonne odeur, cette bonne nourriture donne la vie aux bons et la mort aux méchants. « Car celui qui la mange indignement, mange et boit sa propre condamnation [1151] ». « Sa condamnation », et non pas la tienne, puisque c’est sa propre condamnation et non la tienne. Toi qui es bon, supporte les méchants pour arriver à la récompense des bons, et ne pas tomber dans le supplice des méchants.
11. Faites attention aux exemples que le Seigneur nous a donnés pendant qu’il était sur la terre. Pourquoi avait-il une bourse, celui que les anges servaient, sinon parce que son Église devait, elle aussi, en avoir une ? Pourquoi a-t-il admis un voleur, si ce n’est pour que son Église supportât patiemment les voleurs ? Mais l’homme habitué à voler l’argent de la bourse qu’il porte, n’hésite pas, pour recevoir de l’argent, à vendre le Seigneur lui-même. Voyons ce que le Seigneur lui répond. Remarquez-le, mes frères, il ne lui dit pas : C’est afin de pouvoir voler que tu parles ainsi ; il le savait voleur, mais il ne le fit point connaître pour tel, il le supporta, nous donnant ainsi un exemple de patience et nous apprenant à supporter les méchants qui se trouvent dans l’Église. « Jésus donc lui dit : Laisse-la faire, afin qu’elle conserve ce parfum pour le jour de ma sépulture ». Il leur prédit ainsi qu’il allait bientôt mourir.
12. Or, que signifie ce qui suit : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours avec vous ? » Je comprends bien : « Vous aurez toujours des pauvres ». Ce qu’il dit est bien vrai. Quand l’Église a-t-elle été dépourvue de pauvres ? Mais que veut dire : « Pour moi, vous ne m’aurez pas toujours » ; comment comprendre ces mots : « Vous ne m’aurez pas toujours ? » Cependant, ne vous en effrayez pas, c’est à Judas que Jésus s’adressait. Alors pourquoi n’a-t-il pas dit : « Tu auras » ; mais bien : « Vous aurez ? » C’est qu’il n’y a pas qu’un seul Judas. Un seul méchant représente le corps des méchants, comme Pierre représente le corps des bons, et même le corps de l’Église, mais dans les bons. Car si en la personne de Pierre ne se fut pas trouvée la figure mystique de l’Église, le Seigneur ne lui aurait pas dit : « Je te donnerai la clef du royaume des cieux ; tout ce que tu délieras sur la terre sera délie dans le ciel, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel [1152] ». Si ces paroles n’avaient été adressées qu’à Pierre, l’Église ne pourrait exercer ce pouvoir. Néanmoins, ce pouvoir s’exerce dans l’Église, de sorte que ce qui est lié sur la terre est lié dans le ciel, et que ce qui est délie sur la terre est délie dans le ciel ; en effet, quand l’Église excommunie, l’excommunié est lié dans le ciel ; lorsque l’Église le réconcilié, il est délie dans le ciel. Si donc cela se fait ainsi dans l’Église au moment où Pierre reçut les clefs, il représentait la sainte Église. De même que, dans la personne de Pierre, se trouvaient représentés les bons qui font partie de l’Église ; ainsi, les méchants qui sont dans l’Église, se trouvaient représentés par la personne de Judas. C’est à eux qu’il a été dit : « Vous ne m’aurez pas toujours ». Que veut dire : « Pas toujours ? » Et que signifie ce mot : « Toujours ? » Si tu es bon, si tu appartiens au corps que Pierre représente, tu auras Jésus-Christ et dans le présent et dans l’avenir ; dans le présent par la foi, dans le présent par son signe, dans le présent par le sacrement du baptême, dans le présent par l’aliment et le breuvage de l’autel. Tu as Jésus-Christ dans le présent, mais tu l’auras aussi toujours, parce que, quand tu sortiras de ce monde, tu iras vers celui qui dit au bon larron : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis[1153] ». Mais si tu vis mal, il semblera que tu possèdes Jésus-Christ dans le présent, parce que tu entreras dans l’Église, tu te marqueras du signe de Jésus-Christ, tu seras baptisé du baptême de Jésus-Christ, tu te mêleras à ses membres, tu t’approcheras de son autel, tu auras Jésus Christ dans le présent ; mais si tu vis mal, tu ne l’auras pas toujours.
13. On peut donner encore un autre sens à ces paroles : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». Et les bons peuvent le comprendre ainsi, mais sans aucune inquiétude pour eux-mêmes. Jésus-Christ ne voulait parler que de la présence de son corps. En effet, relativement à sa majesté, à sa providence, à sa grâce invisible et ineffable, s’accomplit ce qu’il a dit lui-même : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles [1154] ». Mais quant à la chair que le Verbe a prise, selon laquelle il est né de la Vierge, selon laquelle il a été saisi par les Juifs, attaché au bois de la croix, descendu de l’instrument de son supplice, enveloppé d’un linceul, enfermé dans le tombeau, manifesté à sa résurrection, « vous ne l’aurez pas toujours avec vous ». Pourquoi ? parce que corporellement il ne conversa que quarante jours avec ses disciples, et il monta au ciel où ils le conduisirent sinon du corps, du moins des yeux. Par conséquent, il n’est plus ici, car il est au ciel[1155] ; il y est assis à la droite du Père ; il est ici en même temps, car sa majesté n’a pas cessé de se trouver présente. En d’autres termes, par rapport à sa divinité, nous ».vous toujours Jésus-Christ avec nous ; mais quant à sa présence corporelle, c’est avec raison qu’il a dit à ses disciples : « Vous ne m’aurez pas toujours ». L’Église n’a joui de sa présence charnelle que l’espace de peu de jours ; maintenant elle le possède par la foi, sans le voir des yeux du corps. Donc, que ces paroles : « Vous ne m’aurez pas toujours », doivent s’entendre dans ce sens ou dans un autre, la question ne me semble plus difficile à résoudre, puisqu’on peut la faire de deux manières.


14. Ecoutons le peu qui nous reste. « Une grande multitude de Juifs apprit donc qu’il était là, et ils y vinrent, non pas seulement à cause de Jésus, mais aussi pour voir Lazare qu’il avait ressuscité ». Ce fut la curiosité qui les amena, et non la charité ; ils vinrent et ils virent. Mais admirez la résolution que leur inspira leur vanité : Ils virent Lazare ressuscité, et comme ce grand miracle du Seigneur avait été publié avec une évidence manifeste, comme le bruit s’en était répandu partout ; comme d’ailleurs ils ne pouvaient ni le cacher ni le nier, voici ce qu’ils imaginèrent. « Cependant les Princes des Prêtres pensèrent à faire mourir aussi Lazare, parce que beaucoup s’éloignaient des Juifs à cause de lui et croyaient en Jésus ». O folle imagination, ô aveugle cruauté ! Le Seigneur Jésus-Christ, qui avait pu ressusciter cet homme mort de maladie, ne pouvait-il pas le ressusciter quand ils l’auraient tué ? En donnant la mort à Lazare, enleviez-vous au Seigneur sa puissance ? Si, pour vous, autre chose est un homme mort, autre chose un homme tué, le Seigneur a ressuscité l’un et l’autre ; il a ressuscité Lazare qui était mort, il s’est ressuscité lui-même après avoir été tué par les Juifs.

CINQUANTE ET UNIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS LE PASSAGE OU IL EST ÉCRIT : « AU LENDEMAIN LE PEUPLE, QUI ÉTAIT VENU EN GRANDE FOULE À LA FÊTE, ETC », JUSQU’À CET AUTRE : « SI QUELQU’UN M’A SERVI, MON PÈRE L’HONORERA ». (Chap. 12,12-26.)[modifier]

HOSANNA.[modifier]

Après la résurrection de Lazare, une foule de peuple vint au-devant de lui, le saluant du nom de Fils de David, etc., et Jésus entra à Jérusalem sur une ânesse accompagnée de son ânon, figure de ceux d’Israël qui ne croiraient pas et de ceux qui croiraient en lui. Alors s’approchèrent de lui des Gentils qui étaient venus à la fête, et il en prit occasion de parler de sa glorification précédée de sa passion. Promettant une participation à sa gloire à ceux qui renonceraient même à leur vie pour le servir.


1. Après que le Seigneur eut, au grand étonnement des Juifs, ressuscité Lazare mort depuis quatre jours, les uns crurent en lui parce qu’ils l’avaient vu, les autres en conçurent contre lui une envie qui les fit périr, à cause de la bonne odeur, qui est une odeur de vie pour les uns, et une odeur de mort pour les autres [1156] ; Jésus se mit donc à table dans la demeure, et en compagnie de Lazare qui était mort et qu’il avait ressuscité ; un parfum, dont l’odeur remplit toute la maison, fut répandu sur ses pieds, et les Juifs, dans leur cœur corrompu, formèrent le projet aussi cruel que vain et insensé de tuer Lazare. Nous vous avons parlé de tout cela comme nous avons pu, dans les discours précédents, et selon que le Seigneur nous a donné de le faire. Maintenant, que votre charité veuille bien remarquer quel fruit, même avant sa passion, avait produit la prédication du Seigneur, et combien était grand le troupeau des brebis perdues de la maison d’Israël qui avaient entendu la voix du pasteur.
2. En effet, l’Évangile, dont vous venez d’entendre la lecture, s’exprime ainsi : « Le lendemain, une grande foule qui était venue à la fête ayant appris que Jésus se rendait à Jérusalem, prit des branches de palmier et s’avança au-devant de lui, en criant : « Hosanna, béni soit le Roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur ». Les branches de palmier sont les louanges et sont l’emblème de la victoire ; car, en mourant, le Seigneur allait vaincre la mort, et, par sa croix, triompher du diable, prince de la mort. « Hosanna », comme disent quelques-uns qui connaissent la langue hébraïque, est une exclamation de prière ; elle indique un sentiment plutôt qu’une chose précise : ainsi sont les mots que, dans la langue latine, on appelle interjections : par exemple, dans la douleur, nous disons : hélas ! ou dans la joie nous disons : oh ! ou bien dans l’admiration nous disons : ô la grande chose ! car alors le terme ô ne signifie rien, si ce n’est le sentiment, l’admiration où nous sommes. Ce qui doit nous faire croire qu’il en est ainsi, c’est que ni la version grecque ni la version latine n’ont pu traduire ce mot, non plus que cet autre : « Celui qui aura dit à son frère : Racha [1157] ». Ce dernier mot semble être aussi une interjection qui indique un mouvement de colère.
3. Mais « béni soit le roi d’Israël qui vient « au nom du Seigneur » ; il semble que par « au nom du Seigneur », il faille entendre au none de Dieu le Père : quoiqu’on puisse l’entendre aussi de son nom à lui, car il est aussi le Seigneur. C’est pourquoi ailleurs il est écrit : « Le Seigneur fit pleuvoir par la puissance du Seigneur[1158] ». Mais elles dirigent bien mieux notre intelligence, les paroles de Celui qui a dit : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m’avez pas reçu ; un autre viendra en son nom, et vous le recevrez[1159] ». Jésus-Christ, en effet, est le docteur de l’humilité, car il s’est humilié lui-même, en se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix [1160]. Mais il ne perd pas sa nature divine, quand il nous enseigne l’humilité : par la divinité, il est égal au Père ; par l’humilité, il nous est semblable. En tant qu’il est égal au Père, il nous a créés pour nous faire exister ; en tant qu’il nous est semblable, il nous a rachetés pour ne pas nous laisser périr.
4. La foule lui adressait ces louanges « Hosanna, béni soit le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur ». Quel cruel tourment de cœur devaient souffrir dans leur envie les princes des Juifs, quand une si grande multitude proclamait roi Jésus-Christ ? Mais qu’était-ce pour le Seigneur que d’être roi d’Israël ? Quel avantage y avait-il pour le roi des siècles de devenir roi des hommes ? Jésus-Christ n’était pas roi d’Israël pour exiger des tributs, pour former des armées et combattre des ennemis visibles : il était roi d’Israël pour gouverner les âmes, préparer les biens éternels et conduire au royaume des cieux ceux qui croient et espèrent en lui et qui l’aiment. Le Fils de Dieu égal au Père, le Verbe par qui toutes choses ont été faites, a voulu être roi d’Israël, mais c’est par condescendance et non pour s’élever : c’est de sa part une marque de bonté, et non pas une augmentation de pouvoir. Car celui qu’on appelait, sur la terre, roi des Juifs, est dans les cieux le Seigneur des anges.
5. « Et Jésus trouva un ânon et s’assit dessus ». Jean rapporte ce fait en peu de mots : pour les autres Évangélistes, ils racontent très au long comment la chose se fit[1161] ; seulement Jean cite le passage du prophète qui a prédit cet événement, afin de montrer que c’était par malice que les princes des Juifs ne reconnaissaient pas Celui en qui s’accomplissait ce qu’ils lisaient. « Jésus trouva » donc « un ânon et s’assit dessus, ainsi qu’il est écrit : Ne crains point, fille de Sion, voici ton roi qui vient assis sur le poulain d’une ânesse ». Au milieu de ce peuple était donc la fille de Sion ; et Sion, c’est Jérusalem. Dans ce peuple, dis-je, réprouvé et aveugle, était la fille de Sion, à qui le Prophète avait dit : « Ne crains point, voici ton roi qui vient assis sur le poulain d’une ânesse ». Cette fille de Sion, à qui Dieu faisait dire ces paroles, était du nombre de ces brebis qui écoutaient la voix du pasteur ; elle se trouvait dans cette multitude qui louait avec tant d’énergie le Seigneur pendant sa marche et l’accompagnait en si grande foule. Le Prophète lui dit : « Ne crains pas », reconnais celui dont tu chantes les louanges, et ne te laisse pas intimider par ses souffrances, car ce sang qui est répandu est celui qui doit effacer ton péché et te rendre la vie. Ce poulain d’ânesse sur lequel personne ne s’était encore assis

(ainsi que nous le lisons dans les autres Évangélistes), représente les peuples Gentils, qui n’avaient point reçu la foi du Seigneur. L’ânesse (car l’un et l’autre furent amenés au Seigneur), l’ânesse figurait, la portion du peuple juif qui vint à Jésus, sans éprouver de sentiments tout à fait hostiles, et qui reconnut la crèche du Sauveur.
6. « Ses disciples ne comprirent point cela d’abord ; mais quand Jésus eut été glorifié », c’est-à-dire quand il eut montré la vertu de sa résurrection, « alors ils se rappelèrent que ces choses avaient été écrites de lui, et que les Juifs les avaient accomplies », c’est-à-dire ne lui avaient fait autre chose que ce qui avait été écrit de lui, repassant dans leur mémoire ce qui, d’accord avec l’Écriture, était arrivé avant ou pendant la passion du Seigneur. Ils trouvèrent que, d’après les Prophètes, il devait s’asseoir sur le poulain d’une ânesse.
7. « La foule qui était avec lui lorsqu’il appela Lazare du tombeau et le ressuscita d’entre les morts en rendait témoignage ; c’est pour cela que le peuple vint en foule au-devant de lui, parce qu’il savait qu’il avait fait ce miracle. Les Pharisiens se dirent donc les uns aux autres : Vous voyez bien que nous ne gagnons rien, voilà que tout le monde marche à sa suite ». La foule qui le suivait troubla la foule qui le haïssait. Mais pourquoi es-tu jalouse, foule aveugle, de ce que le monde marche après celui par qui le monde a été fait ?
8. « Quelques Gentils, de ceux qui étaient venus pour adorer au jour de la fête, s’approchèrent donc de Philippe, qui était de Bethsaïda, en Galilée, et le prièrent en disant : Seigneur, nous voudrions voir Jésus. Philippe alla le dire à André, et André et Philippe le dirent à Jésus ». Écoutons ce que le Seigneur répondit à cela : voilà que les Juifs veulent le tuer, les Gentils veulent le voir ; mais ceux qui criaient : « Béni soit le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur », étaient aussi du nombre des Juifs. Les uns viennent de la circoncision, les autres de la gentilité, comme deux murs qui s’avancent de différents côtés et se réunissent en un baiser de paix et dans le sentiment de la même foi en Jésus-Christ. Écoutons donc la voix de la pierre angulaire. « Jésus leur répondit : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié ». Quelqu’un pensera peut-être que Jésus dit qu’il va être glorifié, parce que des Gentils voulaient le voir ; mais non : il voyait qu’après sa passion et sa résurrection les Gentils croiraient en lui par toute la terre ; « car », selon l’expression de l’Apôtre, « une partie d’Israël est tombée dans l’aveuglement jusqu’à ce que la plénitude des Gentils entre dans l’Église [1162] ». À l’occasion de ces Gentils qui voulaient le voir, il annonce la future plénitude des Gentils, et il promet que déjà est proche l’heure de sa glorification, les nations devant croire en lui quand cette glorification aura eu lieu dans le ciel. C’est pourquoi il a été dit d’avance : « Mon Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux, et que votre gloire couvre toute la terre[1163] ». Voilà la plénitude des nations, dont l’Apôtre dit : « L’aveuglement est tombé sur une partie d’Israël, jusqu’à ce que la plénitude des nations entre dans l’Église ».
9. Mais comme la grandeur de sa glorification devait être précédée par les abaissements de sa passion, il ajouta ensuite : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de froment jeté en terre ne meurt pas, il demeure a seul ; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruit ». C’est de lui-même qu’il parlait, il était le grain qui devait périr pour se multiplier ensuite ; il devait périr victime de l’infidélité des Juifs et se multiplier par la foi des peuples.
10. Puis il nous exhorte à suivre les traces de sa passion : « Celui », dit-il, « qui aime a son âme la perdra ». Celui peut s’entendre de deux manières : « Celui qui aime son âme la perdra », c’est-à-dire : Si tu aimes ton âme, perds-la. Si tu veux conserver ton âme en Jésus-Christ, ne crains pas de mourir pour lui ; ou bien, d’une autre façon : « Celui qui a aime son âme la perdra », c’est-à-dire n’aime pas ton âme de peur de la perdre ; nel’aime pas en cette vie, de peur de la perdre en la vie éternelle. Ce dernier sens paraît mieux s’accorder avec le texte de l’Évangile ; car il ajoute : « Et celui qui hait son âme en ce monde, la gardera pour la vie éternelle ». Donc quand il est dit plus haut : « Celui qui aime son âme », il faut sous-entendre, en ce monde, celui-là la perdra. « Mais celui qui hait son âme » également en ce monde, la gardera pour la vie éternelle. Grande et étonnante vérité ! l’homme a pour son âme un amour qui la fait périr, et une haine qui l’empêche de périr. Si tu aimes mal, tu détestes ; si tu hais de la bonne manière, tu aimes. Heureux ceux qui savent haïr pour conserver, de peur de perdre en aimant. Mais prends-y garde : qu’il ne te vienne pas à l’esprit de te tuer, dans la pensée que tu dois ainsi haïr ton âme en ce monde ; c’est par ce principe que quelques hommes méchants et pervers, cruels et détestables, homicides d’eux-mêmes, se jettent dans les flammes ou dans l’eau, ou dans les précipices, et se donnent la mort. Ce n’est pas là ce que Jésus-Christ nous apprend ; au contraire, lorsque le diable lui proposa de se jeter du haut en bas du temple, il lui répondit : « Retire-toi, Satan, il est écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu[1164] ». Pour annoncer à Pierre par quelle mort il devait glorifier Dieu, il lui dit : « Lorsque tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, un autre te ceindra et te portera où tu ne veux pas[1165] ». Par là, Jésus-Christ marquait assez que celui qui veut suivre son exemple ne doit passe tuer lui-même, mais seulement se laisser tuer par les autres. Si telle circonstance se présentait, où l’on serait placé dans l’alternative de faire quelque chose contre la loi de Dieu, ou de perdre la vie, et qu’un persécuteur, par ses menaces de mort, obligeât à prendre l’un des deux partis, en choisissant de mourir pour l’amour de Dieu, plutôt que de vivre en l’offensant, alors on hait son âme en ce monde, afin de la garder pour la vie éternelle.
11. « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ». Que veut dire : « Qu’il me suive », sinon : qu’il m’imite ? « Jésus-Christ, en effet, a souffert pour nous », dit l’apôtre Pierre, a nous laissant un exemple, afin que nous « suivions ses traces[1166] ». Voilà ce que veut dire : « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ». Mais à quel prix ? quel salaire, quelle récompense promet-il ? « Et où je serai », dit-il, « là aussi sera mon serviteur ». Aimons-le donc sans espérer d’autre récompense de notre service que celle d’être avec lui. Car où sera-t-on bien sans lui, et quand pourra-t-on être mal avec lui ? Écoutez, voici qui est plus clair encore : « Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera ». De quel privilège, sinon du privilège d’être placé à côté de son Fils ? Ce qu’il dit en effet plus haut : « Où je serai, là sera aussi mon serviteur », c’est ce qu’il veut expliquer quand il dit : « Mon Père l’honorera ». Quel plus grand honneur pourra recevoir le fils adoptif, que celui d’être où est le Fils unique, et d’être non pas égal à sa divinité, mais associé à son éternité ?
12. Mais qu’est-ce que servir Jésus-Christ ? À quelle œuvre promet-il une si grande récompense ? Voilà bien ce que nous devons de préférence chercher à savoir. Il ne faut pas nous imaginer que servir Jésus-Christ, c’est lui préparer les choses nécessaires à son corps, comme le servir à table et lui préparer à manger, ou bien lui offrir à boire et préparer sa boisson. Ceux-là seuls ont pu le servir ainsi, qui ont pu le posséder en personne, comme Marthe et Marie, lorsque Lazare était, avec d’autres, à la même table que lui. Judas lui-même, cet homme perdu, a aussi servi Jésus-Christ de cette manière ; car c’était lui qui tenait l’argent, et quoique ce scélérat dérobât une partie de ce qui lui était confié, il pourvoyait néanmoins au nécessaire [1167]. Aussi quand le Seigneur lui dit : « Ce que tu fais, fais-le promptement », quelques disciples pensèrent qu’il lui ordonnait de préparer ce qui était nécessaire pour la fête, ou de donner quelque chose aux pauvres[1168]. En aucune façon le Seigneur ne dirait donc de ces serviteurs : « Là où je suis, là aussi sera mon serviteur » ; et encore : « Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera » ; puisque Judas, qui l’avait servi de cette manière, a été réprouvé au lieu d’être honoré. Mais pourquoi chercher ailleurs ce que c’est que servir Jésus-Christ, et ne pas interroger plutôt ses propres paroles ? Quand il dit : « Si quelqu’un me a sert, qu’il me suive », nous devons l’entendre comme s’il disait : Si quelqu’un ne me suit pas, il ne me sert point. Ceux-là donc servent Jésus-Christ, qui ne cherchent pas leurs propres intérêts, mais les siens propres [1169]. Car, « qu’il me suive » veut dire qu’il marche dans mes voies et non dans les siennes, ainsi qu’il est écrit ailleurs : « Celui qui dit qu’il demeure en Jésus-Christ, doit marcher lui-même, comme Jésus-Christ a marché [1170] ». Il doit donc, s’il donne du pain à celui qui a faim, le faire par un sentiment de miséricorde, et non par vanité ; il doit ne rechercher que la bonne œuvre, et sa main gauche doit ignorer ce que fait sa main droite [1171]. C’est-à-dire : il lui faut éloigner tout sentiment de cupidité de cette œuvre de charité. Celui qui sert ainsi, sert vraiment Jésus-Christ, et c’est à lui que s’adresseront ces paroles : « Quand tu as fait cela au plus petit de mes frères, c’est à moi que tu l’as fait[1172] ». Et non seulement les œuvres de miséricorde corporelle, mais toutes les bonnes œuvres faites pour Jésus-Christ, (car alors elles sont vraiment bonnes, puisque « Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront[1173] ». Toutes ces œuvres nous rendront serviteurs de Jésus-Christ, au point de nous faire accomplir cette œuvre de charité parfaite, qui consiste à donner sa vie pour ses frères ; car c’est la donner pour Jésus-Christ. Et c’est d’eux, comme ses membres, qu’il dira : Quand tu as fait cela pour eux, c’est pour moi que tu l’as fait. C’est pour une telle œuvre qu’il a daigné le faire et se nommer lui-même serviteur, puisqu’il a dit : « Comme le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour plusieurs[1174] ». Ainsi chacun de nous deviendra serviteur de Jésus-Christ, par ce qui a fait de Jésus-Christ notre serviteur. Et celui qui servira ainsi Jésus-Christ, son Père l’honorera d’un honneur si grand, qu’il le placera avec son Fils, et que son bonheur ne finira jamais.
13. Lors donc, mes frères, que vous entendez dire à Notre-Seigneur : « Où je suis, là aussi sera mon serviteur », ne vous imaginez pas qu’il ne s’agisse que des saints évêques et des bons clercs. Vous aussi, selon la mesure de vos moyens, servez Jésus-Christ en vivant bien, en faisant des aumônes, et en prêchant son nom et sa doctrine à tous ceux dont vous pourrez vous faire entendre ; que tout chef de famille reconnaisse que son nom même l’oblige à témoigner à ses enfants une affection paternelle. Que pour Jésus-Christ et pour la vie éternelle il avertisse tous les siens, qu’il les instruise, qu’il les encourage et les corrige ; qu’il emploie la douceur, qu’il mette en œuvre la sévérité. Et ainsi, dans sa maison, il remplira pour ainsi dire une fonction ecclésiastique et épiscopale, puisqu’il servira Jésus-Christ, afin d’être avec lui pendant l’éternité. Beaucoup d’entre vous ont servi Jésus-Christ jusqu’à souffrir pour lui rester fidèles, et ce n’étaient ni des évêques ni des clercs ; c’étaient des jeunes gens, des jeunes filles, des vieillards, des enfants, des hommes, des femmes mariés, des pères et des mères de famille ; pour servir Jésus-Christ, ils ont donné leur vie par le martyre, et le Père les a honorés en leur donnant les couronnes les plus glorieuses.

CINQUANTE-DEUXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS LE PASSAGE OÙ IL EST ÉCRIT : « MAINTENANT MON ÂME EST TROUBLÉE » ; ET « QUE DIRAI-JE ? » JUSQU’À CET AUTRE : « JÉSUS DIT CES CHOSES ET IL S’EN ALLA ET SE CACHA D’EUX ». (Chap. 12,27-36.)[modifier]

PASSION ET GLOIRE.[modifier]

