L’Au delà et les forces inconnues/Les doutes de M. Jules Lemaître sur la télépathie et les envoûtements

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 138-147).


LES DOUTES DE M. JULES LEMAÎTRE SUR LA TÉLÉPATHIE & LES ENVOÛTEMENTS


Les conférences de Jules Bois à la Bodinière. — La télépathie ne serait-elle que coïncidence ? — L’envoûtement collectif des bonnes volontés.


M. Jules Lemaître ne s’en laisse pas accroire ; il flaire avec quelque méfiance les sciences psychiques. Il en est pourtant curieux jusqu’à un certain point et plus qu’il ne veut le dire. Plusieurs fois je l’aperçus m’épiant avec bienveillance d’ailleurs, mais avec scepticisme, pendant mes conférences à la Bodinière sur la télépathie et l’envoûtement. Quoique en désaccord sur des questions capitales, comme on sait, avec M. Anatole France, il se rencontre avec lui, dans le doute en face des grands problèmes mystiques. M. Jules Lemaitre est, en effet, un des rares qui n’admettent guère la télépathie. Autant il est mal porté — et à juste titre, — d’être spirite fanatique, autant il est à la mode de faire les yeux doux à la télépathie. Voilà enfin un merveilleux de bon ton. N’importe, M. Jules Lemaitre n’a pas voulu donner dans ce snobisme, car ce serait pour lui un snobisme seulement, puisqu’il n’a aucun goût pour les hallucinations véridiques ou non.

Voici telle quelle, écrite de sa main, son opinion. Je la transmets à mes lecteurs.


« Vous savez que, depuis quelques années, M. Jules Bois s’est fait, de l’occultisme, une agréable, et piquante a spécialité. » En jolies phrases très « écrites », il avertit les « belles madames » qu’il y a « entre ciel et terre, » selon le mot de Shakespeare, « plus de choses que n’en peut comprendre notre philosophie. » Il leur développe avec suavité les rites obscènes et sanglants de la messe noire et les diverses facons de faire apparaître le diable. Ce jeune Phocéen à l’œil vif et doux n’a rien du tout d’un sorcier, et son aspect n’est point ténébreux. Je fus l’entendre mercredi dernier à la Bodinière. L’assemblée était élégante et nombreuse. Onctueux, harmonieux et malin, d’un ton de prêche et d’une voix chantante, avec un léger accent méridional qui abrège les diphthongues et entr’ouvre les é fermés, il nous dit ce que c’était que l’envoûtement en général et, en particulier, l’envoûtement d’amour.

» Il nous pria d’abord de considérer que l’envoûtement moral, c’est-à-dire l’influence d’une volonté sur une autre, est un fait des plus communs : qu’on a vu souvent une volonté forte s’emparer d’une volonté faible, l’entraîner, l’envelopper ; et, à ce propos, il eut le tort de faire venir le mot « envoûtement » du mot latin involvere. Puis, quittant les métaphores, il en vint à la description de l’envoûtement traditionnel, qui est l’envoûtement de haine.

» Vous connaissez l’opération. On prend de cire vierge, c’est-à-dire qui n’ait pas servi d’autres usages ; car, étant vierge, elle pour mieux s’imprégner de votre volonté. Avec cette cire, vous façonnez une figurine à la ressemblance de l’être que vous haïssez. Vous l’habillez de morceaux d’étoffe empruntés aux vêtements de votre ennemi ; si vous pouvez vous procurer quelques-uns de ses cheveux et une de ses dents pour en meubler le crâne et la bouche de ladite poupée, c’est au mieux. Après quoi, tout en récitant des formules magiques d’imprécation, vous charcutez longuement, avec des épingles ou des aiguilles à tricoter, les diverses parties du corps et, spécialement, le visage de la statuette (in vultum) ; et votre ennemi ressent les plus atroces douleurs aux endroits correspondants de son corps et de son visage. Enfin, vous jetez la statuette dans le feu, et votre ennemi meurt du coup.

» Cependant, il arrive quelquefois qu’il n’en meurt pas, » ajoute M. Jules Bois avec un sourire qui lui vaut immédiatement ma sympathie.

» L’opération décrite, M. Jules Bois annonce qu’il en va donner « l’explication psychologique, puis l’explication scientifique. » Il l’explique, dis-je, après avoir confessé qu’elle n’a pas accoutumé de réussir : et peut-être y a-t-il là une petite contradiction.

» J’avoue que je n’ai pas très clairement compris l’« explication psychologique ; » M. Jules Bois non plus, à ce qu’il m’a semblé. Entendons-nous : ce qui est à expliquer ici, ce n’est pas l’antique illusion, commune aux nègres fétichistes et à quelques-unes des élégantes habituées de la Bodinière, qui nous fait insérer une âme dans des objets inanimés et leur attribuer une vie, un pouvoir et des propriétés qu’ils n’ont point. Ce dont il faudrait nous rendre raison, ce serait l’opération même de l’envoûtement, — si elle réussissait. Or, je ne pense pas que la réussite en ait jamais été constatée, et le jeune mage de Marseille nous l’explique tout de même ! C’est cela qui m’a un peu déconcerté.

