L’Empereur Frédéric II

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L’Empereur Frédéric II
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 426-453).
L’EMPEREUR FRÉDÉRIC II

La grande histoire d’Allemagne que poursuit M. Zeller, depuis déjà longues années, est arrivée à son cinquième volume[1]. Avec celui-ci, l’histoire de l’Allemagne, au moyen âge proprement dit, se termine sur la dernière lutte entre la papauté et l’empire, lutte désespérée, dont les convulsions ébranlent toute l’Europe chrétienne et réduisent les deux adversaires à un tel degré d’épuisement, que l’empire est mûr pour le grand interrègne et l’église pour la captivité d’Avignon. Les deux maîtresses colonnes de l’édifice social étant brisées, la double religion de l’empire et de l’église, qui avait été la vie morale du moyen âge, étant détruite, on peut bien dire que le vrai moyen âge est fini.

Deux grands noms dominent cette période de cinquante-trois ans (1197-1250) : au début, Innocent III, la plus haute et la plus imposante personnification de la théocratie; ensuite, Frédéric II, en qui les ambitions impériales atteignirent leur maximum et furent le plus près de se réaliser. Innocent III est, dès longtemps, le mieux connu des deux. Il est difficile, après les nombreux travaux qu’il a inspirés, surtout en Allemagne, d’ajouter aux traits essentiels du pontife qui fonda la souveraineté absolue du pape sur l’église et parvint presque à fonder la souveraineté absolue de l’église sur l’Europe. Il fut comme une sorte de calife des chrétiens, un autre commandeur des croyans à la fois grand-prêtre et sultan, associant le glaive temporel au glaive spirituel, dépositaire des clefs du ciel et de l’enfer, en même temps disposant presque à son gré des royaumes de la terre, frappant à la fois les rebelles des foudres de l’anathème et des foudres de la croisade, courbant sous sa parole sacerdotale et impériale même les rois de France, — pour ne citer que les plus puissans, — faisant et défaisant les empereurs d’Allemagne, dirigeant souverainement la diplomatie et les armes de la chrétienté, si bien que son règne vit s’accomplir trois des plus grands événemens du moyen âge : la dévastation de la France méridionale, la défaite des Maures d’Espagne, la conquête de l’empire grec par les Latins.

C’est seulement à la fin du pontificat d’Innocent III qu’apparaît l’homme qui devait opposer aux prétentions du saint-siège des prétentions égales, et, en y brisant son empire, briser en Europe l’omnipotence de l’église. Innocent III est, sinon le plus grand, du moins le plus brillant des papes du moyen âge; mais, dans la série des pontifes qui, depuis Grégoire VII jusqu’à Boniface VIII, depuis l’humiliation de l’empire, à Canossa, jusqu’à l’humiliation de la papauté, à Anagni, ont réussi, par une série d’efforts continus et tenaces, à reconstituer, au profit du saint-siège, le despotisme des césars romains. Innocent III n’est pas unique. Beaucoup de ses prédécesseurs, qui n’eurent pas un règne aussi long ni des succès aussi éclatans, ont montré cependant les mêmes mérites d’habileté diplomatique et de fermeté dominatrice.

Au contraire, Frédéric II, par sa naissance même, qui unit dans ses veines le sang d’un empereur souabe et d’une princesse napolitaine, par son éducation sicilienne, presque arabe, par ce retour, dans sa constitution physique[2] et dans ses conceptions intellectuelles, à un type italien et latin, antique et classique, par ce scepticisme religieux qui fait de lui une étrangeté et presque une anomalie au milieu de la foi universelle et de la dévotion aveugle du moyen âge, Frédéric II est un personnage tout à fait extraordinaire. A certains égards, on ne le croirait pas un contemporain de saint Louis, mais plutôt de Louis XV. Voltaire aurait pu lui emprunter plus d’un trait pour son Orosmane. L’empereur souabe Frédéric II fait penser, à plus de cinq cents ans d’intervalle, au roi de Prusse Frédéric II. Il se détache si vigoureusement dans la série des césars germains du moyen âge, qu’on pourrait bien lui donner le surnom que l’admiration des Allemands a décerné à son homonyme du XVIIIe siècle : Frédéric l’UNIQUE[3].


I.

Les débuts de Frédéric furent des plus humbles. Après la mort de son père, Henri VI, l’empire subissait une sorte d’éclipse: l’Allemagne était en proie aux guerres civiles suscitées par la rivalité de Philippe de Souabe, frère de l’empereur défunt, et d’Otton de Brunswick, chef de la maison guelfe. Au contraire, la papauté était dans tout l’éclat de sa puissance, avec un pape jeune, destiné à un long règne, ardent et impérieux, qui semblait comme le vrai successeur des Auguste et des Trajan, et dont les légats, comme les légats des anciens empereurs, faisaient trembler les peuples et les rois.

Frédéric, âgé de trois ans à la mort de son père Henri, de quatre ans à la mort de sa mère Constance[4], placé par le testament de celle-ci sous la tutelle du pape, ne semblait même pas devoir garder son royaume des Deux-Siciles, état vassal et tributaire du saint-siège. Innocent III déclarait exercer cette tutelle moins en vertu du testament de la mère, qu’en vertu de ses droits de suzerain et de véritable souverain du royaume : jure regni. Encore l’effacement de Frédéric n’assurait-il pas la paix à son enfance. Dans les luttes entre le pape et les prétendans à l’empire, plus d’une fois des margraves allemands supplantèrent, à Palerme, les légats d’Innocent, pour être ensuite remplacés par ceux-ci : en sorte que le jeune roi, suivant les vicissitudes de la guerre, passait comme un jouet des mains des ennemis héréditaires de sa famille, les partisans d’Otton, aux mains des ennemis éternels de l’empire, les agens du saint-siège.

Dans l’ardente compétition pour le diadème de Charlemagne, qui pouvait penser à l’orphelin? Son tour vint cependant. Quand Innocent III, pour mieux user l’empire, fut parvenu à user successivement deux empereurs, Philippe et Otton, le Souabe et le Brunswickois, le pape, cherchant un rival à opposer à ce dernier, jeta les yeux sur ce jeune homme inconnu et en apparence insignifiant, âgé alors de dix-sept ans, qui languissait à Palerme. De ce petit roi des Deux-Siciles, resté alors si complètement étranger à l’Allemagne, il résolut de faire un césar. Frédéric put donc aspirer à l’empire, mais seulement en vertu de cette maxime pontificale que « l’empire n’appartient pas à celui à qui l’Allemagne le donne, mais à celui à qui le pape le décerne. » Vassal docile à Palerme, on espérait qu’il serait vassal docile à Francfort. Le petit-fils du redoutable Barberousse, le fils du violent Henri VI, de l’empereur à qui ses cruautés avaient valu le surnom de Cyclope, devenu un simple client du saint-siège, choisi par le pape précisément parce qu’il était pauvre et mendiant (mendicus et pauper), soutenu, mais humilié, accablé, de la hautaine protection du souverain-pontife, escorté et tenu en lisière par un des légats romains, partit pour l’Allemagne, salué d’avance par son rival, Otton de Brunswick, du surnom de « roi des prêtres. »

Le petit roi des prêtres, en Allemagne, ne chemine d’abord que sur les terres d’église. Il a pour premiers alliés l’évêque de Coire et l’abbé de Saint-Gall. De leurs mains, il passe dans celles de l’évêque de Constance, puis de l’évêque de Bâle. L’évêque de Strasbourg accourt au-devant de lui avec cinquante cavaliers. Le voilà sur les terres des archevêques-électeurs, des évêques de Worms et de Spire; nourri de l’autel, d’archevêché en évêché, et d’évêché en abbaye, sans s’écarter du cours du Rhin, le fleuve ecclésiastique par excellence, qui n’arrosait alors que terres d’église et qu’on appelait « la rue des prêtres, » le candidat pontifical fait de rapides progrès. Dieu et le pape travaillent pour lui. Avant d’avoir eu à livrer une seule escarmouche à son rival de Brunswick, avant de s’être rencontré une seule fois en face de lui, Frédéric se trouve avoir remporté sur lui une grande victoire, une victoire gagnée loin de son camp, pour laquelle il n’a pas eu la peine de combattre et où la diplomatie pontificale a triomphé pour lui.

M. Zeller s’est étudié à montrer comment la bataille de Bouvines, qui est un des grands faits de l’histoire de France, est un fait encore plus considérable de l’histoire européenne. Dans sa lutte contre les deux souverains excommuniés d’Angleterre et d’Allemagne, contre l’impie Jean sans Terre et le rebelle Otton IV, Philippe-Auguste se trouve être le champion de la papauté. Indirectement, il combat donc pour le protégé de celle-ci, le jeune Frédéric. C’est par des mains françaises qu’Otton est jeté à bas de son cheval, c’est devant l’oriflamme, devant la bannière de l’abbaye de Saint-Denis, qu’il prend la fuite, et c’est sur un champ de bataille français que Frédéric a conquis la couronne impériale. Son rival, qui n’a dû son salut qu’à son cheval, trouve l’Allemagne tout entière soulevée contre lui ; il n’obtient un asile que dans la ville de Cologne, où lui-même et son impératrice sont nourris par la charité des bourgeois, et étroitement surveillés par eux. Après quelques tentatives infructueuses, il meurt sur ses terres de Brunswick. il meurt après s’être réconcilié avec l’église, après avoir accepté une flagellation en expiation de ses péchés, et au chant du Miserere entonné par les moines cisterciens.

Le bon jeune homme que le pape avait conduit par la main au sacre impérial ne se montre pas ingrat. D’ailleurs ce n’est pas le moment. Innocent III est alors à l’apogée de sa puissance ; il préside le concile œcuménique de Latran ; entouré des représentans de l’église universelle, il lie et délie, décrète une nouvelle croisade contre les infidèles, excommunie les barons d’Angleterre ligués contre leur tyran, prononce la déchéance du comte de Toulouse et partage ses états entre les croisés du midi, confirme les statuts des dominicains et des franciscains, qui mettent à sa disposition deux redoutables milices, affirme plus orgueilleusement que jamais la domination de l’église dans les choses temporelles comme dans les choses spirituelles.

