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Jours d’Exil, tome II/Notice biographique

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Jours d’Exil, tome II
Notice biographique (2e partie)



NOTICE BIOGRAPHIQUE


SUR


ERNEST COEURDEROY (1825-1862).


(Suite ; voir tome Ier, pp. v-xxxix).





VI


Ernest Cœurderoy, qui, le 30 mars 1850, avait été autorisé à pratiquer la médecine dans le canton de Vaud, fut expulsé de Suisse par le Conseil fédéral suisse comme un des dix-sept signataires de la protestation Varé qu’avait publiée la Tribune suisse de Lausanne le 18 mars 1851 (v. tome Ier, pp. xxxiii-iv). Les fières paroles des réfugiés : « (Le droit d’asile est un droit républicain. Tout républicain y a droit dans une république », furent qualifiées de « prétention inouïe » dans l’arrêté d’expulsion qu’on trouve dans les journaux de Lausanne des 7 et 8 avril.

Avec mille regrets de quitter ce beau pays (on les lira dans la partie Suisse du présent volume). Cœurderoy, avec Boichot, fit rapidement son Deuxième Voyage en contrebande, dont le récit est perdu ; par Bâle et Cologne ils arrivèrent à Bruxelles le 8 ou le 9 avril. Il fit des démarches pour obtenir de pouvoir séjourner en Belgique, où il aurait fréquenté les hôpitaux de Bruxelles et se serait créé de nouveau une existence comme médecin. Mais le 16 avril la police lui communiqua l’ordre de quitter la Belgique sur-le-champ ; moins de cinq heures après, il partait pour Ostende et Londres.

Il passa deux ans en Grande-Bretagne ; ses impressions y furent si tristes qu’il retrancha lui-même de ses souvenirs, lorsqu’il les publia, les chapitres relatifs à l’Angleterre, ne voulant pas qu’on les lût à côté des parties consacrées à la Suisse, à l’Espagne et à l’Italie, « les trois Grâces si fraîches, si radieuses de beautés, de merveilles ». Il motiva ainsi cette suppression : « J’ai craint cette tache de bitume pour cette robe de fées ». Il vit de près « la sombre misère de Londres », Whitechapel et Saint-Giles ; il visita les villes de travail incessant, Birmingham, Manchester et Sheffield. Seule l’Exposition universelle de Londres, de 1851, lui inspira quelques lueurs d’espoir pour un avenir de fraternité.

Il pratiqua encore la médecine, mais dans des conditions si fâcheuses que bientôt il y renonça tout à fait, semble-t-il, pour ne se donner plus qu’à ses lectures et à ses écrits. Ses publications des années 1852-1855 sont si volumineuses et témoignent de tant de lectures, qu’on se le figure s’appliquant assidûment au travail intellectuel et artiste qui, dès 1852, l’absorbe de plus en plus.

En 1851, cette vocation ne se précisait pas encore ; l’échéance de 1852 (élection du président) laissait les républicains dans l’indécision ; beaucoup se berçaient d’espoir quand déjà le coup d’État était prêt à les frapper tous. Cœurderoy discuta cette situation dans les articles La Solution, — Force et Impuissance, — Les Révolutionnaires sans le savoir, et Serrons-nous ! ! que l’Union républicaine, d’Auxerre, publia du 12 juillet au 9 août 1851 ; ils sont datés de Londres, 28 juin, 2, 19 et 25 juillet. Il partage l’illusion de Proudhon et de bien d’autres, que les paysans de France, en élisant Louis Bonaparte à la présidence, avaient agi non en césariens mais en révolutionnaires qui voulaient affirmer et continuer la lutte de la Révolution française contre l’Europe monarchique et l’ancien régime. Il s’efforce de leur montrer le véritable caractère des Bonaparte ; aussi cet article (Les Révolutionnaires sans le savoir) fut-il poursuivi à Auxerre ; le jury acquitta le gérant ; la cour condamna Cœurderoy, absent, à un an de prison et 1000 fr. d’amende. Les articles se terminent par un appel à l’union des partis avancés « sous la bannière du socialisme » ; « serrons-nous » !… L’auteur est d’une parfaite courtoisie envers tous les groupements avancés, sans jamais mentionner les chefs, et ne montre aucune prédilection personnelle. Il faut insister sur ces preuves d’impartialité et de solidarité, qui ajouteront de la force à ce qu’il dit quand, après le coup d’État, il reprendra sa liberté de pensée et d’action. Les chefs républicains et socialistes avaient laissé périr la République, la Révolution ; Cœurderoy ne les appuie plus, désormais, par un consentement tacite qui supprime toute critique ; il cherche à frayer de nouvelles voies à la Révolution, et il sonne le tocsin contre les chefs et contre leurs acolytes.


