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L’âme maternelle

La bibliothèque libre.
L’âme maternelle
L’âme maternelle (p. 1-12).

Album Universel
Monde Illustré.
Nouvelle publiée dans l’édition du
8 décembre 1906





Marie Le Franc

Allongée sur le tapis aux fleurs énormes, devant le feu de bois, Paulette, les deux poings enfoncés dans ses boucles, lisait aux lueurs dansantes des flammes un extraordinaire roman de cape et d’épée, pris au hasard dans les vitrines tendues de soie verte de la bibliothèque où elle s’était réfugiée.

Le bruit de la porte qui s’ouvrit derrière elle vint la faire tressaillir au moment le plus émouvant de sa lecture, où le jeune chevalier au manteau couleur de muraille sort sa rapière, pour délivrer des mains des spadassins sa dame, une héroïne de sang royal, qu’on allait faire passer de vie à trépas dans les corridors du Louvre.

Paillette tourna son petit visage rosi par la flamme et l’émotion vers l’arrivant. La tête grisonnante de monsieur Romieux parut dans l’entrebâillement. Il venait sans doute de rentrer de son bureau : il avait encore la canne à la main et le chapeau sur la tête. Il regarda la petite forme allongée comme un beau chien de race devant le feu et reconnut sa Benjamine à sa toison blonde.

— Ta mère, Paulette, où est ta mère ?

L’enfant leva la tête, étonnée d’une pareille question.

— Mais, papa, elle est sortie…

Il frappa le parquet d’un coup de canne.

— Parbleu oui, je sais bien qu’elle est sortie ! Mais pour aller où ?

— Au match de football, au McGill, papa. Vous le savez bien, on en a parlé au déjeuner.

— Et Jeanne ?

— Avec mère aussi.

— Et ton frère ?

— Oh lui, il n’aurait pas manqué la partie ! Beaucoup de ses camarades y sont engagés. Les étudiants du McGill jouent contre ceux de Toronto. Songez comme ce doit être « exciting », papa, pour Jeanne et André surtout, qui connaissent la plupart des jeunes gens de l’équipe de Montréal. Et dire qu’il a fallu que j’attrape ce stupide mal de gorge juste aujourd’hui !

Il l’interrompit avec violence.

— Et naturellement, c’est un grand malheur pour mademoiselle de manquer le match, quand le dessus du panier est à s’ébahir devant les prouesses de petits gentlemen en maillot rouge et noir !

Tiens, tu seras comme ta mère, comme ta sœur, comme elles sont toutes, une « five o’clock tea », ni plus ni moins. Il te faudra des sports, des matches, des parties de bridge, toutes choses très « exciting », comme tu dis si bien, dans le jargon à la mode. Tu vivras pour les salons, les salons des autres surtout, pour la rue, pour la parade, pour les endroits où l’on se montre, si on ne s’y amuse pas toujours. Tu seras de celles qui « n’ont jamais le temps » ! entendons-nous, pour les choses sérieuses. Ah ! les folles qui se moquent des autres, et qui devraient se moquer d’elles d’abord. Ont-elles assez ri, la belle Mme Romieux, ma femme, et l’élégante Jeanne Romieux, ma fille, l’autre jour à table devant nos invités, — elles ne rient de bon cœur que lorsqu’il y a des invités — en rapportant la réponse de Louise, la cuisinière, interrogée par elles sur les joies de ses fiançailles. « Ah ! madame, a dit cette fille, pensez si je suis heureuse ! Jules va m’acheter une bague à trois diamants, chez Birks, — à-trois-diamants, et chez Birks, c’est la mode ! — et il m’a promis pour mon mariage un « set » en écureuil, une garniture de toilette avec mes initiales, les pyjamas pâles… »

Des pyjamas pâ-â-les !

Et de s’esclaffer ! Se doutaient-elles qu’elles condamnaient leur propre sottise et leur propre vanité ? Au lieu de rêver la bague à trois diamants de chez Birks, elles guignent la rivière, au lieu du « set » d’écureuil vendu au rabais chez un petit marchand, elles veulent le manteau de vison chez Handerson ; la garniture de toilette doit être enguirlandée d’amours et de roses d’argent plein, art nouveau, et le pyjama pâle remplacé par des déshabillés aux malines coûteuses, dernière importation d’Ogilvy. — Et au lieu de Jules, le commis-voyageur de Louise, qui sacrifie ses économies aux caprices de la belle, c’est le père Romieux qui paie les notes, le père Romieux, le faiseur d’argent, le banquier de ces dames, la tire-lire qu’elles vident sans cesse et qu’elles briseraient si elle ne donnait plus rien…

Et Jeanne ressemble à sa mère, et Paulette ressemblera à Jeanne, et je suis une vieille bête de ne pas comprendre cela…

Monsieur Romieux continuait ses moulinets de plus en plus menaçants avec sa canne, en tournant autour de la grande table centrale de la bibliothèque ; sa voix, de violente devenait exaspérée, son visage d’habitude placide, se colorait d’une flamme de colère.


