L’Espagne et l’Insurrection de Madrid

La bibliothèque libre.


L’ESPAGNE ET L’INSURRECTION DE MADRID.


Pendant qu’en Italie et en Allemagne se livrent des batailles qui ont au moins leur grandeur par les intérêts généraux, par les idées, par les passions nationales qu’elles mettent en jeu, l’Espagne, elle aussi, a ses batailles, profondément tristes, d’abord parce que ce sont des batailles de rues, de purs déchiremens intérieurs, et puis parce qu’elles ne sont visiblement que le dangereux symptôme d’une situation poussée à bout. L’Espagne a de singuliers à-propos dans ses agitations et ses soulèvemens. Il y a deux ans, elle choisissait le moment où une grande guerre naissait sur le continent pour faire une révolution qui immobilisait sa politique en la séquestrant de tout le mouvement européen. Aujourd’hui voilà une guerre nouvelle qui est la crise décisive de l’Europe, où tout le monde peut être engagé un jour ou l’autre, et les convulsions recommencent au-delà des Pyrénées. L’ère des insurrections militaires semble se rouvrir, si tant est qu’elle ait jamais été close. Il y a six mois, c’était le général Prim qui entrait en campagne avec quelques escadrons. Hier c’était une partie de la garnison de Madrid qui faisait son pronunciamiento, et qui n’a été réduite que par le déploiement instantané d’une extrême énergie. Et, qu’on le remarque bien, à mesure qu’ils se renouvellent ces désordres s’aggravent, prennent le caractère d’un travail continu et redoutable, nécessitent des répressions sanglantes qui ne sont qu’une complication douloureuse de plus. La vérité est que l’Espagne vit dans un état permanent de crise, que le trouble profond de l’armée ne peut que répondre à une situation morale, politique, sur laquelle on peut jeter toute sorte dévoiles, qu’une main vigoureuse peut encore maîtriser à un moment donné, mais qui ne reste pas moins pleine d’orages, et qui est d’autant plus dangereuse que le remède, à ce qu’il semble, devient chaque jour plus difficile.

L’Espagne aujourd’hui ne fait point une brillante figure en vérité, ni dans sa politique extérieure, ni dans ses affaires intérieures, ni dans ses finances, et ce n’est pas par ses campagnes dans l’Océan-Pacifique qu’elle se relèvera, malgré la bonne volonté qu’on a mise à tirer de médiocres exploits une satisfaction d’orgueil national. Lorsque le ministère actuel, qui se résume, à vrai dire, dans le général O’Donnell, arrivait au pouvoir il y a moins d’un an, il se présentait avec la pensée hautement avouée de replacer la politique de l’Espagne à l’extérieur et à l’intérieur dans des conditions plus normales. Ce n’était pas tout de proclamer cette pensée ; il fallait la réaliser, et le résultat a malheureusement jusqu’ici bien peu répondu aux intentions. Ce qui est certain particulièrement, c’est que le ministère n’a pas voulu ou n’a pas su débarrasser à temps la politique espagnole de toutes ces querelles avec les républiques sud-américaines dans lesquelles il y a certainement plus de dommages que de gloire. Et qu’est-il arrivé ? L’escadre espagnole est allée sur les côtes du Chili bombarder Valparaiso, c’est-à-dire une ville sans défense, un des principaux entrepôts commerciaux de l’Océan-Pacifique ; elle a tiré vengeance du Chili en frappant tous les intérêts étrangers accumulés à Valparaiso. Voilà sa première victoire ! Du Chili elle est allée au Pérou, où elle a recommencé ; elle a bombardé le port du Callao, qui s’est défendu, et cette fois, après avoir éprouvé des pertes assez sérieuses, elle s’est retirée en se tenant pour satisfaite parce qu’elle avait fait essuyer des pertes égales aux fortifications péruviennes. C’est sa seconde victoire, — après quoi la campagne de l’Océan-Pacifique a été déclarée terminée. C’est là ce qu’en plein parlement on a comparé à l’attaque de Sébastopol et aux plus grands exploits maritimes du siècle ! L’Espagne avait définitivement conquis son rang de puissance de premier ordre ! — Que l’Espagne ressente l’émotion des combats livrés par ses marins, soit, ce n’est point ce qu’il y a d’extraordinaire. Encore faudrait-il rester dans la mesure et voir de sang-froid le résultat. Le résultat, c’est que l’Espagne en est toujours au même point, qu’elle a aussi ses expéditions lointaines, qu’elle a simplement accompli une œuvre de destruction sans profit, puisqu’elle n’a pas même conquis la paix, et qu’elle n’a fait au contraire qu’envenimer ses querelles avec les républiques américaines, dont elle s’est fait pour longtemps sans doute des ennemies.

C’est donc là, somme toute, une assez médiocre campagne, et le calcul serait plus médiocre encore, si on avait espéré couvrir de ce voile d’une satisfaction d’orgueil national les troubles d’une situation intérieure singulièrement altérée. Les exploits lointains n’ont rien couvert et ne couvrent rien. Tous les partis peuvent se réunir un jour pour envoyer des applaudissemens à une escadre qui est au feu ; le lendemain, ils ne restent pas moins profondément divisés en présence de difficultés que le cabinet lui-même est loin de dominer de son autorité morale. Nous ne voulons pas dire que le ministère n’a rien fait, ou que, s’il a fait peu, il soit seul responsable. Il a en face de lui des adversaires de toute sorte, modérés et progressistes, également acharnés à le combattre ; il n’a pas su même ou il n’a pas pu garder tous les amis qu’il avait à l’origine ; la question est seulement de savoir si le ministère lui-même n’a pas contribué à créer cet état compliqué par ses hésitations, par les incertitudes, par l’absence d’un système arrêté et d’une résolution suffisante pour faire prévaloir ce système.

