L’Héritage/03

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Texte établi par Les Éditions Variétés (p. 53-64).


l’immortel















L’IMMORTEL
(Journal)





7 mars — Voyage à Québec. Rien obtenu.

8 mars — Dormi neuf heures après quinze de travail. Le travail. Toujours le travail ; écartèlement quotidien avec, comme finale quotidienne, l’allongement, sur la roue du sommeil, de ce corps recru. Puis au matin, le vertigineux réveil, l’effort pour soulever le poids de la mort, en concevant à nouveau, chaque matin, qu’il va falloir réintégrer la géhenne. Et, au front, la couronne d’épines du besoin.

Comme horizon lointain, le plongeon terminal, le même sommeil qui a un commencement, comme l’autre, mais cette fois point de réveil. Peut-être ?

Pas de réveil ! Au fond cela vaut mieux.

À condition que ce sommeil dernier soit sans cau­chemar. Qui peut en être sûr ?

9 mars — Acheté le livre de Vasgide : « Le sommeil et les rêves ». Rien de bien neuf. J’y ai vainement cherché un chapitre sur le réveil. Voilà cependant le point important.

En effet, quelle importance aurait le sommeil, s’il n’y avait le réveil.

10 mars — Rencontré par hasard Louise ; elle n’a pas embelli !

12 mars — Les journaux annoncent que des savants américains ont entrepris une étude SCIENTIFIQUE du sommeil et DE SES CONSÉQUENCES. Qu’en tireront-ils ?

14 mars — Les expériences américaines se poursuivent. C’est passionnant !

Arriveront-ils aux mêmes conclusions que moi ?

D’ailleurs à quelles autres conclusions pourraient-ils en arriver ?

15 mars — Un des sujets de l’expérience raconte que passées les premières trente heures, il a ressenti un bien-être profond. Mais il a succombé. Alors il a dormi vingt-trois heures d’affilée. Ses premiers mots ont été :

« THE AWAKENING IS DREADFUL ! »

17 mars — Changé de situation. Quelle vie !

Reçu une lettre de Saint-Hyacinthe. Rien à faire. J’aurais dû suivre ma première idée.

21 mars — Rencontré Bernèche. Toujours le même : outrageusement gai. Il s’est vanté devant moi de dormir onze heures par jour. Là-dessus, je lui ai demandé : « Et le RÉVEIL ?… » Il n’a pas compris.

Quel crétin !

26 mars — Il y a trente-six heures que je n’ai à peu près rien mangé.

27 mars — L’idée du réveil me hante depuis que j’ai lu le récit détaillé des expériences américaines.

S’endormir n’est pas une joie, car l’esprit répugne à l’anéantissement. Mais c’est au moins la plongée dans l’inconscience. Ce qui est horrible, c’est le réveil ; le retour à la vie consciente ; à la conscience de la vie.

Il faudrait ne jamais s’endormir, afin de n’avoir jamais à s’éveiller.

30 mars — Déménagé une fois de plus. Le papier de cette chambre-ci est troublant.

4 avril — Moins on dort et plus on est heureux. En cinquante-huit heures n’ayant dormi que deux fois, je n’ai subi que deux réveils, deux réveils, deux. Je me suis senti rarement aussi près du bonheur.

On dit des morts : « Ils dorment ». Le sommeil est une demi-mort. Un dormeur est un cadavre tem­poraire. Encore cela peut-il aller, jusqu’au réveil. Mais on se réveille avec à la bouche un goût comme de décomposition.

5 avril — Acheté un complet. Presque tout mon salaire : $17.00.

18 avril — Il y a en ce moment trente-huit heures que je n’ai dormi et que par conséquent je n’ai pas connu les affres du réveil, de ce moment où la vie est versée en nous par toutes les ouvertures du corps, comme un vitriol.