Paulette s’était assise sur une chaise basse et le regardait presque craintivement.

Paulette s’était assise sur une chaise basse et le regardait aller et venir, presque craintivement. Eh quoi ! était-ce bien là l’avocat Romieux, le président de la Canadian Sundries Co., le brasseur d’affaires de première ligne, omnipotent dans ses bureaux, mais pauvre homme dans sa maison où il paraissait seulement aux heures des repas, penchant un long nez mélancolique au-dessus du napperon de Bruxelles qui marquait sa place à la table de famille, le balourd qui ne savait ni rire aux saillies de sa femme, ni tourner un compliment sur une toilette de goût, une trouvaille, une merveille, ma chère ! — ni même parler politique. Ah ! il se souciait bien des destinées de son pays, le triste sire qui piquait son aile de poularde d’une fourchette hâtive et avait l’air d’être son propre invité dans sa demeure, un invité pauvre, ce qui lui valait le mépris du maître d’hôtel, debout derrière sa chaise, correct et sévère comme un directeur de protocole.

Mais tout cela allait changer. Il avait été trop bon. Il ne se laisserait pas berner davantage. D’abord, à partir de demain, André s’inscrirait pour le cours de droit à l’Université. Quant à Jeanne…

La voix de Paulette l’interrompit :

— Papa !

Ce simple mot parut le rappeler à lui. Il se laissa tomber sur un fauteuil, au coin de la cheminée, avec un gémissement.

Paillette leva ses yeux à demi-effrayés et l’examina. Vraiment, elle ne reconnaissait plus son père. C’était la première fois qu’elle l’entendait parler ainsi. D’ordinaire, personne ne s’apercevait de sa présence à la maison. Il ne faisait pas de bruit, ne récriminait jamais contre les choses ou les gens ; d’ailleurs peu expansif, taciturne, distrait, ayant toujours, disait la mère, « la tête pleine de chiffres ».

Mais ce soir, qu’avait-il donc ? La pensée qu’il était malade lui vint à l’esprit. Elle avait bien remarqué que tout-à-l’heure il vacillait sur ses jambes, et puis, cette rougeur inaccoutumée du visage, ce tremblement des mains, ces éclats fébriles de sa voix…

Elle se rapprocha de lui et murmura :

— Vous ne vous sentez pas bien, papa ?

Lui, cependant, n’avait pas encore tout dit.

— Oui, oui, il faut que cela change. J’en ai assez. Ah ! On s’est moqué du bonhomme pendant vingt ans, eh ! bien, il va se moquer des autres !

Il se leva et reprit sa marche furieuse, puis avisant sur la table une rose unique, une « american beauty » plongeant dans un vase au long col de cristal, il l’atteignit d’un coup de canne, et la fleur et le vase roulèrent sur le tapis.

— Et voilà, pour commencer la besogne ! Il se moque, le bonhomme, il se moque, vous dis-je ! Il va faire des folies lui aussi. Et puis, adieu les affaires ! Madame est toujours sortie, mademoiselle toujours sortie, monsieur André, le fils à papa, toujours sorti ! Môssieu Rontieux sortira à son tour ! Il ira, il ira…

Il chercha un moment.

— Il ira au théâtre, au club, au bar, comme aujourd’hui ; il boira du brandy, comme aujourd’hui, pour oublier…

Un cri étouffé de Paillette, dont il ne se rappelait plus la présence, l’arrêta.

— Oh ! papa !

Elle comprenait maintenant l’excitation de son père : il avait bu !

Il vint se rasseoir dans le fauteuil, atteint au cœur par l’angoisse qu’il devinait dans ce simple mot : oh ! papa !

Elle cachait dans ses mains son visage rouge de honte, et ses paupières fines se fermaient sur ses yeux purs.

Il voulut la prendre sur ses genoux, comme il faisait quelquefois, les soirs où l’enfant restait seule avec lui au logis. Mais elle le repoussa.

Alors il baissa la tête, toute sa colère tombée. Après quelques minutes de silence, il balbutia comme se parlant à lui-même :

— Qu’est-ce que je viens de dire, Paulette ? Je n’ai pas trop la tête à moi ce soir, c’est vrai. Je me suis plaint de ta mère, n’est-ce pas ? J’ai eu tort. — Et je t’ai dit aussi que j’ai bu du brandy ? J’ai eu tort d’en boire.

