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L’Animale/07

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Mercvre de France (p. 90-109).
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VII

Mademoiselle Lordès se tenait debout près de la grille dorée du chœur. Elle était arrivée la dernière et pour faire des critiques. Non ! ce Mois de Marie ne lui plaisait pas. Il manquait de verdure, d’ombrage, de mystère. Trop de fleurs fausses et pas assez de plantes d’ornement. Tous ces lis en papier donnaient à l’autel un aspect de magasin de modes, mais ce n’était pas elle qui ajouterait son cadeau. Depuis que le vieux curé d’Estérac était mort, elle désertait l’église et ne se souciait pas de faire plaisir à ce jeune prêtre indifférent, si peu zélé pour ses brebis. Autour d’elle, des dévotes, chargées de dons multicolores, s’empressaient comme des fourmis. Laure ne savait guère pourquoi elle venait là. Elle était entrée en se disant que cet homme, Armand de Bréville, avait bien de la chance de se cacher sous une soutane, car, sans cette jupe noire, elle trouverait bien un moyen de l’atteindre, de se venger de ses dédains. Ses prunelles luisaient dans la direction de la sacristie, où elle apercevait l’abbé causant avec une dame. Ainsi l’abbé plaisantait, il riait même, s’occupait d’une personne du sexe féminin.

Lui, d’ordinaire si hautain, si calme, marchant auréolé d’un nimbe qui l’empêchait de voir, il riait ! La colère envahit le cerveau de Laure, colère faite d’un ancien désir et d’une récente jalousie. Joséphine, la bonne des Lordès, avait prétendu, tout en adressant des signes d’intelligence à madame, rapport à mademoiselle, que ce jeune prêtre s’émancipait ; il visitait les paroissiennes les moins respectables, vagabondait par la campagne, rassemblait chez lui des loqueteuses pour leur distribuer du pain, et avait poussé la dissipation jusqu’à payer des deniers de l’église le voyage d’une fille-mère au chef-lieu de l’arrondissement. Sa conduite était celle d’un exaspéré. Son ambition déçue, nommé dans une cure modeste où il ne pouvait pas s’offrir les relations mondaines nécessaires à son avancement, ce petit curé-là finirait mal… Et beaucoup d’autres choses transpiraient qu’on n’osait pas dire en présence d’une jeune fille.

Laure se moquait des racontars, mais elle lui reprochait, de son côté, une foule d’impolitesses vraiment calculées, des plus blessantes. Il n’était pas venu chez eux au jour de l’an, n’avait pas remarqué son absence de la sainte table et du confessionnal, et enfin c’était lui, ce lâche, qui l’avait précipitée dans le misérable état où elle croupissait, lui qui l’avait jetée dans les bras du monstre Lucien Séchard, le borgne. Sans la passion inassouvie que la folle avait eue pour cet enjuponné de noir, elle ne serait pas tombée, elle, une belle créature, sur un mâle infirme !…

Laure trépignait de rage. Son cœur, encore fermé au milieu de l’éclosion de sa chair, distinguait à peine le plaisir de l’amour ; d’ailleurs, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était une volupté certaine, et elle était aujourd’hui bien certaine que les voluptés du borgne la dégoûtaient, tandis que le prêtre, si beau, dont les yeux lançaient de si extraordinaires lueurs, lui représentait une perpétuelle promesse de félicités. Il dominait encore sa vie, elle y pensait aux heures des humiliations, et, quand elle paraissait plus douce pour l’amant indigne, c’est qu’elle rêvait de lui.

Laure s’accouda sur la balustrade du chœur. On descendait maintenant la statue de saint Georges pour y substituer celle de la Vierge, et cette opération délicate ne se faisait pas sans circonstances amusantes. La jeune pécheresse prenait un sacrilège plaisir à voir tous ces gens s’agiter devant Dieu comme devant un autre. Les femmes, peu à peu retournées aux habitudes bavardes, échangeaient leurs impressions comme dans un vulgaire cabinet de toilette.