Aussi Frédéric prodigue-t-il les marques de soumission à l’église ; sans que le pape lui en ait fait une loi, avant même que les troubles de l’Allemagne soient apaisés, il s’empresse d’attacher sur sa poitrine la croix rouge et fait vœu d’aller en terre-sainte.

Quand Innocent III mourut, peu de temps après cette triomphale apothéose de Latran, le monde respira. Et aussitôt, dans le débonnaire empereur Frédéric, jusqu’alors tout confit en dévotion et en soumission, quelques signes nouveaux commencèrent à se manifester.

Ce n’est pas du premier coup que la transformation s’opéra. Le successeur d’Innocent, le vieux Honorius III, qui avait été autrefois chargé à Palerme de la tutelle de Frédéric, conservait pour celui-ci la faiblesse et l’aveuglement d’un père. Son caractère bénin, en éloignant toute chance de conflit entre le nouveau pape et le nouvel empereur, masqua la situation, favorisa une métamorphose, dont certains symptômes troublèrent cependant l’obstinée confiance du saint-père.

Il était fatal que Frédéric, en prenant la couronne impériale, en prît toutes les traditions et toutes les ambitions. L’erreur de Rome fut de croire qu’en changeant les personnes on pouvait changer les termes du problème. Rome avait d’abord condamné le sang des Hohenstaufen et cherché à exclure du trône Philippe de Souabe : contre lui, elle avait suscité Otton de Brunswick, qui, à ses débuts, s’était montré tout aussi pieux et docile que Frédéric ; mais, à peine empereur, Otton avait fait exactement ce que Frédéric Barberousse, Henri VI et Philippe de Souabe auraient fait à sa place. Ce guelfe était devenu aussi gibelin que les gibelins de Souabe. Alors Otton de Brunswick, à son tour, avait été frappé de l’anathème et contre lui Rome avait suscité l’héritier de Barberousse et de Henri VI. Si Frédéric II reprit aussitôt leurs traditions, c’était moins parce que leur sang coulait dans ses veines et parce qu’il était un rejeton de la souche maudite, que parce qu’il occupait leur trône. Rome aurait pu aussi bien s’adresser à un Saxon, à un Franconien, à un Bavarois : le résultat eût été le même.

Seulement, Frédéric II apportait dans la politique qui, fatalement, s’imposait à lui un génie qu’Innocent III aurait inutilement cherché dans toutes les races souveraines de l’Allemagne. Vraiment l’orgueilleux pontife avait eu la main heureuse : du premier coup, il était tombé sur l’homme qui devait porter le conflit séculaire à un tel degré d’acuité que ni la papauté ni l’empire n’y devaient survivre.

Pendant le court pontificat d’Honorius III, qui fut comme une somnolence du sacerdoce, Frédéric prend des libertés qu’Innocent n’eût pas tolérées. Il semble oublier sa promesse solennelle de maintenir séparées les couronnes d’Allemagne et de Sicile, car, en même temps qu’il fait reconnaître son premier-né à Palerme, il lui confère le duché de Souabe. Puis il travaille à le faire élire « roi des Romains, » c’est-à-dire héritier présomptif de l’empire. Bien plus, aux portes mêmes de Rome, il permet à des Allemands de se fortifier dans le duché de Spolète et autres terres que l’église regardait comme siennes. Il reconstitue, parmi les cités de la Haute-Italie, la clientèle gibeline et menace la confédération des cités guelfes qui avait toujours été la fidèle alliée du saint-père. Surtout il semble se dérober à l’obligation de la croisade qu’il avait spontanément contractée ; et, malgré les cris de détresse, malgré les nouvelles désastreuses qui arrivent de la Palestine, il remet de mois en mois, d’année en année, son départ pour la terre-sainte. Le vieux pape voit bien ce qu’il ne voudrait pas voir et s’en inquiète; mais, avec de belles paroles et des promesses sans cesse renouvelées, Frédéric épaissit le bandeau sur les yeux de son indulgent tuteur. « Qui pourrait, lui écrivait-il, être plus fidèle à l’église que l’enfant réchauffé dans son sein ? »

Au fond, Frédéric II, qui subissait la pression des idées de son temps et de l’opinion universelle, ne refusait pas d’aller à la croisade. En Orient, il avait à espérer gloire et profit : le royaume de Jérusalem reconquis lui semblait une partie intégrante du domaine impérial; déjà il épousait Yolande de Brienne, l’héritière de cette couronne. Seulement, il voulait partir pour la terre-sainte, non comme un vassal du saint-siège, mais comme l’empereur des chrétiens : ses conquêtes, il voulait les faire en son nom, à son profit; il entendait augmenter ses états héréditaires et non accroître le nombre des royaumes tributaires de Rome. De là, sans parler des difficultés inhérentes à une telle entreprise, les retards et les violations de parole dont se plaignait Honorius.

Pourtant, en mars 1227, dans ses ports des Deux-Siciles, Frédéric avait réuni 100 vaisseaux de guerre, 50 navires de transport, amassé des vivres et de l’argent, réuni des guerriers nombreux, vassaux italiens, feudataires allemands, chevaliers de l’ordre teutonique. Il était prêt à partir, lorsque Honorius mourut.

Le pape qui lui succéda, Grégoire IX, était un vieillard ardent et même violent, en qui revivait l’esprit dominateur d’Innocent, mais avec moins de souplesse, moins d’habileté diplomatique, plus d’âpreté et d’emportement. Son élection éclata « comme un coup de foudre en plein midi, » (velut fulgor meridianus). D’un tel pape, il n’y avait pour Frédéric ni indulgence ni connivence à attendre. C’était en juin : l’empereur se hâta de mettre à la voile. Puis, pour des raisons tout à fait sérieuses, que M. Jules Zeller a clairement déduites, — épidémie à bord de la flotte, agitation inquiétante en Italie et en Allemagne, — il laissa l’Armada poursuivre sa route et revint à terre. Son départ n’était qu’un faux départ. Aussitôt Grégoire IX, sans même attendre les explications de l’empereur, lança sur lui les foudres ecclésiastiques.

II.

Alors la vieille querelle, quelque temps assoupie, se réveilla. Guerre de plume, c’est-à-dire échange de notes diplomatiques, de mémoires justificatifs, de pamphlets. Guerre d’épée; car, en Italie surtout, les deux factions guelfe et gibeline, papale et impériale, n’avaient jamais désarmé et n’attendaient qu’un signal. A Rome même, les Frangipani, cliens des Hohenstaufen, crénelèrent leurs maisons. Le jour de Pâques, dans l’église Saint-Pierre, comme le pape essayait de prêcher contre l’empereur, il manqua d’être écharpé par le peuple. Il dut s’enfuir ; mais ce n’est pas quand le pape était hors de Rome qu’il était le moins redoutable.

Déjà la main de l’église, cette main dont Frédéric avait éprouvé, une première fois à son avantage, la redoutable puissance, commençait à se faire sentir au nord et au sud des Alpes. En Allemagne, en Italie, se manifestaient des symptômes de défection. Là, le propre fils de l’empereur, celui qu’il avait fait roi des Romains, prenait une attitude suspecte ; ici, le père de la nouvelle impératrice, Jean de Brienne, aventurier famélique, ambitieux et dévot, se laissait gagner à un projet d’invasion dans le royaume des Deux-Siciles.

Que pouvait faire Frédéric II? Contre-miner toutes ces mines, courir sur le Rhin et sur le Pô, lutter là-bas avec l’inconstante féodalité allemande, ici avec l’indomptable ténacité des cités lombardes, consumer des mois et des années à assiéger des villes et des châteaux, se perdre dans les petites querelles des guelfes et des gibelins, des comtes et des chevaliers, des évêques et de leurs bourgeois ? Mais c’eût été reprendre la tâche à laquelle s’étaient épuisés tous les césars allemands, s’user comme eux à cette toile de Pénélope dont pas une dynastie n’avait vu la fin.

M. Jules Zeller a très bien saisi l’importance de la résolution que prit alors Frédéric. Il n’hésite pas à y reconnaître « un coup de génie. » Abandonnant l’Allemagne et l’Italie aux intrigues qui s’y tramaient, Frédéric compléta en toute hâte ses préparatifs de départ et cingla hardiment vers la Syrie. Il se trouvait dans l’étrange situation d’un prince à la fois croisé et excommunié, digne de toute la protection de l’église et livré à toutes ses colères, exposant sa vie pour le Christ et frappé des anathèmes de son vicaire.

Du coup, il y eut un revirement dans l’opinion européenne. Ce que pensèrent tous les gens pieux, on le voit par ce que Louis IX osera dire plus tard, reprochant hautement au pape d’avoir attaqué les domaines et les droits, sacrés pour tous, d’un prince parti pour la croisade. Les passions qui fermentaient dans le peuple, nous en avons eu l’expression dans l’émeute du jour de Pâques à Saint-Pierre de Rome. Vainement le pape fulminait contre l’impie Frédéric : les moines eux-mêmes, les franciscains, qui pullulaient dans les campagnes et qui étaient comme le Moniteur vivant de la papauté, ne répétaient qu’à contre-cœur le mot d’ordre. Dans toute la chrétienté, les cœurs étaient saisis d’admiration et de compassion, les esprits et les yeux tendus vers l’Orient. Le monde était ému à ce spectacle d’un souverain, — et quel souverain ? le premier de tous, le successeur direct de César, d’Auguste et de Charlemagne, l’héritier d’une couronne supérieure à toutes les couronnes, — renouvelant l’héroïsme de son aïeul Barberousse et courant au même martyre. On peut imaginer avec quelle unanimité dut être condamnée la conduite dure et injuste de celui qui aurait dû avoir pour le croisé un cœur de père et quelle réprobation, d’un bout à l’autre de l’Europe, s’éleva en réponse à ses anathèmes.