Le Christ pour nous encourager à le suivre jusqu’à la mort, a bien voulu emprunter à notre humanité sa faiblesse et ses craintes, et nous montrer, dans la défaite du démon et la gloire qui devait l’environner après sa passion, la promesse de la gloire éternelle après sa passion, la promesse de la gloire éternelle qui couronnera nos propres souffrances.
1. Après avoir, par les paroles que nous avons lues hier, engagé ses serviteurs à le suivre, et prédit sa passion en disant : « Si le grain de froment qu’on jette en terre ne meurt point, il reste seul ; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruit » ; après avoir excité ceux qui voudraient le suivre jusqu’au royaume des cieux à haïr leur âme en ce monde, s’ils voulaient la conserver pour la vie éternelle, Jésus-Christ s’accommode de nouveau dans sa bonté à notre faiblesse, et il nous dit ces paroles par lesquelles a commencé notre lecture d’aujourd’hui : « Maintenant mon âme est troublée ». Pourquoi, Seigneur, votre âme est-elle troublée ? Tout à l’heure vous avez dit : « Celui qui hait son âme en ce monde, la garde pour la vie éternelle ». Est-ce que vous aimez votre âme en ce monde, pour qu’elle se trouble quand approche l’heure où elle doit sortir de ce monde ? Qui oserait parler ainsi de l’âme du Seigneur ? Il était notre chef, il nous a transportés en lui, il nous a mis dans son cœur, il a pris les sentiments de ses membres. C’est pourquoi rien n’a pu le troubler ; mais, comme il a été dit de lui pour le moment où il ressuscita Lazare, « il se troubla lui-même [1175] ». En effet, Jésus-Christ homme, seul médiateur entre Dieu et les hommes, comme il nous portait à ce qu’il y a de plus élevé, devait souffrir avec nous ce qu’il y a de plus humiliant, de la même manière qu’il a voulu que nous fussions élevés par lui à ce qu’il y a de plus sublime.
2. Je l’entends nous dire lui-même « L’heure est venue où il faut que le Fils de l’homme soit glorifié ; si le grain meurt, il produit beaucoup de fruit ». Je l’entends encore ajouter : « Celui qui hait son âme en ce monde, la garde pour la vie éternelle ». Non-seulement il m’est permis d’admirer, il m’est aussi ordonné d’imiter. Il ajoute ensuite : « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive, et où je suis, là aussi sera mon serviteur ». Je me sens alors enflammé du désir de mépriser le monde, et la vie tout entière, quelque longue qu’elle soit, n’est pour moi qu’un néant, une vapeur : l’amour des biens éternels rend viles et méprisables à mes yeux les choses du temps ; et ce Seigneur, qui est le mien, qui par ses paroles m’a transporté du sein de ma faiblesse au sein de son inébranlable fermeté, je l’entends me dire encore : « Maintenant mon âme est troublée ». Qu’est-ce que cela ? Comment ordonnez-vous à mon âme de voles suivre, si je vois la vôtre plongée dans le trouble ? Comment supporterai-je ce que votre inébranlable fermeté trouve trop lourd ? Sur quel fondement m’appuyer, si la pierre fléchit ? Mais il me semble entendre en moi-même le Seigneur ; il me répond et me dit : Tu me suivras bien plus aisément, si je m’interpose ainsi pour t’apprendre à souffrir. Tu as entendu venir à toi la voix de ma force, écoute en moi la voix de ta faiblesse. Je te donne des forces pour que tu hâtes ta course, et je ne fais rien pour l’arrêter ; au contraire, je prends pour moi ce qui t’effraie, et j’aplanis le chemin où tu dois passer. O Seigneur, notre médiateur, Dieu, si élevé au-dessus de nous, fait homme à cause de nous, je reconnais votre miséricorde ! car si, grand comme vous l’êtes, vous avez voulu dans votre amour ressentir du trouble, c’est pour consoler ceux de vos membres chez qui le trouble est la suite inévitable de leur faiblesse. Vous ne voulez pas qu’ils périssent victimes du désespoir.
3. Enfin, que l’homme qui veut suivre Jésus-Christ apprenne par où il doit le suivre. Se présente-t-il un de ces moments terribles où il faut commettre un péché ou subir la mort ? cette âme faible, pour laquelle l’âme invincible de Jésus s’est troublée volontairement, tombe dans le trouble ; mais alors je lui dis : Préfère la volonté de Dieu à ta volonté propre. Écoute ce que va ajouter ton créateur et ton maître, celui qui t’a fait et qui, pour t’instruire, est devenu lui-même une créature comme celles qu’il a faites ; car celui qui a fait l’homme est devenu homme lui-même. Mais il est resté Dieu sans aucun changement, et l’homme, il l’a transformé en mieux. Écoute donc ce qu’il ajoute à ces paroles : « Maintenant mon âme est troublée. « Et que dirai-je », continue-t-il. « Père, délivrez-moi de cette heure, mais c’est pour cette heure que je suis venu. Père, glorifiez votre nom ». Il t’apprend par là ce que tu dois penser, ce que tu dois dire, qui tu dois invoquer, en qui il te faut espérer, quel est le maître dont nous devons toujours préférer la volonté certaine et immuable à la volonté humaine pleine de faiblesses. Ne t’imagine donc pas qu’il perde de sa grandeur, pour vouloir nous tirer de notre bassesse ; car il a voulu être tenté par le diable, qui certes ne l’aurait pas tenté, s’il ne l’avait pas voulu ; comme aussi il n’aurait pas souffert, s’il n’y avait préalablement consenti. Et il a répondu au diable ce que tu dois lui répondre toi-même au moment de la tentation [1176]. Jésus fut tenté, il st vrai, mais non pas ébranlé, afin de te montrer ce qu’il faut répondre au tentateur quand on est ébranlé par la tentation ; pour t’apprendre encore qu’il ne faut pas marcher à la suite du tentateur, mais sortir du danger de la tentation. Lorsque Jésus dit ici : « Maintenant mon âme est troublée » ; comme lorsqu’il dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ; et ailleurs : « Père, s’il se peut faire, que ce calice passe loin de moi », il revêt l’infirmité de l’homme, afin d’apprendre à celui qui est ainsi attristé et troublé, à dire ce qui suit : « Cependant, Père, qu’il soit fait non comme je veux, mais comme vous voulez [1177] ». C’est ainsi qu’en préférant la volonté de Dieu à la sienne propre, l’homme s’élève des choses humaines aux choses divines. Mais que veulent dire ces paroles : « Glorifiez votre nom », sinon : glorifiez-le dans sa passion et dans sa résurrection ? Qu’est-ce autre chose, sinon que le Père glorifie son Fils, qui à son tour glorifie son nom, dans les souffrances que ses serviteurs endurent à son exemple ; comme il est écrit que Notre-Seigneur dit à Pierre « Un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas », indiquant par là « par quelle mort il devait glorifier Dieu [1178] ? » C’est donc ainsi que Dieu a glorifié son nom en Jésus-Christ, parce que c’est ainsi qu’il glorifie Jésus-Christ lui-même dans ses membres.
4. « Alors une voix vint du ciel : Et je l’ai déjà glorifié, et de nouveau je le glorifierai. Je l’ai déjà glorifié », avant de créer le monde, et de nouveau je le glorifierai, lorsqu’il ressuscitera d’entre les morts et qu’il montera au ciel. On peut encore entendre ce passage d’une autre façon : « Je l’ai déjà glorifié », au moment où il est né d’une vierge, lorsqu’il a opéré des miracles, lorsque les mages, conduits par l’étoile qui marchait dans le ciel, sont venus l’adorer ; lorsqu’il a été reconnu par les saints remplis du Saint-Esprit ; lorsque, pour le montrer, l’Esprit-Saint est descendu sur lui en forme de colombe, et qu’une voix descendue du ciel l’a fait connaître ; lorsqu’il a été transfiguré sur la montagne ; lorsqu’il a fait tant de miracles, qu’il a guéri et soulagé tant de malades, qu’avec quelques pains il a nourri toute une multitude, lorsqu’il a commandé aux vents et aux flots, lorsqu’il a ressuscité les morts. « Et je le glorifierai de nouveau », lorsqu’il ressuscitera d’entre les morts, et que la mort n’aura plus aucune puissance sur lui, lorsque comme Dieu, il sera élevé au plus haut des cieux, et que sa gloire sera répandue sur toute la terre.
5. « Or, la foule, qui était là et qui avait entendu, disait que c’était un coup de tonnerre ; d’autres disaient : Un ange lui a parlé. Jésus leur répondit en ces termes : « Ce n’est pas pour moi que cette voix s’est fait entendre, mais pour vous ». Il montra par là que cette voix ne lui avait pas appris ce qu’il savait déjà, mais l’avait appris à ceux qui en avaient besoin ; de même que ce ne fut pas pour lui, mais pour les autres, que Dieu fit entendre cette voix, de même encore ce ne fut pas à cause de lui, mais pour les autres, que son âme se troubla volontairement.
6. Remarque ce qui suit : « Maintenant », dit-il, « voici le jugement du monde ». Que reste-t-il donc à attendre pour la fin du monde ? Le jugement que nous attendons pour la fin du monde sera le jugement des vivants et des morts, le jugement qui décidera des récompenses et des peines éternelles. Quel est donc ce jugement qui a lieu maintenant ? Déjà, dans les discours précédents, j’ai dit à votre charité aussi bien qu’il m’a été possible de le faire, qu’il y a un jugement de condamnation et un jugement de discernement ; c’est de ce dernier qu’il est écrit : « Jugez-moi, mon Dieu, et séparez ma cause de celle de la nation impie [1179] ». 2 y a, en effet, plusieurs jugements de Dieu ; c’est pourquoi il est dit dans les psaumes : « Vos jugements sont un abîme profond[1180] ». L’Apôtre dit aussi : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables [1181] ». Au nombre de ces jugements se trouve celui dont parle ici le Sauveur : « Maintenant se fait le jugement du monde » ; et il réserve pour la fin des temps celui où, pour la dernière fois, seront jugés les vivants et les morts. Le diable possédait pour ainsi dire le genre humain et menaçait les hommes des supplices auxquels les condamnaient leurs péchés. Il régnait dans les cœurs des infidèles ; il les trompait et les retenait captifs, il les poussait à rendre à la créature le culte qu’il leur faisait refuser au Créateur. Mais par la foi en Jésus-Christ, foi qui a été affermie par sa mort et sa résurrection ; par le sang du Sauveur répandu pour la rémission des péchés, des milliers de croyants sont délivrés du joug du diable et unis au corps de Jésus-Christ ; sous l’autorité d’un, seul chef, ils forment les membres d’un même corps et son esprit leur donne la sève de la grâce, qui entretient en eux la vie. Ce qu’il appelait jugement, c’était ce discernement, cette délivrance des siens qu’il allait soustraire à l’empire du diable.
7. Enfin, écoute ce qu’il dit, comme si on lui demandait à connaître le sens de cette parole : « Maintenant le jugement du monde va se faire » ; il l’explique, car il ajoute : « Maintenant le prince de ce monde sera mis dehors ». Nous avons vu de quel jugement il voulait parler ; il n’était pas question de celui qui doit arriver à la fin des siècles, et où seront jugés les vivants et les morts, les uns étant placés à droite, les autres à gauche. Mais il s’agissait du jugement en vertu duquel « le prince de ce monde sera mis dehors ». Mais comment le diable était-il dedans, et où devait-il être envoyé après avoir été mis dehors ? Était-il dans le monde, et a-t-il été chassé hors du monde ? S’il s’agissait du jugement qui doit arriver à la fin des siècles, on pourrait croire que le Christ veut parler du feu éternel où le diable doit être envoyé avec ses anges et tous ceux qui lui appartiennent, non par leur nature, mais par leur faute, non parce qu’il les a créés ou engendrés, mais parce qu’il les a séduits et s’en est rendu maître ; on pourrait, dis-je, penser que ce feu éternel se trouve hors du monde, et que c’est ce qu’il a voulu nousdire


par ces mots : « Il sera jeté dehors ». Mais comme, après avoir dit : « Maintenant le jugement du monde va se faire », il ajoute, pour expliquer ces paroles : « Maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors », il faut entendre ce passage d’une chose qui doit se faire présentement, et non pas d’une chose qui ne doit arriver qu’au dernier jour. Le Seigneur prédisait donc ce qu’il savait, c’est qu’après sa passion et sa résurrection glorieuse, beaucoup de peuples, dont le cœur appartenait au diable, croiraient en lui. En effet, quand par la foi ils renonceraient à lui, le diable devait être mis dehors.
8. Mais, dira quelqu’un : Est-ce qu’il n’avait pas été chassé du cœur des patriarches, des Prophètes et des justes de l’Ancien Testament ? Oui, sans doute. Pourquoi donc est-il dit : « Maintenant il va être chassé dehors ? » Je ne pense pas que ce soit pour une autre raison que celle-ci : il n’avait été alors chassé que de quelques hommes, tandis qu’il allait être chassé d’un grand nombre de peuples considérables. Ailleurs il est dit : « L’Esprit-Saint n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié [1182] ». Ce passage donne lieu à la même question, et doit être expliqué dans le même sens. Car ce n’est pas sans le Saint-Esprit que les Prophètes ont fait leurs prédictions ; ce n’est pas sans le même Esprit que le vieillard Siméon et Anne la veuve ont reconnu l’enfant Jésus [1183] ; ce n’est pas non plus sans lui qu’après sa conception, mais avant sa naissance, Zacharie et Elisabeth ont annoncé de Jésus-Christ de si grandes choses[1184]. Et cependant « l’Esprit-Saint n’avait pas encore été donné », c’est-à-dire avec cette abondance de grâce spirituelle qui faisait parler à plusieurs peuples, réunis ensemble, la langue particulière à chacun d’eux[1185], et annoncer dans la langue de toutes les nations l’Église qui allait venir ; cette grâce spirituelle devait réunir toutes les nations, remettre les péchés dans toutes les contrées, et réconcilier avec Dieu des milliers d’hommes.
9. Mais, dira quelqu’autre : Si le diable a été mis hors du cœur des fidèles, il ne doit plus tenter aucun d’entre eux ? Or, il ne cesse de tenter. Mais autre chose est de commander à l’intérieur, autre chose est d’attaquer au-dehors. La plus forte place peut être assiégée par l’ennemi, sans être, pour cela, emportée d’assaut ; et si quelques-uns des traits qu’il nous lance arrivent jusqu’à nous, l’Apôtre nous apprend à nous en garantir ; il nous montre, dans la foi, une cuirasse et un bouclier [1186], et si quelque trait vient à nous blesser, il y a là quelqu’un pour nous guérir. Il est dit à ceux qui combattent : « Je vous écris ces choses, afin que vous ne péchiez point ». Il est dit également à ceux qui sont blessés« Et si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, c’est Jésus-Christ le juste ; il est lui-même la victime de propitiation pour nos péchés[1187] ». Que demandons-nous, en effet, lorsque nous disons « Pardonnez-nous nos offenses », sinon que nos blessures soient guéries ? Et que demandons-nous encore lorsque nous disons : « Ne nous induisez point en tentation[1188] », sinon que celui qui nous tend des pièges et attaque notre cœur au-dehors ne puisse y pénétrer par ruse, ni s’en emparer à force ouverte ? Mais quelles que soient les machines qu’il dresse contre nous, tant qu’il ne possède pas la place de notre cœur où réside la foi, il est mis dehors. Mais si le Seigneur ne garde lui-même une cité, c’est inutilement que veille celui qui la garde [1189]. Ne comptez donc pas trop sur vous-mêmes, si vous ne voulez pas voir rentrer dans votre cœur le diable qui en a été chassé.
10. Mais loin de nous la pensée d’appeler le diable prince de ce monde, en ce sens que nous le regardions comme gouvernant le ciel et la terre. Le monde ici désigne les méchants qui sont répandus par tout l’univers, comme on dit une maison pour désigner ceux qui l’habitent. Ainsi nous disons : C’est une bonne ou une méchante maison, non pas que nous voulions prononcer un éloge ou un blâme sur l’état des murailles et des toits ; nous ne prétendons alors qu’exprimer notre avis au sujet des mœurs bonnes ou mauvaises des hommes qui l’habitent. Le diable est donc appelé en ce sens : « Prince de ce monde » ; c’est-à-dire qu’il est le prince de tous les méchants qui habitent le monde. Par le monde on désigne aussi les bons qui, eux aussi, sont répandus dans tout l’univers ; c’est ainsi que l’Apôtre a dit : « Dieu était en Jésus-Christ, se réconciliant le monde [1190] ». Ce sont ceux du cœur desquels le prince de ce monde a été chassé.
11. Après avoir dit : « Maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors », Jésus ajoute : « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi ». Que signifie ce « tout », sinon ceux du cœur desquels le diable est chassé ? Il ne dit pas tous, mais « tout » ; car la foi n’est pas donnée à tous[1191]. Ce mot ne s’applique donc pas à l’universalité des hommes, mais à l’intégralité de la nature humaine ; c’est-à-dire à l’esprit, à l’âme, au corps. À l’esprit qui nous fait comprendre, à l’âme qui nous fait vivre, et au corps qui nous rend visibles et tangibles. Celui, en effet, qui a dit : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête[1192] », attire tout à lui. Mais si, par le mot « tout », il faut entendre les hommes eux-mêmes, nous pouvons dire que c’est tous ceux qui sont prédestinés au salut, et dont aucun ne doit périr, comme le Christ l’a dit plus haut en parlant de ses brebis[1193]. On peut comprendre aussi qu’il attirera à lui tous les genres d’hommes, et dans toutes les langues, et dans tous les âges, et dans toutes les positions de fortune, et dans tous les degrés d’intelligence, et dans toutes les professions honnêtes et utiles, et enfin dans les innombrables états qui, en dehors du péché, distinguent les hommes entre eux, depuis les plus élevés jusqu’aux plus humbles, depuis le roi jusqu’au mendiant. « Je les attirerai tous après moi », et cela afin d’être leur chef et de les avoir pour ses membres. Il dit : « Si je suis élevé de terre », pour dire : quand j’aurai été élevé de terre ; car il ne doute pas de la réalisation de ce qu’il est venu accomplir. Ces paroles se rapportent à celles qu’il avait dites plus haut : « Mais si le grain de blé meurt, il porte beaucoup de fruit ». Car cette élévation, que signifie-t-elle, sinon sa passion sur la croix ? Du reste, l’Évangéliste ne manque pas de nous le dire ; car il ajoute : « Il disait cela pour marquer de quelle mort il devait mourir ».
12. « La foule lui répondit : Nous avons appris de la loi que le Christ demeure éternellement. Et comment dites-vous qu’il « faut que le Fils de l’Homme soit élevé en « haut ? Quel est ce Fils de l’Homme ? » Ils se rappelaient que le Seigneur disait souvent qu’il était le Fils de l’Homme. Car en cet endroit, il ne dit pas : Si le Fils de l’Homme est élevé de terre. Mais auparavant, dans la circonstance qui a été le sujet de la lecture et de l’explication faite hier, quand on lui annonça que des gentils désiraient le voir, il avait dit : « L’heure approche où le Fils de l’Homme sera glorifié [1194] ». Les Juifs se rappelant cette circonstance et comprenant bien que par ces mots : « Quand j’aurai été élevé de terre », il voulait désigner sa mort sur la croix, ils l’interrogèrent en ces termes : « Nous avons appris de la loi que le Christ demeure éternellement, et comment dites-vous : Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé ? Quel est donc ce Fils de l’Homme ? » Car s’il est le Christ, disaient-ils, il demeure éternellement ; mais s’il demeure éternellement, comment sera-t-il élevé de terre ? C’est-à-dire, comment mourra-t-il du supplice de la croix ? Car ils comprenaient bien qu’il avait parlé de ce qu’ils avaient dessein de lui faire ; et quoique ces paroles fussent obscures, ce n’est point la sagesse d’en haut qui les leur expliqua, mais bien leur conscience tourmentée de remords.
13. « Jésus leur dit donc : La lumière est encore en vous un peu de temps ». Voilà pourquoi vous comprenez que le Christ demeure éternellement. « Marchez donc pendant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres vous surprennent ». Marchez, approchez, comprenez tout ce qui regarde le Christ, comprenez qu’il mourra et qu’il vivra à jamais, qu’il répandra son sang pour vous racheter et qu’il montera au ciel pour vous y conduire avec lui. Mais les ténèbres vous surprendront, si vous croyez à l’éternité du Christ, sans avouer en même temps l’humiliation de sa mort. « Et celui qui marche dans les ténèbres, ne sait où il va ». Ainsi il peut se heurter à une pierre d’achoppement, à une pierre de scandale ; c’est ce que le Seigneur a été pour les Juifs aveugles. Et la pierre que les architectes ont rejetée est devenue tête de l’angle pour ceux qui ont cru[1195]. Eux ont dédaigné de croire en Jésus-Christ, parce que leur impiété ne leur a inspiré que du mépris pour un mort, que de la moquerie pour un crucifié ; c’était pourtant la mort du grain qui devait se multiplier au centuple ; c’était l’élévation de Celui qui devait attirer tout à sa suite. « Pendant que vous avez la lumière », continue le Sauveur, « croyez en la lumière, afin que vous soyez les fils de la lumière ». Puisque vous entendez quelque chose de vrai, croyez en la vérité, afin que vous puisiez dans la vérité une nouvelle vie.


14. « Jésus dit ces choses, puis il s’en alla et se cacha d’eux ». Il ne se cacha pas de ceux qui avaient commencé à croire en lui et à l’aimer, ni de ceux qui étaient venus à sa rencontre avec des rameaux de palmier et en chantant ses louanges ; mais il se cacha de ceux qui, à la vue de ce qu’il faisait, éprouvaient de la jalousie ; car, en réalité, ils ne voyaient rien, et dans leur aveuglement ils se heurtaient contre cette pierre. Mais quand Jésus s’est caché pour échapper à ceux qui voulaient le faire mourir (je prends soin de vous le rappeler souvent, afin que vous ne l’oubliiez pas), il voulait remédier à notre faiblesse, et en cela il ne porta aucune atteinte à sa toute-puissance.

CINQUANTE-TROISIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS LE PASSAGE OÙ IL EST ÉCRIT : « ET QUOIQU’IL EÛT FAIT TANT DE PRODIGES DEVANT EUX, ILS NE CROYAIENT PAS EN LUI », JUSQU’À CET AUTRE : « ILS ONT PLUS AIMÉ LA GLOIRE DES HOMMES QUE LA GLOIRE DE DIEU ». (Chap. 12, 37-43.)[modifier]

INCRÉDULITÉ VOLONTAIRE.[modifier]

Malgré ses miracles, les Juifs ne croyaient pas en lui, et ainsi s’accomplissait en eux cette prophétie : À qui le bras de Dieu, c’est-à-dire, son Fils, par qui il a fait toutes choses, a-t-il été révélé ? Ainsi encore, ils recueillaient ce que Dieu avait prévu comme devant être le fruit et la punition de leur mauvaise volonté. De même en est-il encore aujourd’hui des orgueilleux.


1. Le Seigneur Jésus ayant annoncé d’avance sa passion et sa mort si avantageuse sur le bois élevé de la croix, d’où il devait, comme il le disait, attirer toutes choses après lui, les Juifs comprirent qu’il voulait parler de sa mort, et ils lui demandèrent comment il disait de lui-même qu’il devait mourir, puisqu’ils avaient appris de la loi que le Christ demeure éternellement ; alors il les engagea à marcher pendant qu’ils avaient encore en eux assez de lumière pour apprendre que le Christ est éternel : c’était le moyen de savoir tout ce qui le concernait, et de n’être pas surpris par les ténèbres. Quand il eut dit ces choses, il se cacha d’eux. Voilà ce que nous ont appris les dernières lectures qui ont été faites des paroles du Seigneur.
2. Ensuite l’Évangéliste ajoute ces paroles, par lesquelles a commencé la lecture d’aujourd’hui : « Mais quoiqu’il eût fait de si grands prodiges devant eux, ils ne croyaient pas en lui ; afin que s’accomplît cette parole du prophète Isaïe : Seigneur, qui a cru à notre parole ? Et le bras du Seigneur, à qui a-t-il été montré ? ». Par là, il montre assez que c’est le Fils même de Dieu qui est appelé le bras du Seigneur ; non pas que Dieu le Père ait la forme humaine et que le Fils lui soit attaché comme membre de son corps ; mais parce que toutes choses ont été faites par lui, il est appelé le bras du Seigneur. De même, en effet, que c’est à l’aide de ton bras que tu travailles ; de même le Verbe de Dieu a été appelé son bras, parce que par son Verbe il a fait le monde. Pourquoi, s’il veut faire quelque chose, l’homme étend-il le bras, sinon parce qu’il ne lui suffit pas de dire pour que ce qu’il veut s’accomplisse ? Mais s’il avait une puissance assez grande pour que, sans aucun mouvement de son corps, sa parole s’accomplisse, cette parole serait vraiment son bras. Or, comme le Seigneur Jésus, Fils unique de Dieu le Père, n’est pas un membre du corps de son Père, il n’est pas davantage une parole qui n’existe que dans la pensée ou dans les sons, et qui passe. Car, lorsque toutes choses ont été faites par lui, il était déjà le Verbe de Dieu.
3. Lors donc que nous entendons dire que le Fils de Dieu est le bras du Père, écartons de nous toute idée charnelle ; mais, autant que nous le pourrons avec le secours de sa grâce, représentons-nous la puissance de Dieu et sa sagesse par laquelle toutes choses ont été faites. Car ce bras n’est pas comme un bras humain qui s’allonge si on l’étend, et qui se raccourcit quand on le retire. Il n’est pas le même que le Père ; mais le Père et lui sont une même chose : il est égal au Père et tout entier partout comme le Père. Ne donnons aucun prétexte à la détestable erreur de ceux qui disent que le Père est seul, mais que selon ses différentes opérations il est appelé tantôt le Fils, tantôt le Saint-Esprit ; et qui à propos de ces paroles osent dire Vous voyez bien que le Père est seul, puisque le Fils c’est le bras du Père ; car l’homme et son bras ne sont pas deux, mais une seule personne. Il y a une chose qu’ils ne comprennent pas et ne remarquent pas ; c’est que, dans la manière de parler journalière des choses visibles et connues, le nom d’une chose s’applique à d’autres à cause d’une certaine ressemblance ; à combien plus forte raison cela peut-il se faire quand il s’agit de choses ineffables et que nous ne pourrons jamais exprimer telles qu’elles sont. En effet, si un homme se sert d’un autre homme pour lui faire faire tout ce qu’il a à faire, il l’appelle son bras ; et si cet homme lui est enlevé, il dit en se plaignant : J’ai perdu mon bras ; et il dit à celui qui l’en a privé : Tu m’as enlevé mon bras. Que les hérétiques comprennent donc de quelle façon le Fils de Dieu est appelé le bras par lequel le Père a fait toutes choses ; de peur que, s’ils ne l’entendent point et s’ils demeurent dans les ténèbres de leur erreur, ils ne soient semblables à ces Juifs dont il a été dit : « Et le bras du Seigneur, à qui a-t-il été révélé ? »
4. Ici se présente une autre question que ni nos forces, ni les limites du temps qui nous presse, ni même votre capacité ne nous permettent de traiter convenablement, ni de sonder jusque dans ses replis les plus cachés, ni de discuter comme elle le mériterait. Cependant, comme l’attente où vous êtes qu’on vous en dise quelque chose ne nous permet point de puiser immédiatement à un autre sujet, contentez-vous de ce que nous pourrons vous dire ; et lorsque nous ne remplirons pas votre attenté, demandez l’accroissement à Celui qui nous a envoyé vers vous pour planter et arroser. Car, comme dit l’Apôtre, « celui qui plante n’est rien, ni celui qui arrose ; mais Dieu, qui donne l’accroissent [1196] ». Il y en a donc qui murmurent entre eux, et quand ils le peuvent ils disent hautement dans leurs disputes emportées : Qu’ont fait les Juifs et quelle a été leur faute, s’il était nécessaire que « s’accomplît la parole du prophète Isaïe : Seigneur, qui a cru à notre parole ? et le bras de Dieu, à qui a-t-il été révélé ? » À ceux-là nous répondons : Le Seigneur, qui connaît l’avenir, a fait prédire par son Prophète l’infidélité des Juifs ; il l’a prédite, mais ne l’a pas causée. Car Dieu ne force personne à pécher par cela même qu’il connaît déjà les péchés futurs des hommes. Les péchés qu’il a prévus sont à eux, et non à lui ; ce n’est point la propriété d’autrui, c’est la leur. Autrement, si les péchés qu’il a prévus comme leur appartenant n’étaient pas à eux, alors il n’aurait pas prévu la vérité ; mais sa prescience ne peut se tromper, par conséquent, et sans aucun doute, ce ne sera pas un autre qui péchera, mais bien ceux que Dieu a prévus devoir pécher. Les Juifs ont donc fait un péché sans y être contraints par Celui à qui le péché déplaît. Mais Celui à qui rien n’est caché l’avait prévu. C’est pourquoi s’ils avaient voulu faire non le mal, mais le bien, rien ne les en aurait empêchés ; mais Dieu aurait prévu qu’ils le feraient, car il sait d’avance ce que chacun doit faire et recevoir de lui en récompense de ses œuvres.
5. Mais les paroles suivantes de notre Évangile nous gênent davantage et rendent la question plus difficile à résoudre. Car il ajoute : « C’est pourquoi ils ne pouvaient croire ; car Isaïe dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs, afin qu’ils ne voient point des yeux, qu’ils ne comprennent point du cœur, qu’ils ne se convertissent point, et que je ne puisse les guérir ». Là-dessus on nous dit : Puisqu’ils n’ont pu croire, quel est le péché d’un homme qui ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire ? Et puisqu’ils ont péché en ne croyant pas, ils ont donc pu croire et ils ne l’ont pas voulu. Mais s’ils ont pu croire, comment l’Évangile peut-il dire : « C’est pourquoi ils ne pouvaient pas croire, car Isaïe dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs » ; de la sorte, ce qui est plus grave, la cause de leur incrédulité retombe sur Dieu lui-même, puisque c’est lui-même qui « a aveuglé leurs « yeux et endurci leurs cœurs ? » Ce n’est pas même au diable, c’est à Dieu que se rapportent les paroles du Prophète. Mais quand nous penserions que c’est du diable qu’il a été dit qu’ « il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs », nous ne serions pas moins embarrassés pour montrer que c’était une faute pour les Juifs de ne pas croire, puisqu’il est dit qu’ « ils ne pouvaient pas croire ». Ensuite, que répondrons-nous à cet autre témoignage du même Prophète, cité par l’apôtre Paul : « Ce que cherchait Israël, il ne l’a pas obtenu ; mais les élus l’ont obtenu, et les autres ont été aveuglés, ainsi qu’il est écrit : Dieu leur a donné jusqu’à ce jour un esprit d’assoupissement, des yeux pour ne point voir, des « oreilles pour ne pas entendre[1197] ».
6. Vous avez entendu, mes frères, la question proposée, vous voyez combien est profonde la difficulté qu’elle soulève. Nous répondrons comme nous le pouvons : « Ils ne « pouvaient pas croire n, parce que le prophète Isaïe l’avait prédit ; mais le Prophète l’a prédit parce que Dieu avait prévu qu’il en serait ainsi. Or, pourquoi ne pouvaient-ils pas croire ? Si on me le demande, je répondrai aussitôt : C’est qu’ils ne voulaient pas. Dieu avait prévu leur mauvaise volonté, et il l’a annoncée par son Prophète, lui a qui les choses futures ne peuvent être cachées. Mais, diras-tu, le Prophète en donne une autre raison que leur mauvaise volonté. Quelle cause en indique-t-il donc ? Il dit que « Dieu leur a donné un esprit d’insensibilité, des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne pas entendre ; il a aveuglé leurs yeux et endurci leurs cœurs ». Je réponds que c’est encore leur volonté qui leur a mérité ce traitement. Car Dieu nous aveugle, Dieu nous endurcit en nous abandonnant et en retirant ses secours ; ce qu’il peut faire par un jugement caché, mais toujours juste. Voilà ce que les hommes pieux et religieux doivent tenir pour certain et incontestable ; voilà bien ce que l’Apôtre dit en traitant cette question si épineuse : « Que dirons-nous donc ? Est-ce qu’il y a en Dieu de l’injustice ? Loin de nous cette pensée [1198] ». Si donc il faut repousser la pensée qu’il y ait en Dieu de l’injustice, concluons que, quand il nous aide, il le fait dans sa miséricorde ; et que quand il cesse de nous aider, c’est un effet de sa justice ; car tout ce qu’il fait, il le fait non pas avec témérité, mais avec justice. Enfin, si les jugements des saints sont justes, combien plus équitables sont les jugements de Dieu qui fait les saints et les justes ? Ses jugements sont donc justes, mais cachés. Aussi, lorsque des difficultés de cette nature se présentent et qu’on demande pourquoi l’un est traité d’une façon et l’autre d’une manière différente, pourquoi l’un est abandonné de Dieu et tombe dans l’aveuglement, tandis que tel autre est assisté et éclairé d’en haut, gardons-nous de juger les jugements d’un si grand juge ; ou plutôt, tremblons et écrions-nous avec l’Apôtre : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables [1199] ! » C’est pourquoi il est dit dans un psaume : « Vos jugements sont comme un profond abîme [1200] ».
7. Que votre charité, mes frères, ne me pousse donc pas à pénétrer cette difficulté, à sonder cet abîme, à scruter ces profondeurs insondables. Je connais ma capacité, je crois connaître aussi la vôtre : cette entreprise est au-dessus de ma portée et de mes forces, et probablement aussi au-dessus des vôtres. Écoutons donc les uns et les autres les avertissements de l’Écriture qui nous dit : « Ne cherche pas ce qui est au-dessus de toi, et ne scrute point ce qui est plus fort que toi [1201] ». Non pas que cette connaissance nous soit absolument refusée, puisque le divin Maître nous dit : « Il n’est rien de caché qui ne doive être révélé [1202] ». Mais si nous arrivons à connaître quelque chose, vivons en conséquence ; car, comme dit l’Apôtre, non seulement ce que nous ignorons et devons néanmoins savoir, mais encore ce en quoi il nous arriverait de nous tromper ; tout cela, Dieu nous le révélera [1203]. Nous sommes arrivés à la voie de la foi ; suivons-la avec une persévérance tenace. Elle nous conduira à ce palais du roi, où sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science [1204]. Quand le Seigneur disait aux principaux et aux préférés de ses disciples : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant [1205] », il ne voulait pas garder ces secrets pour lui seul. Il faut nous avancer, profiter et croire, afin que nos cœurs deviennent capables de comprendre ces choses que nous ne pouvons saisir maintenant. Si le dernier jour nous trouve en cette disposition, au ciel nous apprendrons ce que nous n’aurons pu apprendre ici-bas.
8. Mais si quelqu’un croit pouvoir mieux connaître et expliquer plus clairement cette question, nul doute que je ne sois plus disposé à apprendre qu’à enseigner. Seulement, qu’il ne soit pas assez osé pour défendre le libre arbitre de manière à rendre inutile la prière où nous disons à Dieu : « Ne nous induisez point en tentation » ; d’un autre côté, qu’il ne nie pas le libre arbitre de la volonté, au point d’excuser le péché. Mais Écoutons le Seigneur qui ordonne, et qui vient en aide ; qui nous commande ce que nous devons faire, et nous aide pour que nous puissions l’accomplir. Car, il en est qu’une trop grande confiance en la puissance de leur volonté jette dans l’orgueil ; d’autres tombent dans la négligence parce qu’ils se défient trop d’eux-mêmes. Les premiers disent : Pourquoi demander à Dieu de n’être pas vaincus dans la tentation, puisqu’il est en notre pouvoir de nous en empêcher ? À quoi bon, disent les autres, nous efforcer de bien vivre, puisque cela dépend de Dieu seul ? O Seigneur, ô Père, qui êtes dans le ciel, ne nous induisez en aucune de ces tentations, « mais délivrez-nous du mal [1206] ». Écoutons ces paroles du Sauveur : « J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas [1207] ». N’estimons donc point que notre foi dépend tellement de notre libre arbitre, qu’elle n’ait aucun besoin du secours de Dieu. Écoutons aussi l’Évangéliste ; voici ce qu’il dit : « Il leur a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu [1208] ». Ne croyons donc pas non plus que notre foi n’est nullement en notre pouvoir, mais de part et d’autre reconnaissons un bienfait de Dieu nous lui devons des actions de grâces, parce que la puissance nous a été donnée, et nous devons le prier pour que notre faiblesse ne succombe pas [1209]. C’est la foi qui opère par la charité, mais selon la mesure qu’il a plu au Seigneur de donner à chacun[1210], afin que celui qui se glorifie se glorifie, non pas en lui-même, mais dans le Seigneur[1211].
9. Il n’est donc pas étonnant que les Juifs se soient trouvés dans l’impossibilité de croire. Leur volonté était si orgueilleuse que, méconnaissant la justice de Dieu, ils voulaient y substituer leur propre justice, selon ce que dit l’Apôtre, en parlant d’eux : « Ils n’étaient point soumis à la justice de Dieu[1212] ». Ils ont répudié la foi, et leurs œuvres seules sont devenues le sujet de l’enflure de leur cœur. Cette enflure les a aveuglés, et ils se sont heurtés à la pierre d’achoppement. Donc, quand il est dit qu’ils ne pouvaient pas, il faut l’entendre en ce sens qu’ils ne voulaient pas ; ainsi qu’il est, dit du Seigneur notre Dieu : « Si nous ne croyons pas, il reste fidèle, car il ne peut se contredire lui-même[1213] ». En parlant du Tout-Puissant, on dit : « Il ne peut pas ». De même donc que si le Seigneur « ne peut se contredire lui-même », c’est une qualité louable de la volonté divine ; de même si les Juifs « ne pouvaient croire », c’était la faute de la volonté humaine.
10. Et moi je dis que ceux qui ont assez d’orgueil et présument assez des forces de leur volonté pour penser qu’on peut bien vivre sans l’assistance de Dieu, je dis qu’ils ne peuvent croire en Jésus-Christ. Car il ne sert de rien de prononcer le nom de Jésus-Christ, de recevoir ses sacrements, si l’on résiste à la foi de Jésus-Christ. Or, la foi en Jésus-Christ consiste à croire en celui qui justifie l’impie[1214] ; c’est croire au Médiateur, sans l’intervention duquel nous ne pouvons nous réconcilier avec Dieu ; c’est croire au Sauveur qui est venu chercher et sauver ce qui avait péri[1215] ; c’est croire en Celui qui a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire[1216] ». Dès lors qu’on ignore la justice de Dieu par laquelle l’impie est justifié, et qu’on veut y substituer la sienne propre, ce qui est la preuve de l’orgueil, on ne peut croire en Jésus-Christ. Voilà pourquoi les Juifs ne pouvaient croire » : non pas que les hommes ne puissent être changés en mieux, mais tant qu’ils ont de pareils sentiments, ils ne peuvent y croire. Ils sont aveuglés et endurcis, parce que, comme ils nient la nécessité du secours divin. Dieu ne leur vient point en aide. Dieu avait prévu tout cela relativement aux Juifs ; ils ont été endurcis et aveuglés, et c’est par son esprit que le Prophète l’a prédit.
11. Quant à ce qui suit : « Et qu’ils se convertissent et que je les guérisse », on peut l’entendre de deux manières : ou bien en sous-entendant la négation, et en disant qu’ils ne se convertissent pas, suivant le sens de la proposition précédente, où il est dit : « Afin qu’ils ne voient point des yeux, et qu’ils ne comprennent pas du cœur » ; car là il est dit afin qu’ils ne comprennent point. La conversion est, en effet, une grâce de celui à qui il est dit : « Dieu des vertus, convertissez-nous[1217]  ». Ou bien si on supprime la négation, faut-il voir un acte de la miséricorde divine qui voulait les guérir ? Leur volonté était superbe et perverse ; ils voulaient établir leur propre justice : Dieu les abandonna donc afin de les faire tomber dans l’aveuglement ; ainsi aveuglés, ils se heurteraient contre la pierre d’achoppement et leur visage serait couvert de honte, et, se trouvant humiliés, ils chercheraient le nom de Dieu et non leur propre justice (ce qui fait l’orgueil des superbes), mais bien la justice de Dieu qui justifie l’impie. Par le fait, c’est ce qui a été très utile à plusieurs d’entre eux : touchés de leur crime, ils ont cru dans la suite en Jésus-Christ. C’est pour eux qu’il priait lorsqu’il disait : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[1218] ». Au sujet de leur ignorance l’Apôtre dit : « Je leur rends ce témoignage qu’ils ont le zèle de Dieu, mais non selon la science » ; et aussitôt il ajoute : « Car, ignorant la justice de Dieu et voulant « établir la leur, ils n’ont pas été soumis à la « justice de Dieu[1219] ».
12. « Isaïe dit ces choses, quand il vit sa « gloire et qu’il parla de lui ». Pour comprendre ce qu’a vu Isaïe, pour se convaincre que ce qu’il dit se rapporte au Seigneur Jésus-Christ, il faut lire son livre. Car il n’a pas vu Dieu comme il est, mais d’une certaine manière figurative, comme il convenait à un prophète. Moïse aussi l’a vu, et cependant il disait à Celui qu’il voyait : « Si j’ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi, afin que je vous voie à découvert[1220] » ; preuve qu’il ne le voyait pas tel qu’il est. Mais quand pourrons-nous le voir ainsi ? Jean, notre évangéliste, nous l’apprend dans une de ses Epîtres : « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu ; ce que nous « serons un jour ne paraît pas encore ; nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui ; car nous le verrons comme il est[1221] ». II pouvait dire : « Car nous le verrons », et ne pas ajouter « comme il est ». Mais comme il savait que quelques patriarches et prophètes l’avaient vu, mais non comme il est, après avoir dit : « Nous le verrons », il a ajouté : « comme il est », Ne vous laissez pas tromper, mes frères, par ceux qui disent que le Père est invisible, et que le Fils est visible. C’est ce que disent, en effet, ceux qui prétendent que le Fils n’est qu’une créature ; car ils ne comprennent pas ce qui a été dit : « Le Père et moi sommes une même chose[1222]  ». Sous la forme de Dieu par laquelle il est égal au Père, le Fils aussi est invisible ; mais pour être vu par les hommes, il a pris la forme de serviteur, et, devenu semblable aux hommes[1223], il est devenu visible. Il s’était même montré aux yeux des hommes avant son incarnation, sous les figures qu’il lui plaisait de prendre, et, pour cela, il s’est servi de créatures soumises à sa puissance ; mais il ne s’est pas montré comme il est. Purifions donc nos cœurs par la foi, afin de nous préparer à cette vision ineffable, et, pour ainsi dire, invisible. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu[1224].
13. « Néanmoins, plusieurs des princes mêmes crurent en lui ; mais à cause des Pharisiens, ils ne le confessaient point, de peur d’être chassés de la synagogue ; car ils aimèrent plus la gloire des hommes que la gloire de Dieu ». Remarquez comment l’Evangéliste en note et blâme plusieurs, qui, selon lui, avaient pourtant cru en Jésus-Christ. Puisqu’ils avaient embrassé la foi, s’ils y eussent avancé davantage, ils auraient par là surmonté l’amour de la gloire humaine comme l’avait fait l’Apôtre. « À Dieu ne plaise », nous dit-il, « que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi je suis crucifié pour le monde [1225] ». En effet, les Juifs impies s’étant, dans leur fol orgueil, moqués de sa croix, le Seigneur a placé cette croix sur le front de ceux qui croient en lui (c’est là qu’est, en quelque sorte, le siège de la pudeur), afin que la foi ne rougisse pas de sou nom, et qu’elle aime la gloire de Dieu plus que celle des hommes.

