L’Animale/01

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Mercvre de France (p. 1-15).
II  ►

I

La jeune femme, cette nuit-là, se promena longtemps dans sa chambre en essayant de se calmer. Décidément, ses nerfs se révoltaient, et elle ne pouvait plus trouver la raison de ces insomnies douloureuses qui la persécutaient depuis des mois. Elle avait d’abord pensé qu’une maladie la menaçait et qu’elle mourrait bientôt, en punition de ses fautes. Songeant, ensuite, qu’elle était relativement très sage, elle avait écarté cette idée de punition spéciale. Mais pourquoi s’endormait-elle toujours la dernière, à l’aube, quand les vitrages de leur chambre s’illuminaient et lui causaient un éblouissement cérébral tout pareil à l’ébranlement d’une catastrophe ? Pourquoi l’homme, auprès d’elle, dormait-il, lui, si profondément, n’ayant pas les secousses nerveuses qui la tourmentaient ? Elle le contemplait des heures entières, cherchant le secret de sa béatitude. Il restait étendu, la bouche un peu ouverte, l’air de se rouler dans son sommeil comme en une eau berceuse, de se laisser porter par de molles vagues, de faire la planche, enfin, avec la sécurité d’un bois flottant, pendant qu’elle plongeait en des abîmes de réflexions désagréables, sentait des souffles froids lui parcourir le corps, ou éprouvait une chaleur intense au creux de la poitrine…

Ce n’était pas une méchante nerveuse, et malgré tout elle lui en voulait de ce sommeil trop paisible. Derrière sa tête, sous la lourde masse de ses cheveux, comme un doigt, un index pointu, se posait, lui vrillant la cervelle, agitant de petites vipères qui se dénouaient peu à peu, se mettaient à grouiller, à siffler, à s’enchevêtrer abominablement. Les actions ordinaires de la journée revêtaient des teintes lugubres. Puis elle revivait ses années d’enfance et elle constatait que jadis elle était plus libre, sinon plus heureuse. Il y avait dans sa vie passée des rayons de soleil, et ses souvenirs lui apportaient comme une odeur de muguet des bois qui lui faisait de la peine jusqu’à l’attendrir. Tout ce qu’elle croyait oublié, insignifiant, le jour, la nuit prenait des proportions désespérantes. Les malheurs habituels s’accompagnaient d’une sensation d’irrémédiable, de choses dont on ne peut plus se dépêtrer. Un cercle se rétrécissait autour d’elle ; pour le briser, il fallait vivre d’une vie active, et elle organisait, séance tenante, un programme de réformes, voulait le soumettre à son amant. Elle heurtait même celui-ci, comme par hasard. Il ne bronchait pas, n’ayant pas du tout les nerfs tendus dans la direction de ceux de la jeune femme, et, découragée, elle le laissait tranquille, avec un grief de plus contre lui. — Les ténèbres enfantent, au sein de la femme, un esprit d’opposition, un esprit de tristesse qui ne lui permet pas de comprendre qu’un homme puisse dormir au moment précis où elle est éveillée, et l’esprit mélancolique, le pire des démons, car il la plaint tout en l’égarant dans un mirage, lui fait apercevoir les choses normales sous les aspects de torts graves. — Elle se levait, l’enjambait doucement et se mettait à glisser sur le parquet, tâtant chaque objet pour s’habituer à y voir du bout des ongles, allant, venant, comme un fantôme, sa chemise tombant sur ses pieds nus.

Cette nuit-là, une plus grande tension de nerfs la conduisit aux larmes. Elle pleura pour se faire plaisir ; mais l’explosion de cet orage intime lui fournit de terribles arguments. On ne pleure pas quand on est très heureux. Elle se douta qu’elle était malheureuse sans le savoir. Donc, il y avait pressentiment. Si le jour elle redevenait raisonnable, est-ce que cela prouvait que la nuit elle était toquée ? Du reste, la raison représentait une chose fabriquée par plusieurs générations d’hommes. Les gens savants avaient fait des philosophies à leur taille, tandis que surgissaient des femmes, spontanément, des instincts qui devaient être les naïves formules de la vérité. D’en haut, d’en bas, elles arrivaient, ces révélations, à l’heure du calme, des mystères, vers minuit, et rien ne disait que les idées du jour fussent les meilleures. La jeune femme, plus particulièrement, sans doute, se dédoublait en deux existences : la diurne, la nocturne ; et elle finit par conclure que, peut-être, pour elle, il faudrait dormir le jour, agir la nuit. Si le repos ne s’obtenait qu’à ce prix, elle changerait l’emploi de son temps, voilà tout.

