L’Au delà et les forces inconnues/Le mauvais gîte de Jean Lorrain

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 69-74).



LE MAUVAIS GITE DE JEAN LORRAIN


Les revenants de la rue de Courty.


Les hommes de lettres, et plus spécialement ceux que l’on nomme « les artistes » deviennent des sensitifs aigus et en quelque sorte des médiums. Cet état d’âme ou plutôt de nerfs est la suite naturelle du métier et de la vie. Ils arrivent à être des « visionnaires » à force de chercher à exprimer avec intensité et relief leurs visions. Dans une de ses lettres à Louise Colet, Gustave Flaubert raconte que plusieurs fois, dans l’excitation qui accompagne la création littéraire, il côtoya les vertiges de la pensée. Encore Flaubert n’était-il pas, comme le fut M. Jean Lorrain, un buveur d’éther. Celui-ci nous conta les hallucinations terribles et exquises de ce M. de Phocas, qui nous fait rêver à des Esseinte, à Gilles de Rais et à… Oscar Wilde ; il devait entrer en contact avec les stryges de l’occultisme et les incubes de la magie noire.

Pour les occultistes les idées sont des forces, des êtres ; nos pensées créent autour de nous des fantômes très réels qui peuvent ensuite nous assaillir. Tel a été, je pense, le cas de Jean Lorrain qui, à force d’évoquer les voluptés cruelles et les péchés de Byzance, a fini par les « voir »…


Et l’enchanteur souffrit de son enchantement.


De Venise, cette délicieuse ville-fantôme, m’est arrivée la confession du Raitif de La Bretonne moderne. Je veux lui laisser toute sa saveur.



« Mon cher ami,


» Votre lettre me joint à Venise où, depuis vingt jours, j’essaye de rompre l’envoûtement du boulevard et d’oublier les potins de répétitions et de coulisses dont la « magie » m’excède sans m’enchanter.

» C’est loin des larves de la critique, des Empuses des premières et des vampires en rupture de cimetière romantique… qui, tel XXX (ne le nommons pas) s’obstinent à trouver du génie à Rostand, que je dois me faire violence pour vous répondre.

» Vous parler de phénomènes d’apparition et d’envoûtement dont je pourrais avoir été l’objet ?

» Mais, mon cher ami, vous en savez là-dessus autant sinon plus que moi, puisque, dans un temps déjà lointain, vous m’avez connu hanté et obsédé de larves (c’est vous qui me l’avez appris) dans un logis dont l’atmosphère était, parait-il, un bouillon de culture de forces aussi invisibles que malfaisantes. Vous m’avez même révélé que vous avez bien voulu faire en pleine Camargue des exorcismes pour me libérer de mes hantises.

» Il est vrai que j’étais alors tourmenté d’asiez sez étranges troubles nerveux ; je les attribuais à l’éther, dont j’étais un grand buveur, votre sagacité leur voulait une cause plus mystérieuse.

» Les terreurs et les angoisses dont j’étais alors victime, je les ai consignées dans un livre, Sensations et Souvenirs, et je les ai particulièrement décrites dans la partie intitulée « Contes d’un buveur d’éther ». Un de ces contes vous est même dédiée un autre à Huysmans, le « Mauvais Gîte » bizarre appartement de la rue de Courty, que j’habitais alors (il donnait sur les jardins du ministère de la guerre) et où vous m’avez trouvé si malade et si troublé.



Les revenants de la rue de Courty.


» Mes nuits y étaient atroces… J’y avais des troubles de la vue et de l’ouïe… Le silence de la chambre était hanté de pas, on y marchait dans les murs, les rideaux s’écartaient sous l’effort de mains invisibles, les portes s’ouvraient d’elles-mêmes, et cela quand la chambre était obscure. Était-elle éclairée, des pieds nus surgissaient dessous les portières, des mains de femmes s’insinuaient hors des tentures.

» Je dus aller coucher à l’hôtel et quitter enfin ce déplorable appartement.

» Vous vouliez voir dans ces phénomènes des manifestations de l’Inconnu, j’y voyais surtout des suites de surmenage et d’abus d’éther.

» Mais, chose extraordinaire, cet appartement fui, après mon départ, loué à un brave et vieux célibataire, un retraité des douanes, qui, en six mois, y devint fou et, finalement, s’y suicida.

» J’ai su depuis que l’appartement néfaste avait été, avant moi, la garçonnière, ou plutôt la pigeonnière, l’entresol d’aventures et de rendez-vous d’un commis-voyageur de Lyon, qui, appelé fréquemment pour ses affaires à Paris, y menait une vie de bâtons de chaise… et voilà.

» Étaient-ce des râles des ex-victimes de Lousteau, qui s’acharnaient après moi ? Concluez vous-même. Bref, les ténèbres de cet appartement étaient terriblement grouillantes et sa solitude bizarrement peuplée.

» Depuis j’ai connu les mornes ennuis des maisons de santé, mes abus d’éther m’avaient mis entre les mains de chirurgiens, et voilà, mon cher Bois, tout ce que je puis vous dire d’un peu sensé sur mes démêlés avec l’Au delà.

» Voulez-vous me croire très votre ami et grand admirateur de vos « Visions de l’Inde ».

» Jean Lorrain. »
» Venise, 23 octobre 1901. »