L’Art de diriger l’orchestre/01

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Librairie Fischbacher (p. 7-14).


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La principale œuvre inscrite au programme était la symphonie en ut mineur de Beethoven.

Cette symphonie a de tout temps été l’objet d’une prédilection particulière de la part des chefs d’orchestre. C’est leur concerto à eux, le morceau à effet où l’autorité de leur bâton se peut manifester avec le plus d’éclat. Aussi ont-ils tous l’ambition de la diriger ; mieux que cela, de la diriger bien. Par son caractère dramatique, l’œuvre appelle d’ailleurs une interprétation expressive : il ne suffit pas de l’exécuter. Il y a au fond une pensée qui veut être exprimée, un sentiment poétique qui, pour être difficile à analyser et à définir, n’en doit pas moins être rendu sensible. Schumann la comparait poétiquement à un de ces grands phénomènes de la nature qui nous remplissent de terreur et d’admiration. Il existe autour d’elle toute une littérature. Philosophes et poètes se sont ingéniés à expliquer le sens mystérieux de cette saisissante composition qui s’impose également à toutes les catégories d’auditeurs. Beethoven lui-même, du reste, semble avoir voulu provoquer le commentaire ; suivant son biographe Schindler, il aurait dit en parlant du thème initial : « Ainsi le Destin frappe à notre porte. » L’authenticité du mot a été contestée ; on a même prouvé plus ou moins définitivement que ce thème fatidique était tout uniment la notation d’un chant d’oiseau que Beethoven avait entendu dans une de ses promenades aux environs de Vienne et qu’il avait recueilli sans autre arrière-pensée que d’en tirer parti un jour ou l’autre.

Quoi qu’il en soit, l’idée du Destin et de la lutte avec lui correspond si bien au caractère impérieux de cette symphonie qu’elle en demeurera selon toute apparence inséparable à tout jamais.

Que Beethoven, au moment de la conception et de l’élaboration, ait été dominé par cette idée ou qu’elle n’ait eu directement et spécialement aucune influence sur le développement musical de l’œuvre ; qu’il ait voulu de propos délibéré exprimer certains sentiments sur ce thème philosophique ou qu’il se soit complu dans des rythmes énergiques et des harmonies systématiquement dissonantes simplement parce que ces rythmes et ces harmonies répondaient mieux à son tempérament vigoureux, violent même, ennemi surtout de toute fadeur et de toute affectation ; c’est une question que je ne me charge pas d’élucider t qui ne sera vraisemblablement jamais tranchée.

Il est certain que les commentateurs de la symphonie en ut mineur ont poussé quelquefois les choses à l’extrême. Ces gens ont une manie dangereuse, c’est de vouloir être toujours plus profonds que leur auteur. Ainsi Louis Nohl, dans sa biographie de Beethoven, éprouve le besoin de poursuivre jusqu’au bout l’application de l’idée du Destin dans la symphonie. Le premier thème c’est la Volonté qui s’affirme contre le Destin. La lutte s’engage ensuite, finalement la Volonté triomphe et donne à l’homme la Liberté. Le finale est l’hymne à la Liberté.

Dans un travail plus récent[1], cet ingénieux parallèle est poursuivi page par page, presque mesure par mesure, et l’on vous démontre copieusement que des rythmes et des harmonies dont le sens musical est tout naturel et très simple, ont été inspirés à Beethoven par des vues extraordinaires sur l’humanité et sa triste destinée.

Il est prudent de ne pas attacher aux élucubrations de ce genre plus d’importance qu’elles ne méritent.

En composant la symphonie en ut mineur, Beethoven, soyez en sûr, aura songé tout d’abord à écrire une belle œuvre, forte, originale, expressive surtout ; seulement comme il avait l’esprit naturellement porté à la rêverie philosophique, il se marque quelque chose de ses hautes aspirations dans ses chants et ses idées musicales. Comme l’a dit Victor Hugo :

Si vous avez en vous, vivantes et pressées,
Un monde intérieur d’images, de pensées,
De sentiments, d’amour, d’ardente passion,
Pour féconder ce monde, échangez-le sans cesse
Avec l’autre univers visible, qui vous presse !
Mêlez toute votre âme à la création…

Beethoven, justement, a beaucoup mêlé toute son âme à la création et c’est ce qui le fait si grand, si émouvant et si varié.