Assise sur un fauteuil de bambou qui se balançait, elle heurtait le tapis de l’orteil, pour accélérer le mouvement, et elle se demandait s’il y avait beaucoup de créatures comme elle, éveillées près des dormeurs. Évoquant des silhouettes féminines, elle les groupait autour de son fauteuil, dans des poses méditatives, les unes sournoises, les coudes enfoncés aux plis des traversins, regardant l’époux d’un œil railleur qui détaille même dans l’ombre ; les autres, fanfaronnes, la jambe crispée, prêtes à bondir, à fuir aux rendez-vous des incubes ; d’ailleurs toutes des honnêtes amantes, comme elle, ne rêvant pas d’un nouvel amour : tout simplement des rêveuses d’impossible. Combien d’hommes inquiets, à cette heure de minuit, pour combien de femmes parcourant pieds nus les chambres à coucher ? Oh ! certes, il y avait les travailleurs et les noceurs, ceux-ci bâillant, ceux-là faisant de vilaines choses ; mais, de ce tas d’individus vulgairement occupés, elle ne s’enquérait pas, elle songeait aux hommes qui veillent en regardant d’un regard aiguisé les idées fantastiques qu’éclaire la lune, ou qui se promènent, sans but avoué, dans le noir d’encre des nuits hermétiquement fermées à tous les rayons du ciel, qui se promènent en cherchant la fin d’un tourment sans se plaindre tout haut, sans s’écrier, avec la brusquerie intempestive qui les caractérise : « Mais, sacrebleu !… Quelle heure est-il ?… »

Oui, pour les hommes, il y a des heures. Le temps se subdivise en des raisons d’être… le temps, l’éternité, ce qui n’a pas de raison d’être… « À telle heure, dit ce Monsieur, je me lève et je suis honnête. » « À telle heure, dit le second Monsieur, je me couche et ne suis pas honnête. » N’y a-t-il pas un ridicule immense à marcher ainsi de belles actions en actions moins belles à coups de balancier ? Cette femme anxieuse sentait qu’il n’y avait pas d’homme, à cette minute de suprême énervement, qui fût en communion de pensers avec elle. Ils avaient tous une raison d’être debout, de veiller, et quand la raison s’en allait, ils retombaient bien vite au néant, dans le plein noir du sommeil. Ce lui était une supériorité sur eux, si elle en souffrait, cette veillée funèbre, à propos de rien, et elle s’étendait, trônant, se balançait toujours silencieusement comme une reine malade au milieu d’une immobile cour de chimères.

Le bruit léger d’un pas de bête lui fit tout à coup dresser le front. Au-dessus d’elle, venant du plafond, on percevait un trottinement de pieds de velours. Leur chambre, un ancien atelier de photographe, vitré du côté du levant, possédait un plafond de verre dépoli enchâssé dans des losanges de plomb. Très épais, ce verre ne laissait fuser qu’une lumière douteuse durant la journée, mais les nuits de lune, en été, une sorte de phosphorescence s’irradiait de ces losanges, semblant alors se découper dans une neige verte, ou un nuage de grêle prêt à crever sur la terre en ruisseaux d’étranges liqueurs opalines. À midi ce plafond ne rappelait rien que de très ordinaire, et le vitrage du levant, caché par des stores de soie jaune, faisait penser tout de suite à la pose traditionnelle de la mariée pour carte album ; mais à minuit, quand les stores baissés, les lampes éteintes, la chambre se feutrait d’une obscurité d’étoffe, ce plafond prenait des allures un peu redoutables.

Ce petit appartement de photographe situé au sixième n’avait pas de grenier, le plafond était le toit, et on s’était abstenu de le grillager. Sur cette toiture unie, on pouvait, à la saison, entendre sautiller les moineaux, les hirondelles. La moindre pluie taisait des ravages d’averse, et les dernières gouttes se défilant donnaient des notes d’harmonica qui vous coulaient au cerveau des mélancolies exquises.

