Joie dans le ciel/04

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Grasset (p. 31-37).

IV

Chemin le menuisier n’avait plus de cercueils à faire. Ici encore est ce grand changement qu’il n’y a plus ces vilaines planches à clouer, comme autrefois quand la cloche des morts sonnait ; alors les gens se disaient l’un à l’autre : « Tu as entendu ? » Et c’était un fils ou un frère, ou un père, quelquefois un simple cousin ; ils venaient chez Chemin, ils heurtaient :

— Tu peux seulement y aller.

Chemin demandait :

— Comment est-ce qu’il était déjà ?

— Ne l’as-tu pas connu ?… ni grand, ni petit. Ni trop gros, ni tant maigre…

— Bon ! je vois.

Mais, des fois aussi :

— Il faudrait que j’aille prendre mesure.

Il allait ; on lui disait : « Entrez seulement, Monsieur Chemin… »

Il se frottait les pieds sur le râcloir. Il ôtait son chapeau. Mises debout contre les chaises, il y avait des couronnes en perles de verre ; il faisait sombre à cause des contrevents fermés. Et lui, sortant son mètre de sa poche, l’appliquait contre le lit ; c’est cet allongement qui trompe, vu que nous paraissions plus longs une fois couchés que debout, et plus longs encore, pourquoi ? lorsque couchés de cette façon-là.

Chemin remettait son mètre dans sa poche ; il disait : « Merci, je vois ce qu’il faut. » Il parlait bas, il rentrait chez lui.

Il faisait généralement froid, avec un ciel gris et bas, parce que généralement c’était l’hiver ; — c’était surtout ces mois de février et de mars : alors il y en avait jusqu’à deux par semaine.

Ayant tenu tout le commencement de l’hiver. Ayant tenu encore contre novembre, contre décembre, contre janvier ; ayant encore passé le premier de janvier, ayant encore pu ajouter tout juste une unité au chiffre de leur âge ; et puis ça n’allait plus, ça devenait trop lourd, on se disait : « Tant pis !… » on se laissait aller. Car ils étaient trop longs, ces hivers de la terre, pour le peu de force qui restait aux vieux ; et alors quatre ou cinq en février, trois ou quatre en mars ; et Chemin qui allait prendre mesure.

Comme il habitait non loin du cimetière, il les voyait ensuite tous passer. Ceux qu’il avait donc habillés, leur ayant coupé ce vêtement qui est un vêtement de dessus et de tout dessus, et il ne nous en fallait jamais qu’un ; — étant un espèce de tailleur dans ce temps-là, et il disait : « Je suis un espèce de tailleur, moi ; » généralement noir, ce vêtement, en dure étoffe de sapin ; — et, derrière, allant lentement, les chapeaux de soie, les redingotes mis aux noces, mis aux baptêmes, mis aux premières communions, tirés de leur armoire, frottés et brossés, reposés sur des têtes devenues trop petites ou remises autour de ventres trop gros ; alors Chemin, ôtant sa pipe de sa bouche, se retirait par respect dans le fond de l’atelier.

Une fois, dix fois, trente, cinquante. Deux cents fois, trois cents, quatre cents fois…

C’était quand il y avait encore l’obligation de mourir ; — à présent : « Point final, disait Chemin, point de la fin de la phrase, point de la fin du paragraphe et du livre. Et le livre, à présent, lui-même fermé, ou quoi ?… »

Plus de ces vilaines planches à clouer ; il prenait un petit pot de couleur, il prenait un autre petit pot de couleur ; il avait une belle couleur jaune, une belle couleur bleue, une belle couleur rose.

Il faisait aussi des coffres à habits, sur lesquels, par des applications de minces épaisseurs de bois de teintes différentes, il représentait un cœur ou des vaches, ou un bouquet dans un vase, — rien que la date de l’année qui manquait.

Sur la grande double porte des armoires, de celles que dans l’autre vie on donnait en cadeau aux jeunes mariés, c’étaient des guirlandes de fleurs des champs.

Chemin, tout le jour, taillait dans le bois ou maniait le pinceau ; ces autres faisaient leurs foins ou faisaient la vendange, fauchant, moissonnant, vendangeant dans le cours de la même journée ; et, aux douces heures du soir, quand ils revenaient, c’était en huchant, la voix poussée à plein entre leurs mains d’une pente à l’autre ; — la voix allant au loin par-dessus les creux et les combes, d’un versant à l’autre versant.

Après qu’ils avaient moissonné, vendangé, fauché, et ils revenaient en huchant ; Pierre Chemin alors se disait : « C’est l’heure ; » il posait sa varlope ; il tirait de sa poche un paquet de tabac enveloppé de papier brun (qui est un tabac fort de goût).

Thérèse Min rentrait avec ses chèvres ; elle serrait son tricot dans un petit sac, elle soufflait dans son cornet de cuivre.

C’est ces douces heures du soir que chaque jour ramène, dans du rose, dans du doré, dans le sent-bon des cheminées ; des portes s’ouvraient, se fermaient ; les petites filles allaient chercher les chèvres dans le parc, Pierre Chemin fumait sa pipe devant chez lui.

Et tous ceux et toutes celles qui passaient, se regardant, semblaient dans ce regard se dire : « On a tout, on est bien », n’ayant plus d’autre pensée ; — jusqu’aux mulets à petits sabots fins, à gros ventre, une paire d’énormes souliers à clous les semelles en l’air sur le bât, ces bêtes autrefois peu commodes, qui montraient à présent une grande docilité, se déplaçant d’un pas égal sous leurs belles robes luisantes, et on entendait leur petit grelot se rapprocher, puis s’éloigner, entre les barrières.