L’Encyclopédie/1re édition/CANEVAS

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 596-597).
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* CANEVAS, s. m. (Commerce) toile écrue, claire, de chanvre ou de lin, dont on se sert pour les ouvrages de tapisserie à l’aiguille : cette toile est divisée en carreaux qui dirigent l’ouvrage ; & même le dessinateur, lorsqu’il trace sur cette toile des fleurs, des fruits, des animaux à remplir en laine, en soie, en or & argent, en marque les contours avec des fils de différentes couleurs, qui indiquent à la Brodeuse les couleurs qu’elle doit employer.

Nous allons proposer ici une sorte de canevas qui rendroit la broderie, soit en laine, soit en soie, infiniment plus belle, moins longue, & moins coûteuse. Ce sont ceux qui se feroient sur le métier des ouvriers en soie. On monteroit le métier comme s’il étoit question d’exécuter le dessein en brocher : mais on ne brocheroit point. Ainsi le dessein resteroit vuide en dessous, il seroit couvert en dessus par des brides, comme à la gase, & tout le fond seroit fait. La Brodeuse n’auroit plus qu’à remplir les endroits vuides. Il est étonnant qu’on ne se soit point encore avisé de faire de ces canevas ; le point en est infiniment plus beau & plus régulier qu’il ne se peut faire à l’aiguille ; le métier fait en même tems la toile & le point ; & chaque coup de battant fait une rangée de points de toute la largeur du métier. Les contours du dessein sont tracés d’une façon infiniment plus réguliere & plus distincte que par des fils. Il me semble que cette invention a autant d’avantage sur l’ouvrage à l’aiguille, soit pour la perfection, soit pour la vîtesse, que l’ouvrage au métier à bas en a sur le tricot à l’aiguille. Il n’y a point d’ouvrier qui ne pût faire en un jour presque autant d’aunes de fonds de fauteuils, soit en soie, soit en laine, qu’un tisseran fait d’aunes de toile. Et qu’on ne croye pas qu’il y ait grand mystere à la façon de ces canevas : il faut que la chaîne soit de gros fil retors de Piemont ; qu’elle leve & baisse moitié par moitié, comme pour la toile ; avec cette différence qu’à la toile, où le grain doit être tout fin & partout égal, un fil baisse, un fil leve, un fil baisse, un fil leve, & ainsi de suite ; au lieu qu’ici, où il faut donner de l’étendue & du relief au point, on feroit baisser deux fils, lever deux fils, baisser deux fils, lever deux fils, & ainsi de suite. On prendroit une trame de laine ou de soie, forte, large, épaisse, & bien capable de garnir. Au reste, j’ai vû l’essai de l’invention que je propose : il m’a paru infiniment supérieur au travail de l’aiguille. Quant à la célérité, on peut faire une rangée de points de la longueur de vingt pouces & davantage d’un seul coup de battant. Les brides qui couvriroient les endroits du dessein, les fortifieroient encore, & leur donneroient du relief.

Nous proposons nos vûes toutes les fois qu’elles nous paroissent utiles ; au reste, c’est aux ouvriers à les juger : mais pour qu’ils en jugeassent sainement, il seroit à propos qu’ils se défissent de la prévention qu’il n’y a rien de bien imaginé que ce qu’ils inventent eux-mêmes, ni rien de mieux à faire que ce qu’ils font. Je les avertis que par rapport au canevas en question, j’en croirai plûtôt l’expérience que j’ai, que tous les raisonnemens qu’ils feront. J’ai vû des fonds de canevas tels que je les propose, remplis avec la derniere célérité, & où le point étoit de la derniere beauté.

Canevas, autre grosse toile de chanvre écrue, dont on se sert en piquûre de corps, ou en soûtien de boutonnieres pour les habits d’homme.

Canevas : on donne ce nom à des mots sans aucune suite, que les Musiciens mettent sous un air, qu’ils veulent faire chanter après qu’il aura été exécuté par l’orchestre & la danse. Ces mots servent de modele au Poëte pour en arranger d’autres de la même mesure, & qui forment un sens : la chanson faite de cette maniere, s’appelle aussi canevas ou parodie. Voyez Parodie.

Il y a de fort jolis canevas dans l’opera de Tancrede ; aimable vainqueur, &c. d’Hésione, est un canevas ancien. Ma bergere fuyoit l’amour, &c. des Fêtes de l’hymen, en est un moderne ; presque toutes les chaconnes de Lully, ainsi que ses passacailles ont été parodiées par Quinault ; c’est dans ces canevas que l’on trouve des vers de neuf syllabes, dont le repos est à la troisieme ; ce Poëte admirable ne s’en est servi que dans ces occasions.

Les bons Poëtes lyriques ne s’écartent jamais de la regle qui veut que les rimes soient toutes croisées, hors dans les canevas seulement. Il y en a tel qui forcément doit être en rimes masculines, tel autre en demande quatre féminines de suite. Il y en a enfin, mais en petit nombre, dont toutes les rimes sont de cette derniere espece.

La correction dans l’arrangement des vers, est une grande partie du Poëte lyrique ; les vers de douze syllabes, ceux de dix, de sept, & de six, adroitement mêlés, sont les seuls dont il se sert ; encore observe-t-il de n’user que très-sobrement de ceux de sept. Il faut même alors que dans le même morceau où ils sont employés, il y en ait au moins deux de cette mesure. Les vers de cinq, de quatre, de trois syllabes sont réservés au canevas ; la phrase de Musique qu’il faut rendre donne la loi ; une note quelquefois exige un sens fini, & un vers par conséquent d’une seule syllabe.

Les canevas les mieux faits sont ceux dont les repos & les sens des vers répondent aux différens repos, & aux tems des phrases de la Musique. Alors le redoublement des rimes est un nouvel agrément : il n’est point d’ouvrage plus difficile, qui exige une oreille plus délicate, & où la prosodie Françoise doive être plus observée. Le Poete qui est en même tems Musicien, a dans ces sortes de découpures un grand avantage sur celui qui n’est que Poete. (B)

Aussi, comme l’observe M. Rousseau, il y a bien des canevas dans nos operas qui, pour l’ordinaire, n’ont ni sens ni esprit, & où la prosodie Françoise se trouve ridiculement estropiée.