Les voix s’élevaient, on se disputait des balais, des serviettes, une éponge, les plumeaux. Les plus sérieuses secouaient les tapis, les nappes d’autel, et enlevaient les toiles d’araignées ; les plus expérimentées se contentaient d’arranger les bouquets de papiers peints et d’organiser les girandoles de bougies. Le sacristain, un vieux sécot, la mine pointue d’une fouine, allait de droite, de gauche, donnant des conseils, s’extasiant et ôtant son bonnet grec tantôt devant l’autel, tantôt devant une dame notable. Quand le saint Georges fut descendu, il s’épongea le front, disant d’une voix pénétrée :

— Ce bougre-là n’est pas en plumes !

Il y eut un léger rire.

M. l’abbé s’approcha, il vint se mettre tout près de Laure, et, ne se doutant pas qu’elle demeurait pour l’espionner, essayer de le rendre ridicule dans son troupeau de dévotes, il s’écria d’un ton vif :

— Mais ce n’est pas ça du tout, la sainte Vierge a l’air de sortir d’une hotte. Il faut l’élever.

Laure ajouta d’un accent très raide :

— … D’une hotte de chiffonnière, vous avez raison, monsieur l’abbé.

Il fit volte-face et resta consterné par son regard ardent.

— Nous voici donc une bonne ouvrière de plus,’ murmura-t-il, baissant les yeux et s’efforçant de sourire ; et c’est bien à vous, mademoiselle, de venir nous aider, vous êtes si rare depuis quelque temps…

Laure, d’un geste fébrile, repoussa ses lourds cheveux qui lui battaient toujours les flancs comme la queue d’une bête en folie.

— Monsieur l’abbé, dit-elle froidement, vous ne manquez pas de cœurs dévoués autour de vous.

— Oui, répondit-il sur le ton de la gaieté mais le visage pâle, je n’ai qu’à me louer de l’empressement de mes chères paroissiennes, elles me gâtent… pourtant, il en est qui m’oublient, qui oublient Dieu… ajouta-t-il en une onction feinte.

— C’est sans doute de votre faute, monsieur l’abbé, riposta Laure, lui dardant ses prunelles miroitantes dans les paupières.

Il redressa la tête, la considéra un moment épouvanté, puis il eut l’envie terrible de se lancer sur elle pour la chasser, l’écraser. Laure devina son trouble, elle se pencha :

— Je vais réparer mes torts, monsieur l’abbé, lui glissa-t-elle en une douceur soudaine. Je désire me confesser, et, comme il n’y a plus qu’un curé à Estérac, naturellement je viens vous chercher.

Il était si tremblant qu’il dut s’appuyer contre la balustrade. Personne ne les écoutait ; le train-train du nettoyage de l’autel se poursuivait dans des conversations familières où s’échangeaient les nouvelles du dehors et les événements de la cuisine. L’abbé défaillait sous le regard impérieux de la jeune fille toujours debout, attendant sa décision :

— Je souhaite que ce soit Dieu qui vous ramène ici, mademoiselle répondit-il, passant sa main sur son front déjà humide ; je serai à vous dans une heure.

Laure s’inclina et se rendit du côté du confessionnal, en feuilletant son livre de prières d’un air détaché des choses de ce monde.

Les dévotes achevèrent leurs travaux tant bien que mal. Elles empilèrent les pots sur les pots, les roses de papier sur les lis en argent, et elles piquèrent de-ci de-là des bannières de soie qui faisaient ressembler cet étalage rutilant à la devanture d’un de ces marchands forains où le drapeau nous donne le droit de choisir la plus grosse des porcelaines. La Vierge sortait du tas des roses comme une honnête femme, embêtée de vendre une pareille marchandise. Le sacristain remisa saint Georges vers un meuble obscur de la sacristie, les dames méditèrent une minute, le temps de se reposer de leurs fatigues, et se retirèrent en chuchotant quelques invocations pieuses. L’église retomba dans un silence morne. Par le portail ouvert on entendait seulement la plainte lente et nasillarde d’un pauvre agenouillé, sa sébile à la main, qui mendiait avec des chutes de voix gutturales.

L’abbé de Bréville entra au confessionnal, où se trouvait déjà Laure. Dès qu’il eut tiré le guichet, elle lui dit, levant son joli profil vers lui :

— Je vous fais peur, monsieur l’abbé !

Il murmura d’un ton contenu :

— Dites le Confiteor, mon enfant.

— Alors, vous me méprisez ?

