L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique/IX

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IX

L’ignorance diminue, et, chez les évolutionnistes révolutionnaires, le savoir dirigera bientôt le pouvoir. C’est là le fait capital qui nous donne confiance dans les destinées de l’Humanité : malgré l’infinie complexité des choses, l’histoire nous prouve que les éléments de progrès l’emporteront sur ceux de régression. En mettant en regard tous les faits de la vie contemporaine, ceux qui témoignent d’une décadence relative et ceux qui au contraire indiquent une marche en avant, on constate que les derniers l’emportent en valeur et que l’évolution journalière nous rapproche incessamment de cet ensemble de transformations, pacifiques ou violentes, que d’avance on appelle « révolution sociale, » et qui consistera surtout à détruire le pouvoir despotique des personnes et des choses, et l’accaparement personnel des produits du travail collectif.

Le fait capital est la naissance de l’Internationale des Travailleurs. Sans doute, elle était en germe depuis que les hommes de nations différentes se sont entr’aidés en toute sympathie et pour leurs intérêts communs ; elle prit même une existence théorique le jour où les philosophes du XVIIIe siècle dictèrent à la Révolution française la proclamation des « Droits de l’Homme » ; mais ces droits étaient restés une simple formule et l’assemblée qui les avait criés au monde se gardait bien de les appliquer : elle n’osait pas même abolir l’esclavage des Noirs de Saint-Domingue et ne céda qu’après des années d’insurrection, lorsque la dernière chance de salut était à ce prix. Non, l’Internationale, qui par tous pays civilisés était en voie de formation, ne prit conscience d’elle-même que pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, et c’est dans le monde du travail qu’elle surgit : les « classes dirigeantes » n’y furent pour rien. L’Internationale ! Depuis la découverte de l’Amérique et la circumnavigation de la Terre, nul fait n’eut plus d’importance dans l’histoire des hommes. Colomb, Magellan, El Cano avaient constaté, les premiers, l’unité matérielle de la Terre, mais la future unité normale que désiraient les philosophes n’eut un commencement de réalisation qu’au jour où des travailleurs anglais, français, allemands, oubliant la différence d’origine et se comprenant les uns les autres malgré la diversité du langage, se réunirent pour ne former qu’une seule et même nation, au mépris de tous les gouvernements respectifs. Les commencements de l’œuvre furent peu de choses : à peine quelques milliers d’hommes s’étaient groupés dans cette association, cellule primitive de l’Humanité future, mais les historiens comprirent l’importance capitale de l’événement qui venait de s’accomplir. Et dès les premières années de son existence, pendant la Commune de Paris, on put voir, par le renversement de la colonne Vendôme, que les idées de l’Internationale étaient devenues une réalité vivante. Chose inouïe jusqu’alors, les vaincus renversèrent avec enthousiasme le monument d’anciennes victoires, non pour flatter lâchement ceux qui venaient de vaincre à leur tour, mais pour témoigner de leur sympathie fraternelle envers les frères qu’on avait menés contre eux, et de leurs sentiments d’exécration contre les maîtres et rois qui de part et d’autre conduisaient leurs sujets à l’abattoir. Pour ceux qui savent se placer en dehors des luttes mesquines des partis et contempler de haut la marche de l’histoire, il n’est pas, en ce siècle, de signe des temps qui ait une signification plus imposante que le renversement de la colonne impériale sur sa couche de fumier !

On l’a redressée depuis, de même qu’après la mort de Charles Ier et de Louis XVI on restaura les royautés d’Angleterre et de France, mais on sait ce que valent les restaurations ; on peut recrépir les lézardes, mais la poussée du sol ne manquera pas de les rouvrir : on peut rebâtir les édifices, mais on ne fait pas renaître la foi première qui les avait édifiés. Le passé ne se restaure, ni l’avenir ne s’évite. Il est vrai que tout un appareil de lois interdit l’Internationale. En Italie on l’a qualifiée d’ « association de Malfaiteurs » et en France on a promulgué contre elles les « lois scélérates. » On en punit les membres du cachot et du bagne. En Portugal c’est un crime durement châtié que de prononcer son nom. Précautions misérables ! Sous quelque nom qu’on la déguise, la fédération internationale des Travailleurs n’en existe et ne s’en développe pas moins, toujours plus solidaire et plus puissante. C’est même une singulière ironie du sort de nous montrer combien ces ministres et ces magistrats, ces législateurs et leurs complices, sont des êtres prompts à se duper eux-mêmes et combien ils s’empêtrent dans leurs propres lois. Leurs armes ont à peine servi que déjà, tout émoussées, elles n’ont plus de tranchant. Ils prohibent l’Internationale, mais ce qu’ils ne peuvent prohiber, c’est l’accord naturel et spontané de tous les travailleurs qui pensent, c’est le sentiment de solidarité qui les unit de plus en plus, c’est leur alliance toujours plus intime contre les parasites de diverses nations et de diverses classes. Ces lois ne servent qu’à rendre grotesques les graves et majestueux personnages qui les édictent. Pauvres fous, qui commandez à la mer de reculer !