Or il me semble à cette heure que je vis plus, que je me sublime à mesure que l’angoisse du réveil est plus loin dans mon passé. Je ne perçois plus autour de mon front cette étreinte, ce garrot. Et c’est à peine si je ressens la fatigue. C’est plutôt un fourmillement de tous mes nerfs. Comme la montée dans mes veines d’une sève nouvelle. Un fourmillement, oui. Semblable à celui qu’on perçoit au niveau d’une plaie qui veut guérir. N’était une raideur vague aux genoux et à la nuque, la sensation serait délicieuse. Mon esprit acquiert une souplesse inaccoutumée.

Je vais étendre mon corps pendant quelques ins­tants. Mais je ne dormirai point. Je ne dormirai pas. Mes membres reposeront ; mon esprit lui n’en a pas besoin.

SI JE POUVAIS ARRIVER À…

19 avril — Quelle épouvante ! J’ai dormi dix-sept heures, sur le parquet, vautré comme une charogne. Le RÉVEIL a été inconcevable de cruauté savante. Le Sommeil s’est vengé de ma demi-victoire.

Il m’a semblé d’abord que deux mains vertes enser­raient mon cerveau d’une étreinte vague, noueuse, progressive. Douce d’abord. Puis, graduellement, je sentais leurs ongles rugueux pénétrer la substance même de ma pensée qui giclait entre les doigts comme une pâte. Mes oreilles se sont ouvertes brutalement, déchirées par un sifflement suraigu. La lumière d’un jour hagard a forcé mes paupières pour venir battre le fond de mes orbites de ses vagues métalliques. La vrille d’un ricanement puissant a fouillé mes intestins. Un balancier est venu frapper les secondes sur mon crâne. J’ai dû pousser un cri terrible. Je me suis éveillé.

Mes jointures lancinaient et j’avais dans la bouche les exhalaisons de tout un charnier. Me lever m’a demandé le même effort que pour soulever une pierre tombale.

Et la pieuvre de la réalité s’est vautrée sur moi ; sa masse gluante m’a écrasé la poitrine.

Je me suis roulé sur mon lit en pleurant de rage.

26 avril — A-t-on jamais remarqué que les grands hommes, ceux qui ont agi intensément et beaucoup, dorment peu. Et surtout qu’ils ont le réveil brusque. Ils n’ont pour ainsi dire pas de réveil ! Napoléon ne dormait que quatre heures. Frédéric le Grand, moins encore. César pouvait passer trois jours sans sommeil. Churchill travaille régulièrement dix-neuf heures, dit-on. Voilà le SECRET. Voilà le tout-puissant arcane. LE GÉNIE EST DANS L’INSOMNIE.

30 avril — Je me sens différent depuis que je m’essaie à dormir peu. Des idées fulgurantes me traversent. Le monde qui m’entoure me paraît tout autre. Il me semble que je vis EN SURPLOMB du monde.

Au demeurant, le ressort cabalistique est non pas de dormir peu, mais bien de dormir RAREMENT.

— Dîné chez tante Agnès.

8 mai — Changé de chambre après une dispute avec ma logeuse. C’est la cinquième fois en trois mois.

Au fond, dormir n’est qu’une habitude, dont un entraînement pourrait, j’en suis convaincu, nous débarrasser.

10 mai — Mon petit neveu Édouard vient de mourir. Sa mère avait remarqué que depuis quelque temps «il DORMAIT CONSTAMMENT ». Il dormait constamment. C’est un fait connu des docteurs que le premier âge où l’on dort beaucoup est aussi celui où l’on meurt le plus.

Cela n’a rien qui puisse me surprendre.

18 mai — J’en suis arrivé à ne plus dormir que cinq heures par nuit. Je ne suis pas très loin de Napoléon. Mais le plus dur reste à faire. J’ai beau lutter, il vient un moment où les deux mains cadavéreuses me saisissent traîtreusement et me terrassent. Mais j’aurai le dessus.

19 mai — Le jour où quelqu’un aura trouvé le moyen de ne pas dormir, de ne plus dormir, sera réalisé le mouvement perpétuel humain. Le jour où par là on ne se réveillera plus, on aura en même temps trouvé le bonheur.

Je voudrais être, je serai peut-être celui-là.

