Aller au contenu

L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique/VI

La bibliothèque libre.
◄  V.
VII.  ►

VI

De bonnes âmes espèrent que tout s’arrangera quand même, et que, en un jour de révolution pacifique, nous verrons les défenseurs du privilège céder de bonne grâce à la poussée d’en bas.

Certes, nous avons confiance qu’ils céderont un jour, mais alors le sentiment qui les guidera ne sera certainement point d’origine spontanée : l’appréhension de l’avenir et surtout la vue de « faits accomplis » portant le caractère de l’irrévocable, leur imposeront un changement de voie ; ils se modifieront sans doute, mais quand il y aura pour eux impossibilité absolue de continuer les errements suivis. Ces temps sont encore éloignés. Il est dans la nature même des choses que tout organisme fonctionne dans le sens de son mouvement normal : il peut s’arrêter, se briser, mais non fonctionner à rebours. Toute autorité cherche à s’agrandir aux dépens d’un plus grand nombre de sujets ; toute monarchie tend forcément à devenir monarchie universelle. Pour un Charles Quint, qui, réfugié dans un couvent, assiste de loin à la tragi-comédie des peuples, combien d’autres souverains dont l’ambition de commander ne sera jamais satisfaite et qui, sauf la gloire et le génie, sont autant d’Alexandres, de Césars, et d’Attilas ? De même, les financiers qui, las de gagner, donnent tout leur avoir à une belle cause, sont des êtres relativement rares ; même ceux qui auraient la sagesse de modérer leurs vœux ne peuvent pas s’arrêter à cette fantaisie : le milieu dans lequel ils se trouvent continue de travailler pour eux ; les capitaux ne cessent de se reproduire en revenus à intérêts composés. Dès qu’un homme est nanti d’une autorité quelconque, sacerdotale, militaire, administrative ou financière, sa tendance naturelle est d’en user, et sans contrôle ; il n’est guère de geôlier qui ne tourne sa clef dans la serrure avec un sentiment glorieux de sa toute puissance, de garde champêtre qui ne surveille la propriété des maîtres avec des regards de haine contre le maraudeur ; d’huissier qui n’éprouve un souverain mépris pour le pauvre diable auquel il fait sommation.

Et si les individus isolés sont déjà énamourés de la « part de royauté » qu’on a eu l’imprudence de leur départir, combien plus encore les corps constitués ayant des traditions de pouvoir héréditaire et un point d’honneur collectif ! On comprend qu’un individu, soumis à une influence particulière, puisse être accessible à la raison ou à la bonté, et que, touché d’une pitié soudaine, il abdique sa puissance ou rende sa fortune, heureux de retrouver la paix et d’être accueilli comme un frère par ceux qu’il opprimait jadis à son insu ou inconsciemment ; mais comment attendre acte pareil de toute une caste d’hommes liés les uns aux autres par une chaîne d’intérêts, par les illusions et les conventions professionnelles, par les amitiés et les complicités, même par les crimes ? Et quand les serres de la hiérarchie et l’appeau de l’avancement tiennent l’ensemble du corps dirigeant en une masse compacte, quel espoir a-t-on de le voir s’améliorer tout à coup, quel rayon de la grâce pourrait humaniser cette caste ennemie, — armée, magistrature, clergé ? Est-il possible de s’imaginer logiquement qu’un pareil groupe puisse avoir des accès de vertu collective et céder à d’autres raisons que la peur ? C’est une machine, vivante, il est vrai, et composée de rouages humains ; mais elle marche devant elle, comme animée d’une force aveugle, et pour l’arrêter, il ne faudra rien moins que la puissance collective, insurmontable, d’une révolution.

En admettant toutefois que les « bons riches, » tous entrés dans leur « chemin de Damas », fussent illuminés soudain par un astre resplendissant et qu’ils se sentissent convertis, renouvelés comme par un coup de foudre ; en admettant — ce qui nous paraît impossible — qu’ils eussent conscience de leur égoïsme passé et que, se débarrassant en toute hâte de leur fortune au profit de ceux qu’ils ont lésés, ils rendissent tout et se présentassent les mains ouvertes dans l’assemblée des pauvres en leur disant : « Prenez ! » ; s’ils faisaient toutes ces choses, eh bien ! justice ne serait point encore faite : ils garderaient le beau rôle qui ne leur appartient pas et l’histoire les présenterait d’une façon mensongère. C’est ainsi que des flatteurs, intéressés à louer les pères pour se servir des fils, ont exalté en termes éloquents la nuit du 4 août, comme si le moment où les nobles abandonnèrent leurs titres et privilèges, abolis déjà par le peuple, avait résumé tout l’idéal de la Révolution française. Si l’on entoure de ce nimbe glorieux un abandon fictif consenti sous la pression du fait accompli, que ne dirait-on pas d’un abandon réel et spontané de la fortune mal acquise par les anciens exploiteurs ? Il serait à craindre que l’admiration et la reconnaissance publique les rétablissent à leur place usurpée. Non, il faut, pour que justice se fasse, pour que les choses reprennent leur équilibre naturel, il faut que les opprimés se relèvent par leur propre force, que les spoliés reprennent leur bien, que les esclaves reconquièrent la liberté. Ils ne l’auront réellement qu’après l’avoir gagnée de haute lutte.