Il est vrai que les armes dont se servent les ouvriers dans leur lutte de revendication peuvent sembler ridicules, et la plupart du temps le sont en effet. Lorsqu’ils ont à se plaindre de quelque criante injustice, lorsqu’ils veulent témoigner de leur esprit de solidarité avec un camarade offensé, ou bien quand ils réclament un salaire supérieur ou la diminution des heures de travail, ils menacent les patrons de se croiser les bras : comme les plébéiens de la république romaine, ils abandonnent le labeur accoutumé et se retirent sur leur « Mont Aventin. » On ne les ramène plus à l’ouvrage en leur racontant des fables sur les « Membres et l’Estomac », quoique les journaux bien pensants nous servent encore cet apologue sous des formes diverses, mais on les entoure de troupes, l’arme chargée, la baïonnette au canon, et on les tient sous la menace constante du massacre : c’est ce que l’on appelle « protéger la liberté du travail. »

Parfois les soldats tirent en effet sur les travailleurs en grève : un peu de sang baptise le seuil des ateliers ou le bord des puits de mine. Mais si les armes n’interviennent pas, la faim n’en accomplit pas moins son œuvre : les travailleurs, dépourvus de toute épargne personnelle, privés de crédit, se trouvent en présence de l’implacable fatalité : ils ne sont plus soutenus par l’ivresse que leur avaient donnée la colère et l’enthousiasme des premiers jours, et sous peine de suicide, ils n’ont plus qu’à céder, à subir humblement les conditions imposées et à rentrer la tête basse dans cette mine que, hier encore, ils appelaient le bagne. C’est que réellement la partie n’est pas égale ; d’un côté le capitaliste physiquement dispos est sans nulle crainte pour le maintien de son bien-être ; le boulanger et tous les autres fournisseurs continuent de s’empresser autour de lui et les soldats de monter la garde à la porte de sa demeure ; toute la puissance de l’État, même, s’il est nécessaire, celle des États voisins, se mettent à son service. Et de l’autre côté, une foule d’hommes qui baissent les yeux, de peur qu’on n’en voie l’étincelle, et qui se promènent vagues et faméliques, dans l’attente d’un miracle !

Et cependant ce miracle s’effectue quelquefois. Tel patron besogneux est sacrifié par ses confrères qui jugent inutile de se solidariser avec lui. Tel autre chef d’usine ou d’atelier, se sentant manifestement dans son tort, cède à la majesté du vrai ou bien à la pression de l’opinion publique. En nombre de petites grèves où les intérêts engagés ne représentent qu’un faible capital et où l’amour-propre des puissants barons de la finance ne risque pas d’être lésé, les travailleurs remportent un facile triomphe : parfois même, quelque ambitieux rival n’a pas été fâché de jouer un mauvais tour à un collègue qui le gênait et de le brouiller mortellement avec ses ouvriers. Mais quand il s’agit de luttes vraiment considérables où de grands capitaux sont en jeu et où l’esprit de corps sollicite toutes les énergies, l’énorme écart des ressources entre les forces en conflit ne permet guère à des pauvres n’ayant que leurs muscles et leur bon droit d’espérer la victoire contre une ligue de capitalistes. Ceux-ci peuvent accroître indéfiniment leur fonds de résistance et disposent en outre de toutes les ressources de l’État et de l’appui des compagnies de transport. La statistique annuelle des grèves nous prouve par des chiffres indiscutables que ces chocs inégaux se terminent de plus en plus fréquemment par l’écrasement des ouvriers en grève. La stratégie de ce genre de guerre est désormais bien connue : les chefs d’usines et de compagnies savent qu’en pareille occurrence ils disposent librement des capitaux des sociétés similaires, de l’armée et de la tourbe infime des meurt-de-faim.