— Mais je suis si malheureux, ma petite fille !

Elle le regarda à travers ses doigts écartés. Et elle vit une telle expression de détresse sur son visage subitement vieilli, son visage dont il ne songeait plus à composer le masque, qu’une pitié dont elle ne s’expliquait pas encore la cause entra dans son âme.

Oui, il devait se sentir bien malheureux pour en être descendu là, lui, auquel elle avait gardé un respect instinctif au milieu de l’indifférence générale. Le pauvre papa, qui avait bu du brandy ! et qui maintenant laissait lire à livre ouvert dans ses secrets, que fût-il advenu si Mme Romieux l’avait entendu ! — Le pauvre papa qui bégayait comme un enfant, qui se rapprochait de sa faiblesse à elle, Paulette, le pauvre papa qui, malgré ses emportements de tout-à-l’heure, venait de révéler une vie de labeur et de sacrifice silencieux, le pauvre papa qui souffrait du manque d’égards des siens !

Comme il était pâle à présent, comme ses yeux, machinalement fixés sur les flammes du foyer, renfermaient de lassitude, et comme ses lèvres tremblantes disaient de découragement !

Il reprit, d’une voix presque humble, mais avec une ténacité dans la rancune et un attendrissement sur lui-même où Paulette reconnut une dernière influence de l’alcool, mais qu’elle était presque tentée de bénir à présent, puisqu’elle lui faisait connaître le cœur de son père, ce cœur douloureux qu’elle n’aurait jamais soupçonné.

— Je suis un homme tranquille, moi, et il m’a fallu vivre au milieu de l’agitation ; je suis un homme de foyer et je n’ai pas de foyer… Autrefois — il y a très longtemps, — tu n’étais pas née, Paulette — j’ai essayé de la douceur, de la persuasion pour retenir ta mère chez elle, pour l’amener à aimer son intérieur, à vivre un peu pour son mari et ses enfants, à rêver autre chose que de bijoux, de toilettes et de « five o’clock tea ». Elle avait été mal élevée, comme tant d’autres, et c’est pourquoi je lui pardonnais espérant la guérir de son amour maladif du luxe, du mouvement, de l’emploi futile des heures.

Mes objurgations timides ont d’abord étonné, puis déplu, puis fait rire. On ne m’a pas envoyé dire que mon rôle était de fournir de l’argent et non de me mêler de savoir comment on le dépensait. On m’a abandonné, dissimulé, supprimé. et pour expliquer au monde pourquoi je n’étais jamais aux côtés de ma femme, on m’a donné une réputation de sauvage, un caractère de misanthrope. Et ça dure depuis vingt ans, et cette farce ne fait que s’accroître, et je n’aurai pas plus de repos à mon foyer à l’heure où j’en ai si bien mérité !

Il s’excitait peu à peu, mais Paulette le calma encore une fois : Voyons, papa !

L’enfant avait de grosses larmes dans les yeux.

Alors, de la voir pleurer, il se mit à pleurer aussi, doucement.

Toutes ses rancœurs refoulées lui montaient aux yeux et aux lèvres.

— Tu comprends, n’est-ce pas, ma petite Paulette ? Je suis bien misérable. Je ne compte pour personne dans la maison, personne ne m’a jamais montré un peu d’affection, même quand j’étais indispensable. Quand je serai vieux, ce sera pire…

Puis tout à coup, il se souvint qu’il parlait à une enfant, à sa Paulette, qui jouait encore à la poupée. Son ivresse était tout à fait dissipée. Il plongea les yeux dans ses yeux, longuement, pour y chercher sa pensée.

Elle se leva, attirée par ce regard dont elle lisait l’interrogation muette et passa les bras autour du cou de son père en répétant :

Poor papa !

Mais dans sa voix, une nuance d’autorité se mêlait à la tendresse.

Il fut rasséréné : pour la première fois de sa vie, il était compris, aimé, consolé.

…Et, tandis qu’une grande rose d’orgueil achevait de mourir, humiliée, sur le tapis qui buvait lentement l’eau de cristal, une autre fleur, une fleur de pitié, éclosait dans l’âme soudain maternelle d’une petite fille, qui venait de prendre l’engagement de protéger son père : et le père sentit si bien cette âme naissante de sa fille qu’une dernière larme roula dans les boucles profuses de Paillette, tandis qu’elle disait comme un refrain d’une infinie douceur :

Poor papa ! poor papa !

MARIE le FRANC.