VII


Du reste, notre auteur ne se jette pas éperdument dans la polémique. Il commence une étude de longue haleine, dont le livre De la Révolution dans l’homme et dans la société (Bruxelles, J.-B. Tarride, 1852, 240 pp., in-8o) est la seule partie qui ait été publiée (septembre 1852). L’échec momentané subi par le régime issu du coup d’État lui inspira le désir de prouver « que la Révolution est immanente et permanente dans l’humanité », et il publia cette première « étude analogique sur la transformation et la révolution », fragment d’une étude plus large sur l’analogie de l’homme et de la société. Une suite, De l’Harmonie dans l’homme et dans la société, est annoncée dans les Jours d’Exil, II (décembre 1855), comme devant paraître ; mais je n’en ai trouvé nulle trace. L’élaboration méthodique de sa thèse — qui n’est pas originale, comme il le reconnaît lui-même en discutant les précurseurs, mais qui est pour lui le fruit de ses observations comme médecin — est interrompue par un grand chapitre intitulé : La Révolution démocratique et sociale (chapitre V), dans lequel — ainsi que dans la Barrière du Combat (Juin 1852) et dans l’Épilogue du livre (L’Exil) — éclate au grand jour le fond de sa pensée. Dans ces pages il écrit franchement : « Je suis anarchiste » ; et il comprend l’idée de l’anarchie dans toute sa largeur, impliquant la diversité, le libre cours donné à toutes les évolutions possibles. Il voit que la bourgeoisie ne fera plus de révolution ; « car elle sait très bien qu’il n’y a plus actuellement de révolution possible sans une attaque directe et sans réserve contre tous les privilèges qui la font vivre ». Qui donc fera la Révolution ? Il a vu le prolétariat de Paris massacré, écrasé en juin 1848, et il a perdu l’espoir qu’il puisse se relever de longtemps, si jamais. Il s’est creusé la tête à chercher une puissance assez forte pour ébranler la société, pour créer le chaos qu’il évoque ; et il est arrivé à la conclusion : « la Révolution frayant sa voie au moyen du despotisme », « la Révolution par le mal ». Une idée l’a frappé dès 1849 : « Il n’y aura plus de Révolution tant que les Cosaques ne descendront pas ».

Cette idée a été évidemment inspirée à Cœurderoy par l’attitude de la presse réactionnaire de Paris qui, à cette époque de l’écrasement de la révolution hongroise par la Russie, ne cessait de faire appel au tsar Nicolas, dans lequel elle voyait le sauveur de l’ordre. À ces bruits d’invasion qui étaient dans l’air, Cœurderoy appliqua sa méthode trompeuse de l’analogie, et, comparant la civilisation romaine de la décadence et celle de son temps, le christianisme et le socialisme, les barbares germains d’alors et les Slaves d’aujourd’hui, il conclut que, comme alors, de même de nos jours le progrès de l’humanité se ferait par une mêlée générale comme celle qui mit fin à l’Empire romain.

Voilà donc cette fameuse théorie des Cosaques de Cœurderoy, théorie qui a tant contribué à le faire paraître comme un simple excentrique qu’on ne saurait prendre au sérieux : prétexte spécieux pour ignorer sa formidable critique de la société actuelle, sa dissection des chefs de partis et de sectes, fussent-ils les socialistes les plus célèbres, son développement de l’idée de l’anarchie bien au-delà de Proudhon, et toutes les beautés que recèlent ses écrits. Je suis loin de prendre parti pour cette théorie : je ferai remarquer, seulement, qu’elle n’est pas très différente de la théorie, assez fréquemment soutenue, qui fait sortir le triomphe du socialisme du chaos produit par les désastres d’une guerre universelle. La Commune de Paris n’en fut-elle pas, dans une certaine mesure, une confirmation ?