CINQUANTE-QUATRIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS : « CELUI QUI CROIT EN MOI, NE CROIT PAS EN MOI, MAIS EN CELUI QUI M’A ENVOYÉ », JUSQU’À CES AUTRES : « CE QUE JE DIS, JE LE DIS SELON QUE LE PÈRE M’A DIT ». (Chap. 12,44-50.)[modifier]

LA DIVINITÉ DU CHRIST.[modifier]

Dans la crainte de voir ses auditeurs le regarder comme un simple homme, Jésus leur dit que qui croit en lui croit en son Père ; et pour leur montrer qu’il est Dieu, il ajoute : Qui me voit, voit mon Père ; aussi, je jugerai, à la fin, les hommes rebelles à mes paroles, puisque ce ne sont pas mes paroles, mais celles que le Père m’a enseignées en m’engendrant de toute éternité.


1. Pendant que Notre-Seigneur Jésus-Christ parlait aux Juifs et confirmait sa doctrine par de si grands miracles, que quelques-uns, prédestinés à la vie éternelle et qu’il appela ses brebis, crurent en lui, d’autres au contraire ne crurent pas en lui, et ils ne pouvaient pas croire, aveuglés et endurcis qu’ils étaient par un secret, mais non pas injuste jugement de Dieu ; ils avaient été, en effet, abandonnés par celui qui résiste aux superbes, mais qui donne sa grâce aux humbles [1226]. Parmi ceux qui crurent en lui, il s’en trouva pour le confesser généreusement ; car ils prirent à leur main des branches d’arbres et vinrent au-devant de lui, traduisant par la même expression leur joie et leurs louanges. D’autres, au contraire, qui étaient du nombre des princes, n’osèrent confesser leur foi, de peur d’être chassés de la synagogue ; l’Évangéliste a signalé ces derniers par ces paroles : « Ils ont préféré la gloire des hommes à la gloire de Dieu [1227] ». même parmi ceux qui ne croyaient pas, les uns devaient croire plus tard, et Jésus les avait en vue lorsqu’il disait : « Quand vous aurez élevé le Fils de« l’homme, alors vous reconnaîtrez que je suis [1228] ». D’autres, au contraire, devaient persévérer dans leur infidélité, comme a fait ce reste de la nation juive qui, après avoir été décimée par la guerre, s’est vue dispersée dans tout le monde pour rendre témoignage à la prophétie qui a été écrite relativement au Christ.
2. Les choses étant ainsi, et le temps de sa passion approchant, « Jésus s’écria et dit » ; ce sont les paroles par lesquelles a commencé la lecture d’aujourd’hui : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ; et celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ». Déjà il avait dit en un autre endroit : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais la doctrine de celui qui m’a envoyé [1229] ». À cette occasion, nous avons compris que, par sa doctrine, il entendait le Verbe du Père qui est lui-même, et qu’en disant : « Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais la doctrine de celui qui m’a envoyé », il voulait dire que ce n’était pas de lui-même qu’il était ce qu’il est, mais qu’il avait en quelqu’un son principe [1230] ; car il est Dieu de Dieu, Fils du Père, tandis que le Père n’est pas Dieu de Dieu, mais Dieu, Père du Fils. Maintenant, quand il dit : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé », comment l’entendrons-nous, sinon que l’homme apparaissait aux hommes, tandis que le Dieu leur restait caché ? Et pour ne pas laisser croire qu’il n’était que ce qu’on voyait, pour qu’on le reconnût semblable au Père et aussi grand que lui, il dit : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi », c’est-à-dire ne croit pas en ce qu’il voit, « mais en celui qui m’a envoyé », c’est-à-dire en Dieu le Père. Mais celui qui croit au Père doit croire qu’il est Père, et celui qui le reconnaît comme Père, doit croire qu’il a un fils. Et par là, celui qui croit au Père est obligé de croire au Fils. Mais il fallait qu’on n’attribuât pas au Fils unique ce qui regarde les hommes appelés enfants de Dieu par privilège de la grâce, mais non par nature, comme dit notre Évangéliste : « Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu [1231] », et comme le prouve cette parole écrite dans la loi et qu’a rappelée Notre-Seigneur : « J’ai dit : vous êtes des dieux, et vous êtes tous les enfants du Très-Haut [1232] ». C’est pourquoi il s’écria : « Celui qui croit en moi, ne croit pas en moi », de peur que la foi qu’on avait en Jésus-Christ s’arrêtât à son humanité. Celui-là, dit-il, croit en moi, qui ne croit pas en moi d’après ce qu’il voit en moi, mais qui croit en celui qui m’a envoyé. Ainsi, lorsqu’il croit au Père, il croit qu’il a un fils qui lui est égal, et alors il croit véritablement en moi. Car, si selon lui Dieu n’a de fils que selon la grâce, des fils qui sont, il est vrai, ses créatures, mais qui ne sont pas son Verbe, mais qui ont été faites par son Verbe ; s’il croit que Dieu n’a pas un fils semblable à lui-même et coéternel à lui, né dès toujours, et comme lui immuable, en rien dissemblable ou différent de lui-même, celui-là ne croit pas au Père qui l’a envoyé ; car tout autre est le Père qui l’a envoyé.
3. Aussi, après avoir dit : « Celui qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé », et de peur qu’on ne crût qu’il voulait parler de son Père seulement comme Père des nombreux enfants qu’a régénérés sa grâce, et non comme Père d’un Verbe unique et semblable à lui-même, aussitôt il ajouta : « Et celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ». Il ne dit pas : celui qui me voit, voit non pas moi, mais Celui qui m’a envoyé, ainsi qu’il venait de dire : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ». Ces dernières paroles, il les avait dites de peur qu’on ne crût qu’il n’était que ce qu’il paraissait au-dehors, c’est-à-dire Fils de l’homme ; les paroles précédentes, il les avait dites afin qu’on le crût égal à son Père. Celui qui croit en moi, dit-il, ne croit pas en celui qu’il voit en moi, mais il croit en Celui qui m’a envoyé. Et quand il croit au Père qui m’a engendré égal à lui-même, ce n’est pas en moi comme il me voit qu’il doit croire en moi, mais comme en Celui qui m’a envoyé. Il est si vrai qu’il n’y a, entre lui et moi, aucune différence, que celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé. Les Apôtres, assurément, ont été envoyés par Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même ; leur nom lui-même en est l’indice. Car, de même que le mot grec ange veut dire, en latin, messager, le mot grec apôtre signifie envoyé dans la langue latine. Cependant, jamais un apôtre n’aurait osé dire : « Celui qui croit en moi croit, non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ». Il n’aurait pas même dit : « Celui qui croit en moi ». Nous croyons bien un apôtre, mais nous ne croyons pas en un apôtre. Car ce n’est pas l’apôtre qui justifie l’impie. Or, celui qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice [1233]. Un apôtre pourrait dire : Celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé ; ou bien, celui qui m’écoute, écoute Celui qui m’a envoyé ; car le Seigneur a dit lui-même à ses Apôtres : « Celui qui « vous reçoit, me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé [1234] ». Car le Maître est honoré dans la personne de son serviteur, et le Père dans celle de son Fils ; pourvu que l’on considère le Père comme étant dans le Fils, et le maître comme étant dans le serviteur. Mais le Fils unique a pu dire avec raison : « Croyez en Dieu et croyez en moi [1235] », comme aussi il a pu dire ce qu’il dit maintenant : « Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m’a envoyé ». il ne voulait pas empêcher qu’on crût en lui, mais il ne voulait pas non plus que la foi s’arrêtât à la forme d’esclave. Car celui qui croit au Père, qui a envoyé le Fils, croit assurément au Fils, sans lequel il ne connaîtrait pas le Père pour ce qu’il est ; et en croyant au Fils, il le croit égal au Père, parce que Jésus ajoute : « Et celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé ».
4. Faites bien attention à ce qui suit : « Moi, la lumière, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres ». Dans un autre endroit, Jésus dit à ses disciples : « Vous êtes la lumière du monde ; une cité placée sur une montagne ne peut être cachée, et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux [1236] ». Mais il ne leur dit pas : Vous êtes la lumière ; vous êtes venus dans le monde, afin que quiconque croit en vous ne demeure point dans les ténèbres. Et j’affirme qu’on ne le lira nulle part. Tous les saints sont donc des lampes, mais c’est en croyant qu’ils sont éclairés par celui dont on ne peut s’éloigner sans tomber dans les ténèbres. Pour cette lumière qui éclaire les saints, elle ne peut s’écarter d’elle-même, parce qu’elle est tout à fait immuable. Nous croyons donc aux lumières éclairées comme étaient les Prophètes, les Apôtres. Mais en croyant à ces lumières, nous ne croyons pas en la lumière éclairée elle-même, mais avec elle nous croyons en la lumière qui les éclaire, afin que nous aussi nous soyons éclairés, non par elle, mais avec elle, par la lumière qui les éclaire elle-même. Lorsque Jésus ajoute : « Afin que quiconque croit en moi, ne demeure pas dans les ténèbres », il montre assez qu’il a trouvé tous les hommes dans les ténèbres ; mais pour ne pas rester dans ces ténèbres où il les a trouvés, il leur faut croire en la lumière qui est venue en ce monde, parce que par elle a été fait le monde.
5. « Et si quelqu’un entend mes paroles », continua-t-il, « et ne les garde pas, moi je ne le juge point ». Rappelez-vous ce que je crois vous avoir dit dans nos précédents entretiens. Si quelques-uns l’ont oublié, qu’ils tâchent d’en raviver le souvenir ; pour vous, qui n’y assistiez pas, écoutez-moi : je vais vous expliquer comment le Fils peut dire : « Moi je ne le juge pas », après avoir dit ailleurs : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils [1237] ». Il faut entendre ainsi ce passage : présentement je ne le juge pas. Pourquoi donc ne le jugé-je pas maintenant ? Écoutez ce qui suit : « Car je ne suis pas venu », dit-il, « pour juger le monde, mais pour sauver le monde » : c’est-à-dire pour opérer le salut du monde. C’est donc maintenant le temps de la miséricorde, ensuite viendra le temps du jugement ; car il est dit : « Seigneur, je chanterai votre miséricorde et votre justice[1238] ».
6. Mais voyez ce que le Sauveur dit du jugement qui doit arriver à la fin des temps « Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, a pour juge la parole que j’ai annoncée, celle qui le jugera au dernier jour ». Jésus ne dit pas : Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, je, ne le jugerai pas au dernier jour. Car s’il eût ainsi parlé, je ne vois pas comment cette parole n’eût pas été en contradiction avec ce qu’il dit ailleurs : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Mais lorsqu’il dit : « Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, a quelqu’un pour le juger », et que, répondant à l’attente de ceux qui veulent savoir quel est ce juge, il ajoute : « Ce sera la parole que j’ai annoncée qui le jugera au dernier jour », il montre assez qu’il sera lui-même ce juge. Car il est lui-même la parole qu’il a dite, il est lui-même la parole qu’il a annoncée, il est lui-même la porte par laquelle le pasteur doit entrer dans la bergerie. C’est pourquoi autrement seront jugés ceux qui n’auront pas entendu sa parole ; autrement seront jugés ceux qui l’auront entendue et méprisée. « Car ceux qui auront péché sans la loi », dit l’Apôtre, « périront sans la loi, « et ceux qui auront péché sous la loi, seront jugés par la loi[1239] ».
7. « Car je n’ai point parlé de moi-même », dit Jésus-Christ. Jésus dit qu’il n’a point parlé de lui-même, parce qu’il n’est point de lui-même. Nous vous l’avons déjà répété souvent ; et cette doctrine vous étant familière, je dois moins vous l’apprendre que vous la faire remarquer en passant. « Mais mon Père, qui m’a envoyé, m’a lui-même prescrit ce que je dois dire, et la manière dont je dois parler ». Nous ne nous mettrions pas en peine de vous expliquer cela, si nous étions certains de parler à ceux-là seuls qui ont entendu ce que nous en avons dit précédemment ; et quoique ceux qui nous ont entendu ne soient pas tous là, si ceux qui s’y trouvent avaient retenu dans leur mémoire ce qu’ils ont entendu. Mais il en est peut-être ici qui n’ont pas entendu nos précédents discours ; ils ressemblent à ceux, qui ont oublié ce qu’ils ont entendu ; à cause d’eux, nous prions ceux qui ont retenu ce qu’ils ont entendu de nous permettre de nous arrêter quelque peu. Comment le Père donne-t-il un commandement à son Fils unique ? Par quel Verbe parle-t-il à son Verbe, puisque son Fils est lui-même son Verbe unique ? Est-ce par un ange ? C’est par lui qu’ont été créés les anges. Est-ce au moyen d’une nuée ? Mais quand du sein de cette nuée une voix se fit entendre au Fils, ce ne fut pas, Jésus nous l’apprend lui-même ailleurs, ce ne fut pas pour lui, mais pour les autres qui devaient recevoir de tels enseignements. Est-ce par un son articulé par des lèvres ? Mais il n’a point de corps et aucun intervalle ne sépare le Fils du Père : entre eux, il n’existe aucun espace rempli d’air, qui, étant agité, produirait une voix capable d’arriver jusqu’à l’oreille. Gardons-nous bien d’avoir de telles pensées de cette substance incorporelle et ineffable. Le Fils unique est le Verbe du Père et la sagesse du Père. En elle sont tous les commandements du Père. Ainsi le Fils n’a jamais ignoré aucun commandement du Père : par conséquent, il n’était pas nécessaire qu’il reçût dans le temps ce qu’il n’avait pas auparavant. Tout ce qu’a le Fils, il l’a reçu du Père, mais c’est en naissant qu’il l’a reçu, et c’est en l’engendrant que le Père le lui a donné. Le Fils est la vie, et assurément il a reçu la vie en naissant, et il n’y a pas eu auparavant un moment où il ait existé sans avoir la vie. Car le Père a la vie et il est lui-même la vie qu’il a ; mais il ne la reçoit pas, parce qu’il n’est pas d’un autre. Mais le Fils a reçu la vie, et c’est le Père duquel il est, qui la lui a donnée. Le Fils est aussi ce qu’il a : car il a la vie et il est la vie. Écoutez ce qu’il dit lui-même : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir en lui-même la vie [1240] ». L’a-t-il donnée à quelqu’un qui existait déjà, mais sans avoir la vie ? Il lui a donné la vie par cela même qu’il l’a engendré. Il a donc engendré la vie, et la vie a engendré la vie. Et comme ce qu’elle a engendré lui est semblable, elle n’a pas engendré une vie différente d’elle-même. C’est pourquoi il a été dit : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir en lui-même la vie ». Il a donné la vie, car en engendrant la vie que lui a-t-il donné, sinon d’être là vie ? Et comme cette naissance est éternelle, il n’y a jamais eu un seul instant où n’ait pas existé le Fils qui est la vie ; jamais le Fils n’a été privé de vie, et de même que sa naissance est de toute éternité, ainsi celui qui est né est la vie éternelle. Par conséquent, le commandement qu’a donné le Père, le Fils n’a jamais été sans l’avoir reçu. Mais, comme je vous l’ai dit, tous les commandements du Père sont dans la sagesse du Père, c’est-à-dire dans le Verbe du Père. Il est dit cependant qu’un commandement a été donné, parce que celui qu’on dit l’avoir reçu n’est pas de lui-même ; et donner au Fils ce sans quoi il n’a jamais existé, c’est engendrer le Fils qui n’a jamais été sans exister.
8. Le Sauveur ajoute ensuite : « Et je sais que son commandement est la vie éternelle ». Si donc le Fils est la vie éternelle, et si la vie éternelle est le commandement du Père, n’est-ce pas dire : Je suis le commandement du Père ? Aussi, quand il ajoute : « Ce que je dis, je le dis comme le Père me l’a dit », il ne faut pas entendre ces mots : « Comme le Père me l’a dit », en ce sens que le Père ait adressé la parole à son Verbe unique, ou bien que le Verbe de Dieu ait besoin des paroles de Dieu. Comme le Père a donné la vie au Fils, ainsi il a dit au Fils, non ce que le Fils ignorait ou n’avait pas, mais ce qu’était le Fils lui-même. Qu’est-ce à dire : « Comme le Père m’a dit, ainsi je parle », sinon : Je dis vrai ? Le Père l’a dit, parce qu’il est la véracité même ; le Fils le dit, parce qu’il est la vérité. Celui qui est la véracité a engendré la vérité : que pourrait-il donc dire maintenant à la vérité ? La vérité n’était pas imparfaite, on ne pouvait lui ajouter rien de vrai : il a donc parlé à la vérité, parce qu’il l’a engendrée. La vérité dit ce qui lui a été dit ; mais elle le dit à ceux qui la comprennent lorsqu’elle leur apprend comment elle est née. Mais pour aider les hommes à croire ce qu’ils ne peuvent encore comprendre, la vérité s’est adressée à eux par la bouche de l’humanité : elle leur a dit des paroles qui ont formé des sons et duré le temps voulu, et qui se sont ensuite évanouies. Mais les choses elles-mêmes, dont ces sons n’étaient que les signes, ont pénétré dans la mémoire de ceux qui ont entendu les sons ; elles sont arrivées aussi jusqu’à nous par le moyen des lettres qui sont des signes visibles. La vérité ne parle pas ainsi : aux âmes intelligentes elle parle inférieurement ; elle ne se sert point de sons pour les instruire, elle répand en elles une lumière qu’elles saisissent. Celui qui peut en elle voir l’éternité de sa naissance, l’entend parler comme le Père lui a dit de le faire. Par là elle excite en nous un grand désir de goûter sa douceur tout entière. Mais nous n’y réussissons qu’en grandissant ; nous ne grandissons qu’en marchant ; nous ne marchons qu’en avançant, et, par cela seul, nous devenons capables d’y arriver.

CINQUANTE-CINQUIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CE PASSAGE : « AVANT LE JOUR DE LA FÊTE DE PÂQUES JÉSUS SACHANT QUE SON HEURE ÉTAIT VENUE », JUSQU’À CET AUTRE : « ET IL SE MIT À LAVER LES PIEDS DE SES DISCIPLES ET À LES ESSUYER AVEC LE LINGE DONT IL ÉTAIT CEINT. (Chap. 13, 1-5)[modifier]

LA PÂQUE.[modifier]

La fête de Pâques, c’est-à-dire, du passage des Israélites dans la terre promise, était l’annonce et la figure du passage de Jésus-Christ de ce monde à son Père, de notre passage de l’état du péché à l’état de la grâce. En cette fête, le Sauveur, qui devait donner à ses disciples la preuve du plus sincère amour en mourant pour eux, se mit à laver leurs pieds, même ceux de Judas, continuant ainsi à pratiquer l’humilité manifestée dans son Incarnation.


1. Nous voici parvenus au récit que Jean nous fait de la cène du Seigneur. Nous devons, avec la grâce de Dieu, l’exposer convenablement et l’expliquer selon qu’il nous donnera de le faire. « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Le mot Pâque, mes frères, n’est pas, comme quelques-uns le pensent, un mot grec, mais bien un mot hébreu. Cependant il se présente très à propos sur ce mot une certaine concordance des deux langues. Comme souffrir, en grec, se dit pasxein, il semble que la passion est appelée Pâque, comme si ce nom indiquait les souffrances du Sauveur. Mais le mot Pâque, en sa propre langue, qui est la langue hébraïque, signifie passage. C’est pour cela que le peuple hébreu célébra la Pâque pour la première fois, lorsque, s’enfuyant d’Égypte, il passa la mer Rouge [1241]. Maintenant donc cette figure prophétique est accomplie dans la vérité, puisque, comme un agneau, Jésus-Christ est conduit au lieu de son immolation [1242] ; puisque son sang, qui teint nos portes, c’est-à-dire puisque le signe de la croix, dont nos fronts sont marqués, nous délivre de la corruption de ce siècle comme en quelque sorte de la mort et de la captivité d’Égypte [1243] ; nous effectuons ce passage salutaire, lorsque, de l’empire du diable, nous passons à celui de Jésus-Christ, et que, de ce monde si fragile, nous passons à son royaume inébranlable. Nous passons vers Dieu qui demeure toujours, pour ne point passer avec le monde qui s’en va. Louant Dieu de cette grâce qu’il nous a faite, l’Apôtre dit de lui « qu’il nous a arrachés de la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour [1244] ». L’Évangéliste donc, comme pour nous expliquer ce mot de Pâque, qui, je l’ai dit, signifie passage, commence ainsi : « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer « de ce monde à son Père ». Voilà la Pâque, voilà le passage : le passage de quel endroit à quel endroit ? « De ce monde à son Père ». Et ce passage du chef donne à ses membres une ferme espérance qu’ils le suivront. Mais que deviendront les infidèles, et ceux qui sont séparés de ce chef et de son corps ? Ne passeront-ils pas aussi, puisqu’ils ne demeureront pas toujours à leur place ? Ils passeront assurément eux-mêmes ; mais autre chose est de passer de ce monde, autre chose est de passer avec ce monde ; autre chose est de passer vers le Père, autre chose est de passer à l’ennemi. Les Égyptiens aussi ont passé ; mais s’ils ont passé la mer, ç’a été pour tomber dans les bras de la mort, et non pour entrer dans le royaume de Dieu.
2. « Jésus donc sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Sans doute afin qu’ils fussent à même de passer de ce monde où ils se trouvaient vers leur chef qui en était sorti. Que veut dire, en effet, « jusqu’à la fin », sinon jusqu’à Jésus-Christ ? « Jésus-Christ », dit l’Apôtre, « est la fin de la loi, pour la justification de tous ceux qui croient [1245] ». Il est la fin, non pas où finissent les choses, mais où elles trouvent leur perfection ; la fin où nous devons parvenir, mais non trouver la mort. C’est en ce sens qu’il faut entendre ces mots : « Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé [1246] ». Il est notre fin, c’est à lui que nous devons passer. Je sais bien que ces paroles de notre Évangile peuvent s’entendre d’une manière tout humaine ; voici comment : puisqu’il a aimé les siens jusqu’à la mort, on peut dire « qu’il les a aimés jusqu’à la fin ». Mais c’est là un sentiment tout humain, qui n’a rien de divin. Il ne nous a pas aimés seulement jusqu’à la mort, puisqu’il nous a toujours aimés et qu’il nous aimera sans cesse. Loin de nous la pensée que son amour ait fini par sa mort, puisqu’il n’a pas lui-même fini par la mort. Le riche superbe et impie de l’Évangile a aimé ses cinq frères, même après sa mort [1247]. Et Jésus-Christ ne nous aurait aimés que jusqu’à sa mort ? Dieu nous garde de le penser, mes très-chers frères. Car il ne nous aurait pas aimés jusqu’à mourir pour nous, si son amour avait dû finir avec sa mort. On pourrait néanmoins entendre ces paroles : « Il les a aimés jusqu’à la fin », en ce sens qu’il les a aimés au point de vouloir mourir pour eux. Il l’a témoigné lui-même en disant : « Personne ne « peut montrer un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis [1248] ». C’est pourquoi je n’improuve pas ceux qui veulent que ces paroles : « Il les aima jusqu’à la fin », signifient que son amour l’a conduit jusqu’à mourir pour eux.
3. « Et après que le souper fut fait, le diable ayant déjà mis dans le tueur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, Jésus sachant que le Père lui avait donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu, et qu’il retournait à Dieu, se lève du souper, quitte ses vêtements, et, ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il versa de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Par ces mots, après que le souper fut fait, nous ne devons pas entendre que le souper était terminé et achevé ; car on était encore à table lorsque Notre-Seigneur se leva et lava les pieds de ses disciples. Après cela, en effet, il se remit à table, et c’est alors qu’il donna le morceau de pain à celui qui devait le trahir. Le repas n’était donc pas fini, puisqu’il y avait encore du pain sur la table. Ainsi donc, après le souper veut dire après que le souper fut préparé et servi sur la table prêt à être mangé.
4. Quant à ce qu’il est dit « que le diable avait déjà mis dans le cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le trahir », si vous demandez ce qui fut mis dans le cœur de Judas, évidemment ce fut le « dessein de le trahir ». Cette transmission d’un pareil dessein est une suggestion toute spirituelle elle ne se fait point par les oreilles, mais par la pensée ; le corps n’y a aucune part, tout se passe dans l’esprit. Car tout ce qui est appelé spirituel ne doit pas toujours être pris en bonne part. L’Apôtre parle des esprits de malice répandus dans l’air, et contre lesquels il assure que nous avons à lutter. Or, il n’y aurait point de méchancetés spirituelles[1249], s’il n’y avait aussi des esprits méchants ; car le mot spirituel vient de celui d’esprit. Mais comment se fait-il que les suggestions du diable se glissent dans la pensée humaine et se mêlent de telle sorte à cette pensée que l’homme les regarde comme ses propres pensées à lui ? Qui peut le savoir ? Nous ne pouvons douter non plus que les bonnes pensées ne viennent de même sorte du bon esprit et secrètement et spirituellement. Ce qui nous importe, c’est de savoir auxquelles de ces pensées l’âme humaine consent, si c’est aux mauvaises, quand elle est privée du secours de Dieu parce qu’elle l’a mérité, ou aux bonnes, quand elle est aidée par la grâce. Déjà donc le diable avait fait naître dans le cœur de Judas le dessein de trahir son maître, que cependant il n’avait pas encore reconnu pour son Dieu. Il était venu au repas pour espionner son Pasteur, tendre des pièges à son Sauveur et vendre son Rédempteur. Tel il était venu, Jésus le voyait et le supportait : pour lui, il croyait n’être pas connu et il se trompait sur le compte de celui qu’il voulait tromper. Mais Jésus, voyant ce qui se passait dans son cœur, le faisait sciemment servir, à son insu, à l’accomplissement de ses desseins.