» Il est vrai que son « explication psychologique » ne le compromet guère. Elle est excessivement vague. Elle m’a paru revenir à ceci : « Tout se tient dans le monde ; les âmes agissent les unes sur les autres ; les corps pareillement ; et les âmes sur les corps, et les corps sur les âmes. Tout mouvement se prolonge et a des retentissements à l’infini. Tout est mystère… Tout est possible… Qui sait ?… Que savons-nous ?… Et voilà pourquoi votre fille est muette, et pourquoi on peut tuer un homme en charcutant son effigie. »

» L’« explication scientifique » est plus… imposante. Selon M. Jules Bois, V a extériorisation de la sensibilité » et la « télépathie » rendraient aisément compte du succès, — supposé, — de l’envoûtement.

» Le jeune et intrépide démonologue nous rappelle que des savants « très sérieux », s’exerçant sur des malades, ont pu transporter hors des corps de ces pauvres diables, à plusieurs centimètres de distance, le siège invisible de leur sensibilité ; puis mettre cette sensibilité elle-même en bouteille, ou l’incorporer dans un morceau de cire : en sorte que le sujet, parfaitement insensible si on lui piquait la peau, souffrait cruellement si l’on agitait l’eau ou si l’on transperçait la cire, et qu’il tombait en pâmoison si l’on jetait l’eau ou la cire dans le feu.

» Moi, je veux bien. Seulement… j’ai assisté plusieurs fois à ces séances de sorcellerie « scientifique », et j’affirme que, chaque fois, ou les expériences ont raté (et notamment celle de l’extériorisation de la sensibilité), ou, quand elles réussissaient, elles pouvaient s’expliquer entièrement, soit par la complicité et la rouerie du « sujet », soit par l’innocence et la crédulité de l’expérimentateur. Je ne dis rien de plus : je ne doute point de la sincérité des savants dont M. Jules Bois a aligné, en guise d’arguments, les noms respectables ; mais je voudrais être plus persuadé de leur sang-froid et de leur lucidité d’esprit. Et comme je ne puis pas recommencer moi-même leurs expériences (serais-je sûr, d’ailleurs, d’y demeurer plus lucide et plus clairvoyant qu’ils n’ont peut-être été ?), je suis bien obligé de suspendre mon jugement. Je ne nie pas ; je sais que nous ne savons pas tout ; mais je crois savoir quelles choses nous ne savons pas.

» Quant à la « télépathie », sur laquelle les Anglais s’excitent en ce moment, c’est, tout en gros, l’apparition, à travers de grandes distances, d’une personne à une autre. Cela se passe généralement quand la personne apparue est sur le point de mourir. On conserve, dans beaucoup de familles, le souvenir de phénomènes de ce genre. Et cela est mystérieux, sans être, proprement, « extraordinaire ; » car l’hallucination est « un fait. » Ce qui est singulier, c’est que l’hallucination survienne, quelquefois, juste au moment de la mort de l’être lointain qui vous devient tout à coup présent. Mais, naturellement, on ne retient que ces coïncidences et on néglige les cas d’où elles sont absentes. Ce qui serait décidément « extraordinaire, » ce serait qu’une personne éloignée de nous nous apparut à l’heure qu’elle voudrait et par un effort de sa volonté. Et je ne pense pas qu’un fait de cette espèce ait encore été constaté « scientifiquement. »

» Quoiqu’il en soit, — et voulant bien oublier que l’envoûtement n’a aucun besoin d’être expliqué puisqu’il n’est pas certain qu’il ait jamais produit son effet, — je ne vois pas trop quelles lumières l’extériorisation de la sensibilité et la télépathie, phénomènes douteux eux-mêmes, apporteraient dans la question. Car, jusqu’ici, on n’a pu extérioriser la sensibilité que de gens malades, très malades, et à de fort petites distances : le truc ne serait donc d’aucun secours contre un ennemi éloigné et sain. Et, d’autre part, la télépathie, si nous admettons qu’elle se puisse pratiquer « à volonté » et que nous soyons capables de tuer de loin un ennemi à force de le vouloir, rendrait tout à fait inutiles la poupée de cire et les piqûres. Alors ?…

» Le jeune et doux occultiste passe à l’envoûtement d’amour, dont les rites sont, à peu de chose près, les mêmes que ceux de l’envoûtement de haine. La seule différence, c’est que l’amoureux tripote, torture et lie la statuette de cire, non pour faire du mal au modèle, mais pour en prendre possession, et qu’il la jette au feu, non pour tuer l’objet aimé, mais pour faire a fondre » son cœur.

» La péroraison du discours a été fort brillante. Revenant à l’envoûtement métaphorique, que personne ne nie, M. Jules Bois nous a assurés que « l’envoûtement collectif des bonnes volontés créerait le salut du monde. » Et cela est ingénieusement dit ([1]). »

Cependant l’enquête que je fis paraître au Matin semble avoir ébranlé les convictions négatrices de M. Jules Lemaître. L’éminent critique ne s’oppose plus en principe à ces études. Comme ses voisins dans la deuxième partie de ce livre, consacrée aux sceptiques, il se contente, d’ignorer et d’attendre. Voici son dernier billet.



« Cher monsieur Jules Bois,


» Si je crois au spiritisme et à la télépathie ? Je ne sais pas ; je n’ai « aucune anecdote personnelle à cet égard. » J’ignore, voilà tout, mais quoique ignorant, je n’ai aucun parti pris.

» Croyez à mes sentiments dévoués.

» Jules Lemaître.
» 22 octobre 1901. »

  1. Lire dans le Satanisme et la Magie et le Monde invisible la théorie et les scènes reconstituées de l’Envoûtement de haine et d’amour.