La jeune femme écoutait le bruit de ce trottinement ; cela rompit le charme dangereux de ses rêveries et dissipa ses fièvres. Elle gagna l’extrémité de la pièce qui faisait face au lit, et gravit doucement une échelle de fer appliquée à un vasistas s’ouvrant dans le plafond. Elle tâtonnait en cherchant les échelons. Sa tête toucha bientôt le vasistas, elle ôta la targette, puis écouta encore. De loin, la respiration du dormeur était calme ; rien ne l’avait réveillé. Elle savait que ce losange entouré de plomb était difficile à soulever, et elle prit une peine terrible pour le pousser sans le faire crier sur ses charnières. Elle réunit tous les efforts de ses reins et de ses épaules, l’entr’ouvrit. Quand elle eut atteint un échelon de plus, elle passa ses bras dans l’ouverture, sentit l’air frais, en eut une joie d’enfant. À soulever ce vasistas et pour satisfaire une curiosité vague, elle avait bien mis autant de persistance qu’à s’évader d’une prison. Le lendemain elle rirait de son escapade, mais à ce moment de crise nerveuse elle se trouva toute l’audace et toute la perversité d’un criminel. La jeune femme, les pieds crispés à l’échelle, la tête dans le vent, s’accouda les deux bras croisés, comme au balcon. Elle ne vit rien d’extraordinaire, qu’un chat qui s’enfuit vers la plus prochaine cheminée.

Il faisait une jolie nuit, une des premières nuits tièdes du printemps. À cette hauteur une brise folle courait, et quelques nuages reflétant les ors de la lune semblaient monter des rues avec les grondements sourds — qu’on ne s’expliquait pas bien — des voitures attardées. Ce toit de verre dominant la maison était bordé d’un minuscule mur de briques vernies l’isolant des mansardes voisines. Les cheminées environnantes, comme les arbres d’une forêt, se pressaient autour de la surface plane, si unie, si laiteuse, si toujours balayée par tous les vents, lavée par toutes les ondées, qu’on eût dit une glace de ce stuc blanc de nacre dont les Chinois ont le secret et dont ils revêtent certaines pagodes. Et, pour compléter la chinoiserie, le ciel d’un bleu paon s’irisait de nébuleuses, imitant les miroitis de la laque, se parait d’une énorme lune couleur d’or neuf, d’un genre absolument faux. La jeune femme, distraite, respira, cligna des paupières ; ses larmes, déjà oubliées, séchèrent le long de ses joues, et elle s’extasia. Un moment, les cheminées l’amusèrent, car il y en avait de toutes les espèces. Des cheminées coiffées d’un champignon retenu par de minces brides, avec des chapeaux très hauts de forme, avec des nimbes travaillés à jour, dessinant sur l’air pur des images de piété ; des cheminées bonnes vieilles, en paillasson de campagne, en bonnets tuyautés ; des cheminées grandes dames, une flèche d’argent dans un chignon d’ébène ; des cheminées loustics, se terminant en museau de fouine, avec, sur l’oreille, une espèce de casquette à trois ponts ; des cheminées religieuses, auréolées d’une coiffe aux ailes battantes ; puis toutes les grosses cheminées bourgeoises de briques et de pierres, profilant des corps énormes, sans taille et sans bras, corps de décapités, les bras liés au dos ; toutes les cheminées travailleuses, l’armée des maigres, des lointaines, des indécises, à peine esquissées dans des profondeurs folles, dont les escadrons sont commandés par les géantes cheminées des usines.