Nous connaissons tous le parvenu qui s’enrichit. Il est gonflé presque toujours par l’orgueil de la fortune et le mépris du pauvre. « En montant à cheval, dit un proverbe turkmène, le fils ne connaît plus son père ! » — « En roulant dans un char, ajoute la sentence hindoue, l’ami cesse d’avoir des amis. » Mais toute une classe qui parvient est bien autrement dangereuse qu’un individu : elle ne permet plus à ses membres isolés d’agir en dehors des instincts, des appétits communs ; elle les entraîne tous dans la même voie fatale. L’âpre marchand qui sait « tondre un œuf » est redoutable ; mais que dire de toute une compagnie d’exploitation moderne, de toute une société capitaliste constituée par actions, obligations, crédit ? Comment faire pour moraliser ces paperasses et ces monnaies ? Comment leur inspirer cet esprit de solidarité envers les hommes qui prépare la voie aux changements de l’état social ? Telle banque composée de purs philanthropes n’en prélèverait pas moins ses commissions, intérêts et gages : elle ignore que des larmes ont coulé sur les gros sous et sur les pièces blanches si péniblement amassés, qui vont s’engouffrer dans les coffres forts à chiffres savants et à centuple serrure. On nous dit toujours d’attendre l’œuvre du temps, qui doit amener l’adoucissement des mœurs et la réconciliation finale ; mais comment ce coffre-fort s’adoucira-t-il, comment s’arrêtera le fonctionnement de cette formidable mâchoire de l’ogre, broyant sans cesse les générations humaines ?

Oui, si le capital, soutenu par toute la ligue des privilégiés, garde immuablement la force, nous serons tous les esclaves de ses machines, de simples cartilages rattachant les dents de fer aux arbres de bronze ou d’acier ; si aux épargnes réunies dans les coffres des banquiers s’ajoutent sans cesse de nouvelles dépouilles gérées par des associés responsables seulement devant leurs livres de caisse, alors c’est en vain que vous feriez appel à la pitié, personne n’entendra vos plaintes. Le tigre peut se détourner de sa victime, mais les livres de banque prononcent des arrêts sans appels ; les hommes, les peuples sont écrasés sous ces pesantes archives, dont les pages silencieuses racontent en chiffres l’œuvre impitoyable. Si le capital devait l’emporter, il serait temps de pleurer notre âge d’or, nous pourrions alors regarder derrière nous et voir, comme une lumière qui s’éteint, tout ce que la terre eut de doux et de bon, l’amour, la gaieté, l’espérance. L’Humanité aurait cessé de vivre.

Nous tous qui, pendant une vie déjà longue, avons vu les révolutions politiques se succéder, nous pouvons nous rendre compte de ce travail incessant de péjoration que subissent les institutions basées sur l’exercice du pouvoir. Il fut un temps où ce mot de « République » nous transportait d’enthousiasme : il nous semblait que ce terme était composé de syllabes magiques, et que le monde serait comme renouvelé le jour où l’on pourrait enfin le prononcer à haute voix sur les places publiques. Et quels étaient ceux qui brûlaient de cet amour mystique pour l’avènement de l’ère républicaine, et qui voyaient avec nous dans ce changement extérieur l’inauguration de tous les progrès politiques et sociaux ? Ceux-là même qui ont maintenant les places et les sinécures, ceux qui font les aimables avec les massacreurs des Arméniens et les barons de la finance. Et certes, je n’imagine pas que, dans ces temps lointains, tous ces parvenus fussent en masse de purs hypocrites. Il y en avait sans doute beaucoup parmi eux qui flairaient le vent et orientaient leur voile ; mais la plupart étaient sincères, j’aime à le croire. Ils avaient le fanatisme de la « République », et c’est de tout cœur qu’ils en acclamaient la trilogie : Liberté, Égalité, Fraternité ; en toute naïveté qu’au lendemain de la victoire ils acceptaient des fonctions rétribuées, dans la ferme espérance que leur dévouement à la cause commune ne faiblirait pas un jour ! Et quelques mois après, quand ces mêmes républicains étaient au pouvoir, d’autres républicains se traînaient péniblement et tête nue sur les boulevards de Versailles entre plusieurs files de fantassins et de cavaliers. La foule les insultait, leur crachait au visage et, dans cette multitude de figures haineuses et grimaçantes, les captifs distinguaient leurs anciens camarades de luttes, d’évocations et d’espérances !

