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L’Enfant de la balle (Yver)/3

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 33-37).

III.

MÉNAGE D’ENFER.

Dans la même ville de province, un peu plus loin, se passait une scène de ménage.

Le mari et la femme, jeunes encore, étaient en tête-à-tête dans une élégante salle à manger, tous deux moroses et taciturnes. La jeune femme rompit le silence :

— Tu fumes encore, Jean ! Combien de cigarettes, ce soir ? Mon Dieu, quelle habitude !

Le mari roulait impassiblement entre ses doigts le petit papier de mousseline, il ne répondit pas.

— Tout dans cette pièce est enfumé de cette odeur insupportable, reprit-elle avec la même voix aigre, les rideaux, les tapis ; j’en suis écœurée lorsque j’entre, et j’en perds l’appétit.

La cigarette était achevée, il l’alluma.

— Tu sais combien cette odeur m’est désagréable ; tu en prends, je crois, prétexte pour fumer davantage.

Il se leva et ouvrit la porte.

— Tu sors ? demanda sa femme d’un ton de reproche.

— Je vais fumer dehors.

Ce fut la fin nécessaire de l’orage conjugal. Une fois seule, Mme Jean prit un roman et s’installa confortablement près de sa lampe pour passer la soirée. Elle eut, auparavant, le soin de tirer sa montre, qu’elle posa sur la table, et, de temps à autre, elle fermait son livre, qui paraissait ne lui présenter que peu d’intérêt, jetait un regard sur l’aiguille et écoutait.

— Il rentrera tard, se disait-elle ; il était, ce soir, de fort mauvaise humeur.

Mais M. Jean ne rentra pas tard ; à peine la petite montre eut-elle marqué dix heures, que la porte du salon s’ouvrit. Sans rancune, il vint embrasser sa femme.

— Où es-tu allé ? demanda celle-ci.

— Chez mon oncle, et j’y ai appris un nouvel événement.

— Chez notre oncle ?

— Mais oui. Je l’ai trouvé bien heureux ; figure-toi qu’il vient d’adopter une petite fille…

— Il vient d’adopter une petite fille ! répéta Mme Jean Patrice, devenue toute pâle.

— Oui, et j’en suis très content pour lui. Le pauvre oncle était vraiment bien isolé pour son âge ; cette enfant est ravissante, paraît-il, et annonce une excellente nature.

— Mon oncle a adopté une fille ! répétait toujours la jeune femme avec un tel désappointement, que son mari ne put réprimer un sourire.

— Clotilde, qu’est-ce que cela te fait ?

— Mais, mon ami, tu n’y penses pas ! mon oncle n’avait pas d’autre famille que nous, et sa fortune revenait à notre fils. Maintenant, tout est changé, et l’héritage entier va passer à cette inconnue. Ah ! Jean, je ne te comprends pas d’accepter cet événement avec autant de calme.

— Je t’avoue, Clotilde, qu’après avoir vu mon oncle si heureux, je n’ai pas été chercher de mesquines questions d’intérêt.

— L’avenir de ton fils était en jeu, mais tu n’y as point pris garde.

— Mon oncle m’a dit qu’il viendrait demain te présenter sa petite protégée, qu’il aime déjà à la folie.

— Tant pis pour lui, alors ; car je lui montrerai ma façon de penser…

— J’aime beaucoup mon oncle, Clotilde, et je tiens à ce que tu sois irréprochable avec lui ; après tout, il est libre de sa fortune, et nous n’avons pas le moindre droit de contrôler ses actes.

— Voir passer à une étrangère ce qui vous appartient ! et sur quoi l’on a toujours compté !

Mais son mari, que cette discussion et cette colère féminine irritaient, prit son journal sans s’inquiéter davantage de sa mauvaise humeur.

M. et Mme Jean Patrice auraient été le ménage le plus heureux du monde, sans le caractère détestable de la maîtresse du logis. Tout jusqu’alors leur avait souri ; et leur fils unique, le petit Joseph, promettait pour comble d’être l’élève modèle de sa pension, ce dont sa mère était très fière. Pour ses douze ans, il avait une intelligence rare, et son cœur répondait à son esprit ; c’était ce qu’on appelle un enfant exceptionnel. Malheureusement, Mme Jean gâtait tout ce bonheur. Elle était jolie femme, avec sa peau bistrée et ses grands yeux noirs ; mais ces yeux noirs prenaient souvent une expression si dure et si désagréable, qu’on aurait désiré les voir se fermer. Elle était autoritaire, jalouse et emportée, et, bien que le fond de son cœur ne fût point absolument méchant, elle entrait dans la catégorie de ces personnes dont on s’éloigne par instinct. Son mari, à l’esprit calme, large et bon, souffrait beaucoup des tempêtes continuelles que soulevaient dans son intérieur les moindres événements. Pourtant, en bon philosophe, il avait pris le parti de la regarder d’un œil à peu près indifférent, et, ce soir-là, pressentant que cette dernière tempête serait longue, il l’avait prudemment esquivée. Sa femme put maugréer en monologue contre l’injustice de M. Patrice ; il ne plia pas son journal avant qu’il ne fût achevé.

On connaît l’adage que la nuit porte conseil. Quel conseil cette nuit-là porta-t-elle à Mme Jean ? Personne n’en sut rien ; mais lorsque, le lendemain, le soleil se leva, sa mauvaise humeur était loin d’avoir disparu, et les domestiques se dirent entre eux.

— Madame a dû avoir quelque chose avec Monsieur.