Du même coup la croisade prenait précisément le caractère qu’avait entendu lui donner Frédéric. C’était une croisade impériale et non papale ; le petit-fils de Barberousse guerroyait sous ses aigles, et non sous les clés de saint Pierre ; il n’était pas à la solde du pape, comme un Jean de Brienne ou un Simon de Montfort, attendant qu’on lui marquât sa part du butin : il faisait acte de souverain temporel, de chef suprême de la chrétienté, non de vassal ou de mercenaire du saint-siège. L’acte violent de Grégoire IX, à tous les points de vue, tournait contre lui.

L’empereur, pendant la croisade, usa plus de la diplomatie que de l’épée; ce fut par un traité avec Maleck-el-Kamel qu’il prit possession de Jérusalem. Lorsque le prince excommunié fit son entrée dans l’église du Saint-Sépulcre, les prêtres se hâtèrent de quitter le sanctuaire, et c’est de ses propres mains que Frédéric prit sur l’autel le diadème de Godefroi de Bouillon pour le poser sur sa tête. Il n’en était pas moins acquis que c’était lui, lui seul, qui avait restitué les saints lieux à la dévotion des chrétiens ; là où quatre générations de croisés avaient échoué, il avait réussi. Les barons de Syrie, les pèlerins allemands, et, à défaut des Templiers et des Hospitaliers, les chevaliers de l’ordre teutonique lui donnaient hautement raison; car « ils ne voulaient rien autre chose, assuraient-ils, que le libre accès du sanctuaire. » D’ailleurs, si Frédéric n’avait pu recouvrer qu’une partie du royaume de Jérusalem, à qui en imputer la faute, sinon au pontife qui, indirectement, s’était fait l’allié des Sarrasins? En Allemagne, on s’indignait qu’un prêtre eût osé mettre en interdit la ville où Jésus avait été crucifié et enseveli. « Ce fut, disent les Annales de Worms, un tort fait aux chrétiens pour jusqu’au jugement dernier. » En Italie, Marquard de Padoue comparait Frédéric au Christ : n’avait-il pas été victime comme lui du grand-prêtre Caïphe?

Frédéric avait donc touché juste. Comme plus tard Bonaparte, il s’était élevé d’un audacieux essor au-dessus des misères de cette vieille Europe, qui, lui aussi, u l’ennuyait. » Il avait également deviné ce don magique que possède l’Orient de grandir les noms.

Son retour en Occident fut un triomphe. Il rentrait investi d’un prestige éclatant, d’une force énorme d’opinion. Il n’eut qu’à se montrer pour balayer de son royaume de Naples les troupes papalines : ses soldats, de vrais croisés, bronzés par le soleil de Syrie, dispersèrent ces faux croisés, vil ramas d’aventuriers que de prétendues indulgences avaient autorisés à une guerre prétendue sainte contre un souverain chrétien, glorieux champion du Christ, sanctifié par le contact du Sépulcre.

Le pape lui-même, au milieu de ce déchaînement de l’opinion, se trouvait à sa merci. Il se voyait pris entre la défection de l’Italie méridionale et la défection d’une partie des cités lombardes. Exilé même de Rome, il lui fallut bien implorer la paix, relever l’empereur de l’excommunication, reconnaître la plus grande partie de ses prétentions, le recevoir à Anagni, l’appeler son « cher fils, » lui donner le baiser de paix. Bien plus, il lui fallut sanctionner ce traité avec El-Kamel, qu’il avait dénoncé comme impie, et rappeler à l’obéissance ceux des croisés, qui, plus papistes que le pape, refusaient de l’observer.

Frédéric atteignit alors à son maximum de puissance et de splendeur. Empereur en Allemagne, suzerain redouté dans la Haute-Italie, protecteur tout-puissant du peuple de Rome, souverain absolu dans le royaume des Deux-Siciles, roi de Jérusalem, dominant de ses flottes l’Adriatique et la Méditerranée, victorieux des païens de la Prusse par les armes de l’ordre teutonique qu’il a transporté des rivages de la Palestine à ceux de la Belgique, admiré et respecté des plus grands rois de l’Occident, n’était-il pas, en cette humiliation temporaire du saint-siège, le chef incontesté de la chrétienté ? Aux diètes de Francfort et de Mayence, il promulguait des lois pour l’Allemagne; à Melfi, il donnait une constitution à son royaume de Sicile; aux assemblées de Ravenne et d’Aquilée, il trônait en arbitre des cités italiennes. Mais quel singulier empire que celui des Hohenstaufen à ce moment, avec ses provinces allemandes, slaves, finnoises, italiennes, syriennes, avec ses quatre capitales : Francfort, Rome, Palerme, Jérusalem : sans parler de ses prétentions sur le royaume d’Arles !

Cette trêve entre le sacerdoce et le césarisme ne pouvait durer. Le souverain pontife entendait diriger le temporel ; l’empereur tranchait du juge des consciences. Il faisait des lois contre les hérétiques, et, parmi ceux qu’il envoyait au bûcher, il avait soin de comprendre les ennemis de son autorité, les fauteurs des libertés municipales, les rebelles de son royaume du Midi, ceux mêmes dont le seul crime était d’être dévoués au pape.

Ce qui donnait à cette nouvelle phase de la lutte une âpreté qu’elle n’avait pas encore eue, même au temps de Grégoire VII et d’Alexandre III, c’est que chacun des deux pouvoirs était arrivé à donner à ses prétentions la formule définitive. Chacun était allé aux dernières conséquences de sa doctrine. Des décisions les plus téméraires des papes, juges des peuples et des rois, Rome avait formé le code de la théocratie ; Frédéric, des lois des empereurs romains, commentées par d’implacables logiciens, avait dégagé la thèse de la royauté absolue. Comme Tibère, Vespasien ou Dioclétien, il se posait en « maître du monde: » comme eux, il était « la loi vivante, la loi affranchie de toutes les lois » (lex animata in terris, lex legibus omnibus soluta); comme eux, il était investi de tous les droits qu’avait possédés le peuple romain, le peuple-roi, incarnant en lui la majesté de Rome et du genre humain. Si le pape traduisait à son tribunal tous les actes des fidèles, les contrats même des particuliers comme les décisions des rois, et, en sa qualité de juge du péché, prétendait juger toutes les actions, l’empereur, à son tour, faisait du péché lui-même un délit qu’appréciaient les tribunaux laïques. Il poursuivait les ennemis de la divinité et condamnait les hérétiques, comme ses prédécesseurs païens avaient condamné les chrétiens. Il se souvenait que, bien avant qu’il y eût des papes, l’empereur romain avait porté le titre de pontifex maximus et que sa personne était auguste, sainte et sacrée, protégée par les terribles commentaires des jurisconsultes sur la loi de sacrilège comme sur la loi de lèse-majesté. La tradition romaine, ainsi entendue, ne laissait au pape, en face de l’empereur, que l’humble situation qu’avaient eue les évêques de Rome en face de Constantin.

Entre les prétentions de la papauté et celles de l’empire, aucune transaction n’était donc possible. Chacun des deux rivaux combattait non pour l’indépendance, comme la papauté au temps de Grégoire VII ou comme l’empire au temps de Henri IV, mais pour la domination universelle, pour la domination intégrale. Le droit romain se dressait en face du droit canonique, chacun dans sa rigueur inflexible, comme deux livres sacrés issus d’une double révélation, comme un Koran opposé à un Koran. Du côté du pape, des centaines de théologiens ; du côté de l’empereur, des centaines de légistes, poussaient à ses dernières déductions l’un et l’autre principe de despotisme. Il ne s’agissait plus que de savoir qui recueillerait dans son intégrité l’héritage de Dioclétien. Entre ces deux monarchies, toutes deux saintes et absolues, universelles, œcuméniques, il n’y avait plus de place pour la liberté. L’humanité n’avait à choisir qu’entre deux tyrannies, dont l’une absorberait toute la puissance de l’autre. Mathieu Paris, le chroniqueur anglais, parle de prophéties qui couraient alors le monde : elles annonçaient qu’il n’y aurait qu’un seul Dieu, un seul monarque, qui serait le souverain unique.

Ce n’est pas seulement dans les régions supérieures de la politique transcendante que luttent le pape et l’empereur : ils n’entendent pas perdre terre, ils se disputent chaque pouce du territoire italien. Comme dans les tableaux de Kaulbach, il se livre une double bataille : l’une dans les nuées et l’autre sur la glèbe des champs. La région d’Italie la plus ardemment contestée, c’est la Lombardie. Les cités lombardes sont en majorité pour le pape. Celui-ci, depuis Alexandre III, est le protecteur-né de leurs libertés et elles sont la garantie matérielle de son indépendance. Ce sont elles qui empêchent l’établissement du despotisme impérial dans la vallée du Pô, en quelque sorte sur la tête de la papauté, déjà menacée au Midi par le royaume sicilien; ce sont elles qui, gardiennes des défilés des Alpes, peuvent fermer la route aux armées et aux ambitions germaniques. Milan, alliée libre et fidèle, alliée de conviction et de raison, est pour le pape cent fois plus précieuse que Rome, cette sujette capricieuse et si souvent rebelle.