Que de chemin parcouru, depuis le jour où les révoltés de la veille sont devenus les conservateurs du lendemain ! La République, comme forme de pouvoir, s’est affermie ; et c’est en proportion même de son affermissement qu’elle est devenue servante à tout faire. Comme par un mouvement d’horlogerie, aussi régulier que la marche de l’ombre sur un mur, tous ces fervents jeunes hommes qui faisaient des gestes de héros devant les sergents de ville sont devenus gens prudents et timorés dans leurs demandes de réformes, puis des satisfaits, enfin des jouisseurs et des goinfres de privilèges. La magicienne Circé, autrement dit la luxure de la fortune et du pouvoir, les a changés en pourceaux ! Et leur besogne est celle de fortifier les institutions qu’ils attaquaient autrefois : c’est ce qu’ils appellent volontiers « consolider les conquêtes de la liberté ! » Ils s’accommodent parfaitement de tout ce qui les indignait. Eux qui tonnaient contre l’Église et ses empiétements, se plaisent maintenant au Concordat et donnent du Monseigneur aux évêques. Ils parlaient avec faconde de la fraternité universelle, et c’est les outrager aujourd’hui que de répéter les paroles qu’ils prononçaient alors. Ils dénonçaient avec horreur l’impôt du sang, mais récemment ils enrégimentaient jusqu’aux moutards et se préparaient peut-être à faire des lycéennes autant de vivandières. « Insulter l’armée » — c’est-à-dire ne pas cacher les turpitudes de l’autoritarisme sans contrôle et de l’obéissance passive — est pour eux le plus grand des crimes. Manquer de respect envers l’immonde agent des mœurs, l’abject policier, le « provocateur » hideux, et la valetaille des légistes assis ou debout, c’est outrager la justice et la morale. Il n’est point d’institution vieillie qu’ils n’essaient de consolider ; grâce à eux l’Académie, si honnie jadis, a pris un regain de popularité : ils se pavanent sous la coupole de l’Institut, quand un des leurs, devenu mouchard, a fleuri de palmes vertes son habit à la française. La croix de la Légion d’honneur était leur risée ; ils en ont inventé de nouvelles, jaunes, vertes, bleues, multicolores. Ce que l’on appelle la République ouvre toutes grandes les portes de son bercail à ceux qui en abhorraient jusqu’au nom : hérauts du droit divin, chantres du Syllabus, pourquoi n’entreraient-ils pas ? Ne sont-ils pas chez eux au milieu de tous ces parvenus qui les entouraient chapeau bas ?

Mais il ne s’agit point ici de critiquer et de juger ceux qui, par une lente corruption ou par de brusques soubresauts, ont passé du culte de la sainte République à celui du pouvoir et des abus consacrés par le temps. La carrière qu’ils ont suivie est précisément celle qu’ils devaient parcourir. Ils admettaient que la société doit être constituée en État ayant son chef et ses législateurs ; ils avaient la « noble » ambition de servir leur pays et de se « dévouer » à sa prospérité et à sa gloire. Ils acceptaient le principe, les conséquences s’en suivent : c’est le linceul des morts qui sert de lange aux enfants nouveau-nés. République et républicains sont devenus la triste chose que nous voyons ; et pourquoi nous en irriterions-nous ? C’est une loi de nature que l’arbre porte son fruit ; que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesses, en meurtres et en malheurs.

Dès qu’une institution s’est fondée, ne fût-ce que pour combattre de criants abus, elle en crée de nouveaux par son existence même ; il faut qu’elle s’adapte au milieu mauvais, fonctionne en mode pathologique. Les initiateurs obéissant à un noble idéal, les employés qu’ils nomment doivent au contraire tenir compte avant toutes choses de leurs émoluments et de la durée de leurs emplois. Ils désirent peut-être la réussite de l’œuvre, mais ils la désirent lointaine ; à la fin, ils ne la désirent plus du tout, et pâlissent de frayeur quand on leur annonce le triomphe prochain. Il ne s’agit plus pour eux de la besogne même, mais des honneurs qu’elle confère, des bénéfices qu’elle rapporte, de la paresse qu’elle autorise. Ainsi, une commission d’ingénieurs est nommée pour entendre les plaintes des propriétaires que dépossède la construction d’un aqueduc. Il paraîtrait tout simple d’étudier d’abord ces plaintes et d’y répondre en parfaite équité ; mais, on trouve plus avantageux de suspendre ces réclamations pendant quelques années afin d’employer les fonds ordonnancés à refaire un nivellement général de la contrée, déjà fait et bien fait. À de coûteuses paperasses il importe d’ajouter d’autres paperasses coûteuses.