C’est lui-même qu’il nous dévoile dans ses admirables poèmes symphoniques, ce sont ses douleurs secrètes qu’il chante, ses colères concentrées, ses rêveries pleines d’un accablement si triste, ses visions nocturnes, ses élans d’enthousiasme, ses désespérances ; et cela est autrement attrayant que les spéculations plus ou moins philosophiques qu’on lui prête.

Il est du reste assez compréhensible, qu’en raison du monde de sensations qu’elle évoque en chacun de nous, cette symphonie ait plus qu’une autre tenté l’interprétation littéraire. Ce qui l’est moins c’est qu’en dépit du caractère si nette expressif de ses rythmes et de ses thèmes, elle ait fait dans le passé et fasse encore dans le présent l’objet d’interprétations si dissemblables.

C’est ainsi que le thème si caractéristique du début d’où dépend l’allure de tout le premier mouvement, – allegro con brio, – a été et est encore très diversement compris.

Suivant la tradition la plus répandue, sinon la plus authentique, – rattachée précisément à l’idée du Destin, – Beethoven voulait ce début très large, presque solennel. D’illustres musiciens ont cependant compris ce début tout autrement. Ainsi Mendelssohn, d’après les souvenirs de ceux qui l’ont connu dans sa période directoriale à Leipzig, prenait le début dans un mouvement assez rapide, conformément à l’indication initiale : allegro con brio.

Jules Rietz, qui fut un des plus remarquables chefs d’orchestre de l’Allemagne il y a quelque trente ans, donnait au contraire une grande importance aux trois premières croches et prolongeait extraordinairement le point d’orgue.

Schumann, lui, était à ce point préoccupé du caractére à donner à ce dessin, qu’il interrogea un jour les tables tournantes sur le mouvement qu’il convenait de lui donner.

Cela se passait vers 1853, à l’époque où les tables tournantes et le spiritisme faisaient fureur dans toute l’Europe.

Une lettre à son ami Ferdinand Hiller, alors à Paris, raconte naïvement cette importante consultation des esprits :

« Hier nous avons fait tourner les tables ! Quelle puissance merveilleuse ! Pense donc ! j’ai demandé à la table le rythme des deux premières mesures de la symphonie en ut mineur. La table a hésité longtemps, enfin elle frappa :


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\override Staff.Clef #'transparent = ##t
\override Staff.StaffSymbol.stencil = ##f
\autoBeamOff
\time 4/8 
\partial 8 s8 | r8 a a a | 
\time 4/4 a1 |
}


d’abord très lentement. Je lui fis alors remarquer que le mouvement était plus rapide, sur quoi elle le marqua une seconde fois plus vite, dans le mouvement exact. »

Pauvre Schumann ! Qu’avait-il besoin de l’indication des esprits, puisqu’il la rectifiait aussitôt après, suivant ce qu’il avait entendu à Leipzig sous la direction de Mendelssohn ?

J’ignore quel était le mouvement d’Habeneck, mais il est à croire qu’il accentuait fortement le rythme du dessin dans un mouvement relativement rapide si l’on s’en rapporte à l’exécution actuelle de la symphonie au Conservatoire de Paris où la tradition d’Habeneck s’est, dit-on, fidèlement conservée.

L’allure des autres parties dépendant beaucoup de celle du premier morceau, toute la symphonie est aujourd’hui encore exécutée à Paris avec plus de vivacité et d’éclat que de vigueur et de force d’expression.

En cette matière, il est d’ailleurs très difficile de dire le mot définitif. L’expression importe-t-elle plus que l’animation du tableau ? On peut discuter à perte de vue là-dessus, sans profit aucun. Ce qui paraît expressif à un public français facilement impressionnable, laisse froid un public belge, allemand ou anglais dont la sensitivité est moins subtile ; et réciproquement, ce qui passe pour fort et vigoureux auprès des publics du Nord, donne souvent l’impression de lourdeur à ceux du Midi.