5. « Sachant que le Père lui avait mis toutes choses entre les mains » ; par conséquent aussi celui qui le trahissait ; car s’il ne l’avait pas eu entre les mains, il ne s’en serait pas servi comme il le voulait. Le traître se trouvait donc en la puissance de Celui qu’il voulait livrer, et du mal qu’il faisait en le livrant devait résulter un bien qu’il ne soupçonnait pas. Car Notre-Seigneur savait ce qu’il faisait pour ses amis, en souffrant avec tant de patience ce que lui faisaient ses ennemis. Et c’est ainsi que le Père lui avait tout remis entre les mains : les maux, pour en user ; les biens, pour les produire. « Il savait aussi qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu » ; sans cependant avoir quitté Dieu quand il venait à nous, et sans nous abandonner ; quand il retournait à lui.

6. Jésus sachant cela « se lève de table et a quitte ses vêtements, et ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il met de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Nous devons, mes très chers frères, remarquer avec soin l’intention qu’a eue l’Évangéliste en nous parlant de cet acte d’humilité si grande de Notre-Seigneur ; il a commencé par nous donner une haute idée de sa grandeur ; c’est dans ce dessein qu’il a dit : « Il savait que le Père lui a donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu ». Celui donc à qui le Père a remis toutes choses entre les mains, lave, non les mains, mais les pieds de ses disciples, et lui qui savait être sorti de Dieu et retourner à Dieu, il remplit l’office, non d’un Seigneur Dieu, mais d’un homme esclave. Et si l’Évangéliste a parlé d’un traître qui était venu dans la pensée de le livrer, mais que le Sauveur connaissait bien pour tel, c’est pour nous montrer le comble de l’humilité où il est descendu, en ne dédaignant pas de laver les pieds de celui dont il prévoyait que les mains allaient se souiller d’un pareil crime.

7. Est-il étonnant que celui qui, ayant la forme de Dieu, s’est anéanti lui-même, se soit levé de table et dépouillé de ses vêtements ? Y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il se soit ceint d’un linge, celui qui, prenant la forme d’esclave, a été trouvé semblable à un homme [1250] ? Est-il étonnant qu’il ait mis de l’eau dans un bassin, pour laver les pieds de ses disciples, lui qui a répandu son sang sur la terre, pour effacer la souillure des péchés ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’avec le linge dont il était ceint, il ait essuyé les pieds qu’il venait de laver, lui qui, dans la chair dont il était revêtu, a confirmé tous les dires des Évangélistes ? Il est vrai que, pour se ceindre d’un linge, il quitta les vêtements qu’il avait, tandis que pour prendre la forme d’esclave au moment où il s’anéantit lui-même, il ne quitta pas ce qu’il avait, mais il prit ce qu’il n’avait pas. Pour être crucifié, il fut dépouillé de ses vêtements, et quand il fut mort on l’enveloppa dans un linceul. Et toute sa passion a servi à nous purifier. Avant donc de souffrir les derniers tourments, il a voulu s’abaisser, non seulement devant ceux pour qui il allait subir la mort, mais encore devant celui qui devait le livrer à la mort. L’humilité est d’une importance si grande pour l’homme, que Dieu dans sa grandeur a voulu lui en laisser un exemple complet ; car l’homme aurait péri à jamais victime de son orgueil, si Dieu ne l’avait sauvé par son huLe Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu [1251]. Or, l’homme s’était perdu en imitant l’orgueil de son séducteur ; puisqu’il est retrouvé, qu’il imite l’humilité de son Rédempteur.

CINQUANTE-SIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES : « IL VINT DONC À SIMON PIERRE », JUSQU’À CES AUTRES : « CELUI QUI EST LAVÉ N’A PLUS BESOIN QUE DE SE LAVER LES PIEDS ; ET IL EST PUR TOUT ENTIER ». (Chap. 13,6-10.)[modifier]

LE LAVEMENT DES PIEDS.[modifier]

S’étant levé de table et ceint d’un linge, le Sauveur s’approcha de Pierre pour lui laver les pieds ; à cette vue, Pierre s’écria : Non, Seigneur ! – Alors, tu n’auras point de part avec moi.— Lavez-moi donc aussi la tête et les mains.— Celui qui est pur n’a besoin que de se laver les pieds.— En effet, si pures que soient notre conscience et nos intentions, nous touchons au monde, au moins par nos pieds, c’est-à-dire, nos affections, et il est impossible que ce contact ne nous communique pas quelque souillure.


1. Lorsque le Seigneur lavait les pieds des disciples, « il vint à Simon Pierre, et Pierre lui dit : Seigneur, vous me lavez les pieds ? » En effet, qui n’eût été effrayé de voir le Fils de Dieu lui laver les pieds ? Aussi quelle témérité, pour un serviteur, de résister à son maître, pour un homme, de résister à son Dieu ! Néanmoins, Pierre aima mieux prendre ce parti que de souffrir que son Seigneur et son Dieu lui lavât les pieds. Nous ne devons pas croire que seul entre les, autres il ait éprouvé cette répugnance et résisté, tandis que les autres avant lui auraient laissé faire le Sauveur sans lui opposer aucune résistance. Il serait plus facile, sans doute, d’entendre en ce sens les paroles de notre Évangile ; car après ces mots : « Jésus commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint », il est dit : « Il vint donc à Simon Pierre », comme si Jésus avait déjà lavé les pieds à quelques-uns de ses disciples, et n’était venu qu’ensuite au premier d’entre eux. Tout le monde sait, en effet, que le premier des Apôtres était le bienheureux Pierre. Mais il faut bien se garder d’entendre ainsi ce que dit Jean. Ce n’est pas après les autres que Jésus est venu à Pierre ; mais c’est par lui qu’il commença. Quand il commença à laver les pieds des disciples, il vint à celui par lequel il commença, c’est-à-dire à Pierre, effrayé alors comme tout autre l’aurait été à sa place, Pierre lui dit : « Seigneur, vous me lavez les pieds ? » Qui êtes-vous et qui suis-je ? Il faut nous contenter d’imaginer ces choses sans nous hasarder à les dire. Car si nos pensées s’élevaient à la hauteur d’un pareil sujet, notre langue ne pourrait peut-être l’exprimer.
2. Mais « Jésus lui répondit et lui dit : Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant ; mais tu le sauras plus tard ». Et cependant, effrayé de la grandeur de ce que voulait faire son Maître, Pierre ne voulait pas le souffrir ; ignorant pourquoi il le faisait, il ne pouvait souffrir de voir Jésus-Christ s’abaisser et se mettre à ses pieds. « De l’éternité », lui dit-il, « vous ne me laverez les pieds ». Que veut dire : « de l’éternité ? » Jamais je ne le supporterai, jamais je ne le souffrirai, jamais je ne le permettrai ; car ce qui ne se fait jamais ne se fait pas de l’éternité. Alors, pour réduire ce malade qui résiste et lui montrer le péril où il s’expose, le Sauveur lui dit : « Si je ne te lave », lui dit-il, « tu n’auras point de part avec moi ». Il lui dit : « Si je ne te lave », et pourtant il ne s’agissait que des pieds ; c’est ainsi qu’on dit à un homme : Tu m’écrases, quoique le pied seul ait été foulé. Alors Pierre,

troublé et par l’amour et par la crainte, mais craignant encore plus de se voir enlever Jésus-Christ que de le voir s’abaisser à ses pieds, lui dit : « Seigneur, non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ». Après une telle menace, non seulement je ne refuse pas de vous donner à laver mes membres les plus bas, mais j’abaisse devant vous les plus élevés pour que vous les purifiiez. Il n’y a aucune partie de mon corps que je ne vous laisse laver, plutôt que de m’exposer à n’avoir point de part avec vous.
3. « Jésus lui dit : Celui qui est lavé, n’a besoin que de se laver les pieds, et il est pur tout entier ». Ici peut-être quelqu’un va s’émouvoir et s’écrier : Mais s’il est pur tout entier, à quoi bon lui laver les pieds ? Le Seigneur, assurément, savait ce qu’il voulait dire, quoique notre faiblesse ne puisse en pénétrer le secret. Cependant, autant que me le permettra ce qu’il a plu au Seigneur de m’apprendre de sa loi, selon mes forces, et selon mes facultés, j’essaierai, avec le secours de Dieu, de répondre à cette profonde question. D’abord ces deux expressions ne se contredisent pas, je vous le montrerai aisément. En effet, quelle règle serait blessée, si l’on disait : Il est pur tout entier, hors les pieds ? il serait sans doute plus conforme à l’élégance de dire : Il est pur tout entier, si ce n’est les pieds : l’un vaut l’autre. Le Seigneur dit donc : Il n’a besoin que de se laver les pieds ; « car il est pur a tout entier ». Tout entier, excepté les pieds, ou bien, si ce n’est les pieds, qu’il a besoin de laver.
4. Mais qu’est-ce que tout cela ? À quoi bon toutes ces recherches ? Qu’est-ce que cela ? Le Seigneur parle, la Vérité nous dit que celui-là même qui est pur a besoin de laver ses pieds. À votre avis, quel sens attacher à ces paroles ? Le voici : bien que l’homme soit lavé tout entier dans le baptême, et ici nous n’exceptons pas même ses pieds, et nous parlons de sa personne tout entière ; cependant, quand ensuite il vit au milieu des affaires humaines, il est obligé de marcher sur la terre. Alors les affections terrestres sans lesquelles il est impossible de vivre en cette vie mortelle sont comme les pieds par lesquels les choses humaines entrent en contact avec nous, et elles nous touchent ; de telle sorte que si nous disons n’avoir pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous [1252]. Chaque jour celui qui intercède pour nous nous lave les pieds [1253] ; et chaque jour nous avouons que nous avons besoin de nous laver les pieds, c’est-à-dire de redresser même nos démarches spirituelles, puisque dans l’oraison dominicale nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés [1254] ». En effet si, comme il est écrit, « nous confessons nos péchés », assurément celui qui a lavé les pieds de ses disciples « est fidèle et juste, il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de toutes nos iniquités[1255] ». C’est-à-dire, il lavera jusqu’aux pieds avec lesquels nous avançons dans le chemin de la vie.
5. Ainsi l’Église que Jésus-Christ a purifiée dans le baptême de l’eau par sa parole est sans tache et sans ride [1256], non seulement dans ceux qui sortent de cette vie immédiatement après le baptême, et ne touchent point la terre qui pourrait souiller leurs pieds ; mais encore dans ceux à qui Dieu a fait la grâce de ne sortir de cette vie qu’après avoir lavé leurs pieds. Quoiqu’elle soit pure aussi dans ceux de ses membres qui demeurent ici-bas, puisqu’ils vivent dans la justice, ils ont cependant besoin de laver leurs pieds, parce qu’ils ne sont pas absolument sans péché. C’est pourquoi elle dit dans le Cantique des cantiques : « J’ai lavé mes pieds, comment les souiller encore[1257] ? » C’est ce qu’elle dit lorsqu’elle est forcée de venir à Jésus-Christ et de fouler la terre pour arriver jusqu’à lui. Mais voici une autre difficulté. Jésus-Christ n’est-il point en haut ? n’est-il pas monté au ciel, et ne s’est-il pas assis à la droite du Père ? L’Apôtre ne nous crie-t-il pas : « Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu, cherchez ce qui est en haut, non ce qui est sur la terre[1258]. ? » Comment donc, pour aller à Jésus-Christ, sommes-nous forcés de fouler la terre, puisqu’au contraire nous devons élever nos cœurs en haut, afin de pouvoir être avec lui ? Vous voyez, mes frères, que le peu de temps qui nous reste aujourd’hui ne me permet pas de traiter cette question. Si, par hasard, vous ne voyez guère combien elle a besoin d’être discutée à fond, moi, je ne le vois que trop ; je vous demande donc de vouloir bien la remettre à une autre fois, plutôt que de la traiter superficiellement ou trop rapidement ; pour être prolongée, votre attente ne sera pas trompée ; car le Seigneur qui me rend votre débiteur m’aidera à acquitter ma dette.

CINQUANTE-SEPTIÈME TRAITÉ.[modifier]

COMMENT L’ÉGLISE CRAINT DE SE SALIR LES PIEDS EN ALLANT À JÉSUS.[modifier]

LA POUSSIÈRE DU MONDE.[modifier]

L’Église craint pour ses prédicateurs, car ils peuvent se laisser entraîner à l’orgueil dans le ministère de la parole ; elle craint que ceux qui les écoutent ne voient leur charité s’affaiblir et s’éteindre au contact du monde ; c’est pourquoi elle voudrait que les premiers prédicateurs de l’Évangile, si purs et si saints, pussent revenir en ce monde pour la conduire, exempte de souillures, à Jésus-Christ.


1. Je n’ai pas oublié ma dette, voici le moment de m’acquitter. Daigne Celui qui m’a fait la grâce d’être votre débiteur, me donner de quoi payer ; car c’est le Seigneur qui m’a donné pour vous l’amour dont parle l’Apôtre : « Ne redevez rien à personne, sinon l’amour qu’on se doit les uns aux autres [1259] ». Qu’il me donne donc les paroles dont je vois que je suis redevable envers mes bien-aimés. J’ai remis à aujourd’hui à vous expliquer de mon mieux comment on va à Jésus-Christ, même en marchant sur la terre, quoique l’Apôtre nous ordonne de rechercher ce qui est en haut et non ce qui est sur la terre [1260]. Jésus-Christ, en effet, est, dans le ciel, assis à la droite du Père ; mais il est aussi ici, et c’est pour cela qu’au moment où Saul exerçait ses persécutions sur la terre, il lui dit : « Pourquoi me persécutes-tu [1261] ? » Nous avons été amenés à cette question par l’examen de ce fait, que Notre-Seigneur lava les pieds à ses disciples, lorsque déjà ses disciples étaient purs et n’avaient besoin que de laver leurs pieds : il nous a semblé, alors, qu’il fallait en conclure que par le baptême l’homme est lavé tout entier ; mais que pendant tout le cours de cette vie terrestre, ses affections étant comme des pieds avec lesquels il foule la terre, cette vie lui fait contracter des souillures qui l’obligent à dire : « Pardonnez-nous nos offenses [1262] ». Ainsi est-il purifié par Celui qui a lavé les pieds à ses disciples [1263], et qui ne cesse d’intercéder pour nous [1264]. Alors se présentèrent à nous ces paroles du Cantique des cantiques, qu’emprunte l’Église quand elle s’écrie : « J’ai lavé mes pieds, comment les souiller encore ? » Tel est son langage lorsqu’elle veut aller au-devant de son Bien Aimé, le plus beau des enfants des hommes [1265], et lui ouvrir au moment où il vient vers elle frapper à sa porte et demande qu’on lui ouvre. De là est née cette question que nous n’avons pas voulu traiter l’autre jour, parce que le temps nous manquait pour le faire, et que nous avons remise à aujourd’hui : Comment l’Église peut-elle craindre en marchant vers Jésus-Christ, de souiller ses pieds qui ont été lavés par le baptême de Jésus-Christ ?
2. Voici, en effet, ce que dit l’Église : « Je dors et mon cœur veille : la voix de mon frère frappe à ma porte ». Jésus lui dit alors : « Ouvre-moi, ma sœur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux, des eaux de la nuit ». Et l’Église répond : « J’ai quitté ma tunique, comment la reprendre ? J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore [1266] ? » Sacrement admirable ! ineffable mystère ! elle craint donc de salir ses pieds en venant à Celui qui a lavé les pieds de ses disciples ? Oui, elle le craint, parce qu’il lui faut marcher sur la terre pour venir à Celui qui est encore sur la terre, puisqu’il n’abandonne pas ceux des siens qui sont ici. N’a-t-il pas dit lui-même : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles [1267] ? » N’a-t-il pas dit encore. « Vous verrez les cieux ouverts et les anges de Dieu monter et descendre vers le Fils de l’homme[1268] ? » S’ils montent vers lui, c’est assurément parce qu’il est en haut ; mais comment descendent-ils vers lui, s’il n’est pas également ici-bas ? L’Église dit donc : « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Elle le dit en la personne de ceux qui, purifiés de toute souillure, peuvent dire : « Je désire être dégagé des liens du corps et me trouver avec Jésus-Christ ; mais il est plus utile pour vous que je demeure encore en cette vie[1269] ». Elle le dit dans la personne de ceux qui prêchent Jésus-Christ et lui ouvrent la porte du cœur des hommes, afin qu’il y habite par la foi[1270]. Elle le dit en eux lorsqu’ils délibèrent pour savoir s’ils se chargeront d’un ministère si grand qu’ils ne se croient pas capables de s’en acquitter sans commettre beaucoup de fautes ; ils craignent, en effet, qu’en prêchant aux autres, ils ne deviennent eux-mêmes réprouvés[1271]. Il est bien plus sûr d’avoir à écouter la vérité, que d’avoir à la prêcher. Quand on ne fait que l’écouter, on garde l’humilité ; mais quand on la prêche, il est bien difficile que dans le cœur même du meilleur des hommes, il ne se glisse, pas quelque vaine complaisance capable de salir les pieds de son âme.
3. Aussi, comme dit l’apôtre Jacques : « Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à prendre la parole[1272] ». Un autre homme de Dieu dit aussi : « Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l’allégresse, et mes os brisés tressailliront[1273] ». Voilà bien ce que j’ai dit : quand on n’a qu’à écouter la vérité, on garde l’humilité. Un autre dit encore : « L’ami de l’époux se tient debout et l’écoute, et il est rempli de joie à cause de la voix de l’Époux[1274] ». Écoutons donc avec empressement la vérité qui nous parle intérieurement sans aucun bruit de parole. Elle se fait aussi entendre extérieurement par les lectures, les conférences, les prédications, les discussions, les préceptes, les consolations, les exhortations, même par les cantiques et les psaumes. Mais que ceux qui remplissent ces différents ministères craignent bien de salir leurs pieds, ce qui leur arrivera s’ils cherchent à plaire aux hommes et à s’attirer leurs louanges. Au reste, celui qui les entend avec plaisir et piété, n’a pas lieu de s’enorgueillir des travaux d’autrui, et ses os n’étant pas enflés d’orgueil, mais au contraire plongés dans l’humiliation, il éprouve une grande joie d’entendre la voix du Seigneur qui est la vérité. C’est pourquoi ceux qui savent écouter avec plaisir et en toute humilité, et qui mènent une vie tranquille dans cette étude si douce et si salutaire, l’Église se réjouit en eux et dit : « Je dors et mon cœur veille ». Que veut dire : « Je dors et mon cœur veille », sinon : Je suis en repos pour mieux écouter ? mon repos n’est point employé à nourrir ma paresse, mais à recevoir les leçons de la sagesse. « Je dors et mon cœur veille ». Je suis en repos et je reconnais que vous êtes le Seigneur[1275], parce que « la sagesse viendra au docteur de la loi au temps du repos, et celui qui s’agite peu acquerra la sagesse[1276] ». « Je dors et mon cœur veille ». Je me tiens en repos du côté des affaires humaines, et mon âme s’applique à l’amour des choses divines.
4. Mais pendant que l’Église se réjouit et se complaît dans ceux de ses enfants qui jouissent humblement et doucement de ce repos, elle entend heurter à la porte Celui qui dit : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière, et ce qui vous a été dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits[1277] ». Sa voix se fait donc entendre à la porte, et il dit« Ouvre-moi, ma sueur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite ; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux des eaux de la nuit ». Comme s’il disait : Tu te livres au repos, et pour moi la porte est fermée ; tu t’appliques au repos d’un petit nombre, et la charité d’un grand nombre s’éteint dans l’iniquité qui abonde[1278] ; car la nuit, c’est l’iniquité. La rosée et les gouttes d’eau, ce sont les chrétiens qui se refroidissent et qui tombent, et qui font refroidir la tête de Jésus-Christ, c’est-à-dire qui font que Dieu n’est plus aimé. Car la tête de Jésus-Christ, c’est Dieu[1279]. Ils sont placés dans les cheveux, c’est-à-dire admis par tolérance à la participation extérieure des sacrements ; mais ils ne pénètrent pas jusqu’à l’intérieur et à l’esprit. Jésus frappe donc pour tirer les saints qui reposent en leurs loisirs, et il s’écrie : « Ouvre-moi », toi qui es devenue « ma sœur » par mon sang, « ma proche parente » par mon approche, « ma colombe » par la plénitude de mon esprit, « ma parfaite » par ma parole que tu as apprise en entier dans ton repos, ouvre-moi donc, prêche-moi. Comment entrerai-je vers ceux qui m’ont fermé leur porte, si personne ne m’ouvre ? et comment entendront-ils, si personne ne prêche[1280] ?
5. De là vient que ceux mêmes qui aiment le repos des saintes études, et refusent de s’exposer aux contre-temps de la vie active, parce qu’ils se sentent peu propres à s’acquitter sans reproche des devoirs qu’elle impose ; de là vient que ceux-là voudraient voir, si c’était possible, les saints Apôtres et les premiers prédicateurs de la vérité revenir de l’autre monde, pour s’opposer au torrent d’iniquité qui éteint l’ardeur de la charité ; mais dans la personne de ceux qui sont sortis de cette vie et se sont dépouillés du vêtement de leur corps, l’Église (car ils ne sont pas sortis de son sein), l’Église répond : « J’ai quitté ma tunique, comment la revêtir de nouveau ? » Oui, ils la reprendront cette tunique, et dans ceux qui en sont dépouillés l’Église sera de nouveau revêtue de chair ; mais ce ne sera pas dans cette vie où il faudrait réchauffer ceux qui sont froids : ce sera seulement quand les morts ressusciteront. Souffrante et gênée par suite du manque de prédicateurs, l’Église se rappelle ceux de ses membres qui étaient si purs dans leur doctrine, si saints dans leurs mœurs, mais qui maintenant sont sortis de ce inonde ; elle gémit et dit : « J’ai quitté ma tunique, comment m’en revêtir de nouveau ? » Ceux de mes membres qui savaient si bien ouvrir à Jésus-Christ, en prêchant l’Évangile, comment pourraient-ils maintenant reprendre les corps dont ils ont été dépouillés ?
6. Elle tourne ensuite ses regards vers ceux qui, tant bien que mal, peuvent prêcher, convertir et gouverner les peuples, et ainsi ouvrir à Jésus-Christ, mais qui craignent de pécher dans un ministère si difficile ; et elle leur dit : « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Celui, en effet, qui ne pèche point en parole, est un homme parfait. Où est l’homme parfait ? Où est celui qui ne pèche point au milieu d’un pareil torrent d’iniquité, dans un refroidissement si général de la charité ? « J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Je lis et je vois : « Mes frères, ne faites pas comme plusieurs, ne cherchez pas à devenir maîtres, parce que vous vous exposez à un jugement plus sévère ; tous, en effet, nous faisons beaucoup de fautes [1281] ». J’ai lavé mes pieds, comment les salir encore ? » Mais je me lève et j’ouvre. Jésus, lavez-les ; « pardonnez-nous nos offenses », parce que notre charité n’est pas éteinte ; car « nous aussi nous « pardonnons à ceux qui nous ont offensés[1282]. Quand nous vous Écoutons, nos os humiliés tressaillent de joie avec vous jusqu’au ciel[1283] ; mais quand nous vous prêchons, nous foulons la terre, pour aller vous ouvrir ; c’est pourquoi si l’on nous blâme nous tombons dans le trouble ; les louanges nous enflent d’orgueil. Lavez donc nos pieds qui, auparavant, étaient purs, mais qui se sont salis quand nous avons marché sur la terre pour aller vous ouvrir. Que ces paroles vous suffisent pour aujourd’hui, mes bien chers frères. Si nous avons péché en ne disant pas les choses comme il fallait les dire ; ou bien, si nous avons pris plaisir plus qu’il ne fallait à vos louanges, obtenez-nous de Dieu par vos prières qui lui sont si agréables, qu’il daigne laver les pieds de notre âme. ==CINQUANTE-HUITIÈME TRAITÉ.==

DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT : « ET VOUS, VOUS ÊTES PURS, MAIS NON PAS TOUS », JUSQU’À CET AUTRE : « JE VOUS AI DONNÉ L’EXEMPLE, AFIN QUE, COMME J’AI FAIT POUR VOUS, VOUS FASSIEZ VOUS AUSSI ». (Chap. 13, 10-15.)[modifier]

JÉSUS NOTRE MAÎTRE ET NOTRE MODÈLE.[modifier]

Quand le Sauveur eut lavé les pieds de ses Apôtres, il leur dit qu’il était leur Maître et qu’ils devaient l’imiter. Il pouvait, sans péché, leur tenir ce langage, puisqu’il était réellement leur Maître et qu’ils avaient besoin de le savoir. Si nous parlons de nos qualités, que ce soit dans la vérité et le Seigneur : et notre Maître n’ayant pas dédaigné d’exercer la charité à l’égard de ses disciples, en leur lavant les pieds, pardonnons au prochain ses fautes et prions pour lui.