Ainsi les historiens de la période contemporaine doivent reconnaître que dans les conditions du milieu la pratique des grèves partielles, entreprises par des foules aux bras croisés, ne présente certainement aucune chance d’amener une transformation sociale. Mais ce qu’il importe d’étudier, ce ne sont pas tant les faits actuels que les idées et les tendances génératrices des événements futurs. Or la puissance de l’opinion dans le monde des travailleurs se manifeste puissamment, dépassant de beaucoup ce petit mouvement des grèves qui, en résumé, reconnaît et par conséquent confirme en principe le salariat, c’est-à-dire la subordination des ouvriers aux bailleurs de travail. Or, dans les assemblées où la pensée de chacun se précise en volonté collective, l’accroissement des salaires n’est point l’idéal acclamé : c’est pour l’appropriation du sol et des usines, considérée déjà comme le point de départ de la nouvelle ère sociale, que les ouvriers de tous les pays, réunis en congrès, se prononcent en parfait accord. L’Angleterre, les États-Unis, le Canada, l’Australie retentissent du cri : « Nationalisation du sol », et déjà certaines communes, même le gouvernement de la Nouvelle-Zélande, ont jugé bon de céder partiellement aux revendications populaires. Est-ce que la littérature spontanée des chansons et des refrains socialistes n’a pas déjà repris en espérance tous les produits du travail collectif ?

Nègre de l’usine,
Forçat de la mine,
Ilote des champs,
Lève-toi, peuple puissant :

Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

Et la compréhension naissante du travailleur ne s’évapore pas toute en chansons. Certaines grèves ont pris un caractère agressif et menaçant. Ce ne sont plus seulement des actes de désespoir passif, des promenades de faméliques demandant du pain : telle de ces manifestations eut des allures fort gênantes pour les capitalistes. N’avons-nous pas vu aux États-Unis les ouvriers, maîtres pendant huit jours de tous les chemins de fer de l’Indiana et d’une partie du versant de l’Atlantique ? Et, lors de la grande grève des chargeurs et portefaix de Londres, tout le quartier des Docks ne s’est-il pas trouvé de fait entre les mains d’une foule internationale, fraternellement unie ? Nous avons vu mieux encore. À Vienne, près de Lyon, des centaines d’ouvriers et d’ouvrières, presque tous tisseurs de lainages, ont su noblement fêter la journée du premier Mai en forçant les portes d’une fabrique, non en pillards, mais en justiciers : solennellement, avec une sorte de religion, ils s’emparent d’une pièce de drap, qu’ils avaient eux-mêmes tissée, et tranquillement ils se partagent cette étoffe, longue de plus de trois cents mètres, et cela sans ignorer que les brigades de gendarmerie, mandées de toutes les villes voisines par télégraphe, se groupaient sur la place publique pour leur livrer bataille et peut-être les fusiller ; mais ils savaient aussi que leur acte de main-mise sur l’usine, véritable propriété collective, ravie par le capital, ne serait point oubliée par leurs frères en travail et en souffrance. Ils se sacrifièrent donc pour le salut commun, et des milliers d’hommes ont juré qu’ils suivraient cet exemple. N’est-ce pas là une date mémorable dans l’histoire de l’humanité ? C’est bien une révolution dans la plus noble acception du mot ; d’ailleurs, si cette révolution avait eu la force de son côté, elle n’en serait pas moins restée absolument pacifique.

La question majeure est de savoir si la morale des ouvriers condamne ou justifie de pareils actes. Si elle se trouve de plus en plus d’accord à l’approuver, elle créera les faits sociaux correspondants. Le maçon réclamera la demeure qu’il construit, de même que le tisseur a pris l’étoffe tissée par lui, et l’agriculteur mettra la main sur le produit du sillon. Tel est l’espoir du travailleur et telle est aussi la crainte du capitaliste. Aussi quelques cris de désespoir se sont-ils fait entendre dans le camp des privilégiés, et quelques-uns d’entre eux ont-ils eu déjà recours à des mesures suprêmes de salut. Ainsi la fameuse usine de Homestead, en Pennsylvanie, est bâtie en citadelle, avec tous les moyens de défense et de répression contre les ouvriers que peut fournir la science moderne. En d’autres usines on emploie de préférence le travail des forçats, que l’État prête bénévolement pour un moindre salaire ; tous les efforts des ingénieurs sont dirigés vers l’emploi de la force brute des machines dirigée par l’impulsion inconsciente d’hommes sans idéal et sans liberté. Mais ceux qui veulent se passer d’intelligence ne le peuvent qu’à la condition de s’affaiblir, de se mutiler et de préparer ainsi la victoire d’hommes plus intelligents qu’eux : ils fuient devant les difficultés de la lutte, qui les atteindra bientôt.