— Je vous prie, je vous supplie, mon enfant, de commencer par le Confiteor. Nous sommes au tribunal de la pénitence.

Laure dit la prière les dents serrées, les lèvres brûlantes. Elle tenait décidément sa vengeance, et, puisque ce jeune indomptable n’avait pas voulu la voir, il allait l’entendre… la confession permettait tout.

— Mon père, commença-t-elle avec une humilité railleuse, je vais vous scandaliser, car je suis déjà une grande pécheresse. Je n’ai encore que vingt ans, mais j’ai commis bien des fautes, et je n’espère pas beaucoup de la miséricorde divine : mon père, j’ai un amant…

L’abbé de Bréville eut un tressaillement douloureux et balbutia :

— Nous sommes de ceux qui peuvent tout entendre, et Dieu nous apprend à tout pardonner…

Ah ! elle avait un amant ! Il se cramponnait à la dure stalle de bois, incrustait ses ongles dans les montants du guichet. Seigneur ! comme on étouffait au fond de ce cercueil, et comme il faisait sombre autour de lui !

— Du courage, mon enfant, formula-t-il plus bas.

— Oui, mon père, je m’accuse de m’être livrée, et cela sans amour, pour la seule satisfaction de mes sens. Je n’aimerai jamais l’homme qui me possède, et pourtant je ne peux plus me débarrasser des liens de mon péché. Vous connaissez notre clerc, celui qu’on a surnommé le Borgne, Lucien Séchard ?

Tenez, mon père, avez-vous rencontré quelquefois des chiens crevés sur votre chemin, le long d’un sentier, dans les champs ? J’en ai vu un, quand j’étais petite fille, près d’une ferme où je passais mes vacances, et ce chien mort avait les yeux bouffis, pleins de terre, garnis d’insectes grouillants, de brins d’herbes sèches… Eh bien, mon père, le regard de mon amant est ainsi, je vous le jure, il a l’œil du chien mort !

Elle s’interrompit pour sourire, et le prêtre vit ses dents briller, à travers le grillage, comme un reflet de couteau.

— Oui, mon père, je m’accuse d’être la maîtresse de ce borgne, moi qui n’aime que les belles choses et qui suis faite pour un beau garçon. La nuit, je me réveille en pensant que l’œil rouge va peut-être éclater dans les ténèbres et se disperser en feu d’artifice, m’inonder de gerbes d’étincelles ou de gerbes de gouttes de sang ! J’y pense quand je mange, j’y pense quand je bois, et je ne peux plus mordre mon pain et je ne peux plus avaler mon vin ; j’y pense quand je me regarde au miroir ; j’y pense quand je me penche sur l’eau… l’œil de mon amant borgne me suit partout ; il tache le ciel et alors il est grand comme le soleil ; il est, au soir, la lune qui se lève derrière un nuage ; il court dans les prairies quand je me promène, il est sur toutes les fleurs ; il est sur toutes les robes que je porte. Mon père, jamais supplice de damné ne fut plus épouvantable. Pour y échapper, vous m’ouvririez l’enfer que je m’y jetterais, bien heureuse, en vous remerciant, et voilà, mon père, de quel amour je me régale ! Il faut, n’est-ce pas, que je sois une insatiable de caresses, une amante que rien ne rebute pour me contenter de cet amant !… Oh ! je ne lui reproche pas sa laideur ! Il m’aime tendrement et fait tout son possible pour dissimuler cette honte, mais, moi, je crois que je le verrais tel qu’il est quand il se fourrerait à cent pieds sous terre…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! proféra le confesseur, laissant tomber son front dans ses mains. Et pourquoi ne rompez-vous pas cet attachement qui vous dégrade, ma fille ? Si ce garçon vous a séduite malgré vous, il a fait un crime, et vos parents auraient le devoir de le chasser de chez eux sans qu’il puisse réclamer ni se venger. Vous ne voudriez pas épouser ce clerc ? Alors… il vous menace ? Vous avez peur du scandale ? Dites-moi, mon enfant, que vous voulez rompre… ou que vous avez peur…