Cœurderoy fut induit en erreur par son amour des analogies. Il se laissa prendre à l’exemple apparent de la destruction de l’Empire romain par les barbares, peuples jeunes, du mélange de races qui s’en suivit, et de la victoire du christianisme, qui, avant la ruine de la société romaine par les barbares, aurait été aussi impuissant en face du pouvoir romain que l’est le socialisme en face de la société bourgeoise. Il se trompait, en outre, en se figurant le peuple russe comme un peuple jeune par excellence. Il y a en Russie, c’est vrai, une petite élite révolutionnaire, qui depuis un siècle se sacrifie pour son peuple ; mais les paysans russes, eux, dans leur immense masse, sont vieux comme les Byzantins, qui se perpétuent en eux par l’action de l’État et de l’Église. Cœurderoy s’égarera de plus en plus, quand il voudra prouver en détail, dans son livre de 1854, l’application de son hypothèse aux Russes ; mais son idée générale reste ; voici comment il l’exprimera en 1854 :


« De par l’organisation sociale il est défendu à la masse bourgeoise de désirer la révolution de l’anarchie, car les intérêts bourgeois succomberaient avec la civilisation. Et cependant l’issue de toute tentative révolutionnaire dépend de l’attitude de la bourgeoisie. Au contraire, de par leur imperceptible minorité, il est défendu aux anarchistes d’avoir une influence décisive sur le résultat des événements révolutionnaires. Et cependant la révolution de l’anarchie, c’est la révolution de la justice, la vraie révolution. Comment briser le collier d’or qui nous étrangle ?

« Révolutionnaires anarchistes, disons-le hautement : nous n’avons d’espoir que dans le déluge humain ; nous n’avons d’avenir que dans le chaos ; nous n’avons de ressource que dans une guerre générale qui, mêlant toutes les races et brisant tous les rapports établis, retirera des mains des classes dominantes les instruments d’oppression avec lesquels elles violent les libertés acquises au prix du sang. Instaurons la révolution dans les faits, transfusons-la dans les institutions ; qu’elle soit inoculée par le glaive dans l’organisme des sociétés, afin qu’on ne puisse plus la leur ravir !…

« À ceux qui sont convaincus de la nécessité de mettre la civilisation à feu et à sang ;… à tous ceux-là, je dis :

« Le Désordre, c’est le salut, c’est l’Ordre. Que craignez-vous du soulèvement de tous les peuples, du déchaînement de tous les instincts, du choc de toutes les doctrines ? Qu’avez-vous à redouter des rugissements de la guerre et des clameurs des canons altérés de sang ? Est-il, en vérité, désordre plus épouvantable que celui qui vous réduit, vous et vos familles à un paupérisme sans remède, à une mendicité sans fin ?…

« Je vous dis, moi, qu’il n’y a de vie pour vous que dans l’universelle ruine. Et puisque vous n’êtes pas assez nombreux dans l’Europe occidentale pour que votre désespoir fasse brèche, cherchez en dehors de l’Europe occidentale. Cherchez et vous trouverez. Vous trouverez au Nord un peuple entièrement déshérité, entièrement homogène, entièrement fort, entièrement impitoyable, un peuple de soldats. Vous trouverez les Russes.

« … Les Cosaques seuls ont assez de forces vives et d’intérêts en majorité pour faire la révolution.

« … Prends sous ton bras, peuple, l’homme qui souffre comme toi, Français ou étranger ; donne-lui l’intelligence de la révolution sociale ; en retour il te donnera la force sans laquelle tu ne la ferais pas. Les prolétaires cosaques sont nombreux comme les sables des océans ; ils ont la torche à la main… »


Ces extraits, tirés du Hurrah ! de 1854 (pp. 19 à 22) nous font comprendre le degré d’isolement et de désespoir d’un vrai socialiste dans les années qui suivirent les hécatombes de juin 1848. Les discussions, unions, scissions et tout le menu ménage d’un mouvement impuissant, piétinant sur place, qu’il vit parmi les proscrits de Londres, n’étaient pas de nature à lui inspirer des idées plus roses sur les forces révolutionnaires de son époque. Dans l’Épilogue : L’Exil, il traça un rôle bien différent, hautement conçu, aux exilés, précurseurs de l’internationalisme de l’avenir. Mais entretemps, avec Octave Vauthier, il donna libre cours à sa verve et à sa jeunesse, en lançant en juin 1852 ce véritable brûlot, la Barrière de Combat.