Dès que l’esprit de revendication pénétrera la masse entière des opprimés, tout événement, même d’importance minime en apparence, pourra déterminer une secousse de transformation : c’est ainsi qu’une étincelle fait sauter tout un baril de poudre. Déjà des signes avant-coureurs ont annoncé la grande lutte. Ainsi, lorsque, en 1890, retentit l’appel du « premier Mai » lancé par un inconnu quelconque, peut-être par un camarade australien, on vit les ouvriers du monde s’unir soudain dans une même pensée. Ils prouvèrent ce jour-là que l’Internationale, officiellement enterrée, était pourtant bien ressuscitée, et cela non à la voix des chefs, mais par la pression des foules. Ni les « sages conseils » des socialistes en place, ni l’appareil répressif des gouvernements ne purent empêcher les opprimés de toutes les nations de se sentir frères sur le pourtour de la planète et de se le dire les uns aux autres. Et cependant il s’agissait en apparence de bien peu de chose, d’une simple manifestation platonique, d’une parole de ralliement, d’un mot de passe ! En effet, patrons et gouvernements, aidés par les chefs socialistes eux-mêmes, ont réduit ce mot fatidique à n’être plus qu’une formule sans valeur. Néanmoins, ce cri, cette date fixe avaient pris un sens épique par leur universalité.

Tout autre cri, soudain, spontané, imprévu, peut amener des résultats plus surprenants encore. La force des choses, c’est-à-dire l’ensemble des conditions économiques, fera certainement naître pour une cause ou pour une autre, à propos de quelque fait sans grande importance, une des crises qui passionnent même les indifférents, et nous verrons tout à coup jaillir cette immense énergie qui s’est emmagasinée dans le cœur des hommes par le sentiment violé de la justice, par les souffrances inexpiées, par les haines inassouvies. Chaque jour peut amener une catastrophe. Le renvoi d’un ouvrier, une grève locale, un massacre fortuit, peuvent être la cause de la révolution : c’est que le sentiment de solidarité gagne de plus en plus et que tout frémissement local tend à ébranler l’Humanité. Il y a quelques années, un nouveau mot de ralliement, « Grève générale » éclata dans les ateliers. Ce mot parut bizarre, on le prit pour l’expression d’un rêve, d’une espérance chimérique, puis on le répéta d’une voix plus haute, et maintenant il retentit si fort que maintes fois le monde des capitalistes en a tremblé. Non, la grève générale, et j’entends par ce mot, non pas la simple cessation du travail, mais une revendication agressive de tout l’avoir des travailleurs ; non, cet événement n’est pas impossible ; il est même devenu inévitable, et peut être prochain. Salariés anglais, belges, français, allemands, américains, australiens comprennent qu’il dépend d’eux de refuser le même jour tout travail à leurs patrons, d’occuper ce même jour l’usine à leur profit collectif, et ce qu’ils comprennent ou du moins pressentent aujourd’hui pourquoi ne le pratiqueraient-ils pas demain, surtout si à la grève des travailleurs s’ajoute celle des soldats ? Les journaux se taisent unanimement avec une prudence parfaite quand des militaires se rebellent ou quittent le service en masse. Les conservateurs qui veulent absolument ignorer les faits qui ne s’accordent pas avec leur désir, s’imaginent volontiers que pareille abomination sociale est impossible, mais les désertions collectives, les rébellions partielles, les refus de tirer sont des phénomènes qui se produisent fréquemment dans les armées mal encadrées et qui ne sont pas tout à fait inconnus dans les organisations militaires les plus solides. Ceux d’entre nous qui se rappellent la Commune voient encore par la mémoire les milliers d’hommes que Thiers avait laissés dans Paris et que le peuple désarma et convertit si facilement à sa cause. Quand la majorité des soldats sera pénétrée du vouloir de la grève, l’occasion de la réaliser se présentera tôt ou tard.

