L’épluchette/Frayeur à Gros-Jean

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Gérard Machelosse (p. 35-37).


Une frayeur à Gros-Jean

La tendre moitié de Deschamps
Avait une langue irascible.
Qui rendait la vie impossible
À Gros-Jean ainsi qu’aux enfants.
Ceux-ci pour n’être pas en reste
Le lui rendait fort bien, du reste,
Par des traits de toute façon
À bouleverser la maison.

À chicaner à tour de rôle,
Personne ne trouvait ça drôle ;
Les enfants braillaient tout le temps
Que criait la mère Deschamps,
Et lui, Gros-Jean, partait en « brosse »
Dès qu’elle commençait la noce.
Or un jour, ou plutôt, un soir,
Madame Deschamps alla voir
L’un de ses voisins, un brave homme,
Et lui narra toute la somme
De son trouble, de ses chagrins.
Veut qu’il avise aux moyens
Pour une cure radicale,
Prompte, efficace, originale.
Comme il est plein d’expédients

Il trouve sans perdre de temps
Un tour à jouer au Silène
Qu’il explique tout d’une haleine.
La commère accepte le plan
Qu’elle trouve mirobolant.
Vite, à sa maison elle file
Se sentant l’âme plus tranquille.

Pour le retour de maître Jean
Qui ne peut tarder à présent,
Le voisin posté sur la route
Par où viendra Gros-Jean, écoute
Et guette bien patiemment
Pour se montrer au bon moment.
Il s’est fait une affreuse tête :
Deux cornes lui font une crête ;
Ses traits sont crûment barbouillés ;
Ses membres, de rouge, habillés.
Il a l’air méphistophélique,
Un air à donner la panique
Au cœur même le mieux trempé.
Au poing un trident bien campé.
Il attend, mais Gros-Jean s’attarde.
La lune à la clarté blafarde
Jette partout un ton discret
Et va protéger son secret.
Enfin Gros-Jean au loin s’annonce ;
Sa voix trahit plus d’une « ponce »,
Car il chante avec une ardeur,
Une chanson à boire en chœur !

Au voisin voici qu’il arrive.
Ce méphisto crie : — « Oh ! qui vive ? »
Gros-Jean s’arrête brusquement
Et mâchonne : — Com… hic !… comment ?
— Si tu ne laisses l’eau-de-vie,
Jean, t’es fini pour l’autre vie !
— Qu’es-tu ? — Je suis l’diable ! As-tu peur ?
— Non ! (hic !) j’ai marié ta sœur !