Voici le titre complet : La Barrière du Combat ou dernier grand assaut qui vient de se livrer entre les citoyens Mazzini, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Étienne Cabet, Pierre Leroux, Martin Nadaud, Malarmet. A. Bianchi (de Lille) et autres Hercules du nord. Par Ern. Cœurderoy et Oct. Vauthier (Bruxelles, Impr. de A. Labroue et Cie, 1852, 28 pp. in-8o).

« Le public — disent les auteurs — est las de vos passes d’acrobates ; de votre Comité démocratique européen ; de votre Nouveau Monde ; de vos unions, de vos désunions, de vos discussions et de vos réconciliations ; de vos proclamations, commissions, centralisations, discours et exhibitions ; l’organisation même de vos escadrons de Sansonnets respectueux ne saurait l’émouvoir.

« Il faut que toute révolution aboutisse par le bien ou par le mal. Elle pourrait arriver par le bien, vous ne l’avez pas voulu ; laissez-la donc frayer sa voie par le mal. »

C’est dans les pages qui suivent que la théorie des Cosaques est émise pour la première fois.

Cette polémique fut soulevée par un discours de Mazzini, du 11 février 1852, où le républicain italien, selon son habitude, attaquait le socialisme ; Louis Blanc lui répondit ; on trouve cette discussion dans The Leader (Londres), La Nation (Bruxelles) et dans la brochure Des Socialistes français à M. Mazzini (Bruxelles, 1852). Une réunion, du 13 juin 1852, convoquée par la « Commune révolutionnaire », décida les deux auteurs à publier leur brochure ; cette réunion et le milieu de la proscription de Londres se trouvent décrits dans les Souvenirs d’un Révolutionnaire de G. Lefrançais.

Octave Vauthier, frère cadet de L.-L. Vauthier qui était alors prisonnier du 13 juin 1849, fouriériste comme son frère, était arrivé, temporairement au moins, à la même critique de l’autorité sous toutes ses formes que Cœurderoy. Il n’a pas continué à écrire, que je sache, quoiqu’une note insérée dans L’Homme (Jersey), du 15 février 1854, le montre encore d’esprit assez indépendant. Sa figure est tellement effacée pour moi que je ne saurais déterminer à quel degré sa rencontre avec Cœurderoy, dans les premiers mois de 1852, a pu influencer celui-ci, non pas pour les idées, qui étaient formées en lui depuis longtemps, mais peut-être pour la manière de les publier en toute franchise et en pleine raideur, ce qu’il n’a fait qu’à partir de ce temps-là. Fut-ce le premier véritable camarade d’idées que Cœurderoy eût enfin trouvé, et se vit-il encouragé par cette rencontre à parler désormais hautement — ou bien suis-je trompé par une apparence ? Je n’émets pas une hypothèse, je mentionne seulement une possibilité ; seules des recherches sur Octave Vauthier permettront peut-être de savoir si c’est lui qui contribua à éveiller Cœurderoy de son silence ou — ce qui est peut-être plus probable — si au contraire ce fut Cœurderoy qui l’entraîna plus ou moins ? On sait que Vauthier était ingénieur, qu’il rentra en France, et qu’il y mourut avant 1870.

La liste des chapitres inédits des Jours d’Exil (v. tome Ier, p. 446) montre que Cœurderoy y parlait de maints événements arrivés dans la proscription de Londres, tels le duel Cournet-Barthélemy, les funérailles de Goujon (de Beaune), où il nous aurait montré Joseph Déjacque récitant ses vers si cinglants pour les anciens hommes du pouvoir, le départ de soixante proscrits des docks de Londres pour l’Amérique, etc. ; seul le contenu du chapitre La police en jupons reste obscur pour moi.

Cette troisième partie des Jours d’Exil est perdue ; mais nous possédons dans ses autres écrits de nombreuses appréciations ou traits caractéristiques des hommes politiques de son temps, et je considère ces impressions comme des matériaux historiques très précieux. On est trop souvent réduit à se faire une idée des hommes du passé d’après leurs actes publics seuls, qui ne permettent pas, à distance, de connaître leur caractère et de comprendre ainsi les véritables motifs qui les ont fait agir.

En observateur intelligent (son expérience de médecin l’aidant), en homme désintéressé, éloigné de toute coterie, il a pu démêler les vraies et les fausses réputations, et l’histoire de 1848 à 1851 tiendra compte de ses impressions. Il aime beaucoup d’hommes avec un véritable enthousiasme, mais il en exclut bien d’autres de son estime.