C’est chimère d’attendre que l’Anarchie, idéal humain, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse, et le changement ne peut s’accomplir que par une rupture brusque, c’est-à-dire par une révolution. C’est par décret que les républicains font le bonheur du peuple, par la police qu’ils ont la prétention de se maintenir ! Le pouvoir n’étant autre chose que l’emploi de la force, leur premier soin sera donc de se l’approprier, de consolider même toutes les institutions qui leur facilitent le gouvernement de la société. Peut-être auront-ils l’audace de les renouveler par la science afin de leur donner une énergie nouvelle. C’est ainsi que dans l’armée on emploie des engins nouveaux, poudres sans fumée, canons tournants, affûts à ressort, toutes inventions ne servant qu’à tuer plus rapidement. C’est ainsi que dans la police on a inventé l’anthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mensurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mensure les suspects, et quelque jour tous auront à subir les photographies infamantes. « La police et la science se sont entrebaisées », aurait dit le Psalmiste.

Ainsi, rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains « arrivés », c’est-à-dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contresens de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de l’évolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que l’on opprime. C’est elle qui élabore l’idée, elle qui la réalise, elle qui, de secousse en secousse, remet constamment en marche ce char social, que les conservateurs essaient sans cesse de caler sur la route, d’empêtrer dans les ornières ou d’enliser dans les marais de droite ou de gauche.

Mais les socialistes, dira-t-on, les amis évolutionnaires et révolutionnaires, sont-ils également exposés à trahir leur cause, et les verrons-nous un jour accomplir leur mouvement de régression normale, quand ceux d’entre eux qui veulent « conquérir les pouvoirs publics » les auront conquis en effet ? Certainement, les socialistes, devenus les maîtres, procéderont et procèdent de la même manière que leurs devanciers les républicains : les lois de l’histoire ne fléchiront point en leur faveur. Quand une fois ils auront la force, et même bien avant de la posséder, ils ne manqueront pas de s’en servir, ne fût-ce que dans l’illusion ou la prétention de rendre cette force inutile par un balayage de tous les obstacles, par la destruction de tous les éléments hostiles. Le monde est plein de ces ambitieux naïfs vivant dans le chimérique espoir de transformer la société par une merveilleuse aptitude au commandement ; puis, quand ils se trouvent promus au rang des chefs ou du moins emboîtés dans le grand mécanisme des hautes fonctions publiques, ils comprennent que leur volonté isolée n’a guère de prise sur le seul pouvoir réel, le mouvement intime de l’opinion, et que leurs efforts risquent de se perdre dans l’indifférence et le mauvais vouloir qui les entoure. Que leur reste-t-il alors à faire, sinon d’évoluer autour du pouvoir, de suivre la routine gouvernementale, d’enrichir leur famille et de donner des places aux amis ?

Sans doute, nous disent d’ardents socialistes autoritaires, sans doute le mirage du pouvoir et l’exercice de l’autorité peuvent avoir des dangers très grands pour les hommes simplement animés de bonnes intentions ; mais ce danger n’est pas à redouter pour ceux qui ont tracé leur plan de conduite par un programme rigoureusement débattu avec des camarades, lesquels sauraient les rappeler à l’ordre en cas de négligence et de trahison. Les programmes sont dûment élaborés, signés et contresignés ; on les publie en des milliers de documents ; ils sont affichés sur les portes des salles, et chaque candidat les sait par cœur. Ce sont des garanties suffisantes, semble-t-il ? Et pourtant, le sens de ces paroles scrupuleusement débattues varie d’année en année suivant les événements et les perspectives : chacun le comprend conformément à ses intérêts ; et quand tout un parti en arrive à voir les choses autrement qu’il ne le faisait d’abord, les déclarations les plus nettes prennent une signification symbolique, finissent par se changer en simples documents d’histoire ou même en syllabes dont on ne cherche plus à comprendre le sens.