Une des plus graves questions qu’il eût à résoudre était certainement celle des finances. Le ministre chargé de ce lourd fardeau, M. Alonso Martinez, ne s’y méprenait pas. Il savait qu’indépendamment des économies nécessaires pour rétablir l’équilibre dans le budget, il fallait recourir au crédit pour couvrir les déficits anciens, que, pour recourir au crédit, il fallait avant tout entrer en composition avec les créanciers étrangers, faire cesser l’interdit qui ferme les bourses européennes à toute nouvelle valeur espagnole. Tout se tenait dans sa pensée ; mais en même temps M. Alonso Martinez n’ignorait pas qu’il allait rencontrer de formidables oppositions. Le ministère a fini par se risquer : il s’est risqué seulement d’une façon sommaire et maladroite, mêlant la politique et les finances. Il a lancé dans les chambres une demande de pleins pouvoirs embrassant une multitude de choses. Il a réclamé d’un seul coup l’autorisation de percevoir les impôts, de faire un emprunt, de régler l’affaire des coupons anglais, d’augmenter l’armée selon les circonstances. C’était assurément de quoi donner prise à toutes les oppositions, qui n’ont pas manqué d’accuser le cabinet d’aspirer à une dictature politique et financière. On a discuté pendant six semaines dans le congrès seulement. M. Alonso Martinez a fini par donner sa démission, et la question n’est pas beaucoup plus avancée que le premier jour ; elle a dans tous les cas traîné assez pour aller se perdre dans des complications bien autrement redoutables, dans une explosion nouvelle de tous ces élémens d’anarchie intime qui sont depuis quelque temps l’essence de la politique de l’Espagne.

Là est le danger désormais. Ce qu’il y a de grave dans les événemens qui viennent d’ensanglanter Madrid, c’est qu’ils sont le fruit d’une situation profondément minée, c’est qu’ils sont le dernier mot d’un travail obstiné qui se poursuit depuis quelques années, qui, à travers le jeu artificiel des partis, vise plus haut qu’un cabinet, dont les signes visibles sont jusqu’ici la retraite du parti progressiste de l’arène légale et l’esprit de défection se propageant dans l’armée. Déjà la levée de boucliers du général Prim aux premiers jours de janvier avait laissé entrevoir le progrès de ce travail. Il est facile de reconnaître aujourd’hui que la défaite de cette première insurrection avait à peine interrompu le mouvement révolutionnaire, si bien qu’en vérité les derniers événemens n’avaient rien d’imprévu, rien d’inattendu. Le général O’Donnell les prévoyait si bien que depuis quelques jours il se couchait à peine, sans savoir d’ailleurs où le mouvement éclaterait et d’où viendrait le signal. On attendait, lorsque le matin du 22 juin on apprenait tout à coup que des détachemens nombreux des régimens d’artillerie en garnison à Madrid venaient de se mettre en insurrection, chassant ou tuant leurs officiers, restant maîtres de leurs casernes et de leurs canons et armant la populace.

La situation devenait doublement et triplement périlleuse, parce que les insurgés étaient armés d’une façon formidable, parce que le mouvement pouvait se propager dans Madrid, parce qu’on ne savait encore si la défection ne se mettrait pas dans le reste de la garnison. Un instant d’hésitation eût tout perdu ; c’est le général O’Donnell qui a tout sauvé véritablement par l’énergie foudroyante avec laquelle il s’est emparé des troupes et les a poussées, sans les laisser respirer, à l’assaut de la caserne occupée par les insurgés. Il faut tout dire aussi : dès le premier moment, tous les généraux de toutes les nuances d’opinion sont accourus. Le général Narvaez est allé se faire blesser dans la rue ; le général Serrano a passé la journée sous les balles ; le général Concha, marquis del Duero, a marché au feu un des premiers. La lutte a été courte, mais elle a été terrible ; elle a fait autant de victimes qu’une vraie bataille, et parmi les victimes on compte beaucoup d’officiers, même des généraux. O’Donnell a montré que la révolution trouverait en lui un rude adversaire capable de se mesurer avec elle. Un jour lui a suffi pour pacifier matériellement Madrid. Il ne faut point cependant s’y tromper, cette situation dans laquelle se trouve jetée l’Espagne n’a rien de normal : c’est une lutte ouverte, et la preuve c’est que le gouvernement vient de demander aux chambres la suspension des garanties constitutionnelles, tandis que commençaient les exécutions des insurgés pris les armes à la main. Or combien de temps peut se prolonger cet état de lutte flagrante ? Le jour où il serait avéré que la sécurité de l’Espagne n’est plus qu’au bout de l’épée d’O’Donnell, combien d’étapes la révolution aurait-elle encore à faire avant de toucher le but ?

Charles de Mazade.