D’amis ou de connaissances personnelles et privées, ses écrits mentionnent : Jannot, Dubreuil, Louis Avril, Octave Vauthier, Alfred Talandier, Xavier Charre, le Savoyard Auguste Cottet, son beau-père Germain Rampont, le botaniste Vallier, l’étudiant vaudois Bidaux.

Les parents de Cœurderoy désapprouvaient ses écrits avancés. Le docteur Charles Cœurderoy était en proie, en 1850 et 1851, à des procès et à des vexations de toute sorte que lui valait son ferme républicanisme (v. L’Union républicaine d’Auxerre) ; il fut emprisonné à Auxerre à partir du 3 novembre 1851 pour subir un mois de prison pour un article de journal, Haussmann, alors préfet de l’Yonne, étant le plaignant, et Émile Ollivier défendant le docteur. On peut en conclure qu’il était en prison le 2 décembre, et c’est pour cela, peut-être, qu’il échappa aux commissions mixtes. À partir du coup d’État de décembre, cet homme si remuant et si combatif dans les années 1848-1851 se vit condamné au silence absolu, tout le monde autour de lui se prosternant devant Louis Bonaparte. Avec cela il eut la douleur de voir son fils s’éloigner de lui dans une autre direction, et s’envoler vers des conceptions de liberté qui n’étaient plus compréhensibles pour le père. En même temps le fils s’éloignait de plus en plus de la vie pratique, et le père le lui fit sentir. Mais le cœur et l’appui matériel de sa mère ne firent point défaut au travailleur isolé de la pensée libre.


VIII


Le livre De la Révolution dans l’homme et dans la société, achevé en juillet 1852, parut en septembre. Ensuite, Cœurderoy se documenta probablement sur sa théorie des Cosaques en parcourant nombre d’ouvrages sur la Russie, et il rédigea une partie du volume publié là-dessus en octobre 1854. Dès l’hiver 1852-1853, il écrit les parties Suisse et Angleterre des Jours d’Exil, dont la dernière, prête pour l’impression aux premiers mois de 1854, ne put plus entrer dans le volume pour des raisons purement matérielles. Il écrivait lentement, dit-il ; si l’on songe aux 1500 pages au moins publiées par lui de 1852 à 1855, aux écrits restés inédits de la même époque, à la quantité de ses lectures, on reconnaît que son travail a dû l’absorber complètement et même outre mesure ; ce travail intensif de la pensée et de l’imagination fut peut-être une des causes de l’affaiblissement de sa santé, qu’il constate lui-même dès 1854.

Nous ignorons la cause de son départ pour l’Espagne, entre avril et juin 1853 ; mais il est certain qu’il a dû être heureux de pouvoir quitter Londres, où rien ne le retenait, pour voir un nouveau pays de ce Midi qu’il aimait tant. En juillet et août 1853, il est à Madrid. En octobre-novembre, il fit un Troisième voyage en contrebande, en France, dont nous n’avons que les petits chapitres Hasta ! Hasta ! et Los Passages qui racontent sa rentrée en Espagne (novembre 1853). Était-il allé voir ses parents, se réconcilier avec son père, embrasser sa mère, discuter l’avenir ? En tout cas, une nouvelle période de bonheur et de joie de vivre commence pour lui. « Car je m’étais merveilleusement acclimaté dans le paradis de la terre, dans les belles Espagnes ! » écrit-il en février 1854.

Il avait préparé la première partie des Jours d’Exil en vue de la publication. Il écrivit, en août 1853, donc à Madrid, la dédicace à Xavier Charre, un ouvrier ciseleur qui vécut en même temps que Cœurderoy à Madrid (1853-1854), qu’on retrouve ensuite à Londres (mai 1854), et que Cœurderoy rencontrera de nouveau à Turin, dans l’hiver 1854-1855 ; il l’avait sans doute connu à Londres auparavant, et peut-être déjà en Suisse, où Charre était au début de 1851. C’est un réfugié de 1848 ou 1849 (peut-être de province ?), dont je n’ai rencontré le nom ailleurs qu’une seule fois (v. tome Ier, p. xxxv). Cœurderoy parle de lui comme de son plus fidèle ami, le camarade de son isolement et de son ostracisme. Puissent ces lignes faire retrouver sa famille ; il y a un mince fil d’espoir pour moi que des souvenirs sur Cœurderoy, des lettres, peut-être, pourront être ressuscités ainsi. Ou bien est-il mort, inconnu, dans l’exil comme tant d’autres ?