26 mai — J’ai fait avant-hier une découverte, une très grande découverte. La joie me submerge, la joie de la victoire possible.

C’est par le plus grand des hasards que j’ai trouvé. N’en est-il pas d’ailleurs ainsi de toutes les grandes inventions ?

Je combattais le sommeil à six heures du matin. Je sentais de plus en plus sa main brutale violenter mes paupières et son bras garrotter mes tempes lorsque, machinalement, j’ai appuyé mes doigts sur ma tête. Alors j’ai senti, distinctement, ABSOLUMENT SENTI, le Sommeil s’enfuir, comme si, écrasé par la pression de mes doigts, il se laissait glisser entre eux.

J’ai appuyé plus fort et longtemps, jusqu’à ce que la fatigue ayant sans doute déplacé mes doigts, j’aie été vaincu une fois de plus. Mais mon sommeil en a été moins mortel et mon réveil presque, oui, presque heureux. Toute la journée j’ai eu une sensation pro­fonde d’allégement et de puissance.

27 mai — Hélas ! Je retombe dans l’abîme. Hier soir j’ai en vain cherché à retrouver ce lieu d’élection, ce centre du sommeil. Le retour à la vie a été ce matin plus douloureux qu’un écorchement ; une mise à vif de tous mes nerfs.

— 4 heures du matin — J’écris en ce moment le doigt appuyé sur le côté de la tête, au-dessus et un peu en arrière de l’oreille gauche, en un point que je ne veux point préciser exactement ici. Il ne faut pas encore que ma découverte soit connue. Plus tard, peut-être, lorsque ma fortune sera faite grâce à une activité que ne ralentira plus le sommeil, à un courage que n’atté­nuera plus l’horreur du réveil… Et encore.

Ah ! Ah ! voici que mon tour arrive !…

6 juin — Vaincu de nouveau ! La défaite est plus amère après la certitude du triomphe. Je suis sûr pourtant d’avoir trouvé le siège de l’ennemi, du Sommeil. Pendant quinze jours j’ai presque jugulé le Vam­pire. Mais chaque soir il me fallait une pression plus forte. Et chaque soir je sentais que le sommeil se cantonnait plus profondément. Et chaque matin le Réveil me ressaisissait pour me projeter plus violemment contre le mur de la réalité.

Hier je me suis buté à l’os. J’ai senti que le sommeil, atteint d’abord, s’était réfugié derrière cette muraille que ma main ne peut forcer. Et, à mesure que je faisais plus violente l’inutile pression, je percevais dans mon crâne, mais EN DEHORS DE MON MOI, comme d’une autre personne logée en moi, une joie railleuse. Alors j’ai frappé ma tête de mon poing. J’ai heurté le mur et le coin d’un meuble jusqu’à meurtrir ma chair et faire couler mon sang. Tout a été inutile.

Je suis perdu, perdu sans rémission, plus perdu pour avoir entrevu le triomphe de l’homme sur cet insa­tiable vautour : le RÉVEIL.

Maintenant IL s’installe en moi pendant que le SOMMEIL auquel je n’ai plus la force de résister amollit ma force et annihile ma volonté.

JE SUIS PERDU, IRRÉMÉDIABLEMENT PER­DU.

13 juin — Oh ! trouver le moyen de percer ce mur et d’y déloger la goule repoussante qui dépèce ma cervelle vive !

15 juin — Espoir ! Vient d’arriver à Montréal un très grand chirurgien, dont la spécialité est de tra­vailler le cerveau. Peut-être consentira-t-il ! J’irai demain matin.

16 juin — C’est fini. Fini. Il a refusé. Il m’a regardé d’abord avec étonnement quand je lui ai demandé de me trépaner et d’aller détruire sous mon crâne ce qu’ils appellent le « centre » du sommeil que je lui indiquais et que JE CONNAIS, quoi qu’il en pense. Il a refusé. Sans doute parce qu’il m’a deviné pauvre. Il n’a donc pas réfléchi quelle renommée serait la sienne après un si incroyable succès, une réussite comme celle dont je suis sûr. Si j’eusse été riche…

17 juin — J’ai compris aujourd’hui pourquoi Il m’a refusé l’opération salvatrice.