En effet ceux qui ont l’ambition de conquérir les pouvoirs publics doivent évidemment employer les moyens qu’ils croiront pouvoir les mener le plus sûrement au but. Dans les républiques à suffrage universel, ils courtiseront le nombre, la foule ; ils prendront volontiers les marchands de vin pour clients et se rendront populaires dans les estaminets. Ils accueilleront les votants d’où qu’ils viennent ; insoucieux de sacrifier le fond à la forme, ils feront entrer les ennemis dans la place, inoculeront le poison en plein organisme. Dans les pays à régime monarchique, nombre de socialistes se déclareront indifférents à la forme de gouvernement et même feront appel aux ministres du roi pour les aider à réaliser leurs plans de transformation sociale, comme si logiquement il était possible de concilier la domination d’un seul et l’entraide fraternelle entre les hommes. Mais l’impatience d’agir empêche de voir les obstacles et la foi s’imagine volontiers qu’elle transportera les montagnes. Lassalle rêve d’avoir Bismarck pour associé dans l’instauration du monde nouveau ; d’autres se tournent vers le pape en lui demandant de se mettre à la tête de la ligue des humbles ; et, quand le prétentieux empereur d’Allemagne eut réuni quelques philanthropes et sociologues à sa table, d’aucuns se dirent que le grand jour venait enfin de se lever.

Et si le prestige du pouvoir politique, représenté par le droit divin ou par le droit de la force, fascine encore certains socialistes, il en est de même, à plus forte raison, pour tous les autres pouvoirs que masque l’origine populaire du suffrage restreint ou universel. Pour capter les voix, c’est-à-dire pour gagner la faveur des citoyens, ce qui semble très légitime au premier abord, le socialiste candidat se laisse aller volontiers à flatter les goûts, les penchants, les préjugés même de ses électeurs ; il veut bien ignorer les dissentiments, les disputes et les rancunes ; il devient pour un temps l’ami ou du moins l’allié de ceux avec lesquels on échangea naguère les gros mots. Dans le clérical, il cherche à discerner le socialiste chrétien ; dans le bourgeois libéral, il évoque le réformateur ; dans le patriote, il fait appel au vaillant défenseur de la dignité civique. À certains moments, il se garde même d’effaroucher le « propriétaire » ou le « patron » ; il va jusqu’à lui présenter ses revendications comme des garanties de paix : le « premier mai », qui devait être emporté de haute lutte contre le Seigneur Capital, se transforme en un jour de fête avec guirlandes et farandoles. À ces politesses, de candidats à votants, les premiers désapprennent peu à peu le fier langage de la vérité, l’attitude intransigeante du combat : du dehors au dedans l’esprit même en arrive à changer, surtout chez ceux qui atteignent le but de leurs efforts et s’assoient enfin sur les banquettes de velours, en face de la tribune aux franges dorées. C’est alors qu’il faut savoir échanger des sourires, des poignées de main et des services.

La nature humaine le veut ainsi, et, de notre part, ce serait absurde d’en vouloir aux chefs socialistes qui, se trouvant pris dans l’engrenage des élections, finissent par être graduellement laminés en bourgeois à idées larges : ils se sont mis en des conditions déterminées qui les déterminent à leur tour ; la conséquence est fatale et l’historien doit se borner à la constater, à la signaler comme un danger aux révolutionnaires qui se jettent inconsidérément dans la mêlée politique. Du reste, il ne convient pas de s’exagérer les résultats de cette évolution des socialistes politiciens, car la foule des lutteurs se compose toujours de deux éléments dont les intérêts respectifs diffèrent de plus en plus. Les uns abandonnent la cause primitive et les autres y restent fidèles : ce fait suffit pour amener un nouveau triage des individus, pour les grouper conformément à leurs affinités réelles. C’est ainsi que nous avons vu naguère le parti républicain se dédoubler, pour constituer, d’une part, la foule des « opportunistes », de l’autre, les groupes socialistes. Ceux-ci seront divisés également en ministériels et anti-ministériels, ici, pour édulcorer leur programme et le rendre acceptable aux conservateurs ; là, pour garder leur esprit de franche évolution et de révolution sincère. Après avoir eu leurs moments de découragement, de scepticisme même, ils laisseront « les morts ensevelir leurs morts » et reviendront prendre place à côté des vivants. Mais qu’ils sachent bien que tout « parti » comporte l’esprit de corps et par conséquent la solidarité dans le mal comme dans le bien : chaque membre de ce parti devient solidaire des fautes, des mensonges, des ambitions de tous ses camarades et maîtres. L’homme libre, qui de plein gré unit sa force à celle d’autres hommes agissant de par leur volonté propre, a seul le droit de désavouer les erreurs ou les méfaits de soi-disant compagnons. Il ne saurait être tenu pour responsable que de lui-même.