La grève ou plutôt l’esprit de grève, pris dans son sens le plus large, vaut surtout par la solidarité qu’il établit entre tous les revendicateurs du droit. En luttant pour la même cause, ils apprennent à s’entr’aimer. Mais il existe aussi des œuvres d’association directe, et celles-ci contribuent également pour une part croissante à la révolution sociale. Il est vrai que ces associations de forces entre pauvres, agriculteurs ou gens d’industrie, rencontrent de très grands obstacles par suite du manque de ressources matérielles chez les individus : la nécessité du gagne-pain les oblige presque tous, soit à quitter le sol natal pour vendre leur force de travail au plus offrant, soit à rester sur place en acceptant les conditions, si mesquines soient-elles, qui leur sont faites par les distributeurs de la main-d’œuvre. De toutes manières ils sont asservis et la besogne journalière leur interdit de faire des plans d’avenir, de choisir à leur guise des associés dans la bataille de la vie. C’est donc d’une manière tout exceptionnelle qu’ils arrivent à réaliser une œuvre de faible ampleur, offrant néanmoins, relativement au monde ambiant, un caractère de vie nouvelle. Néanmoins de très nombreux indices de la société future se montrent chez les ouvriers, grâce à des circonstances propices et à la force de l’idée qui pénètre même des milieux sociaux appartenant au monde des privilégiés.

Souvent on se plaît à nous interroger avec sarcasme sur les tentatives d’associations plus ou moins communautaires déjà faites en diverses parties du monde, et nous aurions peu de jugement si la réponse à ces questions nous gênait en quoi que ce soit. Il est vrai : l’histoire de ces associations raconte beaucoup plus d’insuccès que de réussites, et il ne saurait en être différemment puisqu’il s’agit d’une révolution complète, le remplacement du travail, individuel ou collectif, au profit d’un seul, par le travail de tous au profit de tous. Les personnes qui se groupent pour entrer dans une de ces sociétés à idéal nouveau ne sont point elles-mêmes complètement débarrassées des préjugés, des pratiques anciennes, de l’atavisme invétéré ; elles n’ont pas encore « dépouillé le vieil homme ! » Dans le microcosme « anarchiste » ou « harmoniste » qu’ils ont formé, ils ont toujours à lutter contre les forces de dissociation, de disruption, que représentent les habitudes, les mœurs, les liens de famille, toujours si puissants, les amitiés aux doucereux conseils, les amours aux jalousies féroces, les retours d’ambition mondaine, le besoin des aventures, la manie du changement. L’amour-propre, le sentiment de la dignité peuvent soutenir les novices pendant un certain temps, mais au premier mécompte, on se laisse facilement envahir par une secrète espérance, celle que l’entreprise ne pourra réussir et que l’on replongera de nouveau dans les flots tumultueux de la vie extérieure. On se rappelle l’expérience des colons de Brook Farm, dans la Nouvelle-Angleterre, qui, tout en restant fidèles à l’association, mais seulement par un lien de vertu, par fidélité à leur impulsion première, n’en furent pas moins enchantés de ce qu’un incendie vînt détruire leur palais sociétaire, les déliant ainsi du vœu contracté par eux, avec une sorte de serment intérieur, quoique en dehors des formes monacales. Évidemment, l’association était condamnée à périr, même sans que l’incendie réalisât le désir intime de plusieurs, puisque la volonté profonde des sociétaires se trouvait en désaccord avec le fonctionnement de leur colonie.

Pour des causes analogues, c’est-à-dire le manque d’adaptation au milieu, la plupart des associations communautaires ont péri : elles n’étaient pas réglées, comme les casernes ou les couvents, par la volonté absolue de maîtres religieux ou militaires, et par l’obéissance non moins absolue des inférieurs, soldats, moines ou religieuses ; et d’autre part, elles n’avaient pas encore le lien de solidarité parfaite que donnent le respect absolu des personnes, le développement intellectuel et artistique, la perspective d’un large idéal sans cesse agrandi. Les occasions de dissentiment ou même de désunion sont d’autant plus à prévoir que les colons, attirés par le mirage d’une contrée lointaine, se sont dirigés vers une terre toute différente de la leur, où chaque chose leur paraît étrange, où l’adaptation au sol, au climat, aux mœurs locales est soumise aux plus grandes incertitudes. Les phalanstériens qui, peu après la fondation du second Empire, accompagnèrent Victor Considérant dans les plaines du Texas septentrional, marchaient à une ruine certaine, puisqu’ils allaient s’établir au milieu de populations dont les mœurs brutales et grossières devaient nécessairement choquer leur fin épiderme de Parisiens, puisqu’ils entraient en contact avec cette abominable institution de l’esclavage des Noirs, sur laquelle il leur était même interdit par la loi d’exprimer leur opinion. De même, la tentative de Freiland ou de la « Terre libre », faite sous la direction d’un docteur autrichien en des contrées connues seulement par de vagues récits et péniblement conquises par une guerre d’extermination, présentait aux yeux de l’historien quelque chose de bouffon : il était d’avance évident que tous ces éléments hétérogènes ne pouvaient s’unir en un ensemble harmonique.