La jeune femme entendit gratter sur le verre dépoli, et le trottinement velouté recommença ; un objet blanchâtre, à peine se détachant de la surface du toit, se mit à glisser furtivement ; deux points brillants, qui avaient des bonds d’étoile filante, sautèrent par le ciel en décrivant des orbes allongés autour de la tête de la femme. Ce chat s’effrayait et s’amusait à la fois de cette tête posée au ras de la toiture comme une boule préparée pour le jeu. Chevelue, la boule l’intriguait surtout par sa queue superbe. La brise épandait en tous les sens les longues mèches de cette chevelure noire de la jeune femme, voilant sa physionomie où ses yeux ne brillaient plus, semblaient deux trous. Le chat s’approchait, une des pattes de devant repliée, prêt à se sauver si la boule lui devenait hostile, mais elle ne remuait pas ; et alors il la flairait, les moustaches hérissées, plongeant dans les deux trous noirs ses deux points brillants, se demandant si par ces trous on n’apercevrait pas les mystères humains, le mot de l’énigme du monde ! Et brusquement, le chat rebondissait ; il repartait, la queue en cerceau, l’échine arrondie, les oreilles couchées en arrière. La jeune femme eut la gaminerie de miauler doucement. Soudain, des miaulements furieux retentirent derrière les cheminées, un objet brun tomba du ciel. Ce deuxième chat, plus hardi, vint droit à la tête, lui jura dans le nez, et successivement trois autres chats s’envolèrent des tuyaux de tôle, s’abattirent sur le lac de laque pâle où. leurs griffes produisirent des tapages de limes irritant les dents. Elle se garda bien de les effaroucher. Par toutes sortes de clins d’œil, elle les conviait à jouer avec cette grosse boule soyeuse qu’elle leur représentait, ne s’apercevant même pas que ses pieds s’engourdissaient et que le barreau de l’échelle lui meurtrissait les plantes. Au vent de liberté qui secouait ses cheveux, la femme s’enthousiasmait pour le bizarre peuple des toitures. Ah ! les chers animaux, quémandeurs d’impossible, et comme chez eux dans le printemps ! Eux aussi appellent des chimères. Elle les entendait, aux heures électriques, pousser leurs cris fiévreux au-dessus de la chambre, les devinait rôdant pareils à de petits lions qui cherchent la proie ; et quand l’amour était fini, pas contents, déçus, grondeurs, ils pleuraient leurs angoisses, tantôt avec des cris d’enfants qu’on égorge, tantôt avec des raclements de violons que l’on brise !

Ne sachant pas trop ce qu’elle leur voulait, la troupe des bêtes se rangea devant la femme. Il faisait très clair, et l’on pouvait se comprendre à la lumière de cette lune de gala. Le chat blanc se pelotonna le plus près, servant de trait d’union ; le chat noir s’assit sur son derrière, grave, la queue enroulée dignement ; et le chat gris, et le chat fauve, et le chat blême — un jeune souffreteux, celui-ci, venu tard au sabbat — se posèrent en signes interrogateurs. La femme éclata d’un rire doux. Ils remiaulèrent tous à l’unisson, tendant le cou et agitant le panache ; puis le chat blanc se mit à ramper par saccades, frissonnant de plaisir malicieux, il se faufila sous le menton de cette tête échevelée qui ne l’épouvantait plus. Un coup de vent releva les cheveux noirs, les réunit en une seule gerbe et les étala sur le chat. Alors ce fut un beau délire. Pris dans ce piège comme dans un écheveau de soie, il se roula, se tordit, jetant des feulements de gaieté. Tous l’imitèrent. La séduction de la ficelle avait opéré. Quel chat pourra jamais résister à la chose qui flotte serpentinement par terre ? Lorsque le démon, enroulé aux arbres du Paradis terrestre, tenait ses discours, la chatte d’Ève guettait, sans doute, de son coin, la mince extrémité de Satan perdue sous le gazon : et ils ne se lasseront jamais, ses descendants, les matous, de guetter la frétillante amorce, le petit bout de queue désopilant ! C’est leur folie, leur idéal ; ils le voient de tous les côtés, dans tous les tapis, dans toutes les ornières, sur les meubles et sur les toits. En vrais poètes qu’ils sont, ils lâcheraient la pâtée pour aller suivre, dans l’air, le passage d’un fil de la Vierge.