1. Déjà nous avons, selon que Dieu nous a donné la grâce de le faire, expliqué à votre charité ces paroles de l’Évangile prononcées par Notre-Seigneur au moment où il lavait les pieds de ses disciples : « Celui qui a été lavé une fois n’a besoin que de laver ses pieds, car il est pur tout entier[1284] ». Examinons maintenant ce qui suit : « Et vous », dit-il, « vous êtes purs, mais non pas tous ». Et pour que nous ne nous mettions pas en peine de chercher ce que cela signifie, l’Évangéliste nous l’explique lui-même et ajoute : « Car il savait bien qui devait le trahir ; c’est pourquoi il dit : Vous n’êtes pas tous purs ». Rien n’est plus clair. Aussi passons à ce qui suit.
2. « Leur ayant donc lavé les pieds, il reprit ses vêtements ; s’étant remis à table, il leur dit : Vous savez ce que je viens de vous faire ». Voici le moment où s’accomplira la promesse faite à Pierre. Jésus l’avait renvoyé à plus tard, quand, tout effrayé, il disait : « Vous ne me laverez pas les pieds à jamais », et que le Sauveur lui avait répondu : « Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant, mais tu le sauras plus tard[1285] ». Ce plus tard est arrivé, et le moment est venu de dire ce qui avait été différé. Notre-Seigneur se souvint alors qu’il avait promis de donner l’explication de l’action si inattendue, si étonnante, si effrayante même, que Pierre n’aurait jamais tolérée, sans la menace terrible du Christ, je veux parler de l’action par laquelle non seulement leur Maître, mais le Maître des anges, non seulement leur Seigneur, mais le Maître de toutes choses, lava les pieds de ses disciples et de ses serviteurs. Comme il leur avait promis l’explication de cette action si grande, en leur disant : « Vous le saurez plus tard », il commença ainsi à leur expliquer ce qu’elle signifiait.
3. « Vous m’appelez Maître et Seigneur », leur dit-il, « et vous dites bien, car je le suis. Vous dites bien », parce que vous dites vrai ; car je suis ce que vous dites. L’homme a reçu ce commandement : « Que ta bouche ne te loue pas ; mais que ce soit la bouche du prochain [1286] ». Car pour quiconque doit se garder de l’orgueil, il y a danger à se plaire à soi-même. Mais celui qui est au-dessus de tout, quelles que soient les louanges qu’il se donne, il ne peut trop s’élever, puisqu’il est le Très-Haut, et jamais Dieu ne pourra dans la rigueur des termes passer pour superbe. Il est avantageux pour nous, et non pour lui, que nous le connaissions, et personne ne le connaît s’il ne se fait connaître, lui qui se connaît lui-même. Si donc, sous prétexte de ne point passer pour arrogant, il ne se fût point loué lui-même, il nous aurait privés de la sagesse. Et personne ne peut le blâmer de s’être appelé Maître, quand même on ne verrait en lui qu’un homme ; car il ne dit que ce que, dans tous les arts, les hommes disent tous les jours sans orgueil, s’ils veulent être appelés professeurs. Mais il s’est appelé Seigneur de ses disciples, bien qu’ils fussent, selon le monde, de condition libre ; sa parole ne serait pas acceptable s’il n’était qu’un homme, mais c’est Dieu qui parle : il ne peut donc y avoir d’orgueil dans une telle grandeur, ni de mensonge dans la vérité ; c’est à nous qu’il est utile de nous anéantir devant cette grandeur, c’est à nous qu’il est utile d’obéir à la vérité. Qu’il se dise Seigneur, ce n’est pas une faute pour Jésus, et c’est pour nous un grand bienfait. On loue beaucoup un auteur profane parce qu’il a dit : Toute arrogance a un caractère odieux. Mais celle qui naît de l’esprit et de l’éloquence est de beaucoup la plus insupportable[1287]. Et cependant le même auteur, parlant de sa propre éloquence, a dit : Je dirais qu’elle est parfaite, si elle me paraissait telle, sans craindre qu’on m’accusât d’arrogance, parce que je ne dirais que la vérité[1288]. Si donc cet homme éloquent ne craignait pas d’être accusé d’arrogance en disant la vérité, comment la vérité elle-même craindrait-elle d’en être accusée ? Qu’il se dise Seigneur, celui qui est réellement Seigneur ; qu’il dise vrai, celui qui est la vérité ; de peur qu’en ne nous disant pas ce qu’il est il nous laisse ignorer ce qu’il nous est si utile de savoir. Le bienheureux Paul. qui – n’était pas le Fils unique de Dieu, mais seulement le serviteur et l’Apôtre du Fils unique de Dieu ; qui n’était point la vérité, mais qui participait seulement à la vérité, dit librement et avec confiance : « Et si je voulais me glorifier, je ne serais pas insensé ; car je dis la vérité[1289] ». En effet, ce ne serait pas en lui-même, mais dans la vérité même qui lui est supérieure, qu’il se glorifierait en toute humilité et justice ; car Dieu lui-même nous donne ce précepte : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur[1290] ». Eh quoi ! celui qui aime la sagesse ne redouterait pas d’être impudent s’il voulait se glorifier ; et la sagesse elle-même en serait empêchée par cette crainte ? Il n’a pas craint de passer pour arrogant celui qui a dit : « Mon âme sera louée dans le Seigneur[1291] » ; et en se louant elle-même, la puissance du Seigneur, en qui l’âme du serviteur trouve sa louange, craindrait de paraître orgueilleuse ? « Vous », dit-il, « vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, je le suis en effet ». Vous dites bien, parce que je le suis ; car si je n’étais pas ce que vous dites, vous diriez mal, quand même vous me loueriez. Comment donc la vérité nierait-elle ce que disent ses disciples ? Quand ils disent ce qu’ils ont appris, comment celui de qui ils l’ont appris le nierait-il ? Comment la Vérité nierait-elle ce qu’on prêche après avoir puisé en elle-même ? Comment la lumière cacherait-elle ce qu’on montre après l’avoir vu à l’aide de ses rayons ?
4. « Si donc », dit Jésus, « je vous ai lavé les pieds, moi votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l’exemple afin que comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même ». Voilà, bienheureux Pierre, ce que vous ne saviez pas, quand vous vous opposiez à ce que votre Maître voulait faire. Voilà ce qu’il promit de vous apprendre plus tard, lorsque, effrayé de sa menace, vous consentîtes à ce qu’il vous lavât les pieds, quoiqu’il fût votre Maître et votre Seigneur. Nous avons, mes frères, reçu du Très-Haut une leçon d’humilité ; nous qui sommes si bas, faisons donc les uns pour les autres ce que le Très-Haut a fait avec tant d’humilité. C’est là une grande recommandation de l’humilité, et nos frères exercent cet acte d’humilité les uns envers les autres, d’une manière sensible, lorsqu’ils exercent l’hospitalité. C’est une coutume établie chez plusieurs de pratiquer ainsi l’humilité de manière à la montrer aux yeux de tous. C’est pourquoi l’Apôtre, énumérant les qualités d’une sainte veuve, a dit : « Si elle a exercé l’hospitalité, si elle a lavé les pieds des saints [1292] ». Pour les chrétiens parmi lesquels cette coutume n’existe pas, ce qu’ils ne font pas de la main, ils le font du cœur, si du moins parmi eux il s’en trouve à qui s’applique ce qui est dit dans l’hymne des trois jeunes hommes : « Vous qui êtes saints « et humbles de cœur, bénissez le Seigneur[1293] ». Mais ce qui est bien meilleur et sans contredit beaucoup plus d’accord avec l’exemple du Christ, c’est de le faire de ses propres mains ; et un chrétien ne doit pas dédaigner de faire ce qu’a fait Jésus : En effet, quand nous nous courbons corporellement jusqu’aux pieds de notre frère, le sentiment de l’humilité s’éveille dans notre cœur, et s’il y était déjà, il s’y fortifie.
5. Mais outre ce sens moral, je me souviens qu’en vous expliquant cette démarche si étonnante du Sauveur, je vous en ai indiqué un autre ; le voici : Par le lavement des pieds de ses disciples qui étaient déjà lavés et purs, NotreSeigneur nous apprenait que par suite des affections humaines au milieu desquelles nous vivons sur la terre, et quelques progrès que nous fassions dans l’amour de la justice, nous ne pouvions pas être sans péchés. C’est de ces péchés qu’il nous purifie tous les jours, en intercédant pour nous, lorsque nous prions notre Père qui est dans les cieux, de nous pardonner nos offenses comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés[1294]. Mais comment pourrons-nous accorder avec ce sens ce que Jésus dit ensuite lorsqu’il expose le motif de sa conduite : « Si donc j’ai lavé vos pieds, moi votre Seigneur et Maître, vous devez vous aussi laver les pieds les uns des autres ; car je vous ai donné l’exemple afin que, comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même ». Pourrons-nous dire aussi que le frère purifiera son frère de la souillure du péché ? Au contraire, par cette action si étonnante du Sauveur, nous sommes avertis qu’après avoir confessé nos péchés les uns aux autres, nous devons prier les uns pour les autres, comme Jésus-Christ intercède pour nous[1295]. Écoutons l’apôtre Jacques : il nous en donne le précepte formel en ces termes : « Confessez l’un à l’autre vos péchés, et priez l’un pour l’autre[1296] ». C’est aussi parce que Notre-Seigneur nous en a donné l’exemple. Car si celui qui n’avait, qui n’a eu, et n’aura jamais aucun péché, prie pour nos péchés, combien plus devons-nous prier mutuellement pour les nôtres ? Et si celui à qui nous n’avons rien à pardonner nous pardonne, combien plus devons-nous nous pardonner mutuellement, nous qui ne pouvons vivre ici-bas sans péché ? En effet, dans cette mystérieuse et solennelle circonstance, qu’est-ce que Notre-Seigneur semble vouloir nous dire par ces paroles : « Je vous ai donné l’exemple afin que, comme j’ai fait, vous aussi vous fassiez de même [1297] ? » Rien autre chose que ce que l’Apôtre dit très-clairement en ces termes : « Vous pardonnant les uns aux autres, si vous avez quelque chose à vous reprocher, et comme le Seigneur vous a pardonné, pardonnez-vous aussi ». Pardonnons-nous donc mutuellement nos offenses, et prions réciproquement pour nos fautes : ainsi nous laverons-nous en quelque manière et mutuellement les pieds. À nous, avec la grâce de Dieu, d’exercer ce ministère de charité et d’humilité ; à Dieu de nous exaucer et de nous purifier de la souillure de tout péché par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, afin que ce que nous pardonnons aux autres, c’est-à-dire ce que nous délions sur la terre, soit aussi délie dans le ciel.

CINQUANTE-NEUVIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS, LE SERVITEUR N’EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE », JUSQU’À CET AUTRE : « MAIS CELUI QUI ME REÇOIT, REÇOIT CELUI QUI M’A ENVOYÉ ». (Chap. 13,16-20.)[modifier]

IMITER JÉSUS-CHRIST.[modifier]

Les paroles du Sauveur, qui vont du v. 16 au v. 20, se résument en celles-ci : Si vous vous rappelez que vous êtes mes disciples, vous suivrez mon exemple, et vous serez bienheureux, car vous serez d’autres moi-même, vous serez les représentants de mon Père.


1. Nous venons d’entendre, dans le saint Évangile, Notre-Seigneur nous parler et nous dire : « En vérité, en vérité, je vous le dis le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’apôtre plus grand que celui qui l’a envoyé. Si vous savez ces choses, vous serez bienheureux quand vous les pratiquerez ». Il parlait ainsi parce qu’il avait lavé les pieds de ses disciples, pour nous enseigner l’humilité et par ses préceptes et par son exemple. Mais, afin de pouvoir, avec l’aide de Dieu, traiter plus longuement ce qui offre plus de difficulté, ne nous attardons pas à ce qui est clair et facile. Ayant donc dit ces paroles, le Seigneur ajouta : « Je ne dis pas cela pour vous tous, je sais ceux que j’ai élus ; mais pour que s’accomplisse cette parole de l’Écriture : Celui qui mange le pain avec moi lèvera son talon contre moi », c’est-à-dire, me foulera aux pieds. On voit de qui il parle, et Judas le traître se trouve atteint par ces paroles. Donc il ne l’avait pas élu ; puisque dans ces paroles il le distingue de ceux qu’il avait élus. Aussi, en disant : « Vous serez bienheureux quand vous ferez ces choses, je ne le dis pas de vous tous » ; car il y en a un parmi vous qui ne sera pas bienheureux et qui ne fera pas ces choses. « Je sais, moi, ceux que j’ai élus ». Qui sont-ils ? Évidemment ceux qui seront bienheureux en faisant ce que leur a commandé et ce que leur a appris à faire celui qui peut rendre les hommes des bienheureux ? Le traître Judas, dit-il, n’a pas été élu. Que signifie donc ce qu’il dit dans un autre endroit : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis tous les douze, et cependant l’un de vous est un démon [1298] ? » Ne serait-ce point parce que Judas avait été élu pour une chose pour laquelle il était nécessaire ; mais non pour cette béatitude dont Jésus vient de dire : « Vous serez bienheureux, si vous faites cela ? » Il ne le dit pas de tous ses disciples ; car il sait ceux qu’il a élus pour partager cette béatitude. Il n’était pas de ce nombre, celui qui mangeait son pain, pour lever contre lui son talon. Pour eux, ils mangeaient un pain qui était leur Seigneur ; mais lui mangeait le pain de son Seigneur pour se tourner contre lui. Eux mangeaient la vie, et lui sa condamnation ; « car », dit l’Apôtre, « celui qui mange ce pain indignement, mange sa condamnation[1299]. Je vous dis ceci « dès maintenant avant que la chose arrive ; afin que lorsqu’elle arrivera, vous reconnaissiez que je suis » ; c’est-à-dire, que je suis celui dont l’Écriture a voulu parler quand elle a dit : « Celui qui mange du pain a avec moi lèvera contre moi son talon ».
2. Ensuite il continue et dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis : Quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé, me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ». Notre-Seigneur a-t-il voulu nous faire comprendre qu’il y a la même distance entre lui et son Père, qui est Dieu, qu’entre celui qu’il envoie et lui-même ? Dieu nous garde de le penser, car ce serait établir je ne sais quels degrés à la manière des Ariens. Les Ariens, en effet, lorsqu’ils entendent ou qu’ils lisent ces paroles de l’Évangile, ont recours, pour établir leur doctrine, à ces degrés, qui leur servent non pas à monter à la vie, mais à se précipiter dans la mort. Aussitôt ils disent Comme il y a une grande distance entre l’apôtre du Fils et le Fils lui-même, quoique le Fils ait dit : « Quiconque reçoit celui que j’ai « envoyé, me reçoit v, cette même distance existe entre le Fils et le Père, quoique le Fils ait dit : « Qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ». Mais si tu parles ainsi, ô hérétique, tu oublies tes degrés. Si, en effet, à cause de ces paroles de Notre-Seigneur, tu établis la même distance entre le Fils et le Père, qu’entre l’apôtre et le Fils, où placeras-tu le Saint-Esprit ? Il sera donc entre l’apôtre et le Fils, et le Fils sera beaucoup plus éloigné de l’Apôtre que le Père ne l’est du Fils. Peut-être, pour conserver cette distance égale entre le Fils et l’Apôtre et entre le Père et le Fils, diras-tu que le Saint-Esprit est égal au Fils ? Mais c’est ce que tu n’admets point. Où donc le placeras-tu si tu supposes que la distance entre le Père et le Fils est la même qu’entre le Fils et l’Apôtre ? Réprime plutôt ton audace et ta présomption, et ne cherche pas dans ces paroles à prouver que la distance du Père au Fils est la même que celle qui se trouve entre le Fils et l’Apôtre. Écoute plutôt le Fils : voici ce qu’il dit : « Le Père et moi a nous sommes un [1300] ». C’est ainsi que la vérité ne t’a laissé aucun droit de soupçonner qu’il y a de la distance entre le Père et son Fils unique ; ainsi Jésus-Christ est la pierre qui a renversé les degrés et brisé les échelles.
3. Mais puisque nous avons réfuté l’erreur des hérétiques, comment, à notre tour, entendrons-nous ces paroles de Notre-Seigneur. « Quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé me reçoit ; et qui me reçoit, reçoit celui qui a m’a envoyé ? » Si nous voulons dire que ces paroles : « Qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé », ont été prononcées pour montrer que le Père et le Fils sont d’une seule et même nature, il semblera conséquent de conclure de ces autres paroles. « Quiconque reçoit celui « que j’aurai envoyé, me reçoit », que le Fils et l’Apôtre sont de même nature aussi. On pourrait à la vérité le comprendre ainsi sans grand inconvénient ; car il est composé de deux substances, ce Géant qui s’est élancé pour parcourir sa carrière [1301]. Le Verbe s’est fait chair[1302] ; c’est-à-dire, Dieu s’est fait homme. Alors il pourrait sembler que Notre-Seigneur a dit : « Quiconque reçoit celui que j’aurai a envoyé, me reçoit », comme homme ; « mais qui me reçoit » comme Dieu, « reçoit celui qui m’a envoyé ». Or, quand il prononçait ces paroles, Notre-Seigneur n’avait point en vue l’unité de sa nature ; mais il recommandait, dans la personne de l’envoyé, l’autorité de celui qui l’envoie. Que chacun donc, en recevant celui qui est envoyé, reconnaisse en lui celui qui l’envoie. Si donc, en Pierre, tu vois Jésus-Christ, dans le disciple tu rencontreras le maître ; si tu vois le Père dans le Fils, tu rencontreras dans le Fil : le Père éternel ; de cette façon, vous recevez sans aucune erreur dans l’envoyé celui qui l’envoie. Le peu de temps qui nous reste ne me permet pas de traiter, sans l’abréger, ce qui suit dans l’Evangile. Recevez donc, mes très-chers frères, ce que nous vous avons dit comme de saintes brebis reçoivent leur nourriture ; si vous trouvez qu’il y en a assez, rassasiez-vous avec profit ; si vous trouvez qu’il y en a trop peu, ruminez-le pour donner plus ample satisfaction à vos désirs.

SOIXANTIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR CES PAROLES : « JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, FUT TROUBLÉ EN SON ESPRIT ». (Chap. 13, 21.)[modifier]

LE TROUBLE DE JÉSUS.[modifier]

21-26 Au moment où Judas allait sortir pour consommer son crime, le Sauveur tomba dans le trouble ; c’était, chez lui, un effet, non de la faiblesse, mais de la volonté ; et ce trouble, il l’éprouva soit par compassion pour le traître, soit afin de nous venir en aide dans les circonstances où notre âme subit le contre-coup des épreuves de la vie.


1. Ce n’est pas une petite difficulté, mes frères, que celle qui se présente dans l’Évangile de Jean, à ces paroles : « Jésus ayant dit ces a choses, fut troublé en son esprit et leur parlant ouvertement, il dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira ». Ce trouble de Jésus non dans sa chair, mais bien dans son esprit, lui vint-il de ce qu’il allait dire à ses disciples : « L’un de vous me trahira ? » Est-ce que cette pensée se présentait pour la première fois à son esprit, ou bien la chose lui fut-elle seulement alors révélée tout à coup pour la première fois, et fut-il troublé par la nouveauté et la grandeur de ce crime ? Mais n’en parlait-il pas tout à l’heure, lorsqu’il disait : « Celui qui mange du pain avec moi lèvera contre moi son talon ? » N’avait-il pas dit encore : « Et vous êtes purs, mais non pas tous ? » et l’Évangéliste n’ajoutait-il pas : « Car il savait quel était celui qui devait le trahir[1303] ? » Il l’avait déjà lui-même indiqué en disant : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis tous les douze, et l’un de vous est un démon[1304] ». D’où vient donc « qu’il fut troublé en son esprit », quand il dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous déclare que l’un de vous me trahira ? » N’est-ce pas parce qu’il était sur le point de le faire connaître, pour ne pas le laisser inconnu, mais pour le distinguer des autres, « qu’il fut troublé en son esprit ? » ou bien, comme le traître était sur le point de sortir pour aller quérir les Juifs auxquels il devait livrer le Seigneur, fut-il troublé par la mort qui le menaçait, par le péril si instant qu’il courait et ; par la proximité de la trahison de Judas, dont il avait pénétré le dessein ? Ce qui est dit ici que « Jésus fut troublé dans son esprit », est-ce la même chose que ce qu’il dit ailleurs : « Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, délivrez-moi de cette heure, mais je suis venu précisément pour cette heure[1305] » ; de la sorte, comme son âme fut troublée à l’approche de l’heure de sa passion, de même, à l’approche de la sortie de Judas, de son retour et de l’accomplissement de son crime si énorme, « Jésus fut troublé en son « esprit ? »
2. Il fut donc troublé, celui qui a le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre[1306]. Une si grande puissance peut-elle tomber dans le trouble ? peut-elle être ébranlée cette pierre inébranlable ? ou plutôt n’est-ce pas notre infirmité qui éprouve en lui de l’émotion ? Évidemment oui : que les serviteurs ne s’imaginent rien d’indigne de leur Seigneur ; mais qu’ils se reconnaissent dans le chef dont ils sont les membres. Celui qui est mort pour nous, s’est troublé lui-même pour nous. Celui qui est mort par un effet de son propre pouvoir, a été troublé par un effet de ce même pouvoir. Celui qui a transfiguré notre corps, tout abject qu’il était, en le rendant conforme à son corps glorieux[1307] ? », a aussi transfiguré en lui-même les sentiments de notre faiblesse ; car son âme était remplie de compassion pour nous. C’est pourquoi, lorsque nous voyons se troubler le grand, le fort, l’inébranlable et l’invincible, ne craignons pas qu’il faiblisse : il ne court pas à sa perte, il nous cherche. C’est nous, dis-je, c’est nous seuls qu’il cherche ainsi. Reconnaissons-nous nous-mêmes dans son trouble, afin que quand nous sommes troublés, nous ne nous laissions pas aller au désespoir. Rien ne console mieux celui qui est troublé malgré lui, que de voir dans le trouble celui qui n’est troublé que parce qu’il le veut.
3. Périssent les raisonnements des philosophes qui assurent que le trouble ne peut tomber dans l’âme du sage. Dieu a rendu insensée la sagesse de ce monde[1308]. Le Seigneur a connu que les pensées des hommes sont vaines[1309]. Que l’âme chrétienne se trouble, non sous l’effort du malheur, mais sous l’impression de la charité. Qu’elle craigne de voir les hommes perdus pour Jésus-Christ ; qu’elle s’attriste lorsque quelqu’un est perdu pour Jésus-Christ ; qu’elle désire gagner des hommes à Jésus-Christ ; qu’elle se réjouisse lorsque des hommes sont gagnés à Jésus-Christ. Qu’elle craigne pour elle-même de périr à Jésus-Christ ; qu’elle s’attriste d’être éloignée de Jésus-Christ : qu’elle désire régner avec Jésus-Christ ; qu’elle se réjouisse dans l’espérance de régner avec Jésus-Christ. La crainte et la tristesse, l’amour et la joie, voilà assurément les quatre sources de nos troubles. Que les âmes chrétiennes ne craignent pas de s’y livrer pour de justes raisons, qu’elles n’embrassent pas les erreurs des Stoïciens et autres philosophes semblables. Comme ils prennent pour la vérité leurs vaines imaginations, de même ils prennent l’insensibilité pour la santé de l’âme ; ignorant qu’il en est d’elle comme du corps : la maladie d’un membre n’est jamais plus désespérée que lorsqu’il a perdu le sentiment de la douleur.
4. Mais quelqu’un me dira : L’âme chrétienne doit-elle être troublée, même par l’approche de la mort ? Que devient ce que dit l’Apôtre, à savoir qu’il a un grand désir d’être dégagé de son corps et de se trouver avec Jésus-Christ [1310], si ce qu’il désire peut le troubler par son approche ? Il est facile de répondre à ceux qui regardent la joie comme une cause de trouble ; car alors on se trouble à l’approche de la mort, uniquement parce qu’on se réjouit de la voir venir. Mais, diront-ils, c’est là une satisfaction et non une joie. Parler ainsi, n’est-ce pas changer le nom de la chose, sans rien changer à la chose elle-même ? Mais ne détournons point les saintes Écritures à notre propre sens : préférons plutôt, Dieu aidant, résoudre cette question d’après ce qu’elles nous disent, et parce qu’il est écrit : « Jésus ayant dit ces choses fut troublé dans son esprit », ne disons pas que c’est la joie qui l’a troublé ; car il nous convaincrait lui-même d’erreur, par ces paroles : « Mon âme est triste jusqu’à la mort[1311] ». Nous devons comprendre qu’il en fut de même au moment où Judas, étant sur le point de sortir seul pour revenir bientôt après avec ses compagnons de crime, « Jésus fut troublé en son esprit ». 5. S’il y a des chrétiens pour ne pas se troubler aux approches de la mort, on peut dire qu’ils sont singulièrement fermes ; mais sont-ils plus fermes que Jésus-Christ ? qui est-ce qui serait assez insensé pour le dire ? Pourquoi donc a-t-il été troublé lui-même, sinon parce qu’il a voulu, en imitant volontairement leur faiblesse, consoler les faibles qui se trouvent dans son corps, c’est-à-dire dans son Église ? Si quelqu’un des siens se sent encore troublé dans son esprit à l’approche de la mort, il doit donc jeter les yeux sur son Sauveur, ne pas se croire réprouvé en raison de ce trouble, ni se précipiter dans la mort bien plus terrible du désespoir. Quel grand bien ne devons-nous pas attendre et espérer de la participation à sa divinité, puisque son trouble fait notre calme, et sa faiblesse notre force ? Entendons, si nous le voulons, ce passage de notre Evangile en ce sens que Jésus se soit troublé par compassion pour la perte de Judas, ou par la crainte des approches de la mort ; mais, sachons-le, il est certain et indubitable qu’il n’a pas été troublé par une défaillance d’âme, mais par un effet de sa puissance ; il a été troublé pour nous empêcher de tomber dans le désespoir, quand nous sommes troublés, non en raison de notre puissance, mais par suite de notre faiblesse. Il portait en lui les faiblesses de la chair, qui ont été détruites par sa résurrection. Mais celui qui était tout à la fois homme et Dieu, se trouvait infiniment au-dessus de tous les autres hommes par sa force d’âme. Rien ne l’a donc forcé à se troubler, mais il s’est troublé lui-même. Ceci est marqué expressément pour la circonstance où il ressuscita Lazare ; car il est écrit, en cet endroit, qu’il se troubla lui-même [1312]. Par là nous devons comprendre qu’il en est ainsi, même quand l’Écriture n’en dit rien, quoiqu’elle nous rapporte qu’il a été troublé. Selon qu’il le jugeait convenable, et par un effet de sa puissance, il produisait en lui-même tous les sentiments de l’homme, puisque, par un acte de cette même puissance, il s’était revêtu de l’homme tout entier.

SOIXANTE ET UNIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS DIS QU’UN DE VOUS ME TRAHIRA », JUSQU’À CES AUTRES : « C’EST CELUI À QUI JE DONNERAI DU PAIN TREMPÉ ». (Chap. 13,21-26.)[modifier]

JUDAS.[modifier]

Jésus ayant dit à ses Apôtres : Un d’entre vous, c’est-à-dire, l’un de vous, qui ne partage pas vos sentiments, me trahira, ils se regardèrent tous, et sur un signe de Pierre, Jean le bien-aimé demanda qui était celui-là. – C’est celui à qui je vais donner du pain trempé.— Et le Sauveur en donna à Judas Iscariote.


1. À l’occasion de ce passage de l’Évangile qu’on vient de lire, mes frères, et que nous avons à vous expliquer, nous vous dirons encore quelque chose du traître Judas, que Notre-Seigneur désigna assez clairement en lui donnant le morceau de pain qu’il avait trempé. En vous parlant déjà de lui dans notre précédent discours, nous vous avons dit que, sur le point de le faire connaître, Jésus fut troublé en son esprit ; il agit peut-être ainsi, quoique je n’en aie rien dit, afin de nous montrer par ce trouble qu’il excita en lui qu’il faut souffrir ses faux frères dans le champ du Seigneur, comme on souffre l’ivraie mêlée au bon grain jusqu’au temps de la moisson [1313] ; et quand, pour une cause pressante, l’Église est obligée d’en retrancher quelques-uns de son sein avant ce temps, elle ne le fait point sans en ressentir quelque trouble. C’est ce trouble de ses saints, dont les hérétiques et les schismatiques devaient être la cause, que le Sauveur annonça et figura en lui-même, au moment où Judas, l’homme méchant par-dessus tous, était sur le point de sortir et de quitter ouvertement la société du bon grain, au milieu duquel il avait été supporté si longtemps ; Jésus alors fut troublé, non dans sa chair, mais dans son esprit. Les gens de bien, à l’occasion de ces sortes de scandales, sont troublés non par malice, mais par charité : ils craignent qu’en séparant l’ivraie, on arrache aussi quelque épi de bon grain.
2. « Jésus fut donc troublé dans son esprit, et il dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous dis qu’un de vous me trahira. » « Un de vous », quant au nombre, mais non quant au mérite ; par l’apparence, mais non parla vertu ; quant à la société extérieure, mais non par les liens de l’esprit ; par la réunion des corps, mais non par l’union des cœurs : ce n’est donc pas un homme d’entre vous, mais un homme qui doit sortir d’avec vous. Car, autrement, comment pourrait être vrai ce qu’affirme ici le Seigneur en disant : L’un de vous, si nous devons admettre comme vrai ce que dit dans une de ses épîtres ce même Jean dont nous expliquons l’Évangile « Ils sont sortis d’avec nous, mais ils n’étaient pas d’avec nous ; car s’ils eussent été d’avec nous, assurément ils seraient restés avec nous [1314] ? » Judas n’était donc pas un d’entre eux ; car s’il eût été un d’entre eux, il fût resté avec eux. Que signifient donc ces mots : « L’un de vous me trahira », sinon : il en sortira un d’entre vous qui me trahira ? Car l’Évangéliste qui nous dit en son épître : « S’ils eussent été d’avec nous, ils fussent restés avec nous », avait dit auparavant : « Ils sont sortis d’entre nous », et ainsi est-il vrai qu’ils sont d’avec nous et qu’ils ne sont pas d’avec nous. Dans un sens, « ils sont d’avec nous », et dans un autre, « ils ne sont pas d’avec nous » ; par la participation aux sacrements « ils sont d’avec nous » ; mais par les crimes qui leur sont propres, « ils ne sont pas d’avec nous ».
3. « Les Apôtres se regardaient les uns les a autres, ne sachant de qui il parlait » : ils avaient, sans doute, un tendre amour pour leur Maître ; mais la faiblesse humaine les portait à se soupçonner les uns les autres. Chacun d’eux connaissait sa conscience, mais celle des autres lui était inconnue ; et quoique chacun fût certain de lui-même, il était, pour tous les autres, un sui et de doute ; tandis que lui-même soupçonnait tous les autres à son tour.
4. Mais l’un d’eux, que Jésus aimait, « reposait sur le sein de Jésus ». Ce que l’Évangéliste a voulu dire par ces mots : « sur le sein », nous est expliqué plus loin ; car il y est dit : « sur la poitrine de Jésus ». C’était Jean, c’était celui-là même dont nous expliquons l’Évangile, ainsi qu’il le déclare plus bas [1315] . Voici la coutume de ceux qui nous ont transmis les saintes lettres : lorsque, dans le récit de l’histoire sacrée, ils viennent à parler d’eux-mêmes, ils en parlent comme d’une autre personne ; et s’ils se donnent une place dans la suite de leur récit, ce n’est pas pour parler d’eux-mêmes, mais pour raconter les faits. C’est ainsi qu’agit Matthieu dans la suite de son Évangile. Pour parler de lui-même, il dit : « Jésus vit un publicain du nom de Matthieu, assis à son bureau, et lui dit : « Suis-moi[1316] ». Il ne dit pas : Il me vit et il me dit. Ainsi en a usé le bienheureux Moïse tout ce qu’il raconte de lui-même, il le raconte comme s’il était question d’un autre. Il s’exprime en ces termes : « Le Seigneur dit à Moïse[1317] ». L’apôtre Paul a fait de même, non dans une histoire qui renferme le récit des événements passés ; mais dans une lettre où cette manière est bien plus inusitée, et en parlant de lui-même, il dit : « Je sais un homme en Jésus-Christ, qui fut ravi, il y a quatorze ans, jusqu’au troisième ciel. (Si ce fut avec son corps, je ne le sais pas, Dieu le sait[1318]. C’est pourquoi, lorsque notre bienheureux Évangéliste, au lieu de dire : J’étais couché sur le sein de Jésus, dit : « Un des disciples était couché » ; loin d’en être surpris, reconnaissons dans sa manière de parler la coutume des écrivains sacrés. La vérité ne perd rien de son exactitude, le fait est raconté tel qu’il est, et par cette façon de l’exprimer on évite toute vanité : l’Apôtre avait à raconter des choses qui étaient fort à son avantage.


5. Mais que signifient ces mots : « Le disciple que Jésus aimait ? » Est-ce qu’il n’aimait pas les autres ? Et même Jean ne nous a-t-il pas dit plus haut, en parlant d’eux « Il les aima jusqu’à la fin[1319] ? » Et le Seigneur lui-même ne dit-il pas : a Nul ne peut avoir un«  plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis [1320] ? » Qui est-ce qui pourrait énumérer tous les passages des saintes Écritures où le Seigneur Jésus se montra l’ami non seulement de ce disciple et de tous ceux qui étaient avec lui, mais encore de tous ceux qu’il devait avoir dans la suite pour membres de son corps et aussi de toute son Église ? Mais, assurément, il y a ici quelque chose de caché, et qui se rapporte au sein sur lequel était couché l’Apôtre qui dit ces paroles. Car le sein signifie ordinairement les choses secrètes ; mais nous trouverons ailleurs une occasion plus favorable de parler de ce sujet, et le Seigneur nous fera la grâce de le traiter de façon à vous satisfaire.
6. « Simon Pierre lui fit donc signe et lui dit ». Remarquons cette expression : une chose peut se dire non par des mots, mais seulement par des signes. « Pierre fit signe », dit l’Évangile, « et dit » ; ce qui signifie : Il lui dit en faisant signe. En effet, si l’Écriture appelle dit ce qui n’est exprimé que par la pensée, comme en ce passage : « Ils dirent en eux-mêmes[1321] » ; à plus forte raison est-ce dire que de faire signe, puisque ce qui est conçu dans le cœur s’exprime au-dehors par des signes. Qu’est-ce donc que Pierre dit par ces signes ? Il ne dit rien autre chose que ceci : « Quel est celui dont il parle ? » Telles furent les paroles que Pierre adressa à Jean par ces signes ; car il se fit comprendre non par le son de la voix, mais par quelque mouvement du corps. « Celui donc qui reposait sur la poitrine de Jésus », sur ce sein qui était le sanctuaire de la sagesse, « lui dit : Seigneur, qui est-ce ? Jésus répondit : C’est celui à qui je donnerai un morceau de pain trempé ; et, ayant trempé du pain, il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon. Et après qu’il eut pris ce pain, Satan entra en lui ». Le traître est déclaré, les ténèbres où il se cachait sont dissipées : ce qu’il reçut était bon ; mais il le reçut pour son malheur, parce que, étant mauvais, il reçut mal le bien qui lui était donné. Mais il y a beaucoup de choses à dire sur ce pain trempé et donné à ce fourbe, et sur ce qui suit : pour le faire, il nous faut plus de temps qu’il ne nous en reste à la fin de ce discours.