— Vous ne comprenez pas, mon père ! C’est de bonne volonté, au contraire, que je suis sa maîtresse. Je me suis donnée à lui parce que je ne me sentais pas la force de lui résister… J’ai même été le chercher, un jour qu’il ne pensait plus à moi et qu’il n’espérait pas me retrouver…

— Il faut le quitter… le quitter… répéta le prêtre fiévreusement. Laure, mon enfant, avouez tout à votre mère, et, de concert avec elle, je me charge de l’expulser du pays, ce monstre ! Vous êtes jeune, sensible, un peu folle, vous reviendrez de vos erreurs et vous vous repentirez. Si, je comprends bien, je comprends trop !… Sous l’empire des sens, de quoi n’est-on pas capable… Mon enfant, il faut rompre cette odieuse chaîne… Il le faut…

Laure hocha doucement la tête ; la tresse de ses cheveux glissa de ses épaules sur le grillage du confessionnal, et le confesseur sentit leur parfum l’envelopper comme si la fourrure d’un grand fauve s’était abattue sur lui.

— Je ne veux pas rompre, mon père, continua-t-elle, non, je ne peux plus… je ne l’aime pas, et je l’aime ; il me semble souvent que je le hais, car il me plonge toute vive dans un effrayant purgatoire. Il est ma punition en même temps que mon plaisir… mais… (et ici elle soupira) il me protège contre un plus sérieux danger. Je lui en ai de la reconnaissance.

— Un danger ? murmura le prêtre frissonnant.

— Oui, mon père ; c’est par amour pour un autre que je me suis livrée à Lucien Séchard, j’ai cru qu’il valait mieux me damner toute seule que de damner l’autre avec moi…

— Taisez-vous, mon enfant ! bégaya l’abbé faisant un geste de colère.

Elle reprit, humblement soumise :

— Et puis, mon père, il est si bon, ce garçon, si passionné, si délicat… La nuit, quand je ne le vois plus et que j’arrive à l’oublier, je crois que c’est l’autre, celui que j’aimerais tant !…

— Laure, silence !… je vous défends de parler de ces choses… ici, devant moi !… s’écria le prêtre hors de lui, et oubliant que le pauvre psalmodiant à l’entrée du porche avait peut-être l’oreille fine.

Laure se redressa. Ses narines se gonflèrent, et elle eut un regard cynique. Elle venait de toucher son adversaire au cœur.

— Pourquoi me taire, monsieur l’abbé ? répliqua-t-elle négligeant de l’appeler mon père, du moment qu’il la nommait Laure tout court. Je vous accuse en m’accusant, et c’est justice ! Est-ce que vous êtes venu pour me consoler, pour chasser ce misérable quand il n’était pas encore trop tard ? Est-ce que vous avez eu pitié de mes larmes quand je pleurais, la nuit, en songeant qu’un curé ne se marie pas, et qu’il n’est pas permis de le trouver beau, de le lui dire en face… Vous redoutez le scandale ! Ne craignez rien, mes précautions sont bien prises. J’ai fait changer mon appartement, je couche au rez-de-chaussée au lieu de coucher au second étage de notre maison, où dorment mes parents. De plus, Lucien Séchard est tellement hideux que personne, je vous assure, ne s’avisera de jaser à son sujet… ni au mien !… Vous n’aimez pas le scandale ! Mon amant est très discret. Il n’est ni un homme marié ni un prêtre. Tout se passe le mieux du monde…

— Mais, misérable fille, oubliez-vous que l’œuvre de chair a été instituée par Dieu pour la reproduction de l’espèce, et non pas aux seules fins du plaisir… Un jour, vous vous réveillerez… enceinte ?

— Oh ! riposta Laure tranquillement, il sait les secrets !

— Seigneur ! ayez pitié d’elle !… ayez pitié de moi !… râla le malheureux. Je ne pourrai pas l’absoudre…

Et, d’un mouvement brutal, Armand de Bréville poussa le guichet, ne voulant plus regarder la bête de luxure qui faisait onduler joyeusement derrière ses épaules rondes sa queue de cheveux noirs et parfumés.

— Ce que je me fiche de ton absolution ! se disait Laure sortant de l’église à petits pas. Ne l’entendant plus bouger au fond de cette boîte obscure, de ce large cercueil posé, debout, contre les murailles, elle s’était levée, puis s’était dirigée vers le porche. Là, elle avait donné deux sous au pauvre nasillant des bénédictions, et elle rentrait chez elle d’une allure légère, la conscience débarrassée de son péché.