La jeune femme les pêchait un à un au milieu de l’épervier parfumé. Le chat noir se frottait contre ses seins, le chat gris folâtrait avec la mèche la plus longue, pendant que le chat fauve se roulait sur le chat blême, l’un dessus, l’autre dessous, bobines enragées, tournant en sens inverse et mêlant l’écheveau très affreusement. Elle souffrait un peu de tous ces tiraillements, mais pour une couronne elle n’aurait pas abandonné la partie. C’était bien la joyeuse compagne désirée ; sous le voile de sa chevelure, la face attentive, elle leur apparaissait la plus adorable des femelles. Qui connaît les espérances cachées de certains paladins de gouttière ? Qui peut dire l’ardeur et l’audace de leurs vouloirs ? Le chat noir n’avait-il pas rêvé, une nuit de carnaval, de rencontrer un astre vivant, une comète sombre portant une traîne de soie floche ? Qui sait si le grand chat noir ne songeait pas, les soirs de rareté de chattes, à tomber, d’un bond fantastique, les quatre pattes sur une lune aux yeux pers, ou une étoile angora ? Les chats ne s’imaginent-ils pas le ciel d’hiver comme une fourrure d’où, jailliraient des étincelles, et, tout mélancoliques, flânant à l’ombre des cheminées, n’ont-ils pas, un jour d’orage brûlant, pensé que le tonnerre était le formidable ronron d’une déesse ?

Le chat gris, ayant exécuté une série de dévidages artistiques, se trouva presque étranglé, et la femme dut le délivrer en y employant une adresse patiente. Pour la remercier, il donna le signal d’une ronde infernale. Toutes les bêtes bondissant ensemble, à des hauteurs vertigineuses, avaient l’air, en retombant, de dégringoler de la nue. Quelquefois, se découpant sur la rondeur de la lune, le plus noir devenait immense, les oreilles dressées comme des cornes diaboliques, les pattes écartées sur l’envergure de ce globe d’or, pressant ce monde entre ses muscles d’acier. Le chat blanc, bondissant à son tour, dans une pose inouïe de fillette nue et maigrichonne, se lançait à travers une nébuleuse, se pailletait de poudre d’argent, et les autres, pirouettant, s’enlevant sur leurs griffes aiguës, comme des danseuses de ballet sur leurs pointes, faisaient onduler leurs queues au bout desquelles scintillaient des étoiles, fleurs de cristal s’épanouissant sur de fabuleuses tiges poilues ou jets de feu terminant des coups de fouet. La femme, ravie, leur lançait d’excitants claquements de langue, ne sentant guère la crampe qui lui tenaillait les chevilles. Selon le rythme d’un quadrille sauvage appris on ne sait où, les quatre grands dansaient autour du plus jeune. Ils se ruaient sur lui, se culbutaient, mêlant leurs membres, ne formant plus qu’une pieuvre hérissée de crocs et de griffes.

Ils juraient, imitant le bruit d’une lame posée une seconde sur la meule, s’arrêtaient pour se remettre à ramper avec des mines de panthères en furie, et tout d’un coup, bravant le précipice de la rue, se suspendaient au bord du toit, remontaient, glissaient vers la femme sur d’invisibles roulettes, ouvraient subitement des gueules héraldiques et crachaient du musc en tirant des langues recourbées, à leur extrémité, comme de rouges yatagans.

La jeune femme finit par pouffer de rire ; de crainte d’éveiller les voisins, elle se cacha la figure dans ses bras, car les toitures environnantes étaient pleines de mansardes, et quelques lucarnes pouvaient bien s’ouvrir par cette bonne nuit d’avril.

Quand elle se redressa, toute le bande avait disparu : un truc de féerie n’eût pas été plus prompt. Seul ce grand diable de chat noir, debout, restait, obscurcissant la lune. Il s’approcha, comptant ses pas, flairant le verre dépoli. Près d’elle, à un pouce de son visage, il jeta un long miaulement, farouche, se gonfla, coucha ses oreilles ; puis il examina l’entrée de cette chambre, donna un coup de tête à l’angle du vasistas. La femme le caressa. Il avait une physionomie féroce, pourtant si énamourée qu’elle n’eut pas de répugnance à le serrer de nouveau contre elle ; mais, en reniflant l’odeur de ses cheveux qu’il prenait de plus en plus pour une fourrure, l’animal se trompa…

Chez elle, très confuse, la jeune femme dut allumer une bougie et repeigner sa chevelure.

— D’où viens-tu ? murmura l’homme qui ne se réveilla qu’à la sentir toute grelottante à ses côtés. Voyons, Laure, tu n’es pas raisonnable.

Un peu vexée de son aventure, elle n’osa pas répondre à l’amant qui se rendormit.

Et la jeune femme, les yeux dilatés par l’ombre, cherchant vainement le repos, se replongea en l’abîme de ses souvenirs.