De l’Espagne, Cœurderoy connut les villes de Bilbao, Saint-Sébastien, Santander, Vigo, La Corogne et Madrid ; le présent volume contient les chapitres annoncés dans la première partie, avec le chapitre Los Gitanos (octobre 1853) en plus, mais sans les chapitres La Funcion del dos de Mayo, Le Dieu des Espagnols et Le Théâtre à Madrid, qui sont perdus. Le chapitre Une Fête universelle à Lisbonne. Triomphe de Vénus, ce magnifique rêve d’un avenir libre et heureux, est daté de septembre 1855 ; Cœurderoy l’aura donc rédigé de nouveau quand il prépara la deuxième partie des Jours d’Exil ; quelques traits descriptifs font croire qu’il a visité Lisbonne, mais je n’ose pas l’affirmer.

Il interrompit son séjour en Espagne pour se rendre à Londres pour l’impression des Jours d’Exil, première partie. Les chapitres Galicia, De Vigo à Londres, à bord de l’Ibérie, ainsi que L’Amnistie partielle et Ma Prosopopée, nous manquent. L’introduction du livre fut écrite à Londres ; quelques pages ajoutées au dernier moment portent la date du 23 mars 1854. Sur le livre, v. tome Ier, pp. xxxv-xxxvi. Cœurderoy fut bien déçu quand l’imprimeur le força de « s’arrêter court », et nous priva ainsi pour toujours de tant de chapitres qui, n’ayant pas trouvé place plus tard dans la deuxième partie publiée en 1855, sont perdus (v. tome Ier, pp. 445-446). Il repartit pour l’Espagne et se fixa à Santander, où on le trouve aux dates des 15 avril, 1er, 9 et 27 mai 1854 ; le volume fut publié en mai ou dans les premiers jours de juin.


IX


À l’époque de la guerre de Crimée, une remarque de Charles Ribeyrolles dans L’Homme de Jersey (12 avril 1854) donna l’occasion à Cœurderoy de lui rappeler sa théorie des Cosaques (L’Homme, 26 avril ; Santander, 15 avril). On lui répondit : « Ah ; vous blasphémez la science, vous blasphémez la patrie, vous blasphémez la Révolution ! » (Ibid.). Content d’entrer enfin dans une discussion sur ses idées, Cœurderoy écrivit une lettre plus étendue (Santander, 1er mai), que l’Homme n’inséra pas ; il y disait : « J’appelle le glaive du tzar à précipiter la solution, à trancher le nœud gordien sur lequel nous révolutionnaires, imperceptible minorité, nous ensanglantons les doigts depuis si longtemps. J’ai dit cela et rien que cela. »

L’Homme n’avait pas pu refuser l’insertion d’une lettre d’Alfred Talandier (L’Homme, 3 mai), qui discutait amicalement avec Cœurderoy, lui montrant qu’en vertu d’un faux jugement historique « on a accepté l’invasion du monde romain par les Barbares comme une chose bonne, heureuse, providentielle, nécessaire au triomphe du Christianisme », tandis que le triomphe des barbares « n’a été que le triomphe de la féodalité », etc. — La réponse de Cœurderoy (Santander, 9 mai), ainsi que sa lettre Aux citoyens associés pour la direction du journal L’Homme et l’exploitation du Peuple, et les lettres précédentes, furent publiées en une brochure rarissime : Trois lettres au journal L’Homme, organe de la démagogie française à l’étranger, par Ernest Cœurderoy (Londres, sans date, Joseph Thomas ; mêmes adresses que Jours d’Exil I), 28 pp. in-8o.