Or, c’est à Milan et aux cités lombardes que Frédéric vient alors s’attaquer. Il bat les milices municipales à Cortenuova et emmène comme trophée le fameux caroccio, ce palladium roulant des libertés italiennes. Grégoire IX, avec les armes d’en haut, vient au secours de ses alliés vaincus : pour la seconde fois, Frédéric est excommunié; pour la seconde fois, il dénonce à l’Europe cet abus de pouvoir de la papauté, qui s’obstine à mêler la politique et la religion. Une double guerre, à la fois guerre civile et guerre religieuse, se déchaîne en Allemagne et en Italie : en Allemagne, où le pape cherche, même dans la famille de l’empereur, à susciter un anti-césar; en Italie, où les factions guelfe et gibeline mettent aux prises cités contre cités, châteaux contre châteaux. Partout l’on frappe de la langue et de l’épée. Les milices des moines mendians, dominicains et franciscains, sont aussi belliqueuses que les chevaliers bardés de fer; légistes et théologiens, doctrinaires et pamphlétaires, poètes d’Allemagne, de Provence et d’Italie entrent dans la lice, remuant dans ses couches profondes la chrétienté tout entière. L’attitude de Frédéric au milieu de cette lutte acharnée, parmi les revers et les défections, est à remarquer. Même vaincu, il n’abdique aucune de ses prétentions. Son langage est celui d’un Trajan, paisiblement assis sur le siège curule du législateur universel, dans la sécurité et la majesté de la paix romaine. Quelles que soient les trahisons de la fortune, il se fait appeler « grand et pacifique, glorieux, vainqueur et triomphateur, toujours auguste. » Toutes les formules, toutes les pratiques du grand empire revivent pour lui. Il fonde une ville en Sicile et la nomme Augusta. Quand il a brûlé Celano, il la reconstruit et lui impose le nom de Cesarea. S’il écrit à son fils Conrad, il l’appelle « race divine du sang des césars; » parlant de sa mère, il lui donne le titre que Tibère donnait à Livie : diva mater nostra.

D’être un empereur divin à devenir dieu, y a-t-il donc si loin? Iési, le petit bourg italien où Frédéric Il est né, il l’appelle « notre Bethléem. » Le pape peut donc l’accuser de s’élever au-dessus de Dieu, « de se tenir assis dans le temple. » Dans l’exaltation du fanatisme gibelin, pour beaucoup de ses partisans, Frédéric II est vraiment un Messie. L’un le salue, « vicaire et lieutenant de Dieu ; » l’autre, un évêque, lui écrit que, « pour aller vers son Seigneur, il marchera sur les eaux ; » le troisième, également un prélat, lui décerne le titre d’antistes, « chef de la loi: » de la loi divine comme de la loi humaine.

Est-il donc étonnant qu’on ait prêté à Frédéric II l’idée de fonder une religion nouvelle, dont il serait le pape, presque le dieu? Pourtant il faut bien reconnaître que, des deux adversaires, le pape et l’empereur, c’est celui-ci qui est le plus modéré. A certains momens, on le prendrait pour un champion de la liberté, combattant uniquement pour affranchir l’Europe de l’effroyable despotisme, à la fois politique et religieux, dont la menacent les ambitions pontificales, par la confusion du spirituel et du temporel. C’est surtout quand il est obligé de faire appel à l’opinion européenne qu’il se prononce contre le cumul des deux pouvoirs. Il invoque auprès des rois, même auprès des barons, la solidarité qui unit tous les princes séculiers : « Quand la maison brûle, il faut faire provision d’eau chez soi. Il est facile d’humilier ensuite les rois et les princes quand on porte à la puissance impériale, qui est le bouclier des autres, le premier coup... Réfléchissez bien à ceci que, si l’on commence par moi, l’empereur élu par les Allemands, c’est pour finir par les rois... Défendez votre cause en soutenant la mienne. » Sans doute, il n’est pas impossible que, devançant Henri VIII d’Angleterre ou reprenant l’œuvre des empereurs byzantins, il ait songé à constituer des églises d’état, indépendantes du pape et dont les grands souverains auraient été les chefs. Mais, à défaut de documens positifs, on ne peut rien affirmer.

Pour ajouter à la grandeur tragique de la lutte, un troisième intervenant apparaît tout à coup aux frontières de l’Europe, celui-là de proportions gigantesques. Devant lui pâlissent chrétiens et sarrasins, menacés de se voir réconciliés dans une destruction commune. Tout un monde barbare, dont les Auguste et les Trajan avaient à peine deviné l’existence, par-delà le monde germain et le monde scythique qui étaient pour Tacite la fin de l’univers connu, s’ébranle tout à coup. Des rivages de l’Océan chinois aux rivages classiques de la Mer-Noire se sont avancées les hordes sans nombre des Tatars-Mongols. Sous leurs pas, des empires, dont l’Allemagne et l’Italie n’auraient été que des provinces, ont été mis en poussière, et des régions plus peuplées que l’Europe entière ont été réduites en déserts. Jusqu’à présent, rien n’a pu arrêter cette marée d’hommes. Elle a traversé toute la largeur des pays slaves, dispersant comme des feuilles mortes la chevalerie russe ; l’Asie a mis le pied sur le sol germain et l’on se bat en Silésie. Encore quelques étapes et les guerriers au nez camard seront en Bohême, à Francfort, bientôt même en France, en Italie. Il semble que cette inondation de la race jaune, — qu’on nous annonce aujourd’hui pour le XXe ou le XXIe ’siècle, — ait été sur le point de se réaliser au XIIIe. Une angoisse immense s’empare de l’Europe, comme à la veille de la fin du monde. Partout on sonne les cloches, on prie, on ajoute aux litanies cette formule : « Seigneur, délivrez-nous des Tartares ! » Et le grand cœur de saint Louis se prépare au martyre.

Chose étrange ! c’est à peine si le pape et l’empereur, dans les convulsions de leur lutte mortelle, prennent souci du danger. Ils ne s’occupent des Tatars que pour se lancer mutuellement à la face l’accusation de pactiser avec eux, de les avoir appelés en Europe. Ce qui semble tout dominer, c’est le problème insoluble de la forme qui doit être donnée à l’Europe, la forme ecclésiastique ou la forme impériale. Comme à d’autres époques, la question de gouvernement a l’air de primer la question même d’existence. Enfin, les Tatars se retirent comme ils sont venus ; une révolte sur les bords du Ho-hang-ho ou du Yan-Tsé-Kiang dégage la vallée de l’Oder ; ils disparaissent ainsi qu’un nuage de sauterelles que le vent apportait et que le vent remporte, sans que la papauté et l’empire, les deux acharnés lutteurs, aient relâché leur étreinte. Grégoire IX est mort, Innocent IV lui succède : la lutte continue. Celui-ci a fui la terre embrasée d’Italie ; réfugié à Lyon, il transporte des pays du sud aux pays français l’agitation et la guerre. Il convoque un concile œcuménique ; pour la troisième fois, avec une solennité plus grande que jamais, Frédéric II est excommunié, proclamé déchu de toutes ses royautés, et ses sujets, de la Baltique à la Palestine, sont déliés du serment de fidélité.

Au reçu de ces nouvelles, raconte Mathieu Paris, Frédéric II, alors en Italie, se fit apporter tous ses diadèmes : « Les voici, mes couronnes, s’écria-t-il ; ni pape ni concile ne me les arracheront sans qu’il en coûte beaucoup de sang. » La guerre prend alors un caractère inouï de cruauté. Dans la Haute-Italie, Eccelino de Romano n’épargne ni l’âge ni le sexe ; dans le royaume de Sicile, Frédéric crève les yeux, coupe le nez et les mains à ses prisonniers, fait écarteler les municipaux de Bari, brûler vifs des moines et des prêtres qui ont prêché contre lui. Même les femmes et les enfans, il les fait périr dans les flammes des bûchers ou les jette à la mer, cousus dans des sacs. Pour les tortures qu’il prodigue à ses ennemis, il épuise les cruautés juridiques des codes romains. Il est bientôt privé de ses plus fidèles serviteurs : Thaddée de Suessa, le guerrier légiste, le théoricien du césarisme, qui a courageusement défendu son maître au concile de Lyon, est tué au siège de Parme, et les Parmesans mutilent son cadavre. Pierre de la Vigne, chancelier de l’empereur, celui qu’on avait désigné comme l’apôtre de la nouvelle religion, comme le Pierre et comme la pierre angulaire de l’église impériale, devient, paraît-il, infidèle. Accusé de complicité dans une tentative d’empoisonnement sur l’empereur, on lui brûle les yeux ; on le condamne à périr déchiré par la populace ; il échappe à ce supplice en se brisant le crâne contre les piliers d’une église.

En novembre 1250, au château de Fiorentino, une attaque de dysenterie emporte le Messie des gibelins. Frédéric II meurt entre les bras de l’archevêque de Palerme, revêtu de la robe monacale, non de la robe détestée des franciscains, ses ennemis mortels, mais de celle des moines de Cîteaux.

Sa mort n’arrêta pas les hostilités. L’église s’acharna sur la lignée maudite des Hohenstaufen, sur « cette race de vipères, » comme l’appelait Innocent IV. Contre le fils de Frédéric, Conrad IV, elle suscita en Allemagne une série d’anti-césars, fantômes d’empereurs, dont certains ne se montrèrent même pas à leurs sujets. Puis Conrad mourut de la fièvre dans une de ses expéditions italiennes. Contre Manfred, autre fils de Frédéric, un fils naturel, qui ne demandait qu’à conserver le royaume sicilien, on alla chercher un ennemi jusque dans la famille de saint Louis. Manfred fut vaincu par Charles d’Anjou à la bataille de Bénévent : quand le cimier d’argent de son casque tomba, il vit dans cet accident un « signe de Dieu, » et courut chercher la mort au plus épais de la mêlée. Une destinée plus tragique attendait le petit-fils de Frédéric, fils de Conrad IV, le petit Conrad, Corradino, comme l’appelèrent les Italiens : destinée si tragique que les nations l’ont pleurée, et que nous-mêmes, les Français, nous la pleurerions volontiers, si les Allemands ne la pleuraient pas si bruyamment. M. Jules Zeller a bien montré tout ce qu’il y a d’artificiel dans les regrets rétrospectifs de l’Allemagne actuelle, bizarrement mêlés de rancune contre la France de 1870, qui n’est cependant guère responsable des violences de Charles d’Anjou. M. Zeller prouve que l’Allemagne du XIIIe siècle, tout occupée de ses divisions et de sa transformation intérieure, resta presque indifférente à la fin dramatique du dernier des Hohenstaufen. Si le fils de Frédéric II fut regretté à cette époque, ce ne fut pas par les mimiesinger allemands, mais par les poètes provençaux et italiens. Aussi, dans la mémoire des hommes, est-il resté Corradino, bien plus que Conrad. Sa tentative et son supplice forment un épisode, non de l’histoire allemande, mais de l’histoire italienne.