Le soir, cependant, une étrange tristesse s’empara de la jeune fille ; elle était vengée, mais cela ne la conduisait pas loin : Lucien Séchard la gardait, l’espionnait, la tyrannisait perpétuellement par la peur de savoir sa honte divulguée ; il la menaçait de se tuer si elle le faisait chasser. Il l’avait bien senti, ce prêtre, elle cherchait à faire des victimes, car elle était victime elle-même et elle ne pouvait guère se vanter de son triomphe : il ne lui servirait à rien. Non, elle n’aimait pas plus Armand que Lucien, elle courait aux victoires sur les hommes, poussée par une force irrésistible ; ostensoir de chair tout épanoui, elle portait l’amour en elle comme un Dieu et demeurait inerte sous ses rayonnements.

Une chose lui manquait encore, les joies du cœur… Possédait-elle un cœur ? Très vaguement, comme on souffre d’une microscopique épine enfoncée au bout du doigt, elle croyait à la présence de cet objet quand elle appuyait dessus, pour compter ses palpitations, et elle éprouvait une inquiétude de ne pas aimer davantage, désirant toujours une autre sensation, une volupté plus aiguë. Une rage lui venait à songer que ce prêtre était digne, et elle l’en admira un peu, non, cette fois, pour ses yeux doux, fendus en amande, mais pour le genre de joujou qu’il lui laissait briser, pour son cœur à lui, si mystérieux, vase clos dont elle avait enfin éparpillé le trop-plein de passion. Elle ne dormit pas. Le lendemain matin, elle se leva de très bonne heure, fit sa toilette de pénitente, enveloppa sa toque d’un voile de dentelle et retourna résolument à l’église. Elle suivit la messe basse avec une attention édifiante. Qu’allait-il faire, lui, meurtri de la veille, en revoyant son bourreau ? La messe achevée, Laure égrena son chapelet par contenance. Serait-ce encore le confessionnal qu’elle prendrait pour lieu de combat ? Elle se rapprochait de l’autel, guettant l’abbé qui ôtait son surplis, lorsqu’il lui envoya le sacristain :

— Monsieur le curé vous attend, dit l’homme la saluant.

Et d’un ton tout naturel il ajouta :

— Mademoiselle aura de la besogne.

Laure, stupéfaite, le regarda s’éloigner. De quelle besogne lui parlait-on ? Elle traversa le grand tapis ornant les marches de l’autel, et demeura indécise devant la porte de la sacristie. Elle frémissait d’une émotion vraiment neuve : sur le seuil du paradis, elle n’aurait pas eu plus de confusion. Derrière cet écroulement de fleurs artificielles que représentaient l’autel de la Vierge et sa propre existence, elle allait donc moissonner la sincère fleur d’amour, la fleur entre toutes défendue aux profanes. Leurs voluptés, frottées d’encens, leur donneraient bien réellement un avant-goût du ciel ; ils avaient attendu longtemps pour échanger le divin baiser des élus, l’un se vautrant dans toutes les fanges, l’autre isolé dans la prière, mais ils allaient s’unir, eux aussi, à l’église, après avoir envié, de loin, les épouses chastes traînant la robe immaculée sur les dalles jonchées de rameaux, et les époux graves, si fiers de leur charge d’âme féminine. Laure heurta doucement la porte.

— Entrez, répondit Armand de Bréville.

Elle pénétra sur la pointe du pied, comme dans une chambre de malade, et tout de suite fut saisie par l’odeur des roses. Au milieu des mousselines transparentes, des branches de rosiers blancs étalées formaient une croix que le jeune abbé était en train de consolider avec des joncs. La fenêtre ogivale de la sacristie s’ouvrait sur une perspective de gracieuses collines encore dans les langes des vapeurs matinales, et un rideau de peupliers bordant une route mettait autour de la ville s’éveillant une écharpe discrète qui harmonisait les détails vulgaires. Se détachant du fond clair de l’ogive, le prêtre, svelte, élégant et souple, paraissait plus noir, d’une mélancolie plus sévère, et ses yeux passionnés cerclés de bistre étaient mouillés, comme les roses, d’une rosée plus froide. Il indiqua un escabeau sculpté, siège d’ancien moine, à la jeune fille, et lui dit, s’efforçant de sourire :