Ribeyrolles répliqua par l’article grossier Un nouvel Erostrate (L’Homme, 21 juin), discuté par Cœurderoy dans le Hurrah ! pp. 26-28. Talandier, restant ami, publia À propos d’une polémique récente (Jersey, Imprimerie universelle, 1854. 10 pp. in-8o ; daté de Londres, juin 1854) ; il dit : « Je crois que les races Franque et Latine ont accompli tout ce qu’elles pouvaient accomplir. Je ne crois pas que l’esprit Gaulois ait dit son dernier mot. C’est ce mot que j’attends ; et je l’attends des ouvriers et des paysans de France. Ils sont, hélas ! la plupart tout aussi primitifs que les Cosaques. » Joseph Déjacque, dans son Humanisphère (Le Libertaire, New York, 18 août 1859), donna une réponse pareille, mais d’un révolutionarisme plus large ; les barbares de l’invasion, dit-il, surgiront de l’Europe même, ce seront les ouvriers et les paysans, « avec la faim au ventre et la fièvre au cœur, mais sous la conduite de l’Idée, cet Attila de l’invasion moderne » ; « c’est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l’utopique Cité ; c’est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que, soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur ». etc. — Voilà la question posée sur un terrain où l’Internationale allait bientôt la reprendre et où elle reste encore aujourd’hui. Cœurderoy a bien dû envisager cette solution lui-même ; mais la foi dans la puissance collective du prolétariat lui manqua.

Vers cette époque, il crut rencontrer en Alexandre Herzen un partisan du renouvellement de l’Occident par l’Orient russe. Après un échange de courtes lettres et de publications, Herzen reçut une longue lettre (Santander, 27 mai [1854]) qu’on trouve dans ses Œuvres posthumes, livre russe publié à Genève en 1870 [pp. 104-107, texte français) ; Cœurderoy discute « le moyen d’exécution générale de la civilisation occidentale » ; « moi j’aime même voir le Despotisme se charger de cette odieuse tâche de fossoyeur ». Herzen, dont les Mémoires sur les années de réaction qui suivirent 1848 contiennent tant de pages d’une si belle hardiesse, se trompa néanmoins sur la valeur de Cœurderoy, qui lui parut un excentrique ; il le savait en outre l’enfant terrible de ses amis, les grands chefs de la révolution européenne. En tout cas, la correspondance n’eut pas de suite, ce qui est bien dommage ; il eût été facile à Herzen de détromper Cœurderoy sur tant de questions concernant la réalité russe qu’il ignorait si absolument. Il est curieux de se figurer l’accueil chaleureux que Bakounine eût peut-être fait au jeune enthousiaste ; mais, après tout, soyons contents que personne n’ait exercé une influence sur Cœurderoy dans ces années de son activité créatrice, de 1852 à 1855. L’isolement le tua peut-être, — ceci est une autre question, — mais il lui permit de grandir, de s’épanouir comme une belle fleur rare, sinon unique.


X


Cœurderoy quitta l’Espagne entre juillet et octobre 1854 pour se rendre en Italie ; le tome III de cette réimpression contiendra les chapitres des Jours d’Exil écrits à Turin et en Savoie. Le contenu des tomes II et III de notre réimpression forme, dans l’édition originale, un seul volume, intitulé : « Jours d’Exil, par Ernest Cœurderoy. Deuxième partie » (Londres, John Churchill, printer, 6, Upper Aberdeen Street, Lion Square, décembre 1855) ; 574, 2, 1 pp., in-8o ; couverture rose. Je connais l’existence de 15 exemplaires, qui tous ont été trouvés à Genève ou dans les environs, provenant probablement d’un dépôt que l’auteur en avait conservé et dont quelques exemplaires furent donnés, par lui ou par d’autres, à des connaissances. La plupart des exemplaires que j’ai vus portent une nouvelle page de titre qui omet les mots « deuxième partie » ; de même la couverture a été imprimée de nouveau, sur l’envers de l’ancienne ; on a supprimé les mots « deuxième partie » et l’annonce de la première partie ainsi que celle de la publication prochaine (« pour paraître ») de la troisième et dernière partie. Ces altérations ont l’apparence d’avoir été faites par l’imprimeur même du livre. Leur signification est peut-être que l’auteur renonçait à publier cette troisième partie, qui, en effet, reste introuvable.

Le livre porte cette épigraphe :

La mère en permettra la lecture à sa fille.

La longue introduction qui, placée en tête du présent tome II, semblera quelque peu disproportionnée, n’avait rien d’excessif lorsqu’elle parut, en 1855, comme préambule d’un volume unique de 574 pages.

La fin de cette notice biographique, de l’été de 1854 à la mort de Cœurderoy, le 21 octobre 1862, précédera le tome III et dernier de cette réimpression.


13 octobre 1910.


Max NETTLAU.