Aucun de ces insuccès ne saurait nous décourager, car les efforts successifs indiquent une tension irrésistible de la volonté sociale : ni les déconvenues ni les moqueries ne peuvent détourner les chercheurs. D’ailleurs ils ont toujours sous les yeux l’exemple des « coopératives », sociétés de consommation et autres, qui, elles aussi, eurent des commencements difficiles et qui maintenant ont, en si grand nombre, atteint une prospérité merveilleuse. Sans doute, la plupart de ces associations ont fort mal tourné, surtout parmi les plus prospères, en ce sens que les bénéfices réalisés et le désir d’en accroître l’importance ont allumé l’amour du lucre chez les coopérateurs, ou du moins les ont détournés de la ferveur révolutionnaire des jeunes années. C’est là le plus redoutable péril, la nature humaine étant prompte à saisir des prétextes pour s’éviter les risques de la lutte. Il est si facile de se cantonner dans sa « bonne œuvre », en écartant les préoccupations et les dangers qui naissent du dévouement à la cause révolutionnaire dans toute son ampleur. On se dit qu’il importe avant tout de faire réussir l’entreprise à laquelle l’honneur collectif d’un grand nombre d’amis se trouve attaché, et peu à peu on se laisse entraîner aux petites pratiques du commerce habituel : on avait eu le ferme vouloir de transformer le monde, et tout bonnement on se transforme en simple épicier.

Néanmoins les anarchistes studieux et sincères peuvent tirer un grand enseignement de ces innombrables coopératives qui ont surgi de toutes parts et qui s’agrègent les unes aux autres, constituant des organismes de plus en plus vastes, de manière à embrasser les fonctions les plus diverses, celles de l’industrie, du transport, de l’agriculture, de la science, de l’art et du plaisir et qui s’évertuent même à constituer un organisme complet pour la production, la consommation et le rythme de la vie esthétique. La pratique scientifique de l’aide mutuelle se répand et devient facile ; il ne reste plus qu’à lui donner son véritable sens et sa moralité, en simplifiant tout cet échange de services, en ne gardant qu’une simple statistique de produits et de consommation à la place de tous ces grands livres de « doit » et d’ « avoir », devenus inutiles.

Et cette révolution profonde n’est pas seulement en voie d’accomplissement, elle se réalise çà et là. Toutefois il serait inutile de signaler les tentatives qui nous semblent se rapprocher le plus de notre idéal, car leurs chances de succès ne peuvent que s’accroître si le silence continue de les protéger, si le bruit de la réclame ne trouble pas leurs modestes commencements. Rappelons-nous l’histoire de la petite société d’amis qui s’était groupée sous le nom de « Commune de Montreuil ». Peintres, menuisiers, jardiniers, ménagères, institutrices s’étaient mis en tête de travailler simplement les uns pour les autres sans se donner un comptable pour intermédiaire et sans demander conseil du percepteur ou du tabellion. Celui qui avait besoin de chaises ou de tables allait les prendre chez l’ami qui en fabriquait ; celui-ci, dont la maison n’était plus bien propre, avertissait un camarade, qui apportait le lendemain son pinceau et son baquet de peinture. Quand le temps était beau, on se parait du linge propre bien tenu et repassé par les citoyennes, puis on allait en promenade cueillir des légumes frais chez le compagnon jardinier, et chaque jour les mômes apprenaient à lire chez l’institutrice. C’était trop beau ! Pareil scandale devait cesser. Heureusement un « attentat anarchiste » avait jeté l’épouvante parmi les bourgeois, et le ministre dont le vilain nom rappelle les « conventions scélérates » avait eu l’idée d’offrir aux conservateurs, en présent de bonne année, un décret d’arrestations et de perquisitions en masse. Les braves communiers de Montreuil y passèrent, et les plus coupables, c’est-à-dire les meilleurs, eurent à subir cette torture déguisée qu’on appelle l’instruction secrète. C’est ainsi que l’on tua la petite Commune redoutée ; mais, n’ayez crainte, elle renaîtra.