SOIXANTE-DEUXIÈME TRAITÉ.[modifier]

DEPUIS LE PASSAGE OU IL EST ÉCRIT : « ET AYANT TREMPÉ DU PAIN, IL LE DONNA À JUDAS », JUSQU’À CET AUTRE : « MAINTENANT LE FILS DE L’HOMME À ÉTÉ GLORIFIÉ ». (Ch. 13, 26-34.)[modifier]

JUDAS POSSÉDÉ DU DÉMON.[modifier]

27-34 Suivant qu’on y apporte de bonnes dispositions ou de mauvaises, ce qu’on reçoit produit le bien ou le mal : aussi, à peine Judas eut-il reçu, de la main du Sauveur, le pain trempé, que Satan s’empara définitivement de lui, et que, sur une parole de Jésus, il sortit du cénacle pour aller le livrer à ses ennemis.


1. Je le sais, mes très-chers, plusieurs seront émus, les bons pour s’y éclairer, les impies pour s’en moquer, de ce que Notre-Seigneur ayant donné du pain trempé à celui qui devait le trahir, Satan entra aussitôt en lui. En effet, il est écrit : « Et quand il eut trempé du pain, il le donna à Judas, fils de Simon Iscariote, et après qu’il eut pris ce morceau de pain, Satan entra en lui ». Or, diront les uns et les autres, le pain de Jésus-Christ venant de sa table et donné à Judas, pouvait-il produire cet effet, qu’aussitôt après qu’il fut pris, Satan entra dans le cœur de ce disciple ? À cela nous répondons : Voilà une leçon bien capable de nous apprendre avec quel soin nous devons éviter de recevoir les bonnes choses dans des dispositions mauvaises. Car il importe beaucoup de savoir, non ce qu’est la chose qu’on reçoit, mais ce qu’est celui qui la reçoit ; non pas quelle est la chose donnée, mais quel est celui à qui elle est donnée ; car les bonnes choses nuisent, et les mauvaises sont utiles, selon les dispositions de ceux à qui elles sont données, « C’est le péché », dit l’Apôtre, « qui pour faire paraître sa corruption, m’a donné la mort par une chose qui était bonne [1322] ». Voilà un mal produit par un bien, parce que ce bien est reçu avec des dispositions mauvaises. Le même apôtre dit encore : « De peur que la grandeur de mes révélations ; ne me donne de l’orgueil, un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de Satan, pour me donner comme des soufflets. C’est pourquoi j’ai prié trois fois le Seigneur de l’éloigner de moi, et il m’a dit : Ma grâce te suffit, car la force se « perfectionne dans la faiblesse[1323] ». Voilà un mal qui produit un bien, parce que le mal est reçu avec de bonnes dispositions. Pourquoi nous étonner si le pain de Jésus-Christ, donné à Judas, a livré ce dernier au diable ; quand, d’un autre côté, nous voyons l’ange du diable donné à saint Paul, servir à le perfectionner en Jésus-Christ ? Ainsi, le bien devient nuisible au méchant, et le mal profite au bon. Rappelez-vous pourquoi il a été écrit : « Quiconque aura mangé le pain ou bu le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur[1324] ». Quand il écrivait ces mots, l’Apôtre voulait parler de ceux qui recevaient le corps du Seigneur comme toute autre nourriture, avec négligence et sans discernement. Si donc l’Apôtre blâme celui qui n’apprécie pas le corps du Seigneur, c’est-à-dire quine le distingue pas des autres aliments, quelle condamnation mérite celui qui, en feignant d’être son ami, s’approche en ennemi de sa table ? Si le blâme atteint la négligence de celui qui prend part au festin, de quel châtiment sera frappé celui qui vend son hôte ? Mais que signifiait ce pain donné au traître ? Il était la marque de la grâce, à laquelle Judas répondait par l’ingratitude.
2. Quand ce traître eut pris le pain, Satan entra en lui, afin de posséder en entier celui qui s’était déjà livré à lui, et en qui il était déjà entré pour le tromper. Car, on ne peut en douter, le démon était en lui quand il alla trouver les Juifs, et qu’il convint du prix pour lequel il livrerait le Seigneur. L’Évangéliste Luc le témoigne ouvertement par ces paroles : « Satan entra en Judas, qui était surnommé Iscariote, l’un des douze, et il s’en alla, et il parla aux Princes des prêtres [1325] ». Par là il paraît bien que Satan était entré dans Judas. Il y était donc d’abord entré, en faisant naître dans son cœur la pensée de livrer Jésus, et Judas était dans cette disposition quand il vint pour faire la cène. Après qu’il eut pris le morceau de pain, Satan entra en lui, non comme chez un étranger, pour le tenter, mais pour se mettre en possession de lui comme de son bien propre.
3. Toutefois il ne faut pas croire, comme font quelques-uns qui lisent avec trop peu d’attention, que Judas reçut à ce moment le corps de Jésus-Christ. Il faut comprendre que déjà Notre-Seigneur avait distribué le sacrement de son corps et de son sang à tous ses Apôtres, et que Judas était avec eux[1326]. Ainsi le rapporte très-clairement Luc, et ensuite on en vint à ce que Jean raconte. Le Seigneur trempa un morceau de pain, et, en le donnant à Judas, il fit connaître celui qui devait le trahir ; peut-être, par ce pain ainsi trempé, voulait-il en montrer la fourberie ? Car tout ce qu’on trempe, on ne le lave pas, et parfois il suffit de tremper un objet pour lui faire perdre son éclat. Si cette action, qui consistait à tremper ce pain signifiait quelque chose de bon, Judas fut avec justice, puni de son ingratitude pour ce nouveau bienfait.
4. Cependant, si Judas était possédé non du Seigneur, mais du diable, depuis que le morceau de pain entra dans son corps et l’ennemi dans son âme, il était encore libre de faire et de ne pas faire le grand mal qu’il avait conçu dans son cœur, et dont il avait formé le damnable dessein. C’est pourquoi, lorsque Notre-Seigneur, le pain vivant, eut donné du pain à ce mort, et fait connaître par là celui qui devait livrer le pain véritable, il lui dit : « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt ». Non pas qu’il lui fît un commandement de son crime, mais il prédit à Judas son mal, et à nous notre bien. Car pouvait-il y avoir rien de plus funeste pour Judas et de plus utile pour nous que la tradition de Jésus livré à ses ennemis, de Jésus livré par le traître pour sa propre condamnation, livré pour nous, Judas excepté ? « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt ». O parole d’un homme impatient d’endurer les souffrances qu’il a acceptées ! ô parole qui ne demande pas le châtiment du traître, mais qui montre le prix de la rédemption ! Il dit : « Ce que tu fais, fais-le promptement », non pour en arriver plus vite à punir le perfide, mais pour hâter le salut des fidèles. Car il a été livré à cause de nos péchés [1327] ; il a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle [1328]. Ce qui a fait dire à l’Apôtre, en parlant de lui-même : « Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi[1329] ». Si donc Jésus-Christ ne s’était livré lui-même, personne n’aurait pu le livrer. Que revient-il à Judas, sinon son péché ? Car, en livrant Jésus-Christ, il ne pensait pas à notre salut, pour lequel Jésus-Christ se livrait lui-même ; il ne songeait qu’au gain de son argent, et il a trouvé la perte de son âme. Il a reçu la récompense qu’il avait désirée ; mais sans l’avoir désiré, il a reçu aussi le châtiment qu’il méritait. Judas a livré Jésus-Christ, et Jésus-Christ s’est livré lui-même. Le premier ne travaillait qu’à l’affaire de son marché, Jésus travaillait à notre rachat : « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt » ; non parce que tu le peux, mais parce que celui qui peut tout, le désire.
5. « Or, aucun de ceux qui étaient à table ne savait pourquoi il lui dit cela ; et comme Judas avait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui disait : « Achète ce qui nous est nécessaire, pour le jour de la fête, ou donne quelque chose aux pauvres ». Le Seigneur avait donc une bourse, et il conservait ce que lui offraient les fidèles, pour subvenir aux besoins de ceux qui le suivaient et des autres indigents. Ce sont les premiers vestiges des biens ecclésiastiques ; et par là nous devons comprendre qu’en recommandant de ne pas s’inquiéter du lendemain [1330], Notre-Seigneur a voulu non pas défendre à ses fidèles de se réserver de l’argent, mais seulement leur apprendre à ne pas le servir par amour de l’argent, et à ne pas abandonner la justice par la crainte d’en manquer. L’Apôtre usait de cette prévoyance permise, car il disait : « Si quelque fidèle a des veuves, qu’il leur donne ce qui leur est nécessaire, afin que l’Église n’en soit pas grevée, et qu’elle puisse suffire à celles qui sont vraiment veuves[1331] ».
6. « Judas ayant donc reçu ce morceau de pain, sortit aussitôt, et il était nuit ». Et celui qui sortit était lui-même la nuit. « Lors donc que fut sorti celui qui était la nuit, Jésus dit : Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié ». Le jour, alors adressa la parole au jour, c’est-à-dire Jésus-Christ parla à ses disciples, afin qu’ils l’écoutassent et le suivissent avec amour. Et la nuit apprit à la nuit à le connaître[1332], c’est-à-dire Judas parla aux Juifs infidèles, afin qu’ils vinssent à lui et le poursuivissent pour s’en saisir. Mais le discours que le Seigneur adressa à ses fidèles, avant d’être pris par ces impies, demande un auditeur plus attentif ; c’est pourquoi il vaut mieux en renvoyer à une autre fois l’explication que le traiter précipitamment. ==SOIXANTE-TROISIÈME TRAITÉ.==

DEPUIS CES PAROLES DU SEIGNEUR : « MAINTENANT LE FILS DE L’HOMME À ÉTÉ GLORIFIÉ », JUSQU’À CES AUTRES : « ET BIENTÔT IL LE GLORIFIERA ». (Chap. 13,31-32.)[modifier]

GLORIFICATION DE JÉSUS.[modifier]

Judas étant sorti du cénacle, et n’y ayant vu que les vrais apôtres, Jésus leur dit que dès lors il était glorifié ; car la séparation du traître d’avec ses condisciples figurait la séparation qui doit s’établir entre les bons et les méchants, quand l’heure de la glorification finale aura sonné pour lui ; et comme Dieu le Père se trouvait honoré par la soumission de son Fils, au moment de la Passion, il devait le glorifier bientôt lui-même par le prodige de sa résurrection.


1. Tournons notre attention du côté de Dieu, et avec son secours, arrivons jusqu’à lui. Il est dit dans les saints cantiques « Cherchez Dieu, et votre âme vivra [1333] ». Cherchons-le pour le trouver, cherchons-le même après l’avoir trouvé. Pour le trouver, il faut le chercher, car il est caché ; même après l’avoir trouvé, il faut le chercher encore, car il est immense. C’est pourquoi il est dit en un autre passage : « Cherchez son visage toujours[1334] ». Car il remplit celui qui le cherche en proportion de ce qu’il découvre ; et celui qui le trouve devient capable de recevoir davantage, et il cherche de nouveau à se remplir, dès qu’il a commencé à recevoir avec plus d’abondance. En ce sens, ces mots : « Cherchez son visage toujours », marquent le contraire de ce qu’il est dit de quelques-uns qui, « apprenant toujours, n’arrivent jamais à la connaissance de la vérité[1335] » ; ils s’accordent plutôt avec ce qui est dit ailleurs « Quand l’homme a achevé, c’est alors qu’il commence[1336] ».

Ainsi doit-il en être de nous, jusqu’à ce que nous arrivions à cette vie où nous serons remplis si complètement, que notre capacité sera épuisée, et qu’étant parvenus à la perfection, nous ne pourrons plus faire de progrès. Alors nous sera montré ce qui doit nous suffire. Mais ici-bas, cherchons toujours, et n’attendons pas, comme fruit de nos découvertes, la faculté de mettre fin à nos recherches. Car nous ne disons pas qu’il ne faut pas toujours chercher Dieu, parce qu’on ne peut le chercher qu’ici-bas ; mais nous disons qu’ici-bas il faut toujours le chercher, pour nous empêcher de penser que nous pouvons cesser de le chercher. Ceux dont il est dit : « Apprenant toujours, ils n’arrivent jamais à la connaissance de la vérité », ne cessent, il est vrai, d’apprendre tant qu’ils sont ici-bas ; mais quand ils seront sortis de cette vie, alors ils n’apprendront plus, mais ils recevront la récompense de leur erreur. Il est dit en effet : « Apprenant toujours, ils n’arrivent jamais à la connaissance de la vérité » ; c’est comme s’il était dit : Marchant toujours, ils n’arrivent jamais à la bonne voie. Pour nous, marchons toujours dans la voie, jusqu’à ce que nous arrivions où elle conduit ; ne nous arrêtons pas en chemin tant qu’elle ne nous aura pas conduits à notre demeure permanente : ainsi, en cherchant, nous avançons ; en trouvant, nous arrivons à quelque chose ; et en cherchant et en trouvant, nous arrivons à ce qui demeure, à l’endroit où il ne restera plus rien à chercher, et où notre perfection ne nous laissera plus aucun progrès à atteindre. Puisse ce prélude, mes très-chers, rendre votre charité plus attentive au discours que Notre-Seigneur adressa à ses disciples avant sa passion : il est très-profond, en effet, et celui qui est chargé de l’expliquer doit faire bien des efforts ; celui qui y assiste ne doit pas l’écouter avec nonchalance.
2. Que dit donc le Seigneur, lorsque Judas fut sorti, pour faire au plus tôt ce qu’il avait à faire, c’est-à-dire pour livrer son Maître ? Que dit le jour, quand la nuit fut sortie ? que dit le Rédempteur, quand fut sorti le vendeur ? « Maintenant », dit-il, « le Fils de l’homme a été glorifié ». Pourquoi « maintenant ? » Est-ce parce que celui qui doit le livrer est sorti, et que ceux qui doivent se saisir de lui et le mettre à mort vont arriver ? « A-t-il » donc « été glorifié maintenant », parce qu’il va être humilié plus profondément ; parce qu’il est sur le point d’être lié, jugé, condamné, bafoué, crucifié, mis à mort ? Est-ce là une glorification ? n’est-ce pas plutôt une humiliation ? Pourtant, en nous faisant le récit des miracles que le Sauveur opérait, Jean ne nous a-t-il pas dit de lui : « L’Esprit-Saint n’avait pas été donné, parce que Jésus a n’avait pas encore été glorifié [1337] ? » Il n’avait pas encore été glorifié lorsqu’il ressuscitait des morts ; et maintenant qu’il va être mis lui-même au nombre des morts, est-il glorifié ? Il n’avait pas été glorifié, lorsqu’il agissait en Dieu ; et il est glorifié lorsqu’il va souffrir comme un autre homme ? Il serait bien étonnant que ce fût là ce que le divin Maître voulait nous enseigner et nous apprendre par ces paroles. Pénétrons plus avant dans ce langage du Très-Haut, car il se montre quelque peu, pour que nous le trouvions, et il se cache ensuite pour que nous le cherchions, et que nous nous efforcions, à chaque pas, d’avancer de découvertes en découvertes. J’entrevois quelque chose qui nous figure un grand mystère. Judas est sorti, et Jésus a été glorifié ; le fils de perdition est sorti, et le Fils de l’homme a été glorifié. Il était sorti, celui pour qui avaient été dits ces mots : « Vous « êtes purs, mais non pas tous[1338] ». Celui qui était impur étant sorti, il ne resta que ceux qui étaient purs, et ils demeurèrent avec celui qui les avait purifiés. C’est ce qui arrivera lorsque ce monde, vaincu par Jésus-Christ, aura passé, et que dans le peuple du Christ il ne restera personne d’impur. L’ivraie sera alors séparée du bon grain, et les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père [1339]. Le Seigneur prévoyait qu’il en devait être ainsi, et il voulait nous en montrer l’emblème dans la personne de Judas, qui s’éloignait comme l’ivraie qu’on sépare ; et dans celle des Apôtres fidèles, qui restaient comme le bon grain. « Maintenant », dit-il, « le Fils de l’homme a été glorifié ». C’est comme s’il disait : Voilà ce qui arrivera au moment de ma glorification ; pas un des méchants ne sera admis avec moi, et pas un des bons n’en sera séparé. Il ne dit pas : Voilà l’image de la glorification du Fils de l’homme ; mais bien : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié ». De même que l’Apôtre ne dit pas : La pierre signifiait Jésus-Christ ; mais bien : « La pierre était Jésus-Christ [1340] », il n’est pas écrit non plus : La bonne semence signifiait les enfants du royaume, ou bien, l’ivraie signifiait les enfants du méchant ; mais bien : « La bonne semence, ce sont les fils du royaume et l’ivraie, les fils des méchants [1341] ». Aussi, comme, dans l’Écriture, les choses représentées sont ordinairement appelées du nom de celles qui les représentent, le Sauveur s’est exprimé de la sorte, lorsqu’il a dit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié ». Alors le méchant s’était éloigné, et les Apôtres fidèles étaient restés seuls avec lui, et par là se trouvait représentée sa glorification, telle qu’elle aura lieu quand, après la dernière séparation des méchants, il restera avec les saints dans l’éternité.
3. Lorsque le Seigneur eut dit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié », il ajouta : « Et Dieu a été glorifié en lui ». De fait, la glorification du Fils de l’homme consiste en ce que Dieu soit glorifié en lui. Car s’il ne se glorifie pas en lui-même, mais si Dieu est glorifié en lui, alors Dieu le glorifie en lui-même ; c’est ce qu’il explique quand il ajoute et dit : « Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui-même ». C’est-à-dire, « si Dieu a été glorifié en lui », parce qu’il n’est pas venu faire sa volonté, mais la « volonté de celui qui l’a envoyé, Dieu aussi le glorifiera en lui-même », et la nature humaine, dont le Fils de l’homme est participant, et dont s’est revêtu le Verbe éternel, sera gratifiée de l’éternité immortelle. « Et bientôt », dit-il, « il le glorifiera ». Par ces mots, il prédit sa résurrection, qui ne devait pas, comme la nôtre, se trouver différée jusqu’à la fin du monde, mais qui devait avoir lieu immédiatement. Telle est cette glorification dont notre Évangéliste avait déjà parlé dans un passage que je viens de vous rappeler. L’Esprit-Saint n’avait pas encore été donné à ses disciples de la manière nouvelle dont il devait être donné après sa résurrection à ceux qui croiraient en lui ; en voici la raison : c’est que Jésus-Christ n’avait pas encore été glorifié ; c’est-à-dire que sa mortalité n’avait pas encore été revêtue d’immortalité, et que sa faiblesse temporelle n’avait pas été changée en force éternelle. On peut encore entendre ce qu’il dit de la glorification : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié », en ce sens que le mot « maintenant » se rapporte, non à sa passion qui allait avoir lieu, mais à sa résurrection qui devait la suivre immédiatement. En ce cas, Jésus aurait regardé comme déjà accompli ce qui devait s’accomplir si prochainement. Pour aujourd’hui, que ce que nous avons dit suffise à votre charité. Quand Dieu nous en donnera l’occasion, nous vous entretiendrons de ce qui suit.

SOIXANTE-QUATRIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « MES PETITS ENFANTS, ENCORE UN PEU DE TEMPS JE SUIS AVEC VOUS : VOUS ME CHERCHEREZ, ET COMME J’AI DIT AUX JUIFS, OU JE VAIS VOUS NE POUVEZ VENIR ; JE VOUS LE DIS AUSSI À VOUS ». (Chap. 13, 33.)[modifier]

PERMANENCE ET DÉPART.[modifier]

Le Sauveur annonce à ses Apôtres, pour qu’ils ne se désolent pas, que s’il doit être bientôt glorifié par son Père, il restera néanmoins encore un peu avec eux, mais qu’il s’en séparera ensuite pour aller dans le ciel, où ils ne le suivront que plus tard, lorsqu’ils l’auront mérité.


1. Remarquez, mes bien chers frères, la liaison qui existe entre les paroles de Notre-Seigneur. Lorsque Judas fut sorti et se fut séparé, même extérieurement, de la société des saints, Jésus avait dit : « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui » ; il avait ainsi parlé pour annoncer que son royaume commencerait quand les bons seront séparés des méchants, ou pour indiquer que sa résurrection aurait lieu immédiatement, et ne serait pas, comme la nôtre, différée jusqu’à la fin du monde ; il avait ensuite ajouté : « Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui-même, et le glorifiera bientôt » ; ce qui marquait, sans aucune ambiguïté, que sa résurrection était proche. Après avoir dit ces choses, il continua en ces termes : « Mes petits enfants, encore un peu de temps, je suis avec vous ». Ils pouvaient croire que Dieu était sur le point de le glorifier, de telle façon qu’il ne leur serait plus uni, et qu’il ne converserait plus avec eux sur la terre ; aussi leur dit-il : « Encore un peu de temps je suis avec vous » ; c’est comme s’il leur disait : Il est vrai que maintenant je vais être glorifié par ma résurrection ; mais je ne monterai pas au ciel immédiatement : « Encore un peu de temps je suis avec vous ». En effet, par ce qui est écrit aux Actes des Apôtres, nous voyons qu’après sa résurrection il resta avec eux pendant quarante jours, allant et venant, mangeant et buvant [1342] ; non pas qu’il eût faim ou soif, mais pour montrer par là la vérité de sa chair ; car si elle n’éprouvait pas le besoin de manger et de boire, elle en avait au moins le pouvoir. C’était donc de ces quarante jours qu’il entendait parler, lorsqu’il disait : « Encore un peu de temps je suis avec vous » ; peut-être voulait-il aussi marquer autre chose ? En effet, ces paroles : « Encore un peu de a temps je suis avec vous », peuvent vouloir dire : Encore un peu de temps je suis dans l’infirmité de cette chair aussi bien que vous, c’est-à-dire jusqu’à sa mort et à sa résurrection. Après sa résurrection, en effet, Jésus fut bien avec ses disciples pendant quarante jours, les faisant jouir de sa présence corporelle ; mais il n’était plus, comme eux, soumis aux infirmités humaines.
2. Il y a encore une autre présence divine, mais qui ne tombe pas sous nos sens mortels ; c’est celle dont il dit : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles[1343] ». Mais ce n’est assurément pas celle qu’il désigne par ces mots : a Encore un peu de a temps je suis avec vous a ; car ce qui doit durer jusqu’à la fin du monde ne peut s’appeler un peu de temps ; ou bien, si l’on considère même cet intervalle comme n’étant qu’un peu de temps (car le temps vole avec rapidité, et aux yeux de Dieu, mille ans sont comme un jour ou comme une veille de la nuit [1344]), on doit croire que ce n’est pas ce que Notre-Seigneur a voulu dire, car il ajoute : « Vous me chercherez, et, comme j’ai dit aux Juifs, où je vais vous ne pouvez pas venir » ; c’est-à-dire : après ce peu de temps où je suis avec vous, « vous me chercherez, et où je vais vous ne pouvez pas venir ». Est-ce que, après la fin du monde, les disciples ne pourront pas aller où il va lui-même ? Mais alors que signifie ce qu’il doit dire peu après dans le même discours : « Père, je veux que, où je suis, ils soient, eux aussi, avec moi [1345] ? » Ce n’est donc pas de cette présence, par laquelle il est avec eux jusqu’à la fin du monde, qu’il a voulu parler lorsqu’il a dit : « Encore un peu de temps je « suis avec vous ». Il avait en vue le peu d’heures que, dans sa faiblesse et sa mortalité, il devait passer avec eux jusqu’à sa passion ; ou bien sa présence corporelle dont il devait les faire jouir jusqu’à sa résurrection. De ces deux sentiments, chacun peut choisir celui qui lui agrée le plus : ils n’ont rien de contraire à la foi.
3. Quelqu’un trouvera peut-être que le sens donné par nous à ces paroles : « Encore un peu de temps je suis avec vous », s’écarte de la vérité, et qu’ainsi Notre-Seigneur n’a pas voulu faire allusion au temps qu’il devait passer avec ses disciples jusqu’à sa passion, dans la communion d’une chair mortelle ; celui-là doit remarquer les paroles que Notre-Seigneur prononça après sa résurrection, et que nous trouvons dans un autre Évangéliste : « Je vous ai dit ces choses lorsque j’étais encore avec vous[1346] ». N’était-il pas alors avec ses disciples assemblés autour de lui, qui le voyaient, le touchaient et lui parlaient ? Que veulent donc dire ces mots : « Lorsque j’étais encore avec vous ? » Le voici : Lorsque j’étais dans une chair mortelle, comme celle où vous êtes encore ; alors en effet il était ressuscité dans la même chair, mais il n’était plus dans la condition mortelle de ses disciples. Quand il était revêtu d’une chair immortelle, il a dit avec vérité : « Lorsque j’étais encore avec vous », et par ces paroles, nous ne pouvons entendre autre chose que ceci : Lorsque j’étais encore avec vous dans une chair mortelle ; de même en est-il de l’interprétation à donner à ce passage : « Encore un peu de temps je suis avec vous » ; on peut croire, sans tomber dans l’absurde, qu’il a voulu dire : Encore un peu de temps, je suis mortel comme vous l’êtes vous-même s. Voyons donc ce qui suit :
4. « Vous me chercherez, et comme j’ai dit aux Juifs, où je vais vous ne pouvez pas venir, je vous le dis aussi à vous présentement ». C’est-à-dire, présentement vous ne pouvez pas. Quand il parlait aux Juifs, il n’ajoutait pas le mot : « présentement » ; les disciples ne pouvaient donc pas, pour le moment, aller où il allait lui-même ; mais ils le pourraient dans la suite. Peu après, Notre-Seigneur le déclara ouvertement à l’apôtre Pierre ; ce disciple lui ayant dit : « Seigneur, où allez-vous ? » il lui répondit : « Où je vais, tu ne peux pas me suivre présentement, mais tu me suivras un jour [1347] ». Mais c’est là une question importante, sur laquelle il ne faut point passer légèrement. Où donc les disciples ne pouvaient-ils pas suivre le Seigneur présentement, tandis qu’ils le pourraient plus tard ? Dirons-nous que c’est à la mort ? Mais pour l’homme venu au monde, quel est le temps où il n’a pas la facilité de mourir ? Tout le temps qu’il a un corps sujet à la corruption, il ne lui est pas plus facile de vivre que de mourir. Ce n’était donc pas que les disciples ne fussent pas encore aptes à suivre Notre-Seigneur jusqu’à la mort ; mais c’est qu’ils n’étaient pas encore aptes à le suivre jusqu’à la vie qui ne connaît point la mort. En effet, par sa résurrection d’entre les morts, Notre-Seigneur allait en un endroit où il ne devrait plus mourir, et où la mort n’aurait plus sur lui aucun empire[1348]. Comment auraient-ils suivi leur Maître qui allait mourir pour la justice, puisqu’ils n’étaient pas encore mûrs pour le martyre ? Ou bien, comment auraient-ils suivi leur Maître jusqu’à l’immortalité de la chair, eux qui devaient bien mourir, mais ne devaient ressusciter qu’à la fin du monde ? Enfin, comment auraient-ils suivi leur Maître jusque dans le sein du Père ? Leur Maître allait retourner dans le sein de son Père sans les abandonner, comme il était venu à eux sans en sortir ; comment l’auraient-ils suivi jusque-là, puisque personne n’est admis dans ce séjour de la félicité, s’il n’est d’abord consommé en charité ? Aussi c’est pour leur apprendre comment ils pouvaient se mettre en état de le suivre où il les précédait, qu’il leur dit : « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres [1349] ». Voilà sur quelles traces il faut marcher pour suivre Jésus-Christ. Mais il faut remettre à un autre temps d’en parler plus au long.

SOIXANTE-CINQUIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « JE VOUS DONNE, UN COMMANDEMENT NOUVEAU, DE VOUS AIMER LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS, AFIN QUE VOUS AUSSI VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES. C’EST EN CELA QUE TOUS CONNAÎTRONT QUE VOUS ÊTES MES DISCIPLES, SI VOUS AVEZ DE L’AMOUR LES UNS POUR LES AUTRES ». (Chap. 13, 34-35.)[modifier]

LE COMMANDEMENT NOUVEAU.[modifier]

Jésus donne à ses Apôtres un commandement nouveau, celui de s’aimer d’un amour pur, spirituel, pour Dieu, et, par là même, d’aimer Dieu : ce doit être le signe particulier auquel on les reconnaîtra pour ses disciples.