Son sourire m’est revenu, puis le souvenir de son regard qui se faisait inquiet à mesure que j’insistais et que je lui faisais part de ma certitude.

Il n’a pas voulu parce que J’AI DÉCOUVERT LÀ UN SECRET, UN TERRIBLE SECRET, un de ces secrets qui font des médecins des êtres hermétiques que le monde entier entoure d’une anxieuse et crain­tive admiration.

J’ai trouvé le grand secret dont les médecins SAVENT que sa mise à jour ruinerait la médecine.

Car venu le jour où l’homme ne subira plus la secousse quotidienne du passage de la mort à la vie, du RÉVEIL, ce jour-là la mécanique humaine ne s’usera plus. Ce sera la mort de la maladie, la mort de la mort ; ce sera l’IMMORTALITÉ. Voilà ce qui l’a effrayé. ILS ne consentiront jamais. Peut-être même voudront-ils faire disparaître celui qui a péné­tré le secret terrible et tout-puissant.

20 juin — Il faut que je trouve un moyen. Il faut. IL FAUT.

22 juin — Rien ; toujours rien. Et mes réveils sont devenus d’une indescriptible épouvante. Je m’étonne que mes cheveux ne soient pas encore blancs.

25 juin — Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Cela est tellement simple, tellement précis, tellement sûr. Plus encore certes que de se livrer entre les mains des médecins. Quand je songe que j’ai failli, après avoir avoué que je connaissais LE SECRET, me con­fier à leur trépan. Je ne me serais pas éveillé et la merveilleuse trouvaille eût été perdue.

Mais je tiens ma vengeance. L’humanité sera sauvée par MOI.

28 juin — Il me manque encore deux dollars pour parfaire la somme nécessaire. Il faut que je trouve quelque travail supplémentaire.

1er juillet — Quelle attente ! Dire que je trouvais « épouvantables » mes RÉVEILS d’il y a quelque temps ! ! ! Ils étaient un délice et un rafraîchissement à côté de ceux d’aujourd’hui, On dirait que le SOMMEIL pressent qu’il va être vaincu et que le RÉVEIL sait qu’il y aura bientôt pour moi un RÉVEIL qui sera le dernier. Je serai comme un dieu. Je serai immortel. JE SERAI DIEU.

4 juillet — Enfin. Demain l’apothéose. Je serai immortel demain.

Je l’ai là dans un tiroir, caché sous mes chemises. Demain, je tuerai le SOMMEIL. DEMAIN LE RÉVEIL SERA MORT.

5 juillet, minuit moins quart — Ce sera pour minuit. L’homme que je suis ne connaîtra pas demain ; car je serai dieu, ayant vaincu, étant devenu immortel. Hier, je m’inquiétais de l’avenir. Je ne songeais pas que sans doute je ne connaîtrais plus la faim puisque je ne connaîtrais plus les SOMMEILS où les résistances s’éteignent suivis du RÉVEIL où les forces s’épuisent dans la lutte.

Je me suis rasé les cheveux tout à l’heure, à l’endroit même où il faut que porte le coup. Je contemple avec émotion cette petite tonsure pâle par où entrera le plomb sauveur et, sur la table, l’arme douce et polie, le révolver dont la bouche sombre me donnera dans un instant le baiser qui me fera semblable à Dieu.

Perçant la barrière osseuse, la balle ira détruire le centre du sommeil. Un appuie-main assurera à la balle la direction exacte. Elle fera ce que les chirurgiens n’auraient su faire ; un trou minuscule par où mourra le RÉVEIL et son Compère le SOMMEIL. Ah ! Ah !

Il est minuit moins une minute. Si grand est mon bonheur que volontiers je retarderais l’acte pour goûter cette avant-douceur, si je ne savais que dans un instant le cauchemar sera fini.

Dans un instant retentira la détonation qui annon­cera que je suis projeté dans l’immortalité.

IL EST MINUIT…

JE VAIS ÊTRE UN DIEU.