III.

L’étude approfondie que M. Jules Zeller a consacrée à Frédéric II met en lumière des traits qu’on ne peut négliger, si on veut avoir le sens exact des hommes et des choses.

Un premier caractère du duel entre


« Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur »


est la disproportion énorme entre l’objet du débat et les moyens destinés à atteindre le but. C’est une lutte gigantesque, mais c’est surtout dans l’opinion des hommes qu’elle a ces proportions. Si l’humanité en est convulsée, c’est plutôt moralement que matériellement. Dans l’intellect de chacun des contemporains, homme, femme, enfant, l’empire comme la papauté a une prise puissante. Dans toute âme humaine, le pape, l’empereur, se reflètent en une image prodigieuse : toute idée de grandeur temporelle y procède de César, et, dans ces cerveaux pétris de foi et de religiosité, le pape a marqué profondément son empreinte. Pour chaque chrétien, l’empereur et le pape ont une grandeur subjective infinie ; mais quelle est leur puissance objective, leur puissance réelle?

Quand on apprend dans la chrétienté que le pape a excommunié l’empereur, ou que l’empereur, dans sa chevauchée impériale, va franchir les Alpes pour châtier le pape, toutes les têtes se troublent et tous les cœurs se serrent. On s’attend à je ne sais quel cataclysme effroyable, comme serait l’entre-choquement du soleil et de la lune, ces deux luminaires du ciel, auxquels se comparent volontiers les deux grands luminaires de la chrétienté. L’attente est d’autant plus anxieuse que la lutte s’étend sur les contrées les plus fameuses, les plus sonores de l’Europe, où chaque nom de ville ou de province éveille des échos qui ébranlent toutes les imaginations. Il est question du Rhin et des Alpes, d’Aix-la-Chapelle, de Mayence, de Cologne, tout pleins des souvenirs de Charlemagne ; de Milan, de Rome, de la Sicile, tous pleins des souvenirs des vieux Romains. Au fait et au prendre, que se passe-t-il? Le plus souvent, le pape n’est même pas maître de Rome; la populace le chasse de son église du Vatican ; un comte de Frangipani, fortifié dans quelque monument en ruines, le tient en échec ; ses anathèmes tombent d’abord dans les populations les plus sceptiques et les plus blasées sur les anathèmes. Quant à l’empereur, on croit qu’il va entraîner avec lui, par-delà les Alpes, toutes les forces des Allemagnes, des multitudes infinies de guerriers à la fauve chevelure, tout un déluge d’hommes comme celui qui, autrefois, submergea l’empire romain. En réalité, s’il n’avait pas avec lui les chevaliers de ses domaines de Souabe, qui, la plupart, ne le suivent que pour l’appât d’une solde, surtout s’il ne pouvait compter sur ses Sarrasins de Lucera et de Nocera, il se trouverait presque seul sur la terre d’Italie. Son camp est un va-et-vient de gens qui arrivent et qui repartent, de barons allemands qui, après quelques semaines de chevauchée, demandent à rentrer chez eux, de gibelins d’Italie qui accourent pleins d’illusions et qui décampent froissés et déçus. A certains momens, l’empereur est si peu escorté que les bourgeois de quelque ville lombarde pourraient bien mettre la main sur lui, comme ils firent à l’un de ses successeurs, retenu par eux en prison comme un débiteur insolvable. Dans ses plus formidables expéditions, Frédéric n’a jamais eu autour de lui plus de 12 à 15,000 hommes. Presque toujours ce grand armement va échouer devant quelqu’une de ces bicoques italiennes, comme celles que Bonaparte ramassera par douzaines après une victoire à Lodi ou à Rivoli. Une année, c’est Brescia qui l’arrête ; une autre année, c’est Parme, Viterbe, ou Bénévent. L’aigle impériale, dont une aile s’étend sur la Baltique et l’autre sur la Palestine, se trouve prise dans le réseau des cités lombardes ou dans le tissu des intrigues romaines, comme un oiseau-mouche dans une toile d’araignée. Après quelques passes d’armes, on fait la paix, car l’effort a épuisé également les deux partis : l’empereur va renouveler sa profession de foi aux pieds du pape, et le pape l’appelle « son cher fils. » Puis, l’année suivante, c’est à recommencer.

On voit bien que ces deux puissances formidables sont en grande partie des fantômes, des êtres d’imagination. Elles sont surtout des puissances d’opinion. Les moyens matériels, pour chacune, sont presque nuls. C’est pourquoi l’une et l’autre se sont exténuées et ruinées à une tâche irréalisable. Comparez ce qui se passe en France à la même époque : les moyens dont disposent nos rois sont médiocres, mais le but est également modeste, tout humain, tout pratique. Chaque effort donne un résultat, et les résultats accumulés d’année en année enfantent lentement une grande révolution. Aussi, à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe quand il n’y a plus d’empire allemand, il y a un royaume de France : le soufflet d’un agent de Philippe le Bel a cette conséquence que n’ont pu produire toutes les chevauchées des Hohenstaufen : l’effondrement de la papauté.

Frédéric a été un empereur romain bien plus qu’un empereur allemand. Le caractère de son pouvoir est avant tout universel, cosmopolite, comme la papauté elle-même. Cela tient autant à sa naissance et à son éducation italiennes qu’à sa qualité de chef du saint-empire. C’est en Allemagne qu’il a passé la plus petite partie de sa vie ; il y est allé d’abord pour se faire élire ; il y est retourné à plusieurs reprises, mais toujours pour peu de temps ; il se hâte de s’y faire suppléer par un lieutenant, d’abord par son fils Henri, ensuite par son fils Conrad. Sa politique là-bas est surtout une politique d’abstention, presque d’abdication. On sent qu’à part ses domaines héréditaires de Souabe, rien ne l’y intéresse particulièrement. C’est sous le règne de cet empereur, à certains égards le plus puissant de tous les empereurs, que commencent la dissolution de la monarchie tudesque et le morcellement de l’Allemagne. C’est alors que les duchés primitifs. Saxe, Franconie, Bavière, même la Souabe, se morcellent en comtés, baronnies, chevaleries, « aspirant déjà à l’indépendance absolue que devaient consacrer, quatre cents ans plus tard, les traités de Westphalie. » L’administration de Frédéric II n’y est peut-être pas très intelligente : longtemps il s’obstine à comprimer l’aspiration des villes à l’autonomie communale ; toutes ses préférences sont pour cette féodalité laïque et ecclésiastique, qui à la fin séparera si complètement ses intérêts de ceux de sa maison, et qui assistera indifférente à ses dernières luttes et à l’extermination des siens. Ses lieutenans en Allemagne, Henri d’abord, Conrad ensuite, précisément parce qu’ils résident dans le pays, semblent avoir plus que lui le sens des choses germaniques, l’instinct du véritable intérêt impérial : c’est malgré lui qu’ils accordent aux villes des chartes d’émancipation. À dater de 1239, en présence de l’ingratitude manifeste des princes et des prélats allemands, Frédéric Il se rallie également à cette politique. On voit cependant qu’elle répugne à ses instincts d’empereur absolu qui, dans les traditions et les textes du haut empire romain, trouve des municipes dociles et désarmés, et non des républiques municipales.

Où le génie de gouvernement qui distingue Frédéric II apparaît surtout, c’est en Italie. Ce n’est même pas dans l’Italie du nord, où il s’acharne également à la tâche stérile et impolitique de détruire la liberté des villes, c’est dans le royaume sicilien. Là il est vraiment l’homme du progrès, un souverain réformateur, cherchant à réaliser, parmi les résistances de la féodalité angevine et dans cet amalgame des races italienne, grecque et sarrasine, un état, l’état moderne. Il est vrai que là même il n’a pas tout inventé. N’oublions pas que, dans le royaume sicilien, les empereurs souabes succédaient à une dynastie normande. Or les Normands représentèrent en Europe, du XIe au XIIIe siècle, une conception de gouvernement qui différait radicalement de la conception féodale. La Normandie elle-même ne ressemblait à aucune des provinces françaises. Le royaume fondé par Guillaume le Conquérant en Angleterre ne ressemblait à aucun des royaumes européens. C’est l’idée normande que Frédéric retrouve en Sicile. Tandis que, dans l’Europe entière, les administrations royales ont un caractère féodal et que toutes les fonctions appartiennent à de trop puissans vassaux, Frédéric II, dans l’Italie du sud, laisse à l’écart les grands seigneurs, s’entoure uniquement de petites gens, de légistes de profession, administre au moyen de fonctionnaires payés et révocables. Tandis que, partout ailleurs, les tribunaux forment un chaos inextricable, Frédéric délimite exactement les attributions des différentes cours, les organise en une hiérarchie rigoureuse, subordonne absolument les juridictions baronniales à la juridiction royale. Sa législation civile, sa procédure n’ont plus rien du moyen âge ; dans le droit criminel, la preuve par témoins remplace le duel judiciaire et les ordalies ; dans le droit civil, il fait prévaloir l’égalité des partages, l’aptitude des femmes à hériter, sauf pour un petit nombre de familles, qui continuent à être régies par le droit franc ou le droit lombard. Il a déjà une cour des comptes et une organisation financière que la France ne possédera pas avant le XVe siècle. Sous couleur de contributions de guerre, il établit sur tous les biens indistinctement, même sur les biens nobles, des collectes ou taxes en argent qui deviennent ensuite permanentes.