1. Le Seigneur Jésus assure qu’il donne à ses disciples un commandement nouveau, lorsqu’il leur dit de s’aimer les uns les autres. « Je vous donne », dit-il, « un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres ». Cependant le commandement n’existait-il pas déjà dans l’ancienne loi, où il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même [1350] ? » Pourquoi donc Notre-Seigneur appelle-t-il nouveau un commandement qui nous paraît si ancien ? Ce commandement est-il nouveau, parce qu’il nous dépouille du vieil homme pour nous revêtir de l’homme nouveau ? Car il renouvelle celui qui l’écoute, ou plutôt celui qui l’observe. Mais il ne s’agit pas ici de toute espèce d’amour, il y est question de celui que Notre-Seigneur distingue de l’amour charnel, quand il ajoute : « Comme je vous ai aimés ». Car les maris et les femmes, les parents et les enfants, et tous ceux qui sont unis entre eux par quelque lien, s’aiment les uns les autres. Ne parlons pas de l’amour coupable et damnable qui unit entre eux les adultères, les hommes débauchés et les femmes de mauvaise vie, et tous ceux qui sont liés, non par les nœuds de la parenté, mais par une passion impudique et déréglée. Jésus-Christ nous a donc donné un commandement nouveau, celui de nous aimer les uns les autres, comme il nous a aimés lui-même. Cet amour nous renouvelle, fait de nous des hommes nouveaux, héritiers du Nouveau Testament et dignes de chanter le cantique nouveau. C’est ce même amour, mes très chers frères, qui a renouvelé les Justes de l’Ancien Testament, les Patriarches et les Prophètes, comme dans la suite il a renouvelé les bienheureux Apôtres ; c’est encore lui qui maintenant renouvelle les nations et qui, de tout le genre humain répandu par tout l’univers, ne forme qu’un seul peuple, qui est le corps de cette nouvelle Epouse du Fils unique dont il est dit au Cantique des cantiques : « Quelle est celle-ci qui monte toute blanche[1351] ? » Elle est blanchie, parce qu’elle a été renouvelée ; et par quoi l’a-t-elle été, sinon par le commandement nouveau ? C’est pourquoi les membres dont elle se compose sont pleins de sollicitude les uns pour les autres ; et si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui ; et si, au contraire, un membre est glorifié, tous les membres s’en réjouissent avec lui[1352]. Car ils écoutent et observent ces paroles : « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres » ; non pas de la manière dont s’aiment ceux qui se corrompent, non pas de la manière dont s’aiment les hommes, parce qu’ils sont hommes ; mais de cet amour qu’ils doivent avoir parce qu’ils sont tous des dieux et les fils du Très-Haut, et qu’ils veulent être les frères de son Fils unique : car ils doivent s’aimer entre eux, comme les a aimés Celui qui les conduira à la seule fin capable de leur suffire et de satisfaire leurs désirs dans le bien[1353]. Alors, en effet, rien ne manquera à nos désirs, puisque Dieu sera toutes choses en tous[1354]. Une telle fin n’a pas de fin. Là personne ne meurt, car personne n’y arrive qu’il ne soit mort au monde, non de cette mort commune à tous, et qui sépare l’âme du corps, mais de la mort des élus, qui même encore dans cette chair mortelle, élève le cœur jusqu’au ciel. Parlant de cette sorte de mort, l’Apôtre disait : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ[1355] ». C’est peut-être pour cela qu’il est dit : « L’amour est fort comme la mort [1356] ». Par l’effet de cet amour il arrive que, retenus encore en ce corps corruptible, nous mourons au monde, et que notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; et même en cet amour consistent précisément notre mort au monde et notre vie avec Dieu. En effet, si la mort arrive quand l’âme se sépare du corps, comment n’y aurait-il pas mort, quand notre amour sort de ce monde ? L’amour est donc fort comme la mort. Qu’y a-t-il de plus fort que ce qui nous fait vaincre le monde ?
2. Ne pensez pas, mes frères, qu’en disant à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres », le Christ ait omis le commandement le plus important, qui est d’aimer le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit. Il semblerait, en effet, qu’il l’a passé sous silence, puisqu’il leur a dit : « de s’aimer les uns les autres ». On croirait aussi que ce commandement n’a aucun rapport avec celui qui nous dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Car ces deux commandements », nous dit Notre-Seigneur, « renferment toute la loi et les Prophètes [1357] ». Mais pour qui les entend comme il faut, ces deux préceptes sont renfermés fun dans l’autre. En effet, celui qui aime Dieu ne peut mépriser le commandement qu’il nous fait d’aimer le prochain ; et celui qui aime le prochain saintement et selon le Saint-Esprit, qu’aime-t-il en lui si ce n’est Dieu ? Tel est l’amour, éloigné de toute affection mondaine, que Notre-Seigneur a voulu nous indiquer lorsqu’il a ajouté : « Comme je vous ai aimés ». Car qu’est-ce que Jésus-Christ a aimé en nous, si ce n’est Dieu ? Non pas que nous possédions Dieu en nous-mêmes ; mais il nous a aimés pour nous amener à le posséder, et nous conduire, comme je l’ai dit tout à l’heure, là où Dieu sera toutes choses en tous. On dit, de la même manière, qu’un médecin aime bien ses malades. Ce qu’il aime en eux, c’est la santé qu’il cherche à leur rendre, et non pas la maladie dont il cherche à les délivrer. Aimons-nous les uns les autres, de telle sorte que, selon notre pouvoir et par l’effet de cet amour, nous nous poussions les uns les autres à posséder Dieu en nous. Cet amour nous vient de celui qui a dit : « Comme je vous ai aimés, afin que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres ». Il nous a donc aimés pour que nous nous aimions les uns les autres, et par cet amour qu’il nous a porté, il nous a obtenu la grâce de nous aimer mutuellement, et en nous unissant par ces doux liens, il nous a mérité celle de ne former qu’un seul corps dont il est lui-même la tête.
3. « En cela », dit-il, « tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». C’est comme si le Seigneur leur eût dit : Ceux qui ne sont pas mes disciples ne laissent pas d’avoir part à mes autres bienfaits ; non seulement ils ont la nature humaine, la vie, la raison et jouissent de cette conservation qui est commune aux hommes et aux bêtes, ils ont même le don des langues, l’usage des sacrements, le don de prophétie, le don de science, la foi, le don de distribuer leurs biens aux pauvres et de livrer leur corps aux flammes pour être brûlés ; mais parce qu’ils n’ont pas la charité, ils ne font que retentir comme des cymbales, ils ne sont rien et tout cela ne leur sert de rien [1358]. Ce n’est donc pas à tous ces dons, malgré leur prix, qu’on reconnaîtra mes disciples, car d’autres que mes disciples peuvent les recevoir ; mais « en cela tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». O Epouse de Jésus-Christ ! belle entre toutes les femmes, ô vous qui montez éclatante de blancheur, appuyée sur votre petit frère, de même que vous empruntez votre éclat à sa lumière, ainsi vous appuyez-vous sur lui pour y puiser votre force et ne pas tomber. Combien est-ce avec raison que l’on vous chante dans ce Cantique des cantiques, qui est comme votre épithalame : « L’amour fait vos délices[1359] ». Cet amour ne laisse pas votre âme périr avec les impies, il distingue votre cause de la leur ; il est fort comme la mort et il fait vos délices. O mort d’un genre admirable pour vous ! c’est peu de ne causer de peines à personne : vous faites même les délices de ceux qui vous goûtent. Mais il est temps de finir ici ce discours. Une autre fois nous parlerons de ce qui suit.

SOIXANTE-SIXIÈME TRAITÉ.[modifier]

SUR CE QUI EST DIT DEPUIS CES MOTS : « SIMON PIERRE LUI DIT : SEIGNEUR, OÙ ALLEZ-VOUS ? » JUSQU’À CES AUTRES : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE TE LE DIS : LE COQ NE CHANTERA PAS QUE TU NE M’AIES RENIÉ TROIS FOIS ». (Chap. 13,36-38.)[modifier]

PRÉSOMPTION ET INCAPACITÉ.[modifier]

Dans sa vivacité, Pierre avait demandé à Jésus où il allait. – Où tu ne peux venir maintenant. – J’irai partout avec vous.— Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois.— Reniant son Maître, Pierre pouvait-il le suivre ?


1. Lorsque le Seigneur Jésus recommandait à ses disciples le saint amour dont ils devraient être animés les uns envers les autres, « Simon Pierre lui dit : Seigneur, où allez-vous ? » Ainsi le disciple parlait-il à son Maître, le serviteur à son Seigneur, comme s’il était prêt à le suivre. C’est pourquoi le Seigneur voyait bien l’intention qui portait Pierre à lui adresser une pareille question ; il lui répondit donc : « Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant » ; comme s’il lui eût dit : Ce pourquoi tu m’interroges, tu ne le peux pas maintenant. Il ne dit point : « Tu ne peux pas » ; mais bien : « Tu ne peux pas maintenant ». Par là, il lui imposait un délai, mais il ne lui enlevait pas l’espérance. Et cette espérance qu’il n’enlevait pas, mais qu’il faisait naître, il la confirma par les paroles suivantes : « Mais tu me suivras un jour ». Pierre, pourquoi te hâtes-tu ? La Pierre ne t’a pas encore affermi en te communiquant son esprit ; ne te laisse pas entraîner par la présomption. « Tu ne peux venir maintenant » ; mais ne te laisse point abattre par le désespoir, « tu me suivras un jour ». Mais que dit encore Pierre ? « Pourquoi ne puis-je vous suivre maintenant ? je donnerai ma vie pour vous ». Pierre voyait ce qu’il y avait en lui de désir, il ne voyait pas combien peu de force il s’y trouvait. Il était malade, et il vantait sa bonne volonté ; mais le médecin voyait sa faiblesse : l’un promettait merveilles, mais l’autre savait d’avance ce qu’il adviendrait : Pierre osait tout, parce qu’il ne se connaissait pas ; mais Jésus, qui voyait d’avance ce qui devait arriver, lui donnait des renseignements salutaires. Quelle présomption de la part de Pierre ! n’envisager que ce qu’il voulait, et fermer les yeux sur ce qu’il pouvait ! Quelle présomption ! Notre-Seigneur était venu donner sa vie pour ses amis, et par conséquent pour lui-même, et il croyait qu’il pouvait en faire autant pour Notre-Seigneur. Jésus-Christ n’avait pas encore donné sa vie pour lui, et il promettait de donner sa vie pour Jésus-Christ ! « Jésus lui répondit donc : Tu donneras ta vie pour moi ? » tu feras pour moi ce que je n’ai pas encore fait pour toi ? « tu donneras ta vie pour moi ? » Pourrais-tu me précéder, toi qui ne peux pas même me suivre ? Quelle présomption ! que penses-tu de toi-même ? qui crois-tu être ? Écoute, voici ce que tu es : « En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois ». Te voilà tel que tu vas te montrer bientôt, toi qui promets de si grandes choses, et qui ignores combien tu es si petit ; tu me promets de subir la mort pour moi, et tu me renieras trois fois, moi qui suis ta vie. Avant de croire que tu peux mourir pour moi, commence par vivre pour toi-même. Parce que tu craindras la mort de ton corps, tu donneras la mort à ton âme. Autant est excellente la vie qui consiste à confesser Jésus-Christ, autant est terrible la mort qu’on se donne en le reniant.
2. Dirons-nous, comme quelques-uns, qu’une délicatesse déplacée porte à excuser Pierre, dirons-nous que cet Apôtre n’a pas renié Jésus-Christ[1360], parce que, interrogé par la servante, il a répondu : « Je ne connais pas cet homme », comme les autres Évangélistes le rapportent en termes plus exprès ? N’était-ce pas renier Jésus-Christ, que renier Jésus-Christ homme, que renier en lui ce qu’il s’est fait à cause de nous, et pour empêcher de périr ce qu’il nous a faits ? Celui donc qui confesse que Jésus-Christ est Dieu, tout en refusant de reconnaître en lui l’humanité, Jésus-Christ n’est pas mort pour lui, puisque c’est comme homme que Jésus-Christ est mort. Celui qui nie Jésus-Christ homme n’est pas réconcilié à Dieu par le médiateur ; car il y a un seul Dieu et un seul médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme[1361]. Celui qui nie Jésus-Christ homme n’est pas justifié ; « car, comme par la désobéissance d’un seul homme, plusieurs « sont devenus pécheurs, de même, par l’obéissance d’un seul homme, plusieurs seront rendus justes [1362]. Celui qui nie Jésus-Christ homme ne ressuscitera pas pour la résurrection de la vie : « Parce que par un homme est venue la mort, et par un homme la résurrection des morts ; comme, en effet, tous meurent en Adam, de même aussi en Jésus-Christ tous seront vivifiés[1363] ». Par où Jésus-Christ est-il le chef de l’Église, si ce n’est par son humanité, et parce que le Verbe s’est fait chair, c’est-à-dire parce que le Fils unique de Dieu et Dieu lui-même s’est fait homme ? Comment donc est-il dans le corps de Jésus-Christ, celui qui nie Jésus-Christ homme ? Celui qui renie la tête, peut-il être membre ? Mais pourquoi m’arrêter si longtemps, puisque Notre-Seigneur a lui-même rendu inutiles toutes les subtilités de l’argumentation humaine ; il ne dit pas, en effet, le coq ne chantera pas jusqu’à ce que tu m’aies renié comme homme, ou bien, selon l’expression plus familière dont il daignait se servir avec les hommes : Le coq ne chantera pas que tu n’aies renié trois fois le Fils de l’homme. Voici ses paroles : « Jusqu’à ce que tu m’aies renié trois fois ». Que veut dire ce mot : « moi », sinon ce qu’il était ? et qu’était-il, sinon Jésus-Christ ? N’importe donc ce que Pierre ait renié en Jésus-Christ, c’est lui qu’il a renié, c’est Jésus-Christ qu’il a renié, c’est le Seigneur son Dieu. Ainsi quand Thomas, son condisciple, s’écria à son tour : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » ce n’est pas le Verbe, mais sa chair, qu’il avait touchée. Ce n’est pas la nature incorporelle du Dieu, mais bien le corps de l’homme qu’il avait pressé de ses mains curieuses[1364] Il avait touché l’homme, et cependant il reconnut le Dieu. Si ce que Thomas a touché, Pierre l’a renié, ce que Thomas a proclamé, Pierre l’a attaqué. « Le coq ne chantera pas, que tu ne m’aies renié trois fois ». Exprime-toi comme tu voudras. Que tu dises : « Je ne connais pas cet homme » ; ou bien : « O homme, je ne sais ce que tu dis » ; ou bien encore : « Je ne suis pas du nombre de ses disciples[1365] », tu me renieras. Comme il n’est pas permis d’en douter, si tel est ce que Jésus-Christ a dit, et s’il a dit vrai, sans aucun doute encore c’est Jésus-Christ que Pierre a renié. N’accusons pas Jésus-Christ pour défendre Pierre. Que la faiblesse reconnaisse son péché, puisque la vérité ne peut mentir. Pierre lui-même a reconnu sa faiblesse et son péché, il les a reconnus assurément, et par ses pleurs il a montré quel mal il avait fait en reniant Jésus-Christ : il réfute lui-même ses défenseurs et, pour les convaincre, il produit dans ses larmes des témoins irrécusables. Et quand nous parlons nous-mêmes ainsi, nous prenons plaisir à dénigrer le premier des Apôtres. Mais, en considérant sa faute, nous devons nous tenir pour avertis qu’aucun homme ne doit compter sur ses propres forces. Car, quel autre buta eu notre Sauveur et notre Maître, sinon de nous montrer, par l’exemple du premier des Apôtres, que personne ne doit rien présumer de lui-même ? Pierre a souffert dans son âme ce qu’il offrait de souffrir dans son corps ; mais ce n’a pas été pour le Seigneur, comme il avait la témérité de le présumer ; il l’a précédé, mais tout autrement qu’il ne pensait. Car, avant la mort du Christ, il est mort par son reniement, et il est ressuscité par ses larmes ; mais, s’il est mort, c’est que dans son orgueil il avait présumé de lui-même, et s’il est ressuscité, la raison en est que le Seigneur l’a regardé avec bonté.