— Voulez-vous m’aider, aujourd’hui ? Je sais que vous détestez les fleurs fausses. J’ai cueilli, cette nuit, toutes les roses de mon jardin, car je n’ai pas pu dormir, et je commence un travail qui m’effraye… Il s’agit de tresser une croix bien fragile, mademoiselle… la croix des vanités humaines, une croix de ronces fleuries. Cela manquait à mon autel, et j’ai compté sur vous pour me la fournir…

Laure le dévisageait, étonnée. Il choisissait un prétexte charmant s’il désirait succomber au milieu d’un lit de parfums, mais pourquoi ce glacial aspect ?

— À votre service, monsieur l’abbé, murmura-t-elle enlevant sa voilette et rejetant ses cheveux en arrière ; dois-je refermer la porte ?

— Oui ; nous serons seuls, je le crains ; toutes les confessions sont venues hier, et je n’ai pas de baptême, ce matin, pas de catéchisme… je n’ai plus rien à faire… qu’à préparer cette croix. Tenez, voici des ciseaux.

Il lui passa les ciseaux tandis qu’elle se penchait sur la table en lui frôlant les mains. Armand de Bréville s’affaissa dans un fauteuil de velours violet où l’on plaçait l’évêque, les jours de solennités religieuses. Il tournait le dos à la fenêtre : ses yeux, ayant pleuré toutes ses larmes, ne pouvaient plus supporter la clarté du dehors. Il restait là, résigné, courbé sous une lassitude avilissante, il causait en mondain et ne s’occupait plus de sa dignité de prêtre. Hormis une chose qu’il ne voulait pas faire, il ne résistait plus, il avouait son amour, il avouait ses lâchetés, se réservait de puiser une nouvelle rigueur dans la honte même de ses aveux. Elle ne le violerait pas ; c’était tout ce qu’il avait juré, en somme, ne pas se laisser violer, et ses jésuitismes de conscience l’assuraient de la paix maintenant. Il avait prévu qu’elle viendrait, elle était venue ; il la recevait et n’en ressentait pas plus de frayeur qu’à respirer la griserie des roses.

Laure disposa les bras de la croix et les recouvrit de fleurs, puis elle glissa dans son corsage quelques pétales tombés.

— Nous avons à causer, Laure, balbutia le jeune prêtre d’une voix lente. Vous vous êtes confessée… brutalement, et vous me trouvez encore tout bouleversé par vos histoires… des histoires de petite fille que je ne dois pas prendre au sérieux. Seulement, moi, votre confident et votre unique protecteur, puisque vos parents ignorent ce que je sais, je désire vous sauver, si c’est possible. Vous n’avez que vingt ans, Laure, et les livres saints prétendent que c’est l’âge des élans généreux. Je ne vous parlerai ni de l’amour de Dieu, ni de nos sacrements. Abandonnons les choses sacrées pour ne pas les salir au contact des passions mauvaises ; nous y recourrons plus tard, quand nous serons moins affolés. (Il s’arrêta, mit à son front la fraîcheur d’un feuillage qu’il déchiquetait machinalement.) Je dis nous, car il y a ici deux coupables… Je suis peut-être même plus coupable que vous. (Il baissa le ton.) Oui, ma pauvre enfant, j’éprouve pour une femme, dont je n’ai pas à prononcer le nom devant vous, ce que vous éprouvez pour Lucien Séchard. Cette femme, comme le clerc de votre père, est marquée d’une plaie hideuse, elle est tarée du signe fatal de la luxure ; mais, s’il m’est défendu de l’aimer, il ne m’est pas défendu de chercher à la tirer de la boue…

Laure s’agenouilla aux pieds du jeune homme, lui présentant une touffe de roses :

— Vous êtes bien dur pour votre enfant, mon cher père ! dit-elle.

Armand lui sourit d’un sourire plein d’amertume, laissant ses mains tomber.

— Oui, mon enfant… ou mieux, ma sœur !

Il y eut un silence. Laure enfouit son visage pâle de convoitise dans les mains longues et frêles du jeune prêtre ; elle se berça la tête sur ses genoux.