Deux ou trois siècles avant tous les souverains d’Europe, Frédéric comprend que le moyen d’avoir de bonnes finances, c’est d’assurer la prospérité de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Il abolit le servage dans ses domaines. Il y établit des fermes-modèles, appelle des colons étrangers sur les terres désertes, encourage la plantation de la vigne, en recommandant sagement de ne pas altérer, par un excès d’engrais, le généreux terroir de Sicile. Il essaie la culture de certaines plantes exotiques, telles que le palmier-dattier, dont il confie le soin à des juifs africains, telles que l’indigo, le coton, la canne à sucre. Il installe des sucreries, des manufactures de soieries. Il fait venir de Damas et de l’Espagne musulmane d’habiles armuriers. Il veille à ce que les tarifs d’importation et d’exportation ne soient pas dictés uniquement par des vues fiscales, mais soient des tarifs protecteurs et servent à favoriser les industries locales. Il abolit les douanes intérieures. Il fait creuser des puits dans les localités sans eaux, réparer les canaux destinés autrefois par les Romains à l’écoulement du lac Fucin. Il jette des ponts sur les rivières, comme celui de l’Ofanto, élève un hôpital à Tripergola, près de Naples. C’est un fondateur de villes nouvelles : Monteleone en Calabre, Aquila dans les Abruzzes, Augusta en Sicile. Il poursuit la répression de la piraterie et l’abolition du droit de bris. Il signe des traités de commerce, même avec des puissances infidèles. A lire dans M. Zeller et dans Huillard-Bréholles l’énumération de ses réformes, on pense à Frédéric II, roi de Prusse, bien plus qu’à Frédéric II, chef du saint-empire.

La grande originalité de Frédéric, c’est une certaine liberté d’esprit, bien étrange à cette époque. Non pas qu’il ait été en son temps un phénomène isolé et inexplicable. M. Zeller a saisi quelques-uns des fils qui le rattachent à ce moyen-âge inconnu, ou du moins le moins connu : le moyen âge sceptique ou incroyant. Grégoire IX attribuait à son ennemi des propos scandaleux : l’empereur aurait dit que le monde a été trompé par trois imposteurs, Moïse, Jésus-Christ et Mahomet[5]. Or, ce propos, ce n’est pas lui qui en est le premier auteur. Il l’aurait emprunté à Simon de Tournay, un de ces théologiens audacieux dont la dialectique ne respectait rien : Simon, pour faire parade de sa dextérité scolastique, démontrait d’abord, par de bonnes raisons, que Jésus était un imposteur, afin d’augmenter le mérite qu’il aurait ensuite à démontrer, par des raisons encore meilleures, qu’il était bien le fils du Très-Haut; après s’être donné le plaisir de défaire Dieu, il le refaisait. Frédéric subissait les influences des pays les plus sceptiques de l’Europe, ceux où l’on connaissait beaucoup les infidèles ou beaucoup trop la papauté, comme notre France du midi ou les environs immédiats de Rome. Il se rattachait au type de ces princes incroyans du Languedoc, ces chefs et fauteurs de la secte albigeoise, ces comtes de Toulouse et ces vicomtes de Béziers qu’Innocent III avait autrefois foudroyés. Quoique Frédéric fit lui-même brûler les hérétiques, il n’avait point échappé à la contagion de leur hérésie. C’était son office d’empereur de faire monter les patarins sur le bûcher, mais il expédiait froidement, sans haine, cette formalité. Et même, quand ces sectaires demandaient qu’on ramenât église et papauté à la simplicité et à la pauvreté primitives, Frédéric trouvait que leur doctrine avait du bon. Si sévère pour eux à ses débuts, on le voit, à la fin de son règne, user de ménagemens à leur égard. Enfin les légistes, par habitude d’exalter le droit romain et de déprécier le droit canonique, hantés du fantôme évanoui de la grandeur impériale et importunés par cette réalité d’une grandeur pontificale, étaient tout à fait, comme nous dirions, des anticléricaux, et en même temps, par certaines tendances classiques de leur esprit, des demi-païens.

Par tous ces côtés, scepticisme de dialecticien, mysticisme de niveleur, logique de légiste, tradition antique, Frédéric était le plus dangereux ennemi de l’église romaine. Tout cela contribuait à lui donner cette physionomie d’ange rebelle, de Lucifer et d’Antéchrist qui fit de lui l’épouvante de l’Europe croyante et, comme disait le pape, la stupeur du monde (stupor mundi). En son génie se concentraient toutes les hostilités éparses dans l’univers contre la papauté. Il n’est pas étonnant que sa puissante étreinte ait été funeste à celle-ci et que, mourant par elle, le front sillonné de ses foudres, il ait emporté la consolation de lui laisser au flanc la blessure mortelle. En lui s’incarnèrent trois grands principes des futures révolutions : la renaissance, la réforme, l’idée moderne de l’état. En lui on voit poindre à la fois Érasme, Luther et Henri VIII, le fondateur de l’église nationale d’Angleterre, avec Charles-Quint, le destructeur de Rome.

Dans la légende germanique de Barberousse endormi dans la caverne du Kyphausen, ce qui donne au sommeil du Titan un aspect si imposant et si menaçant, c’est que l’imagination allemande a confondu dans une figure unique des traits appartenant à l’aïeul et au petit-fils : celui qui dort là, c’est à la fois Frédéric le géant et Frédéric l’impie. C’est pour cela que Henri Heine viendra rêver autour de cette caverne qu’environnent les essaims importuns de noirs corbeaux, guettant le réveil de l’empereur, épiant le moment où sifflera la flèche du bon archer. Qu’on ne s’y trompe pas : Frédéric II, si précise et si moderne que soit sa physionomie, a été promptement, tout comme Frédéric Barberousse, un personnage légendaire, un de ceux à la disparition desquels les peuples refusent de croire. Moins de cent ans après sa mort, vers 1348, un historien de la Suisse allemande écrivait: « En ce temps-ci, un grand nombre d’hommes de races diverses ou plutôt de toutes races déclarent ouvertement que l’empereur Frédéric II va revenir plus puissant que jamais pour réformer l’église. Il est nécessaire qu’il vienne, ajoutent ceux qui professent cette opinion, même quand il aurait été coupé en morceaux, même quand il aurait été réduit en cendres par les flammes d’un bûcher. C’est un décret de la Providence qu’il en soit ainsi, et ce décret est irrévocable. » Les peuples de langue allemande se sont obstinés à voir avant tout dans la mission de Frédéric II la réforme de l’église, c’est-à-dire la première des révolutions modernes, et le point de départ de toutes les autres.

Une des étrangetés de Frédéric II, c’est la prise qu’eurent sur lui les influences musulmanes, et c’est là ce qui achève de donner à son impiété, ou, si l’on veut, à son scepticisme, un cachet spécial. Sans doute, il n’est pas le seul des princes de ce temps qui ait arabisé : les barons de Languedoc, de Provence, de Sicile, de Palestine, même les grands-maîtres des ordres religieux de ce temps, étaient étrangers au fanatisme ignorant et aveugle des premiers croisés; mais personne n’afficha aussi audacieusement, dans une situation aussi élevée, les sympathies et les mœurs musulmanes. Même la croisade est pour lui affaire de diplomatie, affaire de négoce, plutôt que de religion. Dans le temps même où il prenait la croix à Aix-la-Chapelle, il envoyait à Damas et au Caire Jean, évêque de Céfalu, renouveler les anciens pactes entre son royaume sicilien et les musulmans d’Orient ; plus tard, il vend du blé à Tunis. Même, si on en croit Nicolas de Curbio, un familier des papes, il se livre à la traite des blanches et envoie des vierges chrétiennes aux harems des princes musulmans ; plus probablement, il aura fermé les yeux sur ce honteux trafic, depuis longtemps familier aux Italiens du midi. Dans son royaume des Deux-Siciles, il réprima la turbulence des Sarrasins qui y sont établis ; mais, malgré les instances de l’église, il se garda bien de les détruire. Il les organisa en ces deux colonies militaires de Lucera et de Nocera, qu’il renforça, au besoin, des mercenaires musulmans enrôlés sur la côte d’Afrique ; elles furent pour lui comme une pépinière inépuisable de guerriers. Il emmène ces fidèles auxiliaires à la croisade de Palestine et les croisés naïfs s’étonnent de les voir, dans le camp du très chrétien empereur, tout près du tombeau du Christ, pratiquer librement les rites de leur culte. C’est avec eux qu’il gagne la bataille de Corlenuova, qu’il assiège Brescia et Faenza, et les papalins parlent avec horreur des flèches empoisonnées, du feu grégeois, des engins inconnus et formidables que ces infidèles mettent au service de leur maître. Dans sa lutte contre Rome, ils lui sont précieux entre tous, car ils sont invulnérables aux foudres du saint siège, et Lucera surtout est « une épine dans l’œil des papes. » C’est avec ces spahis et ces turcos du XIIIe siècle qu’il peut braver la grêle des excommunications, ravager les terres pontificales, chasser de leurs sièges les évêques rebelles, les faire, au besoin, traînera la queue d’un cheval, comme il fit à l’évêque d’Arezzo, pendre et brûler les franciscains qui prêchaient et colportaient les anathèmes contre lui.