  1. 1 Cor. 2, 14
  2. Psa. 71, 3
  3. Hab. 2, 4 ; Rom. 1, 17
  4. Jn. 20, 19
  5. 1Co. 2, 9
  6. 1Co. 3,4
  7. Psa. 81, 6
  8. Ps. 148, 5
  9. Ps. 109, 1, 3
  10. Jn. 1, 9
  11. Id. 20
  12. Id. 1, 16
  13. Id. 13, 25
  14. Mt. 5, 8
  15. Gen. 1, 1 suiv.
  16. 1 Cor. 8, 1
  17. Ps. 21, 7
  18. Job. 25, 5
  19. Sag. 11, 21
  20. Eccl. 10, 1
  21. Ex. 8, 6, 24
  22. Jn. 1, 9, 20, 27
  23. Mt. 5, 8
  24. Ex. 3, 14
  25. Mt. 14, 25
  26. Eph. 5, 8
  27. 1 Jn. 1, 5
  28. Jn. 5, 35-36
  29. Id. 1, 20, 27
  30. Mt. 7, 7
  31. Id. 21, 23-27 ; Marc, 11, 28, 33 ; Luc, 20, 2, 8
  32. Ps. 121, 17-18
  33. Ps. 26, 12
  34. Phil. 3, 20
  35. Gal. 4, 7
  36. Rom. 8, 17
  37. Ps. 2, 7-8
  38. Id. 15, 5
  39. Gen. 2, 23
  40. Eph. 5, 28, 29
  41. Mt. 13, 3-23
  42. Id. 2, 2
  43. Rom. 6, 34
  44. Gal. 4, 4,5
  45. Mt. 27, 39, 40
  46. Eph. 5, 8
  47. Mt. 2, 2
  48. Id. 8, 27
  49. Id. 27, 51
  50. Id. 14, 26
  51. Jn. 1, 1-14
  52. Jn. 8, 58
  53. Ps. 109, 3
  54. Isa. 14, 12
  55. Jn. 8, 14
  56. Rom. 4, 5
  57. Hab. 2, 4 ; Rom. 1, 17
  58. 1 Tim. 1,13
  59. 2 Tim. 4, 6-8
  60. Rom. 5, 20
  61. 1 Cor. 15, 21-22
  62. Jn. 14, 30, 31
  63. Ex. 33, 11, 13, 20
  64. Mt. 5, 8
  65. 1 Cor. 1, 24
  66. Jn. 8, 34
  67. Ex. 20, 3, 17
  68. Lev. 26, 1, 13
  69. Ex. 14, 21-31
  70. Id. 32, 1-4
  71. Jn. 17, 3
  72. Ps. 26, 4
  73. Ps. 53, 7
  74. Ps. 49, 3
  75. Jn. 5, 35
  76. Dan. 2, 34-35
  77. Lc. 20, 18
  78. Lc. 1, 17
  79. Isa. 40, 3
  80. Mt. 9, 7-9
  81. Lc. 14, 11
  82. Ps. 50, 7
  83. Ps. 10, 2
  84. Id. 120, 1-2
  85. Mt. 3, 14-15
  86. Mt. 3, 16 ; Marc, 1, 10 ; Luc, 3 21, 22
  87. Jn. 14, 6
  88. Jn. 10, 30
  89. Mt. 3, 14
  90. Jn. 1, 3
  91. 1Co. 1, 13
  92. Mat. 21, 25
  93. 1 Cor. 1, 16
  94. Mt. 3, 14, 15
  95. Cant. 6, 8
  96. Rom. 13, 4
  97. Col. 3, 10
  98. Jn. 2, 29
  99. Mt. 21, 23-27
  100. Jn. 5, 35
  101. Ps. 81, 17-18
  102. Mt. 23, 2-3
  103. 1 Cor. 3, 6-7
  104. Jn. 1, 23
  105. Phil. 3, 15
  106. Act. 19, 3-5
  107. Jn. 4, 1, 2
  108. Mt. 11, 11
  109. Phil. 1, 15-18
  110. 1 Jn. 3, 15
  111. Rom. 8, 26
  112. 2 Cor. 5, 6
  113. Gen. 8, 6-9
  114. Phil. 2, 21
  115. Act. 2, 1-4
  116. Act. 7, 51, 59
  117. Lc. 23, 34
  118. Mt. 3, 16, 17
  119. Cant. 6, 8
  120. Mat. 3, 14, 11
  121. 2Ti. 2, 19
  122. Psa. 2, 8
  123. Isa. 2, 3
  124. Mt. 28, 19
  125. Mt. 28, 19
  126. Gen. 22, 18 ; Galat. 3, 16
  127. Gen. 11, 1-9
  128. Mt. 22, 14
  129. 1 Cor. 11, 29
  130. Jn. 13, 26
  131. Act. 9, 1-30
  132. Id. 2, 1-4
  133. Id. 6, 3-6
  134. Phil. 2, 21
  135. Act. 8, 5-23
  136. Gen. 6, 14
  137. Gen. 8, 6-11
  138. 1 Cor. 12, 31 ; 13, 1
  139. Jac. 2, 19
  140. Mc. 1, 24
  141. Jn. 3, 29
  142. Mt. 22,11-13
  143. 1 Cor. 13, 2-3
  144. Ps. 23, 1
  145. 1 Pi. 2, 17
  146. Psa. 73, 21
  147. Psa. 40, 6-8
  148. Jn. 1, 14
  149. Jn. 5,33
  150. Gen. 8, 8-11
  151. 1 Cor. 3, 1, 3
  152. Mt. 1, 16
  153. Id. 5, 14
  154. Jn. 1, 9
  155. Mc. 1, 24
  156. Ps. 51, 14-15
  157. 1 Pi. 5, 8
  158. Sir. 2, 14
  159. Eph. 4, 27
  160. Mt. 4, 19
  161. Sir. 6, 36, 37
  162. Mt. 5, 17
  163. Prov. 31, 26
  164. Lc. 11, 1-4
  165. 2 Cor. 12, 8-9
  166. Ps. 44, 8,
  167. Mt. 7, 24-27
  168. 1 Cor. 1, 26-28
  169. Ps. 11, 3
  170. Mt. 9, 11-13
  171. Lc. 7, 36-47
  172. Mt. 4, 17
  173. Id. 21, 19
  174. Gen. 3, 7
  175. Isa. 9, 2
  176. Lc. 15, 4-10
  177. Ps. 131, 17
  178. Gen. 28, 12-18
  179. Isa. 28, 16; 1 Pi. 2, 6
  180. 2 Cor. 12, 2-4
  181. 1 Cor. 3, 1-2
  182. 1 Thes. 2,7
  183. 2 Cor. 5, 13
  184. 1 Cor. 2,2
  185. Jn. 2, 6-11
  186. Col. 3, 10
  187. 1 Cor. 15, 53, 51
  188. Jn. 1, 3
  189. 2 Cor. 11, 2, 3
  190. Id. 1, 22
  191. Rom. 4, 25
  192. Ps. 18, 6
  193. Jn. 45, 6
  194. Id. 8, 44
  195. Jn. 8, 3-32
  196. Act. 19, 19
  197. 1 Cor. 1, 25
  198. Gal. 4, 4
  199. Rom. 1, 3
  200. Ps. 59, 1
  201. Mt. 22, 45
  202. Jn. 19, 25-27
  203. Jn. 10, 18
  204. Jn. 8, 34
  205. 1 Tim. 4, 3
  206. Mt. 19,3-6
  207. 2 Cor. 3, 10-16
  208. Phil. 3, 13
  209. Lc. 23, 40-43
  210. Lc. 24, 13-47
  211. Mt. 14,17-21
  212. Gen. 1, 1,
  213. Mt. 1, 17
  214. Gen. 1, 27
  215. Col. 3, 10
  216. Jn. 2, 15
  217. Rom. 8, 9
  218. 1 Cor. 12, 31 ; Id. 13, 1-3
  219. 1 Jn. 4, 16
  220. Rom. 5, 5
  221. Jn. 10, 30
  222. Mt. 28, 19
  223. Gen. 22, 18
  224. Eph. 3, 31-32
  225. Gen. 2, 21
  226. Phil. 2, 7
  227. Gen. 2,21
  228. Jn. 19, 34
  229. Rom. 5, 14
  230. Gen. 7, 7-9
  231. Id. 1, 24
  232. Jn. 19, 17
  233. Ps. 81, 8
  234. Jn. 1, 33
  235. Mt. 22, 11-13
  236. Dan. 2, 34, 35
  237. Ps. 117, 22
  238. Mt. 11, 9-11
  239. Mt. 3, 7-9
  240. Ps. 113, 8
  241. Mt. 5, 45
  242. Col. 3, 11
  243. Eph. 2,14-20
  244. Gen. 5, 31
  245. Lc. 13, 21
  246. Rom. 2, 9 ; 1 Cor. 1, 24
  247. 2 Cor. 10, 13
  248. Lc. 6, 25
  249. Mt. 5, 5
  250. Ps. 34, 20
  251. Id. 90, 13
  252. 1 Pi. 5, 8
  253. Gen. 2, 22
  254. Id. 13, 8 ; 14, 14
  255. Id. 11, 21, 31
  256. Id. 28, 2
  257. Id. 29, 12-15
  258. Mt. 12, 46-50
  259. Lc. 11, 27-28
  260. Jn. 1, 14
  261. Ps. 34, 13-16
  262. Isa. 5, 18, suiv. les Septante
  263. Mt. 22, 13
  264. Phil. 2, 21
  265. Act. 8, 18-19
  266. Mt. 3, 16
  267. Gal. 6, 3
  268. 1 Cor. 9, 9-10
  269. Ps. 34, 16, 27
  270. Id. 21, 21-22
  271. Isa. 1, 3
  272. 1 Cor. 1, 13
  273. 1 Cor. 3, 6-7
  274. 1 Pi. 5, 8
  275. 2 Tim. 2, 19
  276. Mt. 25, 25-30
  277. V. Traité neuvième.
  278. Phil. 2, 8, 9
  279. Ps. 40, 11
  280. Jn. 10, 30
  281. Mc. 13, 27
  282. Lc. 4, 29-30
  283. Jn. 18, 4-6
  284. Rom. 4, 25
  285. Jn. 10, 18
  286. Mat. 26, 33-34 ; Luc. 22, 33-34
  287. Eph. 5, 8
  288. 1 Thes. 5, 8
  289. 1 Cor. 10, 1, 2
  290. Jn. 6, 51
  291. Id. 1, 9
  292. Ps. 15, 2
  293. Jn. 6, 54-69
  294. Gen. 7, 7
  295. Nb. 12, 7
  296. Ex. 3, 6, 15
  297. 1 Cor. 10, 11
  298. Gen. 21, 10 ; Galat. 4, 22-30
  299. Act. 9, 18
  300. Phil. 1, 18
  301. Mt. 23, 3
  302. Act. 8, 13
  303. Gen. 21, 3
  304. Id. 16, 15
  305. Mal. 1,2, 3 ; Rom. 9, 13
  306. Gen. 25, 22, 24
  307. Gen. 29, 30, 35
  308. Gen. 21, 9-12 ; Galat. 4, 29, 30
  309. Gen. 16, 5-9
  310. Dan. 3,1 suiv.
  311. 2 Mac. 7,1 et suiv.
  312. Voir le traité précédent
  313. Gen. 21, 10
  314. Id. 25, 5
  315. Id. 27, 35
  316. Id. 49
  317. Ex. 3, 6, 15
  318. Gen. 22, 18
  319. Jn. 2, 23-25
  320. Gen. 16, 2-4
  321. Id. 21, 9-10
  322. Ps. 33, 19
  323. Phil. 2, 6-8
  324. Jn. 1, 1
  325. Mt. 11, 30
  326. Jn. 2, 19
  327. Jn. 3, 5
  328. Gal. 3, 16, 29
  329. Jn. 5, 4
  330. 1 Cor. 3,6-7
  331. Id. 1, 12, 13
  332. Sag. 1,13-14
  333. Id. 2
  334. Jn. 1, 13-14
  335. Nb. 21, 6-9
  336. Ps. 50, 11, 5
  337. Jn. 12, 35
  338. Mat. 3, 1-15
  339. Isa. 40,3
  340. Mat. 11, 11
  341. Jn. 1, 34, 27
  342. Apo. 12, 8-9
  343. Psa. 46, 3, 7-8
  344. Tob. 4,1 suiv.
  345. Jn. 14, 9
  346. Jn. 14, 6
  347. Psa. 77, 24-25
  348. Jn. 1, 1, 14
  349. Mat. 5, 6
  350. Ps. 35, 10
  351. 1 Cor. 15, 53-54
  352. Jn. 1, 29
  353. Apoc. 5, 5
  354. Mt. 3, 15
  355. Ex. 14,1 et suiv.
  356. Jn. 1, 16
  357. Jn. 1, 33
  358. Rom. 6, 19
  359. Lc. 19, 12
  360. Jer. 9, 1
  361. Jn. 1, 27
  362. 2 Cor. 11, 2, 3
  363. Ps. 46, 8
  364. Jn. 19, 23
  365. Ps. 21, 17-29
  366. 1 Cor. 13, 1
  367. 1 Cor. 13, 1-2
  368. Mc. 13, 22-23
  369. Ex. 7, 12, 22 ; 8, 7
  370. Act. 9, 40
  371. Id. 8, 10
  372. Lc. 10, 17-20
  373. Jn. 1, 8
  374. Jn. 3, 26-29
  375. Jn. 8, 44
  376. Jn. 1, 9
  377. Mt. 11, 11
  378. Rom. 1, 19-22
  379. Lc. 1, 36
  380. Id. 3, 23
  381. 1 Cor. 4, 5
  382. 1 Cor. 1, 31 ; Jérém. 9, 23-24
  383. Ps. 17, 29
  384. 1 Cor. 15, 10
  385. Gal. 2, 20
  386. Jn. 3, 13
  387. Mt. 25, 31, 34
  388. 1Co. 4, 32
  389. Jn. 3, 28
  390. Id. 1, 33
  391. Mal. 3, 1 ; Mat. 11, 9-10
  392. Eph. 4, 7
  393. 1Co. 12, 8-10.29-30
  394. Phil. 2, 6
  395. Jn. 14, 8-9
  396. Gen. 2, 17
  397. Eph. 2, 3
  398. Jn. 1, 33
  399. Mt. 7, 7
  400. Jn. 1, 1, 3, 14
  401. Mt. 23, 37
  402. 1 Cor. 1, 25
  403. Rom. 5, 14
  404. Gen. 2, 21
  405. Jn. 19, 34
  406. Ps. 129, 1
  407. Lc. 17, 17, 18
  408. 1 R. 19, 8
  409. Ps. 114,5
  410. Id. 35, 10, 9
  411. Mat. 11, 28
  412. 1Co. 14, 35.34
  413. Luc. 10, 39-40
  414. Ps. 21, 9
  415. Jn. 1, 9
  416. 1 Cor. 11, 3
  417. Lc. 4, 24
  418. Deut. 18, 18
  419. Cant. 4, 8, suiv. les Septante
  420. Isa. 7, 9, suiv. les Septante
  421. Ps. 33, 19
  422. Ps. 137, 6
  423. Id. 83, 6, 7
  424. 1 Cor. 3, 17
  425. Eph. 2, 12-22
  426. Act. 4, 31, 35
  427. Rom. 11, 2
  428. 1 Cor. 11, 3
  429. Ps. 125, 5
  430. Mt. 13, 39
  431. Jn. 13 25 ; 21, 20
  432. Mt. 22, 37-10
  433. Jn. 2,1-11
  434. Rom. 11, 17
  435. Jn. 20, 25-29
  436. Lc. 16, 22, 23
  437. Mt. 8, 5-12,
  438. 1 Tim. 2, 5
  439. Psa. 136, 5
  440. Jn. 1, 1, 3, 14
  441. Apo. 17, 15
  442. Gal. 3, 21-22
  443. 1Co. 2, 8
  444. Exo. 34, 28
  445. 1Ro. 19, 8
  446. Mat. 4, 2
  447. Mat. 17, 1-3
  448. Rom. 3,21
  449. Tit. 2, 12-13
  450. Act. 1, 3
  451. Id. 2, 1-4
  452. Mat. 5, 17
  453. Rom. 13, 10
  454. Id. 5, 5
  455. Mrc. 4, 4
  456. Mat. 22, 37-40
  457. Luc. 21, 2-4
  458. Id. 10, 35
  459. Jn. 4, 40
  460. Isa. 10, 23 ; 28, 22 ; Rom. 9, 28
  461. 1 Tim. 2, 5
  462. 1 Jn. 4, 20
  463. Jn. 1, 18
  464. 1 Jn. 4, 16
  465. Isa. 58, 7-8
  466. Eph. 2, 14-20
  467. 1 Cor. 10, 4
  468. Gal. 6, 2
  469. Eph. 4, 2-3
  470. Lc. 14, 5
  471. Gen. 2, 2
  472. Jn. 5, 46
  473. Jn. 1, 1, 3
  474. Ps. 68, 22
  475. Jn. 19,1 et suiv.
  476. Gen. 1, 3
  477. Mt. 6, 9
  478. Isa. 63, 16 ; 64, 8
  479. Isa. 14, 14,15
  480. Gen. 3, 5
  481. Phil. 2, 6,7
  482. Jn. 13, 25
  483. Jn. 5, 18
  484. 1 Tim. 3, 15
  485. Jn. 1, 1-14
  486. Act. 4, 32
  487. Mt. 5, 8
  488. Jn. 5, 20
  489. Ps. 93, 8, 9
  490. Isa. 46, 8
  491. Luc, 8, 8
  492. Eph. 2, 18
  493. Id. 3, 16,17
  494. Mt. 22, 13
  495. Gal. 4, 11
  496. Jn. 1, 1, 3
  497. Sir. 24, 6
  498. Lc. 15, 32
  499. Jn. 11, 43, 44
  500. Lc. 6, 14, 15
  501. Mc. 5, 41-42
  502. 1 Thes. 4, 15, 16
  503. Lc. 20, 36
  504. Rom. 4, 5
  505. Ps. 33, 5
  506. Id. 35, 10
  507. Jn. 3, 29
  508. 2 Tim. 2, 17, 18
  509. Jn. 1, 9, 1-2, 14
  510. Jn. 19, 37
  511. Mt. 5, 8
  512. Lc. 16, 22-25
  513. Rom. 10, 16
  514. 1 Cor. 15, 24
  515. Mt. 25, 46
  516. Jn. 17, 3
  517. Phil. 2, 6
  518. Jn. 14, 21, 9
  519. Jn. 5, 8, 17
  520. Ex. 20, 8-11
  521. Jn. 8,34
  522. Gen. 1, 31 ; 2, 2
  523. Gen. 1,3, 6, 7
  524. Ps. 32, 9 ; 148, 5
  525. Mt. 19, 12
  526. Jn. 10, 30
  527. Id. 1, 1-3
  528. Jn. 5, 18
  529. Sir. 5, 13
  530. Mt. 14, 25
  531. Jn. 10, 7
  532. Id. 14, 10
  533. Eph. 2, 14-20
  534. Jn. 1, 3, 10
  535. Mt. 5, 8
  536. Ps. 41, 4, 5
  537. Sag. 7, 26
  538. Sag. 9, 15
  539. Jn. 5, 19
  540. Id. 1, 3, 10
  541. 1 Cor. 1, 24
  542. Sag. 7,26
  543. Id. 8, 1
  544. Mal. 1, 6
  545. Jn. 20, 17
  546. Mt. 25, 31-40
  547. Eph. 4,13-14
  548. 1 Cor. 12, 27
  549. Jn. 1, 14
  550. Jn. 11, 41-44
  551. Lc. 7, 14-15
  552. Id. 8, 51-55
  553. Jn. 8, 15, 50
  554. 1 Pi. 2, 21-23
  555. Act. 1, 3, 9-11
  556. Lc. 24, 39
  557. Zach. 12, 10 ; Jean, 19,37
  558. Mt. 25, 31-41
  559. Phil. 2, 6
  560. Mt. 25, 16
  561. Jn. 14, 21
  562. Mt. 5, 5
  563. Jn. 17, 3
  564. Jn. 14, 32
  565. Jn. 14, 10
  566. Mt. 19, 17
  567. 1 Tim. 6, 17-19
  568. 2 Cor. 5, 10
  569. N. 13
  570. 1 Cor. 11, 30-32
  571. Gen. 2, 17
  572. Hab. 2, 4 ; Rom. 1, 17
  573. Mt. 8, 22
  574. Eph. 5, 14
  575. Jac. 2, 19
  576. 1 Jn. 2, 18
  577. Jn. 11, 38-44
  578. Mt. 18, 18
  579. Jn. 14, 6
  580. Gal. 2, 20
  581. Ps. 18, 7
  582. Eph. 5, 8
  583. Sag. 7, 26
  584. V. Traité précédent
  585. Jn. 5, 22
  586. Jn. 1,1-3
  587. 2 Tim. 2, 18
  588. Mat. 7, 24-25
  589. 1Co. 10, 4
  590. Psa. 131, 17-18
  591. 1Co. 15, 10
  592. 2Pi. 1, 19
  593. Jn. 1, 8-9
  594. Mat. 5, 11-16
  595. Ps. 41, 4-5
  596. Id. 24, 1
  597. Sag. 9, 15
  598. Jn. 10, 14
  599. Phil. 2, 6, 7
  600. Mt. 8, 22
  601. Eph. 5, 14
  602. Col. 2, 20
  603. Id. 3, 3
  604. 1 Tim. 6, 16
  605. Ps. 54, 23
  606. Trait. 19, n. 4, 5 ; 21, n. 5-10
  607. Jn. 14, 28
  608. Id. 1, 1, 3
  609. Trait. 22, n. 13
  610. 2Co. 3, 15
  611. Jn. 5, 2-9
  612. Isa. 40, 6
  613. Jn. 20, 29
  614. Deut. 18, 18 ; Act. 7, 37
  615. Jn. 4, 44
  616. Isa. 9, 6, suiv. les Septante
  617. Id. 24, 4
  618. Mat. 6,10
  619. Jn. 5, 22
  620. 2Co. 15, 24
  621. Mat. 25, 34
  622. Luc. 24, 13-21
  623. Act. 1, 6-8
  624. Psa. 7, 8
  625. Col. 1, 18
  626. Rom. 8, 34
  627. Héb. 9, 12
  628. 1 Jn. 2, 11
  629. Gen. 1,1 et suiv.
  630. Ps. 9, 7
  631. Jn. 4, 5-26
  632. Ps. 35, 8
  633. Mt. 16, 13-16
  634. Jn. 1, 14
  635. Ps. 44, 8
  636. Rom. 3, 28
  637. Rom. 10, 4,
  638. Gal. 5, 6
  639. 1 Cor. 1, 31
  640. Jn. 6,35
  641. Rom. 3, 3
  642. Mt. 25, 23
  643. Sir. 10, 15, 14, 9, 10
  644. Ps. 72, 1-3
  645. Ps. 35, 8-13
  646. Id. 50, 10
  647. Jn. 3, 29
  648. Mt. 11, 28, 29
  649. Mt. 18, 14, 4
  650. Jn. 5, 24, 26
  651. Mt. 5, 6
  652. 1 Cor. 1, 30
  653. Rom. 10, 3
  654. Rom. 13, 10
  655. Id. 5, 5
  656. Rom. 10, 10
  657. Lc. 8, 44-46
  658. Jn. 20, 17
  659. Ps. 36, 4
  660. Virgile, Eglogue, 2
  661. Ps. 35, 8-10
  662. Cant. 1, 3
  663. Mt. 16, 16-17
  664. Mt. 5, 6
  665. 1 Cor. 3, 7
  666. Gen. 1,1
  667. Jn. 1, 1, 14
  668. 1Co. 11, 29
  669. Mat. 6, 12
  670. 1 Cor. 10, 1-4
  671. Nb. 20, 11
  672. Ps. 67, 7
  673. Mt. 5, 8
  674. Phil. 2, 8
  675. Jn. 14, 28
  676. Jn. 6, 57
  677. Ps. 84, 12
  678. Jn. 3, 13
  679. 1 Cor. 8, 1
  680. Rom. 5, 5
  681. Id. 8, 9
  682. Isa. 7, 9 suiv. les Septante
  683. 1 Cor. 4, 7
  684. Mt. 16, 23
  685. 1 Tim. 5, 15
  686. Mc. 10, 18
  687. Act. 1, 26
  688. 2 Tim. 2, 19
  689. Jn. 6, 57 ; 15, 5
  690. Mt. 24, 13
  691. Act. 9, 4
  692. Jn. 18, 4-6
  693. Job. 9, 24
  694. Gen. 11, 27, 31 ; 13, 8 ; 95, 14
  695. Id. 28, 2 ; 29, 10,15
  696. Jn. 1, 14
  697. Gal. 4, 4
  698. Mt. 20, 21, 22
  699. Ps. 74, 3
  700. Id. 43, 14-15
  701. Mt. 19, 28
  702. 1 Cor. 6, 3
  703. Ps. 49, 3
  704. Isa. 53, 7
  705. Isa. 42, 14 suiv. les Septante
  706. Ps. 72, 1-3
  707. Col. 3, 3, 4
  708. 2 Cor. 1, 20
  709. 1 Cor. 10, 11
  710. Rom. 10, 4
  711. Col. 2,16-17
  712. Mat. 11, 28
  713. Mat. 5, 6
  714. 1Co. 10, 4 ; Nom. 20, 11
  715. Col. 3, 3
  716. Psa. 49, 3
  717. Id. 96, 3
  718. Mat. 25, 42-46
  719. Id. 3, 10
  720. Jn. 7, 12
  721. 2 Cor. 6, 8
  722. Jn. 1, 1
  723. 1 Cor. 3, 6
  724. Isa. 7, 9, suiv. les Septante
  725. Jn. 6, 29
  726. Rom. 15, 5
  727. Gal. 5, 6
  728. 2 Thes. 2, 4
  729. Jn. 5, 43
  730. Jn. 14, 9
  731. Id. 10, 30
  732. 1 Pi. 3, 9
  733. Ps. 35, 7-10
  734. Gen. 17, 10
  735. Lev. 12, 3
  736. Ex. 20, 10
  737. 1 Cor. 15, 21
  738. Rom. 5, 12
  739. 1 Cor. 10, 4
  740. Col. 3, 1, 2
  741. Jn. 5, 46
  742. Jn. 8, 34
  743. Id. 14, 6
  744. Mt. 2, 23
  745. Id. 2, 1-6
  746. Isa. 53, 8
  747. Jn. 1, 18
  748. Mt. 11, 27
  749. Gal. 4, 4
  750. Ps. 68, 22
  751. Jn. 19, 28-33
  752. Mt. 27, 51
  753. Jn. 18, 6
  754. Jn. 15, 5
  755. Act. 3, 2-16
  756. Id. 2, 37
  757. Lc. 23, 31
  758. Jn. 3, 13
  759. Jn. 13, 33
  760. Id 18, 24
  761. Id. 13, 36
  762. Ps. 17, 45
  763. Mt. 15, 21
  764. Rom. 15, 8-9
  765. Gen. 49, 10
  766. Isa. 53, 12
  767. Mc. 15, 15; Jean, 18, 40
  768. Lc. 23, 43
  769. 1 Cor. 2, 11
  770. Mt. 26, 33-35
  771. Lc. 2, 25-38
  772. Jn. 1, 26-34
  773. Lc. 2, 67-79
  774. Id. 35
  775. Jn. 20, 22
  776. Gen. 2, 7
  777. Act. 1, 3,9
  778. Id. 2, 1, 6
  779. 1 Cor. 12, 7 ; 13, 3
  780. Rom. 5, 5
  781. Id. 6, 9
  782. Jn. 9, 39
  783. Ps. 44, 4, 5
  784. Isa. 11
  785. Lc. 19, 10,
  786. Ex. 31, 18
  787. 1 Cor. 2, 11
  788. Ps. 24, 8
  789. Isa. 42, 14 suiv. les Septante
  790. Ps. 85, 15
  791. Rom. 2, 4-6
  792. Prov. 1, 26
  793. Sir. 5, 8, 9
  794. Ez. 18, 21-23
  795. Ps. 3, 9
  796. Jn. 7, 37
  797. Ps. 24, 8, 10
  798. 2 Cor. 5, 6-7
  799. Ps. 5, 5
  800. 1 Pi. 5, 8
  801. Ps. 6,7
  802. Id. 37, 10
  803. 1 Cor. 2, 9
  804. Mt. 19, 16-22
  805. Id. 11, 28-29
  806. Ps. 115, 16
  807. Id. 145, 8
  808. Jn. 9, 6
  809. Jn. 1, 14
  810. Ps. 84, 12
  811. Jn. 14, 6
  812. 1 Cor. 13, 12
  813. 1 Jn. 3, 2
  814. Gal. 5, 17
  815. Rom. 7, 23-25
  816. 1 Cor. 15, 26, 53
  817. Jn. 8, 12
  818. Mt. 11, 11
  819. Jn. 1, 26, 27
  820. Id. 5, 35
  821. Mt. 21, 23-27
  822. Ps. 131, 17, 18
  823. Jn. 1, 8-9, 16
  824. Tob. 2, 11, 4
  825. Jn. 2, 5
  826. Jn. 2, 18
  827. Mt. 28, 20
  828. Isa. 53, 5-8
  829. Ps. 21, 17-29
  830. Mal. 1, 10, 11
  831. Eph. 5, 8
  832. Rom. 13, 12-13
  833. 2 Pi. 1, 17-19
  834. 1 Cor. 4, 5
  835. 1 Cor. 2, 9
  836. Jn. 1, 1
  837. 1 Jn. 3, 2
  838. Sag. 9,15
  839. Jn. 1, 1-3
  840. Id. 13, 23
  841. Jn. 8, 12
  842. Prov. 27, 2
  843. Rom. 10, 10
  844. Jn. 12, 47
  845. Ps. 100, 1
  846. Phil. 2, 8
  847. Gal. 6, 14
  848. Lc. 23, 34
  849. Ez. 2, 5-10 ; Apoc. 4, 6, 7
  850. Jer. 23, 24
  851. Jn. 10, 30,
  852. Phil. 2, 7
  853. Deut. 19, 15 ; Matth. 18, 16
  854. Lc. 23, 1
  855. Dan. 13, 36-62
  856. Jn. 5, 22
  857. Act. 1, 11
  858. Zach. 12, 10 ; Jean, 19, 37
  859. Mt. 6, 11
  860. Jn. 8, 15-18
  861. 1 Cor. 7, 40
  862. Lc. 18, 8
  863. Jn. 1, 1
  864. Jn. 95, 8, 9
  865. Jn. 10, 30
  866. Ps. 103, 24
  867. Gen. 1, 1
  868. Jn. 1, 1, 3
  869. Ps. 68, 22
  870. Jn. 19, 28-30
  871. Id. 10, 18
  872. Jn. 18, 4-6
  873. Mt. 27, 40
  874. Ps. 49, 8
  875. Isa. 13, 7
  876. Jn. 7, 28
  877. Jn. 8, 20
  878. Ps. 141, 5
  879. Id. 29, 15
  880. Jn. 13, 33
  881. Jn. 1, 1, 3
  882. Jn. 15, 19
  883. Lc. 23, 34-43
  884. Ex. 3, 13-15
  885. Mt. 28, 20
  886. Ps. 101, 28
  887. 1 Cor. 1, 24
  888. Jn. 7, 25, 24
  889. Ps. 14, 6, 5
  890. Act. 2-4
  891. Rom. 5, 5
  892. 1 Jn. 8, 15
  893. Jn. 12, 47
  894. Jn. 14, 6
  895. Ex. 3, 14
  896. Jn. 8, 21, 25
  897. Ps. 115, 11
  898. Jn. 8, 26
  899. Act. 2, 37, 41 ; 4, 4
  900. Phil. 2, 8
  901. Ex. 3, 14
  902. Jn. 1, 14
  903. Act. 1, 11
  904. Jn. 1, 1
  905. Ps. 118, 73
  906. Jer. 23, 24
  907. Jn. 1, 10
  908. Mt. 17, 19
  909. Isa. 64, 4 ; 1 Cor. 2, 9
  910. Jn. 14, 21
  911. 1 Jn. 3, 2
  912. Ps. 4, 7
  913. Mt. 22, 21
  914. Jn. 8, 28
  915. Ps. 84, 12
  916. Mt. 10, 22
  917. Gen. 37, 28
  918. 2 R. 24,1 et suiv.
  919. Ex. 10, 1, 14
  920. Ex. 13, 3 ; Deut. 5, 6, et suiv.
  921. Mt. 22, 15-21
  922. Isa. 52, 3
  923. Isa. 59,1-2
  924. 1 Tim. 2, 5
  925. 2 Cor. 5, 20-21
  926. Rom. 8, 3
  927. Ps. 87, 5-6
  928. Jn. 14, 30-31
  929. Jn. 10, 18
  930. Prov. 20, 8-9
  931. Gal. 5, 13
  932. Rom. 6, 20-22
  933. 1 Jn. 1,8
  934. Héb. 4, 15
  935. Job. 1, 2
  936. Id. 14, 4, suiv. les Septante
  937. 1 Tim. 3,10 ; Tit. 1, 6
  938. Gal. 5, 17
  939. Rom. 7, 19-25
  940. Id. 6, 12, 13
  941. Rom. 7, 18
  942. Ex. 20, 17
  943. Sir. 18, 30
  944. 1 Cor. 15, 26, 53-55
  945. 2 Cor. 5, 15
  946. Id. 20
  947. Lc. 10, 30-35
  948. Mt. 22, 37-40
  949. Rom. 8, 3
  950. Mt. 4, 19
  951. Jn. 41, 58
  952. Gal. 3, 16, 29
  953. Rom. 11, 17
  954. Mt. 3, 7-9
  955. Jn. 1, 14
  956. Ez. 16, 3
  957. Gen. 3, 1
  958. Ps. 106, 5
  959. Ps. 120, 4
  960. Ps. 126, 1
  961. Lc. 10, 30-37
  962. Jn. 5, 22
  963. Jac. 2, 13
  964. Deut. 13, 3
  965. 1 Jn. 4, 18
  966. Ps. 18, 10
  967. Virgil. Géorg. 1, 1, V.75
  968. Jn. 3, 18
  969. Id. 5, 28-29
  970. Ps. 42, 1
  971. Jn. 17, 5
  972. Ps. 44, 8
  973. Gal. 6, 14
  974. Ps. LLXVII, 21 #Rem
  975. Dan. 3, 15-18
  976. Mt. 10, 28 ; Luc, 12, 4-5
  977. Mt. 22, 31-32 ; Exod. 3, 6
  978. Jn. 17, 4
  979. 1 Jn. 4, 18
  980. Gen. 24, 2-4
  981. Gen. 1, 1
  982. Jn. 1, 1
  983. Eph. 2, 3
  984. 1 Jn. 1, 14
  985. Gen. 1, 3
  986. Jn. 1, 3
  987. Gen. 1, 4-5
  988. Act. 2, 1-6
  989. Id. 3, 6-8
  990. Id. 5, 15
  991. Jn. 14, 12
  992. Id. 15, 5
  993. Mt. 22, 13
  994. Id. 28, 20
  995. Mt. 25, 34, 41
  996. Id. 16,27
  997. Luc, 16, 24-28
  998. Lev. 23, 8
  999. Traité XX, II. 2
  1000. Jn. 8, 34
  1001. Mt. 13, 57
  1002. Jn. 5, 46
  1003. Ps. 42, 1
  1004. Jn. 8, 15
  1005. Id. 3, 17
  1006. Jn. 9, 39-41
  1007. Jn. 10, 30
  1008. 2 Tim. 2, 19
  1009. Isa. 7,9, suiv. les Septante
  1010. Phil. 3, 15, 16
  1011. Jn. 1, 1
  1012. Id. 14, 6
  1013. 2 Cor. 4, 13
  1014. Ps. 115, 10
  1015. 1 Cor. 10, 1-4
  1016. Jn. 8,28
  1017. Ez. 34, 4
  1018. 2 Tim. 2, 19
  1019. Rom. 8, 29-33
  1020. Eph. 1, 4
  1021. Mt. 10, 22
  1022. Ps. 117, 15
  1023. Mt. 5, 25
  1024. Ps. 85, 11
  1025. Lc. 10, 20
  1026. Rom. 6, 9
  1027. Jn. 17, 21
  1028. Jn. 2, 19
  1029. Eph. 3,17
  1030. Ps. 103, 23
  1031. Mt. 5,16
  1032. Mt. 5, 6
  1033. Rom. 1, 17
  1034. Mt. 5, 6
  1035. Lc. 23, 43
  1036. Jn. 10, 3, 9
  1037. Sag. 1, 1
  1038. Isa. 53, 7
  1039. Jn. 1, 29
  1040. Apoc. 5, 5
  1041. Jn. 1, 1
  1042. Id. 16, 13
  1043. Mt. 6, 5
  1044. Phil. 2, 19-21
  1045. Mt. 7, 16
  1046. Id. 23, 2
  1047. Mt. 7, 16
  1048. Phil. 1, 15-18
  1049. 2 Cor. 11, 33
  1050. Phil. 1, 24
  1051. Mt. 10, 23
  1052. 1 Tim. 5, 20
  1053. Col. 2, 5
  1054. Ps. 115, 15
  1055. Jn. 15, 5
  1056. 1 Jn. 3, 16
  1057. Prov. 23, 1-2, suiv. les Septante
  1058. Jn. 21, 15-19
  1059. Id. 1, 18
  1060. Mt. 9, 27
  1061. 1 Tim. 2, 5
  1062. 1 Cor. 1,12-13
  1063. Mt. 15, 21
  1064. 2 Cor. 13, 3
  1065. Eph. 2, 11-22
  1066. Jn. 1, 1, 14
  1067. Jn. 18, 4-6
  1068. Ps. 3, 6
  1069. Jn. 2, 19, 21
  1070. Sag. 1, 11
  1071. Mt. 10, 28 ; Luc, 12, 4-5
  1072. 2 Tim. 5, 6
  1073. Jn. 1, 1, 14
  1074. Lc. 23, 43
  1075. 1 Jn. 3, 16
  1076. Jn. 13, 37
  1077. Jn. 19, 18-30
  1078. Phil. 2, 6-8
  1079. Mt. 10, 28
  1080. Jn. 5, 26
  1081. Id. 1, 5
  1082. 2 Cor. 3, 15
  1083. Mt. 22, 12-15
  1084. Id. 20, 30-34
  1085. Rom. 1, 3
  1086. 2 Tim. 2, 8
  1087. Traité XLV
  1088. 2 Tim. 2, 19
  1089. Rom. 8, 29, 30
  1090. Jn. 1, 1
  1091. Isa. 53, 1
  1092. Ps. 81, 6
  1093. Lc. 16, 16
  1094. Mt. 22, 10
  1095. Lc. 14, 44
  1096. Mat. 6, 9
  1097. Jn. 14, 9
  1098. Jn. 5, 33, 35
  1099. Jn. 20, 30
  1100. Jn. 5, 28, 29
  1101. Mc. 5, 41, 42
  1102. Lc. 7, 14-15
  1103. Lc. 7, 47
  1104. Jn. 10, 39, 40
  1105. Mt. 8, 8, 10
  1106. Id. 9, 13
  1107. Mt. 16, 16-23
  1108. Jn. 16,15
  1109. 1 Cor. 4, 7
  1110. Act. 1, 26
  1111. 1 Thes. 4, 12
  1112. Lc. 16, 22-24
  1113. Rom. 5, 12
  1114. Ex. 20, 12-17
  1115. Eph. 5, 18
  1116. Mt. 22, 32 ; Luc, 20, 37, 38
  1117. Mt. 8, 21, 22
  1118. Jn. 1, 11
  1119. Id. 10, 30
  1120. Eph. 3, 17
  1121. Mt. 8, 24-26
  1122. Jn. 7, 20
  1123. Mt. 7, 23
  1124. Gen. 3, 9
  1125. Ps. 24, 18
  1126. Mt. 9, 13
  1127. Ex. 31, 18
  1128. 1 Tim. 1, 9
  1129. 2 Cor. 3, 6
  1130. Gal. 3, 21-22
  1131. Rom. 3, 23
  1132. Id. 5, 20
  1133. Mt. 16, 19
  1134. Mt. 8, 12
  1135. Lc. 1, 8-9
  1136. Ex. 30, 7
  1137. Mt. 15, 24
  1138. Jn. 10, 16
  1139. Isa. 53, 7
  1140. Ex. 12, 22-23
  1141. Ps. 39, 15
  1142. Id. 141, 5
  1143. Mt. 28, 20
  1144. Rom. 1, 17
  1145. Mt. 25, 40
  1146. Rom. 2, 24
  1147. Cant. 1, 2
  1148. 2 Cor. 2, 14-16
  1149. Phil. 1, 17, 18
  1150. Act. 1, 26
  1151. 1 Cor. 11, 29
  1152. Mt. 16, 19
  1153. Lc. 23, 43
  1154. Mt. 28, 20
  1155. Act. 1, 3, 9-10
  1156. 2 Cor. 2, 15
  1157. Mt. 5, 22
  1158. Gen. 19, 21
  1159. Jn. 5, 43
  1160. Phil. 2, 8
  1161. Mt. 21, 1, 16 ; Marc, 11, 1-11 ; Luc, 19, 29-48
  1162. Rom. 11, 25
  1163. Ps. 107, 6
  1164. Mt. 4, 7
  1165. Jn. 21, 18-19
  1166. 1 Pi. 2, 21
  1167. Jn. 12, 2, 6
  1168. Id. 13, 27, 29
  1169. Phil. 2, 21
  1170. 1 Jn. 2, 6
  1171. Mt. 6, 3
  1172. Id. 25, 40
  1173. Rom. 10, 4
  1174. Mt. 20, 28
  1175. Jn. 11, 33
  1176. Mt. 4, 1-10
  1177. Id. 26, 38-39
  1178. Jn. 21, 18-19
  1179. Ps. 42, 1
  1180. Id. 35, 7
  1181. Rom. 11, 33
  1182. Jn. 7, 39
  1183. Lc. 2, 25-38
  1184. Id. 1, 41-45, 67-69
  1185. Act. 2, 4-6
  1186. 1 Thes. 5, 8
  1187. 1 Jn. 1, 2
  1188. Mt. 6, 12-13
  1189. Ps. 126, 1
  1190. 2 Cor. 5, 19
  1191. 2 Thes. 3, 2
  1192. Lc. 21, 18
  1193. Jn. 10, 28
  1194. Jn. 12, 25-26
  1195. 1 Pi. 2, 6-8
  1196. 1 Cor. 3, 7
  1197. Rom. 11, 7 ; Isa. 6, 10
  1198. Rom. 9, 14
  1199. Rom. 9, 14
  1200. Ps. 35, 7
  1201. Sir. 3, 22
  1202. Mt. 10, 26
  1203. Phil. 3, 15, 16
  1204. Col. 2, 3
  1205. Jn. 16, 12
  1206. Mt. 6, 13
  1207. Lc. 22, 32
  1208. Jn. 1, 12
  1209. Gal. 5, 6
  1210. Rom. 12, 3
  1211. 1 Cor. 1, 31
  1212. Rom. 10, 3
  1213. 2 Tim. 2, 13
  1214. Rom. 6, 5
  1215. Lc. 19,10
  1216. Jn. 15, 5
  1217. Ps. 79, 8
  1218. Lc. 23, 34
  1219. Rom. 10, 2-3
  1220. Ex. 33, 13
  1221. 1 Jn. 3, 2
  1222. Jn. 10, 30
  1223. Phil. 2, 7
  1224. Mt. 5, 8
  1225. Gal. 6, 14
  1226. Jac. 4, 6
  1227. Jn. 12, 43
  1228. Jn. 8, 28
  1229. Id. 7, 16
  1230. Traité XXIX
  1231. Jn. 1, 12
  1232. Id. 10, 34
  1233. Rom. 4, 5
  1234. Mt. 10, 40
  1235. Jn. 14, 1
  1236. Mt. 5, 14-16
  1237. Jn. 5, 22
  1238. Ps. 100, 1
  1239. Rom. 2, 12
  1240. Jn. 5, 26
  1241. Ex. 14, 29
  1242. Isa. 53, 7
  1243. Ex. 12, 23
  1244. Col. 1, 13
  1245. Rom. 10, 4
  1246. 1 Cor. 5, 7
  1247. Lc. 16, 27-28
  1248. Jn. 15, 13
  1249. Eph. 6, 12
  1250. Philipp. ii, 6, 7.
  1251. Lc. 19, 10
  1252. Jn. 1, 8
  1253. Rom. 8, 34
  1254. Mt. 6, 12
  1255. 1 Jn. 1, 9
  1256. Eph. 5, 26-27
  1257. Cant. 5, 3
  1258. Col. 3, 1, 2
  1259. Rom. 13, 8
  1260. Col. 3, 1-2
  1261. Act. 9, 4
  1262. Mt. 6, 12
  1263. Jn. 13, 5
  1264. Rom. 8, 34
  1265. Ps. 94, 3
  1266. Cant. 5, 2-3
  1267. Mt. 28, 20
  1268. Jn. 1, 61
  1269. Phil. 1, 23-24
  1270. Eph. 3, 17
  1271. 1 Cor. 9, 27
  1272. Jac. 1, 19
  1273. Ps. 50, 10
  1274. Jn. 3, 29
  1275. Ps. 45, 1
  1276. Sir. 28, 25
  1277. Mt. 10, 27
  1278. Id. 24, 12
  1279. 2 Cor. 11, 3
  1280. Rom. 10, 14
  1281. Jac. 3, 1-2
  1282. Mt. 6, 12
  1283. Ps. 50, 10
  1284. Jn. 13, 10
  1285. Id. 8, 7
  1286. Prov. 27, 2
  1287. Cicéron contre Q. Cécilius
  1288. Cicéron, de l’Orateur
  1289. 2 Cor. 12, 6
  1290. 1 Cor. 1, 31
  1291. Ps. 33, 3
  1292. 1 Tim. 5, 10
  1293. Dan. 3, 87
  1294. Mt. 6, 12
  1295. Rom. 8, 34
  1296. Jac. 5, 16
  1297. Col. 3, 13
  1298. Jn. 6, 71
  1299. 1 Cor. 11, 29
  1300. Jn. 10, 30
  1301. Ps. 18, 6
  1302. Jn. 1, 14
  1303. Jn. 14, 18, 10-11
  1304. Id. 6, 71
  1305. Jn. 12, 27
  1306. Jn. 10, 18
  1307. Phil. 3, 21
  1308. 1 Cor. 1, 20
  1309. Ps. 93, 11
  1310. Phil. 1, 23
  1311. Mt. 26, 38
  1312. Jn. 9, 33
  1313. Mt. 13, 29, 30
  1314. Jn. 11, 19
  1315. Jn. 21, 20-24
  1316. Mt. 9, 9
  1317. Ex. 6, 1
  1318. 2 Cor. 12, 2
  1319. Jn. 13, 1
  1320. Jn. 15, 13
  1321. Sag. 2, 1
  1322. Rom. 7, 13
  1323. 2 Cor. 12, 7-9
  1324. 2 Cor. 11, 27
  1325. Lc. 22, 3, 4
  1326. Id. 19-21
  1327. Rom. 4, 25
  1328. Eph. 5, 25
  1329. Gal. 2, 20
  1330. Mt. 6, 34
  1331. 1 Tim. 5, 16
  1332. Ps. 18, 3
  1333. Ps. 68, 33
  1334. Id. 104, 4
  1335. 2 Tim. 3, 7
  1336. Sir. 18, 6
  1337. Jn. 7, 39
  1338. Id. 13, 10
  1339. Mt. 13, 43
  1340. 1 Cor. 10, 4
  1341. Mt. 13, 38
  1342. Act. 1, 3
  1343. Mt. 28, 20
  1344. Ps. 89, 4
  1345. Jn. 17, 24
  1346. Lc. 24, 41
  1347. Jn. 13, 36
  1348. Rom. 6, 9
  1349. Jn. 13, 34
  1350. Lev. 19, 18
  1351. Cant. 8, 5, suiv. les Septante
  1352. 1 Cor. 12, 25-26
  1353. Ps. 102, 5
  1354. 1 Cor. 15, 28
  1355. Col. 3, 3
  1356. Cant. 8, 6
  1357. Mt. 12, 37-40
  1358. 1 Cor. 13, 1-3
  1359. Cant. 7, 6, suiv. les Septante
  1360. Ambroise, sur le chapitre 12 de saint Luc
  1361. 1 Tim. 2, 5
  1362. Rom. 5, 19
  1363. 1 Cor. 15, 21, 22
  1364. Jn. 11, 27-28
  1365. Mt. 26, 34, 69-74 ; Luc, 22, 55-60