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L’Au delà et les forces inconnues/Chez M. Henri Becque

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 188-193).


CHEZ M. HENRI BECQUE


Henri Becque et la littérature mystique et décadente. — Seuls ses confrères sont arrivés à l’endormir.


M. Henri Becque a beau n’être plus, il vit par ses œuvres et je regrette qu’en dehors de ses pièces de théâtre, on n’ait pas recueilli ses chroniques mordantes et même certaines de ses conversations. La France aurait possédé ainsi un satiriste de plus.

C’est à un enterrement que je rencontrai pour la première fois M. Henri Becque, qui aimait assez la danse du scalpel. Il avait un visage de jour d’émeute. En effet, en ce moment, l’agitation des étudiants battait son plein sur la rive gauche. Le grand et spirituel mécontent que fut ce vigoureux dramaturge s’ouvrit à moi avec une familiarité charmante.


— On ne peut pas dire que le mysticisme soit une réaction, expliqua-t-il. Un mouvement ? Même pas. C’est plutôt un petit groupe qui cherche de la nouveauté… La plupart sont des sans famille qui se jettent au sein du Mystère, comme les enfants aux bras d’une mère.

— Sont-ils des malades ?

— Pas précisément. Mais, ils manquent de point d’appui, de soutien dans la vie. Il est incontestable que l’isolement excite leur nervosité spéciale… Mais qui n’est pas nerveux de nos jours ? Ils s’imaginent que le mystère les apaisera. En fait de mystère, c’est l’émeute d’aujourd’hui qui me passionne… Je vais devenir mystique d’une certaine façon au Boulevard Saint-Michel.


Depuis j’allai plusieurs fois voir M. Henri Becque au deuxième étage qu’il occupa rue de l’Université. Si le cerveau de l’écrivain était admirablement meublé, il n’en était pas de même pour son appartement où les huissiers n’avaient guère laissé que la table et quelques chaises.


L’auteur des « Corbeaux » était assis à sa table de travail encombrée de papiers et de livres. Sa physionomie âpre et vigoureuse reste inoubliable, avec ses cheveux gris dressés sur son front, sa bouche puissante, ses narines larges, surtout ses yeux d’un bleu sentimental que durcirent les cruautés injustes de la vie, au point de les faire ressembler à deux médailles d’acier.

— N’oubliez donc pas que je suis un vieux Parisien, peut-être un boulevardier ; même… surtout un Français !…

— Vous avez dû, évidemment, remarquer le penchant de la jeunesse vers le Mystère ?

— Eh bien, je ne vois rien là de très nouveau… Je suis affligé de ce que des intelligences distinguées se laissent aller à de telles fantaisies. Ce penchant ne mène à rien. À présent, le matérialisme triomphe, en science surtout. Ce n’est pas comme autrefois. Il n’y a plus de place aujourd’hui pour la Chimère ; de plus n’oubliez pas que nous autres, Français, nous avons le sens pratique très développé ; la Chimère et nous ne faisons pas bon ménage ensemble. Les fanatiques veulent qu’il y ait du Mystère partout, même où il n’y en a pas… Au fond ils couchent avec leurs cuisinières !… Je comprends le succès de ces théories en Russie. Probablement, il y a là-bas beaucoup de brumes. Cela développe un certain état d’âme nébuleux. Nous autres, Français, nous cherchons à nous rendre compte de tout, nous sommes maîtres de notre intelligence, comme du monde extérieur et nous voulons limiter le plus possible ce Mystère à qui d’autres accordent un terrain qui ne lui appartient plus. Vous me demandez ce qui s’est passé au ciel ?… Je n’en sais rien. J’ai bien assez de me préoccuper de la terre !… En tout cas, ce qui me révolte ce sont ces réputations surfaites dans ces milieux surchauffés… M. de Vogué comparé à Lamartine, c’est à pouffer de rire !… Quoi ?… »

Et Henri Becque pouffa lui-même de ce rire éclatant et tranchant qu’il est impossible d’oublier, et qui soulignait ce « quoi », — ce « quoi, » pareil dans sa bouche à un aboiement qui accompagne une morsure…

— Vous condamnez donc tout à fait ceux dont les pensées sont tendues vers l’Au delà ?…

— Je ne suis pas un critique. Si j’ai parfois vertement réprimandé certaines personnalités, ce n’est pas sur les jeunes gens que j’ai daubé mais sur les vieux et les puissants. J’aime beaucoup la jeunesse… — Le monde, comprenez-vous, se compose de fonctionnaires soit dans les finances, soit dans les lettres, soit dans la politique, soit dans la science. Ceux qui restent en dehors n’ayant aucune influence officielle, ce sont ou des poètes, ou des chimériques. Il ne faut pas les dédaigner et on aura plus vite oublié tel ministre à la mode, ou tel critique dramatique patenté que Victor Hugo ?… Quoi ?… Dans mon coin, ici, je me livre à des recherches qui intéressent un petit nombre de lettrés ; n’ai-je pas compulsé tous les « Hamlet » pour une étude de quelques pages ?… Hélas ! est-ce que je ne fais pas des vers !… Il arrive un moment dans la vie où chacun commence à réfléchir, à songer d’où l’on vient, où l’on va, ce que l’on est… Tout cela Mystère !… Quoi ?… »

Henri Becque avait quitté son ton d’ironie et peu à peu il se laissait aller à cette mélancolie que suggère l’Inconnu. Il me dit quelques vers d’une sûreté de rythmes classiques et d’une beauté intérieure dans le goût des sonnets de Sully Prudhomme… Je profitai de cette accalmie de parisianisme aigu pour poser discrètement la question bien moderne de la suggestion.

— La suggestion, l’hypnotisme, le spiritisme… Quoi ? On m’a raconté bien des choses curieuses… On ne sait pas encore tout. Pour ce qui est de m’endormir, jusqu’à présent mes confrères seuls s’en chargèrent…

Henri Becque se plaît à fuir ce terrain vague du mysticisme, il s’échappe vers la littérature, fait une querelle aux jeunes écrivains de ne pas conserver de rythmes fixes. — « Là-dessus je suis de l’avis de ce bon Coppée » termine-t-il.