En Palestine, nous le voyons entretenir avec le sultan Malek-el-Kamel, qu’il appelle « son cher ami, » des relations vraiment cordiales. Sans aucun scrupule, il confère l’ordre chrétien de la chevalerie à l’émir Fakr-Eddin, absolument comme on confère aujourd’hui à des Turcs ou à des Égyptiens les « croix » de nos ordres, le cordon du Christ ou de la Conception. C’est un grand scandale pour l’époque : car on se souvient que Louis IX, prisonnier en Égypte, brava la mort plutôt que de donner l’accolade à un vaillant chef musulman. Frédéric II entre dans les mosquées, assiste aux cérémonies de l’islamisme, avec le même beau sang-froid que Bonaparte en 1799. Le sultan du Caire avait fait signifier au cadi de Jérusalem que, pendant toute la durée du séjour de l’empereur chrétien dans la ville sainte, le muezzin eût à s’abstenir d’annoncer, du haut des minarets, l’heure de la prière. « Vous avez eu tort, lui faisait dire Frédéric, de ne pas suivre vos lois et vos coutumes. »

Il tenait à l’Orient musulman par d’autres liens. Pendant la croisade, il avait pris pour maîtresse une Syrienne[6]. Il aimait à faire danser devant lui des almées[7]. À Lucera, il avait un harem gardé par des eunuques et renfermant à la fois des concubines proprement dites (en latin garciæ) et des servantes (ancillæ) attachées au service des premières ou au service du prince. Il y avait donc là, comme on dirait aujourd’hui à Stamboul, des kadines et des odalisques (femmes de chambre). Un mandat impérial daté de Lodi, 10 novembre 1239, et adressé à un de ses intendans, est ainsi conçu : « Nous recommandons et nous enjoignons à ta fidélité, dès que tu en seras requis par le cadi de Lucera et par Ben-Abou-Zeughi, nos serviteurs, de faire remettre pour nos garciœ qui sont à Lucera, et à chacune d’elles, une robe fourrée de martre, deux chemises et deux caleçons d’étoffe de lin, et pour les ancillœ de notre chambre qui sont au même lieu, à chacune d’elles une jupe de mayuto (?), deux chemises et deux caleçons d’étoffe de lin, le tout sur les provenances de notre cour qui sont entre tes mains, et de leur solder à toutes leurs dépenses par les mains du susdit Ben-Abou-Zeughi,.. suivant l’assisia ou règlement de notre cour. » À Messine, l’empereur semble avoir possédé un autre établissement où il y avait également des ancillœ, sans qu’on puisse préciser si celles-ci étaient des odalisques ou simplement des ouvrières, et si la maison était un harem ou simplement un gynécée ou manufacture. En tout cas, voici ce qu’il en dit : « Quant aux ancillœ de notre cour, qui sont dans le palais de Messine, applique-les à quelque ouvrage utile, par exemple à filer, afin qu’elles ne mangent pas leur pain sans rien faire. » Huillard-Bréholles incline ici vers l’hypothèse d’un harem. Enfin, dans ses expéditions, Frédéric emmenait, comme un monarque asiatique, tout un essaim de femmes. En 1248, son camp de Vittoria, sous les murs de Parme, ayant été surpris par les assiégés, les femmes, embarrassées de leurs longs vêtemens ou de leurs bagages, tombèrent aux mains des vainqueurs : ce fut une Prise de la Smala, Un poète contemporain assure que Frédéric fut plus marri de cette aventure que de la perte de ses soldats et de ses trésors.

À l’égard de sa première femme, Catherine d’Aragon, placé à ce moment sous l’œil vigilant d’Innocent III, il s’était conduit en époux chrétien et en mari d’Occident. Il n’en fut pas de même pour les deux autres, Isabelle de Brienne et Isabelle d’Angleterre. Sa jalousie, tout asiatique et orientale, les tint enfermées comme dans un harem, ne permettant à personne, pas même à leurs parens, de les aller voir sans son autorisation. Toutes deux moururent en couches, et l’on en fit un reproche à Frédéric, qui n’avait pas permis aux médecins de pénétrer jusqu’à elles. L’Anglaise, surtout, fut étroitement gardée : il la mit sous la tutelle d’eunuques noirs, que Mathieu Paris compare à de « vieux masques. » Le pape Innocent IV, au concile de Lyon, accusa l’empereur des chrétiens de fabriquer lui-même les eunuques dont il avait besoin pour le service de son palais.

Les idées politiques de Frédéric se ressentirent de ces fréquentations orientales. S’il est vrai qu’il ait songé à réunir en ses mains le double pouvoir spirituel et temporel, ne fût-ce que pour n’avoir plus de pape à redouter, il avait, en Asie même, un beau modèle sous les yeux : le calife de Bagdad. Peut-être aussi connaissait-il l’histoire de cet Hakem, sultan d’Egypte (assassiné en 1021), qui, non content d’être lieutenant de Dieu, se proclama dieu lui-même et fonda la secte des hakimites, aussi ardens à adorer sa mémoire que le furent les plus fanatiques des gibelins à sanctifier celle de Frédéric II. Ce qu’il y a de certain, c’est que Frédéric II, à l’idéal romain d’empire, associait bizarrement un idéal tout asiatique. « Heureuse l’Asie, écrivait-il à son gendre l’empereur grec Vatacès, heureuses les puissances de l’Orient qui n’ont à redouter ni les armes de leurs sujets, ni les intrigues de leurs pontifes ! »

Et pourtant c’est le même homme qui, dès son avènement, fit le vœu de la croisade ; qui, si longtemps, s’intitula le fils dévoué de l’église ; qui, dans une des accalmies de la grande lutte, obtint du pape la canonisation d’Elisabeth de Hongrie, procéda lui-même à l’ouverture de son cercueil, posa sur sa tête une couronne d’or, et crut pieusement aux miracles opérés sur son tombeau ; qui sévit contre les hérétiques et qui voulut mourir dans la robe d’un moine. Il était encore de son temps par les superstitions astrologiques, qui d’ailleurs survécurent tant de siècles au moyen âge. Il ne voulut consommer son mariage avec sa fiancée anglaise que lorsque les sages eurent observé le ciel et annoncé que les signes étaient favorables : tant il y avait de complexité et de contradictions dans ce singulier génie.

Le XIIIe siècle n’a cependant pas eu de plus grand esprit. Il avait des connaissances et des curiosités presque encyclopédiques, et fut vraiment un homme de la « première renaissance, » celle qui prépara la grande renaissance. Il paraît avoir possédé non-seulement l’allemand et le latin, mais les trois langues de sa cité trilingue de Palerme : l’italien, le grec, l’arabe, et, en outre, le français (probablement quelqu’un de nos dialectes du midi).

Un trait qui le rapproche de Frédéric II de Prusse, c’est d’abord son goût pour les sciences.

Sous son règne, l’école de médecine de Salerne atteignit son apogée et l’université de Naples fut constituée. On le voit entouré non-seulement de légistes, mais de médecins, de philosophes, de savans, appartenant à tous les cultes chrétiens, juifs ou musulmans. On lui attribue un Traité de la fauconnerie (De arte venandi cum avibus), qui fut tout au moins composé à sa cour et sous ses yeux, et où il n’est pas seulement question de la vénerie, mais des mœurs et de l’anatomie des oiseaux : c’est un des premiers traités de zoologie qui aient paru en Europe[8]. Des manuscrits lui attribuent également, soit comme auteur, soit comme inspirateur, un Traité « sur l’inspection des urines » et un Traité de chirurgie, sous ce titre : Benedictio vulnerum secundum imperatorem Fridericum. Un de ses familiers, Giordano Bruno, composa un Traité d’hippiatrique dont il semble faire remonter à l’empereur la paternité : Liber mariscalchiœ Friderici imperatoris. Frédéric II était un peu médecin lui-même, et, comme plus tard Pierre le Grand de Russie, un médecin un peu tyrannique ; il imposait à son entourage le régime qu’il pratiquait lui-même : diètes, saignées, bains fréquens. Un certain Michel Scot, qui paraît avoir été Anglais ou Écossais d’origine, traduisit pour lui l’abrégé, fait par l’Arabe Avicenne, de l’Histoire des animaux d’Aristote. Pour lui, un juif de Provence, Jacob ben Abba-Mari, traduisit à Naples les commentaires d’Averroès sur certains ouvrages du péripatéticien; un juif d’Espagne, Juda Cohen ben Salomon, compila une sorte d’encyclopédie intitulée Inquisitio sapientiœ (Medras Chochma). Frédéric II a encore protégé Leonardo Fibonacci, plus connu sous le nom de Léonard de Pise, et que ses distractions de savant avaient fait surnommer Bighellone (le nigaud) par ses concitoyens les Pisans. C’est ce Léonard qui opéra la grande révolution dans les sciences mathématiques au XIIIe siècle; car c’est lui qui fit connaître à l’Europe l’arithmétique et l’algèbre des Sarrasins, qui popularisa le zéro et les chiffres dits arabes. Il est l’auteur du Traité de l’abacus, de la Pratique de la géométrie, ouvrages d’une célébrité universelle, et il a dédié à l’empereur Frédéric son Traité des nombres carrés.

Frédéric II aima les lettres italiennes et les lettres provençales, comme son homonyme de Prusse aima les lettres françaises. Il fut moins exclusif que lui; car, en même temps qu’il s’entourait des poètes de l’Italie et de la France méridionale[9], il fut le centre d’un magnifique mouvement de poésie germanique. A sa cour, à ses diètes s’empressèrent les minnesinger : Hartmann von der Aue, Wirat de Gravenberg, Conrad de Würtzbourg, Walter de Vogelweide. Wolfram d’Eschenbach, Gottfried de Strasbourg, le prince poète Louis, landgrave de Thuringe. Dans la langue de la vieille Allemagne, on chanta, sur des rythmes importés du midi, les motifs empruntés aux légendes du cycle breton, aux chansons de gestes et aux fabliaux de France, aux sirventes de la langue d’oc. Les échos de la Table-Ronde, de la cour légendaire de Charlemagne, de la guerre de Troie, retentirent sous les voûtes des halls germaniques.