— Oh ! que je vous aime ! — souffla-t-elle d’un accent sauvage.

— Laure, ma bien-aimée sœur, continua l’abbé fermant les yeux, je ne vois plus qu’un moyen de vous protéger contre vos sens. Il faut vous marier. Je ne suis pas fou… non… non… j’ai calculé, cette nuit, toutes nos chances de salut, et je pense que j’ai trouvé juste. Vous ne pouvez pas épouser votre amant ; vos parents, vous-même, vous ne le voudriez pas ; et le scandale serait excessif. Il faut en épouser un autre, je chercherai. Je connais un jeune homme très estimable, un futur notaire qui achèterait l’étude de votre père. Répondez-moi franchement, Laure, accepteriez-vous un mari que je vous proposerais ?…

Laure leva la tête :

— J’accepterai la mort de toi ; mais, en attendant, quelle sera ma récompense ?

— Vous m’obéirez ! fit-il d’un ton navré.

— Et ce mari, nous lui révélerons mes histoires… de petite fille ?

— Il ne saura jamais rien, vous romprez avec Lucien Séchard, vous me l’enverrez s’il vous menace d’un esclandre, et ensuite vous finirez par aimer votre fiancé.

Laure s’écria, révoltée :

— Et si je refuse…

— Alors, je demanderai à mon évêque de changer de cure, c’est bien simple.

— Tu me dédaigneras toujours… je ne suis donc pas assez jolie pour toi, mon frère ?

L’abbé se ploya jusqu’à ses lèvres offertes.

— Je souffre le martyre sans me plaindre, démon ; j’ai déjà commis le péché d’intention, et ne veux pas devenir votre proie. Ma sœur chérie, relevez-vous !

— Allons n’importe où, mon frère adoré, au fond d’un couvent, nous nous aimerons… et nous ferons pénitence après… Dis !… j’accepte la responsabilité de ta faute ! Je veux…

— Ma sœur ! Ma sœur !

Il répéta ce mot douloureusement, la contemplant avec une ivresse qui le paralysait, et elle se jeta dans ses bras, ne se doutant guère qu’à cette minute suprême, plus dépravé encore qu’elle, la fervente du corps, lui, le fervent de l’âme, rêvait d’un inceste.

Ils demeurèrent une seconde enlacés ; Laure se fondait tout entière sur sa bouche, comme un fruit s’écrasant. Des odeurs de roses dans les cheveux, et au bout des doigts, elle l’entourait d’un vertige extraordinaire, le poussait à un abîme qu’il devinait frais et sombre, tout pareil aux frondaisons luxueuses d’un grand parc. Des sentiers sablés d’or se roulaient en spirales devant lui ; des bras nus, une forêt de bras nus, se nouaient à son cou ; il était caressé par une tresse de cheveux noirs flottants qui prenait la dimension d’une fumée d’incendie, et il ne pourrait plus s’échapper, car une mutine voix d’enfant lui criait :

— Porte-moi, mon frère, porte-moi, emporte-moi !

Laure le vit défaillir, elle eut pitié de ce passionné orgueilleux que les jeûnes et les luttes exténuaient.

— Pardonnez… je suis une cruelle, balbutia-t-elle, se remettant à ses genoux, pendant qu’il retombait à demi évanoui sur le fauteuil ; oh ! je vous ai fait du mal.

— Non, chère petite sœur, vous avez eu raison, au contraire, de dire cela… Vous avez rompu le charme, le démon s’est enfui ! Soit… je vous porterai… jusqu’en paradis.

Laure joignit les mains.

— Je vous obéirai, ne pleurez plus !

— Vous me le jurez, ma sœur ?

— Je vous le jure… à une condition (et elle baisa l’extrémité de l’écharpe du prêtre), c’est que votre sagesse ne vous fera pas plus de tort, auprès de Dieu, que ma folie, monsieur l’abbé !

Ils se sourirent, et, ranimé, le jeune homme se leva, se dirigea vers le seuil de la sacristie en disant :

— Quand j’aurai la force de reprendre ma croix, je reviendrai. Terminez votre œuvre, ma sœur chérie ! Les fleurs se fanent vite…