Nous touchons ici à la question de nationalité dans l’art, beaucoup plus importante qu’il ne semble au regard du sujet spécial qui m’occupe, je veux parler de l’exécution orchestrale. Indépendamment des particularités de forme, des prédilections rythmiques et harmoniques propres à chaque peuple et qui résultent du tempérament, de la race, des traditions particulières de chacun d’eux, la nationalité s’accuse encore spécialement, dans l’interprétation de la pensée écrite, par un accent particulier d’où dépend en grande partie le caractère de celle-ci.

Comparez entre eux deux recueils de mélodies populaires françaises et allemandes, vous serez frappé tout d’abord par les formules rythmiques et mélodiques qui reparaissent incessamment de part et d’autre et forment en quelque sorte le type de la mélodie propre aux deux pays. Nous avons là la caractéristique fondamentale de la nationalité en musique.

Ce n’est pas tout : passons à l’exécution. Faites dire alternativement par un chanteur français et par un allemand la même mélodie, soit française, soit allemande ; vous serez surpris, au delà de toute attente, des différences qui se manifesteront non seulement dans l’expression donnée au même chant par ces deux interprètes, mais encore dans la façon de le rythmer et de le phraser. Le contraste devient plus sensible à mesure qu’on s’éloigne des formes usuelles de la musique du centre de l’Europe ; en passant, par exemple, à la musique hongroise, russe ou espagnole. Là, les types mélodiques et harmoniques sont généralement très caractérisés ; ils sont peut nombreux, il est vrai, et assez uniformes, seulement ils acquièrent une variété et une couleur souvent extraordinaire par la façon particulière aux nationaux de les exécuter. Qui ne les a pas entendus par des artistes du pays ne peut soupçonner vraiment toute leur richesse.

Ceci est vrai non seulement pour la musique populaire ; cela s’applique également aux œuvres de style. L’andante de Beethoven ne se conçoit pas en dehors de la mélodie allemande, naïve et simple. La symphonie de Haydn est inséparable des chansons bon enfant et des danses populaires du pays viennois. Jouez Haydn sans le rythmer fortement, il perd toute couleur et tout nerf ; interprétez Beethoven avec trop de recherche, il s’affadit, il perd toute grandeur.

L’essentiel est donc, dans l’interprétation instrumentale, de saisir et de rendre l’accent de la musique qu’on joue. Il y a vingt ans, personne n’entendant Schumann en France. On le déclarait inintelligible ; pièces de piano, mélodies, symphonies ou quatuors, tout paraissait, chez ce maître, également obscur. La raison : on accentuait mal sa musique. Il suffisait d’un thème ou d’un dessin exposé sans l’expression juste pour enlever sa couleur à l’ensemble de la composition qui restait ainsi lettre close pour l’auditoire. Le même phénomène se produit actuellement pour Wagner, dont les thèmes, généralement, ne sont pas dits comme il faudrait qu’ils le fussent. Il en résulte qu’à l’audition ces thèmes paraissent ne pas s’enchaîner ; la juxtaposition de plusieurs motifs produit l’effet d’un inextricable tissu de dessins mélodiques qui se contrarient.

Ce n’est qu’à la longue, par l’étude plus attentive des partitions, par la connaissance plus intime de l’esprit particulier et des types mélodiques et harmoniques de chacune d’elles, et aussi par l’audition de ces œuvres dans les théâtres et par les orchestres qui ont reçu directement les indications de l’auteur, que nos chefs d’orchestre se mettront au fait des nuances d’expression et de rythme sans lesquelles les plus belles mélodies demeurent une succession de sons dénués de signification, d’esprit et de mouvement.

  1. Le Van Beethoven, par W.-J. de Wasiclewski Berlin. Brachvogel et Ranft, Berlin 1888.