En Italie, Frédéric fut, pour les beaux-arts et la recherche des chefs-d’œuvre antiques, le précurseur des Mécènes de Florence et des papes artistes de la renaissance. Il fait transporter à Lucera un groupe de bronze (représentant un homme et une vache) et des bas-reliefs de marbre qui semblent avoir été des œuvres classiques. Il encouragea Oberto Communale, auquel on peut déjà décerner le titre d’archéologue, à exécuter des fouilles dans le voisinage d’Augusta.

Et, en même temps, sur le vieux Rhin, s’achevaient de splendides monumens de l’art ogival, cet art français par excellence, que l’Allemagne allait si merveilleusement s’assimiler : Saint-Gédéon et Saint-Cunibert de Cologne. D’autre part, à Trêves, l’église de Notre-Dame (Liebfrauenkirche], avec son dôme byzantin et sa décoration moresque, atteste encore aujourd’hui l’influence qu’exerça sur l’art allemand la fréquentation de l’Orient : c’est bien là une architecture de la croisade.

Ce génie étonnant (stupor mundi), ce puissant révolutionnaire (immutator mundi), ce Protée, cette couleuvre, comme l’appelaient les papes, si divers et si insaisissable, si étrange et si original, est-il bien sympathique? Autant demander si l’épithète pourrait s’appliquer à Frédéric de Prusse. En regard de ces côtés brillans et lumineux, que de côtés sombres et sinistres, où revit la vieille barbarie teutonique, la brutalité de Barberousse, la cruauté de Henri VI ! Dans le nord de l’Italie, par ses alliés les Romano, dans le midi, par ses Souabes et ses Sarrasins, il fit une guerre atroce. Contre ses plus proches, il fut sans pitié : son fils aîné Henri mourut en prison ; ses deux dernières femmes eurent une fin presque aussi triste ; son chancelier Pierre de La Vigne fut réduit au suicide. Tous ceux qu’il avait élevés, le chancelier Gautier de Palearia, l’évêque Jean de Céfalu, l’archevêque de Tarente, le duc de Spolète Rainald, il se plut à les abaisser en de tragiques disgrâces. Le franciscain Salimbene lui prête un mot effroyable : « Jamais je n’ai nourri un porc que pour en avoir la graisse. » (Nunquam nutrivit aliquem porcum cujus non habuisset axungiam.) Dans ses comédies de tendresse à l’égard du vieux pape Honorius comme dans les fureurs de ses derniers jours, on ne découvre pas une étincelle de sensibilité. La férocité native qui lui venait de ses ancêtres, et que le sang du Cyclope charriait en ses veines, ne pouvait guère s’amender dans l’exaspération de telles luttes. Son dogmatisme d’empereur et de pontife suprême et infaillible, élevé à une hauteur infinie au-dessus de la fourmilière humaine; les théories de lèse-majesté et la pratique du droit criminel romain, devaient frapper et congeler cette férocité en une cruauté glaciale et implacable, étrangère à tout scrupule comme à tout remords. Il représentait l’inquisition impériale aux prises avec l’inquisition d’église : comment lui demander de l’humanité? Voyons en lui un magnifique engin de combat contre l’omnipotence spirituelle, un puissant agent de destruction pour le vieux moyen âge, une de ces forces historiques inexorables et formidables comme sont les forces de la nature : ne lui demandons pas d’avoir été un philanthrope.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Chacun de ces cinq volumes pourrait former un tout sous un titre spécial. Le premier comprend les Origines de l’Allemagne et de l’Empire germanique ; le second, la Fondation de l’Empire germanique (Charlemagne et les Otton); le troisième, l’Empire germanique et l’Église (les Henri, la querelle des investitures); le quatrième, l’Empire germanique sous les Hohenstaufen (Frédéric Barberousse); le cinquième, l’Empereur Frédéric II et la chute de l’Empire germanique. — Paris ; librairie académique Didier.
  2. Les historiens italiens s’accordent à nous représenter Frédéric comme étant de taille moyenne et bien proportionnée, de traits réguliers, de physionomie agréable, avec des cheveux blonds tirant sur le rouge : subrufas. Pourtant l’historien arabe Jafeï, qui le vit à la croisade de 1229, en fait un portrait peu flatté : « Il était roux et chauve; il avait la stature petite, la vue faible. S’il avait été mis en vente comme esclave, on n’en aurait pas donné 200 drachmes. » Qui reconnaîtrait à ce portrait le petit-fils du géant Barberousse?
  3. Le sujet a été traité, avant M. Zeller, par Fr. von Raumer, Geschichte der Hohenstaufen und ihrer Zeit, 1re édition en 1823, nouvelle édition, Leipsig, 1840-1842, 6 vol. in-8o. — Ch. de Cherrier, Histoire de la lutte des papes et des empereurs de la maison de Souabe. Paris, 1841-1851. — Höfler, Kaiser Friedrich II. Munich, 1844. in-8o. — Huillard-Bréholles, Historia diplomatica Friderici secundi, 9 vol. in-4o, 1852 et suiv. Le premier volume, préface et introduction, constitue une étude complète. — W. Schirrmacher, Kaiser Friederich der Zweite, 4 vol. in-8o, 1860-1865; Berlin.
  4. Les haines qui s’attachèrent plus tard à Frédéric II, haines d’une âpreté toute cléricale, contestèrent jusqu’à la légitimité de sa naissance. Pourtant sa mère, lorsqu’elle lui donna le jour, au cours d’un voyage pour rejoindre son mari, avait pris toutes les précautions imaginables. Elle avait voulu accoucher sur la place publique d’Iési, en un pavillon dressé à la hâte : de nombreux témoins y avaient été admiré parmi lesquels quinze prélats, tant cardinaux qu’évêques. Malgré tout, des malveillans répandirent le bruit que Frédéric était un enfant supposé, fils d’un boucher d’Iési. Sa mère jugea nécessaire de réfuter ces mauvais bruits au moyen d’une enquête ordonnée par le pape. Jean de Brienne, beau-père de Frédéric, l’invectiva un jour publiquement, l’appelant « mauvais diable, fils de boucher. »
  5. Et encore que « la Sainte Vierge n’a pu enfanter un dieu parce que l’on ne saurait croire raisonnablement que ce qui se fait par la voie de la nature. »
  6. L’empereur Frédéric fut bien plus esclave de ses sens que son homonyme de Prusse. Le pape lui avait fait épouser, en 1209, à quatorze ou quinze ans, Catherine d’Aragon ; en 1225, il épousa Isabelle de Brienne ; en 1235, Isabelle d’Angleterre, sœur de Henri III ; en 1245, à cinquante et un ans, il recherchait Gertrude d’Autriche, évincé de ce côté, il se fiança à une fille du duc de Saxe. La mort subite de l’empereur empêcha la réalisation de ce mariage. Il est plus difficile d’énumérer les femmes de la main gauche. La plus célèbre est Bianca Lancia, des marquis Lancia, Piémontaise, que certains auteurs considèrent comme une épouse légitime. Outre ses trois fils légitimes, Henri, Conrad et Henri, qu’il eut de ses trois femmes impériales, et plusieurs filles également légitimes, il eut de nombreux bâtards. Parmi les garçons, et dans l’ordre de primogéniture, se distinguèrent surtout Enzio, fils d’une Crémonaise, charmant poète, habile archer, hardi cavalier, guerrier intrépide, qui fut légat général de l’empire en Italie jusqu’au moment où il fut battu par les Bolonais ; Frédéric, dit Frédéric d’Antioche, assez peu connu ; le vaillant Manfred, fils de Bianca Lancia ; Richard, comte de Chieti, qui fut vicaire-général de l’empire dans les Marches. On connaît à Frédéric au moins sept filles illégitimes dont cinq furent mariées noblement, et dont une, Blanchefleur, se fit religieuse aux Dominicaines de Montargis.
  7. Mathieu Paris nous a gardé le souvenir d’un divertissement de ce genre que Frédéric donna à son beau-frère Richard de Cornouailles : « Ce qui plut surtout à celui-ci, ce fut le spectacle de deux jeunes filles sarrasines, d’une beauté rare, qui, montées chacune sur deux boules au milieu d’un pavé uni, marchaient en tout sens en battant des mains, etc. » Le pape, au concile de Lyon, ne manqua pas de faire un crime à Frédéric II de ses rapports avec ces danseuses ou jongleuses : le fidèle Thaddée de Suessa défendit la réputation de son maître, assurant que ces femmes n’avaient d’autre office que d’amuser l’empereur par leurs tours et leurs jongleries.
  8. De sa passion pour la zoologie, faut-il rapprocher son goût pour les animaux exotiques que ses amis, les princes de l’islam, lui envoyaient en présens? Il entretint de véritables ménageries. A la diète de Ravenne en 1231, à la grande diète de Mayence en 1235, il exhiba aux Italiens, aux Teutons ébahis, des lions, des panthères, des léopards, des hyènes, des chameaux, des dromadaires, des faucons blancs, des hiboux barbus. Au siège de Brescia, il eut des chameaux et des dromadaires pour porter ses bagages : son camp ressemblait à celui d’un roi de Perse ou d’un rajah de l’Inde; l’Italie eût pu croire à l’invasion du grand Mogol et non d’un empereur germain. Il avait reçu du sultan d’Égypte un éléphant très bien dressé et très doux : dans les batailles, on lui plaçait sur le dos une tour carrée que défendaient des archers sarrasins; dans les fêtes, cette tour était occupée par des trompettes, garnie de bannières aux quatre angles, et au centre flottait le grand étendard de l’empire. En 1235, il fit don du noble pachyderme aux citoyens de Crémone.
  9. Il envoya à Tunis une sorte de mission scientifique qui obtint du sultan l’autorisation de traduire un précieux manuscrit arabe, le Livre de Sidrac, qui est un roman oriental.